GODEFROI DE BOUILLON

 

CHAPITRE I. — LA FAMILLE ET L’ENFANCE DE GODEFROI DE BOUILLON. 1057-1076.

 

 

Le domaine qui donna son nom au héros de la première croisade avait pour chef-lieu la petite ville de Bouillon, située aujourd’hui dans le Luxembourg belge, sur la rivière de Semoye, entre Mouzon et Sedan. C’était, au onzième siècle, une possession de l’église métropolitaine de Reims, inféodée à la puissante maison des comtes d’Ardennes[1]. Cette famille, d’où sortit Godefroi de Bouillon, tenait alors comme son principal fief le duché de Lorraine, dans la mouvance[2] de l’Empire.

Un malheureux enchaînement d’agitations politiques, de guerres, de traités, également funestes à la France, l’avait privée de ses provinces de l’Est, devenues ainsi une simple division territoriale du royaume de Germanie.

La Lorraine avait commencé par être un royaume indépendant, détaché en 855 de l’héritage de Charlemagne au profit de son arrière-petit-fils Lother. C’est à cause de cette origine qu’on l’appela Lorraine, c’est-à-dire la part de Lother, en latin Lotharingia. On lui avait alors assigné pour limites le Rhin, la Meuse, et l’Escaut. Cette création factice, qui ne répondait à aucune loi d’autonomie nationale, n’eut qu’une durée éphémère. Le royaume de Lorraine était trop faible pour suffire à sa propre défense, et par conséquent ne pouvait subsister isolément entre les deux puissantes nationalités française et allemande qui l’étreignaient. Il flotta quelque temps de l’une à l’antre après la mort de Lother, et n’eut plus dès lors de souverain particulier. Les habitants étaient Français par leurs affinités de race autant que par leur position géographique ; ils tendirent à rentrer dans le sein de la patrie commune.

Mais les rivalités de famille, qui avaient seules déterminé les princes carolingiens à faire de cette contrée un État à part, lui préparaient encore un triste avenir de tiraillements et d’oppression.

C’était la branche germanique des descendants de Charlemagne qui était héritière légitime des domaines de la couronne de Lother : la possession lui en fut toutefois disputée, d’abord avec avantage, par la branche française. Mais la déposition de Charles le Gros (887), en transportant définitivement au roi d’outre-Rhin le titre impérial, fit également passer la Lorraine sous leur domination.

De ce moment, dans la vieille Gaule, où la race carolingienne n’avait d’autres représentants que la postérité illégitime et incapable de Louis le Bègue, les assemblées de grands feudataires, qui formaient alors le collège électoral de la royauté, commencent à lui opposer la famille de Robert le Fort, illustrée par ses exploits contre les Normands, et qui, en l’espace de quarante ans, de 887 à 923, mit trois de ses membres sur le trône, C’était l’inauguration d’une politique nouvelle, féconde en grands résultats pour l’autonomie et la prospérité nationale, mais dont le bienfait ne devait pas s’étendre à la Lorraine. Les rois de la maison ducale n’eurent garde, en la revendiquant, d’armer contre eux les empereurs. Durant toute cette période de transition, où s’organisent des grands États de la chrétienté, cette province sans tradition est comme liée à la destinée personnelle des descendants de Charlemagne, dont elle suit les vicissitudes alternativement de l’un et de l’autre côté du Rhin. Quand cette race s’éteint sur le trône de Germanie avec Louis l’Enfant, en 912, les Lorrains se jettent de nouveau dans les bras des carolingiens, qui s’étaient refait un parti eu France. Charles le Simple et Louis d’Outremer n’eurent paf, de meilleur appui que les populations des bords de la Meuse. Aussi Hugues le Grand, vainqueur avec l’aide de l’empereur Otton, n’hésita pas à laisser au pouvoir du césar germanique leu Lorrains, leurs ennemis communs.

Le conquérant, pour façonner cette province an joug allemand, la donna à son frère Brunon, archevêque de Cologne, administrateur habile et sage. Mais l’énergie et l’adresse d’un homme n’auraient pu accomplir cette œuvre difficile : Brunon fut obligé de partager son gouvernement en deux duchés, la Haute et la Basse-Lorraine, qu’il fit administrer séparément sous sa suprématie. Cette division paralysait pour jamais tout essai de soulèvement général. Néanmoins l’incorporation de la Lorraine à l’Empire ne se fit pas sans de longues résistances et de fréquentes commotions.

A la mort d’Otton Ier, un dernier effort fut tenté par la France pour la recouvrer. Ce fut le roi Lother qui en forma l’entreprise, de concert avec son frère Charles. Le nouvel empereur, Otton II, n’empêcha le triomphe de ses rivaux qu’en les divisant, et en donnant lui-même satisfaction aux sympathies des Lorrains pour le sang de leurs anciens chefs : il accorda au carolingien Charles l’investiture du duché do Basse-Lorraine, à condition qu’il le tiendrait comme fief de la couronne germanique (975). Lother, appuyé seulement par la partie de la province qui n’était pas soumise à son frère[3], ne tarda pas à en être chassé par les troupes allemandes.

Douze ans plus tard, l’avènement de la dynastie capétienne, proclamé dans l’assemblée électorale de Noyon, acheva d’isoler la Lorraine de la France. Le candidat carolingien, Charles de Basse-Lorraine, repoussé par les grands, fut dès lors rivé au vasselage de l’empire, et son duché eut le même sort. Quant à la Haute-Lorraine, Hugues Capet, proclamé roi, afin d’écarter les chances d’une lutte inégale avec l’empereur Otton, ne fit valoir sur elle aucune prétention.

Ce fatal désistement, commandé, il faut le reconnaître, à Hugues Capet par les circonstances, fut encore poussé plus loin par son successeur. En 4024, à la faveur des troubles qui marquèrent, en Allemagne, l’avènement de la maison impériale de Franconie, les Lorrains secouèrent le joug et offrirent leur serment de féauté au roi Robert. Mais la perspective d’une guerre où il eût risqué de perdre même ses États paternels, effaroucha le faible prince, et il refusa leur hommage.

En présence de cette attitude, les Français orientaux prirent leur parti de demeurer sinon paisiblement soumis, au moins incorporés à l’Empire.

Leur territoire formait, comme on l’a dit, deux grands fiefs : le duché de la Haute-Lorraine, appelée plus communément alors Mosellane, à cause de la rivière de Moselle qui la traversait ; et celui de Basse-Lorraine, qui était compris à l’ouest entre la Meuse, l’Escaut et le Rhin, à partir de l’embouchure de la Moselle. C’est à ce dernier que s’appliquait spécialement, au onzième siècle, la désignation de duché de Lorraine, qu’on lui donnera toujours dans cette histoire. Mais, par la suite, l’usage s’établit de l’appeler plutôt duché de Brabant, tandis que le nom primitif de toute la province passa à la Mosellane, qui le conserve encore[4].

Le fils et successeur de Charles de Lorraine, Otton, dernier représentant mâle de la race carolingienne, étant mort en 1005, l’empereur Henri II avait investi de son duché Godefroi, comte en Ardennes. Contrairement à l’usage, alors consacré en France, de l’hérédité de tous les fiefs, la concession des grands duchés de l’empire était bénéficiaire, c’est-à-dire que les titulaires en étaient choisis par le suzerain et révocables à sa volonté. Malgré cette condition précaire, le lignage de Godefroi d’Ardennes se transmit sa tenure[5] à peu près sans interruption pendant soixante-dix ans, jusqu’à l’extinction de la descendance mâle, obtenant à chaque vacance, de gré ou de force, l’investiture impériale.

Godefroi IV, le Barbu, neveu et second successeur du premier Godefroi, fut le plus célèbre de sa race et le plus redoutable, en son temps, des vassaux de l’empire. Outre son duché, où il sut se maintenir en dépit des revendications de l’empereur Henri III, il possédait, comme biens patrimoniaux, le pays de Bouillon et la marche d’Anvers. Par son mariage avec Béatrice, comtesse de Toscane, il devint encore seigneur de la plus riche partie de l’Italie. Une telle réunion de fiefs porta ombrage à son royal suzerain, qui essaya d’y mettre obstacle ; mais son autorité ne prévalut pas contre la force du fier vassal : Godefroi leva des armées, gagna des alliances, et fit avec succès la guerre au maître de la Germanie. Il ne fallut rien moins que l’intervention du pape Victor II pour l’amener à faire la paix, en conservant toutes ses possessions. Non seulement il était en état de traiter d’égal à égal avec la maison de Franconie ; il fut même sur le point de la dépasser en prestige et en puissance. Le pape Étienne IX, élu à la mort de Victor II, au mois de juillet 1057, était frère de Godefroi : il eut la pensée de donner au duc de Lorraine la dignité impériale, qui dépendait du saint-siège, et que la mort de Henri III venait de laisser vacante. Les immenses possessions du duc en Allemagne et en Italie le rendaient propre à exercer la suprématie sur ces deux parties de l’Empire. Mais la mort prématurée d’Étienne, après huit mois seulement de pontificat, empêcha la réalisation d’un dessein qui eût sans doute épargné à la chrétienté les longs troubles civils et religieux où devaient la plonger les derniers césars franconiens.

Dans le temps que s’ouvrait devant lui la perspective de cette haute fortune, le duc Godefroi reçut à Bouillon, où il résidait[6], la visite de son parent Eustache II, comte de Boulogne et de Lens. C’était un baron riche et entreprenant[7], célèbre des deux côtés du détroit par sa vaillance, et plus encore peut être par l’esprit d’ostentation qu’il mêlait à ses faits d’armes. Comme marque de sa domination sur un territoire maritime, il portait à son heaume de guerre deux aigrettes en fanon de baleine à et le fier aspect qu’il savait donner à ses moustaches l’avait fait surnommer Eustache ou Huistace aux Grenons[8]. Il descendait de Charlemagne par sa mère, petite-fille de Charles de Lorraine. Ses qualités personnelles rehaussaient encore l’éclat de ce glorieux lignage, et il n’y dérogea point dans ses alliances. Il avait en effet épousé, vers 1050, une femme de sang royal, Goda, sœur du roi anglo-saxon Edward le Confesseur, et cette union lui avait valu de vastes domaines en Angleterre. Mais il était veuf déjà depuis cinq ou six ans quand il passa à Bouillon. Il revenait alors de Rome, où il avait reconduit après la diète de Cologne le pape Victor Il, accouru en Germanie, peu de mois avant sa mort, pour réconcilier le duc de Lorraine avec l’Empire. Pendant son séjour chez le duc, Eustache, jeune encore, et n’ayant pas d’enfants de son mariage avec la princesse anglaise, s’éprit de la fille de son hôte, nommée Ide. Elle était, au dire des contemporains, remarquable par gentillesse de cœur entre les plus nobles dames d’Occident ; et ses vertus l’ont fait depuis vénérer dans l’Église comme une sainte. Le comte de Boulogne sollicita sa main, et le père, qui se flattait de ceindre bientôt la couronne impériale, ne dédaigna point d’agréer pour gendre le petit-fils de Charlemagne. Le mariage se fit à Cambrai, au mois de décembre 1057.

Quelques historiens prétendent que la dot apportée par Ide à son époux fut ce même château de Bouillon, témoin de leur première rencontre. S’il est vrai que le duc Godefroi, qui avait un fils du même nom que lui, destiné à recueillir ses fiefs héréditaires, ait disposé de celui-ci au profit de son gendre, nul présent ne pouvait être plus agréable à Eustache.

Le logis n’était pas, à vrai dire, un lieu de plaisance simple et grossier donjon, comme toutes les demeures de la féodalité primitive, il se dressait au sommet d’une roche élevée et abrupte, présentant le sauvage aspect et les abords inaccessibles d’une aire d’oiseau de proie. Mais l’isolement et l’horreur même du lieu devaient en faire le principal mérite aux yeux d’un baron batailleur comme le sire de Boulogne ; car toutes les ressources de l’art militaire d’alors venaient échouer contre les défenses formidables dont la nature avait entouré cette citadelle. Sa position sur les confins de la France et de la Lorraine ajoutait un nouveau prix aux avantages particuliers du site : c’était la clef du passage entre le royaume capétien et les provinces de l’empire teutonique.

Dans un temps de guerres perpétuelles, où le moindre vassal se voyait parfois réduit à lutter seul contre des armées royales, où il pouvait aussi, avec quelque audace, rêver d’ériger ses fiefs en seigneuries indépendantes, de semblables moyens de résistance et de domination donnaient la plus haute importance à la possession de Bouillon. Les entreprises ambitieuses qui remplirent la vie d’Eustache aux Grenons prouvent assez qu’il était homme à apprécier la valeur de son nouveau domaine et à en tirer, le cas échéant, le parti le plus profitable à sa fortune. Mais ce n’est ni en France ni en Allemagne que les circonstances devaient l’entraîner à chercher des conquêtes.

Il eut de la comtesse Ide trois fils : Godefroi, le héros de cette histoire, Eustache et Baudouin.

Godefroi, qui devint de bonne heure le plus puissant et le plus illustre, grâce à un concours de qualités personnelles et de circonstances favorables qu’on racontera bientôt, n’était que le second par la naissance. Eustache était son aîné[9]. Le Brabant s’est longtemps attribué et revendique encore de nos jours l’honneur d’avoir été le berceau du chef de la première croisade. Quelques monuments d’histoire locale le font naître, en effet, à Baisy, village voisin de Fleurus. Mais les témoignages les plus anciens et les plus concluants sont en faveur de la France, et après les savants travaux de la critique moderne, il n’est plus permis de douter qu’il n’ait reçu le jour au territoire de Boulogne, dans le domaine paternel[10]. Il naquit vers l’an 1060.

Ide, inspirée par une tendresse active et par une piété éclairée, tint à honneur et considéra comme une obligation étroite autant que douce d’allaiter elle-même ses enfants[11] : elle aurait cru, disait-elle, abdiquer son titre de mère en leur faisant donner par d’autres ces soins du premier âge, dont l’influence est si grande sur la vie des hommes. Elle avait, sur les devoirs de la maternité chrétienne, les austères principes qui devaient distinguer plus tard Blanche de Castille, et dont l’une comme l’autre trouva la récompense dans les vertus et la gloire d’un fils sans égal parmi ses contemporains.

Godefroi avait reçu du ciel les plus heureuses dispositions d’esprit et de cœur pour profiter des leçons et des exemples de sa mère. Il montra dès l’enfance, et développa avec une constante application, le rare assemblage de qualités qui présageaient déjà sa hante destinée. Sa foi vive se manifestait par une grande assiduité à la prière et par les exercices d’une dévotion exacte comme celle d’un moine. La crainte de Dieu, qui remplissait son âme, la fermait aux passions mauvaises, et y lit fleurir cet esprit d’humilité, cette sévère discipline de mœurs, qui devaient offrir un si étrange contraste avec l’orgueil et la dépravation de la société féodale. Libéral et compatissant envers les pauvres, indulgent pour les coupables, affable et généreux avec tout le monde, la loyauté, la justice et la magnanimité, ce triple idéal de la chevalerie, étaient la règle inflexible de sa conduite. A mesure qu’il avança en âge, on vit se révéler à la fois dans son caractère la sérénité d’un philosophe et l’indomptable énergie d’un héros[12].

Sainte ide ne borna pas ses soins à l’éducation morale de ses enfants. Elle apporta une égale sollicitude à cultiver leur intelligence. Elle-même avait étudié les lettres avec succès. Sous sa direction, Godefroi acquit une instruction qui parait avoir été assez sérieuse. Il apprit le latin, langue usuelle des savants et des clercs, ainsi que les idiomes vulgaires des Francs et des Germains : le roman et le tudesque[13]. On le vit plus tard se servir avec facilité de chacune de ces langues, soit dans sa correspondance, soit dans les harangues qu’il adressa aux divers peuples réunis sous ses ordres pendant la croisade.

A l’élévation d’idées et de sentiments qu’il dut dès sa plus tendre jeunesse aux entretiens de sa mère et à la méditation des vérités religieuses, le travail ajouta par la suite un riche fonds de connaissances pratiques. La Providence l’avait doué d’un esprit vif, pénétrant, ingénieux. Il montra toujours pour apprendre ce goût naïf et persévérant qui avait animé Charlemagne. Ce n’est pas, du reste, le seul trait de ressemblance qu’on remarqua dès lors entre cet enfant et son illustre aïeul. Il le rappelait d’une manière frappante, observe un vieux chroniqueur[14], par les aptitudes variées de sa large intelligence.

Ses habitudes dévotes et studieuses n’empêchaient pas qu’il se préparât à tenir avec éclat son rang dans la chevalerie. Les exercices quotidiens qui constituaient le rude apprentissage de la vie militaire lui donnèrent en peu d’années une vigueur de membres prodigieuse et un tempérament robuste, capable de résister à toutes les fatigues et à toutes les privations. Il surpassa bien vite les jeunes gens de son âge par sa dextérité dans le maniement des armes et du cheval. Il excellait à porter et à parer les coups, à terrasser un rival dans une lutte corps à corps, à sauter en selle et à escalader une muraille sous le lourd accoutrement de fer maillé, costume obligé du chevalier en bataille. Tant de force et d’adresse s’alliait chez lui à une audace qui en doublait le prix. Mais cet ardent courage que n’aurait brisé aucun obstacle se laissait déjà dominer et régler par le sang-froid, l’esprit de réflexion et de méthode, qui faisaient le fond de son caractère. Et c’est là le secret des grandes choses qu’il devait accomplir. Devant cet assemblage précoce de qualités physiques et morales, un rival même, remarque un ancien historien, n’aurait pu s’empêcher de lui rendre ce témoignage flatteur : Pour le zèle dans le service de Dieu, il est la fidèle image de sa mère ; pour l’esprit chevaleresque, il continuera son père ![15]

Eustache de Boulogne, dont la célébrité devait être éclipsée par la gloire de son fils Godefroi, faisait en ce temps-là grand bruit par le monde, poursuivant fortune et renom sur maints champs de bataille, et courant d’étranges aventures.

En l’an 1066, Guillaume le Bâtard, duc de Normandie, fit publier son ban de guerre. Il convoquait tous les vaillants hommes, sachant manier l’épée ou l’arbalète, à tenter avec lui la conquête de l’Angleterre. Le Boulonnais lui fournit d’abondantes recrues, et le comte aux grenons s’associa lui-même à l’entreprise. Peut-être avait-il quelques griefs personnels contre le roi saxon, Harald, qui avait succédé à Edward le Confesseur. On sait que celui-ci, beau-frère d’Eustache, lui avait accordé de riches domaines dans son royaume. Or le roi Harald se souciait peu de ratifier les libéralités de son prédécesseur, surtout à l’égard des étrangers ; c’était même sous le prétexte d’un manque de foi de ce genre que le duc de Normandie s’armait contre lui et allait envahir ses États. Eustache, qu’il eût ou non une semblable injure à venger, partagea les périls et les bénéfices de l’expédition. Dans la journée de Hastings, où Guillaume gagna sa couronne, le comte faillit trouver la mort : un violent coup de hache saxonne lui fracassa l’épaule ; mais le conquérant le dédommagea en lui faisant une large et belle part dans les dépouilles du peuple vaincu.

La récompense cependant ne lui suffit pas. L’année suivante, il débarque de nouveau sur la côte anglaise. Cette fois il y venait, à l’instigation du roi de France, guerroyer contre les envahisseurs normands, et soutenir une révolte des Anglo-Saxons dans le pays de Kent. La révolte fut usée ; mais l’issue de cette téméraire équipée ne hissa pas d’être avantageuse au comte Eustache. Le roi Guillaume, encore mai affermi sur son trône, et qui avait éprouvé le courage de son ancien allié, n’ignorait ni les inconvénients de sa rivalité, ni le moyen d’y Mea fin. Il n’eut pas de peine, en effet, à le ramener à son parti en lai concédant de cuvelles terres aux dépens des Saxons expropriés.

Eustache ne devait pas pour «la se tenir à l’écart des interne qui agitèrent pendant longtemps encore la jeune monarchie anglo-normande. Plus de vingt ans après, en 1088, il figure dans une ligue de seigneurs qui voulaient rendre à Robert Courte-heuzes, fils aîné du conquérant, le trône usurpé par son cadet Guillaume le Roux. Ce coup de main, dirigé contre Douvres, échoua comme le précédent, mais sans compensation pour le comte de Boulogne. Guillaume le Roux ne fit pas à ce voisin turbulent l’honneur d’acheter sa neutralité. Et pour la première fois peut-être de sa vie, Eustache revint d’une expédition sans grossir son avoir.

Dans l’intervalle de ses deux tentatives contre les Normands d’outre-mer, il avait soutenu avec plus de succès une guerre importante dans son voisinage. La veuve et le frère puîné de Baudouin de Mons, comte de Flandre, mort en 1071, se disputaient, les armes à la main, la tutelle de son fils et héritier Arnould, âgé de seize ans. La noblesse du comte s’était rangée au parti du frère, Robert le Frison. La veuve, nommée Richilde, chercha des alliances au dehors ; Eustache aux Grenons embrassa sa cause ; il réussit même, par le crédit de son frère Godefroi, évêque de Paris, à lui obtenir un secours du roi de France.

Mais, avant l’arrivée de ce renfort, une rencontre décisive eut lieu à Cassel, le 22 février 1071, et aboutit au dénouement le plus bizarre. Richilde tomba au pouvoir de l’armée ennemie, tandis que son compétiteur, Robert, était fait prisonnier sur un autre point de la mêlée par Eustache de Boulogne, qui l’emmena en lieu sûr à Saint-Omer. Quant au jeune Arnould, combattant à côté de sa mère, il resta parmi les morts. Ainsi les deux partis se trouvèrent privés de leurs chefs, au moment où cette mort augmentait l’intérêt de la lutte en lui donnant pour enjeu la possession même du comté.

Eustache se vit alors l’arbitre de la situation. Il en profita pour gagner une puissante alliance au prix d’un de ces brusques revirements qui ne répugnaient pas, on le sait, à son caractère. La fortune s’était prononcée pour Robert le Frison : il suivit la fortune, et se hâta de rendre la liberté à son prisonnier, en échange de celle de Richilde, qui n’avait plus désormais ni prétexte ni ressources pour continuer à disputer le gouvernement de la Flandre. La comtesse, en effet, laissa son beau-frère recueillir paisiblement la succession d’Arnould. Elle se retira auprès de son second fils Baudouin, comte de Hainaut, que nous trouverons à la croisade parmi les compagnons de Godefroi de Bouillon.

Cependant le roi de France, suzerain de la Flandre, refusa de ratifier un arrangement qui livrait son fief à Robert, contre qui il s’était déclaré. Malgré le désistement de Richilde, il presse la marche des secours qu’il lui destinait, et vient mettre en personne le siége devant Saint-Omer. Le nouveau comte n’était pas en état de résister à l’armée royale. Pour conjurer le danger, il implore l’intervention du seigneur de Boulogne : celui-ci fait agir l’évêque de Paris, qui était alors dans le camp de Philippe. On trompe, on intimide le faible roi, on le détermine à la retraite, en lui faisant croire que des renforts sont amenés pour débloquer la place. Robert paya ce service par l’abandon de la forêt de Bethloo, qui demeura dès lors incorporée au comté de Boulogne.

On peut assez connaître, d’après ce rapide exposé de ses faits et gestes, quel homme était le père du libérateur des lieux saints. Ambitieux et surtout turbulent, plus prompt qu’habile à saisir les voies de la fortune, opiniâtre à la poursuivre, et capable, pour l’atteindre, de pousser la bravoure jusqu’à l’héroïsme, mais jamais l’héroïsme jusqu’au désintéressement : tel parait avoir été ce personnage, type curieux et complet du baron féodal[16].

Quelque rapport que les chroniqueurs aient vu entre le caractère d’Eustache et celui de son glorieux fils, Godefroi de Bouillon, le héros preux et droiturier sans nulle convoitise, devait réaliser d’une façon bien supérieure l’idéal du chevalier chrétien.

D’ailleurs il fut peu à même de recevoir les leçons et de subir l’influence des exemples de son père ; car, à peine adolescent, il fut appelé auprès du duc de Basse-Lorraine, qui lui destinait son héritage.

Godefroi le Bossu, frère de la comtesse de Boulogne, était devenu en 1070, par la mort de son père, duc de Lorraine et seigneur des domaines héréditaires de la famille. Il était marié, depuis sept ans alors, avec une femme célèbre, qui se trouvera mêlée à d’autres événements de cette histoire : c’était Mathilde, comtesse de Toscane. Ce mariage, fruit d’un calcul ambitieux de Godefroi le Barbu, qui avait pensé perpétuer la domination de sa famille au delà des monts en unissant son fils à l’unique héritière de Béatrice, sa seconde femme, ne devait pas être heureux. Aucun lien de sympathie n’attacha jamais l’un à l’autre les deux époux ; et quand, en 1070, Godefroi vint en Lorraine, où les soins de son administration le forçaient désormais de s’établir, sa femme refusa de le suivre et demeura en Toscane.

Trois ans après, à la suite d’une guerre dans laquelle il fit sur Robert de Flandre la conquête du comté de Frise (Hollande), Godefroi repassa les monts et pressa de nouveau, mais en vain, Mathilde de venir habiter avec lui. Elle le laissa repartir seul, et la rupture entre eux fut désormais consommée[17].

C’est probablement à la suite de cette démarche infructueuse que le duc de Lorraine, qui n’avait point d’enfants, résolut de se créer une famille en adoptant celui des fils de sa sœur qui portait le même nom que lui.

Toujours est-il que nous voyons vers cette époque le jeune Godefroi de Boulogne devenir le compagnon de son oncle. Il continua auprès de lui les exercices préparatoires au saint ordre de chevalerie, et peut- être le suivit-il dans les expéditions auxquelles le duc, vassal et zélé partisan de la maison de Franconie, prit part les années suivantes contre les Saxons révoltés. Mais il ne pouvait être alors qu’un obscur poursuivant d’armes, réduit dans les combats à l’outillement militaire des vilains, jusqu’à ce que sa majorité lui permit de faire en personne le service d’un fief, et par conséquent de porter l’épée.

Cette majorité, pour les hommes nobles, était fixée alors à la quinzième année. A peine en eut-il dépasse l’âge, qu’il fut appelé à en exercer les droits, car il perdit son protecteur dès le commencement de l’année 1076. Le duc de Basse-Lorraine revenait de visiter avec son neveu la Frise, sa récente conquête. Se trouvant à Anvers, il y fut assassiné le 26 février, dans un guet-apens, par le cuisinier du comte de Flandre, qui lui enfonça par derrière un fer de lance dans les intestins. Il ne survécut que sept jours à cette atroce blessure[18]. Personne ne douta que ce meurtre n’eût été commis par les ordres de Robert de Flandre lui-même. C’est ainsi qu’il se vengeait sur son vainqueur de la perte de la Hollande.

Dans la société féodale, où, faute de pouvoir souverain assez fort pour faire des lois et les appliquer, la guerre privée, érigée en institution publique, décidait toutes les querelles et déterminait tous les droits, l’assassinat était une sorte de voie d’appel, que plus d’un trouvait naturel et légitime d’opposer aux décisions de cette justice barbare. Quand le meurtrier était un puissant feudataire comme le comte de Flandre, nulle répression ne pouvait l’atteindre. Aussi le crime d’Anvers demeura impuni.

 

 

 



[1] Art de vérifier les dates. — Évêques-princes de Liége, article consacré à l’évêque Othert.

[2] On appelait ainsi la dépendance féodale.

[3] C’est la seule qui manifesta depuis lors des instincts français.

[4] Art de vérifier les dates. — Ducs de Lorraine ; ducs de Brabant ou de Lothier.

[5] La tenure, c’est la possession de la terre noble aux conditions ordinaires du vasselage féodal.

[6] Dès 1048, Godefroi le Barbu, à la suite de graves démêlés avec son suzerain Henri III, avait été dépouillé de son duché de Lorraine et réduit à ses seuls domaines patrimoniaux, au nombre desquels se trouvait Bouillon. Il ne rentra en grâce qu’en 1056, avec le nouvel empereur Henri IV, à la diète de Cologne. Mais Ferri de Luxembourg, qui avait été investi en 1048 du fief de Lorraine, continua d’en jouir jusqu’à sa mort en 1065, et c’est à cette époque seulement que Godefroi y fut réintégré. Dans l’intervalle, il avait habituellement séjourné en Italie, dans les États de sa seconde femme, la comtesse de Toscane. En 1057 cependant, après sa réconciliation avec l’Empereur, il parait qu’il demeura quelque temps au château de Bouillon, où il reçut la visite d’Eustache ; mais, le mariage de sa fille accompli, il ne tarda guère à regagner la Toscane.

[7] Voir l’article qui lui est consacré dans l’Art de vérifier les dates, dans la chronologie des comtes de Boulogne.

[8] Grenons, dans la langue romane, signifie moustaches.

[9] On n’est pas encore d’accord sur l’ordre dans lequel naquirent les enfants du comte Eustache II de Boulogne. Plusieurs historiens anciens ont prétendu que Godefroi était rainé. L’opinion contraire adoptée ici est celle d’un contemporain et d’un compatriote des personnages dont il s’agit, le moine du Wast (près Boulogne), qui écrivit au commencement du douzième siècle la Vie de la bienheureuse Ide de Boulogne (dans les Bollandistes, à la date du 13 avril). Le premier de ses fils, dit-il, fut Eustache ; marchant sur les traces de son père, il tint d’une main ferme le gouvernement de son héritage. Le second fut Godefroi, héritier des possessions et du titre du duc son aïeul, dont il portait le nom. Guillaume de Tyr, et après lui un certain nombre d’autres auteurs, ont encore attribué à Godefroi de Bouillon un troisième frère, qui se serait appelé Guillaume. Mézerai, dans son Histoire de France, t. II, p. 55, parle de Guillaume, baron de Joinville, frère de Godefroi de Bouillon. Mais si ce Guillaume a réellement existé, il faut croire qu’il mourut jeune, ou du moins sans avoir fait quoi que ce soit de remarquable ; car il n’a laissé aucune trace dans l’histoire.

[10] M. l’abbé B. Barbe, dans deux brochures : 1° Du Lieu de naissance de Godefroi de Bouillon, à propos du projet de lui élever un monument dans la ville de Boulogne-sur-Mer (1855) ; 2° Nouveaux Éclaircissements sur la question du lieu de naissance de Godefroi de Bouillon, en réponse à une Notice de M. le recteur de l’Université de Louvain sur le même sujet (1858), a victorieusement démontré l’inexactitude des traditions brabançonnes. Les documents écrits le plus rapprochés du temps où vivait Godefroi de Bouillon, en particulier la Biographie de la B. Ide par le moine du Wast, placent tous le lieu de naissance du héros dans le Boulonnais C’est seulement un siècle et demi plus tard qu’on rencontre le premier texte en faveur de Baisy. Il est d’ailleurs tout à fait invraisemblable de supposer que la comtesse Ide résidât dans ce village, si éloigné du siége du gouvernement de son mari. (Voyez les Nouveaux Éclaircissements, p. 17-19.)

[11] Vie de la bienheureuse Ide, par le moine du Wast.

[12] Guillaume de Tyr, liv. IX ; Robert le Moine, liv. I.

[13] Otton de Frisingue, Chronique, liv. VII, ch. IV ; Chronique d’Ursperg, ann. 1099 ; Histoire littéraire de la France par les bénédictins, t. VIII, p. 600.

[14] Il y avait en lui plus d’un Charlemagne (oui vers plurimus inerat Carolus). Guillaume de Malmesbury, IV. Dans le Recueil des historiens de France de D. Bouquet, t. XIII, col. 7.

[15] Raoul de Caen, ch. XIV.

[16] Art de vérifier les dates, comtes de Boulogne, article consacré à Eustache II.

[17] Art de vérifier les dates, ducs de Brabant, article consacré à Godefroi V le Bossu

[18] Art de vérifier les dates, ducs de Brabant, article consacré à Godefroi V le Bossu.