GODEFROI DE BOUILLON

 

CHAPITRE III. — GODEFROI DE BOUILLON DUC DE BASSE-LORRAINE PRÉPARATIFS DE LA CROISADE. 1088 - 1096.

 

 

Les cinq ou six années qui suivirent sa réintégration dans les titres et dignités de ses aïeux, Godefroi semble les avoir passées au milieu des soins paisibles d’une sage administration. Tout occupé à réparer les maux de la guerre, il restituait on faisait rendre aux églises les biens qui leur avaient été enlevés dans l’anarchie des derniers temps, et les défendait contre les entreprises des barons pillards du voisinage. Il était le protecteur des clercs et des pauvres, et le ferme justicier de tous dans ses domaines. En même temps il remplissait avec prudence et dévouement les fonctions d’avoué du monastère de Saint-Hubert, siégeait dans les conseils de l’évêque de Liège, et lui servait d’arbitre pour régler plusieurs différends épineux[1].

C’était chose rare à cette époque qu’un puissant seigneur ainsi appliqué à faire le bonheur de ses vassaux. Grâce aux grands troubles politiques et religieux dont on vient d’esquisser le tableau, il y avait alors partout une sorte de recrudescence des désordres et des crimes qui avaient signalé l’établissement de la féodalité. Les barons de tout rang exerçaient sans obstacle et sans scrupule le plus affreux brigandage. Avec eux, dit un ancien historien, personne n’était assuré de la jouissance tranquille de ses biens. Il suffisait qu’on parût posséder quelque chose pour être jeté dans les cachots et mis à la torture. Les églises et les monastères n’échappaient pas à cette fureur de dévastation universelle. Les sanctuaires étaient partout pillés, et les vases sacrés devenaient la proie des voleurs. On ne respectait plus même le droit d’asile, et ceux qui cherchaient un refuge au pied des autels s’en voyaient impitoyablement arrachés pour être livrés à la mort. Larrons et assassins infestaient les routes et assaillaient les passants, sans épargner les pèlerins ni les religieux. L’enceinte même des bonnes villes n’offrait guère plus de sécurité, et jusque dans les rues et sur les places, les gens de bien couraient risque d’être détroussés et occis[2].

Telles étaient les funestes conséquences du droit de guerre, privilège incontesté et légal de tous les hommes nobles. Aces mœurs brutales l’Église avait cependant, depuis près d’un siècle, opposé une digue salutaire dans l’institution de justice appelée successivement la paix de Dieu, puis la trêve de Dieu, et dont Godefroi de Bouillon jura et fit observer les règlements dans son duché.

La paix de Dieu, proclamée à l’approche de l’an 1000, quand la crainte de la fin du monde ramena momentanément les chrétiens à la pratique plus étroite des préceptes divins, n’avait eu, l’heure du péril passée, presque aucune influence. En supprimant pour toujours et pour tous le droit de guerre privée et en attribuant à des tribunaux réguliers la décision de toutes les querelles, elle posait une loi trop rigoureuse et trop contraire aux instincts du baronnage féodal.

Cette loi se trouva mitigée avec beaucoup de profit dans les clauses de la trêve de Dieu, formulées d’abord par les conciles du midi de la France, acceptées successivement par toutes les provinces du royaume capétien, et que l’évêque de Liège introduisit dans son diocèse avec le concours de Godefroi de Bouillon et des autres grands feudataires de la contrée[3].

La trêve réglait que toutes hostilités seraient suspendues du mercredi soir au lundi matin de chaque semaine, durant l’Avent et jusqu’à l’octave de l’Épiphanie, depuis la Septuagésime jusqu’à Piques, et depuis l’Ascension jusqu’à l’octave de la Pentecôte, pendant les quatre-temps, les veilles des principales fêtes, etc. Enfin, sans déclarer illégitimes ni interdire absolument (ce qui eût été impossible) les guerres privées entre seigneurs, elle forçait au moins les belligérants à déposer les armes pendant presque les deux tiers de l’année. En outre, elle couvrait d’une sauvegarde perpétuelle les églises et les personnes consacrées au service de Dieu, les femmes et les enfants, le laboureur avec les instruments de son travail. Ces personnes et ces objets devaient être en tout temps respectés par les gens de guerre, sous peine d’excommunication[4].

Tels étaient les principaux articles du code de justice et d’humanité que jurèrent, vers 1088, les seigneurs de l’évêché de Liège. Là, comme partout où l’institution avait déjà prévalu, elle s’établit par l’assentiment libre des barons. Il n’y avait point encore, on l’a dit, de droit public qui s’imposât à tout le monde. Les seigneurs qui, unis à Godefroi de Bouillon, formèrent la nouvelle société de paix du pays liégeois, se rassemblèrent en synode sous la présidence de l’évêque Henri. Ils renoncèrent à user jamais du droit de guerre privée et convinrent de choisir un juge suprême pour prononcer à l’avenir sur leurs différends. Cette mission fut confiée à l’évêque.

A l’époque où le duc de Basse-Lorraine donnait ses soins à cette réforme sociale, une épidémie terrible sévissait dans sa terre et y faisait de nombreuses victimes. C’était un mal mystérieux, connu alors sous le nom de mal des Ardents ou feu Saint-Antoine. Les malheureux qui en étaient atteints voyaient leurs membres se calciner au milieu d’atroces douleurs et se détacher de leur corps[5]. On considérait communément ce fléau comme le châtiment des violateurs de la trêve de Dieu, et peut-être son apparition dans les provinces de la France orientale, particulièrement dans la Lorraine, où il exerça de grands ravages, ne fut-elle pas étrangère à l’établissement dont on vient de parler.

Godefroi déploya sans doute un grand zèle à seconder les vues pacifiques du prélat, car il s’adonnait de plus en plus aux pensées pieuses et aux œuvres de charité. La fougue de la première jeunesse, qui l’avait lancé avec une ardeur inconsidérée au milieu du tumulte et des funestes entraînements de la vie militaire, s’était bien amortie chez lui. Il souffrait encore par intervalles de la fièvre contractée sous le ciel brûlant de la campagne romaine, et cette douleur persistante était comme une excitation perpétuelle au repentir et à l’expiation de sa faute. Il en était arrivé à regretter son rang, ses devoirs de grand feudataire, qui l’attachaient au métier des ‘armes et mettaient obstacle à son goût pour les exercices de la vie religieuse ; car ce baron, si terrible sur les champs de bataille, avait une âme contemplative et empreinte de mysticisme. Un de ses officiers raconte que, non content de suivre dévotement les prières du service divin, il avait encore l’habitude de demeurer pensif, longtemps après la fin des cérémonies, à considérer les peintures des églises, ce grand livre des illettrés, selon l’expression d’un concile de l’époque. Il voulait se rendre compte de tout ce qui frappait ses regards, et il ne s’en allait d’une église qu’après s’être fait expliquer le sens des tableaux qui la décoraient[6].

Ainsi se gravaient dans son esprit, avec les grandes scènes de l’histoire ecclésiastique, le souvenir et la vague image des lieux qui en ont été le premier théâtre et qu’il se préparait à visiter.

Le voyage au saint sépulcre absorbait et exaltait tolites ses pensées, en ce qu’il lui offrait le précieux avantage de concilier les aspirations de sa piété et les exigences de son état de chevalier. Au milieu des entretiens journaliers qu’il avait à ce sujet avec ses familiers et avec sa mère, il s’écriait souvent qu’il voulait aller à Jérusalem, non pas dans le simple appareil des pèlerins ordinaires, mais en guerrier, et, s’il en trouvait le moyen, à la tête d’une armée[7].

L’idée d’une expédition militaire pour la délivrance de la Terre-Sainte n’a rien qui doive surprendre à cette époque chez un baron d’Occident. Les pontifes romains, dans un intérêt social et religieux, l’avaient depuis longtemps conçue, et en diverses circonstances récentes ils en avaient proclamé l’urgence et tenté la réalisation. Leurs appels réitérés avaient Causé dans les consciences et dans les imaginations un profond ébranlement. Ils répondaient en même temps à un Courant nouveau d’opinions, ouvert par la popularité déjà grande des légendes héroïques, d’où allait naître bientôt notre épopée nationale.

C’était le moment où les premiers trouvères arrangeaient dans leurs chants les merveilleux épisodes de l’histoire poétique de Charlemagne ; et, grâce à une interpolation dans le récit des gestes du grand empereur, ils lui avaient attribué la gloire d’une expédition en Orient, couronnée par la conquête du saint sépulcre[8]. Une crédulité naïve accueillait partout les fictions des conteurs en langue romane, et le pèlerinage de Charlemagne passait alors pour un fait avéré. Ce souvenir des exploits de son aïeul devait agir puissamment sur l’esprit de Godefroi de Bouillon : il ne laissait pas d’exciter aussi l’émulation des autres barons chrétiens ; car la chevalerie se plaisait à considérer Charlemagne comme un chef idéal dont il était glorieux de suivre la trace.

En attendant que la Providence fournit à ces aspirations encore vagues l’occasion de se manifester avec une intensité et un ensemble prodigieux, les pèlerinages entretenaient les relations de plus en plus fréquentes et intimes entre le monde féodal et la chrétienté d’Orient.

Chaque année voyait s’accroître le nombre des pèlerins. Tantôt isolés, tantôt réunis en troupes plus ou moins nombreuses, ils couvraient les routes de l’Europe méridionale. C’était surtout aux approches des fêtes de Pâques qu’on voyait ces troupes se former et partir. Les prêtres bénissaient sur l’autel la panetière et le bourdon des dévots voyageurs, qu’une procession conduisait de l’église jusque sur le grand chemin, où se faisait la séparation définitive. Là, au milieu des chants sacrés, ils recevaient les embrassements et les souhaits de leurs proches ; puis ils s’éloignaient de la terre natale, souvent pour n’y plus revenir.

Ils cheminaient à pied, bravant fatigues et périls. Dans les royaumes chrétiens ils trouvaient sans trop de peine, sur leur route, gîte et assistance. Nul, à moins qu’il ne fût un mécréant et un excommunié, n’eût refusé d’accueillir à son foyer et d’héberger à la place d’honneur ces hôtes vénérés. Le costume des pèlerins était un objet de respect pour tous les fidèles. On le reconnaissait aisément. Robe de bure serrée aux reins par une ceinture de cuir, chapeau à large bord relevé par devant, bissac de provisions sur l’épaule, bourdon à la main : tel était l’accoutrement uniforme sous lequel parcouraient le monde tous ceux, nobles ou vilains, pénitents ou ascètes, que la grâce de Dieu on sa miséricorde portait vers les lieux saints.

Mais, parmi les peuples infidèles, des difficultés de toutes sortes les attendaient. Pour les surmonter, ils se réunissaient souvent en véritables caravanes armées, assez imposantes par leur nombre pour pouvoir négocier et au besoin combattre avec les tribus musulmanes.

Dès le milieu du onzième siècle, on avait vu Richard, abbé de Saint-Vanne de Verdun, partir ainsi à la tête de sept cents pèlerins. En 1054, Lietbert, évêque de Cambrai, avait pris également la route de Jérusalem avec trois mille compagnons venus des provinces de Picardie et de Flandre. Cette foule, que l’on appelait l’armée du Seigneur, périt presque tout entière, soit sous le sabre des Bulgares, soit dans les déserts de Syrie : aucun de ces pèlerins n’atteignit la Palestine.

Leur triste sort ne découragea pas les fidèles d’Occident. Dix ans plus tard, une autre troupe se réunit à Mayence : elle comptait sept mille hommes des provinces rhénanes. Leur chef était Sigefroi, archevêque de Mayence, et ils se divisaient en plusieurs corps, sous la conduite des évêques d’Utrecht, de Bamberg et de Ratisbonne. Plus heureux que leurs prédécesseurs, mais non moins éprouvés, ils arrivèrent au terme de leur voyage. Ce ne fut cependant qu’après avoir acheté à prix d’or, contre les tribus arabes indépendantes qui les harcelaient, la protection du calife fatimite d’Égypte, alors maître de la Palestine[9]

Une telle sauvegarde, accordée à des chrétiens par les sectateurs d’Ali[10], n’était qu’un fait accidentel. Cette dynastie nouvelle, établie en Terre-Sainte depuis un siècle environ (970), n’avait pas, en général, traité les fidèles avec moins de dédain et de cruauté que ne faisaient antérieurement les Arabes orthodoxes. C’était même sous un fatimite, le tyran Hakem-Bamrillah (996-1021), que Jérusalem avait été le théâtre de la plus horrible persécution qui l’eût ensanglantée depuis la conquête musulmane. Les excès de ce fanatique insensé avaient provoqué en Occident la première tentative de croisade. Le pape Sylvestre II, dans une encyclique célèbre, invita alors l’Église latine à secourir par les armes sa sœur l’Église d’Orient. A la voix du pontife, quelques flottilles de Génois et de Pisans dirigèrent une expédition contre les côtes de Syrie. Leur héroïque entreprise, qu’aucun autre peuple chrétien ne seconda, échoua misérablement : elle ne servit qu’à exciter davantage la fureur de Hakem.

Heureusement son fils abrogea ses édits sanguinaires ; mais les alternatives de tolérance et d’oppression qui se succédaient ainsi selon le caprice des califes, montrent assez de quels hasards dépendait l’avenir des chrétiens de Judée. De plus, l’Europe méridionale était toujours sous la menace d’une invasion musulmane. Dans la première ardeur de leur fanatisme, les Arabes s’étaient répandus, au huitième siècle, jusqu’au cœur de l’Italie et de la Gaule : l’Espagne était restée leur proie. Si la fougue et la puissance des premiers conquérants s’étaient considérablement affaiblies depuis quatre siècles, l’Asie renfermait encore d’autres races sauvages, dont les instincts naturels, développés par les préceptes du Coran, constituaient un perpétuel péril pour la civilisation.

Une révolution profonde, qui bouleversa en ce temps-là l’empire de Mahomet et le soumit à un peuple jeune et redoutable, rendit ce péril plus évident, et hâta la coalition nécessaire des nations chrétiennes contre la barbarie orientale.

Les Turcs, après avoir longtemps et sourdement miné la puissance arabe, s’établirent tout à coup sur ses ruines. Sorties successivement des steppes du Turkestan, leurs tribus avaient d’abord servi comme auxiliaires les califes de Bagdad, jusqu’au jour où elles furent assez nombreuses pour les subjuguer ; à peu près de la même manière qu’on avait vu, en Occident, les peuplades germaniques désagréger l’empire romain en s’introduisant dans ses armées, et ouvrir la voie aux grandes invasions qui devaient l’engloutir. La pria cipale tribu des Turcs était celle des Seldjoukides, que nous verrons jouer un rôle considérable dans la suite de cette histoire. Elle atteignit le plus haut degré de puissance sous son émir Malek-Schah, surnommé Djélaleddin (gloire de la religion).

En 1074, pendant que Malek-Schah régnait en Perse, à Ispahan, son cousin Soliman, dont l’assistance fut réclamée par les Grecs eux-mêmes dans leurs discordes intestines, fit la conquête des provinces abiatiques de l’empire byzantin. La cavalerie légère des Turcs porta la désolation et la ruine dans ces riches contrées, où le christianisme naissant avait jeté son premier éclat, et qui étaient le chemin ordinaire des pèlerins vers la cité sainte. La haute Syrie, la Cilicie, l’Arménie et l’Asie Mineure subirent le joug des barbares ; l’étendard du prophète flotta sur les villes d’Antioche, d’Édom, de Tarse, d’Iconium ; Nicée devint la capitale du nouvel État musulman, qui prit le nom de Sultanie de Roum, eu souvenir de l’empire romain, dont il était un démembrement.

La civilisation fut submergée en même temps que la foi par ce torrent dévastateur. Les Turcs, convertis depuis peu à la loi du Coran, joignaient les instincts des peuples sauvages au fanatisme d’une religion qui compte le meurtre parmi ses préceptes sacrés.

Jamais pareil danger n’avait menacé l’Europe. Les hordes féroces de Soliman couvraient de leurs tentes noires les collines de Bithynie, en face de Constantinople, et elles n’attendaient qu’une occasion favorable pour se précipiter sur ce boulevard avancé de la chrétienté.

Les Grecs, affolés de terreur, se sentirent incapables de se défendre eux-mêmes. Leur empereur, Michel Parapinace, tourna ses regards et ses dernières espérances vers le saint-siège et vers la chevalerie des royaumes latins. Il manifesta le désir, probablement peu sincère, de faire cesser le schisme qui séparait de Rome l’Église grecque : il se montrait disposé à toutes les concessions pour gagner la sympathie des nations belliqueuses dont il attendait son salut.

Du reste, la grandeur et l’imminence du péril ne pouvaient échapper à l’homme de génie qui venait de s’asseoir sur le trône de saint Pierre. Grégoire VII reprit l’œuvre de prosélytisme de Sylvestre II. Dans une lettre en date du 7 décembre 1074, il annonça au jeune roi de Germanie son dessein de conduire lui-même une armée au secours des Églises d’Orient : cinquante mille combattants de France et d’Italie lui avaient déjà fait savoir, disait-il, qu’ils étaient prêts à le suivre jusqu’au saint sépulcre. On a vu comment Henri IV, à qui s’adressait cette lettre du souverain pontife, mit obstacle à la réalisation de son magnanime projet, et le retint en Europe en lui suscitant la terrible querelle des investitures.

Heureusement la pensée de Grégoire lui survécut. Victor III essaya d’y donner suite, et ses efforts déterminèrent, en 1087, une incursion de Pisans et de Génois sur la côte libyenne ; mais il mourut sans avoir pu tirer parti de ce premier avantage. C’est à son successeur, Urbain II, qu’était réservée la gloire d’imprimer à la chrétienté l’élan unanime qui produisit la première croisade.

A cette époque, Alexis Comnène, empereur de Constantinople, redoublait d’instances pour provoquer l’intervention de l’Occident. Il envoya dans ce but plusieurs ambassades auprès du saint-siège, et adressa même un appel direct à la chevalerie française. Ayant lié amitié avec Robert le Frison, comte de Flandre, lorsque ce seigneur revenait de son pèlerinage, en 1089, il lui écrivit trois ans plus tard une lettre destinée à tous les princes chrétiens, et où, en traçant un tableau lamentable des atrocités commises par les Turcs, il faisait valoir toutes les considérations capables d’exciter l’enthousiasme ou l’ambition des barons européens.

Alexis savait bien, observe un chroniqueur contemporain, l’abbé Guibert de Nogent, que Robert, malgré sa puissance et le nombre de ses vassaux, ne pouvait assurer avec ses propres ressources le succès d’une telle entreprise ; mais il avait compris que, dès qu’un seigneur de ce rang se serait mis en route, le seul attrait de la curiosité ferait partir à sa suite une foule d’individus de notre nation.

Cependant ni les prières et les promesses d’Alexis, ni ses arguments politiques et autres, ni aucun des ressorts qu’il mettait en jeu, n’auraient eu peut-être la force d’entraîner l’Europe féodale. L’étincelle qui devait produire la grande commotion nécessaire au salut du monde, ne vint (disons-le à l’honneur de notre race) ni de l’intérêt ni de la passion : elle jaillit de la charité. Ce que le baronnage latin n’aurait pas fait pour soutenir un empire schismatique, qui lui inspirait peu de sympathie, ou pour conjurer le péril de l’Europe, qu’il ne comprenait que faiblement, il l’entreprit sans hésitation afin de délivrer les fidèles de Palestine de l’oppression des Turcs.

Ces terribles conquérants avaient, en effet, peu après l’invasion de Soliman en Asie Mineure, étendu leur domination sur la basse Syrie, et achevé de ranger sous leurs lois tout l’Orient chrétien. Dès 1076, un lieutenant de Malek-Schah enleva la Judée aux fatimites d’Égypte ; puis, six ans plus tard, les Seldjoukides l’abandonnèrent à leur tour à une autre tribu de Turcs, celle des Ortokides, descendants d’Artousch ou Ortok-beg. Sous ces nouveaux maîtres, non seulement étrangers, mais hostiles à toute idée de civilisation et d’humanité, les chrétiens de Syrie et les pèlerins eurent à subir des outrages dont les récits, circulant en Europe, allumaient dans tous les cœurs la colère et la soif de vengeance.

Voici, d’après les historiens contemporains, quel était le triste état de la Terre-Sainte sous la seigneurie des mécréants. Les pèlerins n’arrivaient à Jérusalem qu’à travers mille périls, tous les pays par où ils passaient étant au pouvoir des ennemis de la foi. Parvenus jusqu’à la cité sainte, on leur en refusait l’entrée, à moins de payer un besant d’or par tête, à titre de tribut, aux gardiens des portes. La plupart, dépouillés eu route, n’avaient plus même de quoi acquitter cet impôt ; ils restaient là, attendant vainement la permission de franchir l’enceinte ; le froid et la faim les faisaient mourir par milliers. Vivants ou morts, ils étaient un grand sujet d’embarras pour les habitants de Jérusalem, qui se multipliaient afin de procurer aux uns des secours, aux autres une sépulture chrétienne.

Quant à ceux qui pouvaient fournir le prix convenu, une fois entrés dans la ville, ils donnaient encore plus de soucis à leurs hôtes. Il fallait escorter ces étrangers dans toutes leurs sorties ; car ils couraient à chaque pas le risque d’être insultés, poursuivis, ou même étranglés par les infidèles.

Pour comble de maux, les églises, réparées et conservées avec tant de difficultés, étaient journellement envahies par les mécréants ; ils s’y ruaient avec des cris furieux pendant la célébration des saints mystères, s’asseyaient sur les autels, brisaient les croix, foulaient aux pieds les vases sacrés, et accablaient le clergé d’injures et de mauvais traitements. Plusieurs fois ils renversèrent le seigneur patriarche de son siège et le traînèrent sur le sol par la barbe et le cheveux ; après quoi ils le jetaient dans un cachot comme un vil esclave, sans aucun motif, et uniquement pour affliger le peuple par les souffrances de son pasteur.

Au temps où la ville agréable à Dieu subissait tontes ces calamités, parmi ceux qui vinrent faire leurs prières et leurs dévotions aux saints lieux se trouva un prêtre du royaume de France et de l’évêché d’Amiens. Il s’appelait Pierre, et avait été surnommé l’Ermite, à cause de sa vie d’anachorète. C’était un homme de petite taille et d’un aspect vulgaire ; mais une grande âme habitait ce corps chétif. Vif et prompt d’esprit, il avait le regard pénétrant, l’éloquence facile et saisissante. Il apprit de son hôte et observa par lui-même les vexations exercées contre ses frères ; il alla ensuite chercher de nouveaux renseignements sur la situation de l’Église de Jérusalem auprès du patriarche. Celui-ci, reconnaissant au langage de Pierre que c’était un homme prudent et de grande expérience, lui raconta les maux qui pesaient sur les serviteurs de Dieu. Pierre, ému de compassion et fondant en larmes, examinait quelle voie de salut pouvait s’offrir pour échapper à cette misérable situation. — Nos péchés, répondit le patriarche, sont cause que le Dieu juste et miséricordieux a dédaigné nos soupirs et nos gémissements. Ah ! si votre peuple, qui est tout dévoué à Dieu, et dont le seigneur a conservé les forces intactes jusqu’ici, voulait prendre pitié de nous, nous aurions quelque espoir de voir bientôt le terme de nos afflictions. Quant à l’empire grec, quoique plus rapproché de nous par le voisinage et par la communauté de race, il ne peut nous fournir aucune protection. Il se suffit à peine à lui-même ; toute énergie y est éteinte à tel point qu’en l’espace de quelques années il a perdu plus de la moitié de ses provinces. — Sachez, père saint, répliqua l’ermite, que si l’Église romaine et les princes d’Occident apprenaient d’un homme digne de foi les souffrances que vous endurez, ils tenteraient certainement d’y apporter remède par les paroles et par les œuvres. Écrivez donc au plus tôt à l’apostole[11], à l’Église romaine, aux rois et princes d’Occident. Moi je me chargerai volontiers, pour le salut de mon âme, de l’accomplissement de cette tâche : je suis prêt à les aller trouver tous, à les solliciter, à leur dépeindre l’immensité de vos douleurs et à les prier, chacun en particulier, de vous secourir sans retard.

Quelques jours après cet entretien, Pierre se trouvait en prière dans l’église de la Résurrection. La nuit l’y surprit ; fatigué de ses oraisons et de ses longues veilles, il s’endormit sur le pavé de la nef. Or, dans l’accablement du sommeil, il lui sembla que Notre-Seigneur Jésus-Christ se tenait devant lui, et lui disait : Debout, Pierre, hâte-toi. Exécute avec courage ce qui t’a été prescrit ; je serai avec toi. Car il est a temps de purger les lieux saints et de secourir mes serviteurs.

Pierre, fortifié par cette vision, suivit l’ordre d’en haut. A peu de temps de là, il débarquait en Italie, et courait à Rome remplir sa mission auprès du pape Urbain[12] (1094).

La papauté sortait alors victorieuse de sa grande lutte avec le césarisme germanique. La guerre civile troublait bien encore l’Italie ; mais le parti de l’Église y triomphait, et les villes lombardes avaient porté un coup mortel à la suprématie de Henri IV, en déférant, comme on l’a vu, la couronne à son fils Conrad. L’apostole de Rome, ainsi qu’on appelait au moyen âge le souverain pontife, délivré de tous les autres soucis qui avaient absorbé ses prédécesseurs, put donc s’occuper immédiatement des intérêts de l’Orient chrétien, dans un concile tenu à Plaisance le 1er mars 1095.

Outre les évêques et les clercs, plus de trente mille chevaliers accoururent à cette assemblée de tous les points de l’Italie, de la Gaule et de la Germanie. Les députés de l’empereur Alexis siégèrent à côté du pape. On jura de cimenter par une alliance contre les Sarrasins l’union tant souhaitée des deux Églises ; mais aucune résolution définitive ne fut arrêtée quant à la guerre sainte[13]. La Péninsule, divisée en factions rivales,

1 2 CHAPITRE III 69

et où la longue influence des césars teutons avait discrédité l’autorité morale du saint-siège, n’était pas capable de déterminer par son exemple le soulèvement général de l’Europe pour une cause religieuse et toute désintéressée. Ce rôle ne convenait qu’à la France, la terre des inspirations héroïques et des généreux élans.

Pierre l’Ermite avait déjà porté au delà des monts sa prédication ardente et enthousiaste. Il visita d’abord l’un après l’autre tous les seigneurs les plus puissants, et leur représenta la nécessité de mettre un terme aux crimes et aux profanations des mécréants. Puis, sans vouloir borner sa mission aux palais et aux châteaux, il entreprit de remuer les masses populaires. Son succès fut immense.

L’aspect non moins que la parole de l’ermite frappait les imaginations. Il s’en allait prêchant à travers les villes et les bourgs, vêtu d’une robe de laine sombre, enveloppé d’un manteau de bure, les bras et les pieds nus. Son visage amaigri portait la trace de ses fatigues et de l’exaltation de son âme. La foule croyait voir quelque chose de divin dans toutes ses paroles et ses actions. On l’accablait de présents, qu’il s’empressait de distribuer en aumônes. Ses exemples et ses discours lui donnaient une autorité inouïe. Partout où il passait, il se faisait une révolution soudaine dans les mœurs. Il réconciliait les ennemis, ramenait la concorde et la vertu dans les familles troublées ; enfin il élevait tous ses auditeurs au-dessus des intérêts mondains dans une même pensée et un même désir : la délivrance des saints lieux[14].

C’est au milieu des populations ainsi préparées et mises en effervescence que le pape vint ouvrir, à l’octave de la Saint—Martin d’hiver, le 18 novembre, le concile de Clermont en Auvergne.

Treize archevêques et plus de deux cent vingt prélats portant la crosse, évêques ou abbés, y assistèrent. L’affluence des ambassadeurs, des princes et des chevaliers y fut encore bien plus considérable qu’à Plaisance. La ville de Clermont était trop petite pour contenir une telle multitude ; les villages des environs regorgèrent d’étrangers. Beaucoup même, n’ayant point trouvé d’asile, furent forcés, malgré la rigueur de la saison, de camper dans les plaines et sur les collines du voisinage, attendant ainsi sous la tente, pendant plus d’une semaine, que le concile eût terminé ses délibérations préalables sur diverses questions de discipline ecclésiastique et d’ordre social.

Enfin la proclamation de la guerre sainte, principal objet de cet immense concours de laïques, se fit au milieu d’un appareil solennel. Du haut d’un échafaud dressé sur la grande place de la ville, le pape et Pierre l’Ermite haranguèrent tour à tour l’auditoire, déjà enflammé d’un zèle ardent, et dont il était moins nécessaire d’exciter le courage que de modérer et régler l’impatience. Pierre, avec son éloquence sombre et entraînante, traça d’abord le tableau des misères et des ignominies dont il avait été le témoin à Jérusalem. Après lui Urbain prit la parole. Il était Français, et, s’exprimant dans l’idiome maternel, il fit, comme compatriote et comme pontife, un chaleureux appel à la vaillante chevalerie de France. Ses exhortations retentirent comme la voix même de Dieu aux oreilles de la foule attendrie, et provoquèrent un cri unanime : Dieu le veut ! Dieu le veut !

Alors un des cardinaux, nommé Grégoire, prononça à haute voix le Confiteor, et tous les assistants, prosternés à genoux et se frappant la poitrine, obtinrent la rémission de leurs péchés[15].

Avant de se séparer, ceux qui avaient fait vœu d’entreprendre le pèlerinage fixèrent à leurs habits ou à leurs chapeaux une croix d’étoffe rouge, comme signe de leur engagement. De là leur vient le nom de croisés, et celui de croisade à l’expédition dont ils devaient faire partie.

Le premier qui reçut la croix des mains d’Urbain fut Aymer ou Adhémar[16] de Monteil, évêque du Puy-en-Velay, que le pape institua, en qualité de légat, chef spirituel de l’expédition.

Après le concile, la prédication de la guerre sainte, commencée par Pierre l’Ermite, fut continuée par les évêques dans toutes les provinces de la France royale et impériale. Le souverain pontife lui-même demeura huit mois en deçà des Alpes pour diriger cette vaste propagande. Durant tout l’hiver, le mouvement d’enthousiasme provoqué par les harangues de Clermont alla se communiquant depuis le Rhin jusqu’aux Pyrénées, et depuis les Alpes jusqu’à l’Océan. Au passage des missionnaires de la croisade, les barons qui n’avaient pu se rendre à la grande assemblée s’empressaient en foule d’entrer dans la voie du Seigneur.

Tout prenait une voix pour publier les ordres que Dieu venait de donner au monde par la bouche de son vicaire. Les chants des trouvères s’unissaient aux ardents sermons des prêtres ; il n’y avait pas jusqu’aux phénomènes de la nature où l’imagination des hommes ne crût voir l’annonce des grands événements qui se préparaient. Des aurores boréales embrasant l’horizon, des étoiles Mantes qui semblaient pleuvoir du ciel, des nuées couleur de sang se heurtant dans leur course, une comète en forme d’épée flamboyante, apparues en ce temps-là aux regards d’un peuple exalté, étaient pour lui autant de présages de combats, de carnage et de victoires. Il éprouvait le besoin d’associer non seulement les éléments, mais même les morts à sa préoccupation dominante ; et le bruit se répandit, accueilli partout avec une religieuse émotion, que l’ombre de Charlemagne était sortie du caveau sépulcral d’Aix-la-Chapelle, réveillée par les cris de la guerre sainte[17].

Dans cet élan général et irrésistible du baronnage chrétien, nul ne dut se distinguer par un zèle plus ardent et plus spontané que Godefroi de Bouillon. Il ne parait pas qu’il ait assisté au concile de Clermont ; mais il avait depuis longtemps fait et mûri le vœu que la chevalerie de France y prononça d’enthousiasme. Dès qu’il connut la décision de cette assemblée, il prit la croix et fit publier dans tous ses domaines son ban de guerre.

Le départ des croisés était fixé à l’été 1096. Il employa les quelques mois qui le séparaient de cette date aux préparatifs de toute sorte que nécessitait une expédition aussi lointaine et d’un genre tout nouveau. Le service militaire, obligation universelle et fondamentale du vasselage, était, dans les conditions ordinaires, limité à quarante jours. Au delà de ce temps, un suzerain ne pouvait retenir sa gent qu’en lui fournissant une solde. Tel allait être le cas dans la guerre orientale, et le duc se voyait forcé de pourvoir, pendant une longue route, à l’entretien des troupes d’hommes d’armes et des sergents appelés à marcher sous sa bannière.

Pour faire face à ces charges énormes, Godefroi n’hésita pas à se dépouiller de ses biens patrimoniaux. D’abord il céda son comté de Verdun à l’évêque Bicher, successeur de Thierri. Il abandonna en même temps, en perpétuelle aumône, à l’église Notre-Dame de Verdun les châteaux de Mouzon et de Stenai, dont il avait fait des places très fortes et redoutables à la domination épiscopale. Il démolit même, par amour pour l’évêque, le burg bâti par lui à Fauquemont[18], pendant la terrible lutte qu’Henri de Liège avait apaisée sept ans environ auparavant. Bicher donna au duc, en retour de cette cession, de grandes sommes d’argent prélevées sur toutes les églises du diocèse, et destinées aux frais de la guerre sainte. C’était, sous l’apparence de libéralités réciproques, une vente en bonne forme.

L’acte ainsi conclu ne suffit pas cependant à garantir la propriété de l’église cathédrale sur les domaines acquis en son nom. La comtesse Mathilde de Toscane vint les réclamer du chef de Godefroi le Bossu, dont on a vu déjà qu’elle se prétendait héritière au détriment de son neveu. Rien de plus complexe que les sujétions de la terre noble au moyen âge : il fallut encore acheter à prix d’or la renonciation de la douairière.

L’évêque témoigna sa reconnaissance au duc en investissant des nouveaux domaines de son église, avec le titre de vicomte, le propre frère du donateur, Baudouin de Boulogne. Mais cette inféodation dura peu ; car Baudouin prit la croix quelques mois plus tard et résigna sa tenure, qui fut alors confiée à Thierri, comte de Bar[19]

Godefroi avait tellement besoin d’argent, qu’il se vit contraint de mettre en vente la terre de Bouillon, dont il allait immortaliser le nom. Elle passa également à un seigneur ecclésiastique. Le duc l’offrit, a pour le salut des âmes de ses ancêtres, à la sainte Vierge et an bienheureux martyr saint Lambert, patron de Liège ». L’évêque de cette ville, Otbert, la lui paya au prix de 1,300 marcs d’argent et 300 marcs d’or[20].

L’historien à qui nous empruntons ces détails rapporte que, pour se procurer cette somme considérable, il fallut dépouiller de l’or qui la revêtait la châsse même où reposaient les reliques de saint Lambert, et que toutes les églises du diocèse durent y contribuer en arrachant les ornements d’or et les pierres précieuses qui décoraient les autels, les pupitres et les livres saints.

Godefroi, fort attaché sans doute à ce vieux domaine de sa famille, n’en voulut pas faire tout d’abord un abandon irrévocable. Il mit à la vente une condition résolutoire, et stipula pour lui-même, à son retour de Palestine, on, à son défaut, pour ses trois premiers héritiers successivement, la faculté de rentrer en possession de sa terre, à charge seulement d’en rendre le prix à l’évêque. Cette clause ne devait être invoquée par aucun des ayants droit, et la célèbre forteresse resta, durant plusieurs siècles, une propriété épiscopale.

Le contrat dont on vient de parler ne se conclut pas sans le consentement et la participation d’Ide de Boulogne, dame de Bouillon par droit héréditaire. Elle fit volontiers ce sacrifice pour aider son fils dans une entreprise qui souriait à sa piété. Mais en revenant, à cette occasion, au château paternel, qu’elle avait depuis longtemps cessé d’habiter, elle y trouva un grand sujet d’affliction.

Godefroi le Barbu, par son testament, avait établi, avec une riche dotation, des moines de Saint-Hubert dans l’église Saint-Pierre de Bouillon. Or, en 1095, cette fondation n’existait plus. Godefroi de Bouillon, sur la demande de Henri de Liège, avait réuni la petite congrégation de Saint-Pierre à l’église mère de Saint-Hubert. Ide, toute marrie d’une telle atteinte portée à la volonté d’un mourant, alla se plaindre à l’abbé Thierri. L’abbé lui répondit qu’elle devait s’en prendre à son frère et à son fils, qui avaient anéanti la fondation en en détournant les revenus, et qui même, pour ce fait, se trouvaient excommuniés en vertu d’un privilège pontifical. Cette déclaration jeta la pieuse dame dans une mortelle inquiétude. Elle supplia, les larmes aux yeux, l’abbé de reprendre la cure de Saint-Pierre, et d’y rétablir des religieux, afin de sauver du péril de damnation ceux qui avaient péché contre Dieu et contre son père. L’abbé protesta qu’il ne le pouvait pas. Alors la mère et le fils offrirent de quoi satisfaire à la justice de Dieu, et obtenir la levée de l’excommunication : Godefroi octroya à l’abbaye la cure de Souterive, et Ide celle de Baisy. Moyennant cette réparation, ils eurent la joie d’installer près du château une nouvelle colonie monastique, à qui le duc, dans l’assemblée de ses vassaux, confirma solennellement la dotation fixée par son grand-père[21].

Avant de se séparer, Godefroi et sa mère accomplirent encore en commun d’autres libéralités pieuses, en vue d’attirer la bénédiction du Ciel sur le glorieux pèlerin. On possède une charte de la comtesse Ide, datée du moment où les chrétiens s’en allaient combattre les païens à Jérusalem, et qui constate une importante donation de droits et d’héritages, faite par elle et par le duc ; dans leur domaine allodial de Gennape, à l’abbaye d’Affligheim, près d’Alost[22].

A la même occasion, Godefroi abandonna au chapitre de Saint-Servais de Maëstricht, à charge de prier pour son âme, son château de Ramioul, sur la Mense, entre Huy et Liège. Mais la plus considérable de ses fondations de ce genre fut en faveur de la collégiale de Saint-Michel, à Anvers. Il y créa plusieurs prébendes, dont les titulaires devaient invoquer leur patron, chef des milices célestes, pour le triomphe de la croisade[23]. On toit encore aujourd’hui, dans la cathédrale d’Anvers, un vitrail qui le représente introduisant dans l’église ces nouveaux chanoines.

Non content de se ménager ainsi des intercesseurs auprès de Dieu dans les cloîtres d’Europe, il choisit au sein des communautés les mieux réglées des moines recommandables par leur dévotion, dont il forma sa chapelle particulière. Ils étaient chargés de lui chanter ses heures de jour et de nuit, selon les rites de l’Église, pendant tout le voyage[24].

Les soins pieux ne le détournaient pas des préparatifs militaires. Ses varlets couraient le pays, convoquant la noblesse au saint pèlerinage. Il échangeait de fréquents messages avec les barons qui avaient pris la croix, pour s’entendre avec eux sur l’époque du départ et sur la route à suivre. Peu à peu son exemple et ses exhortations entraînèrent les principaux seigneurs des bords du Rhin. Grâce à l’ardeur de son prosélytisme, non moins qu’à sa puissance féodale, le duc de Basse-Lorraine se trouvait âtre l’inspirateur et le chef naturel de cette chevalerie. D’un bout à l’autre du royaume gallo-franc il se produisit un semblable rapprochement des forces, jusque-là éparses, de la féodalité. Partout la vieille hiérarchie des propriétaires terriens, modifiant la loi primitive de ses rapports, se déracinait en quelque sorte du sol et se groupait en corps d’armées, formés non plus par la subordination du vasselage, mais par l’enrôlement volontaire de chaque combattant sous la bannière d’un chef préféré. Le lien de cette nouvelle organisation militaire, c’était la solde en argent. La plupart des barons, pour réaliser les fortes sommes nécessaires à leur équipement et à l’entretien journalier de leurs troupes, se virent contraints, comme l’avait été Godefroi, de vendre leurs domaines héréditaires ; et ils se dépouillèrent avec plus d’empressement, dit un chroniqueur, que s’ils eussent été réduits à la plus dure captivité et obligés de fournir une prompte rançon[25]. Les objets sans utilité à la guerre furent tout à coup dédaignés et considérés comme sans valeur, tandis qu’au contraire tout ce qui servait à l’armement atteignit un prix excessif. Une révolution aussi radicale dans les mœurs indique sans doute, chez quelques-uns de ceux qui en donnèrent l’exemple, un détachement sincère des biens du monde ; mais chez d’autres ce ne fut que le résultat de l’imprévoyance familière à la noblesse d’alors. Plusieurs aussi avaient l’espoir de trouver un ample dédommagement dans les conquêtes d’outre-mer promises à leur vaillance.

Quand le mois de mars fut arrivé, et que le printemps eut chassé les frimas de l’hiver, le grand mouvement de concentration des croisés commença : leurs bandes se dirigèrent de toutes parts vers les lieux de ralliement, désignés d’avance dans les domaines des principaux feudataires qui devaient en prendre la conduite. On eût vu de tous côtés appareiller destriers et palefrois, et charger sur les bêtes de somme les bagages et les provisions de route. Dans tout l’Occident, pas une seule maison qui fût en repos. La cabane du vilain, comme le cloître, comme le château, avait ses volontaires pour l’armée du Seigneur. Ici c’était un père qui se séparait de sa femme et de ses jeunes enfants ; ailleurs, le fils qui s’arrachait aux larmes de sa vieille mère ; quelquefois tous les membres d’une famille, ne voulant point se désunir, partaient ensemble[26].

Ces dévouements étaient contagieux. Tel qui avait résisté longtemps au courant d’enthousiasme, et riait même des préparatifs de ses voisins et de ses proches, se sentait soudain entraîné par leur exemple, et vendait ses biens pour marcher sur leurs traces. Il n’était pas besoin d’exciter le zèle des fidèles par des prédications dans les églises : on rivalisait partout d’empressement, et le vulgaire même répétait, pour piquer les retardataires, ce vers d’un ancien, dont quelque clerc avait sans doute fait l’application à la circonstance :

Occupet extremum rabies : mihi turpe relinqui.

Que la gale attrape le dernier ; j’aurais honte de rester en arrière.

Plus de trois cent mille personnes des deux sexes avaient, dit-on, pris la croix avant le printemps. Dans ce nombre, les combattants ne comptaient que pour une faible portion. La plupart étaient des gens du commun peuple, peu ou point armés, mal équipés, sans habitude de la guerre et de la discipline : des pèlerins plutôt que des soldats. On y voyait aussi beaucoup d’aventuriers, même d’anciens brigands, que la prédication de la croisade avait touchés de repentir, et arrachés, momentanément du moins, à leur vie de désordres, mais sans leur inspirer une vertu bien solide ni le sentiment des devoirs et des qualités militaires.

Les croisés de cette espèce n’avaient pas de longs préparatifs à faire : ils s’attroupèrent les premiers, et leurs rassemblements confus fourmillaient surtout vers la frontière de Lorraine. S’impatientant du retard que la chevalerie mettait à s’organiser, cette cohue populaire prit les devants ; et partit dès le 8 mars.

La première colonne était conduite par un chevalier bourguignon, Gautier, surnommé sans Avoir (sans fief, sans héritage), qui n’était lui-même que le lieutenant de Pierre l’Ermite, proclamé par la foule général en chef. Gantier n’avait avec lui que huit hommes d’armes à cheval[27]. Tout le reste de sa troupe se composait de ces pèlerins d’aventure dont on vient de parler, qui n’avaient aucune idée des difficultés de l’entreprise, et comptaient sur la Providence pour disperser devant eux les ennemis et leur procurer la subsistance de chaque jour. Pendant les premières semaines de marche, ils n’eurent pas trop à souffrir des suites de leur folle présomption. Les vieux royaumes chrétiens, qu’ils traversèrent d’abord, partageaient le zèle des croisés, et fournissaient par l’aumône à tous leurs besoins. Mais il en fut tout autrement quand ces bandes désordonnées abordèrent les contrées de l’extrême Europe, encore demi-barbares, et où le christianisme, introduit depuis peu de temps, n’exerçait pas la même influence souveraine que parmi les nations latines et germaniques. En Hongrie, en Bulgarie surtout, les Francs se virent considérés avec une sorte de défiance malveillante. Du reste, leur indiscipline, chaque jour croissante, n’était pas faite pour leur concilier les sympathies des populations. Manquant des secours de la charité et poussés par le besoin, ils se livrèrent au pillage et se conduisirent comme en pays conquis. Un grand nombre de traînards furent alors massacrés par représailles, et les habitants de Semlin suspendirent, en guise de trophées, aux murailles de leur ville les dépouilles de ces malheureux.

Cette vue inspira une terrible ardeur de vengeance à l’armée de Pierre l’Ermite, lorsqu’elle arriva peu après sur le théâtre de la destruction de ses frères. Ce corps principal de la croisade roturière ne renfermait pas moins de quarante mille hommes de races et de langues diverses. Ils se ruèrent tous à l’assaut de Semlin, s’en emparèrent et passèrent les habitants au fil de l’épée. Avant que le roi de Hongrie eût eu le temps de lever une armée pour leur faire expier ce carnage, ils avaient franchi la Save et pénétré en Bulgarie. Ils trouvèrent Belgrade, la capitale du pays, absolument déserte. Toute la population avait fui, craignant le sort de Semlin. Le sentiment de leur force et de la terreur qu’ils inspiraient porta les pèlerins à de nouveaux excès. A Nissa, place importante dont ils n’auraient pu se rendre maîtres, mais où le gouverneur leur fit bon accueil et traita avec eux pour les ravitailler, les Teutons de l’arrière-garde payèrent cette hospitalité en incendiant une partie des faubourgs. Malgré l’intervention de Pierre et des sages hommes de son entourage, des rixes violentes s’élevèrent, et ce fut le signal d’une affreuse boucherie, où périrent plus de dix mille pèlerins. Les bagages tombèrent aux mains du vainqueur ainsi que le trésor de l’armée, contenant toutes les aumônes faites à Pierre l’Ermite par les princes chrétiens pour entretenir les pauvres gens de sa suite. C’est donc à la tête de trente mille misérables en haillons, manquant d’armes et mourant de faim, qu’il arriva sur le territoire de l’empire d’Orient, et vint se réunir à Gautier sans Avoir, sous les murs de Constantinople.

La nouvelle des désastres de cette bande et la vue des tristes débris qui y avaient échappé ne laissaient à Alexis Comnène que du dédain pour les soldats d’Occident qu’il avait attendus comme des libérateurs. Bientôt il eut lieu de redouter ces étranges alliés presque à l’égal d’une invasion de Turcs : ils renouvelèrent autour de sa capitale les déprédations qui avaient été la cause de tous leurs malheurs pendant le voyage.

La ferveur qui les avait animés en quittant leurs foyers était alors bien oubliée. Quelques mois d’une existence vagabonde avaient semé dans cette agglomération de gens grossiers une corruption effroyable. Les calamités, fruit de leur indiscipline et de leurs déréglementa, loin de les ramener au vrai sentiment de leurs devoirs, n’avaient fait que les exciter au blasphème et les aigrir contre Dieu.

Cependant Pierre l’Ermite dominait encore cette cohue, moins, il est vrai, par l’autorité effective du commandement que par le vague ascendant que lui avait d’abord conquis sa merveilleuse éloquence. L’empereur voulut le voir. Pierre lui raconta sa mission et le vaste ébranlement que sa prédication avait causé dans toute l’Église latine. A ce tableau présenté d’une façon dramatique et saisissante, Alexis trembla de voir se rassembler devant sa capitale les armées énormes et exaltées dont la foule vagabonde qui l’effrayait déjà n’était que l’avant-garde.

Il se hâta de faire passer ce premier corps au delà du détroit, dans les campagnes fertiles qui bordent le golfe de Nicomédie, et qui formaient la dernière bande de terrain conservée par l’empire grec sur la rive asiatique de l’Hellespont.

Ces ramassis de Teutons, d’Italiens et de Français ne profita pas de son séjour dans un pays riche et ami, pour remédier aux vices que l’expérience avait signalés dans son organisation. La division se mit parmi les corps de nationalités diverses, qui n’avaient plus de commun que l’indiscipline et l’amour du pillage. Ils ne surent ni attendre en bon ordre les armées féodales, ni concerter une attaque d’ensemble contre les Turcs, établis dans le voisinage. Leurs expéditions de maraudeurs jusqu’aux portes de Nicée amenèrent le massacre d’un parti considérable d’Italo-Teutons, imprudemment avancés pour enlever des troupeaux à l’ennemi, puis enveloppés et accablés par lui.

Les Français demeurés au camp, et qui, par rivalité, n’avaient pas voulu soutenir le mouvement de leurs alliés, ne regrettèrent leurs discordes que pour imiter la fougue désordonnée des vaincus, en essayant de les venger. Le sultan Kilidj-Arslan laissa ces furieux approcher, et se jeter d’eux-mêmes dans un piége qu’il avait tendu à leur témérité ; puis il les cerna à l’improviste, et en fit un affreux carnage[28].

Trois mille hommes à peine échappèrent à cette boucherie, grâce à la protection des troupes grecques. Celles-ci, soit par hasard, soit par l’inspiration d’une politique ambigu trop familière au chef de l’empire, arrivèrent juste à temps pour empêcher les Turcs de pousser trop loin leur avantage, mais seulement après que le désastre des chrétiens fut consommé.

Pierre l’Ermite était à Constantinople pendant que s’accomplissait cette sanglante aventure : Il en rejeta la faute sur l’esprit d’orgueil et d’indocilité qui avait aveuglé ses infortunés compagnons. Dans l’excès de sa colère, qu’aiguillonnait peut-être une pointe de remords, il les traita de brigands, de voleurs, que Dieu avait jugés indignes de contempler le tombeau de son Fils.

Inutiles et trop légères récriminations ! Dans les folies et les crimes de l’armée détruite, une large part de responsabilité rejaillissait sur le moine qui avait eu la présomption de s’en constituer le guide, sans posséder aucune des qualités de prévoyance et d’énergie nécessaires pour cette œuvre.

L’exemple de la croisade populaire, aboutissant à cette épouvantable hécatombe, venait de prouver que l’autorité qui s’attache à des convictions ardentes, et même à une grande abnégation dans la poursuite d’une idée, ne suffit pas pour assurer l’ascendant d’un homme sur la foule qu’il a une fois animée de son esprit. Il arrive rarement que le génie qui a reçu le don d’éclairer les masses et de les enthousiasmer soit propre à les diriger dans l’accomplissement de l’œuvre dont il a été l’apôtre. Pierre l’Ermite n’avait ni la prudence ni la fermeté d’un général : sa troupe de pèlerins ignorants adonnés à la superstition et à la licence, ne renfermait aucun des éléments d’une armée.

La vraie force militaire de la chrétienté, c’était le baronnage féodal, qui s’avançait alors vers l’Orient, sous la conduite de Godefroi de Bouillon et de quelques autres chefs de la noblesse française.

 

 

 



[1] Histoire du monastère de Saint-Hubert, ap. D. Bouquet, XIII, 588-590.

[2] Guillaume de Tyr, l. I, ch. IV.

[3] Gallia christiana, Église de Liège, III, col. 862.

[4] Ducange, Glossaire de la basse latinité, art. treuga.

[5] Sigebert de Gemblourg, Chronique, ann. 1089.

[6] Guillaume de Tyr, l. IX, ch. II.

[7] Guibert de Nogent, l. II.

[8] Cette prétendue croisade est le sujet d’une vingtaine de récits légendaires, dont le plus remarquable est la chanson de geste intitulée : Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople. Deux de ces récits, conservés jusqu’à nos jours, sont antérieurs à la première croisade : 1° Chronique de Benoît, moine de Saint-André au mont Soracte (seconde moitié du XIe siècle) ; 2° Légende latine anonyme d’un moine écrivant vers 1060-1080. — Le moine de Soracte n’a fait que dénaturer un passage d’Éginhard (Vie de Charlemagne), en appliquant à l’empereur lui-même ce que l’historien avait dit des messagers envoyés par l’empereur au calife Haroun-al-Raschid. — Voir à ce sujet Léon Gantier, Épopées françaises, analyse du Voyage à Jérusalem, t. II, ch. XIII, note p. 260.

[9] Voir l’Éclaircissement sur les pèlerinages, à la fin du tome I de l’Histoire des croisades, par Michaud.

[10] Les alides ou fatimites, partisans d’Ali, gendre du prophète et mari de sa fille Fathma, dans le grand schisme qui divisa l’islamisme dès le premier siècle de l’hégire, formaient au point de vue doctrinal la secte dite des chiites, qui n’acceptait que le texte du Coran ; tandis que leurs adversaires, les sunnites, groupés alors autour du kalifat de Bagdad, admettaient en outre la sunna ou tradition musulmane.

[11] Le pape (apostulus, apôtre).

[12] Guillaume de Tyr, liv. I, ch. XI.

[13] Labbe, Conciles, ann. 1095.

[14] Guibert de Nogent, liv. II.

[15] Baronius, Annales ecclésiastiques, ann. 1095.

[16] Ce personnage n’est désigné que sous le nom d’Aymer (forme française du type latin Adhemarus) dans les textes français du moyen âge, et en particulier dans la Chanson d’Antioche.

[17] Michaud, Histoire des croisades, liv. I, d’après l’historien allemand Ekkeard.

[18] Le burg de Fanquemont (castrum Falconis montis), en flamand Valkenbourg ou Falkenberg, est aujourd’hui une petite ville à deux lieues à l’est de Maëstricht.

[19] Laurent de Liège, Histoire des évêques de Verdun, ap. D. Bouquet, 631. — Chronique d’Albéric de Trois-Fontaines, ibid., 688.

[20] Gilles d’Orval, Histoire des évêques de Liège, ap. D. Bouquet, XIII, 806, 607.

[21] Histoire du monastère de Saint-Hubert, ap. D. Bouquet, XIII, 590.

[22] Aubert La Mire, Recueil des donations pieuses, ch. LXVIII.

[23] Anselme de Gemblours, Appendice à la chronique de Sigebert, ap. D. Bouquet, XIII, 268.

[24] Guillaume de Tyr, liv. IX, ch. IX.

[25] Guibert de Nogent, liv. II.

[26] Guillaume de Tyr, liv. I, ch. XVI.

[27] Guillaume de Tyr, liv. I, ch. XVIII.

[28] La croisade de Pierre l’Ermite est racontée en détail dans Guillaume de Tyr, liv. I, ch. XIX-XXVI.