CHARLEMAGNE

 

CHAPITRE I. — LES AÏEUX DE CHARLEMAGNE - LEUR RÔLE POLITIQUE SOUS LES ROIS MÉROVINGIENS.

612-741

 

 

D’APRÈS une tradition fabuleuse rapportée dans la chronique de Frédégaire, la Thuringienne Basine, inspirée de l’esprit prophétique la nuit qui suivit ses noces avec Childéric, père de Clovis, parla ainsi à son nouvel époux : Lève-toi secrètement, et ce que tu auras vu dans la cour du palais, reviens l’annoncer à ta servante. Et Childéric, étant sorti, vit passer comme des formes d’animaux : un lion, une licorne et un léopard. Il en rendit compte à Basine, qui lui dit : Mon seigneur, sors encore, et rapporte à ta servante ce que tu auras vu. D’autres formes passèrent : elles ressemblaient à un ours et à un loup. Basine le fit sortir une troisième fois. Alors lui apparurent un chien, puis d’autres bêtes de moindre grandeur, qui se poursuivaient et se harcelaient entre elles.

La vision qui a frappé tes regards, dit Basine, est l’image fidèle de la réalité, et en voici la signification : Il naîtra de nous un fils plein de courage, dont le lion est l’emblème ; le léopard et la licorne désignent ses fils, qui engendreront des enfants semblables à l’ours et au loup en force et en voracité ; mais leurs descendants ne seront dans le royaume que comme des chiens, incapables d’arrêter les luttes des animaux inférieurs, dont la multitude, confusément agitée, figure les peuples affranchis de la crainte des princes[1].

Quels que soient la source et le sens primitif de cette légende, elle offre une peinture exacte des phases de la décadence mérovingienne. Déjà, après moins d’un siècle et demi, la prédiction de Basine s’était en grande partie vérifiée, et la troisième génération de ses fils, dans les sanglantes querelles dont Brunehilde[2] et Frédégonde personnifient les fureurs et les perfidies, n’avaient que trop bien réalisé le type des carnassiers rapaces, quand la révolution aristocratique de 613 vint accélérer l’irrémédiable abaissement de la dynastie de Clovis, en inaugurant l’influence rivale de la famille carolingienne, dans laquelle, pour employer les figures de la légende, allait se manifester désormais la moelle du lion. Saint Arnulf de Metz et Pépin l’Ancien, l’un aïeul paternel, l’autre aïeul maternel de Pépin d’Héristal, furent les chefs, les modérateurs, les vrais hommes d’État de cette révolution. Devenus par elle les arbitres des destinées, de la monarchie franke, la clairvoyance de leur ambition, si ce n’est la sincérité de leur caractère, leur inspira une conduite pleine d’habileté et de grandeur. Associés à l’exercice du souverain pouvoir comme représentants de l’aristocratie militaire, qui avait enfin réussi à mettre la royauté en tutelle, ils surent, avec autant de tact que d’énergie, s’élever au-dessus des passions exclusives de leurs compagnons de fortune, et faire du triomphe d’un intérêt de parti le point de départ d’une politique largement conciliatrice et toute nationale.

Mais, avant d’étudier les ressorts et les tendances de cette politique nouvelle, il est nécessaire de jeter un coup d’œil sur l’ordre de choses qui avait précédé, et de marquer-les transformations sociales accomplies parmi les races que les invasions avaient mêlées depuis le Rhin jusqu’à la Loire et à l’Océan.

La rivalité d’influence que l’on voit s’engager, au début du vile siècle, entre la dynastie mérovingienne et la plus puissante des familles sujettes, n’était que la suite et, en quelque sorte, l’incarnation d’un antagonisme de principes déjà anciens dans la société gallo-franke. Sous des apparences diverses, c’est toujours la lutte entre les germes de la civilisation chrétienne et les restes du paganisme, qui se poursuit depuis l’invasion jusqu’au sacre de Pépin le Bref. D’un côté, la tradition du césarisme impérial et de nombreux vestiges de barbarie germanique se perpétuant dans le gouvernement et dans les mœurs ; de l’autre, la morale de l’Évangile tendant à passer du sanctuaire dans les lois et dans les institutions publiques, afin de réagir de là avec plus d’autorité sur les consciences : tels étaient au fond les deux vrais intérêts en présence. Un long enchaînement d’erreurs et de crimes avait amené la royauté à personnifier le premier : les Carolingiens devaient se trouver, par situation non moins que par penchant, appelés à favoriser le second. Les descendants de Clovis, même les meilleurs, avaient tous échoué dans leurs essais d’organisation sociale, pour n’avoir songé qu’à restaurer les formes antiques de la civilisation, sans souci de la différence des temps et des milieux, bien plus attachés à reproduire le type consacré d’un gouvernement régulier qu’à en rechercher l’essence. Tout au contraire, Arnulf et Pépin associent un grand sens pratique à une sorte d’intuition de l’avenir. Ils ont choisi, comme terrain d’action, le seul où puisse s’opérer l’union des éléments germanique et roman de la nation gallo-franke, celui du catholicisme. Ils emploient leur énergie en même temps que la puissance publique à soutenir, à étendre l’ascendant de l’Église sur les peuples barbares. C’est ainsi qu’ils fondent leur propre puissance et ouvrent des voies fécondes à celle de leur postérité.

Telle était, en effet, la mission de ce nouvel État, déjà appelé, dans de moindres limites, de son nom moderne, la France (Francia). Méconnue par ses chefs de sang royal, mais comprise et activement servie par la famille arnulfinge[3], cette mission, tout indiquée d’ailleurs par la nécessité même des circonstances, était de succéder au plus beau rôle de l’empire détruit, comme organisateur et centre politique des jeunes sociétés européennes, en attendant la formation des nationalités.

Maîtres de la plus importante de ses provinces au point de vue stratégique, de celle où s’était concentré, sous les derniers Césars, le sentiment le plus intense et l’effort suprême de la résistance aux invasions, les Franks, dans l’intérêt même de leur conquête, en avaient assuré la défense, devenant du même coup les protecteurs de tout l’Occident. Les vainqueurs de Tolbiac, cantonnés depuis plus d’un siècle aux frontières du inonde romain, dans les postes désertés des légions, continuaient à arrêter d’un bras ferme la marche dévastatrice des grandes migrations humaines.

Cependant ce n’était pas assez de refouler au delà du Rhin les tribus tumultueuses et toujours menaçantes de la Germanie barbare. Il fallait, pour n’avoir plus à les redouter, les fixer au sol par persuasion ou par force, faire de leurs campements mobiles une patrie et les incorporer à leur tour à la république chrétienne.

Ce genre de prosélytisme armé convenait merveilleusement au caractère des Franks convertis. Ils y avaient déjà préludé par quelques expéditions sur la rive droite du fleuve ; mais leurs entreprises dans ce sens avaient manqué de direction et de méthode. C’est seulement à partir du vue siècle, et sous la conduite des Arnulfings, qu’ils devaient embrasser cette vocation, mettre au service du saint-siège leur puissance militaire, faire partout de leur redoutable épée l’auxiliaire de la propagande religieuse et rattacher toutes leurs conquêtes territoriales, quel qu’en fût d’ailleurs le principe, comme des provinces nouvelles, à l’empire du catholicisme.

La première idée de l’alliance qui fut alors réalisée entre la France et la papauté remontait à la fondation même de la monarchie ; elle datait du baptême de Clovis. On en retrouve le programme nettement tracé dans les lettres de félicitation adressées au royal néophyte de saint Remi par l’évêque de Vienne, Avitus[4], et par le souverain pontife, Anastase[5] lui-même, louant le Seigneur d’avoir donné pour défenseur à son Église un si grand prince. Les cent ans écoulés depuis la mort de Clovis, période de crimes et de scandales, n’avaient pas été néanmoins perdus pour la préparation des destinées du peuple frank. A l’abri désormais des assauts et des débordements de la barbarie extérieure, le génie de la civilisation chrétienne avait, sur le sol des Gaules, repris conscience de lui-même. Il y avait relevé peu à peu ses ruines matérielles et morales, rallié ses forces, établi son prestige sur ses vainqueurs de la veille, prêt déjà à engager la lutte avec ses adversaires du dehors, quand le triomphe des premiers aïeux historiques de Charlemagne lui assura pour auxiliaires les deux puissances les mieux constituées de la société : le clergé et l’aristocratie.

Le corps épiscopal, où brilla saint Arnulf, traversait alors une crise décisive. L’ancienne Église des Gaules, dont la dernière génération gouvernait encore, à la fin du vie siècle, presque tous les diocèses, n’était guère recrutée que dans le patriciat gallo-romain, dont elle renfermait l’élite. Elle avait jusque-là personnifié, un peu trop exclusivement peut-être, l’esprit, les tendances et aussi les regrets stériles de la race celtique vaincue. Certes, on ne saurait assez louer le courage et les talents des prélats qui domptèrent la fougue des barbares et firent tant pour le relèvement des provinces envahies : c’est par eux que fut sauvé de la civilisation antique tout ce qui méritait d’être conservé. Devenus les magistrats civils des cités après la disparition des fonctionnaires impériaux, la culture des lettres et des arts, en même temps que les traditions administratives, leur devait d’avoir échappé au désastre de la domination romaine. Au nord de la Loire surtout, où, jusqu’au règne de Clotaire II, on ne comptait que douze monastères, les villes épiscopales étaient les seuls foyers de vie intellectuelle.

Mais ses goûts, les habitudes de son éducation, non moins sans doute que les exigences accablantes de sa charge, avaient renfermé dans l’enceinte des villes l’activité et le zèle du clergé gallo-romain. Qu’il exerce sa mission aux bords de la Loire ou du Rhin, dans une métropole pleine de souvenirs et de sentiments quasi-latins ou bien au milieu d’une population purement germanique, qu’il s’appelle enfin Grégoire de Tours ou Nicetius de Trèves, l’évêque de cette origine et de cette époque offre partout le même type ; partout il poursuit le même idéal, qui est bien plutôt la restauration du passé que l’appropriation aux besoins de l’avenir des éléments de vie fournis par les races nouvelles. Tout à l’édification des fidèles et à la controverse avec les hérétiques, ces apôtres sédentaires ne sortaient pas de la sphère des idées et des institutions chrétiennes. On eût dit que, satisfaits d’avoir une fois mis un frein à la barbarie, ils se flattaient de l’avoir pour jamais domptée.

Cependant, au cœur même de leurs diocèses, les vieilles superstitions germaniques et même les cérémonies officielles du culte barbare restaient encore en vigueur. Il s’en fallait que tous les Franks eussent suivi Clovis au baptême. On voyait encore, au VIIe siècle, en pleine Neustrie, non loin de Paris, des autels consacrés aux divinités d’outre-Rhin, et où les adorateurs se pressaient en foule[6]. Les cours mêmes des princes mérovingiens comptèrent longtemps des païens parmi leurs plus hauts dignitaires, et plus d’une légende nous montre sur la même table des villas royales, dans les festins d’apparat, les viandes des sacrifices odiniques, servies pour des leudes idolâtres, à côté des mets des convives chrétiens, que bénissait la main d’un évêque.

Les guerriers élevés dans la foi du Christ, vivant dans le contact perpétuel des païens, au sein des campagnes, loin des résidences préférées du clergé roman[7], se distinguaient à peine de leurs compagnons non encore convertis, et n’avaient pas, en général, des mœurs moins violentes et moins corrompues. Aussi quand, vers la fin du VIe siècle, les membres de cette classe ignorante et grossière, séduits par les riches patrimoines de l’Église, réussirent à se faire imposer aux fidèles par l’autorité royale et envahirent soudain le gouvernement des évêchés et des abbayes, le scandale fut-il grand et le désordre lamentable. Ainsi, dit Ozanam, commençait cette usurpation de l’aristocratie militaire, qui, soutenue par la simonie, perpétuée par le concubinage, aurait fait du sacerdoce une caste et de l’Église un fief, sans l’infatigable résistance des papes[8].

Heureusement l’œuvre préservatrice du saint-siège avait trouvé, dès la première heure et sur le théâtre même du péril, de précieux auxiliaires. A la même époque, saint Colomban, établi avec sa colonie irlandaise dans un âpre défilé des Vosges, aux portes mêmes du royaume d’Austrasie, si difficilement accessible jusque-là aux idées de la civilisation romane, attirait et transformait dans son école monastique toute une génération de disciples, élite de la race franke. Ainsi l’Irlande acquittait sa dette envers la Gaule, qui lui avait jadis envoyé saint Patrice, son premier apôtre ; ainsi la race celtique, au génie souple et communicatif, accomplissait sa destinée. Héritière privilégiée de la culture gréco-latine, son rôle avait été d’en transmettre la tradition aux sociétés modernes successivement introduites dans le concert de la chrétienté. Après avoir produit l’épiscopat des Gaules, qui avait converti les barbares conquérants, c’était encore le sang et l’esprit de la race celtique qui vivaient dans le monachisme hybernien, appelé à discipliner dans le sacerdoce les barbares convertis et à les transformer eux-mêmes en convertisseurs.

L’influence irlandaise domine l’histoire des origines carolingiennes ; car c’est d’elle que procède, sans aucun doute, la vocation religieuse de saint Arnulf. Elle aussi inspira aux descendants de ce saint personnage leurs grandes fondations monastiques, qui sont peut-être le plus solide titre de gloire de cette famille et le principal service qu’elle ait rendu à sa patrie. Toutefois l’Église consacra la puissance des premiers Carolingiens, mais elle ne l’établit, pas : quand ils apportèrent leur concours à ses œuvres, ils avaient déjà acquis une haute importance sociale, comme chefs de l’aristocratie terrienne et militaire.

C’est, en effet, à la prééminence d’une aristocratie déjà nettement tranchée, quoique jusqu’alors toute personnelle et viagère, qu’avait abouti, après un siècle de propriété territoriale, l’organisation d’abord absolument démocratique du compagnonnage chez les Franks. Sans doute le temps était loin encore où devait se constituer, dans l’État gallo-frank, une noblesse héréditaire. Quant à présent, tous les propriétaires suzerains, appelés hommes saliques, à raison du rang de leur domaine (sala), restaient encore, en principe, politiquement égaux entre eux, tandis qu’ils formaient, vis-à-vis des simples hommes libres, dits propriétaires romans ou plutôt à la manière romaine (romani possessores), et de la classe quasi-servile des Lètes germaniques, la seule caste privilégiée de la nation. Le tarif des compositions judiciaires (wehrgeld), évaluation de l’importance sociale des individus, maintenait au profit des hommes saliques, à travers les générations successives, la supériorité de rang et de prérogatives qui est le caractère essentiel de la noblesse, en estimant toujours la personne du Frank le double de celle du Roman.

Mais non seulement la confusion des races s’était produite dans chacune de ces couches sociales des bandes guerrières elles-mêmes, tout en restant germaniques par leur composition, en quelque province qu’elles fussent fixées, avaient perdu leur physionomie primitive, au contact de l’ancienne société. La base et le lien des rapports entre leurs membres avaient complètement changé. Une double création du système administratif établi par l’empire sur le sol de la Gaule avait fourni le type et le cadre de cette transformation rapide : c’était le bénéfice militaire et la mobile hiérarchie dès fonctions et des dignités publiques. Ainsi, dès le début, les traditions romaines avaient concouru avec les mœurs germaniques à produire cette puissance, sans exemple dans le passé, de l’aristocratie terrienne.

La prise de possession des contrées d’entre le Rhin et la Loire avait fait des tribus commandées par Clovis une confédération de guerriers propriétaires. Dans cet état, chacun des citoyens, c’est-à-dire des hommes libres qui avaient contribué à la victoire, continuait, comme membre de l’armée nationale, de relever directement du roi. La part, proportionnelle à son grade, qu’il avait reçue dans la distribution des terres conquises, ne représentait que le prix de sa vaillance et n’ajoutait aucune charge nouvelle à ses devoirs militaires. La propriété ainsi obtenue était pour tous absolue, ou, comme on disait, allodiale, et le moins favorisé des combattants se trouvait maître du modeste domaine qui lui était échu par le sort des armes, aussi parfaitement que le roi mérovingien jouissait des dotations de son fisc. L’impôt foncier même ne l’atteignait pas, non plus que le Gaulois assimilé à lui par l’ingénuité ; il ne frappait que les biens des possesseurs romans, des romani possessores.

Tel se montre, à l’origine, le régime uniforme de la propriété dans la France mérovingienne. Mais la jouissance du sol, tout en initiant les Franks au sentiment de l’indépendance individuelle, n’avait pas rompu parmi eux la tradition du cortége germanique. Les guerres perpétuelles du VIe siècle l’avaient plutôt développée. Seulement le chef de bande, qu’il fût roi ou simple prince de district, pour payer le dévouement des fidèles librement attachés à sa fortune, n’avait pu s’en tenir à ces récompenses primitives dont parle Tacite : un cheval ou une framée sanglante. Le partage des dépouilles de l’ancien monde avait accru les exigences. Le chef assigna dès lors comme loyer aux services de ses braves des portions de ses biens allodiaux : imitant en cela, comme on l’a dit, l’exemple des empereurs quand ils avaient fondé sur le sol provincial, réputé domaine imprescriptible de l’État, des colonies militaires, où les familles de légionnaires recevaient, en guise de solde, l’usufruit de la terre qu’ils étaient chargés de défendre.

Cet emprunt aux usages romains, point de départ de ce qu’il y eut de plus original dans l’édifice politique du moyen âge, c’est-à-dire le vasselage et la féodalité, fut tout d’abord la cause directe de la crise sociale d’où devait sortir la puissance carolingienne. Il fit l’aristocratie, qui n’existait pas chez les peuples de l’invasion. L’homme salique, en effet, contracta envers le chef de son choix des obligations personnelles d’un caractère tout nouveau, dans la limite et pendant la durée du bienfait ou bénéfice (beneficium) qu’il obtenait de lui. Ainsi l’égalité civile s’évanouit. Les bénéficiers des grands leudes se trouvaient, sans cependant déchoir, reculés de fait d’un rang dans l’État, et une autorité distincte, celle de leurs obligataires, s’interposait entre eux et le pouvoir souverain.

Une telle révolution, dont on verra plus loin les résultats pour les destinées de la royauté, était la conséquence et devint la cause active de la disparition des allodes dans la classe des guerriers subalternes. Les revenus d’un modeste avoir ne suffisaient pas longtemps aux frais des lointaines expéditions sans cesse renouvelées pour l’agrandissement ou la défense de la monarchie mérovingienne. L’unique moyen, pour la plupart des hommes libres, de s’assurer les ressources indispensables était d’abandonner leur patrimoine à quelque riche propriétaire qui leur en laissait la jouissance, mais sous la forme et aux charges des bénéfices ordinaires, et qui, de ce moment, les enrôlant dans son escorte, devait pourvoir lui-même en campagne à leur équipement et à leur entretien. Heureux encore ceux qui se résignaient à ce sacrifice en temps opportun pour conjurer une ruine totale, qui les eût plongés irrévocablement dans la demi-servitude du colonat.

Voilà comment, dans un état politique basé sur l’égalité sociale, des milliers d’existences, d’abord indépendantes, s’étaient peu à peu absorbées, en quelque sorte, dans une élite de personnalités plus considérables. Puis, en se généralisant, l’abdication de l’indépendance native avait presque fini par faire loi. Car, après avoir acheté des auxiliaires par nécessité, les grands du peuple s’étaient élevés à une prééminence si redoutable, que quiconque ne se sentait pas en mesure de rivaliser avec un puissant voisin, ne trouvait de sécurité qu’à s’abriter sous sa tutelle. La recommandation spontanée du faible à un plus fort était venue à son tour placer le recommandé dans la clientèle d’un patron, au même rang que les bénéficiers réels, et achever la constitution d’une aristocratie, dont chaque membre représentait une collectivité de citoyens plus ou moins assujettis à son autorité, et gouvernait à peu près sans contrôle une portion du territoire national.

La force des choses avait donc ramené ce régime d’effacement de la classe moyenne et de concentration excessive de la propriété, que le prêtre Salvien[9] dépeignait, peu avant les grandes invasions, comme un des funestes symptômes de la dissolution du monde romain. La prépondérance écrasante du patriciat de l’époque impériale revivait tout entière, plutôt aggravée qu’atténuée, clans l’aristocratie franke. Sans doute le péril social n’eût pas été moindre alors qu’au temps de Salvien, si l’aristocratie renaissante n’avait fait que peser sur le reste de la nation, à l’exemple de l’ancien patriciat, jouet lui-même de la corruption du sénat et du despotisme des Césars. Mais la logique du moins, au défaut de l’équité, présidait au nouvel ordre de choses. Les détenteurs de la grande propriété y possédaient le pouvoir dans la même mesure que la richesse : c’étaient eux qui faisaient les lois dans l’assemblée nationale, et ils avaient fini par dominer la royauté.

La puissance des rois s’était restreinte elle-même précisément par les moyens qui avaient étendu celle des grands. Les concessions bénéficiaires avaient appauvri le fisc sans procurer au trône aucun appui durable. Tandis que les leudes se liguaient par la communauté d’intérêts pour défendre en bas leur quasi-souveraineté et en haut leurs usurpations, la royauté s’était de plus en plus isolée dans sa résistance. Elle avait, au début, prodigué aux chefs de bandes auxiliaires, dont le concours faisait son éclat et sa force, les dignités et les charges publiques, et, après les opulentes dotations accordées à perpétuité aux églises, le reste des domaines mérovingiens s’était rapidement écoulé en usufruits, prix des services militaires. Dans les éternelles querelles dynastiques, chacun des compétiteurs s’appliquait à détacher, par quelque surenchère, les partisans de son rival. Les guerriers recevaient volontiers de toutes mains, mais ils prétendaient ne rendre jamais. Terres, honneurs, offices, ils immobilisaient tout comme autant de nouvelles parts de butin, dont les dépouilles de l’empire faisaient les frais et sur lesquelles il leur semblait que chacun pouvait invoquer le droit de conquête.

Cependant les rois ne négligeaient aucune occasion de ressaisir les bénéfices révocables, et comme la violence était la loi de l’époque, les confiscations, justes en principe, atteignaient souvent, au hasard des besoins du moment, aussi bien les fidèles que les traîtres. Les signataires du traité d’Andelot (587) avaient eu beau jurer de renoncer aux confiscations arbitraires de bénéfices, les circonstances étaient plus fortes que de tels serments, eussent-ils été sincères. Les bénéficiers avaient pris l’habitude de ne rien céder qu’à la contrainte, et la monarchie aux abois devait être d’autant moins scrupuleuse sur le choix de ses moyens d’action, que la ressource traditionnelle des impôts menaçait elle-même de lui faire bientôt défaut.

En effet, les rangs des propriétaires romans, c’est-à-dire de condition romane, seuls contribuables, s’éclaircissaient rapidement. Les Gaulois qui composaient principalement cette classe, premières victimes de l’anarchie des temps, entraient en grand nombre dans le clergé, et leurs biens s’en allaient à des acquéreurs ou à des spoliateurs franks, qui, en dépit de l’origine, affectaient de les confondre avec leurs allodes patrimoniaux, afin de les soustraire comme tels aux charges publiques.

Un siècle de développement continu avait assuré le triomphe de l’aristocratie militaire. Mais jusque-là elle n’avait recherché que les avantages matériels du pouvoir, sans manifester ni ambition ni aptitude pour la politique proprement dite. L’instinct de la résistance à l’affermissement de l’autorité souveraine, surtout à l’exercice de la fiscalité, formait encore le seul lien, le pacte tacite de cette coalition de tyrans subalternes. Aussi, pour donner à leurs privilèges une base plus large et plus solide, les chefs franks, malgré leur orgueil et les antipathies de races, ne dédaignaient pas de faire cause commune sur ce terrain avec les riches familles romanes, en soutenant les prétentions fréquentes de ces dernières à l’immunité d’impôt. Un calcul semblable avait valu à l’épiscopat l’appui de l’aristocratie laïque. On l’avait vue d’ordinaire empressée à défendre contre les vexations des Mérovingiens, sauf à les usurper pour son propre compte, les domaines et les droits de l’Église. L’union des intérêts préparait celle des idées.

Bien ne peint mieux la sauvagerie de mœurs qui régnait au sein de cette coalition, son audace et son attitude arrogante vis-à-vis des descendants de Clovis à l’époque qui nous occupe, que ces paroles d’une ambassade austrasienne au roi Gonthramn de Bourgogne, en 584 : Nous prenons congé, ô roi, puisque tu nous refuses satisfaction. Mais la hache qui a fendu la tête de tes frères est encore bonne, c’est dans ton crâne à toi qu’elle s’enfoncera bientôt[10].

On peut mesurer par là ce que la dynastie mérovingienne avait gagné en respect et en autorité réelle depuis l’époque où son fondateur, encore simple chef d’une tribu errante, subissait sans mot dire, à propos du vase de Soissons, les grossières provocations d’un soldat de sa suite. Ce n’était pas cependant que, dans cet intervalle, les rois n’eussent travaillé à élever leur pouvoir au-dessus de telles atteintes. Le vainqueur de Soissons, tout le premier, avait senti le besoin de substituer à son commandement militaire la juridiction plus large et les garanties de durée de la souveraineté monarchique. Chef d’un peuple établi d’abord en Gaule comme l’hôte et l’allié de l’empire, c’est à l’empire qu’il avait demandé le type et la consécration de la puissance nouvelle qu’il rêvait. Du jour où, ayant obtenu d’Anastase des lettres de patricial, il revêtit, dans la basilique de Saint-Martin de Tours, les insignes de cette dignité, la tradition du principat germanique fut définitivement rompue dans la race royale des Franks.

Le fils de Childéric, de même que bien d’autres barbares l’avaient fait avant lui, obtint, pour ainsi parler, sa naturalisation dans le monde romain, où il prit un rang précis dans la hiérarchie des pouvoirs constitués. Il commanda dès lors à toutes les provinces de la Gaule, non par droit de conquête, mais au même titre légal que son père et lui avaient jusque-là occupé leurs cantonnements du nord. Officier impérial, il ne fit que monter en grade, sans que son rôle changeât vis-à-vis de ses administrés romans ni de ses sujets franks. L’investiture impériale ne fit que centraliser en ses mains les multiples délégations que les chefs de diverses races qu’il avait vaincus avaient tenues jusque-là isolément de la cour de Constantinople, dans ses possessions d’en deçà des Alpes. Clovis prit ainsi exactement la place de l’ancien vicaire des Gaules. Si le lien de cette subordination se relâcha vite et ne tarda pas à se rompre entre ses successeurs et ceux d’Anastase, cette rupture résulta moins d’un parti pris d’émancipation chez les rois franks que de l’affaiblissement croissant du pouvoir des empereurs, qui ne leur permit bientôt plus de conserver en Occident les apparences mêmes de la souveraineté.

Par malheur, ce ne furent pas seulement des titres hiérarchiques, des costumes d’apparat, des formules de chancellerie et l’ordonnance des services du palais que les Mérovingiens empruntèrent à la cour d’Orient, ce fut l’esprit même du régime impérial, le césarisme, en un mot. Ils s’identifièrent tout d’abord, et exercèrent ensuite pour leur propre compte, cette politique funeste, non moins opposée aux principes chrétiens qu’aux mœurs nationales, qui ne devait produire, en guise de civilisation, qu’un monstrueux mélange des passions sauvages de la barbarie avec les vices des sociétés en décadence. Son représentant le plus fidèle avait été ce Chilpéric, exacteur implacable, tyran féroce et maniaque, qu’on a si justement appelé le Néron du VIe siècle.

Cependant, au moment où la royauté mérovingienne touchait, en Neustrie, avec Chilpéric, au dernier degré de l’abaissement, elle avait paru, au contraire, en Austrasie, trouver la loi de son développement régulier et réaliser l’équilibre des principes d’expérience romaine et d’énergie barbare qu’elle avait à concilier sous peine de périr. C’était le temps où Brunehilde, entourée des respects et appuyée sur le concours de l’épiscopat, méritait encore, par ses talents et ses vertus, les éloges publics de saint Grégoire le Grand ; où elle inspirait à son fils Childebert ces mesures d’ordre social[11] qui semblent appartenir déjà aux grandes réformes de Charlemagne. L’homme de génie qui, à la tête de l’Église universelle, jugeait si bien les vicissitudes du présent et les besoins de l’avenir, s’était alors empressé de resserrer l’alliance du saint-siège avec le plus civilisé et le seul orthodoxe des peuples chrétiens d’Europe. Sa lettre fameuse au jeune roi d’Austrasie marque la consécration et le programme idéalisé d’une phase trop courte de la politique mérovingienne : Autant la dignité royale, lui écrivait-il, vous met au-dessus des autres hommes, autant votre royauté l’emporte sur les autres royautés des nations. C’est peu d’être roi quand d’autres le sont ; mais c’est beaucoup d’être catholique quand les autres ne participent pas à cet honneur. Comme une grande lampe brille de tout l’éclat de sa lumière dans les ténèbres d’une profonde nuit, ainsi la grandeur de votre foi rayonne au milieu de l’obscurité volontaire des peuples étrangers... Afin donc de surpasser les autres hommes par les œuvres comme par la fiai, que Votre Excellence ne cesse pas de se montrer clémente envers ses sujets... Vous commencerez à plaire davantage au roi des rois quand, restreignant votre autorité, vous vous croirez moins de droits que de pouvoir[12].

Mais ce que le pape, à la distance d’où il envisageait les choses, ne pouvait connaître, c’est que les droits de la royauté, pour avoir été d’abord appuyés sur des principes faux ou incompris de la nation, se trouvaient tous alors plus ou moins contestés, et que son pouvoir, rendu odieux et redoutable par de trop longs abus, ne s’exerçait plus guère, pour le bien comme pour le niai, que par des coups de ruse ou de violence. Or cette impuissance était à la veille de recevoir sa démonstration suprême dans les agitations des dernières années de Brunehilde et dans la catastrophe qui termina sa carrière.

II

Frédégonde était morte, sans que la rivalité des provinces frankes, ‘que ses criminelles intrigues avaient si profondément envenimée, eût disparu avec elle ; la monarchie mérovingienne, au lendemain de sa laborieuse formation, avait déjà irrévocablement perdu son unité : elle s’était fractionnée en trois royaumes distincts. Des dénominations géographiques nouvelles, substituées aux anciens vocables des tribus conquérantes, commencèrent même alors à désigner leur division territoriale et leur antagonisme politique. A gauche de la Meuse, la Neustrie comprenait les cantons saliens, où le fonds gallo-romain, plus considérable, tendait à absorber complètement l’élément étranger ; à droite du fleuve et jusqu’au Rhin, l’Austrasie, confédération des Ripuaires, très peu mêlée de population latine, retrempait son esprit guerrier et aventureux dans le perpétuel contact des peuplades germaniques. Les querelles dynastiques des derniers temps n’avaient été que l’occasion du conflit allumé entre les deux États : c’était, au fond, l’explosion de la haine de deux races, de deux sociétés incapables de se comprendre et de se tolérer.

L’ancien pays des Burgondes, devenu, sous le gouvernement des fils de Clovis, le royaume frank de Bourgogne (Burgundia), se trouvait aussi entraîné dans la lutte, mais par accident et sans y apporter aucun intérêt propre qui en modifiât le caractère. Pendant que la Neustrie combattait pour l’établissement d’une monarchie administrative, servie, suivant le type impérial, par un corps de fonctionnaires amovibles, et que, d’un autre côté, l’Austrasie représentait la prétention de l’aristocratie terrienne à posséder héréditairement toutes les magistratures et à ne reconnaître dans le roi que son chef militaire, la Bourgogne, déchirée par des factions jalouses, s’agitait dans l’anarchie. Ni l’idéal de l’indépendance barbare, ni celui de la régularité romaine n’y inspiraient un parti capable de maîtriser les autres. Elle avait flotté longtemps de l’une à l’autre alliance avec son roi Gonthramn, jusqu’au jour où celui-ci mourant (593) l’avait rattachée à l’Austrasie en la léguant à son neveu Childebert.

Dès lors, et durant près de vingt ans, tandis que la Neustrie seule obéissait au fils de Frédégonde, tout le reste de la Gaule franke demeura au pouvoir des enfants de sa rivale. Des deux fils de Childebert, l’aîné, Théodebert, régnait en Austrasie, le second, Théoderic[13] en Bourgogne. Mais, heureusement pour Clotaire II, l’influence de Brunehilde ne se maintint pas dans les deux royaumes de l’Est. Chassée d’Austrasie par la faction des grands, elle eut le dépit de voir Théodebert subir l’ascendant de cette coalition ennemie, et de ne pouvoir associer que le roi de Bourgogne aux excès et à l’impopularité de ses plans de gouvernement despotique.

Vieillie dans les discordes civiles, la veuve de Sigebert n’était plus, en effet, la femme aux nobles desseins et aux passions généreuses, dont le génie organisateur avait fait, quinze ans auparavant, l’admiration et l’espoir de l’Occident civilisé. Les coups de la fortune avaient aigri son caractère et vicié jusqu’aux meilleures tendances de son esprit. Sa fermeté avait dégénéré en violence, et le goût de l’ordre avait fait place, dans son âme exaspérée et défiante, à un aveugle besoin de compression. Il était aisé de voir que dans l’abaissement de l’aristocratie, objet constant de ses efforts, ce qu’elle cherchait c’était bien plutôt une satisfaction personnelle d’orgueil et d’ambition, une revanche de ses propres échecs, que l’intérêt de la nation elle-même. Aussi, pour arriver à ce but, ne craignait-elle pas d’écraser sous le poids d’une impitoyable fiscalité ses alliés naturels, les tributaires et les simples hommes libres, à qui sa chute devait apparaître comme une délivrance.

Mais l’Église surtout, son auxiliaire dans les travaux de sa première régence, avait cruellement subi le contrecoup de la décadence morale de Brunehilde. Le jeune roi Théoderic, condamné par la domination jalouse de son aïeule à croupir dans les liens de la polygamie, la persécution déchaînée contre les prélats défenseurs des lois divines, l’évêque de Vienne Desiderius (saint Didier) assassiné par les sicaires de la vieille reine, saint Colomban arraché à sa retraite de Luxeuil et traîné en exil, tous ces scandales, tous ces crimes, rendaient de ce côté la rupture éclatante et irrévocable.

Cependant le parti aristocratique, tout-puissant en Austrasie, étendait ses ramifications au dehors, et grandissait chaque jour en importance, fortifié des sympathies et de la confiance que sa rivale faisait perdre à la royauté. La guerre, depuis longtemps inévitable entre les deux rois de la France orientale représentant deux courants d’idées si opposés, finit par s’allumer, au printemps de 612. Elle eut des résultats prompts et terribles. La seconde bataille de Tolbiac, funeste, comme la première, aux hommes des bords du Rhin, livra de nouveau l’héritage de Sigebert aux vengeances de sa veuve. Théodebert et son fils unique, tombés aux mains de l’ennemi, furent massacrés. L’aïeule para de cette couronne, souillée du sang fraternel, le front de Théodoric ; puis elle fondit elle-même sur sa conquête, comme un vautour sur sa proie.

Or, parmi les chefs des leudes les plus influents à la cour de Metz, et, par conséquent, les plus menacés par la réaction du césarisme bourguignon, on distinguait Arnulf et Pépin l’Ancien, tous deux encore hommes nouveaux et dont l’union date vraisemblablement de cette époque.

La grande figure de saint Arnulf, d’abord comte puis évêque de la cité de Metz, domine, dans sa majesté sereine, une époque de crises et de bouleversements inouïs. Ce trisaïeul paternel du roi Pépin, qui fut le premier et qui resta le modèle des hommes d’État de sa race, devait inaugurer une politique de principes sans précédent dans l’histoire des Franks. C’est sous l’influence de ses maximes et de ses actes, inspirant, à des degrés divers, la conduite des plus illustres héritiers de son sang et de son autorité, depuis Pépin d’Héristal jusqu’à Charlemagne, qu’en l’espace d’un siècle et demi la notion du pouvoir allait se transformer chez les barbares jusqu’à se confondre avec l’idée du sacerdoce chrétien et à rappeler, par les rites et les engagements du sacre royal, le rôle d’évêque extérieur, dévolu aux anciens empereurs catholiques.

Arnulf était issu d’une famille riche et puissante, dont l’origine, enveloppée d’obscurités, a fourni aux historiens matière à de longues controverses. Le haut patronage exercé héréditairement par cette famille sur les leudes du bassin de la Moselle, et le concours qu’Arnulf lui-même donna aux revendications de l’aristocratie guerrière contre la centralisation monarchique, semblent le rattacher d’une manière incontestable à la race conquérante. Néanmoins l’avis contraire a été émis et n’est pas loin d’avoir prévalu en France. Une opinion, qui compte même de zélés partisans parmi les érudits d’Allemagne, si jaloux cependant de faire honneur au germanisme des grandeurs de notre civilisation carolingienne, attribue à saint Arnulf et, par conséquent, à son descendant Charlemagne, des aïeux gallo-romains[14]. Autorisée sans doute, à certains égards, par le rôle politique de saint Arnulf, dont les principes furent toujours supérieurs et bien souvent opposés aux traditions d’outre-Rhin, cette théorie invoque particulièrement en sa faveur le témoignage d’un document quasi-officiel du règne de Charles le Chauve. C’est une généalogie de la dynastie impériale, qui présente ainsi le tableau de la filiation de ses auteurs. Elle place à la tête un patricien du Ve siècle, appartenant à une maison sénatoriale du midi de Id Gaule, celle de Ferreoli, dont les lettres de Sidoine Apollinaire attestent l’illustration. Dans le système moderne qui a pris cette généalogie pour base, en la complétant à l’aide d’inductions plus ou moins ingénieuses, ce personnage, appelé Tonantius Ferreolus, aurait eu un petit-fils, Ansbert, marié à une princesse mérovingienne, Blithilde, fille de Clotaire Ier. Et c’est de cette union royale que serait né Arnoald, père d’Arnulf.

Mais il est à noter qu’aucune biographie ni chronique contemporaine du saint évêque de Metz ne fait allusion à une telle suite d’ancêtres. Bien plus, Paul Diacre, familier de Charlemagne, et Thégan, historien de Louis le Pieux, ne songent pas encore à faire remonter au delà d’Arnulf la famille impériale, dont ils n’eussent certes pas manqué d’accroître ainsi les titres à la célébrité, si la flatteuse généalogie avait été accréditée de leur temps. Mais elle ne date que de la génération suivante, et l’intérêt qui lui donna naissance alors n’est pas difficile à saisir. Quand la dynastie n’avait plus le prestige du génie et de la victoire et qu’elle commençait à être ébranlée par les révolutions, il dut sembler utile de chercher à l’affermir en plongeant plus avant ses racines dans le passé. C’est évidemment à une préoccupation de cette nature qu’il convient de rapporter la formation d’une légende qui, aux yeux du peuple, consacrait doublement les droits des Carolingiens, puisqu’elle les rattachait aux plus anciens dominateurs du sol, et les présentait en même temps comme des héritiers légitimes du pouvoir de Clovis.

S’il n’existe pas, à vrai dire, de raisons plausibles pour contester l’origine franke de saint Arnulf, elle serait, d’un autre côté, suffisamment prouvée par les circonstances qui présidèrent à son entrée dans la vie publique. Il était né, vers 582, au cœur même de ce royaume austrasien où les familles romanes étaient rares et peu influentes. Le lieu de sa naissance, appelé par les chroniqueurs Layum, était vraisemblablement situé à peu de distance au nord de Nancy[15]. A peine au sortir de l’adolescence, il fut admis dans les offices palatins de la cour de Metz. C’était la carrière la plus honorable pour un jeune Frank : la considération des autres leudes, aussi bien que la faveur royale, s’attachait de préférence à ceux des antrustions qui, délaissant le gouvernement de leurs propres domaines, occupaient, auprès de la personne du prince, les charges de la haute domesticité. Il se forma à ses nouveaux devoirs sous la direction d’un des premiers dignitaires du palais, nommé Gondulf, qui devait, à cinq ou six ans de là, être élevé au siégé épiscopal de Tongres, et dont quelques historiens ont voulu faire, mais sans preuves concluantes, l’oncle paternel de son jeune disciple. Celui-ci se signala par sa bravoure et obtint rapidement un rang distingué parmi les domestici du roi Théodebert. Avant sa trentième année, il avait parcouru les divers degrés de la hiérarchie ; il était compté au nombre des optimates du royaume, et, investi de l’autorité ducale, sa juridiction s’étendait sur six comtés.

Mais déjà les grandeurs humaines n’avaient plus d’attrait pour lui. Un courant d’idées, à peine soupçonné dans le rude milieu où il vivait, s’était emparé de son âme : il aspirait au repos et aux méditations du cloître. L’idéal de perfection chrétienne révélé aux conquérants de la Gaule par saint Colomban commençait alors à rayonner dans ces contrées et à y faire des prosélytes. Attiré vers les exercices de la vie spirituelle, Arnulf avait trouvé un confident et un guide dans la personne d’un de ses compagnons de la truste royale, Romaric, le futur fondateur de l’abbaye de Remiremont. Ils rêvèrent d’aller ensemble s’enfermer à Lérins, le centre monastique le plus célèbre de la vieille Gaule. Mais Romaric, seul, réussit à exécuter ce plan et à quitter les charges publiques, pour embrasser, non à Lérins, mais à Luxeuil, l’austère discipline du clergé régulier. Arnulf, retenu par l’ordre exprès de Théodebert, ne laissa pas toutefois, en attendant qu’il pût fléchir son maître, de mener une vie quasi-cénobitique, d’autant plus librement qu’animée du même zèle que lui, sa jeune et noble épouse, Doda, après lui avoir donné deux fils, avait pris le voile à Trèves. Enfin une occasion se présenta d’utiliser son dévouement à l’Église sans que le gouvernement de l’État, où il tenait une grande place, eût à souffrir de sa retraite. L’évêché de Metz étant venu à vaquer, il y fut élu.

Ni les circonstances ni la date exacte de cet événement ne sont connues. Quelques auteurs modernes prétendent que la promotion d’Arnulf à l’épiscopat fut postérieure à la révolution politique de 613[16], qu’elle fut même le prix de sa collaboration au succès de Clotaire II, et, comme ils disent, sa part dans le butin de la victoire. Mais cette hypothèse, gratuitement défavorable à son caractère, est en contradiction avec les données chronologiques qui résultent des plus anciens documents. Les Bollandistes[17] établissent, au contraire, par de solides raisons, qu’il dut être sacré entre 610 et 612. Le nouvel évêque aurait ainsi, il est vrai, devancé un peu l’âge canonique de trente ans, fixé par les conciles du VIe siècle ; mais les exemples d’une semblable dérogation ne sont pas rares, et, pour n’en citer que quelques-uns parmi les plus illustres, Grégoire de Tours n’avait-il pas occupé son siége à vingt-neuf ans, et saint Remi à vingt-deux ?

C’est donc comme prélat qu’Arnulf prit part à la conjuration qui amena le renversement de Brunehilde. Les mœurs du temps ne le lui interdisaient pas. L’Église avait d’ailleurs, on l’a vu, un intérêt assez pressant à secouer le joug de la reine pour justifier, au point de vue politique, une telle intervention.

Dans cette entreprise où triomphèrent ensemble les deux aristocraties ecclésiastique et laïque, c’est Pépin qui dirigea et représenta plus particulièrement la puissance guerrière.

Les domaines soumis au patronage de Pépin équivalaient presque à un royaume. Ils s’étendaient entre la Meuse et le Rhin, depuis la forêt Charbonnière, prolongement de celle des Ardennes, jusqu’à la frontière des Frisons, dans cette extrémité septentrionale de la Gaule qui correspond aux États modernes de la Belgique et de la Hollande, et qui avait été le théâtre du premier établissement des tribus saliennes. Avant le père de Pépin, Karlmann (Carloman), dont le nom seul nous est parvenu, l’histoire ne fait aucune mention de cette famille[18]. Mais on sait qu’elle jouissait déjà d’une autorité princière, gagnée sans doute par son intrépidité à défendre la rive franke du Rhin contre les perpétuelles agressions des barbares, Saxons, Thuringiens et autres. Sa résidence ordinaire était aux environs de Liége, dans le pagus Hasbaniensis, que les Franks appelaient en leur langue Haspingow ou Hespengau. Ce pays, qui avait pour limites le Berner, la Meuse et la Mehaigne, porte encore aujourd’hui, mais dans des limites plus restreintes, le nom de Hesbaie[19]. C’est là que se trouvait la célèbre villa de Landen, qui fut le lieu de sépulture du premier Pépin, et dont le nom est resté attaché au sien.

Au VIIe siècle, cette race de héros acquiert une nouvelle gloire. Non contente de protéger par l’épée la contrée qu’elle habite, elle entreprend l’œuvre bien plus difficile d’y faire éclore la civilisation chrétienne. Pépin de Landen, mari d’une sainte (sainte Itta) et inscrit lui-même par l’Église au rang des bienheureux, donna le signal d’un grand mouvement de propagande religieuse dans la Hesbaie, qui, ne devait aboutir à rien moins qu’à une transformation sociale de cette région. C’est lui qui fonda à Meldert, près de Hasselt, le premier monastère du pays, celui de Calfberg. Son exemple trouva de fervents imitateurs, surtout dans sa famille, qui, en l’espace de trois générations, fournit à l’hagiologie une longue série de personnages canonisés[20], où l’on ne compte pas moins de vingt-huit fondateurs ou bienfaiteurs d’abbayes.

L’enseignement religieux et moral n’était pas le seul bien apporté par ces communautés monastiques à la population franke. Leurs mœurs mêmes étaient une prédication utile et éloquente. Avec leur régime de vie sévèrement réglé et leur soumission à une discipline uniforme pour tous, ayant pour langue officielle le latin et appliquant aux travaux agricoles et aux arts mécaniques l’esprit de méthode et les procédés perfectionnés des sociétés plus civilisées, elles formaient autant de centres d’influence romane. Les protéger, favoriser leur extension, c’était aider à la fusion des éléments de la future nation française. Pépin de Landen est le premier qui ait réalisé ce progrès dans le bassin de la Meuse.

Tel était l’homme qui, associé à saint Arnulf, dirigea l’aristocratie austrasienne dans la crise qui suivit la mort de Théodebert.

Les chroniques contemporaines, à peu près dépourvues de détails sur la dernière phase du conflit de Brunehilde avec le parti des grands, ne nous en apprennent guère que le dénouement tragique. Un an à peine après son triomphe, Théoderic mourait, emporté par la dysenterie à l’âge de vingt-six ans, au moment d’écraser l’armée neustrienne sous les forces combinées des deux royaumes de l’Est et de rétablir à son profit, c’est-à-dire au profit de son ambitieuse aïeule, l’unité de la monarchie mérovingienne. Soudain tout changea de face : Bourguignons et Austrasiens, déjà rassemblés sous les mêmes drapeaux, se séparèrent. La mort du roi mettait fin à leur association passagère ; chacun des fidèles de Théoderic recouvrait le droit de choisir son chef parmi les autres membres de la famille royale. Or cette famille, décimée par les batailles, la débauche et l’assassinat, n’avait plus qu’un représentant adulte capable de commander à des guerriers, et c’était justement Clotaire II, l’ennemi commun de la veille. Arnulf et Pépin, empressés de se dérober à la tyrannie de Brunehilde, moins préoccupés de l’autonomie apparente que de l’indépendance réelle du royaume ripuaire, offrirent à Clotaire leur serment de fidélité[21]. Leur exemple et sans doute aussi leurs conseils entraînèrent presque tous les autres chefs des comtés d’Austrasie.

Brunehilde dut fuir encore une fois cette terre fatale. L’édifice de sa fortune croulait de toutes parts. En vain essaya-t-elle de le relever en s’arrogeant la tutelle d’un nouveau roi mineur. Le fils aîné de Théoderic, Sigebert, enfant de onze ans, que, par une audacieuse violation des lois, elle éleva sur le pavois au détriment de ses frères et en se passant du suffrage des hommes libres, fut entraîné dans son désastre, sans lui procurer même un retour éphémère de pouvoir. Non reconnu par les Austrasiens, les leudes de Bourgogne ne se groupèrent autour de la bannière de cet enfant que pour trahir aussitôt sa cause et pour vendre plus chèrement leur soumission à Clotaire, en lui livrant l’aïeule et les fils de leur dernier roi. Dans le meurtre de ces captifs sans défense, ordonné par l’héritier de Frédégonde, aucune part de responsabilité ne peut raisonnablement être imputée aux chefs austrasiens, également étrangers à la trahison qui prépara la vengeance royale et aux calculs d’intérêt dynastique qui la firent exécuter.

Pépin, Arnulf et leurs principaux adhérents s’étaient, aussitôt après la mort de Théoderic, rendus au camp de Clotaire. Mais le but qu’ils poursuivaient n’était certes pas d’élever et d’affermir son pouvoir personnel sur les débris des autres trônes renversés. C’est moins en sujets qu’en alliés indépendants, et même en tuteurs, qu’ils avaient traité avec lui. Le roi de Neustrie n’était en somme que l’agent et le prête-nom des véritables vainqueurs. Tous les profits de la victoire devaient rester à l’oligarchie des grands bénéficiers, et Clotaire accentua lui-même sans le vouloir, par le supplice de Brunehilde, ce caractère de la révolution accomplie. Dans la personne de la vieille reine, gardienne si jalouse des droits de la souveraineté, ce n’était rien moins que la royauté mérovingienne qui recevait le coup de mort, c’est-à-dire cette autocratie violente et absolue dont la tradition la plus inflexible avait été transmise à Clotaire par sa propre famille. Il ne pouvait plus régner désormais qu’en subissant une forme de gouvernement essentiellement opposée à celle que trois générations de ses pères avaient travaillé à fonder d’après les idées romaines.

Cette forme d’ailleurs, en dépit de quelques apparences, était tout aussi loin de répondre aux tendances de la barbarie germanique. C’était une conception neuve et basée, en théorie du moins, sur des principes chrétiens supérieurs aux préjugés de race. Elle s’affirma nettement environ dix-huit mois plus tard, à l’assemblée de Paris, quand le roi, après avoir rétabli l’ordre dans les États annexés, se décida, non pas sans doute spontanément, à compter avec ses alliés.

L’assemblée de Paris est elle-même un acte politique sans précédent. Les Champs de mars annuels, depuis la conquête, n’étaient guère autre chose que des revues de troupes. Cette fois le roi eut affaire à une vraie représentation nationale, à un parlement, dans le sens moderne de ce mot. La présence de soixante-dix-neuf évêques, siégeant avec les chefs de l’aristocratie à ces assises de la victoire, marquait le commencement de l’intronisation de l’Église et l’entrée de haute lutte de l’élément roman dans les conseils du pouvoir souverain.

Sans parler des mesures prises pour la liberté des élections ecclésiastiques, ni des immunités d’impôts que les leudes, fidèles à leurs préoccupations égoïstes, stipulèrent en faveur de la race franke, le nouveau pacte des grands et de l’épiscopat avec la royauté eut surtout pour résultat d’introduire dans les pratiques gouvernementales des Mérovingiens une réforme capitale. Il fut décrété que les comtes des pagi ne pourraient plus y être envoyés du dehors, mais seraient nécessairement choisis parmi les propriétaires de la contrée soumise à leur administration, afin, dit l’article 12 de l’édit, que leurs propres biens répondissent des abus possibles de leur gestion. Telle fut la loi du haut en bas de la hiérarchie ; et le grand seigneur, évêque ou laïque, ne fut pas pins libre dès lors que le roi de prendre hors des limites de chacun de ses domaines l’officier à qui, sous le nom de juge, il déléguait l’exercice de son autorité[22]. Cette disposition, dont on ne saurait méconnaître les inconvénients, puisqu’elle tendit à confondre de plus en plus les droits de propriété et de juridiction et prépara ainsi la féodalité, n’en réalisait pas moins, au commencement du VIIe siècle, un immense progrès. Les officiers nomades avaient été sous les règnes précédents les fléaux des provinces, et il suffit de jeter les yeux sur le tableau tracé par Grégoire de Tours[23] de l’administration intermittente du comte Leudaste dans cette cité, pour voir comment ces tyrans d’aventure s’entendaient à pressurer et à corrompre les populations. De fait, l’édit de 614 rendit à peu près illusoire le droit du roi à nommer les comtes. Il n’eut plus qu’à investir de ces fonctions les candidats naturellement désignés, à qui leur richesse et la force de leur clientèle assuraient la prépondérance dans les divers cantons. Les liens entre le pouvoir central et les administrations locales se trouvèrent du coup presque supprimés, et ainsi la monarchie, en paraissant s’unifier, perdit le peu de cohésion qui lui était resté jusque-là.

L’histoire, extrêmement sobre de renseignements biographiques sur les chefs de la famille arnulfinge, n’a pas indiqué la part qu’ils prirent aux décisions de l’assemblée de Paris. Mais ils avaient été les principaux promoteurs de l’organisation politique qui reçut là son couronnement. A eux aussi devait revenir surtout le soin de la mettre en vigueur, et d’en accuser l’esprit et la direction. Néanmoins on ne les voit pas occuper tout d’abord dans l’État une situation officielle en rapport avec leur influence réelle. En faisant leur soumission à Clotaire, Warnacher et Rade, maires du palais en exercice, le premier en Bourgogne, le second en Austrasie, s’étaient fait garantir la possession viagère de leur dignité. Chacun d’eux resta l’intermédiaire entre les leudes de son royaume particulier et le roi de la confédération franke. Ce fut donc seulement après la mort de Rade que la mairie d’Austrasie passa à Pépin.

Cette charge, que les Arnulfings devaient illustrer, avait acquis déjà en Austrasie, depuis plus d’un quart de siècle, une prodigieuse importance. Son point de départ avait été des plus obscurs. Le titre qui la désignait, celui de major domus, avait appartenu jadis chez les Romains à l’esclave ou à l’affranchi préposé à la surveillance des autres esclaves dans les maisons riches. Il ne signifiait rien autre chose que ce que nous entendons encore aujourd’hui par majordome. Telle était aussi la condition modeste du personnage qui en fut primitivement investi dans le logis des rois franks. Mais chez les peuples de race germanique la domesticité ennoblissait. A mesure que la famille de Clovis s’éleva, les compagnons intimes de sa fortune, attachés aux services du palais, grandirent avec elle et participèrent non seulement à sa richesse, mais à son autorité politique. Le premier de ces familiers, de ces domestici, devint naturellement le premier des sujets du roi et en même temps son principal ministre, puisqu’il était l’intendant général de sa maison. On l’avait appelé d’abord du nom germanique de sénéchal ; celui de major domus prévalut avec le triomphe des mœurs romanes[24].

La mort de Sigebert Ier, en 575, et la captivité de sa veuve, en faisant du maire d’Austrasie le ministre ou plutôt le tuteur d’un roi de cinq ans, avaient tout à coup changé le caractère de l’institution. Le maire, chargé de la direction effective du gouvernement, avait cessé d’être l’homme du roi vis-à-vis de ses leudes, pour devenir près de la royauté, et dès lors en rivalité avec elle, le représentant électif de la coalition aristocratique. Les événements de 613 et de 614 ne firent que le confirmer dans cette attitude.

On ne sait rien de l’administration de Rade, ni de la part d’autorité exercée à côté de lui par Pépin et Arnulf ; mais tout porte à croire que Clotaire ne rencontra pas en eux des exécuteurs très complaisants de ses ordres souverains. Les grands d’Austrasie n’avaient jamais goûté pour elle-même l’union monarchique des États franks. S’ils avaient trouvé leur compte à traiter avec Clotaire seul, pour désarmer d’un coup dans sa personne la puissance royale trop envahissante à leur gré, ils n’avaient pas moins à cœur de garder leur autonomie nationale. Il leur semblait humiliant d’être dans la dépendance d’une cour neustrienne. Maintenant surtout qu’ils avaient enfermé dans une sorte de constitution l’arbitraire de leurs princes, ils ne pouvaient que gagner à posséder un gouvernement particulier. Ils saisirent donc la première occasion de revenir à l’ancien ordre de choses.

Dès que le fils aîné de Clotaire, Dagobert, eut atteint sa quinzième année, l’âge légitime où le jeune homme frank prenait rang parmi les guerriers et avait le droit de provoquer un partage, ils firent rétablir en sa faveur le royaume ripuaire. Le roi Clotaire ne céda certes qu’à une contrainte au moins morale, en défaisant ainsi de ses propres mains l’unité qu’un si prodigieux coup de fortune lui avait permis de réaliser neuf ans auparavant. Il manifesta son mauvais vouloir en détachant de l’Austrasie, pour les retenir sous sa domination, les territoires de Toul, de Verdun et de Metz. Dagobert eut Trèves pour capitale. Le principe posé à l’assemblée de Paris reçut en cette circonstance sa consécration solennelle. Le premier des officiers royaux, le maire du palais, fut le personnage le plus important du pays, Pépin lui-même[25], à qui fut aussi attribuée, moins sans doute par la confiance spontanée de Clotaire que par une décision des leudes, la charge de tuteur et de gouverneur du jeune roi.

Le seul biographe connu de Pépin, postérieur, il est vrai, de plus de deux siècles à son héros, et qui, du reste, affecte dans ses récits le ton du panégyriste plutôt que de l’historien, fait un éloge[26] magnifique et sans réserve des qualités administratives qu’il déploya dans ses difficiles fonctions, conciliant une inaltérable fidélité envers le souverain avec le respect le plus scrupuleux des droits de toutes les classes du peuple. En l’absence de ce témoignage quelque peu suspect, les faits prouveraient assez la sagesse et la loyauté de l’homme d’État austrasien. C’est sous sa tutelle que Dagobert contracta ce goût de l’ordre et ce sentiment de la justice distributive, inconnus à ce degré avant lui dans sa race, et qui devaient illustrer les débuts de son règne ; d’autre part, les leudes ambitieux, qui n’avaient voulu un roi au milieu d’eux que pour mieux le circonvenir et neutraliser sa puissance, et qui comptaient sur le maire pour favoriser leurs usurpations, trouvèrent si peu en Pépin l’auxiliaire qu’ils avaient rêvé, qu’ils conspirèrent sa mort[27]. Il courut les plus grands dangers, et ne fut sauvé, dit Frédégaire, que par la protection d’en haut.

Sur le trône épiscopal de Metz, Arnulf continuait d’être étroitement associé aux travaux de Pépin. Plus instruit que lui et doué, disent les historiens, de plus de pénétration d’esprit, il était son conseil habituel et toujours religieusement écouté. Son autorité, pour être toute morale, n’en était pas moins grande et parfois décisive dans les choses du gouvernement. Un exemple entre autres le prouve. En 625, le jeune Dagobert alla à la cour de son père, à Clichy, épouser Gomatrude, sœur de la reine Sichilde, la femme de Clotaire. La cérémonie, vraie noce mérovingienne, se termina par une querelle entre les deux rois. Dagobert, poussé sans doute par ses leudes, réclama la réunion sous son sceptre de tout ce qui avait appartenu jadis au royaume ripuaire. Clotaire se refusa avec énergie à ce démembrement de ses propres États. A la fin, ils soumirent la question à l’arbitrage de douze des principaux Franks, parmi lesquels Arnulf et quelques autres évêques. Quoique les prétentions neustriennes, en pareil lieu surtout, dussent avoir des représentants nombreux et résolus, Frédégaire raconte que ce fut Arnulf qui, par l’ascendant de sa sainteté et de son éloquence, rétablit la paix entre le père et le fils[28]. L’accord conclu sous ses auspices fut tout à l’avantage de l’Austrasie, qui recouvra son intégrité territoriale. Le roi de Neustrie ne retint des anciens domaines de Childebert que la portion située outre-Loire et du côté de la Provence.

Après avoir rendu ce dernier service à sa patrie, au mois de septembre de la même année, Arnulf accomplit enfin le dessein qu’il avait formé depuis longtemps d’embrasser la vie cénobitique. Il se retira au monastère récemment bâti dans les Vosges par son ami saint Romaric, sur la colline qui porta depuis le nom du fondateur (Romarici mons, Remiremont). C’est là qu’il passa les quinze dernières années de sa vie, étranger aux grandeurs et aux vaines agitations du monde, mais toujours prêt à travailler au bien de sa patrie. De ses deux fils, l’un, Clodulf, entré dans les ordres, devait gouverner après lui l’Église de Metz ; l’autre, Ansgisil, marié on ne sait à quelle époque avec une fille de Pépin l’Ancien, sainte Begga, fut le père de Pépin d’Héristal et l’aïeul des rois carolingiens.

Le royaume particulier d’Austrasie, restauré en 622, ne dura que six ans. En 628, Clotaire mourut, et Dagobert se hâta de réunir tout l’héritage paternel, au détriment de son frère puîné, Charibert. Comme le pupille de Pépin avait eu soin de faire au préalable main basse sur les trésors du défunt, il obtint facilement l’adhésion de ses leudes pour sou usurpation. Charibert, du reste, était faible d’esprit, et cette incapacité justifiait son exclusion aux yeux de la loi franke[29]. Néanmoins Frédégaire[30] raconte que de sages conseillers, parmi lesquels il faut certainement compter Pépin et Arnulf, déterminèrent l’ambitieux monarque à transiger avec son frère, et firent accorder à ce dernier un petit royaume composé des cités qui avaient formé autrefois la seconde Aquitaine.

Ce fut le dernier acte de condescendance de Dagobert vis-à-vis des guides de sa jeunesse. Avide de goûter, loin de leur contrôle trop sévère, les jouissances du pouvoir souverain, il alla se fixer en Neustrie, à Clichy. Dès 631, la mort de Charibert, qui ne laissa pas d’héritiers, mettait sa puissance au comble. Il commença alors cette vie de faste et de dérèglement, dont le souvenir est resté pour jamais lié à son nom. Pour suffire aux dépenses du luxe et des plaisirs, il fut obligé de revenir aux mesures fiscales de son aïeul Chilpéric, considérées alors comme des exactions. Les registres du cens reparurent, et tout le monde y fut inscrit, jusqu’aux gens d’Église. Les leudes, de nouveau dépouillés arbitrairement de leurs bénéfices, reprirent une attitude de méfiance et de sourde hostilité, et toute la modération et l’habileté de Pépin ne purent empêcher le mécontentement de ses administrés d’éclater dans une circonstance des plus graves. Les chefs des contingents austrasiens lâchèrent pied devant l’ennemi et laissèrent battre Dagobert par les Slaves, satisfaits de montrer ainsi combien la royauté était faible sans leur concours, et à quelle condition ils consentaient à la servir.

Force fut au roi de suivre l’exemple paternel et de rendre à l’Austrasie son autonomie. Il lui accorda comme chef nominal son fils aîné, Sigebert, âgé de trois ans à peine. Mais il ne laissa pas sans contrepoids la puissance du parti seigneurial. S’il confia la tutelle de l’enfant à Chunibert, archevêque de Trèves, ami de Pépin, du moins eut-il soin d’ôter à ce dernier les fonctions et peut-être même le titre de maire du palais, dont il investit un homme à lui, le duc Adalgisil[31]. Pépin, suspect à la fois aux leudes, pour n’avoir pas secondé leurs projets de révolte, et au roi, pour ne les avoir pas suffisamment comprimés, se vit enlevé à sa patrie et emmené à la cour de Neustrie (633). Les égards apparents dont on l’y entoura n’empêchaient pas qu’il fût réellement un otage. Quelques autres chefs de l’aristocratie partageaient avec lui cette captivité mal déguisée.

C’est dans cette situation effacée qu’il assista, l’année suivante, aux mesures prises par son ancien pupille pour assurer définitivement la prépondérance neustrienne dans l’empire frank. Dagobert réunit la Neustrie et la Bourgogne en un seul royaume au profit de son second fils, Clovis, encore au berceau. Pépin et les autres leudes d’entre le Rhin et la Meuse, contraints, dit la chronique, par la terreur de Dagobert, ratifièrent cette réunion, heureux encore de voir leur autonomie maintenue et la possession de l’Austrasie confirmée à Sigebert. Mais la mort de Dagobert, arrivée en 648, déjoua toutes ces combinaisons et rétablit l’ancien équilibre des États rivaux. Pépin se hâta aussitôt de rentrer à Metz, où il reprit, de concert avec Chunibert, la direction des affaires publiques. Le dernier acte important de sa carrière fut de tirer la royauté austrasienne de l’espèce de sujétion où les événements des dix dernières années l’avaient placée. Il fit, par d’habiles négociations, admettre Sigebert à un partage égal des trésors paternels avec son frère Clovis et la reine Nanthilde[32]. L’année d’après il mourait, devançant de quelques mois saint Arnulf dans la tombe.

III

Pépin ne laissait qu’un fils, Grimoald. Héritier du nom le plus illustre et des plus vastes domaines de l’Austrasie, il était naturellement désigné, suivant l’esprit du pacte de 614, pour succéder à la dignité de son père. Néanmoins la mairie lui fut disputée par un parti qui semble avoir voulu rendre à cette haute fonction le caractère tout domestique qu’elle avait eu dans les siècles précédents. Son compétiteur était un certain Otton, obscur officier palatin, et qui avait été le gouverneur du roi régnant. Sismondi suppose, avec beaucoup de vraisemblance, que ce personnage subalterne était le candidat des simples hommes libres, demeurés en possession de leurs allodes patrimoniaux et en dehors des trustes seigneuriales[33]. Grimoald, soutenu, au contraire, par la puissante aristocratie terrienne, ne triompha cependant qu’au bout de trois ans de lutte, quand Otton eut été assassiné par le duc des Allemans (642)[34]. Dès lors le fils de Pépin ne rencontra plus de résistance ouverte, et pendant quatorze ans il gouverna sous le nom de Sigebert III.

Ce prince, placé par l’Église au rang des saints, ne mérite pas d’être confondu dans la triste série des Mérovingiens que l’histoire a flétris du nom de fainéants. S’il abandonna à d’autres mains le soin des affaires publiques, loin de croupir dans l’oisiveté et le vice, c’était pour se livrer tout entier aux œuvres de dévotion. Grimoald, quoique, seul de sa famille, il n’ait pas été canonisé, ne laissa pas de s’associer au zèle pieux de son maître. On le vit même, après avoir concouru, comme dépositaire du pouvoir souverain, à la création des deux abbayes de Stavelot et Malmedy par saint Remacle[35], doter de ses propres biens ces établissements célèbres. L’enthousiasme monastique était alors à son comble dans la France du Nord et de l’Est. Pépin avait présidé à ses premières manifestations ; le mouvement continua et grandit sous le patronage de sa famille. La mère de Grimoald, sainte lita, et sa sœur, sainte Gertrude, attachèrent leur nom à la fondation du monastère de Nivelles, et favorisèrent les travaux apostoliques de deux Irlandais, émules de saint Colomban : saint Utain et saint Foillan. Son autre sœur, Begga, l’épouse d’Ansgisil, fonda aussi une abbaye fameuse, celle d’Andenne, entre Huy et Namur[36].

Mais si Grimoald, dans ses rapports avec l’Église, resta fidèle à la tradition paternelle, il n’en fut pas de même dans sa conduite politique. Il affectait vis-à-vis du roi une déférence aussi absolue dans la forme que peu sincère au fond, moins soucieux (le se rendre utile qu’agréable. Est-il vrai, comme l’avance un biographe de Sigebert, et comme Grimoald le prétendit plus tard lui-même, qu’il s’insinua dans la faveur du maître au point de lui faire adopter par testament son fils pour successeur au trône ? Le fait est peu croyable. Mais toujours est-il que le nouveau maire du palais défendit avec une singulière ardeur les prérogatives de la couronne contre les empiétements de l’aristocratie, n’hésitant pas à sacrifier ses anciennes sympathies et à compromettre sa popularité parmi les grands. Mais on vit, à la mort de Sigebert, en 656, où tendait tout ce zèle monarchique, et combien il était peu désintéressé. Le maire relégua l’unique héritier du roi dans un couvent d’Irlande, et couronna à sa place son propre fils, Childebert. Les détails de cette usurpation, qui coûta la vie à ses deux auteurs, sont enveloppés d’obscurité. D’après la version la plus commune, les leudes austrasiens, indignés de l’injure faite à la race de Clovis, auraient eux-mêmes livré Grimoald et Childebert au roi de Neustrie, qui les fit mourir dans un cachot. Que l’aristocratie eût vu avec colère la soudaine élévation d’un de ses membres, et qu’elle eût saisi cette occasion de se venger des échecs que Grimoald avait pu lui faire subir pendant ses quatorze ans de gouvernement autoritaire, c’est là une explication de la catastrophe qui, sans doute, ne manquerait pas de vraisemblance. Mais il serait bien difficile de comprendre pourquoi, dans ce cas, les leudes, au lieu de rappeler leur jeune prince dépossédé, se soumirent à Clovis II, faisant ainsi, par un revirement inouï, le sacrifice spontané de leur indépendance nationale, dont ils s’étaient jusque-là montrés si jaloux. Il est bien plus probable qu’en dépit des froissements survenus auparavant entre les grands et leur ambitieux mandataire, celui-ci, en s’emparant du trône, n’agit que de l’aveu et avec le concours du parti seigneurial. Où eût-il pris ailleurs son point d’appui ? L’intérêt des leudes à seconder une telle tentative est, du reste, facile à saisir ; c’est précisément l’éventualité toujours menaçante d’une réunion des deux royaumes qu’on aura voulu conjurer par une rupture avec la dynastie salienne. Les vicissitudes des cantons ripuaires depuis quarante ans, traités comme une simple dépendance du grand empire dont le siége était sur les bords de la Seine et n’en étant détachés que par intermittence, pour former une sorte d’apanage au profit d’une série de rois mineurs, en attendant la vacance du trône paternel, avaient bien de quoi blesser et inquiéter le patriotisme des Austrasiens. Quoi d’étonnant alors qu’ils eussent essayé de transférer la souveraineté de leur pays à une famille illustre, qui y avait toutes ses attaches et qui en personnifiait les intérêts et les aspirations ? Cette interprétation des événements se trouve chez un historien d’une autorité réelle en cette matière. Loin de rendre l’aristocratie responsable de la chute de Grimoald, l’auteur de la vie de saint Bernacle dit positivement que le fils de Pépin fut attiré à Paris par Clovis, sous prétexte de pourparlers pacifiques, et que le roi mérovingien fut le seul auteur de la trahison qui le débarrassait de son rival[37].

Ainsi avorta misérablement, comme une ténébreuse aventure, commencée par une intrigue de palais, terminée presque aussitôt dans un guet-apens, la première tentative de substitution de la grande famille austrasienne à la race royale des Saliens. Les temps n’étaient pas prêts encore pour cette révolution, qui, cent ans plus tard, devait apporter de si grands bienfaits au monde. Mais, réalisée au milieu du vite siècle, loin de fonder l’unité nationale des Franks, elle n’eût fait que consacrer irrévocablement la division et l’antagonisme des deux tronçons de ce peuple, destiné à former le noyau de la chrétienté. Autant le triomphe de Pépin le Bref, à l’heure marquée par la Providence, servit la civilisation européenne, autant le triomphe de Grimoald lui eût été funeste.

Quoi qu’il en soit de ses causes, cette catastrophe désorganisa profondément l’Austrasie. Soit qu’elle eût favorisé ou, au contraire, réprouvé et puni l’usurpateur, la classe des leudes porta en cette circonstance la peine de son égoïsme ou de son imprévoyance. Guidée seulement jusque-là, dans ses résistances à l’absolutisme royal, par des instincts anarchiques, elle n’avait jamais su tirer parti de ses succès et assurer l’avenir, en constituant, sous une forme régulière et permanente, l’influence gouvernementale de l’aristocratie. Au pouvoir personnel du roi elle s’était contentée d’opposer un autre pouvoir personnel, d’origine distincte, mais d’attributions mal définies, celui du maire, dont elle avait surtout voulu faire un vice-roi[38]. Ne s’étant, par ailleurs, réservé aucune participation collective à l’exercice de la souveraineté, elle s’était condamnée à l’alternative d’être opprimée par son puissant mandataire s’il inclinait vers les idées monarchiques, ou bien de tout perdre avec lui, si luttant contre la dynastie, il venait à succomber dans la lutte.

Telle fut la leçon des événements de 656 et des grands troubles qui en furent la conséquence durant plus d’un quart de siècle. L’Austrasie retomba sous le joug des institutions et des hommes de la Neustrie, et ce qui suffirait à démontrer que Clovis n’avait pas, en se défaisant de Grimoald, contracté d’obligations vis-à-vis des anciens sujets de son frère, c’est qu’il ne se mit pas en peine, comme avait fait Clotaire II après le renversement de Brunehilde, de ménager au moins les apparences de l’autonomie de l’Austrasie, en plaçant à sa tête un maire particulier. Celui de Neustrie, Erchinoald, homme d’ailleurs prudent et conciliant, reçut la charge difficile de diriger l’administration des deux royaumes, et il s’en acquitta sans crise jusqu’à sa mort, arrivée vers 658.

L’abaissement de l’Austrasie apparut bien dans le choix de son successeur, nommé par une assemblée réputée nationale. Les Franks, dit Frédégaire, après beaucoup d’hésitations, élevèrent Ébroïn à ce comble d’honneurs. Vingt ans de guerre civile allaient sortir de cette proclamation si laborieusement préparée et où semble avoir triomphé l’influence de la reine Bathilde. Jamais l’aristocratie franke n’avait rencontré, parmi les champions des droits monarchiques, un adversaire plus adroit et plus acharné que son nouveau représentant légal. La mairie du palais subissait donc une seconde transformation, et tette arme, devenue si terrible aux mains des grands, se retournait tout à coup contre ceux qui l’avaient forgée.

Cependant, malgré l’énergie du maire Ébroïn, la transmission du pouvoir ne s’opéra pas sans en affaiblir momentanément les ressorts, et l’Austrasie y trouva l’occasion de reprendre une existence à part et indépendante. Clovis était mort depuis trois ans déjà, laissant deux fils. L’aisé, Clotaire III, lui avait succédé, sous la tutelle de sa mère I3athilde. Les Austrasiens obtinrent pour roi le second, Childéric, et élurent maire l’un d’eux, un homme nouveau nommé Wulfoald.

Ce choix, s’il fut libre et réfléchi, marque un rapide progrès de réaction contre les hommes et les principes qui avaient déterminé le mouvement insurrectionnel de 613. Wulfoald, en effet, ainsi que le prouve toute sa carrière publique, n’était pas du tout le représentant des revendications aristocratiques formulées à l’assemblée de Paris. Le parti seigneurial, en élisant, en acceptant même un tel maire, témoigna d’une grande faiblesse ou d’un aveuglement extrême. D’ailleurs, ses alternatives d’engouement et d’hostilité à l’égard de ses précédents chefs électifs, Pépin et Grimoald, ses conspirations sans but, sa division clans le succès, ses défaillances au lendemain des échecs, toute la série des événements où depuis quarante ans elle s’était agitée, s’imaginant les diriger ou en tirer profit, témoigne assez de l’absence de cohésion, de discipline et d’esprit de suite au sein de la coalition des grands leudes. Si donc les fondateurs de la seconde dynastie devaient accomplir leur œuvre avec le concours de cette force irrégulière et désordonnée, c’était à la condition de la dompter au préalable et de lui imprimer leur propre direction au lieu de subir la sienne. Et s’il est un fait que l’histoire du long enfantement de la puissance carolingienne mette bien en évidence, c’est celui-ci, que l’acheminement au trône des ancêtres de Charlemagne, œuvre où le génie des hommes eut moins de part que Ies dispositions de la Providence, ne fut pas plus la réalisation graduelle des vues que le triomphe final des intérêts de l’aristocratie. Ses instincts anarchiques répugnaient aussi bien que les tendances du césarisme mérovingien au sage compromis qui servit de base à la royauté inaugurée par Pépin le Bref.

A l’avènement de Childéric sur le trône de Metz, des factions ardentes se disputaient la prééminence dans le pays ; en se neutralisant mutuellement, elles laissèrent au nouveau roi une certaine liberté d’action et le sauvèrent des attentats de ses fidèles. Nul parmi les leudes n’avait une influence assez solidement établie pour les rallier tous dans un dessein commun.

Après la mort de Grimoald et de son fils, le seul descendant mâle de Pépin l’Ancien était un enfant, appelé du nom de son aïeul, et né du mariage de sainte Begga avec Ansgisil. Cet enfant, qui devait être Pépin d’Héristal, héritier au même degré des deux hommes qui avaient possédé le plus de richesses et de puissance dans la contrée, grandit au milieu des calamités domestiques et nationales et en voyant crouler autour de lui le double prestige qu’il semblait appelé à soutenir. Son père, Ansgisil, mourut jeune, assassiné par un ennemi personnel. Pépin montra en cette occasion sa précoce énergie ; avant même d’être parvenu à l’adolescence, il avait tué le meurtrier de sa propre main[39]. Il lui fallut bien d’autres luttes pour reconquérir graduellement le haut rang d’où les révolutions avaient précipité les siens. Ni son âge ni son crédit ne lui permettaient encore de jouer un rôle public en 660. Du reste, l’histoire de l’Austrasie à cette époque est très pâle : c’est à la cour de Neustrie que se déroulent, pendant un temps, les péripéties nouvelles de la lutte entre les deux principes monarchique et aristocratique.

Quelques historiens attribuent à Ébroïn de profondes combinaisons politiques et toute une théorie de nivellement social, au-dessous d’une royauté sans contrôle. C’est suppléer trop complaisamment à l’insuffisance et à la confusion des témoignages contemporains. La part semble beaucoup mieux faite tant à la logique des événements qu’au caractère de l’homme dans cette appréciation de l’historien des Institutions carolingiennes : Je ne sais si le maire Ébroïn eut l’intelligence de sa propre histoire, et s’il ne serait pas convenable de réduire tout son système politique à l’instinct d’une passion désordonnée, qui trouve son but et sa satisfaction en elle-même ; mais on ne saurait du moins méconnaître l’importance historique qui s’y attache. Il entreprit de délivrer la royauté, dont il était le tuteur, de l’oppression permanente des intérêts aristocratiques ligués contre elle, sauf à retenir pour lui-même, au détriment du prince qu’il servait, tout ce qu’il pourrait arracher à leurs communs ennemis[40]. L’homme est là tout entier : ambitieux, plein d’audace et de ressources, sans principes, sans scrupules et sans aucun frein moral, dévoré du besoin de dominer et de se faire craindre, et sacrifiant à son orgueil jusqu’aux intérêts qu’il s’était donné la mission de défendre !

Il marcha droit à son but, dédaigneux de ses alliés autant que de ses adversaires. Élevé au pouvoir par le crédit de la reine mère, c’est contre elle qu’il emploie d’abord son génie d’intrigues, et il la force à quitter le palais où jusque-là elle avait commandé en maîtresse. Le seul homme en Neustrie qui essaie de rivaliser d’influence avec lui, l’évêque de Paris, Sigebrand, ne tarde pas à payer de sa vie cette tentative téméraire. Après s’être donné, si l’on peut ainsi parler, ses coudées franches, il enserre toute la nation dans le vaste réseau d’une administration tyrannique. Le soin qu’il prit de placer à la tête des papi, en violation du décret de 614, des comtes de son choix, en qui la faiblesse de leur caractère ou l’humilité de leur condition lui assurait des instruments dociles, montre assez le mobile de son hostilité contre les prérogatives de l’aristocratie.

Après dix ans de lutte, pensant avoir écrasé toutes les résistances, il porte enfin la main sur le privilège le plus cher des leudes. Il leur interdit, à la mort de Clotaire III, en 670, de se rassembler pour élire un nouveau Mérovingien, et lui-même proclame, de sa propre autorité, le troisième fils de Clovis II, nommé Théoderic. Mais ce coup d’État ne lui réussit pas plus qu’à Brunehilde. Soudain le vieil esprit d’indépendance germanique se réveille. Oubliant un moment leurs dissentiments passés, tous les libres Franks de Neustrie et de Bourgogne se soulèvent en masse et courent offrir la couronne au roi de Metz. Et quiconque, dit la chronique, refusa de marcher ou essaya de s’échapper par la fuite vit ses biens incendiés, sa vie même menacée, et dut, bon gré, mal gré, se joindre aux autres[41]. Ébroïn et Théoderic, demeurés sans partisans, sont relégués dans un cloître, et Childéric, devenu maître sans combat de tout l’héritage de Clovis, s’empresse, suivant l’habitude de ses prédécesseurs, de quitter sa capitale austrasienne pour venir se fixer sur les bords de la Seine.

Cette brusque révolution, semblable dans ses causes à celle de 613, eut aussi les mêmes conséquences. Le pouvoir central fut traité en vaincu et désarmé au profit de la coalition des leudes. Ceux-ci circonviennent aussitôt le roi Childéric, et lui font rendre des édits par lesquels il s’engage à garder, dans chacun des trois royaumes placés sous son sceptre, les lois et les coutumes qui y étaient en vigueur, telles que les anciens juges les avaient maintenues ; à n’établir dans aucun comté des administrateurs pris en dehors de la contrée ; enfin à empêcher que personne, à l’exemple d’Ébroïn, n’exerçât une autorité tyrannique et ne pût, comme lui, braver ses co-antrustions[42]. Ainsi le pacte de l’assemblée de Paris fut renouvelé : on proclama le retour à l’organisation primitive de la société franke, c’est-à-dire à la fédération des seigneurs terriens, et Childéric, comme son aïeul Clotaire II, ne fut rien de plus que le gardien et l’exécuteur de ce pacte.

De même qu’en 614, l’ascendant de l’épiscopat est manifeste dans la conduite de toute cette affaire, mais il y parait avec un caractère d’initiative plus tranché. Au lieu du rôle de conseiller et de modérateur exercé avec tant de sagesse par saint Arnulf, c’est une fonction politique, active et militante qui fut dévolue cette fois au chef de l’aristocratie ecclésiastique. Le célèbre évêque d’Autun, Léodegaire (saint Léger), le plus ardent adversaire d’Ébroïn, obtient la place même de son rival. Le roi Childéric, dit un biographe, éleva le saint pontife Léodegaire au-dessus de toute sa maison, et lui conféra toutes les attributions de maire du palais. Le prélat, prenant en main les rênes du gouvernement, ramena à l’antique état des choses tout ce qu’il trouva en opposition avec les maximes des anciens rois et des grands leudes dont la conduite avait mérité l’approbation générale.

Léodegaire eut donc le pouvoir effectif ; mais Wulfoald conserva le titre de maire, et ce titre semble n’avoir plus représenté, pendant quelque temps, que la surintendance des services palatins. On sentait déjà unanimement le besoin de dédoubler une charge devenue redoutable à l’aristocratie autant qu’à la royauté. Aussi voit-on ajouter alors au pacte de 614 une clause nouvelle, la suppression de la mairie viagère, et il est convenu que chacun des chefs de l’aristocratie sera appelé à son tour à remplir cette magistrature suprême.

Mais l’impossible tentative de partager et d’équilibrer les pouvoirs publics entre la dynastie et l’association politique des grands propriétaires devait durer moins encore à la seconde expérience qu’à la première. Les deux parties contractantes avaient des tendances et des intérêts inconciliables. Childéric surtout, qui avait hérité des appétits sensuels et des instincts despotiques de sa race, était incapable de se plier longtemps aux exigences d’une situation aussi délicate. Il rompit vite les engagements qu’il avait souscrits pour obtenir le trône. Au bout de trois ans, fatigué de trouver en Léodegaire un censeur trop rigide, il se brouille avec lui et l’enferme dans le monastère de Luxeuil, en -compagnie d’Ébroïn. Cette disgrâce ne tenait pas à une simple antipathie personnelle ; elle fut le signal d’un revirement complet dans le gouvernement, et l’aristocratie paya cher son éphémère triomphe.

Marchant sur les traces d’Ébroïn lui-même, le roi prit plaisir à humilier et à opprimer les leudes, qui avaient traité avec lui de puissance à puissance. Mais l’un d’eux, Bodolen, à qui il avait infligé un châtiment réservé aux esclaves, vengea du même coup son propre affront et les revers de son parti, en assassinant, au milieu d’une chasse, Childéric et sa femme (septembre 673). Le maire Wulfoald s’enfuit en Austrasie. Il ne restait aucune autorité debout : l’anarchie fut au comble. Tous les chefs aventureux que la fortune avait alternativement trahis dans la rapide succession des dernières révolutions reparurent soudain, comme au retour du printemps, dit le chroniqueur, les serpents sortent, gonflés de venin, du fond de leurs cavernes. Le déchaînement de leurs mutuelles haines jeta le pays dans un tel désordre, qu’on s’attendait alors au prochain avènement de l’Antéchrist[43]. Le roi Théoderic, Ébroïn, Léodegaire, affranchis soudain de la réclusion monastique, rentrèrent à la fois dans l’arène.

Ébroïn redevint promptement le maître de la situation. Ayant ressaisi la mairie du palais, en dépit d’un vote du mallum national qui l’avait attribuée à Leudès, il se débarrassa par un crime de son infatigable rival, l’évêque d’Autun, réduisit la royauté de Théoderic à un titre dérisoire, et poursuivit dès lors sans entraves, sans scrupules, avec une opiniâtreté cruelle, l’application de ses principes politiques dans les deux royaumes de Neustrie et de Bourgogne.

L’Austrasie lui avait échappé durant ces luttes intestines. Wulfoald, qui semble avoir été en toutes circonstances le représentant des idées et des intérêts de la classe des leudes subalternes, avait fait revenir d’exil et rétabli sur le trône de Metz le Mérovingien Dagobert II, relégué dix-huit ans auparavant par Grimoald dans un couvent d’Irlande. Une telle restauration ne présageait rien de bon pour les membres de la famille arnulfinge. Le nouveau monarque n’avait pas appris dans l’adversité le pardon des injures, et la haute aristocratie, qui avait jadis trahi sa cause, trouva en lui un adversaire décidé. Du reste, les habitudes de la discipline claustrale l’avaient pénétré de la notion romaine du gouvernement. Le programme qu’il essaya de réaliser n’était rien moins que celui de Brunehilde. Comme elle, et plus rapidement encore, il perdit le trône et la vie. Dès la quatrième année de son règne, le parti des grands se soulève en masse, le dépose et lui fait son procès. On lui reprochait de ruiner les villes, de mépriser les conseils des seigneurs (seniorum), d’infliger à son peuple l’humiliation de l’impôt, sans même épargner les églises de Dieu et ses pontifes[44]. C’était plus qu’il n’en fallait, devant un pareil tribunal, pour provoquer une sentence de mort. Les ducs, dit la chronique, du consentement des évêques, lui plongèrent une épée dans l’aine jusqu’à la garde[45].

Chez toute nation, à quelque degré de développement qu’elle soit arrivée, le meurtre plus ou moins juridique d’un roi par ses sujets marque fatalement la fin de sa dynastie. Avec Dagobert II, la descendance de Clovis disparut pour jamais de l’Austrasie. Les grands propriétaires substituèrent à la monarchie un État fédératif où chacun d’eux devait conserver sa pleine indépendance politique, mais où, en fait, la prépondérance appartint du premier coup à Pépin et à son cousin Martin[46], autre petit-fils de saint Arnulf. A cet indice, il est aisé de reconnaître que le complot dirigé contre le pouvoir de Dagobert, et peut-être même l’exécution de la sentence, avait été l’œuvre de ces deux jeunes gens. Investis ensemble du titre de ducs des Franks, ils eurent du moins à cœur de justifier leur élévation autrement que par des intrigues ambitieuses ou même par de glorieux souvenirs de famille. Ils employèrent leur puissance et leurs talents à la défense nationale depuis longtemps négligée ; ils firent bonne et vaillante garde aux frontières de la Germanie, redevenue agressive à la faveur des discordes intestines des Franks, et, dans une suite d’expéditions habiles, réduisirent à la soumission les Souabes, les Baïvares (Bavarois) et les Saxons.

Cependant, en même temps que la coalition des deux aristocraties laïque et ecclésiastique l’emportait en Austrasie sur le pouvoir central, la cause contraire triomphait en Neustrie. Ébroïn, ayant détruit tous les privilèges des leudes et frappé jusqu’au dernier, par l’exil et par les supplices, les défenseurs des anciens usages, venait de couronner sa victoire en faisant assassiner l’évêque Léodegaire, qu’il retenait prisonnier depuis quatre ans. Arrivés ainsi, à travers des crises également violentes, aux conséquences extrêmes des principes pour lesquels ils s’étaient si souvent combattus, les deux États voisins ne pouvaient manquer de se mesurer de nouveau dans une lutte décisive. Les sollicitations des exilés de Neustrie et de Bourgogne, victimes de la tyrannie d’Ébroïn, réfugiés en grand nombre auprès d’eux, déterminèrent les jeunes ducs austrasiens à prendre l’initiative de la guerre. Ils marchèrent hardiment vers la Seine, à la tète d’une forte armée, se flattant sans doute qu’Ébroïn ne serait sérieusement soutenu par les guerriers franks d’aucune province. L’événement trompa leur attente. Cette fois, les leudes de Théodoric obéirent plutôt aux antipathies de nationalité qu’à leurs intérêts de caste : ils se ruèrent à la suite de leur terrible maire contre les troupes de l’Est, qui furent entièrement défaites[47]. Pépin et Martin furent entraînés dans la déroute de leurs soldats. Ce dernier s’était renfermé derrière les remparts inaccessibles de Laon[48]. Ébroïn l’attira à une conférence en lui jurant sur les reliques des saints de respecter sa vie et sa liberté, et, une fois maître de sa personne, il le fit mettre à mort avec toute son escorte.

Les frontières de l’Austrasie restaient dégarnies de défenseurs devant une invasion qui menaçait d’être plus désastreuse encore pour ses institutions que celle de Brunehilde en 612. Elle échappa soudain à ce péril imminent, grâce à un des incidents les plus ordinaires dans les crises politiques de cette époque : un coup de poignard. Ébroïn, déjà en possession de la Champagne et de l’Alsace, fut assassiné au milieu de son triomphe par un Neustrien, qui courut aussitôt chercher asile et récompense auprès de Pépin d’Héristal (680).

Le vaincu de Lucofago ne pouvait songer à une revanche immédiate : il s’estima assez heureux d’obtenir un traité de paix du successeur d’Ébroïn, le maire Waratte, esprit calme et conciliant. Mais le parti d’action, fortement organisé en Neustrie et sentant sa supériorité, prétendait ne point abandonner si aisément sa proie et réclamait la guerre à outrance. Le propre fils de Waratte, nommé Gislemar, se met à la tête des mécontents, dépouille son père de son autorité, entraîne une nouvelle armée d’invasion en Austrasie et inflige un second échec aux troupes de Pépin. La crainte que son père ne le supplantât pendant son absence l’empêcha de profiter de sa victoire et le fit rentrer en hâte en Neustrie, où il ne tarda pas à mourir. Waratte, restauré alors dans sa charge, ne l’exerça que deux ans, toujours appliqué à éviter les causes d’un conflit extérieur.

Mais Bertaire, son gendre et son successeur, ne suivit pas cet exemple. Il revint à la politique d’Ébroïn et dédaigna les conseils et l’amitié des Franks, de ceux-là du moins qui comptent seuls aux yeux des historiens du parti austrasien, c’est-à-dire des membres de l’aristocratie. Il paraît même qu’il ne recula pas devant les mesures de rigueur pour les réduire à la soumission ; car les grands exilés ou fugitifs de Neustrie et de Bourgogne affluèrent de nouveau auprès de Pépin, réclamant le secours de son épée. Le duc hésitait, au souvenir de ses récents désastres. Persuadé néanmoins de la justice de leur cause, il essaya d’abord de la faire triompher par des négociations pacifiques ; il envoya Prier le roi Théoderic de recevoir en grâce les bannis et de leur restituer les domaines qui leur avaient été enlevés. Ces domaines étaient évidemment, pour la plupart, des bénéfices révocables rattachés au fisc ou attribués aux partisans de Bertaire : la demande de Pépin ne tendait donc à rien moins qu’à déplacer en Neustrie l’influence politique au profit des adversaires du maire du palais. Le roi, à l’instigation de celui-ci, répondit par une déclaration de guerre. Il annonça aux messagers qu’il irait lui-même chercher ses serviteurs fugitifs, que Pépin avait reçus chez lui contre le droit et la loi[49]. De part et d’autre on se mit en campagne. Le choc des deux armées eut lieu, cette fois, dans le bassin de la Somme, à Testry, sur les bords de la rivière d’Aumignon (687). Pépin avait si peu souhaité cette levée de boucliers, qu’avant d’en venir aux mains et de livrer le sort de la patrie au hasard d’une bataille, il voulut épuiser les voies de conciliation. Il alla jusqu’à offrir une somme d’argent considérable pour conjurer la lutte. L’aveugle présomption de Bertaire lui fit rejeter toute proposition d’accommodement.

Pépin, obligé de combattre, se montra aussi habile général qu’il avait été négociateur prudent. Par un stratagème adroitement combiné, il rompit les lignes de l’ennemi et le mit en pleine déroute. Bertaire, auteur du désastre, fut égorgé par ses compagnons d’armes, indignés de son imprévoyance et de sa lâcheté. Le pauvre roi Théoderic, qui n’avait certes aucune part de responsabilité dans l’entreprise, s’enfuit jusqu’à la Seine, toujours poursuivi par l’armée austrasienne. A la fin, ne sachant où trouver des amis fidèles et dévoués à sa mauvaise fortune, il prit le parti d’attendre à Paris son vainqueur et de se remettre à sa discrétion. Pépin n’eut garde de provoquer parmi les Franks de nouvelles divisions par un attentat quelconque contre la personne royale : Il conserva respectueusement au prince mérovingien le nom de roi, dit l’annaliste de Metz ; mais il prit comme son propre bien le gouvernement de tout l’empire, les trésors royaux et le commandement de toute l’armée des Franks[50]. En un mot, la souveraineté effective se trouvait transportée tout entière aux mains du petit-fils de saint Arnulf. Quant au descendant de Clovis, assis sur son trône, dans quelques cérémonies publiques, avec ses cheveux flottants et sa barbe longue, il ne représentait plus, dit Éginhard, qu’un monarque en effigie. Il donnait audience aux ambassadeurs étrangers et leur faisait, à leur départ, comme de sa propre volonté, les réponses qui lui étaient enseignées ou plutôt commandées. A l’exception du vain nom de roi et d’une pension alimentaire, que le maire du palais lui réglait selon son bon plaisir, il ne possédait en propre qu’une villa, d’un revenu fort modique, et c’est là qu’il tenait sa cour, composée d’un très petit nombre de domestiques, chargés du service le plus indispensable et soumis directement à ses ordres. Il n’allait nulle part que sur un chariot attelé de bœufs et conduit par un bouvier, à la manière des paysans[51].

Pépin d’Héristal, comme l’a fort bien observé Henri Martin, fut, sous le titre de maire du palais, ce qu’avaient été les premiers rois franks, le chef militaire et le grand juge de la nation[52]. » Comme les fondateurs de la monarchie, il se montra bien plus préoccupé du rôle extérieur des peuples soumis à son autorité que de leurs rivalités de prépondérance. Voilà pourquoi, au lieu d’imiter les Mérovingiens et de profiter de la reconstitution de l’unité nationale pour s’établir dans les résidences plus somptueuses de la Neustrie, il demeura dans ses domaines héréditaires, aux avant-postes de la chrétienté, transportant ainsi le siége de la puissance des Franks des bords de la Seine à ceux de la Meuse. Mais c’est bien à tort que la plupart des historiens veulent voir dans ce fait la preuve que la domination serait retournée avec lui au monde germanique. C’est, au contraire, l’influence romane qui gagna en cela tout le terrain et qui fit cette marche en avant contre la barbarie.

Du reste, le vrai caractère de la révolution accomplie sur le champ de bataille de Testry est marqué d’une manière évidente par la direction que prit dès lors la politique de Pépin et de ses successeurs. Or toute l’histoire des ducs des Franks, précurseurs de Charlemagne, témoigne assez que c’est à la société romane et non au germanisme qu’ils durent l’inspiration et que revient tout l’honneur de leurs institutions législatives, aussi bien que de leurs exploits guerriers.

IV

Tacite avait dit, en parlant des anciens Germains : Reges ex nobilitate, duces ex virtute sumunt. — Chez eux la dignité royale se donne à la naissance ; le commandement effectif, à la valeur personnelle. — Cette distinction caractérise bien l’espèce de dualisme gouvernemental qui fut en vigueur chez les Franks par suite de la bataille de Testry. La véritable formule du nouvel ordre de choses, exprimée en ces termes mêmes dans les chroniques et les actes publics du temps, c’est que le roi règne et le maire du palais gouverne[53]. Mais, il est à peine besoin de le dire, il ne faudrait pas chercher plus loin que dans les mots une analogie quelconque entre la doctrine du constitutionnalisme moderne et le régime de fait issu de la victoire austrasienne de 687. L’autorité, en se déplaçant, ne s’était pas divisée. II n’y avait place alors, ni dans les esprits ni dans les mœurs, pour un mécanisme tant soit peu compliqué de pondération politique. Dépouillée de sa toute-puissance, la dynastie mérovingienne était par cela même annulée. Ce qui lui resta durant quelque temps encore de prestige, elle le devait, non aux prérogatives réelles de sa situation nouvelle, mais bien, au contraire, à l’ignorance des masses sur ce changement même, ou à leur incertitude touchant la durée de la révolution accomplie. C’est que la monarchie n’était pas encore une institution ; ce n’était qu’un fait. Égoïste et violente comme toutes les autres forces sociales avec lesquelles elle était en lutte, on a vu que la royauté des Mérovingiens n’avait en général poursuivi que des intérêts personnels, sans souci, sans conscience même de la mission publique qu’elle avait à remplir. Une fois vaincue et désarmée, cette force individuelle, dépourvue d’action morale, cessait absolument de compter, et, dans l’œuvre continue de la formation de la société gallo-franke, rien ne fut changé pour cela : il n’y eut qu’un élément de moins, et le pire, je veux dire le césarisme.

Le parti aristocratique, dans sa collectivité, était le vrai vainqueur de la monarchie, et, par droit de conquête, le souverain pouvoir appartenait à la confédération des grands propriétaires. Mais ce parti eût été bien embarrassé de l’exercer, n’ayant jamais eu de programme gouvernemental sérieux, animé qu’il avait été en toutes ses entreprises, autant que la dynastie elle-même, par des passions aveugles et désordonnées. Force était donc aux grands leudes d’abdiquer entre les mains de leur chef, Pépin, qui seul représentait une tradition et une volonté.

La tâche qui s’imposait alors au duc des Franks, investi d’un pouvoir sans limite sous une responsabilité absolue, était la plus grave et la plus difficile qui puisse incomber à un chef d’État. Les discordes civiles n’avaient guère laissé subsister du vieil empire frank que le nom : l’ordre social et la puissance politique y avaient subi une égale décadence. Rétablir l’accord entre une nation divisée et un gouvernement issu du triomphe d’un parti, c’eût été déjà, certes, un rude labeur ; eh bien, c’était la moindre des difficultés de la situation. Car il y avait à peine une nation franke, et le principe même d’un gouvernement national était effacé. Il fallait restaurer, presque créer l’une et l’autre.

La restauration de l’influence militaire des Franks au dehors, et de l’union politique à l’intérieur, entre les diverses provinces du royaume, fut l’œuvre principale de Pépin d’Héristal et de Charles-Martel. Quant au gouvernement, tel qu’il découlait des principes chrétiens substitués aux anciens errements impériaux, durant un siècle et à travers mille tâtonnements il reçut à peine ses organes rudimentaires. Pépin le Bref devait, le premier, en poser les vraies bases, et Charlemagne en réaliser l’ensemble harmonieux.

Des deux institutions centrales en qui, à l’origine, résidait la souveraineté, savoir la royauté et les assemblées nationales, on a vu à quelle vaine apparence la première avait été réduite par le vainqueur de Testry. Il s’appliqua, au contraire, à relever la seconde et à lui rendre son importance primitive. Sous le régime césarien que les rois et les maires de Neustrie avaient travaillé à fonder, la convocation des grandes assemblées annuelles avait été aussi souvent que possible négligée, et leur action politique toujours combattue. Pépin d’Héristal, disent les annales de Metz, rétablit à ce sujet l’antique usage et tint régulièrement chaque année le Champ de mars, où tous les Franks devaient se rendre sous peine d’amende. Mais il est aisé de comprendre que l’antique usage, évoqué par l’annaliste, n’était observé là que dans la forme. Ce qui a été rapporté plus haut du rôle des rois fainéants en ces prétendus comices populaires montre assez que ce ne sont plus que des cérémonies d’apparat, où les rois se montrent en pompe à la portion du peuple qui vit près de leur palais et demeure envieuse de les voir, plutôt qu’une assemblée politique, qui intervient dans le gouvernement[54]. Le caractère et l’objet de la réforme opérée en ce point par Pépin semble être surtout militaire. Le Champ de mars redevint une convocation et une revue générale des guerriers à l’ouverture des expéditions annuelles. L’armée nationale, qui était réellement tout le peuple, n’y figure activement que dans la personne de ses chefs.

Il fallait que les membres convoqués à ces assemblées eussent peu d’intérêt personnel à s’y rendre, et que, d’autre part, leur négligence offrît aux yeux du duc des Franks un inconvénient plus grave que l’absence de leur contrôle sur ses résolutions ou ses actes, pour qu’il se fût décidé à frapper d’amende les récalcitrants. Une sanction pénale mise à l’exercice d’un droit politique, c’est là une conception raffinée tout à fait étrangère aux esprits du VIIe siècle, et que les théoriciens de la souveraineté populaire n’ont pas même encore réussi à introduire dans les constitutions modernes.

Ainsi réservée aux grands leudes et bornée aux choses de la guerre, la discussion des affaires de l’État ne présente nullement le caractère de généralité que certaines expressions des chroniques tendraient à lui faire attribuer. Rien ne ressemble moins, à vrai dire, que ces Champs de mars de la fin du VIIe siècle au mallum du temps de la conquête, où tous les membres de la libre démocratie franke avaient droit égal d’opiner sur les entreprises dont la conduite était confiée au roi de la tribu. A cette époque, l’œuvre législative émanait du concours de deux agents, le roi et la masse des hommes libres. Ces deux agents, au second siècle de l’occupation territoriale, avaient perdu toute initiative et se trouvaient dominés, annihilés : le premier, par le maire du palais ; le second, par le corps aristocratique. L’influence législative proprement dite de l’ancien mallum avait passé à d’autres réunions sans périodicité, et dont la composition est bien moins nationale encore que celle du Champ de mars : espèces de congrès des puissances sociales d’alors, comme avait été notamment l’assemblée d’Andelot en 587, puis celle de Paris en 614, où le parti et la famille même des maires austrasiens avaient particulièrement contribué, sinon à introduire, du moins à consacrer la prépondérance d’un élément nouveau et d’esprit nullement germanique, l’épiscopat. L’aristocratie ecclésiastique et guerrière triomphait donc encore là comme partout, et l’ordre de choses qu’elle travaillait à fonder ne différait pas moins de la démocratie anarchique des tribus d’outre-Rhin que de l’antique centralisation impériale.

La politique extérieure de Pépin donne un démenti encore plus frappant à l’opinion qui le représente comme un champion et un restaurateur du teutonisme.

Les Franks, depuis l’époque lointaine où leur confédération indépendante apparaît dans l’histoire, n’avaient eu que des relations d’hostilité avec les autres branches de la famille germanique. A dater surtout de leur établissement en pays chrétien, leur principale préoccupation avait été de réprimer les empiétements des peuplades barbares, avides de partager avec eux les dépouilles de l’empire. Allemans, Thuringiens, Saxons, Frisons, Baïvares et Langobards, successivement battus, rançonnés, réduits au tribut par les premiers rois mérovingiens, n’avaient certes jamais eu aucun motif de considérer comme des frères les nouveaux dominateurs de la Gaule septentrionale. Mais la terreur du nom des Franks avait rapidement baissé au milieu de leurs discordes intestines. La Teutonie vassale avait peu à peu réussi à secouer le joug et reprenait, tout le long du Rhin, une attitude agressive, pendant que les Gallo-romains du midi de la Loire et les Celtes de la presqu’île armoricaine se reconstituaient en États libres sous leurs chefs nationaux. Toutes les frontières étaient à la fois menacées.

Fidèle à l’esprit de sa race et négligeant, en présence d’un intérêt supérieur de la civilisation, de réprimer les soulèvements des provinces chrétiennes de l’ouest et du midi de la Gaule, c’est à dompter d’abord les païens d’outre-Rhin que Pépin consacra tous ses efforts. Cette rude guerre germanique, qui coûta aux Franks vingt-cinq ans de travaux, ne devait en somme leur procurer aucun établissement politique nouveau et durable. Elle eut cependant, dans l’ordre le plus élevé des considérations historiques, une importance capitale : elle marque le commencement de la revanche contre les funestes invasions du Ve siècle, en ouvrant par le fer les voies à la prédication évangélique jusqu’au cœur même de la barbarie, et en donnant de ce côté à l’Église ses premières conquêtes territoriales.

Jusque-là, en effet, le christianisme, même au temps de sa première et rapide expansion sous les empereurs convertis, n’avait pas dépassé les frontières du Rhin et du Danube. Les missionnaires de race celtique, moines irlandais et prélats de la Gaule franke, n’avaient réussi qu’à lui faire regagner le terrain perdu dans d’anciennes provinces romaines submergées par les hordes du Nord. Il avait mis tout ce temps (depuis l’invasion), ainsi que l’observe Ozanam, à retrouver les limites que ses premières prédications atteignaient déjà, à reprendre les villes dont les Césars avaient bâti les basiliques, dont les évêques siégeaient aux conciles d’Arles, de Sardique et d’Aquilée. Tant de fatigues n’aboutissaient qu’à réparer l’œuvre détruite de la civilisation romaine. Il fallait maintenant la poursuivre, s’établir dans la grande Germanie, où Drusus, Marc-Aurèle, Probus avaient pénétré sans y laisser rien de durable, et que le sénat n’osa jamais réduire en province. Cet effort devenait nécessaire pour la sécurité même de la société chrétienne... Il fallait passer la frontière des Romains ou céder comme eux : car c’est le sort des conquêtes de ne pouvoir s’arrêter sans que tôt ou tard elles reculent[55].

Voilà la justification éclatante de l’ambition, de l’usurpation, si l’on veut, de Pépin d’Héristal : c’est d’avoir rassemblé toutes les forces de son peuple pour reprendre la mission civilisatrice dévolue aux conquérants de la Gaule et que la dynastie nationale se montrait de plus en plus incapable de diriger. C’est à ces expéditions de la fin du vile siècle, et au système de colonisation chrétienne inauguré là d’une façon suivie par l’illustre bisaïeul de Charlemagne, qu’il convient de rapporter l’œuvre d’unification de l’Europe centrale réalisée un moment et avec de si heureuses conséquences par le fondateur du saint-empire.

Ce qui caractérise surtout l’ère nouvelle de propagande religieuse ouverte par les victoires de Pépin d’Héristal, c’est l’intervention plus directe et plus continue de la papauté dans l’apostolat des infidèles. Isolé par le flot des grandes invasions au cœur de l’empire mutilé, le chef de la catholicité avait, aussitôt la tourmente passée, repris l’initiative de la conversion des peuples barbares placés en dehors de la sphère d’influence des antiques cités épiscopales restées debout. C’est ainsi que saint Grégoire le Grand avait, quatre-vingt-dix ans auparavant, amené dans le sein de l’Église les Anglo-Saxons, race missionnaire, que son tempérament portait aux entreprises hardies et difficiles, et que la communauté d’origine, de grandes analogies de mœurs et de langue, rendaient bien plus propre que les Celtes, disciples de saint Colomban, à entrer en communication avec les Germains du continent.

C’est, en effet, la Grande-Bretagne, devenue l’île des Saints, qui lance sur la rive droite du Rhin les premiers pionniers de l’Évangile, à la suite et sous la protection des Franks victorieux. A la faveur d’un traité imposé par Pépin au duc des Frisons, saint Willibrord, avec douze compagnons, prend possession de cette contrée et y plante l’étendard de la croix, qu’il y devait soutenir d’une main ferme pendant quarante ans. Envoyé à Rome, près du pape Sergius, au nom du duc des Franks, il sert d’intermédiaire entre le saint-siège et le héros pour l’organisation de cette nouvelle province chrétienne[56] ; il y revient avec le pallium et fonde l’évêché d’Utrecht, le premier qui ait été établi sur une terre dépourvue de traditions romaines (696). Dès lors, la Germanie païenne était entamée et la voie ouverte à l’apostolat de saint Boniface.

En 713 seulement, la Teutonie, remise sous le joug, laisse enfin respirer son vainqueur. Cette année-là, disent les annales de Metz, le prince Pépin n’eut pas à conduire l’armée hors des limites de sa principauté. Mais l’affermissement de son pouvoir au sein même de cette principauté, privée encore de tout système d’organisation intérieure, offrait à sa vieillesse une tâche assez difficile, d’autant plus que les quelques résultats obtenus sous ce rapport depuis vingt-cinq ans allaient être remis en question.

Dans la situation sans précédent que lui avait faite la victoire de Testry, Pépin, afin de ménager la transition, n’avait pas cru devoir abandonner tout d’abord le titre de son ancienne charge de maire du palais. Mais, Comme il ne lui convenait plus de paraître personnellement astreint envers le roi mérovingien à des fonctions d’un ordre subalterne, il avait délégué l’exercice de ces fonctions à un de ses leudes particuliers nommé Nordbert, sorte de vice-maire, par qui il se fit dès lors représenter en Neustrie. Théoderic et son fils aîné, Clovis III, passèrent successivement leurs règnes obscurs et inactifs sous la tutelle de cet officier, pendant que Pépin conduisait ses grandes expéditions au delà du Rhin.

A l’avènement de Childebert (695), Nordbert étant mort, le duc des Franks s’était décidé à briser le faible lien qui semblait encore le tenir dans la dépendance de la monarchie héréditaire. Il avait proclamé officiellement maire du palais son fils Grimoald, érigeant ainsi sa propre autorité en un droit personnel et absolu, fondé seulement sur son génie et sur sa gloire.

L’administration de Grimoald, jeune homme au caractère doux et pacifique, rencontra d’autant moins de difficultés en Neustrie, que Pépin y avait rallié à sa cause les adversaires traditionnels de sa famille et de l’influence austrasienne, en faisant épouser à son fils aîné, Drogon, duc de Champagne, la fille de l’ancien maire Waratte, veuve de Bertaire le vaincu de Testry. Quinze ans après, au terme de la guerre germanique, un autre mariage cimenta l’alliance précaire conclue alors avec le plus terrible des ennemis nouvellement domptés d’outre-Rhin. Le jeune maire Grimoald, à son tour, devint le gendre du duc des Frisons, Radbod. Voilà, à vrai dire, la seule concession de Pépin au teutonisme.

S’il sut faire servir à la réalisation de ses plans politiques les mariages de ses enfants, on sait comment la double union qu’il contracta lui-même fut, au contraire, une source de troubles civils aussi bien que de chagrins domestiques. A l’exemple de Pépin l’Ancien, il avait choisi sa femme chez les populations romanes de la Gaule méridionale. L’Aquitaine Plectrude, sa compagne zélée et peut-être son inspiratrice dans ses œuvres de propagande chrétienne[57], lui avait donné les deux fils dont il a été question plus haut, Drogon et Grimoald. Cependant cette première affection, doublement sacrée, ne lui suffit pas. Soit qu’il obéit à des considérations ambitieuses d’ordre inférieur, ou qu’il cédât, en dépit de sa piété, aux entraînements fougueux de sa nature barbare, il se laissa aller à imiter les mœurs polygames trop fréquentes dans les hauts rangs de la société franke, et surtout dans le palais des Mérovingiens. Du vivant de Plectrude, il prit une seconde femme, belle et de grande naissance, disent les chroniqueurs, et nommée Alpaïde, qui devait être la mère de Charles-Martel.

C’est la première dérogation publique de cette nature aux grands préceptes de la morale chrétienne que l’histoire signale dans la descendance de saint Arnulf et de Pépin l’Ancien. Cette faute faillit avoir dans l’ordre politique même les plus désastreuses conséquences, en jetant le chef de l’aristocratie austrasienne hors des traditions de sa famille. En effet, la fatalité de sa situation fausse, bien plus sans doute qu’une perversité naturelle de caractère, fit pour un temps d’Alpaïde, avec la complicité au moins passive du duc, l’adversaire du clergé, et par conséquent de l’œuvre civilisatrice que symbolisait en quelque sorte le principat de Pépin d’Héristal. La rupture avec l’Église, provoquée par les remontrances et les censures d’un courageux prélat, dégénéra même en une guerre sacrilège et aboutit à un drame sanglant, qui rappelle les plus mauvais jours des persécutions de Brunehilde. L’évêque de Maëstricht, Landbert (saint Lambert), s’étant rendu odieux à la concubine en lui refusant les honneurs du rang qu’elle occupait indûment, périt bientôt après, assassiné par les proches et les partisans de la femme offensée (708)[58].

La mort du saint amena le résultat que, vivant, ses démarches n’avaient pu obtenir. Pépin, épouvanté d’un tel crime, repoussa aussitôt la compagne[59] dont l’influence venait de se révéler si grande et si funeste. Il rappela Plectrude ; mais de rudes expiations de ses égarements devaient attrister sa vieillesse. Drogon, son fils aîné, meurt vers cette même époque. Grimoald, le second, caractère doux mais peu énergique, ne paraissait guère propre à porter le lourd héritage du gouvernement des Franks. Et, par une amère dérision du sort, la femme disgraciée, Alpaïde, lui avait donné un autre enfant, nommé Karl (Charles, dans la langue romane), déjà fort et valeureux, en qui revivaient tous les traits du génie paternel. Victime innocente des crimes d’autrui, les ressentiments de Plectrude et le sang de Landbert suffisaient pour mettre ce jeune homme à l’écart, quand une catastrophe, mal expliquée dans l’histoire, creusa encore l’abîme de défiances qui le séparait de sa famille naturelle.

Pépin étant tombé malade (714) dans sa villa de Jupille, près d’Héristal et de Liée, Grimoald accourut de Neustrie près de lui. Peut-être la piété filiale n’était-elle pas son seul mobile et voulait-il être en mesure, si la succession paternelle venait à s’ouvrir, de s’opposer aux entreprises des partisans de Charles. L’événement ne tarda pas, en effet, à prouver la force et l’audace de ses ennemis. Un jour qu’il priait pour la santé du vieux duc dans la basilique élevée en l’honneur de saint Lambert, sur les lieux mêmes où l’évêque avait été assassiné, un coup d’épée, porté par une main inconnue, l’étendit mort devant le tombeau du martyr. En l’absence de témoins, ce nouveau forfait fut généralement attribué aux auteurs du premier. Le jeune Charles fut soupçonné, par Pépin lui-même, de complicité dans un meurtre si favorable à son ambition, et sa disgrâce fut dès lors irrévocable[60]. Plutôt que de se rapprocher du fils d’Alpaïde, et à défaut d’héritiers légitimes du défunt, le duc adopta un enfant de six ans, bâtard lui aussi, que Grimoald avait eu d’une concubine avant son mariage avec la fille de Radbod. Ce fut ce bâtard, appelé Théodoald, qu’il choisit pour représenter son principat en Neustrie, comme l’avaient fait précédemment Grimoald et Nordbert, avec le titre et dans l’office singulièrement amoindri de maire du palais. Mais il avait à peine pourvu à cette sorte de lieutenance, comptant évidemment sur un prochain retour de ses propres forces, qui lui permettrait de continuer l’exercice du pouvoir suprême, que la mort l’emporta à son tour (16 décembre 714). Seul auteur et seul gardien de la pacification intérieure des États franks, l’œuvre entière de sa vie disparaissait avec lui. Deux années d’anarchie et de guerres civiles allaient remettre en question tous les résultats politiques et moraux si laborieusement conquis par le gouvernement du vaillant duc. Le roi mérovingien ne comptait pas, et pas une autorité véritable ne restait debout, capable d’arrêter l’effroyable démembrement de l’empire.

V

Aveuglée par l’ambition, Plectrude tenta d’abord d’occuper elle-même la souveraineté vacante, en faisant attribuer au jeune Théodoald, placé sous sa tutelle, l’héritage politique de son mari. La possession des trésors de Pépin lui permit de rallier, au moins momentanément, à sa cause les leudes austrasiens, et son premier acte d’autorité fut de faire incarcérer à Cologne, avec leur concours, le fils d’Alpaïde.

Cet attentat n’était pas moins contraire à la justice qu’à l’intérêt national. Le titre purement honorifique dont Théodoald était investi ne comportait pas, surtout eu égard à son âge, l’extension de pouvoirs où il se trouvait tout à coup élevé. Quant aux droits de la naissance, le bâtard de Grimoald en avait certainement moins encore que le bâtard de Pépin sur la succession de ce dernier. Charles, d’ailleurs, était seul en état de remplir les charges attachées à cette succession, et pour qu’une considération de cette nature, si puissante en général dans les idées du temps, n’ait pas entraîné vers lui les suffrages, il fallait que l’aristocratie austrasienne fût encore bien peu clairvoyante et bien vénale.

Une troupe nombreuse de fidèles se groupa autour du petit maire pour aller l’installer à la cour du roi Dagobert III. Mais, au premier bruit de cette marche, les Neustriens s’étaient soulevés. S’ils avaient accepté ou subi la supériorité personnelle de Pépin, ils n’admettaient pas que la famille arnulfinge se perpétuât ainsi au pouvoir par une sorte de prescription analogue au principe de l’hérédité monarchique, et qu’elle s’arrogeât le droit d’établir, à côté des rois fainéants, des maires fainéants. La nouvelle Brunehilde n’attendit pas longtemps le châtiment de son audacieuse entreprise. Attaquée par les Neustriens dans la forêt de Cuise (près de Compiègne), son armée fut taillée en pièces. Un très petit nombre de ses partisans échappèrent au massacre, et son petit-fils, sur qui reposaient tous ses rêves ambitieux, lui fut bientôt après enlevé par la mort.

Les vainqueurs avaient porté à la mairie un des leurs, homme d’énergie et de talent, nommé Ragenfrid, du pays d’Anjou. Quelle que fût la sagesse de ce chef, la passion populaire l’entraîna bien au delà de l’attitude défensive que l’usurpation de Plectrude avait pu inspirer légitimement aux Franks occidentaux. Il voulut donner à ses compagnons la satisfaction d’une revanche, et comme le sentiment national était aussi obtus chez lui que chez la plupart des autres chefs de l’aristocratie, il n’hésita pas à invoquer contre l’Austrasie l’appui des ennemis traditionnels de la race et de la religion des Franks. Il s’allia donc aux populations païennes de la Frise (Hollande actuelle), avec lesquelles il concerta une invasion commune. Pendant que les vainqueurs de la forêt de Cuise pénétraient par la Champagne et l’Ardenne dans le vieux royaume ripuaire, les bandes frisonnes en violaient de leur côté la frontière au nord du Rhin, sous la conduite de leur duc Radbod. D’ailleurs, ce coup de main n’avait aucun objet politique. L’Austrasie, en proie à l’anarchie, se trouvait hors d’état de défendre son indépendance ou son intégrité territoriale. Mais il ne s’agissait entre Ragenfrid et Radbod ni de la démembrer, ni seulement de lui enlever son autonomie. Cette seconde solution surtout allait tout juste à l’encontre des visées du parti de Ragenfrid ; car la Neustrie combattait maintenant pour la cause du séparatisme. Le seul résultat de l’expédition fut le pillage de la contrée envahie et la mise à rançon de la vieille Plectrude[61]. Après quoi, chacune des armées, gorgée de butin, regagna sa patrie, laissant l’Austrasie maîtresse de pourvoir comme elle l’entendrait à son gouvernement intérieur. Les leudes de l’Ouest ne redoutaient guère moins, ce semble, l’embarras de dominer les Austrasiens que l’humiliation d’être dominés par eux.

L’alternative, toutefois, était fatale, et l’union gouvernementale des États franks était le programme qui s’imposait désormais aux efforts de quiconque prétendait à un rôle politique. Ragenfrid avait méconnu cet intérêt primordial ; un autre se leva pour l’affirmer et le soutenir : ce fut Charles-Martel.

Dans l’écroulement de la fortune de Plectrude, il avait tout à coup recouvré sa liberté, on ne sait par quel moyen. Peut-être les compagnons de gloire de son père l’avaient-ils eux-mêmes délivré, s’avisant, un peu tard, qu’en lui seul était tout leur espoir. Ils furent du moins unanimes à se ranger sous sa bannière (716). Cette troupe vaillante, mais à peine organisée, se lança d’abord à la poursuite des Frisons, l’ennemi national, l’étranger. Charles, vaincu dans la première rencontre, ne se découragea pas. Radbod continuant d’opérer sa retraite, le héros austrasien se rabattit sur les Neustriens, qui retournaient chez eux à travers la forêt d’Ardenne. Il les surprit à Amblève, près de Malmedy, et leur infligea un rude échec[62].

Moins d’un an après, il était en mesure de rentrer en campagne, à la tête d’une armée parfaitement préparée à la lutte. Au printemps de 717, il partit d’Héristal, traversa la forêt Charbonnière et pénétra dans le Cambrésis, où Ragenfrid l’attendait, campé à Vinci, près de Crèvecœur. Le roi de Neustrie, Chilpéric II, successeur de Dagobert III, était au milieu de ses troupes. Charles, chez qui le souci du bien public dominait les rancunes nationales, essaya d’abord d’obtenir par voie de négociation le résultat pour lequel il avait pris les armes. Ses députés allèrent proposer au roi un accommodement sur les bases suivantes : retour de toutes les provinces frankes à l’unité monarchique, sous le sceptre de Chilpéric ; attribution à Charles de la mairie de ce royaume unifié, avec tous les pouvoirs qui avaient appartenu à son père. La réponse de Chilpéric, dictée par Ragenfrid, ne pouvait être douteuse : le chef angevin déclara qu’il s’en rapportait au jugement de Dieu, et que l’issue de la bataille du lendemain marquerait à qui devait appartenir le gouvernement du royaume. Charles remporta de nouveau la victoire (21 mars 717) et poursuivit les Neustriens débandés jusqu’à la Seine[63]. Néanmoins il ne se trouva pas en mesure de réaliser son plan. Trop d’éléments de résistance demeuraient debout en Neustrie, et force lui fut de continuer à prendre exclusivement son point d’appui en Austrasie. Par son refus d’adhérer au programme d’union nationale et par la défaite où ce refus l’avait entraîné, Chilpéric, roi d’une faction séparatiste, était, aux yeux du vainqueur de Vinci, frappé d’une double déchéance. Il lui donna donc, non pas un rival, mais un successeur, clans la personne de Clotaire IV, Mérovingien obscur et dont la filiation n’est rien moins que prouvée.

Le parti neustrien, voulant sauvegarder son autonomie et peut-être même constituer à son profit l’unité proclamée par le maire d’Austrasie, se mit en quête de quelque puissante alliance. Mal servi par les barbares du Nord en 716, Ragenfrid tourna ses vues vers le Midi et fit appel au duc d’Aquitaine, Odon. Ce personnage, d’origine inconnue, et que des documents apocryphes[64] ont fait rattacher indûment, presque jusqu’à nos jours, à la dynastie mérovingienne, trouvait dans les intérêts mêmes de sa situation princière, et sans avoir besoin d’être stimulé par des rancunes de famille, des raisons suffisantes de s’opposer à la restauration de l’hégémonie austrasienne. Les rivalités des Franks étaient la meilleure garantie de l’indépendance des populations romanes. Un an donc après la bataille de Vinci, une forte armée neustro-aquitaine était réunie sur l’Aisne, non loin de Soissons, pour courir de nouveau les chances de ce jugement de Dieu, que Ragenfrid avait invoqué une première fois sans s’y soumettre. Malgré leur nombre, les soldats de Chilpéric furent encore battus, et le triomphe des hommes de l’Est demeura cette fois décisif. Ragenfrid, échappé à grand’peine au désastre des siens, comprit que c’en était fait de son rôle politique et s’enfuit dans ses terres d’Anjou. Pendant ce temps, Odon repassait la Loire, entraînant avec lui, comme un précieux otage, le pauvre roi Chilpéric.

La mort de Clotaire IV, arrivée peu de temps auparavant et tout à fait à propos, permit à Charles de compléter sa victoire et d’en assurer les résultats par une évolution pleine d’habileté. Maître de toute la monarchie et s’inspirant de l’exemple de son père après Testry, il proclama roi, sous son autorité, Chilpéric lui-même. Ainsi concilia-t-il tous les intérêts en jeu, la cause dynastique comme la cause nationale, attentif à ménager l’amour-propre des vaincus et à respecter les droits acquis. Dans ce but il laissa à Ragenfrid, et même à la suite d’une révolte ultérieure, la jouissance d’un comté, et il confirma le traité conclu entre Odon et le gouvernement neustrien, d’après lequel les provinces d’outre-Loire formaient un État à peu près indépendant. En fait, la Gaule franke se trouva dès lors administrée par deux ducs, investis de toutes les prérogatives de la souveraineté, le duc des Franks et celui des Aquitains.

Si Charles ne poussa pas plus loin la réalisation de sa politique centralisatrice, c’est que l’empire mérovingien reconstitué avait à faire face, au dehors, à des périls bien autrement graves que ceux qui résultaient de l’assimilation imparfaite de ses divisions administratives.

Quatre années d’anarchie, à la suite de la mort de Pépin, avaient permis aux peuples vassaux de Germanie de secouer le joug de la France, et même d’attaquer impunément ses frontières septentrionales, dégarnies de défenseurs. Charles, dans une série d’expéditions savantes, ramena à la soumission les Souabes, les Baïvares et les Frisons, et refoula dans ses limites le rude peuple saxon qui s’était répandu sur la Thuringe. En 734, toute la Germanie était définitivement domptée.

Dans l’intervalle s’était accompli, au cœur de la Gaule, le plus glorieux fait d’armes de l’aïeul de Charlemagne. La bataille de Poitiers (732) avait sauvé l’Europe du joug musulman et préservé le christianisme occidental, sinon de la ruine, du moins d’un affaiblissement dont les résultats eussent été désastreux pour l’humanité.

Moins d’un siècle après la prédication de Mahomet, ses farouches disciples avaient déjà porté en deçà des Pyrénées leur sanglant apostolat. Entrés en Espagne en 711, les Arabes, huit ans plus tard, s’emparaient de Narbonne. La Bourgogne entière subit leurs ravages, et enfin, en 732, l’émir Adb-el-Raman, concentrant toutes ses forces dans l’Ouest, inondait l’Aquitaine de ses hordes fanatiques et étendait sa domination jusqu’aux rives de la Loire. Odon, écrasé sous le flot de l’invasion après douze ans d’une lutte héroïque, courut invoquer l’appui du duc Charles, son ennemi et son vainqueur de la veille ; car la paix conclue entre eux en 720 avait été rompue en 731, et les succès du chef austrasien sur les chrétiens méridionaux avaient facilité ceux des musulmans. Le péril commun rapprocha les deux rivaux. Il n’y avait plus de place alors pour les vieilles querelles d’ambition et les hostilités de races ; toutes les provinces du monde catholique, depuis la Méditerranée jusqu’au Rhin et au Danube, mêlèrent leurs guerriers dans les légions que Charles entraîna à sa suite vers la Loire, à l’automne de cette même année.

Il rencontra les bandes arabes près de Tours : Ce fut un des moments les plus solennels des fastes du genre humain. L’islamisme se trouvait en présence du dernier boulevard de la chrétienté : après les Visigoths, les Gallo-Vascons ; après les Gallo-Vascons, les Franks ; après les Franks, plus rien. Ce n’étaient pas les Anglo-Saxons isolés au fond de leur île ; ce n’étaient pas les Langobards, faibles dominateurs de l’Italie épuisée ; ce n’étaient pas même les Gréco-romains de l’empire d’Orient qui pouvaient sauver l’Europe ; Constantinople avait assez de peine à se sauver elle-même ! Le chroniqueur contemporain, Isidore de Beja, ne s’y trompe pas : il appelle l’armée franke l’armée des Européens. Cette armée détruite, la terre était à Mahomet[65].

Charles gagna là son surnom de Martel, en broyant les infidèles comme sous un marteau. Le gigantesque effort des peuples germano-romans qu’il avait soulevés, et que son fier exemple ne cessa d’animer durant cette bataille de huit jours, obtint enfin sa récompense. Refoulée lentement jusqu’à Poitiers, l’armée d’invasion se décida à opérer sa retraite. La France était délivrée, et pour jamais, de la domination musulmane.

Cette crise avait démontré d’une manière frappante la nécessité de l’union et de la discipline dans l’empire frank. Odon, pour prix de son salut, reconnut dès lors la suzeraineté de son libérateur. Hunald, fils d’Odon, qui lui succéda en 736, essaya bien d’affranchir son principat héréditaire ; niais Charles accourut l’épée à la main et l’obligea à prêter serment de fidélité. La Bourgogne, impatiente de tout gouvernement régulier et démembrée en une foule de seigneuries indépendantes, fut réduite elle aussi à la soumission, l’année qui suivit la bataille de Poitiers. Ainsi, quand le roi Théodoric IV, successeur de Chilpéric II, mourut en 737, Charles-Martel, qui ne prit pas la peine de le remplacer, se trouvait solidement établi à la tête de l’État le plus monarchiquement organisé qui eût jamais obéi à un roi mérovingien.

Mais l’effort d’où sortit cette reconstitution politique et militaire de l’empire frank avait produit en retour, en raison même de son intensité, un immense trouble social, et, au moment même où Charles-Martel, vainqueur des infidèles, semblait devenir le sauveur de la civilisation chrétienne, elle faillit périr des suites de la victoire. Les exploits de ce grand homme de guerre, en assurant la supériorité des Austrasiens sur la Neustrie et de l’aristocratie militaire sur la royauté, avaient encore une fois changé la face du pays. Les Franks orientaux s’établirent en conquérants dans les villes de l’Ouest et du Centre, jusque-là paisiblement gouvernées par des officiers des rois, et l’on vit toutes les violences d’une invasion barbare avec tous les changements d’une révolution politique. La bataille qui sauva l’Église des Gaules lui coûta cher : ses biens furent donnés en fiefs aux guerriers. Charles, importuné des exigences de ses leudes, leur jetait les crosses des évêchés et des abbayes. Le siége de Mayence fut occupé successivement par deux soldats, Gerold et Gewielieb, son fils : le premier périt en combattant les Saxons ; le second vint en armes défier le meurtrier de son père, le tua d’un coup d’épée, et retourna sans remords au service de l’autel. De semblables chefs n’étaient pas faits pour contenir le clergé ; le désordre ne trouva plus de résistance. Les derniers vestiges de la réforme accomplie par saint Colomban s’effacèrent ; et, s’il en faut croire Hincmar, le christianisme sembla un moment aboli, et, dans les provinces orientales, les idoles furent restaurées.

D’un autre côté, les hérésies grecques, protégées au midi de la Germanie par les Goths et les Mérules, renaissaient de leurs cendres. L’arianisme reparaissait dans la Bavière. Des religieux africains y avaient porté les doctrines manichéennes. On y trouvait des évêques sans siége, des prêtres sans mission, des serfs tonsurés échappés des manoirs de leurs maîtres, des clercs adultères qui sortaient de leurs orgies avinés et chancelants pour aller lire l’Évangile au peuple. D’autres immolaient des taureaux et des boucs au dieu Thor, et venaient ensuite baptiser les enfants, on ne sait au nom de quelle divinité. Un Irlandais, nommé Clément, parcourait les bords du Rhin, traînant à sa suite une concubine, prêchant l’erreur, s’élevant contre la doctrine des Pères et contre les traditions de l’Église. Un autre hérétique, nommé Aldebert, faisait lire devant lui une lettre du Christ apportée par les anges, se vantait de ses miracles, distribuait lui-même ses reliques. La foule, entraînée à ses oratoires qu’il érigeait sous sa propre invocation, désertait les églises et n’écoutait plus la voix des pasteurs[66].

Une école d’historiens modernes a vainement essayé d’atténuer, même de nier la responsabilité de Charles-Martel dans les désordres dont on vient de voir le tableau[67], en accusant l’Église de s’être vengée par des calomnies contre son libérateur des sacrifices purement matériels qu’elle avait dû subir pour sa propre rançon. Sans doute, l’ignorance populaire accrédita à ce sujet, dans les siècles suivants, de misérables inventions, comme, par exemple, la légende de la vision de saint Eucher. D’après ce récit fabuleux, qui prit naissance cent ans après les événements, Dieu aurait fait voir à Eucher, évêque d’Orléans, le vainqueur de Poitiers, aussitôt après sa mort, livré au fond des enfers aux plus horribles supplices, pour avoir usurpé le temporel des églises. Sur la divulgation de cette vision, le cercueil de Charles aurait été ouvert et on y aurait trouvé, au lieu du cadavre, un dragon noir et hideux. Les Bollandistes ont fait justice de cette fable absurde, et avec d’autant plus de motif que l’évêque Eucher avait précédé de trois ans au moins dans la tombe le grand maire austrasien.

Mais les témoignages sérieux et authentiques ne manquent point pour justifier les blâmes sévères du clergé. On peut citer, entre autres, cette lettre que saint Boniface, l’apôtre de la Germanie, adressait dès l’an 723 à Daniel de Winchester. Parlant d’une démarche qu’il devait faire auprès du duc des Franks et de la répugnance qu’il y éprouvait : Je trouverai, dit-il, à sa cour de faux et hypocrites pasteurs, ennemis de l’Église de Dieu, des meurtriers, des adultères investis de titres épiscopaux, qui se perdent eux-mêmes et perdent les peuples. Sans doute, je m’abstiendrai de communiquer avec eux dans la célébration des saints mystères ; mais il me sera impossible, au milieu du palais, d’éviter leur rencontre et leur conversation. De plus, que n’ai-je point à craindre de l’influence de tels hommes sur les peuples auxquels je vais prêcher, dans sa pureté immaculée, la foi de Jésus-Christ ![68]

La concession aux gens de guerre des dignités ecclésiastiques, voilà le vrai et légitime grief du clergé frank, l’odieux abus de pouvoir dont il a flétri le souvenir. Quant à la simple sécularisation des biens temporels, en tant que la discipline cléricale n’en était pas altérée, les intéressés furent les premiers à reconnaître la nécessité impérieuse qui avait commandé cette mesure, et à sanctionner, en dépit des violences qui y avaient présidé, la conversion des domaines ecclésiastiques en bénéfices militaires. Les décisions du concile de Leptines (743) prouvent à la fois la réalité des spoliations et la sagesse des expropriés[69]. Les Pères du concile s’accordèrent pour laisser la disposition des biens enlevés aux établissements religieux aux deux princes Carloman et Pépin, fils et successeurs de Charles-Martel, afin de subvenir aux besoins de l’armée.

Si, sous la pression des circonstances et sans calculer toute la portée de ses actes, le vainqueur de Poitiers désorganisa l’Église franke, l’erreur est grande cependant de ceux qui le considèrent comme un partisan du paganisme et un adversaire des influences catholiques. A ce point de vue, au contraire, il se montra fidèle aux traditions de sa famille : il fut toujours le protecteur énergique et l’auxiliaire dévoué de l’apostolat chrétien chez les barbares. Tous les documents historiques en font foi : nous possédons les instructions par lesquelles il recommandait à ses fonctionnaires de Germanie les prédicateurs de l’Évangile, ainsi qu’une lettre élogieuse que son zèle lui valut de la part du pape Grégoire II[70].

Du reste, même ses mesures spoliatrices à l’égard de l’Église nationale n’affaiblirent jamais la confiance que le saint-siège avait mise dans ce descendant de saint Arnulf. Il en reçut, à la fin de sa carrière, un éclatant témoignage. C’est sur lui, en effet, que le souverain pontife Grégoire III, en butte aux persécutions des Grecs et des Langobards, jeta les yeux pour remplir, comme chef politique de la chrétienté, la mission jadis dévolue à Constantin, et que les maîtres dégénérés du Bas-Empire avaient désertée (741). La mort ne permit pas à Charles-Martel de répondre à cet appel et d’obtenir peut-être lui-même, au détriment de son petit-fils, le glorieux nom de Charles le Grand (Carolus magnus, Charlemagne). La démarche de la papauté auprès du vaillant duc austrasien n’en marque pas moins, et d’une manière précise, une époque des plus solennelles de notre histoire : le moment où la révolution de 613 est arrivée à ses conséquences logiques. La France avait enfin constitué son unité, l’Europe était en voie d’apaisement et d’organisation sous la tutelle de la France ; le peuple de Clovis était pleinement entré dans son rôle civilisateur. C’est à la famille arnulfinge que revenait l’honneur des résultats si rapidement obtenus. Voilà ce que la plus haute autorité morale du monde proclama, en 741, en assignant au glorieux héritier de cette famille son rang légitime, comme chef de la monarchie gallo-franke, à la tête de l’Occident chrétien. La voie était ouverte, la place préparée au roi Pépin le Bref et à l’empereur Charlemagne !

 

 

 



[1] Ap. D. Bouquet, Recueil des hist. des Gaules et de France, t. II, p. 397.

[2] Les historiens modernes emploient plus volontiers la forme romane donnée à ce nom environ cinq siècles plus tard, Brunehaut. Nous croyons devoir lui conserver sa désinence franke, commune à tant d’autres noms de femmes de la même époque que l’on trouvera cités dans cette histoire, tels que Blithilde, Sichilde, etc.

[3] C’est-à-dire, des descendants d’Arnulf (comme on appelait agilulfinge la première dynastie bavaroise, fondée par Agilulf). Nous nous sommes permis de créer ce mot plutôt que de commettre l’étrange anachronisme d’appeler Carolingiens (fils de Charles) les ancêtres du premier Charles de cette famille, qui fat Charles-Martel.

[4] Aviti epist. 41, ap. Sirmond.

[5] Anastasii papæ epist., ap. de Pétigny, t. II, p. 432.

[6] Ozanam, la Civilisation chrétienne chez les Francs, ch. III, p. 75.

[7] C’est-à-dire gallo-romain.

[8] La Civilisation chrétienne chez les Francs, ch. III, p. 90.

[9] De Gubernatione Dei.

[10] Aimoini monachi Floriacens. De Gestis Francor., lib. III, ap. D. Bouquet, t. III, p. 96.

[11] Capitulaire de Childebert II, de l’an 594, ap. D. Bouquet, t. IV, p. 111.

[12] Ap. Ozanam, la Civilisation chrétienne chez les Franks.

[13] Theodericus, plus communément nommé dans nos histoires Thierry. Nous ne voyons aucune raison spéciale d’altérer ici deux syllabes étymologiques qu’on a l’habitude de respecter dans les autres noms franks de la même époque, tels que Théodebert et Chilpéric.

[14] Leo, Karl der Grosse, seiner Abstammung nach ein Romane. Voyez l’arbre généalogique dressé à cet effet par Leo ap. Warnkœnig et Gérard, Hist. des Carolingiens, t. I, p. 113.

[15] Burckard, Quæstiones aliquot Caroli Martellis historiam illustrantes.

[16] Entre autres Pertz, Monumenta Germanicæ historica, t. I, Scriptor., p. 316, note ; et Warnkœnig et Gérard, Hist. des Carol., t. I, p. 120.

[17] Acta SS., t. IV, Julii, p. 423.

[18] Annal. mettens. ann. 687 ; D. Bouquet, t. II, p. 603, note b.

[19] Warnkœnig et Gérard, Hist. des Carol., t. I, p. 99.

[20] Cardinal Pitra, Hist. de S. Léger, cité ap. Darras, Hist. générale de l’Église, t. XVI, p. 42.

[21] Aimoini monachi Floriacens, lib. IV, ap. D. Bouquet, t. III, p. 116.

[22] Labbe, Conc., t. V, col. 1649 et suiv.

[23] Gregor. Turon., Hist. Francor., lib. V, ap. D. Bouquet, t. II.

[24] Schœne, Die Amtsgewalt der Frankischen Majores domus.

[25] Vita Peppini ducis, ap. D. Bouquet, t. II, p. 603.

[26] Ap. Bolland., Acta SS., t. III, Februar., p. 253 et suiv.

[27] Ap. Bolland., Acta SS., t. III, Februar., p. 253 et suiv.

[28] Fredegarii Chron., cap. LIII.

[29] Vita S. Sigeberti, cap. III ; Lehuëron, Hist. des institutions carolingiennes, liv. II, ch. I, p. 260.

[30] Fredegarii Chron., cap. LVII.

[31] Fredegarii Chron., cap. LXXV.

[32] Fredegarii Chron., cap. LXXV.

[33] Sismondi, Hist. des Français, t. III.

[34] Aimoin. Floriacens., De Gestis Francor., lib. IV, ap. D. Bouquet, t. III, p. 136.

[35] Miræus, Opera diplomatica, t. IV, p. 173 et 281.

[36] Abbas a Ryckel, Vita sanctæ Beggœ, p. 55.

[37] Vita sancti Remacli, ap. Du Chesne, t. I, p. 645.

[38] On trouve souvent dans les chroniques l’expression subregulus comme synonyme de major domus.

[39] Annales Mettens. ann. 687, ap. Pertz, t. I, p. 316.

[40] Lehuërou, Hist. des inst. carol., liv. II, ch. I, p. 270.

[41] Vita S. Leodeg., auctore monacho S. Symphoriani Augustodun., cap. III.

[42] Vita S. Leodeg., auctore monacho S. Symphoriani Augustodun.. cap. III.

[43] Vita S. Leodeg., auctore anonymo Augustodun., cap. VII.

[44] Vita S. Wilfridi episc. Eboracens.

[45] Vita S. Wilfridi episc. Eboracens.

[46] Fils de Clodulf.

[47] A Lucofago, probablement Lufaux, entre Laon et Soissons.

[48] Laon-le-Cloué.

[49] Annales Mettens.

[50] Annales Mettens, ann. 787.

[51] Éginhard, Vita Karoli Magni, cap. I, ap. D. Bouquet, t. V.

[52] Hist. de France, t. II.

[53] Regnante rege, gubernante N., majore domus. Vid. Warnkœnig et Gérard, Hist. des Carol., t. I, p. 253.

[54] Guizot, Essais sur l’hist. de France, IVe Essai.

[55] Ozanam, la Civilisation chrétienne chez les Francs, ch. IV, p. 142.

[56] Ozanam, la Civilisation chrétienne chez les Francs, ch. V, p. 176.

[57] Voir ap. Bréquigny, t. IV, p. 203, 212, 219, 274, 298, des actes de fondation religieuse émanée conjointement de Pépin et de Plectrude.

[58] Godeschale, Gesta Pontific. Leod., t. I, p. 336-399 ; Henaux, Hist. du pays de Liége.

[59] Elle se retira dans un monastère fondé par elle à Orp-le-Grand, près de Jodoigne. Vid. Warnkœnig et Gérard, Hist. des Carol., t. I, p. 131.

[60] Annales Mettens., ann. 716.

[61] Chron. Moissiac., cap. CIII.

[62] Annales Mettens., ann. 716.

[63] Continuat. Fredegarii Chron., cap. CVI.

[64] La charte d’Alaon. Voir la critique de ce document par Rabanis, les Mérovingiens d’Aquitaine ; et ap. Bibliothèque de l’École des chartes, série IV, t. II, p. 257.

[65] Henri Martin, Hist. de France, t. II, liv. XII, p. 202.

[66] Ozanam, la Civilisation chrétienne chez les Francs, ch. V, p. 190.

[67] Cette thèse a été notamment soutenue par Beugnot, Mémoire sur la spoliation des biens du clergé attribuée à Charles-Martel ; dans les Mémoires de l’Institut, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. XIX, p. 261.

[68] Cité ap. Darras, Hist. générale de l’Église, t. XVII, ch. I, p. 54.

[69] Pertz, Monumenta, etc., Leges, t. I, p. 18.

[70] Ap. Wurdtwein, Epistolæ S. Bonifacii, epist. V et XI, p. 21 et 29.