CHARLEMAGNE

 

INTRODUCTION.

 

 

QUELQUES petits esprits de notre temps se plaisent à railler ces âmes vastes et élevées qui, parmi nous, croient encore aux hommes providentiels. Cependant en n’est plus naturel, quand on croit à l’action de Dieu sur les hommes et sur les peuples, que d’admettre la mission de certains personnages dont l’histoire a consacré les noms. Dieu, qui pourrait gouverner le monde directement et sans intermédiaire, daigne nous faire participer à l’administration de son immense empire. Pour mener des hommes faits d’esprit et de chair, il se sert d’hommes faits d’esprit et de chair. Il les envoie à leur heure, les façonne de toute éternité, et, sans leur rien ôter de leur libre arbitre, se sert de leurs libres vertus pour agir sur toute une nation, sur toute une race ou sur le monde entier. C’est ainsi que Dieu a préparé Charlemagne ; c’est ainsi qu’il s’est servi de lui pour relever dans le monde le royaume menacé de son Christ et les destinées de son Église.

Le spectacle de l’Europe n’était pas fait, durant la seconde moitié du VIIIe siècle, pour inspirer aux chrétiens d’autre confiance que leur espoir, leur invincible espoir en Dieu. L’Italie rompait les derniers liens qui l’attachaient à l’empire grec, mais elle n’était même pas de force à avoir des aspirations vers l’unité. Au centre se tenait le pape, entouré d’ennemis perfides et violents : le plus dangereux était le Lombard, qui prétendait à l’héritage des anciens empereurs et jugeait utile de confisquer tout d’abord l’indépendance du souverain pontife. Les Sarrasins faisaient, de temps à autre, quelque descente impétueuse sur les côtes italiennes et s’aventuraient audacieusement jusque sous les murs de Rome. Ils avaient mis la main sur l’Espagne, qui s’était héroïquement débattue pendant près d’un siècle, mais qui, sous cette épouvantable étreinte, semblait perdre enfin la respiration et la vie. Ce n’est pas aux empereurs d’Orient qu’on pouvait demander de résister à ces envahissements victorieux des infidèles : les Grecs s’enfonçaient dans leurs sophismes et dans leurs subtilités ; le sens de l’unité religieuse leur échappait de plus en plus ; il y avait du schisme dans l’air : Photius allait naître. Les populations chrétiennes de la Grèce étaient sans cohésion et sans force. Au milieu de l’Europe on voyait s’étendre, comme un océan, l’immense Germanie, et l’on y entendait sans cesse ce grand bruit que font les peuples en mouvement. Car les invasions n’étaient pas achevées, et d’innombrables bandes de tribus barbares se dirigeaient sans cesse vers l’Occident. Quelques nations slaves ou tatares se montraient aussi menaçantes, et les Vélétabes d’une part, les Avares de l’autre, jetaient de loin vers le Rhin des regards aussi avides. Un paganisme farouche et grossier régnait parmi toutes ces populations, et, parmi tant d’ennemis du Christ, les Germains n’étaient ni les moins sauvages ni les moins dangereux. Ils assassinaient les missionnaires chrétiens, et organisaient contre les peuples baptisés une lutte sanglante et décisive. De vastes fédérations se nouaient entre ces tribus païennes : les Saxons formaient la plus terrible de toutes ces ligues, et s’apprêtaient à la bataille. Quant à l’Angleterre, où vivaient d’autres Saxons convertis au Christ, rien ne donnait lieu de pressentir que cette île sans importance dût un jour faire quelque figure dans le monde, et l’on y comptait trop de petits royaumes pour que l’on fût autorisé à espérer un grand peuple.

Restait donc la France. Mais c’était assez.

Depuis le jour où notre Clovis s’était fait baptiser par un saint et avait revendiqué l’honneur d’être le seul prince catholique de l’Occident, la politique de la France avait été catholique. Ce sont là des mots peut-être trop solennels et qui s’appliquent mal à la médiocrité des rois mérovingiens. Mais enfin le fait est sûr, et les papes le savaient bien. En tous leurs dangers, ils tournaient leurs yeux vers les rois franks, et espéraient. Il était aisé de prévoir que l’avenir appartiendrait en Europe au prince qui prêterait au vicaire de Jésus-Christ l’appui de son épée, et tout donnait à penser que ce prince viendrait de France.

En attendant, la France avait passé par d’effroyables épreuves, et le vile siècle l’avait singulièrement affaiblie et brisée. Siècle de fer, quoi qu’on en ait dit, et dur à l’Église comme aux peuples ! Il y avait alors parmi nous un fatal éparpillement de races diverses et ennemies. Le Midi demeurait vis-à-vis des rois franks comme une sorte de pays tributaire, mais qui semblait assez mal soumis et n’aimait point les petits-fils de Clovis. L’Aquitaine avait des rêves d’indépendance, et ne souhaitait rien tant que de s’organiser en un duché véritablement libre. Les Gascons, eux aussi, s’indignaient contre la domination de ces Germains qui menaçaient leur antique franchise, et certains montagnards, parmi eux, allaient s’habituer à la révolte et tenir tête aux chefs de l’empire frank. Mais ce qu’il y avait de plus inquiétant, ce n’étaient ni ces rébellions ni ces indépendances : c’était de voir que l’unité manquait aux hommes du Nord. Ils étaient réellement divisés en deux groupes qui ressemblaient presque à des nations différentes. Il y avait l’Austrasie, et il y avait la Neustrie. Or il est certain que l’Austrasie était demeurée germaine, et que ses populations avaient gardé les mœurs, les instincts, la langue barbares. La Neustrie, au contraire, s’était assouplie au joug de l’idée romaine. Bref, elle était romane, et l’Austrasie était surtout tudesque. On pouvait reprocher aux Neustriens de s’être trop énervés et amollis, et aux Austrasiens de ne s’être pas suffisamment adoucis et civilisés. Mais néanmoins un observateur attentif eût eu plus de confiance en ces derniers pour le salut de la France et du monde. C’étaient des hommes, et qui savaient supporter virilement la fatigue et la douleur. Même ils étaient de force à comprendre et à pratiquer le sacrifice. Peuple de soldats, fort, bien bâti, infatigable et auquel le christianisme communiquait cette générosité robuste et fière qui devait plus tard s’appeler l’esprit chevaleresque. C’est de là que la gloire et l’unité allaient nous venir.

Charlemagne est un Austrasien. Il est le continuateur de l’œuvre de Pépin d’Héristal, de Charles-Martel et surtout de Pépin le Bref. Son père a, pour ainsi parler, ébauché toute sa besogne. Il lui a, d’un doigt intelligent, montré les côtés faibles de leur empire encore mal assuré : ici, les Aquitains ; là, les Saxons. Il lui a même appris son glorieux métier de défenseur de l’Église, et a commencé à rendre le pape plus indépendant en le faisant plus roi. On a déjà remarqué que Pépin est un peu à Charlemagne ce que Philippe fut à Alexandre. A vrai dire, il n’y a pas ici de ressemblance, mais une simple analogie entre des hommes de haute race et qui ont tenu également une grande place dans le monde.

Charlemagne est un Austrasien, et plusieurs l’appellent un Teuton. Je n’y vois, pour ma part, aucun inconvénient, si l’on s’empresse d’ajouter que ce Teuton a été l’un des fondateurs de notre unité française ; si l’on proclame qu’il a merveilleusement compris la grandeur romaine, et que, plus merveilleusement encore, il se l’est assimilée et identifiée. Oui, le regard perçant du fils de Pépin a discerné tout ce qu’il y avait de nobles éléments dans le monde antique : il les a saisis d’une main vigoureuse et les a fait entrer dans la construction du monde nouveau. Néanmoins il est une autre grandeur qu’il a mieux comprise et plus ardemment aimée : c’est la grandeur du Christ et de l’Église. Il leur a consacré son œuvre ; il leur a donné sa vie. Cependant les sévères et sages prescriptions de l’Église blessaient parfois cette aime altière, qui se serait volontiers regimbée ; mais il se domptait, et tombait à genoux. Alors même que le joug du pape serait intolérable, s’écriait-il, il faudrait rester en communion avec lui. Et il se courbait sous ce joug, qui n’a jamais été intolérable, mais dont la pesanteur même est salutaire et douce.

Qu’il ait été un Teuton, peu importe. Dieu l’a pris par la main et en a fait, pour ainsi parler, son propre collaborateur pour le salut de la chrétienté et du monde. Il est d’ailleurs avéré que l’élément germain est un de ceux dont se compose notre nationalité française, et je ne comprends pas ces prétendus historiens qui ne voient les Germains ni dans notre nation, ni dans nos mœurs, ni dans nos lois. Leur influence a été considérable, et il serait inutile de chercher à la nier. Je me rappelle que, deux ou trois ans avant la guerre fatale de 1870, un de nos plus fameux diplomates disait un jour ces choses devant moi ; et il ajoutait : Quel intérêt avons-nous à laisser la Prusse se donner pour l’unique représentant de la race germaine ? Et n’avons-nous pas, nous aussi, quelques gouttes de sang germain dans les veines ? Seulement, il y avait, à la fin du VIIIe siècle, deux espèces de Germains. Les uns prétendaient rester barbares et païens ; les autres voulaient faire œuvre de baptisés en aimant l’Église, et d’hommes intelligents en se romanisant. Les premiers désiraient continuer indéfiniment la période des invasions ; les seconds voulaient faire halte. Charlemagne était de ceux-ci, et fit la guerre à ceux-là. Tout son rôle est dans ces quelques mots.

Ce qu’il s’est surtout proposé, c’est de faire le champ libre à l’action de l’Église. Voilà pourquoi, durant un règne de près de cinquante ans, on le voit se précipiter tour à tour vers toutes les frontières de son immense empire et se jeter sur tous les ennemis du nom chrétien ou de l’unité chrétienne. Au nord et à l’est, ce sont les hordes saxonnes, tatares et slaves ; au sud, ce sont les Sarrasins, auxquels il est pénible d’avoir à ajouter les Aquitains, les Lombards et les Gascons. Tous les ans, et bien souvent plus d’une fois par an, Charles jette son cri de guerre, rassemble ses hommes libres, monte à cheval, et fait reculer de quelques lieues de plus les rebelles, les barbares ou les infidèles. Il élargit le cercle chrétien ; il l’élargit à grands coups d’épée. Et il fait si bien qu’au milieu de l’Europe il ménage un immense espace où les prêtres et les moines peuvent librement prêcher l’Évangile de Dieu, où les saints peuvent librement offrir à l’humanité les types lumineux de toutes les vertus, où les docteurs peuvent librement bâtir le noble édifice de la théologie, où les âmes enfin peuvent être facilement et librement sauvées. Je me suis toujours figuré Charlemagne comme un géant de mille coudées placé entre deux montagnes que, de ses deux bras puissants, il éloigne l’une de l’autre et qu’il empêche de tomber sur le sol chrétien. L’une de ces montagnes, c’est la barbarie saxonne ; l’autre, c’est la barbarie musulmane. Le grand empereur les a rejetées loin de nous, pour toujours. C’est son œuvre.

Voici cependant que nous venons de prononcer le mot empereur, et que tout le dessein de Charles achève de se dérouler à nos yeux. Personne n’a jamais été plus que lui amoureux de l’unité, et c’est cet amour qui l’a décidé à fonder l’empire. Il s’est demandé en lui-même : Quelle a été ici-bas la plus puissante unité politique et militaire ? Il s’est répondu : C’est l’empire romain. Et il a tiré sur-le-champ la conclusion pratique de tout ce raisonnement, en s’écriant : Je reconstruirai l’unité impériale. Il l’a reconstruite.

On dit, on répète tous les jours que l’œuvre de Charlemagne n’a pas été couronnée par le succès. On ajoute qu’elle ne lui a pas survécu, et qu’il a suffi de la médiocrité de Louis le Débonnaire pour ruiner ce qu’avait construit le génie de Charles. Tous nos manuels d’histoire sont pleins de ces idées, et, à l’exception de Guizot en son étonnante Histoire de la civilisation en France, les meilleurs esprits ne les repoussent pas. On se console, d’ailleurs, de cette décadence rapide en songeant à la formation des nationalités modernes. C’est bien, et cette formation est, en effet, l’événement capital du IXe siècle. Mais (je le demande à tous ceux qui ont l’intelligence des faits historiques) est-ce que les peuples modernes auraient pu se grouper et se mettre en marche d’un pas ferme, si Charlemagne ne leur avait préparé les voies ? Tant que les invasions germaniques se prolongeaient parmi nous, tant que la chrétienté avait à redouter l’envahissement des infidèles, il n’y avait pas de nationalité possible. Il fallait déblayer le terrain, et vigoureusement. Il fallait balayer les Sarrasins et les Saxons. Cette besogne une fois faite, les chrétiens respirèrent enfin, et il put être question des nations modernes. Leur véritable créateur, c’est Charles. Quoi qu’il en soit, la nuit du 25 décembre de l’an 800 demeurera toujours une des dates mémorables de l’histoire universelle. Le spectacle qu’offrit alors la basilique de Saint-Pierre fut de ceux que l’humanité n’oublie pas. Un grand homme, un grand capitaine, un grand roi agenouillé devant Dieu et devant un prêtre qui représente ce Dieu ! Agenouillé sans être humilié ; agenouillé sans être amoindri ! C’est ainsi que le fils de Pépin voulut attester aux yeux de tous les peuples l’origine divine du pouvoir. Tous les traités qu’on a écrits sur cette question ne valent peut-être pas l’acte que Charlemagne accomplit si simplement aux pieds du pape Léon III, et qui fut si aisément compris par toute l’humanité chrétienne. La notion du pape et de l’empereur était désormais lucide et complète dans tous les esprits. L’empereur apparaissait dans le monde comme le défenseur armé de la Vérité désarmée, et le pape comme le prédicateur indépendant de la Vérité souveraine. Pour rendre cette indépendance plus certaine encore et plus durable, l’empereur jugea qu’il était nécessaire de donner au souverain pontife un véritable royaume, afin que ce gardien de la doctrine n’eût à recevoir d’aucun autre roi une hospitalité périlleuse pour sa liberté. Et, en réalité, il suffit de jeter les yeux sur l’histoire du moyen âge pour se convaincre que c’en était fait humainement de l’Église romaine, si elle n’eût pas alors possédé de temporel. C’est donc à Charlemagne, imitateur de son père Pépin, c’est à Charlemagne que la papauté doit cette puissance dont ses plus violents ennemis ne peuvent contester l’incomparable splendeur. Si saint Grégoire VII a pu lutter avec tant de courage pour la justice et pour la vérité ; si le grand Innocent III a été le conseiller de tout l’univers ; si le vieux Grégoire IX a pu tenir tête à Frédéric II et Boniface VIII à Philippe le Bel, c’est à Charlemagne qu’ils doivent d’avoir pu tenter ces nobles et nécessaires résistances. Sans le magnifique présent que les rois des Franks firent à la papauté, les successeurs de saint Pierre et de Léon III auraient dit aussi courageusement la vérité au monde chrétien ; mais ils auraient été moins écoutés, et moins d’âmes peut-être auraient été sauvées.

Cet empereur, qui se montrait si libéral envers le vicaire de Jésus-Christ, gardait chez lui toute son indépendance. Il gouvernait et ne se laissait pas gouverner. Personne cependant n’a été moins César qu’il ne le fut, et il associait à son gouvernement le plus d’hommes possible. Bien que son intelligence et sa volonté fussent plus vastes peut-être que toutes celles de ses sujets réunis, il laissait souvent agir ses sujets. Qui le croirait ? ce grand politique ne fut pas un inventeur de système politique, et il se contenta fort modestement de perfectionner les rouages qui avaient été inventés par ses prédécesseurs. Si vous ouvrez ses Capitulaires, ne vous attendez pas à y trouver un code complet, une encyclopédie de législation : Charles se propose uniquement de corriger les défauts bien constatés des lois antérieures et d’en combler les lacunes. Il n’interrompt pas la tradition : il la corrige ou la complète. Il se garde bien, d’ailleurs, d’enlever à ses sujets leur part de travail législatif ; il se garde bien de supprimer leurs assemblées. Il ne les dissout pas : il les dirige. Quand les hommes libres arrivent, de tous les points de l’empire, aux grandes assemblées de mai, ils trouvent leur besogne toute préparée par les hommes compétents qui ont fait partie de l’assemblée d’automne. Les Capitulaires sont alors mis en délibération, discutés, adoptés. Cependant, dans chaque cité, j’aperçois un représentant permanent de l’empereur, qui est le comte, et, sur toutes les routes de l’empire, des représentants ambulants de l’empereur, qui sont les missi dominici. Jusqu’aux extrémités de ses États la pensée de Charles est transportée soudain avec une sûreté et une précision incomparables : notre électricité, dont nous sommes si fiers, agit plus vite, mais non pas mieux. Quand les missi reviennent de leurs tournées, ils rapportent au souverain le compte rendu le plus détaillé et le plus exact de tout l’état de l’Occident chrétien, et l’on peut dire que Charles savait ainsi tout ce qui se passait en chacune de ses villes d’Italie, ou de France, ou de Germanie, ou d’Espagne. Il était le centre vivant de son empire et du monde.

Cependant il comprit que son œuvre ne serait durable que s’il lui donnait la triple consécration de la force, de la science et de la sainteté.

La force ! C’est un mot qui semble bien dur au chrétien, et rien ne semble, en effet, plus contraire à cette paix dont le Christ nous a promis et communiqué le trésor. Néanmoins la force est souvent nécessaire à la vérité, et, si barbare que soit la guerre, il est des guerres nécessaires et justes. Ce n’est pas, hélas ! avec des congrès de la paix qu’on aurait refréné la sauvagerie saxonne et la brutalité musulmane. Charlemagne, en définitive, vivait au milieu de sauvages, au milieu de véritables Peaux-Rouges qu’il fallait mater. Par malheur, il n’a pas toujours su dompter sa propre colère, qui était de complexion germanique, et nous sommes de ceux qui lui reprocheront toujours les quatre mille têtes saxonnes qu’il fit tomber en un jour de fureur impardonnable. Mais ce que l’on peut louer sans crainte, c’est la sagesse qu’il déploya dans l’organisation et la conduite de ses armées. Ses institutions militaires sont très supérieures à celles de l’époque mérovingienne. Tout est alors fondé sur le service que doit le propriétaire de trois manses ; quant à ceux qui possèdent douze manses, ils viennent à cheval, et ces cavaliers, à l’époque féodale, deviendront les chevaliers. Sont soldats tous les hommes libres, et les serfs sont valets d’armée. Charles, comme on le voit, se sert de tous les éléments qu’il a sous la main. Ses armées, sans doute, laissent encore bien .à désirer ; mais c’est avec elles qu’il a soumis l’Occident et étonné la terre.

A peine revenu de ces épouvantables guerres où il était à tout instant menacé de perdre l’empire et la vie, ce roi germain, habitué à toutes les rudesses militaires et qui couchait sur la dure, changeait soudain d’allure et de physionomie. Il laissait là sa grosse épée, et demandait le calame. Ce soldat, chose rare, était un écrivain, et il se plaisait bien plus à écouter Alcuin qu’à poursuivre Witikind. Néanmoins ce n’était pas un rhéteur, et l’ouvrage qui lui fait le plus d’honneur, c’est un recueil des vieux chants de la race germaine, qu’il se donna un jour la joie de compiler. Quoi ! Charlemagne aurait été compilateur ! Oui ; il avait compris, sans doute, que les peuples les plus forts sont ceux qui respectent le mieux leur passé, et c’est ce qui l’avait conduit à faire une collection de lieder. Je ne pense pas, d’ailleurs, que Charles ait jamais aimé pour elles-mêmes la poésie, les lettres et la science. Il ne les séparait point du Christ, et les considérait comme une sorte de prolongement du Verbe. Il se disait, mais en termes simples et populaires, que l’honneur de l’humanité consistera jusqu’à la fin des temps à dégager toutes les conclusions scientifiques que renferme l’Évangile. Voilà pourquoi il voulait que l’on sût lire, et que l’on pût entendre les saintes lettres. C’est principalement pour l’honneur du Christ et de son Église qu’il multipliait les écoles et qu’il en eut de célèbres dans son propre palais. Bien que barbare, il soupçonnait que l’antiquité, même païenne, avait rendu au vrai Dieu plus d’un éclatant témoignage, et c’est sans doute ce qui lui avait fait adopter, pour certains membres de son Académie, les noms de certains poètes profanes. Il fut l’auteur d’une véritable renaissance. Je ne sais quelle grandeur antique caractérise, malgré tout, la littérature et l’art médiocres de son siècle. J’avoue que l’originalité leur manque, et telle est peut-être la raison pour laquelle cette littérature et cet art n’ont pas vécu longtemps. La lueur qu’ils ont jetée n’est pas sans beauté, mais ce n’est qu’une lueur.

Quant à la sainteté, Charles vit clairement que le meilleur moyen de multiplier les saints était de favoriser les intérêts et la fécondité de l’Église. Il veilla sur cette mère avec la piété d’un fils. Il eut la gloire de rendre enfin leur liberté aux élections épiscopales ; mais cette heureuse réforme ne devait recevoir son application définitive que sous le règne de son fils. Trois ans après son couronnement à Rome, il publiait cette admirable loi d’après laquelle aucun prêtre de Dieu ne pouvait aller aux armées, ni prendre part à l’horreur de la guerre. On sait comment, pour la réforme générale de l’Église, il réunit à la fois cinq grands conciles, qui firent tant de lumière et tant de bien. A mesure qu’il avançait dans les forêts de la Germanie, il y fondait des évêchés ou des abbayes, et il n’a pas, durant sa vie, créé moins de huit diocèses et de vingt-quatre monastères. L’orgueilleuse Allemagne oublie trop aisément, de nos jours, que ce sont là les origines d’une civilisation dont elle est si fière, et que, sans cet empereur chrétien, elle en serait peut-être où en était l’Amérique avant Colomb. Donc, les saints se multiplièrent dans le nouvel empire, et le bien qu’ils firent est dû en partie à ce grand roi qui leur avait donné tant de terres à défricher et tant d’âmes à convertir. Il avait lui-même plus d’un trait de sainteté ; mais la vérité nous force d’ajouter qu’il ne les eut pas tous, et qu’en réalité l’Église ne l’a point placé sur ses autels. A tout le moins, il offrit au monde l’exemple très précieux de l’esprit de sacrifice. Arrivé à la monarchie universelle, ce grand guerrier s’exerça sans cesse (comme le dit un de ses panégyristes) non seulement à la sobriété qui avait été si rare dans sa race, mais encore à des jeûnes qu’on peut comparer à ceux des plus fervents solitaires. Et nous savons, d’après ses historiens, qu’il porta le cilice jusqu’à sa mort. Il était d’une simplicité magnifique, et détestait tout ce que les pompes royales ont de scandaleux ou d’inutile. Dur aux autres, il était souvent plus dur à lui-même, et c’est par là que la légende et l’histoire ont eu raison de l’appeler un homme de fer. Quand on me demande la définition des époques de décadence, je réponds volontiers : Ce sont les temps où tous les hommes veulent jouir de tout et où personne ne veut se priver de rien. Mais certes une telle définition ne convient pas au temps de Charlemagne, et le grand empereur a donné à ses contemporains un tout autre idéal, qui est celui du dévouement et de l’austérité. Ayant contemplé Charles, tout le moyen âge a voulu l’imiter, et des générations de fer sont sorties de cet homme de fer. Nous avons encore parmi nous quelques représentants de ces fortes races. Quand nous n’en aurons plus, nous mourrons.

Mais il est temps que je m’arrête : un tel homme est trop difficile à bien louer. Il y a deux lignes de Bossuet qui, en leur brièveté, sont bien plus éloquentes que tous nos discours. Il dit de Charles : Ses conquêtes prodigieuses furent la dilatation du règne de Dieu, et il se montra très chrétien dans toutes ses œuvres. Et Joseph de Maistre ajoute : Cet homme est si grand que la grandeur a pénétré son nom.

Ces deux écrivains sont peut-être les seuls qui aient parlé de Charlemagne avec une majesté digne de lui. Après eux il faut se taire, ou ne laisser parler que l’histoire.

LÉON GAUTIER.