CHARLEMAGNE

 

CHAPITRE XIV. — MORT DES PRINCES ROYAUX PÉPIN ET CHARLES - COURONNEMENT DE LOUIS - TESTAMENT ET MORT DE CHARLEMAGNE.

807-814

 

 

MALGRÉ les apparences les plus rassurantes, la paix ne pouvait être ni longue ni même complète sur la ligne immense des frontières de l’empire. D’un côté les peuples méridionaux, Sarrasins et Grecs, rejetés hors du concert des États européens ; de l’autre, les tribus païennes des Danois et des Slaves, avides de prendre leur part des riches contrées où les Germains s’étaient établis, formaient autour de la monarchie franke une ceinture d’ennemis intraitables.

L’échec de leurs tentatives contre la Corse n’avait pas découragé les pirates maures. Ils y revinrent dans le courant de l’année 807, et attaquèrent d’abord la Sardaigne. Les insulaires les repoussèrent et tuèrent trois mille hommes aux assaillants, qui cinglèrent à toutes voiles vers le littoral corse. Mais il était défendu cette fois par une croisière franke que l’empereur y avait envoyée sous les ordres de son connétable Burkard. Là encore leur déroute fut complète, et les vaisseaux échappés au double désastre de cette campagne ne ramenèrent dans leurs repaires de la côte espagnole, au lieu des cargaisons habituelles, que des équipages décimés. Malheureusement le succès ayant inspiré aux officiers impériaux une imprudente confiance, on abandonna la surveillance des îles italiennes, et les pirates venus à la charge contre cette riche proie dès l’année suivante, puis encore deux fois en 810, prirent cruellement leur revanche. Dans la première de ces expéditions, le samedi saint, 808, ils enlevèrent toute la population d’une ville corse, à l’exception de l’évêque et de quelques autres vieillards trop débiles pour trouver des acheteurs sur les marchés d’esclaves des villes musulmanes. La capture des esclaves chrétiens était le principal objet de ces incursions. Pour leur coup d’essai, et avant même de pousser jusqu’aux rivages italiens, les redoutables écumeurs de mer avaient fait une descente dans les Baléares et y avaient pris soixante moines. Quelques-uns de ces moines, dit une chronique, retournèrent dans leur pays, grâce à la libéralité de l’empereur[1]. Ainsi le maître tout-puissant du continent européen, après avoir vu les embarcations des Normands venir le braver jusque dans les ports de France, en était réduit à racheter à prix d’argent, dans les bazars mauresques, ses sujets du Midi qu’il ne parvenait pas à protéger contre leurs insaisissables ravisseurs. Déjà commençait pour la France la longue série des humiliations que devait lui causer son inhabileté dans les entreprises navales. La Sardaigne, attaquée de nouveau en 810, réussit encore à se défendre ou du moins à se débarrasser des pillards. Mais ils prirent pied dans la Corse, qui demeura presque tout entière en leur pouvoir.

La guerre continentale s’était rallumée sur ces entrefaites contre les musulmans d’Espagne. Louis, pour venger son vassal Bahlul, reparut en personne à la tête d’une armée considérable à Barcelone, en 809. Il n’eut pas de peine à rentrer dans Tarragone ; mais son ambition ne se bornait pas à recouvrer les territoires précédemment soumis à sa domination. Il tenait à s’emparer de Tortose, place forte commandant l’embouchure de l’Èbre, et qui était la clef du passage entre la Marche franke et les possessions arabes. De Tarragone à Tortose, pas une ville, pas une bourgade, pas un champ cultivé n’échappa aux flammes et à la dévastation. Arrivé à Santa-Colomba, le roi d’Aquitaine partagea son armée en deux corps. Il conduisit lui-même le premier sous les murs de Tortose, et chargea ses lieutenants, les comtes Isambert, Adhémar, Béra et Burrel, d’aller avec le second au delà de l’Èbre, couper le passage aux troupes de Cordoue.

Les comtes mirent autant d’adresse que de promptitude à exécuter cette mission. Marchant la nuit, se cachant sous bois pendant le jour, leurs soldats passèrent à la nage la Cinca et l’Èbre et poussèrent, sans donner l’éveil, jusqu’à Villa Rubea, qu’ils surprirent et où ils firent un immense butin. Mais dès lors leur manœuvre était découverte. Les fuyards répandirent au loin la nouvelle de l’invasion, et de nombreux bataillons musulmans accoururent se poster à l’issue du val d’Ibana, défilé étroit et profond, nouveau Roncevaux,-resserré entre des montagnes escarpées, et où il était facile d’écraser les Franks s’ils avaient l’imprudence de s’y engager. Ceux-ci, avertis du péril, se décidèrent à rétrograder, mais en faisant toujours face à l’ennemi. Après vingt jours de cette course audacieuse, et malheureusement sans résultats, ils rentraient en bon ordre au camp du roi. Les travaux des assiégeants pendant ce temps étaient restés infructueux. L’approche de l’armée musulmane formée au val d’Ibana détermina Louis à abandonner son entreprise et à repasser les Pyrénées[2].

La ligne de l’Èbre restait donc l’inexpugnable boulevard de la domination arabe, et la frontière franke, mal couverte par des places secondaires comme Tarragone et Huesca en face des forteresses de Tortose et de Saragosse, avait besoin d’une active surveillance. Le soin en était confié à un seigneur aquitain, le comte Aureolus, investi du gouvernement de Huesca. Mais Aureolus mourut peu après la retraite de Louis, et toutes les positions dont il avait la défense furent envahies par Amruis, wali arabe de Saragosse. Ce grand échec parut néanmoins tout d’abord devoir tourner à l’avantage des armées chrétiennes. Amruis, en effet, comme presque tous les walis du Nord, visait à se faire une principauté indépendante. Pour y arriver, et afin de s’assurer en cas de besoin une protection contre l’émir de Cordoue, il envoya offrir à Charlemagne de lui faire hommage de toutes les places qu’il occupait, y compris Saragosse. Au prix de cette précieuse annexion, l’empereur consentit à investir le traître musulman de la succession d’Aureolus. Des officiers impériaux vinrent dans ce but d’Aix-la-Chapelle à Saragosse (810). Mais Amruis les amusa par des faux-fuyants, et demanda que sa situation fût réglée dans la conférence où se réuniraient tous les comtes franks de la Marche[3].

Cependant le bruit de cette défection avait jeté l’alarme à Cordoue. Le jeune Abd-el-Raman, fils de l’émir, accouru pour en tirer vengeance, entra victorieusement à Saragosse et força Amruis de s’enfermer dans Huesca, où il n’eut pas le temps de le poursuivre, rappelé par son père, dont le royaume était en proie aux plus affreuses dissensions[4].

Absorbé par ses luttes de l’intérieur contre les factions rivales et contre les chrétiens des Asturies, Hakem, malgré ses succès sur l’Èbre, adressa à l’empereur des propositions pacifiques qui furent agréées. Un traité, le premier qu’on eût vu entre les Maures et une puissance chrétienne, fut négocié et conclu à Aix-la-Chapelle, dans le courant de l’automne 810. Il consacrait le statu quo, sans aucune extension de la domination franke en Espagne, telle que l’avait faite la prise de Barcelone huit ans auparavant[5].

A la même époque se terminait, avec aussi peu de succès pour les armes frankes, le conflit relatif à la possession des côtes de l’Adriatique. On a vu comment la faction byzantine avait été abattue dans la Vénétie, en 804, par l’expulsion de son chef, le doge Johannes. Le nouveau doge, Obelerius, avait vis-à-vis de l’empire frank des obligations personnelles qui semblaient garantir sa fidélité. Il se montra en effet, au début, très dévoué à Charlemagne. Deux ans après son élévation, en 806, on le vit venir à l’assemblée de Thionville renouveler son hommage. Son frère Beatus, associé à sa dignité, ainsi que le doge et l’évêque de Zara, l’accompagnaient, et firent pour leur propre compte la même démarche. A cette nouvelle, la flotte grecque, commandée par le patrice Nicetas, alla faire une démonstration menaçante jusque dans les lagunes vénitiennes[6]. Mais le parti byzantin, toujours en minorité dans la république, ne put rien faire pour le patrice, qui fut obligé de se retirer après avoir conclu avec Pépin des conventions de paix ou de trêve d’ailleurs tout à fait éphémères (807). La paix, si laborieusement faite à l’avènement de Nicéphore, était définitivement rompue.

Les Vénitiens avaient préparé de tous leurs efforts ce résultat. Ils travaillaient à fonder l’indépendance de leur ambitieuse république sur la division des deux grandes puissances qui s’en disputaient la souveraineté. Les doges, pour conserver la faveur populaire, étaient obligés à une politique de bascule entre ces puissances. Obelerius n’avait pas tardé à en voir la nécessité et à s’y soumettre. Pépin, voulant asseoir d’une façon plus solide sa domination dans la Dalmatie, invita son vassal de Venise à se joindre à l’expédition. Celui-ci ne put décider son peuple indocile à seconder un voisin déjà trop puissant : Nous ne reconnaissons pas d’autre maître, répondirent les Vénitiens, que l’empereur de Constantinople[7].

A cet appel indirect, l’amiral grec, Paul de Céphalonie, accourut dans les eaux de la Vénétie à la tête d’une escadre (809). Il fit une tentative contre Comacchio, ville du littoral romagnol ; mais elle fut repoussée par la garnison franke. Soit que cet échec les eût refroidis, soit qu’ils regrettassent de s’être tant engagés vis-à-vis du Bas-Empire, les Vénitiens refusèrent de recevoir l’escadre. Paul essaya alors des négociations avec Pépin ; mais elles furent contrariées par les menées des doges Obelerius et Beatus, prévoyant bien qu’un raccommodement des deux empires les exposerait à rendre un compte sévère de leur attitude équivoque. Paul, entouré d’embûches, s’empressa de faire voile vers Constantinople[8].

Ce fut le tour de Pépin de demander raison à la perfide république de ses incessantes tergiversations. Il avait, en outre, à venger l’injure faite au patriarche Fortunatus, que le faible doge, pour complaire aux adversaires de l’influence franke et romaine, avait fait ou laissé expulser de son siége. Les Vénitiens ne s’étant pas rendus à la première sommation, le roi d’Italie prend et livre aux flammes Aquilée et Héraclée, et s’empare de Malamocco[9]. Le gouvernement de la république était dès lors à sa discrétion. Le doge Obelerius s’engage à lui payer un tribut annuel, et signe un traité, ou plutôt une capitulation, qui interdisait aux vaincus toutes relations, même de commerce, avec les Grecs[10].

Une telle condition était la ruine de la république. Privée, au milieu de ses lagunes, des ressources de l’agriculture, le commerce seul pouvait faire subsister ses habitants, nés marins, et le Bas-Empire, maître de l’Adriatique, tenait la clef de tous ses débouchés. Ces considérations, présentées au peuple par le tribun Angelus Participatius, excitent sa colère et relèvent son courage. Obelerius, déclaré traître à la patrie, est destitué, et l’on proclame à sa place Participatius. Le nouveau doge entraîne les défenseurs de l’indépendance vénitienne ralliés autour de lui dans l’île de Rialto, où un bras de mer plus étendu facilitait la résistance. En effet, la marine mal organisée de Pépin fut impuissante à atteindre dans cet asile le noyau rapidement grossi des forces de la défense. La flotte de Paul, arrivant sur ces entrefaites, dispersa la sienne pendant qu’un autre parti de Grecs, débarqué sur le territoire pontifical, saccageait la ville de Populonia, en Toscane[11].

La Corse conquise par la piraterie maure, le rebelle Participatius bravant l’autorité franke et fondant dans l’île inaccessible de Rialto un centre nouveau et libre de l’archipel vénitien, enfin la Toscane elle-même ouverte à une invasion grecque : telle était, au début de l’année 810, la situation déplorable du royaume italique. Le jeune roi Pépin ne put supporter tant d’humiliations, et il mourut le 8 juillet, à l’âge de trente-quatre ans.

Néanmoins le nom seul de Charlemagne fut une protection suffisante pour la Péninsule, de toutes parts entourée d’ennemis. Nicéphore ne profita de ses avantages que pour proposer un nouveau traité de paix. Trois mois plus tard, ses ambassadeurs venaient en négocier les conditions à Aix-la-Chapelle. La Vénétie recueillit seule les bénéfices des longues dissensions qu’elle avait eu l’art d’entretenir. Le traité de paix la rattacha à l’empire d’Orient[12]. Le faible lien ainsi renoué devait rouvrir l’Orient au commerce de la république sans gêner le développement de ses libres institutions. La politique de Participatius fonda en même temps l’indépendance et la prospérité de sa patrie.

II

Si pénible qu’il fût pour le grand empereur de voir ses deux plus jeunes fils faiblir devant des ennemis qu’il avait toujours dédaignés, il ne s’était pas alarmé outre mesure du triomphe passager des Grecs de Byzance et des Maures d’Espagne. Ces deux nations en décadence, minées par les dissensions intestines, n’offraient pas un grand péril pour l’avenir du saint-empire. Charlemagne surveillait, au contraire, d’un œil inquiet les jeunes races barbares, toujours menaçantes le long de sa frontière septentrionale. La cohésion commençait à s’établir entre les diverses peuplades slaves, et leur coalition naissante avait trouvé un chef entreprenant et habile dans le duc des Danois, Gottfrid. Un grief commun cimenta d’abord l’alliance dano-slave contre les Obotrites, vassaux fidèles du chef de la chrétienté et installés dans l’ancien pays des Saxons transelbains, pour servir de boulevard à l’empire unifié.

En 808, Gottfrid franchit l’Eyder et attaque brusquement les Obotrites, pris à dos en même temps par toutes les autres tribus de la Slavonie, Vélétabes, Lennes et Smeldings[13]. Tout le pays envahi fut affreusement saccagé ; un des principaux chefs de la résistance, Gottlaïb, fut pendu ; Thrasicon, plusieurs fois vaincu, dut à la fin chercher son salut dans la fuite ; la population presque tout entière se rendit à discrétion au Danois, et lui promit le tribut. Gottfrid, qui avait fait aussi des pertes considérables, s’empressa de rentrer dans ses États à l’approche d’une armée franke, conduite par le roi Charles le Jeune. S’attendant à de terribles représailles, il détruisit lui-même, avant de partir, un port marchand, nommé Rérik, qui lui appartenait sur la mer Baltique, à l’entrée du pays des Obotrites. Ce port servait d’entrepôt au commerce des Anglo-Saxons avec les peuples du Nord, et rapportait au Danemark des droits de douane considérables. Gottfrid le transporta à la limite même de ses États, à Sliesthorp. Depuis ce point jusqu’à la mer du Nord, en longeant la rive occidentale de l’Eyder, il fit construire une levée de terre, appelée Danwirk, percée d’une seule porte et destinée à garantir la presqu’île du Jutland des incursions frankes[14].

Ce n’était pas de ce côté que le prince Charles avait porté ses coups. Il s’était jeté sur les terres des Smeldings et des Lennes, et les avait ravagées dans tous les sens ; puis il était revenu vers le Rhin, sans livrer une seule bataille. Aucune mesure ne fut prise en cette campagne pour assurer la sécurité des malheureux Obotrites, et les troupes impériales ajoutèrent seulement deux nouvelles forteresses à la ligne des ouvrages défensifs échelonnés le long de l’Elbe, à la lisière de la Marche saxonne[15].

Cependant Gottfrid hésitait à engager la lutte avec l’empire. Il recommença, en 809, les négociations pacifiques qu’il avait déjà, cinq ans auparavant, ouvertes, puis interrompues de lui-même. Il envoya donc vers Charlemagne pour se justifier d’avoir attaqué les Obotrites, assurant qu’il n’avait pas été le provocateur. Il demanda que les griefs respectifs des deux nations fussent examinés dans une conférence de comtes franks et de chefs danois. La conférence eut lieu, en effet, à Baden-Stein ; mais pendant que les parlementaires discutaient sans aucune chance de s’accorder, un brusque incident vint mettre un terme aux pourparlers. Le brave Thrasicon rentra dans sa patrie à la tête d’une forte troupe de Franco-Saxons. Bien que son fils fût alors retenu en otage par Gottfrid, il reprit sans hésitation les hostilités, et tira une éclatante vengeance des Vélétabes et des Smeldings. Ses exploits ramenèrent sous sa loi les Obotrites, qui avaient précédemment accepté le joug de l’étranger[16]. Mais sa bravoure l’entraîna trop loin. S’étant aventuré dans le port de Rérik, un des hommes de Gottfrid l’y assassina par trahison.

De part et d’autre on ne gardait plus aucun ménagement : Franks et Danois voulaient la guerre et s’y préparaient avec acharnement. Enorgueilli par l’impunité de ses premières agressions, Gottfrid s’imaginait imposer à Charlemagne. Il se proclamait le vengeur et le restaurateur de l’autonomie germanique. Il annonçait le dessein de rejeter les Franks au delà du Rhin, d’étendre sa domination et de rétablir le paganisme national dans la Saxe et la Frise, et de venir bientôt s’installer lui-même au palais d’Aix-la-Chapelle[17].

Indigné de ces forfanteries, l’empereur avait hâte de châtier son insolent rival. Comme base des opérations qu’il méditait, il choisit l’emplacement d’Esselfeld, sur la Sture, au nord des bouches de l’Elbe, et y dirigea par la Frise des troupes considérables d’ouvriers pour y bâtir une place forte. Il employa le temps de l’hivernage à préparer l’invasion du Danemark. Mais Gottfrid l’avait devancé. Dès l’automne précédent, les embarcations normandes jetaient dans les îles et sur la côte de Frise leurs bandes de ravageurs, à la tête desquelles le rusé Danois soumit, en l’espace de quelques semaines, tous les cantons du littoral à un tribut de cent livres d’argent. La nouvelle de ce hardi coup de main parvint à l’empereur, vers la fin du printemps, à Aix-la-Chapelle, où il avait été retenu par la mort de sa fille Rothrude (8 juin). II part sur-le-champ, convoque toutes ses troupes à Verden et va les y attendre. Il passa là trois longs mois, observant la frontière danoise et rassemblant des multitudes d’hommes pour écraser d’un coup toutes les forces normandes ; mais tant de préparatifs étaient inutiles. Il apprit, en effet, qu’au retour de l’expédition de Frise Gottfrid avait été assassiné par un de ses familiers. Hemming son neveu, qui lui succéda, ne partageait pas sa présomptueuse ambition et demanda la paix à l’empereur[18].

Celui-ci était rentré, dès le mois d’octobre, à Aix-la-Chapelle, pour y recevoir les députés de Constantinople et de Cordoue, et conclure avec eux les traités dont il a été parlé plus haut. Il ne repoussa pas non plus les ouvertures d’Hemming, et les négociations, ajournées à cause de la saison avancée, furent reprises au printemps et menées à bonne fin.

III

Sa frontière du Nord assurée et pacifiée, Charlemagne regarda sa tâche militaire comme accomplie. Il déposa définitivement l’épée et ne sortit plus des Gaules. Il commençait, du reste, à sentir les incommodités de l’âge ; sa santé, si robuste et si constamment égale jusque-là, faiblissait. Il éprouvait souvent des accès de fièvre. Les médecins lui avaient ordonné un régime ; mais il se traitait à sa guise et même tout au rebours de leurs conseils, car il ne voulut jamais renoncer aux viandes rôties, son mets de prédilection, dont l’usage, dans ces dernières années, lui était sévèrement interdit[19]

Cependant le repos, qui allait s’imposer à son corps, n’ôta jamais rien à la vigueur de son esprit ni à l’activité de son génie organisateur. Sa vaste pensée continua d’embrasser tous les intérêts matériels et moraux de la chrétienté. Il suffisait à tout. Au plus fort de ses préoccupations relativement au Danemark, en 809, on l’avait vu réunir une assemblée conciliaire pour discuter une question de théologie dogmatique, celle de la procession du Saint-Esprit, et envoyer auprès du pape des prélats de sa cour, afin de s’entendre avec le souverain régulateur de la foi, touchant l’addition de la formule Filioque dans le symbole[20]. Les réformes ecclésiastiques furent jusqu’à la fin le principal souci de l’empereur, et la dernière assemblée nationale que nous le verrons présider en 813, moins d’un an avant sa mort, aura pour objet une enquête sur la situation et sur les besoins des églises de France[21].

Le triple traité de paix qui avait terminé, à l’automne 810, les grandes guerres d’Italie, d’Espagne et de Germanie, n’arrêta pas brusquement toutes les hostilités. Il restait quelques peuples vassaux à faire rentrer dans le devoir. C’est à quoi furent employées les campagnes de 811 et de 812. Les Vélétabes et les Lennes, privés de l’appui du Danemark, furent aisément replacés dans le vasselage des Franks. Les Huns eux-mêmes et les Bretons, qui avaient profité des embarras de l’empire pour essayer de secouer le joug, reçurent un prompt châtiment[22].

Pendant ce temps, l’empereur, toujours inquiet des progrès de la piraterie normande, visitait le littoral de l’Atlantique. Il alla activer les travaux des flottes qu’il avait en construction dans les ports de Gand et de Boulogne, et prit des mesures pour qu’on entretînt la nuit des feux dans le phare de cette dernière plage. Il n’eut pas le chagrin de voir combien toutes ces précautions devaient être impuissantes à arrêter les incursions normandes. Le Danemark cessa pendant quelque temps d’envoyer, du moins régulièrement, ses bandes pillardes parcourir les mers. Hemming mourut au bout de dix-huit mois de règne. Son trône fut successivement disputé par quatre prétendants, et d’affreuses guerres civiles retinrent chez eux, jusqu’à la mort du grand empereur, les aventuriers de cette farouche nation[23].

Mais si le spectacle des humiliations nationales lui fut épargné, les peines domestiques l’accablaient. Au terme de sa brillante carrière, il était destiné à souffrir toutes les douleurs humaines comme il avait atteint toutes les grandeurs. La mort moissonnait autour de lui tous ceux qui lui étaient chers. Elle lui avait déjà ravi, dans l’espace de moins de deux ans, sa sœur Gisèle, sa fille Rothrude, ses fils les deux Pépin, le roi d’Italie et le malheureux bossu, dont vingt ans de réclusion dans le cloître de Pruym n’avaient pu effacer le souvenir dans son cœur paternel. Le 4 décembre, un coup plus cruel encore que tous les autres vint le frapper : ce fut la perte du roi Charles, son compagnon habituel, son lieutenant politique et militaire.

Des trois vaillants princes à qui il avait partagé, en 806, les États européens, il n’en restait donc plus qu’un, Louis d’Aquitaine. Celui-là, d’ailleurs, ne s’était montré inférieur en rien à ses aînés. Homme juste et de mœurs sévères, ami de l’Église et des lettres, toutes ces qualités privées, qui avaient fait de lui un souverain populaire, ne l’empêchaient pas de se montrer sur les champs de bataille le digne héritier d’une race de guerriers, et les contemporains ont vanté sa vigueur à manier l’arc et la lance.

Au moment où la mort de son frère Charles fit de lui l’héritier de toute la monarchie franke, le roi d’Aquitaine venait de s’emparer enfin de Tortose, vainement assiégée encore l’année précédente par son lieutenant Ingobert. On ne sait quel incident avait fait rompre le traité conclu naguère avec Hakem. Il se peut même qu’une telle rupture n’ait pas eu lieu ; car la souveraineté de l’émir de Cordoue sur celui de Tortose était purement nominale et nullement reconnue par ce dernier. Cette fois les Aquitains, commandés par le roi Louis en personne, battirent les remparts de la ville avec de si puissantes machines, que les habitants perdirent vite l’espoir d’une résistance utile, et, se voyant terrassés par un sort contraire, rendirent leurs clefs, que Louis s’empressa de faire parvenir à son père[24]. Cette brillante expédition ne dura que quarante jours (811).

Maître des côtes, le roi essaya d’enlever Huesca au traître Amruis ; mais il en fit vainement le siége (812). Après avoir repoussé, non sans de graves pertes, une sortie de la garnison, et avoir fait à la population ennemie tout le mal possible, le roi fut obligé de ramener en hâte ses troupes vers les Pyrénées occidentales, où une révolte venait d’éclater, des deux côtés des monts à la fois, parmi ses sujets de race vasconne. Louis réduisit vigoureusement Pampelune et tout son territoire à l’obéissance. Sur le point de s’engager dans les vallées basques, il s’aperçut que les sauvages peuplades de ces contrées se disposaient à renouveler, dans le val même de Roncevaux, l’odieux guet-apens qui, l’année même de sa naissance, avait coûté la vie à tant d’illustres compagnons de Charlemagne. Mais il sut déjouer leurs perfides manœuvres. Il saisit et fit pendre un des principaux chefs de la conjuration ; il enleva ensuite dans les maisons des autres grands du pays leurs femmes et leurs enfants, qu’il garda comme otages au milieu de ses bataillons, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés en sûreté dans les plaines de la Vasconie franke[25].

L’émir Hakem avait vraisemblablement renoncé à toute prétention sur la Marche d’Espagne, et ne considérait plus les walis indisciplinés de cette contrée comme des représentants de son gouvernement ; car au lendemain de l’agression des Franks on le voit renouveler pour trois ans la trêve qu’il avait conclue avec l’empire en 810[26].

Néanmoins, en dépit des conventions pacifiques, et soit qu’ils eussent ou non l’agrément de leur émir, les pirates du littoral espagnol continuaient leurs déprédations dans les îles de la Méditerranée. L’empereur envoya Bernard, fils du feu roi Pépin, surveiller les côtes d’Italie et se préparer au gouvernement de ce pays, sous l’habile direction du moine Wala, petit-fils de Charles-Martel. La Corse n’en fut pas moins encore une fois saccagée. Mais au moment où les pirates rentraient dans les eaux de l’Espagne, chargés de butin, une escadre franke, commandée par Ermanger, comte d’Ampurias, tomba sur eux à la hauteur de Majorque, leur captura huit vaisseaux et en délivra les prisonniers[27]. Malheureusement la marine impériale était insuffisante pour faire la police de la Méditerranée, et les vaincus de Majorque purent bientôt venir à leur aise exercer des représailles à Nice et jusqu’à Civita-Vecchia (813).

Le gouvernement du jeune Bernard fut inauguré avec plus de bonheur, dans ses rapports avec ses sujets langobards, par la soumission définitive du Bénévent. Grimoald II, qui avait succédé en 806 au fils d’Arigis, se décida alors à reconnaître la souveraineté impériale. Comme châtiment de leur rébellion, le traité conclu à Aix-la-Chapelle imposa aux Bénéventins un tribut annuel de 25.000 sous d’or, qui, deux ans après, devait être réduit à 7.000[28]. Les Grecs avaient pris le parti de se désintéresser des affaires de la Péninsule. Loin de vouloir encourager les stériles intrigues des séparatistes langobards, les princes qui se succédaient sur le trône de Constantinople s’appliquaient à maintenir la concorde entre les deux empires. Michel, couronné en 812, s’empressa de confirmer le traité obtenu par son prédécesseur Nicéphore, et, ratifiant enfin la grande révolution accomplie depuis douze ans en Occident, il fit saluer par ses ambassadeurs le monarque frank du titre de basileus (empereur)[29].

Le glorieux prince ne devait pas jouir longtemps de ce triomphe suprême. Sa vie, minée par tant de douleurs intimes, arrivait visiblement à son déclin. Il voyait venir la mort et s’y préparait. N’ayant plus qu’un héritier de ses vastes États, le testament de 806 se trouvait désormais sans application, et il l’avait remplacé par un autre (811), réglant le partage de son trésor et des précieux objets mobiliers accumulés dans son palais. De ces richesses, les deux tiers, divisés en vingt et un lots égaux et placés provisoirement sous scellés, étaient destinés à être répartis entre les dix-neuf métropoles ecclésiastiques comprises dans le territoire de l’empire, et les deux églises de Rome et de Ravenne, dont se composaient les États du pape. Sur le reste, réservé pour les besoins journaliers de la maison de l’empereur, un quart devait encore à sa mort être ajouté à la masse destinée aux églises ; le second quart formait tout le patrimoine mobilier à partager entre ses enfants et ses petits-enfants ; le troisième était la part des pauvres, et le quatrième celle des serviteurs et servantes du palais[30].

Le Champ de mai de l’année 813 fut, comme on l’a déjà dit, une sorte de synode national, où l’empereur s’occupa d’organiser cinq conciles provinciaux pour la réforme de la discipline ecclésiastique[31]. L’assemblée la plus solennelle de cette année-là fut celle d’automne. Charlemagne, entré dans sa soixante-douzième année, de plus en plus accablé de maladies, appela auprès de lui, dans le courant de l’été, son fils Louis pour le préparer à la lourde tâche qu’il allait bientôt lui laisser. Il lui donna longuement toutes les instructions dont il jugea qu’il avait besoin, et lui enseigna comment il fallait s’y prendre pour établir et pour maintenir l’ordre dans un royaume[32]. Ensuite il convoqua à Aix-la-Chapelle une réunion solennelle d’évêques, d’abbés, de comtes et de vicomtes. Il les exhorta à être fidèles à son fils ; puis il demanda à tous les assistants, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, s’ils consentaient à ce qu’il désignât ce fils pour succéder à sa puissance impériale. Ils répondirent d’une voix unanime que tel était l’ordre de Dieu. En conséquence, le dimanche suivant, Charlemagne, revêtu des ornements impériaux, la couronne en tète et environné d’une pompe éclatante, se rendit à la basilique. Il déposa sa couronne sur le maître-autel, et, après avoir longtemps prié avec son fils, il lui adressa la parole en présence de toute la multitude des pontifes et des grands. Il l’exhorta à craindre et à aimer Dieu par-dessus tout, à observer scrupuleusement ses lois, à bien gouverner l’Église et à la protéger contre les méchants. Il lui recommanda de témoigner une miséricorde inépuisable à ses sœurs et à ses jeunes frères, à ses neveux et à tous ses proches, d’honorer les prêtres comme ses pères, d’aimer ses sujets comme ses enfants, de forcer les superbes et les pervers à marcher dans les voies du salut, enfin d’être le consolateur des religieux et des pauvres. Après avoir prononcé ces paroles et encore bien d’autres, il demanda à son fils s’il était disposé à suivre ses préceptes. Louis répondit qu’il y voulait obéir avec l’aide de Dieu. Alors Charlemagne lui ordonna de prendre la couronne qui se trouvait sur l’autel et de la placer sur sa tète ; ce qu’il fit... Après quoi, ayant ouï la messe, ils retournèrent au palais, le père appuyé sur son fils[33].

Louis, nommé empereur[34], c’est-à-dire désigné et recommandé en quelque sorte au saint-siège pour recevoir l’investiture de cette dignité, devait attendre trois ans son couronnement officiel comme chef politique de la chrétienté. La désignation de son père, ratifiée par le suffrage des grands, en lui assurant la souveraineté de la monarchie franke, ne changea même rien à la nature et à l’étendue de ses pouvoirs actuels. Avant la fin de novembre, le vieil empereur le renvoya dans son royaume d’Aquitaine.

Charles, bien que souffrant de rhumatismes qui le faisaient boiter, essaya encore de tromper et de dompter ses douleurs en se livrant aux exercices violents de la chasse. Il n’interrompait ces fatigantes distractions que pour s’appliquer avec une ardeur juvénile aux travaux littéraires les plus ardus. C’est à cette époque qu’il corrigea avec des Grecs et des Syriens, et dans les idiomes de la rédaction primitive, le texte complet des Évangiles[35], souvent altéré par les copistes des couvents.

Enfin, dans la seconde quinzaine de janvier 814, il fut pris un jour, au sortir du bain, d’une fièvre violente qui l’obligea à garder le lit. Tout le monde comprit que la fin de cette glorieuse carrière était arrivée. Depuis plus d’un an déjà, la prévision de cette catastrophe remplissait d’anxiété l’Europe entière. Dans cette préoccupation générale, on commentait, comme de funestes présages, tous les accidents et jusqu’aux phénomènes extraordinaires de la nature. Eginhard raconte, comme un signe de la mort prochaine de son maître, que, dès la campagne de 810 contre les Danois, un météore lumineux ayant fendu la nue de droite à gauche, par un temps serein, le cheval de l’empereur s’abattit d’épouvante, et Charles fut précipité à terre sans pouvoir se relever qu’avec l’aide de ses gens. Il observe également que, pendant les trois années qui suivirent, il y eut de fréquentes éclipses de soleil et de lune. Mais c’est surtout en 813 que se multiplièrent les sinistres indices du bouleversement qui allait se produire dans le monde. Le palais impérial d’Aix-la-Chapelle fut plusieurs fois ébranlé par des tremblements de terre ; la foudre tomba sur la basilique de Notre-Dame ; la façade de cette basilique était décorée d’une inscription commémorative de sa fondation ; on vit alors pâlir et s’effacer graduellement les lettres peintes en rouge du nom de Charles. Enfin il n’y eut pas jusqu’à l’incendie du pont de Mayence, une des œuvres les plus gigantesques de Charlemagne, que la foule n’interprétât comme un avant-coureur d’un deuil national imminent[36].

En effet, des complications graves s’ajoutèrent dès le début à la fièvre. Une pleurésie se déclara, et le septième jour de sa maladie, le 28 janvier, à neuf heures du matin, après avoir reçu la communion, Charlemagne, âgé de près de soixante-douze ans, rendit son âme à Dieu, qui lui avait confié sur la terre la plus grande mission qu’aucun chef d’État ait jamais accomplie.

On l’inhuma, le jour même de sa mort, dans la basilique d’Aix. Son tombeau, rempli d’or et de parfums précieux, reçut le corps embaumé et paré des ornements impériaux. Dans l’enfoncement de la voûte sépulcrale, on l’assit sur un siége d’or ; le front haut et ceint d’un diadème d’or où était enchâssé un fragment de la vraie croix, l’épée d’or au côté, et tenant en main, appuyé sur ses genoux, un évangéliaire d’or. On couvrit sa face d’un suaire, on laissa sur sa chair le cilice qu’il avait coutume de porter, et, par-dessus ses vêtements, on lui passa sa besace d’or de pèlerin qu’il mettait quand il allait à Rome. Un sceptre d’or et un bouclier d’or, bénits par le pape Léon, furent placés devant lui, et au dessus du sépulcre scellé fut dressée une arcade d’or, sur laquelle était son image avec cette inscription :

SOUS CETTE PIERRE GÎT LE CORPS DE CHARLES

GRAND ET ORTHODOXE EMPEREUR

QUI ACCRUT GLORIEUSEMENT LE ROYAUME DES FRANKS

ET APRÈS UN RÈGNE HEUREUX DE QUARANTE-SEPT ANS

MOURUT SEPTUAGÉNAIRE

LE V DES KALENDES DE FÉVRIER

LA HUIT CENT QUATORZIÈME ANNÉE

DE L’INCARNATION DE NOTRE-SEIGNEUR

A LA VIIe INDICTION[37]

Nul ne saurait dire, ajoute le moine d’Angoulême dont la chronique nous fournit ces détails, quelles plaintes et quel deuil il y eut à cause de lui par toute la terre : chez les païens mêmes, on le pleura comme le père du monde.

IV

Charlemagne fut, en effet, le père du monde moderne et de la société européenne. Le caractère grandiose et éminemment utile de son œuvre se dégage sans peine du tableau que nous avons tracé des travaux militaires et politiques qu’il marqua de son nom et de son génie durant un demi-siècle. Pour comprendre la révolution accomplie sous ce règne, que l’on compare à l’organisation de la chrétienté du moyen âge l’effroyable chaos de la société à l’époque où s’est ouvert’ ce récit.

Nous avons vu, dans la monarchie mérovingienne, deux races, deux nations distinctes toujours en lutte et qui n’avaient pas trouvé encore un terrain commun d’alliance et de concorde. Le Gallo-Romain et le Frank ne s’étaient communiqué que des vices, et les deux éléments de notre nationalité n’agissaient encore l’un sur l’autre que pour se dissoudre. La vigueur des barbares s’énervait au contact de la corruption romaine ; et la barbarie, en retour, après avoir supprimé les asiles de la culture intellectuelle, portait jusque dans le sanctuaire, dans les rangs du clergé préposé à la direction morale des peuples, sa grossièreté et son ignorance.

Or, comme l’observe l’illustre historien de la Civilisation en France, Charlemagne marque la limite à laquelle est enfin consommée la dissolution de l’ancien monde romain et barbare, et où commence la formation du monde nouveau. Nous avons montré tout ce qu’il dut à ses glorieux aïeux, depuis saint Arnulf. Ils lui avaient laissé le programme de sa politique tout tracé ; mais il lui fallut reprendre en sous-œuvre ce qu’ils n’avaient fait qu’ébaucher, et, maître incontesté du pouvoir qu’ils avaient eu la peine de conquérir, il développa jusqu’à leur perfection les idées civilisatrices qui étaient comme le patrimoine de sa jeune dynastie.

Il fit tout d’abord cesser l’antagonisme des deux races romane et franke, mais sans laisser absorber l’une par l’autre. S’il conserva à son royaume héréditaire le nom exclusif de France, il appela son empire l’empire romain, et il établit l’union de ses peuples sur un terrain où tous pouvaient entrer sans rien abdiquer de leurs droits, celui de la foi religieuse. Défendre la chrétienté ainsi constituée contre les invasions païennes, y introduire, y acclimater, pour ainsi dire, ceux des peuples vaincus qui, par leurs affinités de race, étaient susceptibles d’être incorporés à sa monarchie sans en rompre l’homogénéité, tel fut le but des cinquante-trois expéditions de ce conquérant bienfaisant. A ce point de vue, le rapide démembrement de l’empire carolingien ne détruisit pas l’œuvre de son fondateur. Même au milieu de l’anarchie féodale, la même domination, celle du catholicisme, maintint l’unité morale du saint-empire, devenu la république chrétienne. C’est à bon droit que tous les grands États modernes placent Charlemagne en tète de leur histoire, quoique dynastiquement il n’appartienne qu’à notre France ; car c’est lui qui fit naître à la vie politique la Confédération germanique et l’Italie même, et l’on peut dire que l’Europe a conservé dans les traits essentiels, jusqu’à la Réforme et aux révolutions modernes, sa physionomie carolingienne.

Il n’y a pas jusqu’aux institutions administratives que les âges suivants, en dépit de contradictions apparentes, n’aient empruntées au régime carolingien. Sans la centralisation impériale, la féodalité n’aurait pu se produire, ou du moins pousser dans le sol ces racines profondes qui en ont fait la plus durable des formes politiques expérimentées par l’humanité. C’est la paix et la forte discipline de l’empire qui a donné aux fortunes et aux influences locales le temps de prendre vraiment possession du territoire et de ses habitants[38]. Or il ne faut pas oublier qu’avant d’opprimer les peuples chrétiens, la féodalité les sauva des invasions normandes, et que le premier lien qui attacha le vassal et le serf au maître du château fut celui de la reconnaissance. Bourgeois et vilains du IXe siècle, dans l’impuissance du pouvoir central, furent trop heureux de trouver refuge et protection à l’abri des donjons seigneuriaux. Nous n’avons pas à revenir sur les services rendus à l’Église et aux lettres, par conséquent aux bases fondamentales de la civilisation, par le puissant et orthodoxe empereur, ni à rappeler la haute inspiration des préceptes contenus dans ses Capitulaires. Mais on doit rattacher d’une manière générale et absolue aux actes de cette nature déjà signalés ailleurs, comme à leur vraie source, l’ensemble des lois et des institutions subséquentes, qui donnèrent une si forte empreinte d’unité religieuse à l’esprit public et aux mœurs de l’ancienne France.

Frappé de ces prodigieux résultats dus au zèle d’un seul homme, le peuple des âges suivants n’a pu laisser un tel chrétien confondu dans la foule des simples fidèles. Il en a fait un saint ; et depuis sept siècles la papauté voit, sans le ratifier mais sans le proscrire, le culte rendu par quelques églises particulières à ce fils des barbares, qui fit de sa royauté un apostolat, et travailla avec toute l’ardeur et toute la science d’un docteur de la foi à la propagation de l’Évangile.

Si Charlemagne ne peut être légitimement honoré comme un saint, il a droit du moins à la première place, parmi tous les héros, dans l’admiration des hommes ; car on ne trouverait pas un autre souverain qui ait autant aimé l’humanité et lui ait fait plus de bien. Il est le plus glorieux, parce que, comme on l’a dit plus haut, il a mérité d’être proclamé le plus honnête des grands hommes.

 

FIN DE L’OUVRAGE

 

 

 



[1] Annal. Mettens. ; Éginhard, Annal., ann. 808-810.

[2] Astronom., Vita Ludovici Pii.

[3] Éginhard, Annal., ann. 810.

[4] Éginhard, Annal., ann. 810.

[5] Éginhard, Annal. Fuldens., ann. 810.

[6] Éginhard, Annal., ann. 806.

[7] César Cantù, Hist. universelle, t. VIII, p. 262.

[8] Éginhard, Annal., ann. 809.

[9] Éginhard, Annal., ann. 810.

[10] Lebeau, Hist. du Bas- Empire, liv. LXVII, § 7.

[11] César Cantù, Hist. universelle, t. VIII, p. 262.

[12] Éginhard, Annal., ann. 810.

[13] Éginhard, Annal., ann. 808.

[14] Éginhard, Annal., ann. 808.

[15] Éginhard, Annal., ann. 808.

[16] Annal. Mettens., ann. 809.

[17] Éginhard, Vita Karoli Magni, cap. XIV.

[18] Éginhard, Annal., ann. 810.

[19] Éginhard, Vita Karoli Magni, cap. XXII.

[20] Dès le troisième concile de Tolède, les évêques espagnols avaient fait au symbole de Constantinople la fameuse addition Filioque, qui établit contre les Grecs que, dans la sainte Trinité, le Saint-Esprit procède du Fils aussi bien que du Père. La coutume s’introduisit dans les Gaules de faire la même addition, de la réciter publiquement et même de la chanter dans les églises ou du moins dans la chapelle royale. Le même usage s’établit dans une communauté de moines francs qui s’était fondée à Jérusalem sur la montagne des Oliviers et qui avait conservé le rit latin. Traités d’hérétiques par les Grecs, ces moines firent parvenir leurs plaintes à Charlemagne, qui, voulant justifier avec éclat leur foi calomniée, assembla un concile à Aix-la-Chapelle (novembre 809). Pour donner plus de poids à la décision qui fut portée en faveur du Filioque, le religieux monarque se proposa de la faire approuver par le souverain pontife... Léon III répondit (aux députés de Charlemagne) qu’il croyait comme eux la vérité énoncée dans leur addition, mais qu’il ne pouvait approuver l’addition elle-même... Ce que le pape désapprouvait dans l’usage des Francs, ce n’était pas l’addition elle-même, mais l’inopportunité de cette addition faite sans la nécessité qui ne s’en présenta que plus tard, et sans l’autorité requise pour un objet de cette importance. (Darras, Hist. génér. de l’Église, t. XVIII, ch. II, n° 44.)

[21] Éginhard, Annal., ann. 813.

[22] Éginhard, Annal., ann. 811 et 812.

[23] Éginhard, Annal., ann. 811 et 812.

[24] Astronom., Vita Ludovici Pii, cap. XV et XVI.

[25] Astronom., Vita Ludovici Pii, cap. XV et XVI.

[26] Éginhard, Annal., ann. 812.

[27] Éginhard, Annal., ann. 813.

[28] Éginhard, Annal., ann. 812.

[29] Annal. Mettens., ann. 812.

[30] Éginhard, Vita Karoli Magni, cap. XXXIII.

[31] Éginhard, Annal., ann. 813.

[32] Astronom., Vita Ludovici Pii, cap. XX.

[33] Thegan, de Gestis Ludovici Pii, cap. VI.

[34] Imperator interrogans omnes a maximo usque ad minimum, si eis placuisset ut nomen suum, id est imperatoris, filio suo Ludewico tradidisset, illi omnes responderunt, etc. (Thegan., ibid.)

[35] Thegan, de Gestis Ludovici Pii, cap. VII.

[36] Éginhard, Vita Karoli Magni, cap. XXXII.

[37] Éginhard, Vita Karoli Magni, cap. XXXI.

[38] Guizot, Hist. de la civilisation en France, leçon XXe.