GODEFROI DE BOUILLON

 

CHAPITRE II. — GUERRES FÉODALES DE GODEFROI. - SES SERVICES DANS L’ARMÉE DU ROI DE GERMANIE. 1076 - 1088.

 

 

Godefroi le Bossu, mourant sans hoirs (héritiers) de son corps, laissa par testament à son neveu tous les biens dont il avait joui lui-même. Mais du legs à la mise en possession effective il y avait loin dans le système féodal, et Godefroi de Boulogne[1], régulièrement appelé à la succession d’un des plus riches seigneurs de la chrétienté, vit fondre en quelque sorte dans ses mains ce vaste héritage, au point d’être presque réduit, avec des titres encore pompeux, à la situation d’un chevalier sans avoir.

D’abord let testa dise de sou oncle ne effilait pas peur lui donner des droits proprement dite dur le duché de Lorraine : on a précédemment expliqué comment la collation de ce fief bénéficiaire revenait au roi suzerain. Or Henri IV, qui occupait alors le trône de Germanie, avait un intérêt particulier à ne pas en gratifier le jeune légataire : la puissance des ducs de la maison d’Ardennes lui avait porté ombrage. Il se réjouit de voir s’éteindre cette famille rivale de la sienne et qui avait failli, moins de vingt ans auparavant, lui enlever à lui-même sa couronne, quand Godefroi le Barbu fut sur le point d’être sacré empereur. Il saisit donc avec empressement l’occasion de faire déchoir du rang de ses aïeux le petit-fils du terrible duc.

De tous les domaines qu’il croyait lui être légitimement dévolus dans la mouvance de l’Empire, la marche d’Anvers fut le seul dont Godefroi de Bouillon obtint l’investiture. La Hollande, conquête éphémère, était retournée aux mains de ses comtes héréditaires. Quant au duché de Lorraine, Henri IV ; usant du droit qu’il avait d’en choisir le titulaire, le garda pour lui-même. Il prit soin cependant de déguiser cette confiscation sous la forme d’une concession faite en faveur de son propre fils, Conrad[2], qui n’était encore qu’un enfant.

Mais on ne prit pas au sérieux cette attribution. Une foule de seigneurs continuèrent à solliciter comme vacant ce grand fief, rehaussé de la dignité ducale, la plus élevée de l’Empire, qui était comme le marchepied du trône dans la monarchie élective des États teutoniques. De son côté, Godefroi de Boulogne ne cessait pas d’y prétendre, et pendant douze ans environ que le duché demeura en suspens[3], il fit des tentatives fréquentes, mais vaines, pour y asseoir son autorité ; ce qui ne l’empêcha pas d’en porter toujours le titre.

Avec ses seuls biens patrimoniaux, il eût passé encore pour un seigneur considérable s’il eût été solidement établi, comme ses deux prédécesseurs, dans la triple qualité qui lui restait de margrave[4] d’Anvers, sire de Bouillon et comte de Verdun. Malheureusement, après le roi, et encouragé par son exemple, il se présenta des compétiteurs pour toutes les autres possessions du jeune vassal disgracié. Ce fut d’abord Mathilde de Toscane, qui, en dépit des dispositions contraires du testament, prétendit recueillir la succession de son mari. Elle poursuivit ardemment l’expropriation complète de son neveu ; mais elle était encore plus compromise que lui aux yeux du souverain par son attachement au pape, avec qui Henri IV était en guerre. A raison de cette alliance, elle fut accusée de félonie et déclarée déchue de tous droits et propriétés dans l’étendue de l’Empire. En même temps deux puissants rivaux se liguaient avec plus de succès pour arracher à Godefroi ses fiefs situés en terre française, et non garantis, comme le margraviat d’Anvers, par l’investiture du suzerain.

L’un de ces rivaux, le plus fondé en droit, était Thierri[5], évêque de Verdun, qui profita de la jeunesse et de la défaveur de Godefroi pour soustraire son diocèse à la suprématie temporelle que les deux derniers ducs de la maison d’Ardennes s’y étaient arrogée sans autre titre que la force. La querelle des deux pouvoirs dans cette cité épiscopale datait déjà d’un demi-siècle, quand elle entra, par la fermeté du prélat, dans une phase nouvelle.

Le Verdunois avait fait partie du royaume de Lother dès sa création : il en suivit pendant un siècle toutes les vicissitudes, puis il forma un comté particulier lorsque la Lorraine, arrachée à la France par Otton le Grand, fut divisée en fiefs mouvants de la couronne germanique. Le premier comte de Verdun, investi par l’empereur conquérant vers 950, fut Godefroi dit le Vieil, tige de la maison d’Ardennes. Il eut cinq fils, dont l’aîné, qui portait le même nom que lui, remplaça, ainsi qu’on l’a dit, dans le duché de Basse-Lorraine, la postérité éteinte de Charlemagne. Ce fut son quatrième fils, Ferri[6], qui lui succéda comme comte de Verdun.

A cette époque, l’approche de l’an mil avait jeté un grand trouble dans les consciences, et l’on vit le baronnage Modal dépouiller, pour un temps du moins, ses instincts de conquête et de pillage, et s’attacher à la pratique des vertus chrétiennes. C’est qu’une interprétation erronée de l’Apocalypse, désapprouvée d’ailleurs par l’Église, avait assez généralement accrédité l’opinion que le terme prochain du dixième siècle marquerait la fin du monde et le dernier jugement annoncé par l’Évangile. Aussi des fidèles de toute condition se livraient avec ardeur aux œuvres de pénitence, et consacraient à des aumônes ou à des fondations pieuses leurs richesses, dont la durée paraissait devoir être si courte.

Ces mêmes sentiments animèrent le comte Ferri. R fit un pèlerinage à Jérusalem, et au retour, en 997, il s’enferma dans le monastère de Saint-Vanne. Avant d’y entrer, il fit don de son comté, avec le consentement de l’empereur suzerain, à Heimon, évêque de Verdun, et à ses successeurs. Telle était l’origine du droit invoqué et ressaisi près de quatre-vingts ans plus tard par Thierri.

Heimon délégua l’exercice de son autorité temporelle dans le diocèse à un vicomte, c’est-à-dire lieutenant du comte, et il choisit pour cette fonction le cinquième fils de Godefroi, qui s’appelait Herman. Celui-ci étant mort sans lignée, environ trente ans après, l’évêque Raimbert investit de la vicomté Louis, comte de Chiny. Mais Gothelon, frère aîné et seul héritier d’Herman, se trouva lésé par ce choix, quoiqu’il fût déjà margrave, d’Anvers et duc de Basse-Lorraine. Il en appela à l’Empereur, et, contestant même la validité de la donation faite par Ferri, il réclama sur le Verdunois la pleine souveraineté, qui avait appartenu à leur père. La cotir de l’Empereur n’admit pas ses prétentions. Alors Gothelon demanda justice à son épée : il envahit à main armée le diocèse et la ville de Verdun, brêla la maison épiscopale et tua son rival, le comte de Chiny (1028). Il ne parvint pas néanmoins, pendant les seize années qu’il vécut encore, toujours guerroyant, à triompher de la résistance des évêques.

Cette résistance devait être violemment abattue et maîtrisée par son fils, Godefroi le Barbu, dont on a déjà parlé ; mais sa victoire fut le prix d’un crime. Au début de l’épiscopat de Thierri ; en l’été de 1047, après avoir fait de vains efforts pour obtenir la soumission volontaire du nouveau prélat, il se jeta en force sur son diocèse. La ville de Verdun fut saccagée et entièrement détruite par les flammes : aucun monument ne resta debout, ni églises, ni couvents, pas même la cathédrale[7].

On raconte que Godefroi avait donné ordre d’épargner l’édifice sacré : soit fureur aveugle de la soldatesque, soit violence irrésistible de l’incendie, la précaution inspirée par un sentiment religieux fut sans résultat.

C’est ainsi que Godefroi devint comte de Verdun. Bientôt, il est vrai, le remords pénétra dans son Mue. Il voulut expier son attentat sacrilège contre le sanctuaire de Notre-Dame, et il étonna par la rigueur d’une pénitence publique les lieux mêmes témoins de son crime. La tête et les pieds nus, les mains liées, on le vit se tramer à genoux au milieu des ruines de Verdun ; depuis l’entrée de la ville jusque devant l’autel de la cathédrale détruite. Là, prosterné, gémissant, demandant grâce à Dieu et du peuple, il se soumit à la honte de la flagellation. Il donna ensuite de grandes sommes d’argent pour rebâtir la cathédrale ; travailla, dit-on, confondu dans la foule des ouvriers et partageant avec eux les plus pénibles labeurs.

Mais il crut faire assez en expiant par une amende honorable la violence de sa conquête ; il ne s’attacha pas moins à en conserver les avantages matériels. Après comme avant sa pénitence, il resta comte de Verdun, de titre et de fait. L’évêque dépossédé, sachant à quel redoutable compétiteur il avait affaire, n’essaya pas de recommencer la lutte. D’ailleurs Godefroi, une fois son autorité affermie, n’en usa que pour le bien du pays. Son fils lui succéda sans plus d’opposition : il traita toujours le prélat avec douceur et déférence, l’aida largement dans la reconstruction de sa cathédrale, et se fit accepter de lui, moitié par reconnaissance, moitié par crainte. Il voulut comme son père être enterré dans cette église de Notre-Dame, où Thierri lui fit de pompeuses obsèques.

D’après ces relations presque amicales, Godefroi de Boulogne devait supposer que la suprématie de sa famille sur Verdun était incontestée. Il fut tout surpris de rencontrer un rival dans le prélat qu’il avait considéré jusque-là comme un bon et fidèle vassal de sa maison. Il vivait alors auprès de l’évêque de Liège, Henri, à qui le due, en mourant, avait confié le soin de défendre ses intérêts[8]. Henri, déjà impuissant à lui faire obtenir l’investiture du duché de Lorraine, ne réussit pas davantage à conjurer la perte du comté de Verdun. Il ne pouvait mettre au service du jeune seigneur que des conseils : c’était des troupes qu’il fallait.

Thierri de son côté déploya autant d’activité que d’énergie dans l’exécution de son projet d’affranchissement. Fort de l’assentiment du roi, qui lui avait donné l’exemple des mesures rigoureuses à l’égard de Godefroi de Boulogne, il eut en peu de temps fait disparaître jusqu’aux derniers vestiges de l’administration des comtes d’Ardennes dans son diocèse. Il parait cependant que la restauration de l’autorité épiscopale ne laissa pas de rencontrer de sérieux obstacles, car l’évêque dut emprunter le secours d’un voisin, le comte Albert III de Namur, qu’il institua son vicomte[9].

Albert de Namur seconda avec d’autant plus d’empressement l’entreprise de l’évêque de Verdun qu’elle favorisait ses vues d’ambition personnelle. Lui aussi rêvait de mettre à profit la décadence de la maison d’Ardennes pour s’enrichir de ses dépouilles. Il revendiquait le château même de Bouillon comme l’héritage de sa femme[10]. On ne sait trop sur quels titres il appuyait cette prétention, mais toujours est-il qu’il ne négligea rien pour la faire valoir.

La seigneurie de Bouillon appartenait alors à Godefroi, soit qu’elle lui eût été transmise directement par son oncle avec le reste de ses domaines[11], soit qu’Ide, l’ayant reçue en dot, comme le rapporte un historien cité plus haut, en eût abandonné la jouissance à son fils à l’époque de sa chevalerie. Ce fut donc à lui de défendre le vieil alleu patrimonial contre les réclamations du comte Albert. Il y eut d’abord une conférence entre eux au monastère de Saint-Hubert[12]. Godefroi y vint accompagné d’un conseiller sage et prudent, que le dernier duc de Lorraine s’était attaché depuis plusieurs années et qui continuait au neveu l’amitié qu’il avait vouée à son premier bienfaiteur. C’était Adalbéron, abbé de Saint-Vincent de Metz[13]. La science de ce clerc, non plus que la bonne foi de son jeune client, ne gagnèrent rien sur le perfide entêtement de leur rival. La conférence n’aboutit qu’à une rupture définitive et à une déclaration de guerre.

Rien de plus commun et de plus naturel alors qu’une prise d’arme entre barons au sujet d’une terre contestée. Il n’existait pas encore de tribunal pour régler les conflits des particuliers ayant fiefs et vassaux. Les différends des seigneurs féodaux, comme aujourd’hui ceux des nations, faute d’une juridiction supérieure compétente pour en connaître[14], ne pouvaient être vidés que par un accord à l’amiable, ou plus souvent sur les champs de bataille.

Il serait cependant tout à fait inexact de comparer à nos guerres nationales la lutte qui s’ouvrit alors et se continua pendant dix ans entre les sires de Bouillon et de Namur. Il n’y eut point de campagne régulière. Ce fut plutôt un état d’hostilités intermittentes. La gent de Godefroi et celle d’Albert s’épiaient aux confins de leurs territoires respectifs, s’attaquaient à l’occasion, maïs recherchaient peu les rencontres. Les belligérants faisaient de préférence, par troupes plus on moine nombreuses, des incursions rapides dans le fief ennemi, et, après y avoir porté le pillage, la dévastation, l’incendie et le massacre, se repliaient avec le plus de butin possible.

Le comte de Namur conduisait souvent en personne ses chevauchées, dont souffraient beaucoup les manants de la terre de Bouillon. Mais il ne parait pas qu’il pût pousser aucune de ces expéditions jusqu’à la forteresse qu’il convoitait.

Dans l’intervalle, fatigué de cette guerre d’escarmouches, dont il avait sans doute espéré un succès plus sûr et plus rapide, il essaya d’arriver à ses fins en suivant le cours ordinaire de la justice. Il cita son adversaire au plaid (tribunal) du roi de Germanie, leur commun suzerain.

Le roi, pour juger la cause, forma sa cour en réunissant les pairs des deux parties, c’est-à-dire les barons qui occupaient le même rang qu’eux dans la hiérarchie féodale. Telle était la composition nécessaire des tribunaux séculiers au moyen âge. La procédure usitée en pareille matière consistait, suivant les formulaires juridiques du temps, en une réclamation de l’héritage litigieux, sur lequel le demandeur affirmait son droit de propriété : Tu en es menti, lui disait le défendeur. A quoi le demandeur répondait : Je t’appelle au combat. Les juges n’étaient, à proprement parler, qu’une sorte de jury d’honneur dont la mission se réduisait, après avoir essayé toutes les voies d’accommodement entre les adversaires, à ordonner et à régler le combat singulier. Ce n’était pas eux qui prononçaient la sentence ; l’issue du duel était tenue pour le jugement de Dieu.

Il n’y avait plus au onzième siècle, dans le monde féodal, d’autre argument juridique que le coup d’épée en champ clos. Les lois barbares avaient bien accepté d’abord, comme preuve suffisante du droit, le serment prêté sur l’Évangile par le défendeur et par ses témoins ; mais il en résultait que les causes étaient souvent gagnées par le parjure. Pour remédier à cet abus, au lieu d’imiter les tribunaux ecclésiastiques, qui exigeaient et savaient apprécier la preuve du serment, et devant lesquels la défense dé l’accusé était aussi libre que prudemment organisée, las cours séculières n’avalent rien trouvé de mieux que de substituer le duel à la discussion, et à la fourberie le meurtre. Le principe posé, les lois et constitutions des Empereurs, en dépit des anathèmes de Melle, n’avaient plus eu d’autre objet que d’entourer de toutes les garanties de sincérité possibles cette brutale manifestation du droit. Il faut même reconnaître qu’après les règlements des deux Otton, la procédure du duel judiciaire, à l’époque qui nous occupe, avait reçu toute la somme de légalité et de sagesse que comporte une telle institution.

Ayant ouï et examiné le débat entre le comte de Namur et le margrave d’Anvers, la cour décida qu’il y avait lieu d’échanger les gages de bataille selon les lois du pays.

Au jour fixé, les champions arrivent armés et appareillés dans la lice. Cependant les barons, les évêques surtout, s’efforcent encore de régler pacifiquement la querelle et d’empêcher que deux hommes du même lignage s’obstinent à une lutte d’où l’un d’eux devra sortir honni ; mais le roi, impatient du retard, ordonne de faire exécuter la sentence. Peut-être ne lui déplaisait-il pas de mettre à une si terrible épreuve le courage et la vie de Godefroi, dont la fierté ne lui semblait point assez abattue par ses précédentes disgrâces.

Sur cet ordre, les hérauts publient les trois bans accoutumés, enjoignant aux parents des parties de se retirer, au peuple de demeurer silencieux, et aux témoins de ne prêter aucune aide aux combattants. Les seigneurs de la cour gardaient le parc.

Les deux rivaux y pénètrent à cheval, vêtus du haubert, l’écu en avant, le heaume sur la tête et l’épée à la main. Ils étaient dignes de se mesurer, et la victoire fut longtemps incertaine. Soudain l’épée de Godefroi, lourdement abattue sur la tête de son adversaire, se brise contre le heaume et vole en éclats : il ne lui reste plus au poing qu’un tronçon long d’un demi-pied à peine. Les barons interviennent alors pour arrêter une lutte trop inégale. Ils proposent les conditions d’un accord et supplient le roi d’y agréer. Mais Godefroi, cédant à un préjugé sanglant, les repousse à cause du sentiment de pitié dont elles s’inspirent. L’humiliation de son apparente infériorité, la grandeur du péril ne font qu’enflammer sa colère et son désir de vengeance.

Albert, de son côté, étonné d’abord, puis exaspéré de cette attitude présomptueuse, fond de nouveau sur lui, le presse, le harcèle, l’étourdit et va l’accabler. Godefroi ne pouvait pas même riposter, quand, rassemblant dans un effort suprême tout son sang-froid, il se dresse sur ses étriers, s’élance, e t, d’ un coup furieux de son fer tronqué, frappe le comte de Namur à la tempe gauche : celui-ci, désarçonné, roule demi-mort dans la poussière ; Godefroi d’un bond est auprès de lui, le désarme, et, mettant le pied sur l’ennemi terrassé, il appelle les juges du champ clos : Seigneurs, s’écrie-t-il, cette paix que vous m’avez offerte tout à l’heure, je suis prêt maintenant à l’accepter, car si elle m’est dommageable, au moins n’y ai-je point de honte, et j’aime mieux me départir de mes droits que d’être obligé d’occire cet homme qui est mon cousin[15].

Ces détails nous montrent le caractère de Godefroi tel que l’éducation l’avait fait, et qu’il ira toujours s’accentuant davantage à travers les rudes épreuves de sa carrière : un courage intrépide, mais calme ; une inflexible résolution dans l’œuvre commencée, un sang-froid au-dessus de toutes les surprises et des plus imminents périls ; enfin, qualité plus rare encore au sein de la société féodale, la modération et la générosité dans le triomphe. — Ainsi s’annonçait déjà le chef héroïque et désintéressé de la première croisade.

Le dommage qu’il accepta plutôt que de profiter de sa victoire sur le comte de Namur était considérable. Rien ne fut changé à leur situation respective : Albert resta vicomte de Verdun avec l’agrément du roi. Fort de cet appui, il n’en persévéra que plus activement dans ses entreprises contre le château de Bouillon, dont Manassès, archevêque de Reims, lui avait promis, comme haut suzerain, l’investiture.

Godefroi n’était donc plus réellement que margrave d’Anvers. Il comprit qu’il ne pourrait rien en plaid ni en bataille contre ses rivaux tant qu’ils seraient soutenus par la faveur royale. Il résolut alors de gagner, lui aussi, par des services et des actions d’éclat, les bonnes 81-Aces de Henri IV. Il s’engagea à la ‘solde du césar franconien, parmi les chevaliers dont se composait sa maison militaire[16].

Jamais roi n’eut plus besoin de recruter des partisans que Henri de Franconie à cette époque. En guerre avec la moitié de ses provinces, il n’était plus même roi légitime, d’après les lois constitutives de l’Empire, dans les terres qui lui obéissaient encore. Les vices de sa vie privée, ses attentats contre la liberté de l’Église, sa tyrannie envers ses sujets l’avaient rendu l’objet d’une réprobation universelle. Les peuples s’étaient armés en masse pour se soustraire à son despotisme ; le saint-siège l’avait retranché de la communion chrétienne ; la noblesse teutonique, qui formait le corps électoral de la royauté, l’avait rejeté comme indigne du trône. Sous le coup de cette triple déchéance, il luttait cependant avec acharnement, et non sans succès, pour remettre l’Allemagne sous son joug, quand Godefroi de Bouillon, mû par les intérêts que l’on vient d’expliquer, s’attacha à la défense de sa cause maudite.

Avant de raconter les actes où l’entraîna cette fatale détermination, et pour en bien marquer le caractère, il est nécessaire de prendre de plus haut le récit des événements.

Les grands troubles politiques et religieux qui devaient si tristement agiter tout le règne de Henri IV, pendant une durée d’un demi-siècle, dataient de l’avènement même de ce prince. Il n’était âgé que de six ans quand il avait succédé à son père, en 1056. A la faveur des embarras inséparables d’une régence, les provinces encore mal unifiées de l’Empire avaient travaillé à relâcher les liens fédératifs. Cette tendance, où se reflétaient les vieilles antipathies nationales, dominées mais non extirpées par la main puissante de Charlemagne, se manifesta surtout dans la Saxe. Après avoir donné à l’Occident quatre empereurs, elle ne se pliait pas aisément sous la suprématie d’une dynastie rivale.

Parvenu à l’âge d’homme, Henri IV n’avait fait que justifier et accroître encore l’aversion de ses sujets. Il ne s’entoura que de personnes corrompues, et son palais fut souillé par des scènes de débauche qui rappelaient les plus odieux souvenirs du césarisme païen.

Son gouvernement semblait s’inspirer des mêmes traditions que sa vie privée. Il s’attachait à tout pervertir et à tout souiller. L’Église n’avait pas encore eu d’ennemi aussi perfide. Il trafiquait ouvertement des dignités ecclésiastiques, donnant l’investiture des évêchés et des abbayes à ses favoris et aux compagnons de sa vie licencieuse. Il forma ainsi, autour de lui, un clergé ignorant, cupide, déréglé, Institué an mépris de l’autorité du saint-siège et prêt à favoriser tons les empiétements du roi dans le domaine des choses religieuses.

Ce clergé indigne fut son principal instrument d’oppression sur le peuple.

En ce temps-là, l’Allemagne entière gémit sous le poids d’une tyrannie ombrageuse et cruelle. La plupart des seigneurs s’y soumirent par crainte on par ambition, et se firent les agents des exactions impitoyables du maure. Ceux que leur conscience ou leur intérêt éloignait du rôle de courtisans étaient traités en ennemis. La perte des biens, de la liberté, de la vie même, menaçait quiconque, étant puissant et riche, voulait rester à l’écart des turpitudes royales.

Entre toutes les provinces germaniques, la Saxe, à cause de ses tentatives d’affranchissement, était l’objet de rigueurs exceptionnelles. Henri IV la couvrit de forteresses où il mit des garnisons chargées de faire la police en son nom et de percevoir l’impôt. Ces bandes de brigands remplissaient leur office en se livrant au pillage et aux plus abominables excès. Mais heureusement les églises de cette contrée n’avaient point subi le niveau moral que l’investiture donnée par le roi établissait ailleurs parmi les chefs religieux du peuple. Il y restait un corps de prélats orthodoxes, pleins de courage et de zèle pour la défense de la justice. Ces prélats formèrent avec les grands vassaux une ligue protectrice de l’intérêt national. Vingt fois dissipée par la force, cette ligue renaissait toujours sous l’empire de la nécessité. En 1073, ayant à sa tête saint &linon, évêque de Misnie, elle se trouvait assez fortement organisée pour adresser ses remontrances à Henri IV, dans un langage sévère et où respirait une indomptable énergie. Elle le somma d’en finir avec les honteux déportements de sa jeunesse, déclarant que les nobles saxons ne voulaient plus se soumettre à l’autorité d’un prévaricateur, traître à la foi chrétienne ; que s’il pensait les réduire par les armes, eux aussi avaient des armes et savaient combattre. Leur serment de fidélité ne les liait envers lui qu’autant qu’il gouvernerait suivant l’équité et les lois, pour l’édification, non pour la ruine de l’Église de Dieu, en laissant à chacun son rang, sa dignité, ses droits. Si donc il violait le premier ce pacte, eux-mêmes n’étaient plus tenus de le garder, et ils étaient résolus à lui faire une résistance aussi implacable que légitime clins l’intérêt de l’Église et pour leur propre liberté[17]. Tel fut l’ultimatum qui provoqua une guerre d’extermination entre le parti royal et plusieurs provinces jalouses de leurs anciennes franchises ; car la ligue saxonne ne tarda pas à s’étendre. Dans la diète de Guerstung, qui se tint peu de temps après, l’assistance venue de tous les points de l’Empire accueillit par un cri unanime d’indignation le récit des cruels traitements infligés à la Saxe. Il faut que vous soyez des femmes et non des hommes, dit-on aux victimes, pour avoir supporté de pareils outrages !

Dès lors se prépara sourdement une vaste coalition de grands feudataires hostiles à la tyrannie du roi franconien.

Mais Henri IV ne laissa pas à ses ennemis épars le temps de se connaître et de se concerter. Il déjoua leurs projets en publiant à la hâte l’hériban[18] dans toute l’Allemagne. Ainsi mis en demeure de se prononcer à l’improviste, les barons mêmes qui s’étaient déjà ralliés de cœur à la cour des Saxons s’unirent à l’armée de l’Empire. Le parti de la résistance, renfermé encore dans les provinces où il avait pris naissance, ne put tenir contre les forces royales et essuya en Thuringe une sanglante défaite (1075)[19].

Godefroi le Bossu se signala dans cette expédition, et peut-être y fut-il accompagné de son neveu, qui le servait déjà comme page.

Le vainqueur exerça dans le pays envahi d’atroces représailles. Mais il restait un refuge aux Saxons accablés. Si, au moyen Age, les divers États n’avaient point, ainsi qu’on l’a dit, de juridictions nationales pour remplacer les guerres privées par une bonne et ferme administration de la justice, en revanche il existait à cette époque une institution d’un ordre à la fois religieux et politique, que la civilisation moderne a lieu de regretter. Toute la société chrétienne relevait d’un tribunal supérieur, alors universellement accepté : le saint-siège. Le pape était l’arbitre souverain des peuples et des rois.

C’est cet arbitre qu’invoquèrent les victimes de Henri IV, en lui rappelant que l’empire germanique était un fief du saint-siège, et que la Saxe elle-même avait été offerte à l’Église romaine par Charlemagne. Le pape à qui s’adressa cet appel était saint Grégoire VII, le grand réformateur de l’Église et de la société au moyen lige. Jamais peut-être aucun homme ne s’était montré animé d’un zèle aussi ardent et aussi inflexible pour la justice. Il prit sous sa protection la cause des opprimés.

Pendant que le roi teuton achevait la soumission de la Saxe, pillant, tuant, emprisonnant, soudain l’ordre lui vint du Vatican de s’arrêter, de rendre la liberté aux évêques qu’il avait jetés dans les cachots, et de remettre au pape, assisté d’un concile, le jugement de sa querelle avec les Saxons. Grégoire lui enjoignait en même temps d’éloigner ses conseillers schismatiques, s’il ne voulait être lui-même retranché de la communion chrétienne.

Le roi crut qu’il pourrait braver cette puissance morale. Sommé de comparaître devant un concile convoqué à Rome, il réunit à Worms une assemblée des prélats simoniaques dont il avait peuplé les églises de ses États, et il fit déclarer par eux Grégoire VII indigne et déchu du trône de saint Pierre.

A ce défi, le pape répondit en fulminant l’anathème contre le coupable, dans le concile même où il l’avait cité.

De la part de Dieu tout-puissant, Père, Fils et Saint -Esprit, je défends, dit-il, à Henri, fils de l’empereur Henri, de gouverner le royaume teutonique et italien ; je délie tous les chrétiens du serment qu’ils lui ont fait ou feront, et j’interdis à qui que ce soit de le servir comme roi.

La portée d’une semblable condamnation était immense : la déchéance du roi, quand même elle n’y eût point été spécialement prononcée, en était une conséquence fatale ; car le droit public de l’Empire réglait que celui qui demeurait pendant une année entière sous le coup d’une excommunication était, par ce seul fait, privé de ses dignités et de ses pouvoirs. Aussi la sentence pontificale remua profondément la Germanie. La Saxe et la Thuringe l’accueillirent avec des transports de reconnaissance et prirent pour cri de guerre : Saint-Pierre !

Tout à coup ces deux provinces, naguère au bau de l’Empire, devinrent le centre d’un mouvement vraiment national. La noblesse teutonique abandonna avec terreur son chef excommunié ; et, guidée par les ducs de Souabe, de Carinthie, de Bavière, par les évêques de Wurtzbourg et de Metz, elle se rassembla à Tribur, au mois d’octobre 1076, pour délibérer sur les moyens de tirer la confédération de l’anarchie où la plaçait la dégradation canonique de Henri IV.

Dans l’Empire électif, il appartenait à la diète nationale de juger souverainement le roi et de lui donner un successeur s’il manquait aux devoirs de sa charge. Tel était le cas alors, puisque Henri ne remplissait plus la principale condition exigée pour régner au moyen Aga, c’est-à-dire l’orthodoxie catholique,

Il ne contesta pas la compétence du tribunal formé à Tribur par ses anciens vassaux ; il se contenta d’implorer leur indulgence, en promettant de s’amender et de donner satisfaction à l’Église. A ce prix, la diète lui permit de jouir du délai de grâce que lui laissaient les lois ecclésiastiques.

Pour qu’il pût se relever de la sentence avant le terme d’un an qui devait la rendre irrévocable, on l’assigna à comparaître, à la fête de la Purification (2 février 1077), devant une nouvelle diète qui se réunirait à Augsbourg sous la présidence du pape. S’il y était absous, les seigneurs jurèrent qu’ils rentreraient sous son obéissance. Jusque-là, étant privé de l’exercice du gouvernement, il lui fut enjoint de licencier son armée et de se retirer à Spire pour y vivre en simple particulier avec sa famille.

Il se soumit à tout, du moins en apparence ; mais avant la fin de décembre il trompa la surveillance des seigneurs allemands et passa en Italie, espérant, loin de ses accusateurs, obtenir par surprise son absolution.

Le pape, à son approche, craignit quelque trahison, et, se trouvant alors en Lombardie, accepta l’asile que lui offrait la comtesse Mathilde dans son château fort de Canossa, près de Reggio.

Henri n’obtint qu’après bien des prières et des protestations de repentir la grâce d’être admis à la pénitence. La mémorable épreuve qu’il subit en cette circonstance fut trop légère encore, si l’on réfléchit à l’énormité de ses crimes passés, et surtout aux perfides desseins qu’il couvrait de cette démarche hypocrite.

La forteresse de Canossa avait une triple ceinture de murailles. Henri fut introduit dans la seconde enceinte, où il demeura seul, les pieds nus dans la neige, sans aucune marque de dignité et vêtu d’une simple tunique de laine sur la peau. Il resta dans cette posture toute la journée du 25 janvier, attendant l’ordre du pape, et sans manger jusqu’au soir. Il passa de même un second jour, puis un troisième. Enfin le 28 janvier, Grégoire, touché de son abaissement et de ses larmes, lui remit les peines canoniques. Pour le reste, la décision de la diète de Tribur fut maintenue : il demeura privé de la dignité royale jusqu’à ce que le pape, dans une assemblée de seigneurs allemands, eût pu décider entre lui et ses vassaux.

Huit jours après avoir juré ce pacte, Henri le violait, et se mettait à la tête des barons et des évêques schismatiques de Lombardie pour combattre le saint-siège.

Cependant le parti de l’indépendance en Allemagne tint le 13 mars, à Pforzheim, l’assemblée que l’absence du pape avait fait échouer à Augsbourg. Henri, sommé d’y comparaître, ne quitta pas la Lombardie, et fit même si bien garder tous les passages, qu’il empêcha Grégoire de s’y rendre. Il n’évita pas pour cela la sentence qu’il avait si bien méritée, et la diète, assez éclairée sur sa perfidie, choisit sans plus de retard un nouveau roi.

Celui que désignèrent les suffrages unanimes des électeurs fut Rodolphe de Rhinfeld, duc de Souabe et d’Alsace. Déjà, quatre ans plus tôt, ce seigneur loyal avait refusé la couronne que lui offraient les Saxons, de peur de paraître manquer à son devoir de vassal vis-à-vis de Henri IV, tant qu’une diète générale n’aurait pas déclaré qu’il pouvait le faire sans parjure et sans perdre sa bonne renommée. A Pforzheim il repoussa encore de toutes ses forces lé périlleux honneur de régner dans des conjonctures aussi difficiles. Mais l’assemblée lui imposa sa volonté, et, ne lui laissant pas même les quelques instants qu’il demandait pour réfléchir, elle le força de recevoir immédiatement le serment de fidélité de ses électeurs. Douze jours après, le dimanche 27 mars, il était couronné solennellement à Mayence, en présence des légats du pape.

Le parti national était définitivement organisé : il semblait appelé à procurer une ère de paix et de prospérité à l’Église et à l’Empire. Mais la Providence, par de mystérieux desseins, le destinait, au contraire, à sombrer bientôt au milieu des plus déplorables désastres.

Le souverain pontife, étranger à l’élection du roi Rodolphe, trop éloigné pour en apprécier la valeur et l’opportunité, s’abstint d’abord d’y donner aucune sanction, et demeura neutre entre les deux partis. Il tenait toujours à examiner le débat sur le lieu même, et au milieu des intéressés, avant de prononcer une sentence irrévocable.

Chacun des rivaux cependant le pressait de prendre une décision. Henri, tout en mettant obstacle à l’entrée de Grégoire en Germanie, invoquait hypocritement les conventions de Canossa, qui avaient réservé la discussion de ses titres à la royauté ; les électeurs de Rodolphe, de leur côté, alléguaient avec raison que le pape avait rendu à Henri la communion, non la couronne, et qu’ils avaient le droit, comme grands feudataires, de pourvoir à la vacance du trône.

Dans le temps qu’il essayait encore d’abuser le saint-siège par des négociations, le Franconien, ayant retrouvé des alliances dans les provinces allemandes, y accourut, jeta le masque de son apparente conversion, et entreprit d’obtenir par les armes ne restauration que nul tribunal n’aurait prononcée en sa faveur. C’est sur ces entrefaites que Godefroi de Bouillon se mit à si solde dans les circonstances que l’on connaît.

L’ambition de reconquérir le haut rang qu’avait occupé la maison d’Ardennes fut sans doute le principal motif de cette détermination imprudente. Mais ni l’entraînement de l’intérêt personnel joint aux traditions de famille, ni même l’inexpérience du jeune chevalier ne peuvent l’excuser d’avoir subordonné les devoirs de sa conscience aux exigences du lien féodal.

Toutefois il ne fut évidemment coupable, dans cette première démarche, que d’irréflexion et nullement de mauvaise foi. La querelle, quand il commença d’y être mêlé, était encore, en apparence, toute politique. Godefroi vit en présence non pas deux principes, mais deux prétendants. Et, de fait, ni l’un ni l’autre des rivaux ne personnifiait à cette époque d’une manière évidente, ainsi qu’il arriva bientôt après, la cause de la justice.

Les événements, qui ne tardèrent pas à modifier le caractère primitif de la lutte, lièrent en même temps davantage Godefroi avec son parti, par l’importance du rôle qu’ils lui attribuèrent comme fatalement. S’il aperçut alors l’abîme, il se trouva engagé trop avant pour reculer.

La guerre qu’il dut soutenir, alimentée par les dissentiments religieux, par les rivalités de races et par des intérêts subalternes, embrassait toutes les parties de l’Empire. Non -seulement les provinces de langue tudesque, mais l’Italie et la France orientale, y furent peu à peu entraînées. La Saxe, la Bavière, la Thuringe, la Souabe, la Flandre, la Toscane s’étaient déclarées pour Rodolphe et pour la papauté. Henri était appuyé par la Franconie, la Lorraine et la Lombardie. En l’espace de deux ans, il y eut trois grandes batailles, furieuses et meurtrières, où la victoire resta indécise. Cependant le parti du césar souabe, quoique non amoindri, perdait du terrain. Au commencement de l’année 1080, le Franconien l’avait refoulé et enfermé dans la Saxe, le premier et le plus intense foyer de la lutte. Dans cette extrémité, les Saxons et leurs alliés redoublèrent d’instances auprès du saint-siège pour obtenir la condamnation formelle de Henri et la ratification du vote libre qui avait décerné la couronne à Rodolphe. Grégoire ne pouvait plus se flatter de l’espoir de juger le différend au sein d’une diète germanique. Henri, maître de la haute Italie, lui fermait toujours le passage, et, par le soin qu’il prenait à empêcher la loyale épreuve que lui-même avait provoquée, il témoignait assez de son impuissance à se justifier. Une sentence définitive fut donc fulminée, le 7 mars 4080, contre Henri, soi-disant roi, et tous ses fauteurs. Le pape le déclara privé de la puissance et de la dignité royales, et délia ses sujets du serment de fidélité. En même temps il reconnaissait pour roi Rodolphe, fidèle défenseur de l’Église.

L’excommunication ainsi formulée, et enveloppant dans un anathème commun l’auteur de la guerre et ses adhérents, semble avoir atteint tout d’abord Godefroi de Bouillon. Toutefois on peut faire valoir en sa faveur les adoucissements qui venaient d’être apportés à la primitive rigueur des peines canoniques. Un concile, tenu à Rome au commencement de l’année 1078, avait décidé qu’elles ne s’appliquaient pas aux vassaux d’un prince excommunié, ni aux personnes trop peu élevées à sa cour pour prendre part à ses mauvais conseils. Il est permis de supposer que cette double excuse convenait encore alors au jeune margrave d’Anvers, quoiqu’il dût bientôt perdre la seconde.

La crise se précipitait vers un dénouement funeste, et c’était au schisme public que le Franconien conduisait tous ses partisans. Moins de deux mois après sa condamnation, il réunit à Brixen, dans le Tyrol, une vingtaine de prélats, ses créatures. Ce conciliabule répondit à l’anathème pontifical en déposant Grégoire VII, et en faisant un antipape. Celui qui osa accepter ce triste rôle fut Guibert, ancien archevêque de Ravenne, depuis longtemps excommunié et déposé de ce siége. Misérable intrigant, sans caractère comme sans vertu, il avait passé sa vie à briguer la tiare. Toua les moyens lui étaient bons pour arriver au but, et il avait conspiré à Rome avec les agitateurs de la rue, avant de devenir l’instrument de vengeance du césarisme teuton.

Les manœuvres de la faction franconienne étaient à la fois si bien dissimulées et si audacieuses ; elle avait tant de moyens pour étouffer les témoignages de la vérité et pour répandre ses calomnies odieuses et ridicules contre Grégoire VII, que le schisme, provoqué par un homme aussi peu recommandable que Guibert, ne laissa pas d’abord de troubler profondément les consciences dans toute l’étendue de l’Empire. Il y régna une telle anxiété, qu’un prélat remarquable par sa science théologique aussi bien que par l’attachement qu’il montra ensuite à l’orthodoxie, Herman, évêque de Metz, interrogea à deux reprises saint Guebhard sur ce qu’il convenait de penser des raisons alléguées par les schismatiques, et sur les réponses qu’on pouvait y faire[20]. Il ne fallut rien moins, pour rassurer ce prêtre à l’âme droite au milieu de ses hésitations, que les lettres dont l’honora Grégoire lui-même.

Par un tel exemple, on voit combien l’erreur devait être facile à un simple baron comme Godefroi, étranger à l’examen des questions de discipline ecclésiastique, et entouré d’un clergé pour la plupart infidèle à ses devoirs, qui s’appliquait à entretenir la confusion dans les esprits et à y semer les mauvaises doctrines.

Quoi qu’il en soit des raisons qui purent l’aveugler au point de lui faire suivre le Franconien dans sa révolte armée contre les lois de l’Église et de l’Empire, il ne négligea pas les occasions d’y signaler sa bravoure, et il y acquit un renom de prouesse et d’habileté qui le mit bientôt au premier rang parmi les seigneurs de son parti.

Au commencement de l’automne 1080, Henri avec toutes ses forces pénétra en Saxe, où les troupes de Rodolphe étaient concentrées. Avant de jouer dans une grande bataille les destinées de l’Empire, il réunit autour de lui ses fidèles et leur demanda auquel d’entre eux il devait confier sa bannière, et remettre ainsi la direction suprême de l’armée. D’une voix unanime, les seigneurs désignèrent Godefroi. Le jeune vassal eut beau se défendre d’assumer une si lourde responsabilité, il lui fallut céder au vœu général et accepter l’étendard[21].

La rencontre eut lieu à Wolksheim, sur les bords de l’Elster, le 15 octobre 1080. Godefroi chevauchait, son enseigne déployée, à la tête du corps où se trouvait Henri, et qui occupait le centre de l’armée. Il brûlait de justifier par quelque fait d’armes éclatant la haute opinion des autres capitaines et la confiance de son suzerain. Sa fatale bravoure décida du sort de cette regrettable journée. Après un affreux carnage, la victoire était encore indécise, quand tout à coup, dans la mêlée, il aperçut Rodolphe : c’était l’adversaire qu’il cherchait. Il courut à lui, et le perça de part en part avec la lance de l’étendard franconien.

Ce coup de lance sauva la fortune de Henri, qui voyait en ce moment même ses bataillons rompus et culbutés dans la rivière. Sa déroute n’en fat pas moins complète. Les Saxons, dans l’ivresse du triomphe, apprirent soudain que leur roi était blessé à mort. Cette nouvelle jeta parmi eux la consternation, mais n’abattit point leur courage. Ils poursuivirent les fuyards pendant une journée de chemin, et vengèrent cruellement sur eux leur deuil national.

Rodolphe, transporté à grand’peine dans la ville de Mersebourg, voisine du champ de bataille, y expira le lendemain. Au moment de rendre l’âme, il souleva la tête et demanda : A qui est la victoire ?A vous, lui répondit-on. Alors, s’étendant sur sa couche : Maintenant à la vie, à la mort, dit-il ; je souffrirai avec joie tout ce qu’il plaira au Seigneur. L’instant d’après il mourait[22], martyr de son dévouement à l’indépendance de sa patrie et à la défense de la foi.

Le jour même où Henri triomphait, malgré sa défaite à Wolksheim, ses partisans lombards infligèrent un grave échec, près de Mantoue, aux troupes catholiques de la comtesse Mathilde. N’ayant plus de rival en Allemagne, il passa bientôt en Italie pour écraser les forces considérables dont y disposaient ses ennemis. Vers le temps de la Pentecôte (le 23 mai 1081), il vint, en compagnie de son antipape Guibert, mettre le siége devant Rome. Godefroi le suivait encore comme porte-étendard.

Reçu par les Romains à coups de pierres et de flèches, il se retira en. Lombardie, et y demeura pendant un an à guerroyer contre les troupes de Mathilde. Au mois de février 1082, il reparut devant la Ville éternelle, où il trouva les mêmes dispositions hostiles. Le siége se prolongea sans succès durant tout le printemps et l’été, et les chaleurs excessives l’obligèrent de nouveau à quitter le camp. Toutefois, avant de se décider à partir, comme il cernait la cité Léonine, il fit mettre le feu à quelques maisons voisines de Saint-Pierre, espérant, au moyen de cette diversion, surprendre les portes pendant que les défenseurs de la ville seraient occupés à éteindre l’incendie. Mais il avait compté sans la prudence et l’énergie de Grégoire, qui prescrivit aux soldats de rester aux remparts, et se chargea lui-même d’arrêter les flammes. Henri, déçu dans sa dernière espérance, s’en alla donc. Il laissa néanmoins devant la place une armée d’investissement, dont Godefroi faisait partie. L’antipape, établi à Tivoli, fut chargé de commander ces troupes, et les employa à exercer des brigandages dans les campagnes voisines ; elles furent décimées par les épidémies, et le siége n’avança pas ; mais la population de Rome, étroitement bloquée, commença à souffrir beaucoup de la famine.

A son retour, vers le printemps suivant, Henri, apercevant chez ses adversaires des symptômes de lassitude et de découragement, les mit adroitement à profit. On le vit soudain changer de tactique et faire montre de sentiments bienveillants et désintéressés. Il permit aux assiégés de circuler hors de leurs murs, et proclama qu’il n’avait d’autre dessein que de se faire couronner empereur par le pape Grégoire. Il promettait, dès qu’il aurait obtenu cette consécration solennelle, de retourner en Allemagne. Il congédia même son triste parasite Guibert, comme gage de sa soumission au pontife légitime.

Ces avances furent accueillies par Grégoire avec la réserve que commandait la perfidie tant de fois éprouvée du Franconien. Sans rien préjuger, il renvoya à la décision d’un concile, convoqué pour la mi-novembre, la conclusion de cette funeste querelle. Le peuple de Rome, au contraire, fut dupe de la feinte conversion et des démonstrations hypocrites de Henri. Il ne tarda pas à accuser le pape de prolonger ses maux par un entêtement sans cause.

L’espèce d’armistice qui régnait pendant ces pourparlers mettait en rapport les soldats des deux camps, et fournit à l’assiégeant les moyens de nouer des intrigues avec les principaux bourgeois. Il les gagna à prix d’or, et leur fit jurer qu’ils obligeraient Grégoire VII à le couronner empereur, ou qu’ils choisiraient un autre pape.

Son unique but avait été de s’assurer des intelligences dans la place. Quand il y eut réussi, il ne prit plus la peine de dissimuler : non seulement il s’abstint de comparaître devant le concile, qui s’ouvrit à Rome le 20 novembre, mais il arrêta en chemin les Pères qui s’y rendaient sur la foi de ses promesses de libre circulation. En même temps qu’il poussait les travaux de l’attaque, les traîtres qu’il soudoyait travaillaient pour lui à l’intérieur de la ville ; et il ne leur était que trop facile de démoraliser une population accablée par trois années de privations et de misères. Enfin, le 24 mars 1084, il commanda un assaut, et les bourgeois, vendus à l’avance, lui livrèrent la cité Léonine[23].

On raconte que Godefroi, le premier, força le rempart de cette enceinte, y planta la bannière du Franconien, et ouvrit le passage aux bordes tudesques. Une sorte de fatalité, qu’explique d’ailleurs l’ardeur de son courage, mettait toujours le jeune vassal en avant dans les circonstances décisives pour assumer la responsabilité des succès de son parti. En Italie comme en Allemagne, c’était encore grâce à lui que le schisme triomphait !

Henri et Guibert s’établirent à Latran, pendant que le pape s’enfermait au château Saint-Ange avec la noblesse romaine qui lui était restée fidèle. Le samedi suivant, veille des Rameaux, Henri fit introniser son antipape sous le nom de Clément III ; puis, le jour de Pâques, il reçut de lui à son tour la couronne impériale. Étrange spectacle que celui de ces deux intrus consacrant chacun dans son complice sa propre usurpation !

A la suite de cette comédie sacrilège, Henri fortifia le mont Aventin et y dressa de nombreuses machines pour assaillir Grégoire. Mais il apprit soudain que Robert Guiscard, le chef des Normands établis dans l’Italie méridionale, intéressé à ce titre à combattre la domination germanique dans la péninsule, accourait délivrer le souverain pontife. N’osant attendre ce redoutable ennemi, il abandonna sa conquête inachevée et se replia en Lombardie, d’où il passa bientôt en Allemagne.

Pendant que s’opérait cette retraite, Godefroi était au lit de mort. Une fièvre intense, fléau de ce climat brûlant, aggravée encore par les fatigues du siége, avait consumé ses forces ; il paraissait n’avoir plus que peu de jours à vivre. Les méditations de cette heure suprême éclairèrent sa conscience loyale, et sa conduite dans les derniers événements lui apparut sous un jour nouveau et terrible. Regardant sa maladie comme le châtiment de sa participation à une guerre impie, il fit vœu, s’il recouvrait la santé, de s’en aller en pèlerinage à Jérusalem pour le rachat de sa faute.

La dévotion des pèlerinages en Terre-Sainte, aussi vieille que la religion chrétienne, avait pris, surtout depuis un siècle, une importance extraordinaire dans la vie des peuples d’Occident. Les terreurs répandues à l’approche de l’an mil avaient déterminé plus particulièrement le courant de l’activité exubérante qui fermentait au sein des races nouvelles. D’tin élan spontané, ceux qui croyaient proche le jugement dernier se précipitèrent pour implorer la miséricorde divine vers les lieux mêmes où s’était accompli le mystère de la Rédemption. A cette époque, dit un historien contemporain[24], une multitude innombrable commença à se diriger a vers le tombeau du Sauveur, à Jérusalem. Petit peuple, gens de moyenne condition, rois, comtes, prélats, nobles dames mêlées aux femmes pauvres, tous s’y rendaient en foule.

L’Église consacra alors la vertu expiatoire que les fidèles avaient attachée à ces lointains et périlleux voyages : elle remplaça les pénitences canoniques en vigueur dans les dix premiers siècles par les pèlerinages.

Des exemples récents et mémorables avaient pu indiquer à Godefroi cette voie de salut. Moins de dix ans auparavant, le préfet de Rome, Censio, complice lui aussi de Henri IV, ayant soulevé contre Grégoire VII une émeute populaire, avait même osé arracher le pape à l’autel au milieu de l’office de Noël (1075), le traîner par les cheveux dans l’église Sainte-Marie-Majeure et le jeter dans un cachot. C’est un pèlerinage aux lieux saints qui lui fut imposé pour obtenir l’absolution de cet attentat.

Il avait aussi entendu raconter qu’environ un demi-siècle plus tôt, deux célèbres criminels, vassaux de la couronne de France, Robert le Diable, duc de Normandie, qui avait empoisonné son frère, et le comte d’Anjou, Foulques Néta, assassin de sa femme, touchés de repentir, avaient mérité, en visitant le saint sépulcre, de rentrer dans la communion chrétienne. Enfin, dans le temps même où il fit son vœu, un puissant feudataire de son voisinage, ce Robert le Frison dont on a déjà parlé, expia par le même moyen des usurpations de biens ecclésiastiques.

Ainsi le pèlerinage était la réparation suprême infligée aux plus grands coupables. Godefroi l’embrassa spontanément, et de ce jour, sa conscience ayant retrouvé le calme, il sentit diminuer le mal qui le dévorait. Bientôt il fut hors de danger ; mais il n’arriva à une guérison complète que douze ans plus tard, quand il entreprit l’accomplissement de son vœu.

En attendant, le repentir sincère qu’il éprouvait d’avoir envahi le domaine du saint-siège ne le détacha pas du service de Henri IV, à qui il demeura toujours soumis comme à son suzerain. Cependant, depuis l’expédition d’Italie, il ne semble pas lui avoir prêté un concours bien actif. On ne le trouve mêlé à aucun des événements remarquables de la guerre contre Hermann de Luxembourg, que les seigneurs de la ligue saxonne avaient proclamé roi après la mort de Rodolphe. Au contraire, il était à cette époque fort occupé à batailler pour son propre compte, et pour la défense ou l’extension de ses droits seigneuriaux.

Le comte de Namur avait profité des quatre ou cinq années d’absence presque continuelle de Godefroi, pour guerroyer contre le fief de Bouillon. Mais ce domaine, privé de son châtelain, était protégé avec zèle par Henri de Liège. L’évêque avait même, dans l’intérêt de son jeune voisin, acheté, en 1082, de la comtesse Richilde de Hainaut la terre de Mirwart ; il en avait restauré et fortifié à grands frais le donjon, d’où ses gens d’armes gênaient fort, depuis ce moment, les entreprises du comte Albert[25].

Celui-ci, cependant, tenta en 1086 une nouvelle attaque. Il réunit à ses propres vassaux ceux de l’évêché de Verdun, et s’avança jusqu’à Bouillon, dont il commença le siége. Godefroi s’y trouvait alors. On sait que cette citadelle passait pour inexpugnable. La ceinture de collines qui l’environnait lui faisait une formidable défense et rendait l’assaut impose Bible. En outre, d’épaisses forêts, couvrant les versants de ces collines jusqu’à une distance d’au moins une lieue, empêchaient l’investissement régulier de la place[26]. Godefroi pouvait donc, tranquille derrière ses remparts, braver l’ennemi et le laisser se consumer dans des travaux stériles. Mais une semblable tactique ne convenait pas à l’humeur impétueuse du jeune chevalier, Il fit, à la tête de sa garnison, une vigoureuse sortie, repoussa les assiégeants, les mit en déroute, et rentra dans le château avec beaucoup de prisonniers.

De ce nombre était Henri, comte de Grandpré, espèce de chef de partisans à la solde de l’évêque de Verdun. Pour obtenir sa liberté sans rançon, Henri embrassa le parti du vainqueur, et se mit à brigander désormais sur les terres de ses anciens alliés[27]. Ses expéditions nocturnes, conduites avec une prodigieuse audace et habilement dissimulées, portaient souvent la terreur et la ruine jusqu’aux portes de Verdun, sans que les troupes épiscopales pussent jamais connaître à temps les marches du terrible ravageur.

Godefroi ne se borna pas à lancer contre ses ennemis cet auxiliaire d’aventure. B prit lui-même l’offensive, et, pour punir l’évêque Thierri d’avoir appuyé l’agression du comte de Namur, il construisit aux confins du Verdunois, dans sa terre de Stenai[28], un château fort, d’où ses bandes de soudoyers[29] firent aussi des chevauchées, à la façon des gens de Grand pré, sur le territoire ennemi.

Thierri et son vicomte se mirent en campagne avec tout le vasselage des comtés de Verdun et de Namur, et vinrent assiéger Stenai. Le seigneur de Bouillon, accouru à la défense de la place, y arriva en même temps qu’eux, et soutint en plaine une bataille longue et sanglante. La fatigue seule y mit un terme : mais ni l’une ni l’antre des deux armées en présence n’avait reculé. Godefroi entra dans Stenai, tandis que les gens de Verdun dressaient leurs tentes sur le champ de bataille, et commençaient l’investissement.

Godefroi réussit néanmoins à envoyer des courriers à ses frères Eustache et Baudouin, qui recrutèrent à la hâte chacun une troupe, le premier en France, dans le comté de Boulogne, le second en Germanie.

L’approche de ces renforts fit lever le siége de Stenai. Peu après, en 1088, la paix fut enfin conclue, grâce à l’intervention de l’évêque de Liège, ami commun des belligérants. Avant d’être élevé à l’épiscopat par le crédit de Godefroi le Bossu, son parent, Henri avait été archidiacre de Verdun, sous l’évêque Thierri. Il avait même encore dans le camp de ce prélat son frère Ferri de Toul, dont les deux fils, Renaut et Pierre, également attachés alors au parti verdunois, s’illustrèrent plus tard à la première croisade, sous les ordres de Godefroi de Bouillon.

Thierri, après douze ans de luttes pour conquérir et garder le gouvernement temporel de son évêché, y renonça, par lassitude ou par persuasion, au profit de son infatigable rival. Il céda à Godefroi le titre et les droits de comte de Verdun, et Albert de Namur expia ses entreprises contre Bouillon par la perte de sa vicomté.

Godefroi commençait enfin à triompher de la mauvaise fortune. Il vit lui revenir presque tout d’un coup l’héritage entier de la maison d’Ardennes. Voici dans quelles circonstances : Hermann de Luxembourg étant mort dans ce temps-là, les villes lombardes offrirent à Conrad, fils de Henri IV, la couronne que la diète de Tribur avait, dix ans plus tôt, enlevée à son père excommunié. Conrad accepta, et Henri, demeuré le maître en Allemagne, le punit de sa révolte en le dépouillant de tous ses biens. On se rappelle que c’était sur la tête de Conrad qu’il avait mis le duché de Basse-Lorraine, lorsqu’en 1076 il en refusa l’investiture à l’héritier de Godefroi le Bossu. Les événements venaient de lui prouver l’imprudence de cette politique, car il n’avait pas eu d’auxiliaire plus dévoué et plus utile que le jeune vassal disgracié. Il voulut alors réparer envers Godefroi de Bouillon[30] sa longue injustice en lui rendant le grand fief bénéficiaire. Le nouveau duc se trouvait donc être, à l’âge de vingt-huit ans à peine, un des plus puissants feudataires de la chrétienté.

 

 

 



[1] C’est ainsi que fut désigné le fils cadet du comte Eustache aux Grenons, jusqu’au jour où il fut mis régulièrement en possession de la seigneurie de Bouillon (1088). Laurent de Liège, écrivain de la première moitié du douzième siècle, l’appelle Godefroi de Boulogne. (Spicil., II, in-f°, 244).

[2] L’Empereur prononça la spoliation de Godefroi à Utrecht, pendant les fêtes de Pâques 1076. Pâques tombait cette année-là le 27 mars. (Lambert de Schafnabourg, ann. 1076, ap. D. Bouquet, XIII, p. 545.)

[3] D. Bouquet, XIII, p. 545.

[4] Le titre allemand de margrave correspond à celui de marquis, c’est-à-dire gouverneur d’une marche ou frontière.

[5] Les anciens historiens l’appellent aussi Théodoric, Diétrich. Ce sont les formes diverses d’un même nom d’origine germanique, dont le type latin est Theodericus.

[6] Ferri ou Frédéric, du type latin Fredericus. — Sur ces origines du comté de Verdun, voir l’Art de vérifier les dates, t. III, comtes de Verdun.

[7] Sur ces événements, et en général sur tous les rapports de la maison d’Ardennes avec les évêques de Verdun, voir l’Histoire des évêques de Verdun, par Laurent de Liège, ap. D. Bouquet, t. XIII.

[8] Hist. du monastère de Saint-Hubert, ap. D. Bouquet, XIII, 587. — Chronique d’Albéric de Trois-Fontaines, ibid., p. 684.

[9] Art de vérifier les dates, chronologie des comtes de Namur, notice d’Albert III.

[10] Art de vérifier les dates, chronologie des comtes de Namur, notice d’Albert III.

[11] C’est l’opinion d’Albéric de Trois-Fontaines, ap. D. Bouquet, XIII, 684.

[12] Histoire du monastère de Saint-Hubert, ap. D. Bouquet, XIII, 587.

[13] Histoire du monastère de Saint-Hubert, ap. D. Bouquet, XIII, 587.

[14] Toutefois le saint-siège, dont on expliquera plus loin le rôle de souverain arbitre dans les guerres nationales, pouvait intervenir aussi, pour la sauvegarde des lois divines, dans les hostilités de seigneur à seigneur.

[15] Guillaume de Tyr et l’Estoire de Eracles, l. IX, ch. VII.

[16] Laurent de Liège, Hist. des évêques de Verdun, ap. D. Bouquet, t. XIII, 629.

[17] Lambert de Schafnabourg, ann. 1073.

[18] L’hériban était l’appel aux armes de tous ses vassaux et arrière-vassaux.

[19] Lambert de Schafnabourg, ann. 1075. Le récit suivant des événements politiques et militaires d’Allemagne jusqu’en 1080 est un résumé des histoires générales, dont on n’a pas cru utile d’indiquer les sources. Pour les points controversés, voir Rohrbacher, Hist. universelle de l’Église catholique, t. XIV.

[20] Rohrbacher, Histoire universelle de l’Église catholique, liv. LXIV, t. XIV, p. 358.

[21] Guillaume de Tyr, l. IX, ch. V.

[22] Chronique de Berthold (prêtre de Constance et contemporain), ann. 1080.

[23] Baronius, Annales, ann. 1080-1083.

[24] Raoul Glaber.

[25] Laurent de Liège, Histoire des évêques de Verdun, ap. D. Bouquet, XIII, 628.

[26] Chapeauville, Histoire des évêques de Liège, t. II, p. 578.

[27] Art de vérifier les dates, chronologie des comtes de Grandpré, Notice de Henri Ier.

[28] Laurent de Liège, Histoire des évêques de Verdun, ap. D. Bouquet, XIII, 628.

[29] Soudoyer ou soldat, signifie proprement le combattent qui reçoit une solde en argent.

[30] C’est à partir de cette époque seulement qu’on peut lui donner ce nom, le fief de Bouillon lui ayant été disputé jusqu’alors même par l’autorité à qui en appartenait, nominalement du moins, l’investiture, c’est-à-dire l’église métropolitaine de Reims.