CHARLEMAGNE

 

CHAPITRE VII. — RONCEVAUX. - ORGANISATION DES ROYAUTÉS VASSALES D’AQUITAINE ET D’ITALIE.

778-781

 

 

AUX cérémonies du mallum de Paderborn et du baptême des Saxons, on avait vu paraître à la fois les hommes de la race germanique et ceux de la race romane. Mais ce n’était pas tout encore : la barbarie du Midi aussi bien que celle du Nord, les sectateurs de Mahomet comme ceux de Woden, s’étaient rencontrés, par un hasard étrange, à ce solennel triomphe de la foi chrétienne. On y voyait, en effet, des cheiks arabes, venus de leurs lointains gouvernements d’Espagne, et qui, en plein hiver, avaient chevauché l’espace de trois cents lieues pour se présenter en vassaux à ces grandes assises de la monarchie carolingienne, et y offrir leur hommage au petit-fils du vainqueur de Poitiers[1]. Témoignage du profond abaissement de la puissance musulmane ! Toute la force politique, c’est-à-dire l’ardeur d’expansion de la religion du Prophète, avait disparu avec le dogme de l’obéissance passive, qui en était le principe, dans le déchirement du khalifat oriental. Le khalifat de Cordoue, démembré depuis moins d’un quart de siècle du vaste empire arabe, était déjà lui-même en pleine dislocation. Le lien purement religieux de l’islam ne suffisait plus à maintenir l’accord entre les conquérants d’origines si diverses que l’invasion de Tarik avait jetés en Espagne. A vrai dire, la dynastie ommiade n’était spontanément reconnue que dans la province de Cordoue, parmi les Syriens qui l’avaient fondée. Les Arabes, les Égyptiens, les Berbères, répandus dans les autres parties de la Péninsule, ne lui accordaient qu’une soumission nominale : les émirs de ces races rivales, toutes plus ou moins schismatiques les unes aux yeux des autres, affectaient presque partout l’indépendance. L’esprit de révolte se manifestait particulièrement dans la région septentrionale, entre l’Èbre et les Pyrénées, où le voisinage de la domination franke lui offrait un plus sûr appui. Déjà, en 759 ou 760, un certain Soliman, vali ou gouverneur de Barcelone et de Girone, s’était placé sous la souveraineté du roi Pépin[2] ; mais les circonstances n’avaient pas permis au père de Charlemagne d’établir, d’une manière effective, son autorité au delà des monts. Le chef de l’ambassade musulmane reçue à Paderborn en 777 était sans doute le même personnage que cet ancien vassal de Pépin. Du moins portait-il le même nom : il s’appelait Soliman-Ibn-el-Arabi, vali de Saragosse ; il venait, d’accord avec les valis de Pampelume et de quelques autres villes voisines, mettre la frontière espagnole sous le protectorat de Charles, et lui demander assistance contre toute tentative de revendication du souverain de Cordoue.

Le vainqueur des Langobards et des Saxons ne pouvait négliger une occasion aussi favorable d’intervenir dans l’ancien royaume des Goths, où l’appelaient d’ailleurs les plaintes des chrétiens, opprimés par la tyrannie de l’ommiade Abdel-Raman-ben-Mousda, le plus cruel des musulmans qui eussent jusque-là gouverné l’Espagne[3].

Un traité, conclu ainsi au bord de la Lippe, recula les bornes de l’empire frank des Pyrénées jusqu’au cours de l’Èbre. Il s’agissait de prendre possession de cette conquête qui s’était livrée d’elle-même. Après un court séjour dans ses métairies austrasiennes, Charles entra en campagne au cœur même de l’hiver. Il avait eu le temps, en quelques mois à peine, d’organiser une vaste armée d’invasion dont les cadres devaient contenir les contingents de tous les États de l’Europe chrétienne. Depuis les bords du Danube, les plages de l’Océan, les plaines de la haute Italie, toutes les routes se trouvèrent à la fois sillonnées par les détachements en marche vers l’Aquitaine. Le roi avait pris les devants, avec sa famille et sa truste ou maison militaire. Il fit halte, pour célébrer les fêtes de Pâques, dans la villa de Cassinogilum (Chasseneuil), au confluent du Lot et de la Garonne. C’est là que sa femme Hildegarde, dans un état de grossesse très avancé, fixa sa résidence pour la durée de l’expédition, et qu’elle lui donna bientôt deux fils jumeaux. L’un de ces enfants, Lother, mourut au berceau ; l’autre, qui reçut au baptême le nom du premier roi frank, Chlodvig (Chlodovechus, Chlovis, nom devenu, dans la prononciation adoucie du peuple roman, Louis), était destiné à recueillir un jour l’héritage paternel. Les contemporains l’appelèrent Louis le Pieux, et l’histoire, peut-être trop sévèrement ironique, Louis le Débonnaire.

Un premier corps de troupes, comprenant les Austrasiens, les Neustriens et les Aquitains, rejoignit Charles à Chasseneuil, et, sous son commandement, pénétra en Espagne à travers les gorges du pays vascon ou basque. Un second corps, composé d’un autre noyau de soldats austrasiens avec les vassaux de Germanie et de Bavière, était descendu parallèlement par le bassin de la Saône et du Rhône, ralliant, chemin faisant, les Bourguignons, les Italo-Langobards, les Provençaux et les Septimaniens, et franchit la frontière en même temps que le premier, dans la région des Pyrénées orientales[4]. Nul obstacle, que ceux de la nature, ne se rencontra dans ce double passage. Charles n’eut qu’à se présenter devant Pampelune pour recevoir la capitulation du vali Abou-Thor, un des conjurés de Soliman, qui lui livra aussi les places de Huesca et de Jaca. Les gouverneurs de Girone et de Barcelone, également engagés dans la conjuration, ouvrirent leurs citadelles à l’armée de Catalogne et lui remirent des otages. La jonction s’opéra sous les murs de Saragosse. Jamais roi frank, disent les annales de Metz, n’avait commandé une pareille armée. L’Espagne entière tremblait devant ces légions innombrables.

Jusque-là aucune résistance ne s’était manifestée dans la population étrangement mêlée de ce pays. Il semble que le conquérant n’ait pas assez pris garde de ménager l’amour-propre et les intérêts de ses nouveaux sujets. Il se hâta trop dans le travail d’assimilation de la Marche d’Espagne aux autres provinces de l’empire frank. Dans presque toutes les villes qui se soumettaient, des comtes de la truste royale remplaçaient immédiatement les gouverneurs indigènes.

Indépendamment des révoltes, faciles à prévoir, du fanatisme musulman, la conquête, ainsi entendue, devait donc exciter le mécontentement des chefs ambitieux qui l’avaient provoquée et qui en furent les premières victimes. Un revirement complet ne tarda pas à se produire dans Ies dispositions des Sarrasins, favorables à l’alliance des Franks, mais non à leur domination exclusive. Soliman-Ibn-el-Arabi, quelles que fussent ses vues et ses espérances personnelles, perdit sans doute son crédit sur ses nationaux, à moins que la crainte ou le ressentiment ne l’ait porté à se poser en vengeur tardif de leurs griefs. Toujours est-il qu’il ne put ou ne voulut pas recevoir à Saragosse les troupes étrangères qu’il y avait appelées en libératrices.

L’immensité de l’armée de Charles ne fit qu’aggraver l’embarras de sa situation. Amenée pour occuper un territoire assez étendu, mais gagné d’avance, elle n’avait pas de matériel de siége, et ni son organisation ni ses approvisionnements ne permettaient de l’utiliser pour faire au sud de l’Èbre des opérations qui ne rentraient pas dans le plan de campagne. Le ravitaillement dut devenir rapidement difficile, d’autant plus que la population chrétienne manifestait à peu près la même hostilité que les mahométans. Les Goths, en effet, n’avaient pas été plus ménagés dans leurs droits et leurs privilèges, et les chefs de cette nation s’étaient vus dépossédés comme les infidèles. Aussi les successeurs de Pélage s’étaient pris à redouter la suzeraineté de Charles plus que celle d’Abd-el-Raman lui-même ; et, pendant que des cheiks arabes avaient appelé et secondé l’invasion du patrice de l’Église romaine, leurs voisins, les rois chrétiens de Navarre et des Asturies, se rejetant vers l’alliance musulmane, avaient sollicité le protectorat du calife de Cordoue, plutôt que de recevoir dans leurs libres châteaux des garnisons carolingiennes, même à titre d’auxiliaires. Quant aux Vascons, ceux du versant espagnol des Pyrénées partageaient à l’égard des Franks les mêmes sentiments d’intraitable aversion que leurs frères du versant septentrional. Ils ne manquèrent pas probablement d’en fournir de bonnes preuves, puisque Charlemagne, au retour, crut devoir raser Pampelune, la capitale de cette contrée.

On ne connaît pas d’une manière exacte la cause et les détails de ce retour subit. Nos vieux historiens se sont plu à taire ou à obscurcir les péripéties de cette expédition avortée, dont la fin devait être si lamentable. On sait seulement qu’une armée immense, qui semblait en mesure de subjuguer l’Espagne musulmane, se trouvant jetée sans préparation suffisante au milieu d’une population tout entière hostile, ne réussit dans aucune opération militaire sérieuse, et se trouva male incapable de forcer l’entrée de Saragosse. Au bout de quelques semaines, soit par la disette des subsistances, soit, comme le dit l’annaliste de Metz, que Charles eût été avisé du soulèvement qui se produisait en Saxe, l’armée d’Espagne battit en retraite, sans avoir servi à rien qu’à protéger l’installation éphémère de quelques gouverneurs franks, et à lever sur le pays une grosse rançon, qui ne pouvait cependant donner à cette vaine démonstration le caractère d’un triomphe. Les deux corps s’unirent pour opérer leur retraite vers la chaîne occidentale des Pyrénées, peut-être afin de contenir les Vascons par un plus grand déploiement de forces. Après avoir démantelé Pampelune, de peur qu’elle ne se révoltât, la longue colonne des scares frankes, suivant l’ancienne voie romaine d’Astorga à Bordeaux, s’engagea dans le défilé de Roncevaux, de sinistre mémoire.

La plus grande partie de l’armée, sous les ordres du roi, traversa les monts sans encombre, et déboucha dans le pays de Cize par le passage qui s’appelle encore aujourd’hui le val Carlos. Mais Charles attendit vainement, en touchant la terre des Gaules, ses bataillons d’arrière-garde : une catastrophe, qui est demeurée enveloppée d’un horrible mystère, les avait engloutis jusqu’au dernier homme au fond des gorges sauvages.

L’imagination des historiens modernes, après celle des poètes du moyen âge, s’est donné carrière dans la description de ce que dut être le désastre de Roncevaux. Mais les vraies sources historiques n’ont point fourni les éléments de ces émouvants tableaux. Les écrivains contemporains gardèrent, au contraire, un silence triste et en quelque sorte farouche sur ce deuil national. Il ne faut rien moins que son retentissement lugubre dans les légendes populaires et dans les cycles épiques qui s’en sont formés, pour nous permettre de mesurer, à la réserve même des chroniqueurs de l’époque carolingienne, la profondeur de leur chagrin et la gravité des pertes qu’ils déplorèrent sans oser les énumérer.

Ils nous apprennent seulement que les Vascons, renforcés sans doute par les Sarrasins, s’étaient postés, comme des bêtes fauves, sur les flancs boisés des montagnes, au-dessus des troupes frankes. Ils voulaient venger là les maux que trois générations de capitaines carolingiens avaient causés à leur patrie. Mais ils n’eurent pas le courage d’aborder de front l’ennemi. Leur revanche fut un guet-apens de sauvages et d’assassins. Ils laissèrent défiler le gros des troupes, et, s’attaquant seulement au dernier corps, dont la marche était embarrassée par les convois des bagages, ils écrasèrent ces soldats sans défense sous une avalanche de quartiers de rocher et sous une grêle de flèches. La chapelle d’Ibañeta, au flanc du mont Altabiçar, passe, avec beaucoup de vraisemblance, pour marquer le théâtre de ce carnage[5], ainsi raconté sommairement par Éginhard.

Les Vascons, dit-il, s’étaient embusqués sur la crête de la montagne, qui, par l’étendue et l’épaisseur de ses bois, protégeait leurs embûches. Ils se précipitèrent sur la queue du défilé, la rejetèrent dans le fond de la vallée, tuèrent tous les hommes jusqu’au dernier, pillèrent les bagages, et, protégés par les ombres de la nuit qui déjà s’épaississaient, se disséminèrent de tous côtés avec une célérité prodigieuse, et sans qu’il fût possible de retrouver leurs traces. Les assaillants avaient eu pour eux en cet engagement la légèreté des armes et l’avantage de la position. La pesanteur de leur équipement et la difficulté du terrain rendaient, au contraire, les Franks inférieurs en tout à leurs ennemis. Là périrent, entre autres, Eggihard, sénéchal du roi, Anselme, comte du palais, et Roland (Rothland), gouverneur de la Marche de Bretagne[6].

Le biographe de Louis le Pieux, désigné sous le nom d’Astronome limousin, plus laconique qu’Eginhard, en laisse cependant entendre plus long par la timidité de ses réticences. Les derniers corps de l’armée royale, dit-il, furent massacrés dans ce passage des Pyrénées. Je n’ai pas à rappeler le nom des morts, ils sont assez connus[7].

Le peuple, lui, n’eut pas cette pudeur ou cette faiblesse de vouloir ensevelir sa douleur dans le silence. Il recueillit pieusement le souvenir des victimes de Roncevaux. Morts au retour d’une guerre en pays infidèle, assassinés dans un lâche guet-apens, c’était assez pour attirer à ces martyrs, comme on les appela, la sympathique admiration du public. De tout temps, d’ailleurs, la France, en dépit de son caractère vaniteux et fanfaron, aima à se contempler, à s’idéaliser dans ses malheurs. La gloire dont elle se montre le plus jalouse, c’est de triompher de l’adversité. La société du moyen âge, chevaleresque et chrétienne, choisit, on ne sait pourquoi, comme la personnification des croyances et des vertus nationales, ce vaincu, dont le nom seul et l’obscur trépas nous sont authentiquement connus. Ce comte de la Marche de Bretagne devint ainsi un personnage symbolique, type accompli de bravoure, de générosité et de foi. Cette sorte d’apothéose ne peut évidemment jeter aucune lumière directe sur le fait de guerre dont elle semble s’inspirer. Elle prouve seulement la puissance du germe historique par la richesse et la vitalité de l’éclosion légendaire qui en est sortie ; car le point de départ, la forme première de notre immortelle Chanson de Roland, ce furent les naïves complaintes, les chants funèbres nés dès le lendemain du désastre de Roncevaux, où s’exhalaient les sentiments de pitié et de colère de la foule, témoins, parents, amis, à l’égard des divers acteurs du drame. Ces récits rythmés, fruits d’une crédulité sincère, ne s’élevèrent que graduellement aux proportions de l’œuvre abstraite et presque psychologique que nous connaissons. Il n’entre pas dans le cadre de ce récit de la vie militaire de Charlemagne d’étudier, dans son développement et son caractère épique, ce monument de notre vieille littérature, auquel de savants travaux, pleins d’autorité et de charme, viennent de rendre une légitime popularité. Il importe seulement de dire ici que l’histoire, qui fournit au poème son premier canevas, disparut peu à peu et presque complètement sous la fiction. Il n’y reste de réel que le désastre, prétexte à épisodes et à caractères. Il fallut bien, pour flatter l’orgueil national, que des Français, écrasés par le nombre, soutinssent jusqu’au bout une lutte inégale et surhumaine, et ne succombassent qu’après avoir eux-mêmes achevé leur vengeance et exterminé tous leurs ennemis. Le peuple s’avouant vaincu, il fallait bien lui laisser la consolation de se proclamer trahi ; mais il n’aurait pas admis que le traître imaginaire fût un des siens. Il ne le choisit même pas parmi les Vascons, à qui l’histoire attribue cependant ce rôle. La Vasconie était une province, une division naturelle de la France. Les vieux trouvères, plus soucieux de la vraisemblance que de la vérité, savaient qu’ils répondaient mieux à l’instinct national de l’époque où le chant définitif fut composé, en prenant le traître, le Judas perfide et vénal, au delà du Rhin. Sûrs de n’être pas désavoués par leurs auditeurs ordinaires, ils ont chargé de toute la responsabilité de ce crime odieux un Allemand, Ganelon de Mayence.

La trahison des Vascons eut pour la Gaule méridionale la même conséquence que la rébellion du duc de Frioul avait eue pour l’Italie langobarde. Elle rendit les seigneurs indigènes suspects à Charlemagne, qui résolut de leur enlever la part d’autorité publique attribuée à leur qualité de grands propriétaires, pour en investir dans les cités d’Aquitaine des officiers de race franke. Non seulement des comtes et même des abbés, d’origine austrasienne, se partagèrent dès lors toute l’administration civile et ecclésiastique du pays ; mais le roi établit aussi, dans des domaines vacants ou confisqués, des leudes du Nord, qui, au milieu de la population gothique, reçurent le titre, les privilèges et les charges de vassaux directs de la couronne carolingienne[8].

Charles, du reste, n’eut que le temps d’ébaucher cette organisation nouvelle pendant les quelques jours qu’il passa à Chasseneuil auprès de sa femme et de ses enfants nouveau-nés. Encore tout attristé du désastre de Roncevaux, les nouvelles sinistres qui lui arrivaient de la Saxe le rappelèrent en toute hâte vers le Rhin.

II

Sur la rive droite de ce fleuve, jusqu’à Deutz, la frontière austrasienne était tout entière en proie à la fureur dévastatrice des Saxons. En apprenant l’éloignement du vainqueur, Witikind était accouru du Danemark, ramenant des bandes de Normands pour raviver le fanatisme de ses compatriotes. L’Espagne était si loin ! Jamais occasion plus favorable ne s’était offerte aux barbares du Nord de briser le joug des Franks et de se prémunir d’une manière efficace contre le danger d’une nouvelle agression. Cependant il semble que la propagande chrétienne avait déjà porté des fruits, et que tout le zèle du chef westphalien ne réussit pas à provoquer un soulèvement général. Mais le calme de la population convertie ne fit qu’ajouter à la colère de la jeunesse qui n’avait pas voulu courber la tête devant les baptiseurs de Paderborn ; et les champions de l’idolâtrie se pressèrent autour de Witikind, d’autant plus ardents à la revanche, qu’ils voyaient plus de vides clans leurs rangs.

Cette fougue, cette soif de représailles compromit dès le début leur entreprise. Moins préoccupés d’assurer utilement leur indépendance nationale que de rendre aux Franks les maux qu’ils avaient reçus d’eux, ils négligèrent les opérations méthodiques, par exemple, la reprise des forteresses d’Heresburg et de Siegburg, pour porter immédiatement des coups d’éclat. Ils se ruèrent donc jusqu’au Rhin, mettant tout à feu et à sang dans les lieux ouverts, sans distinction d’âge ni de sexe, de sacré ni de profane, et montrant bien ainsi, dit Éginhard, que ce qui les animait, ce n’était pas l’amour du pillage, mais le désir de la vengeance[9].

C’est à Auxerre que Charlemagne reçut tous les détails de cette formidable incursion. Il détacha aussitôt de son armée les corps les plus intéressés à la défense du territoire envahi, les Franks orientaux et les contingents allemans. Mais les Saxons, surpris d’un si brusque retour, s’empressèrent de reculer, sans attendre la bataille. Ils battirent précipitamment en retraite par la Hesse, marquant néanmoins par d’effroyables dévastations leur passage à travers le gau de Logeneha. Déjà les moines de Fulda s’étaient enfuis de leurs couvents, emportant sur leurs épaules, pour la soustraire aux profanations de ces sauvages, la châsse de saint Boniface. Mais les scares de l’avant-garde carolingienne arrivèrent à temps pour sauver la grande métropole ecclésiastique de la Germanie. Elles atteignirent les fuyards au bord de l’Adern, affluent du Weser, en un lieu que les chroniques appellent Lihesi. Le gué de la rivière où ils se lancèrent fut ensanglanté de leurs cadavres. La poursuite et le carnage continuèrent jusqu’à Dadenfeld, sur la rive droite, et ne cessèrent en quelque sorte que par le défaut de combattants. Witikind, en regagnant l’abri protecteur de ses forêts, laissait sur le champ de bataille la plupart de ses compagnons.

La saison étant avancée, Charles se contenta, pour cette campagne, d’avoir délivré ses frontières, et hiverna à Compiègne, laissant la Saxe jusqu’au printemps dans l’attente du châtiment qu’elle avait encouru.

Après le champ de mai, tenu à Duren (779), une armée considérable[10] conduite par le roi en personne, pénétra en Westphalie. Witikind avait rassemblé toutes ses forces au nord de la Lippe et essaya d’arrêter la marche des Franks ; mais il se fit battre à Bokholt (dans le Zutphen). Au seul aspect du grand nombre des ennemis, les Saxons se débandèrent, tant ils avaient perdu la confiance dans le succès, tant la guerre à outrance conservait peu de partisans résolus. Witikind comprit l’inutilité de ses efforts et s’expatria de nouveau avec la petite troupe de ses fidèles. Lui parti, il ne restait plus trace d’insurrection. La Westphalie fit sa soumission sur-le-champ, et Charlemagne n’eut qu’à aller camper près du Weser, à Medofulli, pour recevoir les otages et les serments de deux autres confédérations saxonnes. Évidemment la prise d’armes de 778 n’avait pas été spontanée, et la masse de la population, quelque part qu’elle y eût prise, n’en était pas réellement responsable. Charlemagne le comprit si bien, qu’il ne tira pas les conséquences rigoureuses du pacte de Paderborn. La Saxe ne fut pas dénationalisée : la liberté individuelle fut laissée à tous ses habitants, avec la franche possession du sol.

Ce fut aux sources de la Lippe que l’assemblée nationale du royaume carolingien fut convoquée au mois de mai 780. Mais cette réunion n’inaugura pas, comme il arrivait d’ordinaire, une expédition militaire. Charles parcourut, moins en conquérant qu’en organisateur, les cantons pacifiés de la Saxe orientale. Non seulement les Ostphaliens et les Angriens lui livrèrent spontanément des otages, mais beaucoup d’entre eux demandèrent le baptême. Cet exemple fut même suivi par une multitude de Frisons et de Slaves. Le roi s’arrêta au confluent de la Hohre et de l’Elbe, où il bâtit un burg. L’Elbe formait la limite de la Germanie. Au delà commençait la seconde zone de la barbarie, celle des peuples de race slave. Entre les Saxons et les tribus slaves les plus voisines, les conflits étaient aussi fréquents et aussi naturels qu’entre les Westphaliens et les Austrasiens. Le roi frank se constitua juge de ces querelles, dans l’intérêt de ses nouveaux sujets, et les apaisa, du moins pour un temps. Ce fut par cet acte de protection qu’il acheva de prendre possession d’un pays qui semblait se donner à lui sans arrière-pensée.

Le moment était venu de compléter et d’étendre jusqu’à cette frontière les institutions administratives et religieuses que la conquête franke avait pour but d’établir. Charles, disent les chroniques, divisa la Saxe entre les abbés et les évêques pour y prêcher et y baptiser[11]. Le zèle du fils de Pépin pour l’extension de la foi catholique ne fut ni le seul ni peut-être le principal motif de cette mesure. L’unité du culte n’était pas, à ses yeux, la base fondamentale d’un gouvernement. Il n’avait rien fait de tel pour arracher au mahométisme les populations musulmanes de ses provinces espagnoles ; il ne cessa jamais de tolérer, au sein de ses États héréditaires, l’exercice de la religion juive. Mais, en Saxe, l’intérêt politique lui faisait un devoir d’organiser tout d’abord une sorte d’aristocratie ecclésiastique, afin de contrebalancer et de remplacer graduellement l’influence de la noblesse indigène. En effet, à l’exemple de ce qui avait existé à l’origine chez tous les peuples germains idolâtres, les edelings saxons formaient une caste sacerdotale[12]. Tel était le secret de leur domination sur le reste du peuple, et ainsi s’expliquent les soulèvements périodiques si aisément provoqués par l’edeling Witikind, et, le calme définitif qui suivit la conversion de ce dernier champion de l’odinisme.

Les nobles qui avant lui retirent le baptême ne trouvèrent qu’une compensation imparfaite à leur ancien prestige perdu dans leurs nouvelles fonctions de comtes (grafen) des cantons, que pour la plupart ils continuèrent d’administrer civilement, comme délégués du roi Charles. Car dès lors les vrais chefs du peuple, les vrais edelings de la Saxe chrétienne, ce furent de simples prêtres de l’Église romaine, titulaires de ces prélatures d’outre-Rhin transformées, presque au lendemain de leur fondation, en principautés quasi souveraines, et qui, durant dix siècles, firent la force et l’originalité de l’empire germanique. Déjà, avant l’expédition de 780, les moines de Fulda et de Hersfeld avaient bâti des églises et créé des circonscriptions religieuses, des paroisses, dans la Westphalie et l’Angrie. Charlemagne fit venir de Frise l’Anglo-Saxon Willehald pour organiser de la même manière les cantons de Wigmodie (pays de Brême)[13]. Telle fut la fécondité de cet apostolat, qu’en l’espace de vingt ans (780-802) les modestes sanctuaires de planches, édifiés par les premiers missionnaires, étaient devenus les églises cathédrales de huit évêchés puissants, dont les siéges portèrent les noms illustres de Minden, Halberstadt, Verden, Brême, Munster, Hildesheim, Osnabruck, Paderborn.

III

Les insurrections saxonnes de 776 et 778 étaient venues, l’une après l’autre, interrompre les essais d’organisation administrative que Charlemagne rêvait d’accommoder au caractère et à la situation géographique des pays romans entrés les derniers dans le système général du royaume carolingien, à savoir l’Italie septentrionale et l’Aquitaine.

Cette dernière province, agrandie de la Septimanie, comprenait toute la France d’outre-Loire. Rattachée par les souvenirs de la Gaule impériale et par la nature elle-même au grand corps politique dont les frontières traditionnelles étaient les Pyrénées, les Alpes et le Rhin, à défaut de sympathie pour ses vainqueurs, l’intérêt de sa propre sûreté lui commandait de rester incorporée à la monarchie franke. L’expérience avait assez démontré son impuissance à résister par elle-même aux attaques de l’islamisme. Mais justement pour se défendre et pour couvrir en même temps la chrétienté contre les invasions arabes, il lui fallait une direction continue qu’elle ne pouvait recevoir du chef de la monarchie, presque toujours occupé sur le Rhin. L’installation de comtes franks dans la Gaule méridionale ne constituait pas à elle seule une organisation efficace. Si ces officiers étaient des exécuteurs plus sûrs et plus fermes des ordres royaux que les seigneurs du pays, l’éloignement du pouvoir central avait le double inconvénient de laisser parfois leur dévouement sans appui ou leur ambition sans contrôle. Aussi Charlemagne avait-il résolu, aussitôt après Roncevaux, d’ériger cette région en royaume et d’en déléguer le gouvernement à une autorité locale. Mais, afin de bien caractériser cette délégation et d’empêcher les populations, encore mal accoutumées au joug, de croire à un retour de leur autonomie nationale, le roi auquel il destina la succession des Vaïfer et des Hunald fut un enfant au berceau. C’était son troisième fils, né à Chasseneuil pendant la guerre d’Espagne, et que le hasard de sa naissance avait fait Aquitain.

Le royaume assigné à cet enfant s’étendait depuis la Loire jusqu’à Outre la Septimanie, il comprenait les provinces récemment occupées ou plutôt parcourues par l’armée franke dans le Nord de l’Espagne, et sur lesquelles la souveraineté prétendue par le vaincu de Roncevaux était bien moins une réalité qu’un programme à remplir. Ces provinces, toujours soumises à leurs valis sarrasins, n’en étaient pas moins dès lors comptées parmi les divisions administratives de l’empire frank, sous le nom de Marche de Gothie (Catalogne) et Marche de Vasconie ou Gascogne (Aragon et Navarre). L’Aquitaine proprement dite était partagée en quinze comtés, que l’on peut déjà désigner par les noms qu’ils gardèrent à l’époque féodale : le Poitou, le Berri, la Saintonge, l’Angoumois, le Limousin, l’Auvergne, le Velay, le Périgord, le Bordelais, l’Agenois, le Quercy, le Rouergue, le Gévaudan, l’Albigeois et le Toulousain[14].

Aux nécessités stratégiques se joignaient des considérations d’un ordre plus général pour faire attribuer aussi à l’Italie langobarde un gouvernement particulier. Dans le nouveau système politique de l’Europe, l’Italie devait être le boulevard de la catholicité contre les retours offensifs du Bas-Empire. A ce titre, elle ne pouvait se mouvoir en dehors de la sphère d’autorité de Charlemagne, protecteur tout à la fois de l’orthodoxie et de la paix européenne. Mais l’incorporation de la Péninsule à l’empire frank n’était ni avantageux ni réalisable. Les populations de race latine répugnaient à recevoir les ordres d’un pouvoir étranger, et leur concours était d’autant mieux assuré à la politique carolingienne, qu’elles resteraient soumises à l’influence immédiate du saint- siége. Quant à la contrée septentrionale, à laquelle la domination langobarde avait imprimé un caractère mitigé de germanisme dont le souvenir devait se perpétuer dans le nom de Lombardie, qui lui resta même après l’effacement complet de cette domination et que nous lui donnerons désormais, le rempart de montagnes qui l’isole du reste de l’empire la préserve comme fatalement de tomber au rang de simple province d’un empire continental. Charles l’avait compris dès le premier jour de la conquête. Les changements qu’il avait dû opérer après la conspiration des ducs n’avaient porté que sur le personnel administratif et non sur le fondement de ses rapports, comme successeur de Desiderius, avec ses sujets transalpins. Mais là, comme en Aquitaine, il fallait à la hiérarchie des fonctionnaires militaires et civils, un chef toujours présent. Aussi la division de la Lombardie en comtés franks ne formait que la première assise de son nouvel édifice politique. Le complément de cette organisation était une vice-royauté réservée au second fils de Charlemagne ; l’aîné, nommé Charles, étant destiné au gouvernement de la France héréditaire.

On a dit ingénieusement de nos jours que décentraliser, c’est créer des centres. Ainsi l’entendait Charlemagne en érigeant les deux royautés vassales dont on vient de parler. Loin de diviser sa puissance souveraine, il la multipliait. Il la rendait présente et toujours prête à agir sur toutes les frontières à la fois de la chrétienté.

Nulle part cette présence perpétuelle de l’œil et du bras du maître n’était aussi nécessaire qu’en Italie, où la coalition gréco-langobarde ne cessait de tenir en échec l’autorité du roi frank et celle de son allié le pape. La haine dont la cour schismatique de Byzance poursuivait l’Église romaine ne se manifestait pas seulement par le séquestre ou le pillage des domaines temporels du saint-siège enclavés dans les possessions impériales d’Italie, elle poursuivait surtout la doctrine catholique et ses ministres fidèles. En Istrie, l’évêque Maurice avait eu les yeux crevés pour le seul fait d’avoir défendu les droits temporels du saint-siège dans cette province. Des émissaires grecs étaient venus jusque sur le territoire pontifical fomenter la révolte civile et religieuse, et avaient assassiné un diacre dans la chaire même de la basilique de Ravenne[15].

Il n’y avait qu’un mince profit à tenir le pape en échec ; c’était même s’exposer à des représailles aussi terribles qu’inévitables de la part du patrice frank, à moins que les coalisés ne parvinssent à lui donner le change sur la véritable situation de la Péninsule. L’entreprise n’était pas aisée ; mais malheureusement elle n’était pas non plus tout à fait irréalisable. Si les Grecs s’étaient trop compromis dans ce genre de diplomatie pour avoir chance d’y réussir encore, leurs disciples, les Langobards, s’y employaient avec zèle et non sans succès. Charlemagne était si loin, et Constantinople était une si bonne école d’intrigue ! On a déjà vu, quelques années auparavant, des ambassadeurs du roi accrédités auprès du saint-siège et animés à coup sûr des intentions les plus droites, se laisser duper par Hildebrand et Arigis, au point de négliger absolument de remplir leur mission à Rome. On devine quelles impressions des agents enveloppés d’un tel réseau d’astuce et de prévenances pouvaient rapporter à leur maître. Les ducs eux-mêmes n’hésitaient pas à faire personnellement des démarches auprès du tout-puissant arbitre de leur destinée. Pareille audace avait servi au début les projets ambitieux de l’archevêque Léon de Ravenne, et l’exemple était bon à suivre. Aussi voit-on Hildebrand de Spolète venir plaider lui-même les intérêts de sa faction devant le roi, alors en quartier à Wirciny, peu avant la tenue du mallum de Duren, au printemps de 779[16].

Les chroniqueurs se bornent à signaler cette conférence sans en indiquer ni le but ni les résultats. Mais, étant connus le caractère et les antécédents du personnage, il est impossible de ne pas rattacher son voyage, spontané ou non, à un grave conflit dans lequel le parti gréco-langobard avait lancé contre Adrien des imputations criminelles, qui n’avaient pas laissé de porter le trouble et le doute dans l’esprit habilement circonvenu de Charlemagne.

Refroidis dans leurs rêves d’affranchissement à main armée, désespérant d’ailleurs d’obtenir gain de cause dans leurs contestations au sujet des territoires réclamés par le saint- siége, soit comme dépendances de la république romaine, soit à titre de patrimoine de l’Église, les conspirateurs avaient donc changé de tactique : tous leurs efforts tendaient maintenant à supplanter le pape dans la confiance du prince Frank, en jetant l’odieux sur les actes de son gouvernement temporel. A cette fin, ils étaient allés jusqu’à l’accuser de faire la traite des esclaves chrétiens avec les corsaires musulmans.

Cet abominable trafic d’hommes existait, en effet, sur le littoral de l’Adriatique ; mais c’étaient les accusateurs mêmes du souverain pontife qui s’en rendaient coupables, et l’opposition que la papauté n’avait cessé de leur faire sur ce terrain n’était pas le moindre de leurs griefs contre elle. La vente des esclaves, autorisée dans le droit des anciens Germains, avait été introduite en Italie par les conquérants Langobards[17]. Les conditions mêmes s’en aggravèrent chez ce peuple sans foi. C’est lui qui organisa le premier, et sur une vaste échelle, l’échange international de la denrée humaine. Le gouvernement de Pavie reconnut ce commerce, puisqu’il le réglementa : il s’en réserva, il est vrai, l’usage pour le châtiment de certains crimes. Les lois de Rotharis[18] font de la vente du coupable à l’étranger l’équivalent de la peine de mort. Mais le peuple, dédaignant les distinctions subtiles des juristes, et voyant d’ailleurs ses rois appliquer cette peine à tous les prisonniers de guerre, à qui on ne pouvait reprocher d’autre crime que leur infortune, s’attribua en masse ce droit régalien. Les remèdes qu’on essaya d’apporter au mal en montrent la profondeur et l’étendue. Liutprand fit une loi qui punissait de mort, comme assassin, le vendeur d’hommes. Si la loi avait été exécutée, elle eût, plus sûrement que la traite, dépeuplé les États du législateur ; car tout le monde, jusqu’aux magistrats langobards, s’y livrait sans scrupule, mais non sans discernement. Les approvisionnements, en effet, se faisaient au dehors : on tirait de préférence les troupeaux humains des pays barbares, germaniques ou slaves, déchirés par les guerres intestines, et où les vainqueurs trouvaient tout avantage à se débarrasser à prix d’or de leurs captifs. L’Italie romaine fournissait aussi ses contingents surtout en jeunes enfants que des rôdeurs sinistres, ordinairement des Juifs, volaient à leurs familles pour les emmener au marché de Venise[19]. L’orgueilleuse cité, future reine de l’Adriatique, inaugurait ainsi son opulence commerciale. Elle exerçait dès lors l’abominable monopole qui fit de nos jours la réputation de Siout. Elle mutilait des hommes, des chrétiens, pour le service des harems dans tous les pays musulmans. Les galères grecques et africaines venaient à l’envi charger dans ses lagunes leurs cargaisons humaines, et c’est sur l’or de ces spéculations infâmes que s’élevèrent les fortunes royales du patriciat vénitien.

La papauté avait lutté seule, mais sans autres armes que celles de la charité, contre cet odieux abus de la force. On lit dans la Vie de saint Zacharie ce trait dont les exemples ne devaient se produire que trop souvent : En ce temps-là (747), des trafiquants vénitiens vinrent à Rome sous le prétexte d’y vendre diverses marchandises. Mais leur commerce réel consistait à embaucher des multitudes de jeunes gens, garçons et filles, qu’ils allaient ensuite vendre comme esclaves à la race païenne et musulmane des côtes d’Afrique. Le très saint père interdit ce commerce infâme. Comme les Vénitiens se plaignaient qu’il leur fit perdre ainsi des sommes énormes, car ils avaient des vaisseaux remplis de ces malheureuses victimes de leur cupidité, Zacharie leur paya le prix qu’ils demandèrent et délivra tous les captifs[20].

Eh bien, par une perfidie tout à fait digne de la patrie de Machiavel, ceux-là mêmes qui faisaient la traite en rejetèrent la responsabilité sur le saint-siège qui l’empêchait, et l’accusation fut si adroitement conduite qu’Adrien, l’ami du roi, crut enfin nécessaire de se justifier.

Les victoires de l’armée franke au delà des Pyrénées, si précaires qu’elles fussent au point de vue politique, avaient eu du moins l’avantage de tirer de la servitude musulmane une foule d’esclaves chrétiens, dont beaucoup étaient d’origine italienne. Cette découverte causa à Charlemagne autant de surprise que de colère. Les Langobards, qui faisaient partie de l’expédition, défendirent leurs nationaux d’avoir trempé dans un tel forfait ; c’est en cette occasion, et moins peut-être par calcul que pour se mieux disculper eux-mêmes, qu’ils insinuèrent et parvinrent à persuader dans une Certaine mesure au roi que ce commerce ne pouvait se faire que dans l’État romain, grâce à la complicité ou tout au moins à la négligence de l’administration pontificale. Des représentations, dont on ignore le caractère, furent adressées à ce sujet au pape. Sa réponse prouve une fois de plus combien il avait d’ennemis ardents et habiles à le desservir à la cour carolingienne.

Vous nous parlez, écrit-il dès 778, d’esclaves que nos Romains auraient vendus à la race infâme des Sarrasins. Jamais, Dieu le sait, nous n’avons commis ni autorisé un tel crime. Mais, de tout temps, les Langobards, qui occupent le littoral, n’ont cessé de faire ce trafic avec les corsaires grecs et d’être leurs pourvoyeurs d’esclaves. Nous avions commandé au duc Allo d’équiper plusieurs galères pour donner la chasse aux navires grecs et les brûler. Il a refusé de nous obéir ; et nous n’avons nous-même ni flotte ni matelots à notre service. Dieu nous est témoin cependant que nous n’avons rien négligé de ce qui était en notre pouvoir pour arrêter ces pratiques criminelles. Ainsi des corsaires grecs ayant abordé à notre port de Centumcellœ (Cività-Vecchia), nous avons fait incendier leurs navires et emprisonner les équipages. Mais, lors de la dernière famine, les Langobards ont profité de la détresse générale pour augmenter encore leur commerce d’esclaves ; et l’on a même vu des familles langobardes se rendre spontanément sur les vaisseaux grecs, afin de ne pas mourir de faim...

Votre Sublimité ne devrait ajouter aucune foi aux calomnies que l’on répand à plaisir sur notre clergé. Plus nos liens d’affection se resserrent, plus les ennemis du saint-siège s’appliquent à semer la zizanie entre vous et moi. Mais leurs efforts seront sans succès, avec l’aide de Dieu et par l’intercession de l’apôtre saint Pierre, et nous avons confiance dans la parole du Psalmiste : Disperdat Dominus universa labia dolosa et linguam maliloquam (Ps. II, 4)[21].

L’accusation ainsi renvoyée aux Langobards ne fut pas sans doute le moindre motif du voyage — il faudrait peut-être plutôt dire de la citation — de Hildebrand à la cour du roi Charles. Si le projet de la vice-royauté d’Italie n’était pas encore arrêté à cette époque, il sortit de cette entrevue, qui fit éclater une fois de plus aux yeux du roi la fourberie de ses vassaux. Au lieu de prendre des demi-mesures provisoires, qui n’eussent fait qu’aggraver le conflit, il ajourna toute décision jusqu’au moment où les affaires de Saxe lui permettraient d’aller appliquer en personne, et sur place, le remède que réclamaient les maux de la Péninsule.

Il put accomplir ce dessein à la fin de l’automne 780. Arrivé pour Noël à Pavie, avec sa femme et ses enfants, il y passa l’hiver au milieu des soins politiques les plus graves. Il alla ensuite célébrer la fête de Pâques à Rome (15 avril 781). En cette solennité, son second et son troisième fils reçurent à la fois, des mains du pontife, le sacrement de baptême et l’onction royale. Le nouveau roi d’Italie s’était appelé jusque-là Carloman. Ce nom fut alors changé en celui de Pépin, que son glorieux aïeul avait illustré au service de l’Église. Le cadeau de baptême offert au pape par le père des deux petits princes fut la province de la Sabine, placée dès lors sous la souveraineté directe du saint-siège[22].

De Rome, la famille royale se rendit à Milan, où l’archevêque baptisa Gisèle, la plus jeune des enfants du monarque, puis installa à Pavie le petit roi Pépin, âgé de cinq ans[23]. Louis en avait à peine trois. Il n’en prit pas moins sur-le-champ possession de ses États. Son gouverneur, Arnold, le fit porter dans son berceau jusqu’à Orléans. , raconte son biographe, on le revêtit d’armes proportionnées à sa petite taille, on le hissa sur un cheval, et il fit ainsi son entrée en Aquitaine, avec la grâce de Dieu[24]. Il ne fallait, certes, rien moins que le prestige de Charlemagne pour incliner des nations vassales, fières et encore mal domptées, devant ces trônes qui n’étaient que des berceaux.

Un singulier jeu de fortune fit qu’au moment où la chrétienté prenait tant de précautions contre l’empire grec, ces précautions parurent tout à coup devenir inutiles, et que l’empire lui-même, par une démarche officielle, sembla ratifier sa propre déchéance en Italie. En effet, au milieu des fêtes du couronnement de Pépin, on vit arriver à Rome une ambassade byzantine, chargée de demander à Charlemagne la main de Rothrude, sa fille aînée, pour l’empereur Constantin VI Porphyrogénète.

Ce jeune prince régnait depuis quelques mois à peine et n’avait que dix ans. Les circonstances qui l’avaient porté au trône présageaient en Orient de profonds changements politiques et religieux. Son père, Léon IV, l’allié d’Adelgis, le fauteur de toutes les conspirations langobardes, avait été en même temps un iconoclaste fanatique. Un jour, il trouva deux images de dévotion dans la chambre même de sa jeune épouse Irène. Transporté d’une fureur insensée, il rompit aussitôt tout commerce avec elle, et traita comme les derniers des criminels les officiers qui avaient introduit dans le palais les images prohibées. Rasés, battus de verges, ils furent jetés dans les cachots, où l’un d’eux ne tarda pas à expirer des suites de ce barbare supplice. La vie de l’impératrice n’était pas en sûreté. Mais une catastrophe soudaine la délivra de son persécuteur. En assistant, le 8 septembre 780, à l’office divin dans la basilique de Sainte-Sophie, le caprice vint à Léon de faire détacher une couronne enrichie de pierres précieuses, que Maurice, un de ses prédécesseurs, avait suspendue au-dessus de l’autel. Il la plaça sur sa tète et l’emporta. A peine rentré au palais, une fièvre subite s’empara de lui. Les pointes des attaches métalliques qui retenaient les pierreries lui avaient fait au front de légères piqûres. C’en fut assez pour donner naissance à des charbons pestilentiels. Il avait reçu de son père un sang corrompu par la débauche : il sentit le venin circuler dans ses veines comme une flamme dévorante ; le soir il était mort.

Irène passa ainsi subitement de la disgrâce à la toute-puissance. Régente d’un prince mineur, tout le poids des affaires publiques pesa sur elle. Son caractère et ses talents n’étaient point au-dessous de cette tâche. Esprit éclairé, âme énergique et virile, elle eût réuni toutes les qualités de l’homme d’État, si l’ambition n’avait peu à peu étouffé chez elle la conscience, et si, affranchie des faiblesses de son sexe, elle en avait du moins conservé les vertus. Les premiers actes de son gouvernement furent pleins de sagesse et de modération. La foi catholique, pour laquelle elle avait été persécutée, triompha avec elle, mais sans réaction et sans représailles. Libre des préjugés et des compromissions de sectaires qui avaient égaré la politique extérieure de ses prédécesseurs, elle comprit les véritables intérêts de son empire et les principes nouveaux qui devaient régler ses relations avec l’Occident. L’indépendance de l’Italie était un fait irrévocable : la disputer à Charlemagne eût été folie ; y restaurer la monarchie langobarde, en supposant l’entreprise possible, c’était, sous une autre forme, faire le sacrifice non moins complet des prétentions grecques, sans autre profit que de créer des embarras à la papauté. Or cette considération n’existait plus sous un gouvernement catholique. La politique, au contraire, de même que la religion, conseillait à Irène de se rapprocher du saint-siège, qui seul pouvait lui procurer l’alliance de Charlemagne. C’est ainsi qu’elle fit, sous les auspices d’Adrien, la demande en mariage dont il a été parlé plus haut.

Les temps étaient bien changés depuis que Constantin V, sollicitant pour son fils Léon la main de Gisèle, fille du roi Pépin, prétendait justement faire doter la princesse aux dépens du saint-siège[25], et rentrer par ce moyen en possession de l’exarchat de Ravenne. On ne trouve nulle part aucune mention d’une dot stipulée en faveur de Rothrude. La cour d’Orient estimait sans doute que c’en était une suffisante que l’épée ou seulement le prestige du grand roi des Franks. Les divergences politiques étant écartées, Charles ne fit pas difficulté de fiancer sa fille, âgée de huit ans, à l’héritier du trône impérial. L’eunuque Élisée fut laissé auprès d’elle pour lui enseigner la langue et les usages du peuple qu’elle était destinée à gouverner un jour. Constantinople s’applaudit de l’heureux succès de la négociation ; et les lettrés s’empressèrent de traduire ou plutôt de déguiser en grec, par égard pour les oreilles délicates de ses sujets, le nom de la jeune souveraine. Ils le dépouillèrent de ses aspirations gutturales et en firent Érythrée (Έρυθρέα)[26].

Le séjour de Charlemagne à Rome au printemps de 781 fut, si l’on peut ainsi parler, une sorte de congrès où les deux puissances dirigeantes de l’Europe, le saint-siège et la royauté franke, réglèrent la situation de tous les États secondaires. Parmi ces États, l’un des plus considérables était la Bavière. Seule de toutes les provinces germaniques, elle avait conservé son autonomie, sous le gouvernement de sa dynastie nationale, les Agilulfings. Les ménagements que Pépin et son fils avaient gardés vis-à-vis de cette famille régnante avaient été jusque-là une des principales causes des troubles de la chrétienté. On a vu par quels entraînements d’ambition et de faux patriotisme Tassilon avait trempé dans tous les complots de la ligue aquitano-langobarde contre la monarchie carolingienne. Son mariage avec Liutberge, fille de Desiderius, l’avait en quelque sorte inféodé à cette cause, qui lui devait, en réalité, d’avoir pu prolonger si longtemps sa résistance. C’est lui qui avait toujours réussi, en fomentant à propos des révoltes en Germanie, à attirer de ce côté les armées frankes prêtes à porter le coup de grâce aux rébellions du Midi. Mais les Aquitains et les Langobards, moitié domptés, moitié ralliés, s’étaient définitivement rangés sous la bannière qu’ils avaient si longtemps combattue ; la Saxe elle-même, la dernière et la plus redoutable auxiliaire que Tassilon eût pu recruter parmi les races tudesques, était à son tour réduite à déposer les armes. La Bavière se trouvait donc absolument isolée, et son duc pouvait avoir de terribles comptes à rendre de sa conduite passée. Le vainqueur voulut bien lui en épargner l’inutile humiliation. Il semble que cette pensée de clémence fut inspirée par le pape Adrien, dont la politique clairvoyante et généreuse répugnait à la destruction des nationalités inférieures. Déjà il avait sauvé de l’absorption la Lombardie vaincue ; il intervint aussi heureusement en faveur de la Bavière. Voici comment les anciennes annales attribuées jusqu’à ces derniers temps à Éginhard lui-même racontent cet épisode. Tandis qu’il était à Rome, Charles convint avec le pape qu’ils enverraient de concert des ambassadeurs à Tassilon pour lui rappeler les promesses qu’il avait faites à Pépin, à ses fils et aux Franks. Les hommes choisis pour remplir cette mission furent, de la part du pape, les évêques Formose et Damase, et de la part du roi, le diacre Riculf et le grand échanson Éberhard. Ils parlèrent au duc comme il leur avait été prescrit, et son cœur fut tellement touché qu’il se déclara prêt à comparaître sur-le-champ devant son souverain, si on lui donnait des otages en garantie de sa sûreté. On les lui accorda. Il alla aussitôt trouver Charles à Worms et lui renouvela ses serments.

A ce récit, il est aisé de reconnaître l’inspiration pontificale dans la négociation qui eut un si prompt succès. Malheureusement le duc de Bavière devait bientôt donner de nouvelles preuves de sa mobilité.

Avant de se rendre à Worms, Charlemagne installa, comme on l’a dit, le petit roi Pépin dans le nouveau royaume de Lombardie. Tout concourait, jusqu’aux circonstances en apparence les plus fortuites, à faire de ce second séjour en Italie l’apogée de son règne. C’est là qu’un système politique large et fécond venait de se dégager de la longue série de ses triomphes militaires. Il y avait reçu, en outre, l’abdication, sous une forme honorable mais non équivoque, de l’ancienne souveraineté de Byzance sur le monde latin. Il y trouva enfin l’instrument de la grande régénération littéraire, qui est restée une de ses gloires les plus pures et les plus durables. Un jour qu’il était à Parme, un clerc anglo-saxon, de passage en cette ville, demande à lui être présenté. Cet étranger, diacre et écolâtre de l’église d’York, lui était connu : ils s’étaient déjà rencontrés en Gaule douze ans auparavant, au moment où tous deux, par des travaux divers, commençaient à fixer l’attention du monde. Dans l’intervalle, le roi d’Austrasie était devenu l’arbitre de la chrétienté ; le clerc, par un brillant professorat, s’était préparé à en devenir le guide intellectuel : il s’appelait Alcuin. L’homme de la pensée et l’homme de l’action avaient besoin l’un de l’autre, et se sentaient attirés à associer leurs efforts pour réaliser leur rêve commun : la civilisation de l’Occident. Tel fut l’objet, tel fut le résultat immédiat de leur entrevue à Parme. Alcuin en sortit décidé à solliciter auprès de son archevêque et de son roi l’autorisation de s’attacher au monarque carolingien[27]. Plus tard, rappelant à celui-ci les raisons qui lui avaient fait abandonner sa patrie insulaire, il expliquait ainsi à quel sympathique attrait il avait obéi. Je savais le vif intérêt que vous portiez à la science et combien vous l’aimiez. Je savais que vous excitiez tout le monde à la connaître, et que vous offriez des récompenses et des dignités à ceux qui l’aimaient comme vous, pour les engager à venir s’associer à votre généreuse entreprise. Vous avez bien voulu m’appeler, moi le moindre serviteur de cette science sainte, et me faire venir du fond de la Bretagne. Ah que n’ai-je apporté dans le service de Dieu autant d’empressement et de zèle que j’en ai mis à vous seconder ! C’est que j’aimais justement en vous ce que je vous voyais rechercher en moi[28].

On verra plus loin les fruits de cette alliance et quels furent, dans l’organisation du gouvernement de Charlemagne, le rôle et, l’influence de celui qu’on a si justement nommé son premier ministre intellectuel[29]. Mais la conquête matérielle devait précéder la conquête morale des barbares, et nous n’en avons pas encore fini avec le terrible prologue de la guerre.

 

 

 



[1] Eginh., Annal., ann. 779 ; Fauriel, Hist. de la Gaule méridionale, t. III.

[2] Annal. Mettens., ann. 759, ap. D. Bouquet, t. V, p. 335.

[3] Chron. Moissiacens.

[4] Annal. Mettens., ann. 778.

[5] L. Gautier, la Chanson de Roland, t. II.

[6] Eginh., Vita Karoli Magni, cap. I, ap. D. Bouquet, t. V, p. 93.

[7] Astr., Vita Ludovici Pii, ap. D. Bouquet, t. VI, p. 88.

[8] Astr., Vita Ludovici Pii, ap. D. Bouquet, t. VI, p. 88.

[9] Eginh., Annal., ann. 778.

[10] Commoto magno exercitu. Annal. Petav., ann. 779.

[11] Chroniques de Moissac et du comte Niebelung.

[12] H. Leo, Geschichte von Italien, liv. I, ch. III.

[13] Ozanam, la Civilisation chrét. chez les Francs, ch. VI.

[14] Fauriel, Hist. de la Gaule méridionale, t. III.

[15] Adrian. I, papœ, Epist., ap. D. Bouquet. t. V, p. 559 et 567.

[16] Eginh., Annal., ann. 779.

[17] H. Leo, Geschichte von Italien, liv. III, ch. I, § 4.

[18] Rothari Leges, 222, cité ap. H. Leo, Geschichte von Italien.

[19] Ibid. Cette ville, à proprement parler, n’existait pas encore. Nous verrons plus loin (chap. XIV) dans quelles circonstances elle fut fondée. La capitale de l’archipel vénitien était alors Malamocco.

[20] Anast., Lib. Pontific., cité ap. Darras, Hist. générale de l’Église, t. XVII, ch. II.

[21] Adrian. I, papœ, Epist., ap. D. Bouquet, t. V, p. 557.

[22] Adrian. I, papœ, Epist., ap. D. Bouquet, t. V, p. 561.

[23] Erchempert. Cassiniens. monach., Historia Langobardor., ap. D. Bouquet, t. V, p. 325.

[24] Astronom., Vita Ludotrici Pii, ap. D. Bouquet, t. VI, p. 88.

[25] Lebeau, Hist. du Bas-Empire, liv. LXV.

[26] Theophan., Chronographia, ap. D. Bouquet, t. V, p.187.

[27] Vita Beati Alcuini abbal., auctore anonymo, ap. D. Bouquet, t. V, p. 445.

[28] Alcuin, Epist. CI.

[29] Guizot, Hist. de la civilisation en France.