L'HISTOIRE DU LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE CONSPIRATEUR

STRASBOURG ET BOULOGNE

 

§ I.

 

 

Le meilleur moyen d'apprécier et de juger un homme c'est certainement d'étudier sa vie et ses actes ; tel est celui que nous employons pour connaître à fond Louis-Napoléon Bonaparte. Dans la première partie de cette œuvre nous avons déjà fait l'étude de notre héros comme écrivain et comme penseur, nous passons maintenant à celle du conspirateur.

Ce sera dans les trois épisodes les plus importants de sa vie, c'est-à-dire dans ses tentatives audacieuses de Strasbourg, de Boulogne et du Deux Décembre, que nous chercherons les traits principaux de la physionomie extraordinaire de notre héros, les côtés les plus saillants de son caractère et l'empreinte de ses vertus ou de ses vices.

Car, ainsi que nous le montrerons plus loin, Louis-Napoléon Bonaparte est tout entier dans ces trois attentats, qui ne sont que des tentatives d'application de ses idées, de ses théories, de ses systèmes politiques et sociaux, de ses principes moraux et de ses doctrines philosophiques, qui résument tout son passé, qui expliquent sa politique actuelle et qui contiennent tout son avenir.

On comprendra donc facilement quelle importance nous attachons à cette étude destinée à jeter un nouveau jour, une grande lumière sur l'homme qui s'est emparé des destinées de la France et qui joue aujourd'hui un rôle si important sur la scène européenne.

Malgré l'affectation que Louis-Napoléon Bonaparte a toujours mise à faire parler de lui depuis sa jeunesse : soit en faisant une tentative insurrectionnelle dans les Romagnes ; soit en mêlant son nom aux espérances de la malheureuse Pologne, pour laquelle il affichait de stériles sympathies ; soit en refusant publiquement la main de Dona Maria et le trône de Portugal qui ne lui étaient pas offerts ; soit en manifestant des espérances mal déguisées de prétendant ; soit enfin par la publication de nombreux écrits politiques, dans lesquels il affichait les plus grandes prétentions, en se posant en réformateur et' en régénérateur de son époque, en se donnant comme l'héritier et le continuateur de Napoléon Ier qui, selon lui, était un Moïse, un Josué et même un Christ, dont il assurait avoir recueilli l'Evangile, la Bonne Nouvelle, dont il se prétendait l'apôtre et dont il se disait appelé, par sa destinée et par sa naissance, à faire triompher les doctrines.

Eh bien, malgré tout cela, malgré une grande recherche de style, des effets oratoires calculés si non avec beaucoup d'habilité du moins avec une grande prétention, malgré des comparaisons qui souvent ne manquent pas de recherche, mais qui, malheureusement, pèchent par le manque de naturel, de logique et de vérité, les œuvres de Louis-Napoléon Bonaparte n'avaient eu que peu de succès et n'avaient pu faire sortir leur auteur de l'oubli et de l'obscurité dans lesquels ses contemporains s'obstinaient à le laisser végéter.

Ce manque de réussite ne doit pas être attribué tout entier à l'écrivain, mais à la nature même du sujet ingrat de ses œuvres, qui manquait complètement des conditions nécessaires pour le succès. En effet, la doctrine napoléonienne ne renferme ni l'idéal du beau et du vrai, qui seul est appelé à passionner l'esprit des masses, ni les nobles aspirations d'un cœur généreux, qui toujours ont fait les apôtres et les martyrs ; ni les grands principes de droit absolu, primordial, éternel qui sont le cachet distinctif, la condition sine qua non de tout système basé sur la justice et sur la vérité ; ni cette effraction audacieuse du génie dans l'avenir, qui ouvre des horizons nouveaux, qui découvre des mondes inconnus, qui fait briller aux yeux éblouis des déshérités toute une lumineuse apparition de bonheur, de félicité, d'harmonie, de justice et de progrès. Non l'Idée-napoléonienne ne renferme aucune de ces conditions, elle se traîne pesamment, terre à terre, sous la plume de son auteur, elle emprunte au passé la plupart de ses vieilles institutions, de ses préjugés, de ses vices. Elle habille ses héros de la défroque guerrière de l'empire, elle les enveloppe dans les oripeaux de la gloire impériale, elle les empanache des plumets d'Austerlitz et de Marengo, elle les dore sur toutes les coutures, de la livrée des courtisans et des valets de l'ancienne cour, elle leur met de grosses épaulettes et de nombreux crachats, un grand sabre, ou une longue épée, elle invoque en leur faveur la grâce de Dieu et la volonté nationale ; elle appelle cette reconstruction informe, ces accoutrements grossiers, ces déguisements burlesques, ces masque ridicules, cette résurrection absurde : la synthèse, la médiation entre le passé et l'avenir, une construction solide, un édifice destiné à braver les siècles, une pyramide à large base et à sommet élevé.

On comprend facilement les difficultés énormes, insurmontables que devait rencontrer celui qui s'était chargé de l'accomplissement d'une pareille tâche ; et pourquoi les œuvres de Louis-Napoléon Bonaparte sont restées dans l'obscurité malgré un certain talent littéraire de leur auteur, qui a mis en-outre au service de ses idées une grande habilité de stratagème et une puissance extraordinaire de ruse et de dissimulation.

Mais voyant que malgré le prestige de son nom, ces moyens ne pouvaient suppléer à tout ce qui manquait à son talent d'exposition et à son système pour attirer sur lui les regards de ses contemporains, pour mériter les faveurs de la renommée, et pour lui assurer cet ascendant qui seul peut faire espérer le triomphe, Louis-Napoléon Bonaparte, tourmenté par une idée unique, dévoré par une ambition vulgaire, poussé par le désir ardent de s'emparer de ce qu'il appelait l'héritage de son oncle, possédé par un besoin puissant d'imiter, de singer ce dernier, de jouer le rôle brillant d'empereur, résolut de joindre l'action à ses écrits et de faire d'une manière éclatante acte de prétendant.

Et parmi tous les moyens qui lui vinrent à l'esprit, aucun ne lui sembla plus propice, que celui employé par Napoléon Ier lors de son retour de l'île d'Elbe ; il imagina donc de renouveler à son profit et à ses risques et périls la dangereuse entreprise du débarquement à Cannes, et de tenter l'entrevue historique entre un Napoléon et l'armée française. Depuis lors Louis-Napoléon Bonaparte médita une expédition armée contre le gouvernement de Louis-Philippe.

Il établit sont quartier général dans le joli château d'Arenenberg, situé dans le canton de Thurgovie (Suisse), aux pieds des Alpes, près du beau lac de Constance, où il était venu se fixer avec sa mère, après sa malheureuse expédition des Romagnes et un court séjour en Angleterre.

C'est dans cette retraite solitaire, auprès de sa mère et entouré de quelques amis fidèles que, de 1831 à 1836, les Rêveries politiques. — Les Considérations militaires et politiques sur la Suisse et le Manuel d'artillerie à l'usage des officiers d'artillerie de la République helvétique virent successivement le jour. Sa biographie faite par un ami fut aussi publiée et tirée à un grand nombre d'exemplaires ; il adressa avec affectation son Manuel d'artillerie à un grand nombre d'officiers français, il chercha adroitement à nouer des relations dans l'armée, à se faire des adhérents et à se créer des partisans, tous les moyens de séduction furent mis en œuvre pour cela. Les militaires furent surtout l'objet de ses prévenances et de ses avances, il les rechercha, il leur fit des propositions séduisantes, il leur donna des banquets, il leur parla avec enthousiasme de l'Empire, de ses gloires militaires, de son oncle mort martyr à Sainte-Hélène, il leur dit qu'il fallait le venger, il blâma la politique du gouvernement de Juillet vis-à-vis de l'étranger, il parla du beau rôle que la France est appelée à jouer en Europe quand elle aura un gouvernement digne de la commander. Il utilisa en un mot autant qu'il fut en son pouvoir le prestige qui s'attache toujours à un nom illustre quelque soit d'ailleurs le caractère de celui qui le porte.

Il spécula et fonda des espérances sur tous les mouvements insurrectionnels et sur toutes les tentatives de régicide qui eurent lieu en France, il encouragea secrètement les premiers et prépara même les secondes, et il se tint toujours prêt à en profiter sauf à les désavouer s'ils échouaient.

Lors de l'insurrection d'avril, à Lyon, Louis Bonaparte se rendit à Genève en toute hâte pour en profiter si elle était couronnée de succès. Voici en quels termes la Gazette Universelle suisse rend compte de ce fait :

Les faiseurs radicaux de la Suisse ont tout fait pour persuader au jeune Louis-Napoléon, qu'il était destiné à relever le trône de son oncle. Il était leur idole, ils l'admiraient et l'accablaient de leurs flatteries. C'était sur lui que reposaient leurs espérances de ce bouleversement européen qui, tant de fois tenté, n'a pourtant encore conduit à rien. Lors de la révolte de Lyon en 1834, le jeune prince accompagné de son mentor[1], se rendit avec toute la célérité d'un prétendant qui craint d'arriver trop tard de Thurgovie à Genève. Mais l'affaire manqua, les rebelles furent écrasés, et l'Empereur en herbe se hâta de revenir au château d'Arenenberg le plus modestement possible. Au lieu du trône de la France il dut se contenter d'un brevet de capitaine honoraire d'artillerie bernoise.

 

La tentative de Strasbourg, du 30 Octobre 1836, n'était pas le premier complot ourdi contre le gouvernement de Louis-Philippe par le prétendant impérial.

Un des témoins du procès de Strasbourg M. Gueslin, ancien officier, a déclaré péremptoirement, que le complot existait depuis longtemps et qu'il avait déjà manqué deux fois, précédemment : la première à Strasbourg et la seconde en Suisse. Une lettre de l'accusé de Bruc à Louis Bonaparte, dans laquelle le premier dit qu'il ne faudrait pas échouer une troisième fois, confirme les mêmes faits.

Louis-Napoléon et le parti Bonapartiste ne furent pas non plus étrangers à l'attentat de Fieschi, car si Morey a emporté son secret avec lui dans la tombe, en niant toujours sa participation au complot, il n'en est pas moins avéré que le Corse Fieschi, comme la plupart des insulaires ses compatriotes, était un bonapartiste enthousiaste, il en a du reste donné la preuve devant la cour des pairs en protestant hautement de son admiration et de son dévouement pour l'Empire.

Le Républicain suisse annonçait alors le projet de Louis-Napoléon Bonaparte et de ses complices de faire une pointe sur l'Alsace et une sur Lyon, en cas de réussite de l'attentat du 28 Juillet.

Le procureur général Rossé, dans son réquisitoire et dans le résumé des débats du procès de Strasbourg, établit un rapprochement direct entre le complot de Fieschi et la conspiration napoléonienne d'Arenenberg.

Un horrible crime doit se commettre, dit-il, de sourdes rumeurs que l'on entend toujours à l'approche des catastrophes l'annoncent longtemps d'avance. Il était connu à l'étranger avant qu'il n'éclatât. Louis Bonaparte attendait le moment ; près de lui se trouvaient alors les accusés Persigny et Gricourt, qui prirent une part si active à l'attentat du trente octobre. Mais cette fois encore l'espoir criminel des conjurés fut trompé, la Providence veillait sur les jours du roi.

 

Ces paroles devraient suffire pour prouver la participation du parti bonapartiste à l'attentat de Fieschi. Mais comme jusqu'à ce jour aucun historien n'a encore fait voir les preuves nombreuses et accablantes de la participation du parti bonapartiste au crime de ce misérable bandit corse, qui, non content de s'être rendu coupable d'un horrible guet-apens, a poussé l'infamie jusqu'à vouloir en faire peser la responsabilité sur le parti républicain, nous allons citer ici des faits historiques à l'appui de notre opinion ; et nous espérons démontrer d'une manière irréfutable, que l'affreux attentat du 28 Juillet était l'œuvre des bonapartistes, et que ce ne fut qu'après son insuccès que Louis-Napoléon Bonaparte, qui l'avait préparé, le désavoua, selon son habitude en pareil cas, et se décida à essayer ses tentatives de séduction sur les troupes et à remplacer l'assassinat politique par' les conjurations militaires.

La famille Fieschi, comme la famille Bonaparte, est d'origine italienne, comme celle-ci elle a été s'établir en Corse, il n'y a donc rien que de très naturel dans les opinions bonapartistes qu'a toujours professé l'auteur de la seconde machine infernale. Tout jeune encore, le 15 août 1808, le jour de la fête de l'Empereur, il abandonna le petit village de Remu, canton de Vico, ou il était alors berger, pour s'engager volontairement dans un bataillon toscan au service de la grande-duchesse Elisa Bonaparte ; ainsi c'est au service de la sœur de Napoléon qu'il débuta dans la carrière militaire, plus tard il fut envoyé à Naples et incorporé dans la légion corse, au service de Murat. Pendant la campagne de Russie, dont il faisait partie, il fit la connaissance de M. Gustave de Damas, aide de camp de M. le maréchal duc de Dalmatie. Il était alors sergent dans un régiment commandé par le général Franceschetti, et il se distingua par une action vigoureuse à Polosk, qui lui valut l'admiration de ses chefs et la croix d'honneur. La légion dans laquelle il servait fut ensuite cédée à Murat et Fieschi retourna dans le royaume de Naples, où il se signala par une adresse et une subtilité remarquables, un grand esprit d'intrigue et une grande hardiesse d'exécution ; on avait recours à lui quand il y avait quelques prouesses à faire, ou quelques mèches à éventer. Mais son corps ayant été licencié à la paix, en 1814, il retourna en Corse et entra dans le régiment provincial où il resta jusqu'après les Cent-jours, époque à laquelle ce corps fut dissout. Murat, qui était alors fugitif en Corse, organisa son expédition, contre le royaume des deux Siciles, M. de Damas et le général Franceschetti, les anciens officiers supérieurs de Fieschi, firent partie de cette expédition, dont on connaît le résultat : le double traître Murat reçut enfin le châtiment de ses crimes. Le roi de Naples, moins débonnaire que Louis-Philippe, ne l'a été plus tard avec Louis Bonaparte, le fit fusiller comme un chien, et rendit à la France tous les soldats français qui l'accompagnaient, parmi lesquels se trouvaient, comme nous l'avons dit : MM. de Damas, Franceschetti et Fieschi, qui furent mis en jugement à Draguignan puis acquittés. Le dernier retourna alors une 2me. fois en Corse, auprès de ses parents, mais il se rendit bientôt coupable de vol et de faux, il fut condamné pour ces méfaits à dix ans de réclusion et à l'exposition ; il subit sa peine à la maison de force d'Embrun, où, il devint contre maître de l'atelier des draperies. Il parlait souvent de son attachement à l'Empereur, et se vantait sans cesse des services qu'il avait rendus à la cause impériale[2]. Il se montrait chaud partisan de Napoléon, dont il parlait toujours avec enthousiasme et se prononçait fortement contre la dynastie régnante. Il était à Lyon, après sa libération, quand M. Gustave de Damas, son ancien supérieur l'engagea à se rendre à Paris où il devait aussi aller bientôt ; arrivé dans la capitale la première chose qu'il fit fut d'aller trouver son ancien général et compatriote corse Franceschetti, qui l'aida généreusement de sa bourse et de son appui.

Je réclamai après 1830 du service comme condamné politique, dit Fieschi. Plusieurs personnes me protégèrent sachant que j'étais bonapartiste, car je n'ai jamais été ni carliste ni républicain. Aussi par l'entremise de M. Chauvin, qui avait suivi Napoléon à Sainte-Hélène, Fieschi, qui, comme nous venons de le voir, faisait profession d'un dévouement exalté pour l'Empereur Napoléon, avait été admis, en 1831, comme porteur du journal la Révolution publié sous les auspices de l'ancien chef d'escadron Lenox, il fut alors dénoncé à M. le président du Conseil et à M. le ministre de la guerre, comme facilitant les intelligences que Mrs Damas et Lenox cherchaient à nouer dans les régiments de Paris, afin d'y propager l'esprit d'insurrection et de révolte qui venait de se manifester si malheureusement à Tarascon.

Le Journal la Révolution, dit Fieschi, ne faisait pas de la République, il faisait du napoléonisme, et je le déclare franchement je serais encore dans les rangs des bonapartistes, si le fils de Napoléon vivait.

Ainsi, dès 1831, Fieschi, le fanatique de l'Empereur, participait à des menées bonapartistes, et de plus, dès la même époque, il a été établi par Me. Dupont, l'avocat de Pépin, et par la déposition de M. Caunes ingénieur, que Fieschi parlait déjà d' assassinat et de complot contre la famille royale. On voit que ses projets de conspiration bonapartiste dataient de loin et de longtemps avant qu'il eut fait la connaissance des malheureux ; Morey et Pépin[3], qu'il a entraînés à leur perte.

Puis, tout eu conspirant pour le parti de Napoléon, Fieschi trouvait moyen de se faire recommander à M. Baude par le même M. Gustave de Damas, son ancien protecteur, et devenait mouchard, il fut chargé de surveiller quelques sociétés politiques ; sans doute qu'il tenait en même temps le parti bonapartiste, dont il était l'agent, au courant de ce qui se passait à la préfecture de police. Pour le récompenser de ses services, le préfet de police lui fit obtenir une pension de 40 frs. par mois, à titre de secours comme ancien condamné politique ; mais plus tard, quand M. Baude eut quitté la préfecture de police, on s'aperçut que les certificats, que Fieschi avait fournis pour justifier de sa qualité de victime politique, étaient faux, sa pension lui fut retirée et un mandat d'amener fut lancé contre lui, alors cet honnête bonapartiste entra dans une grande fureur et dit souvent que : s'il arrivait quelques séditions il serait le premier à pénétrer aux Tuileries, pour assassiner le roi et les princes, et partout où il y aurait quelque chose à piller. Tous les défenseurs de l'Idée-napoléonienne sont les mêmes à quelque degré de l'échelle sociale qu'on les prenne, bergers ou princes, ils ne demandent qu'à piller et qu'à assassiner.

Mais Fieschi n'en voulait guère moins à la République qu'à la monarchie de Juillet ; il disait aussi : Je ne connais que la République de l'ancienne Rome. Celle d'ici, en 1789, a été funeste à la France, ce n'est pas la République qui lui convient mais l'Empire, je la repousse de toute mon âme.

Voici encore une déposition de M. Ladvocat, directeur de la manufacture des Gobelins et lieutenant-colonel de la garde-nationale, qui prouve que Fieschi n'était pas républicain mais bonapartiste. Dans les conversations politiques que j'avais avec Fieschi, dit-il, il ne me parlait que d'une seule chose, que d'un homme, de l'Empereur. J'aimais aussi, pour ma part, à m'entretenir de l'Empereur avec Fieschi. Ayant cependant remarqué combien son caractère était ardent, je craignais qu'il ne se mêlât aux mécontents. J'employai à son égard un argument que je croyais capital pour détacher Fieschi des sociétés, je lui dis que l'Empereur n'aimait pas les républicains, que c'était aux républicains que l'Empereur devait sa chute. Ces mots seuls suffirent pour détacher Fieschi de toute espèce d'association secrète. Dans toutes les émeutes il était toujours à mes côtés, je l'ai bien souvent envoyé reconnaître la position de nos ennemis...

Ainsi, comme tous les bonapartistes, Fieschi jouait tous les rôles, il faisait l'espion pour sou opinion, pour le préfet de police et pour la garde-nationale. Il a même essayé, après que M. Baude eut quitté la préfecture de police, de se faire présenter à M. Vivien, afin d'obtenir un emploi avantageux, c'était là une de ses ambitions, il aurait voulu un rôle supérieur dans la police, sauf à la trahir au profit du parti napoléonien corse. Il avait fait la connaissance d'un espion hongrois nommé Krawski, qui servait à la fois la préfecture de police, la préfecture de la Seine, l'ambassade d'Autriche, celle de Sardaigne et les légitimistes, celui-ci lui conseillait d'imiter ce bel exemple, mais Fieschi, qui était le confident de cet espion et de sa maîtresse, fit mieux encore, il parvint à enlever du secrétaire de la prétendue baronne de Krawski, les lettres quelle recevait de son amant, alors en Italie, il en retint des copies qu'il remit à un employé de la préfecture de police pour les faire parvenir à M. Vivien, auquel il aurait bien voulu les montrer lui même des témoignages établissent les efforts infructueux qu'il a faits pour être admis en présence de M. Vivien[4].

Mais il concilie parfaitement ce rôle de voleur et de délateur avec ses opinions bonapartistes, tout cela va ensemble.

J'ai dit que j'étais napoléoniste, dit-il, et je le dis encore, parce que je ne change pas d'opinion, et que je n'en changerai pas jusqu'à la mort.

Voilà quelles étaient les opinions politiques de l'auteur de la machine infernale de 1835, que l'on accusait alors d'être l'agent du parti républicain, on a vu cependant qu'il détestait autant les républicains que le gouvernement de Louis-Philippe. Si Fieschi a été poussé à son crime par une influence politique, c'est certainement par celle qu'exerçait sur lui le parti bonapartiste ; n'était-il pas lié intimement avec des gens très dévoués à ce parti, avec le général Franceschetti, avec MM. Chauvin et Lenox, n'a-t-il pas été accusé d'embauchage bonapartiste dans les régiments de la garnison de Paris pour le compte de ces deux derniers, qui avaient fondé un organe bonapartiste ? n'était-ce pas M. de Damas, son protecteur, ancien soldat tout dévoué à l'Empire, qui habitait la Suisse en même temps que Louis-Napoléon Bonaparte, qui l'avait engagé à aller à Paris ? Fieschi avait toujours conservé des relations avec lui et il voulait même charger M. le prince de Rohan, qui habitait aussi la Suisse, et qui était venu faire un voyage à Paris, en 1835, peu de temps avant l'attentat du 28 Juillet, de remettre une lettre de sa part à M. de Damas.

S'il était besoin d'une nouvelle preuve des sympathies constantes de Fieschi pour le parti bonapartiste et de ses accointances avec ses partisans nous pourrions encore citer quelques phrases de la déposition de M. Caunes, ingénieur qui l'employa pendant longtemps : Fieschi, dit-il, me sembla très infatué napoléoniste, cette opinion était pour lui une sorte de fanatisme. Je trouvai un jour sur ma cheminé un placard sur lequel était le portrait en buste de Napoléon II. Je le pris et je le mis en portefeuille. Le lendemain Fieschi et sa femme s'en aperçurent et me dirent : Vous avez descendu Napoléon II de dessus votre cheminée ?Oui car vous l'aviez mis sans mon aveu. — Après plusieurs entretiens de cette nature Fieschi se tint fort en réserve vis-à-vis de moi.

On voit que les preuves abondent sur les opinions bonapartistes exaltées de Fieschi et que s'il conspirait pour quelqu'un, c'était pour l'héritier de Napoléon, qui était alors Louis-Napoléon Bonaparte.

Comme tous les Corses il était extraordinairement persévérant et dissimulé, il cachait sous de faux semblants de républicanisme ses opinions bonapartistes, et il donnait le change à la justice sur ses véritables complices, par ses accointances avec les républicains qu'il sacrifiait par ses dénonciations, pour sauver les vrais coupables qui l'inspiraient et qui lui fournissaient les moyens d'accomplir son forfait. Cela est si vrai que Me. Dupont, défenseur du malheureux Morey, qui est mort victime des dénonciations de l'infâme Fieschi, disait en terminant son admirable plaidoirie :

Fieschi peut bien avoir un complice qui ressemble à Morey, sans doute ce complice existe, mais Fieschi l'a pris sous sa protection ; c'est probablement un de ses compatriotes.

Or un Corse sacrifie facilement un Français, car il ne le considère pas comme appartenant à la même patrie. Entendez Fieschi ; il méprise les Français : ce sont des hommes légers, indiscrets, sacrifiant leurs secrets aux femmes et au vin ; ils ne sont pas dignes de figurer dans les hautes entreprises ; mais les Corses ont toutes les affections de Fieschi, c'est un Corse qu'il lui faut ; c'est avec lui seul qu'il voudrait conspirer

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Oui ! Fieschi a un complice, un complice qui ressemble à Morey, et qui lui ressemble de cette façon qu'on peut jusqu'à un certain point les prendre l'un pour l'autre. Croyez-vous que le devoir d'un avocat soit achevé quand il a défendu son client à votre barre avec la conviction de son innocence ? Sans doute il est fini, si son client est acquitté ; mais si vous le condamnez, il aura autre chose à faire. Pour mon compte, si vous condamnez Morey, croyez que du moment où je sortirai de cette enceinte, un jour ne se passera pas qui ne soit employé par moi à rechercher le véritable coupable. Eh bien ! après que vous aurez fait tomber la tête de Morey, ne craignez-vous pas que mes recherches fussent suivies de succès, et qu'un jour je vinse jeter à votre audience le nom du coupable .... lorsque Morey serait mort !

 

Eh bien ! les noms de ces coupables, que cherchait Me. Dupont, l'histoire inexorable, à qui rien n'échappe les a trouvés aujourd'hui, elle les apporte au tribunal de l'opinion publique, et elle dit ouvertement à haute voix : les complices de l'assassin Fieschi, sont : le parti bonapartiste et l'auteur de l'Idée-napoléonienne !

Et voici encore d'autres preuves de la vérité de notre opinion : Nous avons déjà vu que le procureur général Rossé, dans le procès de Strasbourg disait à propos de l'attentat de Fieschi : un horrible crime doit se commettre, de sourdes rumeurs que l'on entend toujours à l'approche des catastrophes l'annoncent longtemps d'avance. Il était connu à l'étranger avant qu'il n'éclate. Louis Bonaparte attendait le moment, près de lui se trouvaient alors les accusés Persigny et Gricourt, qui prirent une part si active à l'attentat de Strasbourg, qui pourrait encore douter maintenant que ces trois personnages ne faisaient partie ou n'étaient au courant de la conjuration de Fieschi. Et une preuve de plus, une chose certaine, incontestable, c'est qu'hors de France et surtout en Suisse, à Arenenberg et à côté dans le grand duché de Bade, où Louis Bonaparte avait de nombreux agents, le complot était connu longtemps à l'avance, tout le parti bonapartiste à l'étranger était en permanence, de Rome en Thurgovie, de Thurgovie à Francfort.

Voici comment s'exprimait à cet égard M. de Portalis dans son rapport sur l'affaire Fieschi :

Si nous reportons, dit-il, nos regards hors de la France, tout semblait annoncer, aux approches des Journées de Juillet (1835), que l'on redoutait pour cette époque une grande commotion politique. A Francfort-sur-le-Mein, les autorités municipales ont, le 28 Juillet, appelé l'attention de l'autorité militaire sur certaines rumeurs qui pouvaient plus tard rendre leur concours nécessaire. En Suisse, dans le grand duché de Bade, en Belgique et même à Munich, on s'attendait pour la même époque, à une vaste conflagration, dont le crime du 28 Juillet aurait été le signal....

À Gênes les bruits les plus sinistres avaient cours depuis le commencement de Juillet ; le 24 Juillet on disait ouvertement à la bourse de cette ville que le' roi des Français avait été attaqué . . .

A Rome un ordre du jour de la société de propagande de la Jeune Italie, intercepté par l'autorité publique annonçait que les journées de Juillet verraient tomber le tyran de la France et commencer la régénération de l'Europe, etc.

 

Cette dernière phrase est extraite mot à mot des œuvres de Louis-Napoléon Bonaparte, c'est une de ses formules déclamatoires favorites stéréotypée dans son esprit et dont il fait un grand usage. Le neveu de Napoléon faisait alors partie de la Jeune Italie qui avait un siège important et de nombreux adeptes à Rome, et il n'y a rien d'extraordinaire à ce que cette société ait été informée par lui des projets d'assassinat du roi Louis-Philippe dont il était instruit par ses nombreux émissaires. Il ne négligeait alors aucun moyen pour se préparer des éventualités au trône de France, nous l'avons vu en 1834, lors de l'insurrection de Lyon, se transporter à Genève, sur la frontière française pour se tenir prêt à la franchir dans le cas de la chute du gouvernement. C'est dans le même but qu'il attendait à Arenenberg, en 1835, avec M. M. Fialin dit de Persigny et Gricourt. Mais cette fois encore ses espérances furent trompées. Enfin une dernière preuve des relations qui existaient entre les conspirateurs d'Arenenberg et Fieschi, c'est que ce dernier prit pour avocat. Me. Parquin, le frère du commandant Parquin, l'époux de Mademoiselle Cochelet, la lectrice de l'x-reine Hortense, qui habitait le château de Wolfberg, à cinq minutes de celui d'Arenenberg où demeurait Louis Bonaparte, et qui conspirait alors avec ce dernier contre le roi Louis-Philippe ; nous verrons plus loin ce même commandant Parquin jouer un grand rôle dans l'échauffourée de Strasbourg et son frère, l'avocat de Fieschi, le défendre devant la cour d'assises du Bas-Rhin.

Voilà quel est le faisceau de preuves accablantes qui s'élèvent contre Louis Bonaparte et son parti dans l'attentat horrible de Fieschi, et qui démontrent d'une façon non équivoque leur participation à ce crime, que l'accusation a, comme toujours, mis sur le compte des républicains. Lors de la machine infernale, qui fit explosion sous le Consulat, et qui fut l'œuvre du parti royaliste, on avait aussi accusé les républicains d'en être les auteurs, et un grand nombre d'innocentes victimes furent déportées, à la suite de cet attentat. En 1835 ce furent encore trois républicains, Morey, Pépin et Boireau qui expièrent le crime du parti bonapartiste.

Si le ministère public n'a pas voulu relever, lors du procès de Fieschi, d'une manière plus positive et plus formelle la complicité du parti bonapartiste dans cet affreux guet-apens, c'est que les preuves qu'il a acquises plus tard, lors de l'échauffourée de Strasbourg et qui lui ont ouvert les yeux sur les menées du parti bonapartiste, lui manquaient alors et qu'il ne voulait pas faire rejaillir sur la mémoire de l'Empereur les crimes de ses partisans, et parce que les principaux complices, instigateurs du complot de Fieschi, étaient alors à l'étranger à l'abri de ses atteintes.

Mais, quoiqu'il en soit aujourd'hui, il n'en reste pas moins acquis à l'histoire, ainsi que nous venons de le prouver, que le crime de Fieschi est l'œuvre du parti bonapartiste et de son chef.

C'est après l'insuccès de cet attentat, qu'ils durent tourner d'un autre côté leurs espérances, ainsi que l'a dit M. le procureur général lors du procès de Strasbourg. Et c'est ce que fit Louis Bonaparte : ce fut vers l'armée que se portèrent ses regards : c'est à une révolution militaire qu'il songea. Il se rappela que les gardes prétoriennes, les souvenirs du 18 brumaire et du 20 mars appartiennent à sa famille . . .

Toute fois, un point d'appui lui manquait encore, il lui fallait le concours d'un chef de corps. L'homme nécessaire lui apparut dans la personne d'un colonel d'artillerie en garnison à Strasbourg et connu par l'influence qu'il exerçait sur son régiment.

C'est à Bade, dans un bal, le 29 Juin 1836, que Louis-Napoléon Bonaparte avait donné rendez-vous à cet officier supérieur, le colonel Vaudrey, et qu'il fit sa connaissance. Et le même jour il lui fit des propositions directes, de participer à son entreprise. Le colonel résista d'abord et lui' fit divers objections ; mais Louis Bonaparte lui parla de la gloire de l'Empire ; il lui assura qu'il serait accueilli par une grande partie de l'armée dans laquelle il avait, disait-il, de nombreuses intelligences et dont plusieurs généraux lui étaient tout dévoués et l'avaient assuré de leur concours. Le colonel fut fortement ébranlé par ce langage et par, les promesses brillantes qui lui furent faites, il finit par céder et promit enfin son concours.

Mais Louis Bonaparte, qui craignait toujours que le colonel ne reculât devant les dangers de l'entreprise, lui écrivit une lettre sous le nom de Louise Wernert, qui n'a pas été remise, au colonel, ayant été interceptée par la police et qui a été reconnue pour être toute entière de l'écriture de Louis Bonaparte, et dans laquelle il disait :

Monsieur, je ne vous ai pas écrit depuis que je vous ai quitté, parce qu'au commencement j'attendais une lettre où vous m'auriez donné votre adresse et que depuis le retour de M. P..... j'ai trouvé inutile de multiplier les écritures. Cependant aujourd'hui que vous vous occupez, encore de mon mariage, je ne puis m'empêcher de vous adresser personnellement une phrase d'amitié. Vous devez, assez me connaître pour savoir à quoi vous en tenir sur les sentiments que je vous porte, mais pour moi j'éprouve trop de plaisir à vous les exprimer pour que je garde le silence plus longtemps ; car vous réunissez, Monsieur, à vous seul, tout ce qui peut faire vibrer un cœur passé, présent et à venir. Avant de vous connaître j'errais sans guide certain, semblable au hardi navigateur qui cherchait un nouveau monde, je n'avais, comme lui, que dans ma conscience et mon courage la persuasion de la réussite ; j'avais beaucoup d'espoir et peu de certitude ; mais lorsque je vous ai vu, monsieur, l'horizon m'a paru s'éclaircir, et je me suis écrié : Terre ! terre !

Je crois de mon devoir, dans les circonstances actuelles, où mon mariage dépend de vous, de vous renouveler l'expression de mon amitié et de vous dire que quelle que soit votre décision, cela ne peut influer en rien sur les sentiments que je vous porte. Heureux si je puis un jour vous donner des preuves de ma reconnaissance !

En attendant que je sache si je me marierai ou si je resterai vieille fille, je vous prie de compter toujours sur ma sincère affection. Louise Wernert.

 

On voit combien était vif le désir de Louis Bonaparte de poursuivre son entreprise, combien la participation du colonel lui était précieuse, et quelle importance il y attachait, aussi jugea-t-il utile à ses projets, de le lier plus étroitement encore à la conspiration, au moyen d'une puissante séduction exercée sur lui par une femme, mais laissons parler M. le procureur général qui raconte admirablement ce nouvel artifice :

Malgré les promesses de Vaudrey, dit le procureur général dans son acte d'accusation, on craignait qu'il n'hésitât ; son enjeu était énorme : il s'agissait pour lui de perdre une position brillante, l'honneur assurément, la vie peut-être, et il n'y avait rien qui put même dans l'avenir lui offrir des compensations. Il pouvait réfléchir et se rappeler cette grande vérité : que la trahison est toujours une chose odieuse ; que le succès même ne saurait l'ennoblir et qu'on se sert du soldat qui foule aux pieds ses serments comme d'un instrument qu'on brise dès qu'il a cessé d'être utile.

Mais le colonel Vaudrey était vain et ambitieux, de plus homme de plaisir. Quoique marié à une femme digne de l'estime de tous, et père d'une famille intéressante, il trouvait encore place pour d'autres penchants. Ses mœurs n'étaient surtout, ni de son âge, ni de sa position. On ne viole jamais impunément les lois de la morale ; le mal est prompt à envahir la voie qui, lui est faite dans l'âme humaine ; le mépris de la décence publique aboutit souvent au crime.

Pendant toute sa vie livré à ses passions le colonel Vaudrey offrait, plus qu'un autre, prise à la séduction. C'était chose connue de tous. Louis Bonaparte le savait ; Persigny ne l'ignorait pas. Il ne s'agissait donc que de trouver une femme qui put et voulut compléter l'œuvre qu'avait commencé la vanité et une insatiable ambition.

 

On voit que Louis Napoléon Bonaparte, pour la réalisation de ses projets ne s'adressait pas aux sentiments nobles et généreux : à l'amour de la liberté, du bien, du bon et du beau, mais au contraire, aux passions les plus basses et les plus viles du cœur humain.

Quand il cherchait à se faire un complice, il l'étudiait on le faisait étudier par un de ses confidents, et quand il avait découvert ses côtés faibles, ses défauts et ses vices,, il s'adressait immédiatement à eux, il faisait jouer les plus mauvaises cordes du clavier humain, il spéculait sur l'entraînement des passions honteuses pour assurer son empire.

Tous les moyens de séduction qui sont en son pouvoir, Louis Bonaparte les met en usage. dit le procureur général.

La femme qu'il cherchait fut bientôt découverte, il n'eut qu'à prendre la première venue parmi les nombreuses suivantes qui formaient l'escadron-volant de l'ex-reine Hortense, et qui étaient spécialement consacrées aux plaisirs de son cher fils et de ses complices.

Parmi ces beautés peu sévères, Madame Eléonore Brault, veuve du sieur Gordon-Archer, cantatrice attachée au service de la reine Hortense, dit l'acte d'accusation, se faisait surtout remarquer, et fixa le choix de Louis Bonaparte et de Persigny. Elle était remarquable par les charmes de sa personne ; son esprit était en rapport avec sa beauté : active, intrigante, de mœurs équivoques et sans argent, elle était l'assemblage de toutes les conditions qui, d'un être doué de raison, font souvent un instrument docile. Elle ne resta pas au dessous de la tâche qui lui fut confiée ; une lettre qui lui a été écrite par Vaudrey, et qui a été saisie, prouve qu'elle a essayé sur cet homme tous les moyens qui étaient de nature à agir sur sa volonté ; qu'à l'homme essentiellement vain elle a prodigué la flatterie : qu'au vieux soldat et à l'homme qui l'aimait elle a fait entendre tantôt que reculer après une promesse donnée serait une lâcheté, tantôt qu'elle ne pouvait appartenir qu'à l'homme qui se dévouerait entièrement au succès de l'entreprise.

On comprendra facilement que le colonel Vaudrey, très galant, dut se laisser séduire avec le plus grand plaisir par cette sirène dont les charmes étaient, parait-il, dignes en tous points de l'éloge que M. le procureur général a eu l'amabilité d'en faire.

M. Louis Blanc dans son ouvrage les Révélations historiques, tome 2e page 220, donne quelques détails sur elle dans les termes suivants :

Madame Gordon était une femme très remuante, plus adonnée qu'il ne convenait aux intrigues politiques, mais qui, à de la beauté, joignait beaucoup de chaleur d'âme, une éloquence naturelle, de la persévérance et du courage. Je tenais d'elle que les conspirateurs de Strasbourg ayant besoin d'un vieux soldat dont le nom et le grade puissent faire impression sur la garnison de Strasbourg, elle s'était rendue à Dijon, où se trouvait alors le colonel Vaudrey, et avait combattu ses hésitations avec tant d'empire, qu'elle l'avait entraîné à Strasbourg séance tenante, pour ainsi dire, et sans presque lui laisser le temps de quitter ses pantoufles. La vérité est que le culte de Madame Gordon pour la mémoire de Napoléon était volontairement aveugle, superstitieux, sans bornes ; mais elle ne faisait pas grand cas du parti bonapartiste, qu'elle disait manquer d'hommes intelligents et résolus..... Quand à Louis Bonaparte elle paraissait le priser fort peu ; un jour que je lui demandais, par manière de plaisanterie, si elle l'aimait : Je l'aime politiquement, répondit-elle avec un sourire. Et elle ajouta : A dire vrai il me fait l'effet d'une femme.

Voici maintenant le charmant portrait qu'ont tracé d'elle les journaux de l'époque, lors de sa première comparution sur les bancs de la cour d'assises du Bas-Rhin, et qui pourra donner une idée de sa beauté et de son caractère.

Madame Gordon qui, à son entrée dans la salle, paraissait émue, a bientôt recouvré un calme parfait. On s'aperçoit que, dans le premier moment, elle cherche, en baissant la tête, à éviter les regards qui de toute part sont dirigés sur elle, mais, peu à peu, elle s'enhardit et quelques mouvements de tête qui pourraient paraître empreints de coquetterie, permettent à l'auditoire de voir son visage. Ses traits sont réguliers, ses yeux noirs et vifs ; deux bandeaux de cheveux noirs, soigneusement lissés, se dessinent sur son front élevé et bien fait ; l'ensemble de ses traits est agréable, mais sa physionomie a quelque chose de dur et de trop prononcé. Elle porte un élégant chapeau de satin blanc, une robe de soie noire et un collet de dentelle à larges broderies.

Le colonel Vaudrey avoue avec la plus grande franchise, et même avec une certaine satisfaction d'amour- propre, ses relations avec cette dame, qui remontaient, dit-il, à peu de jours avant son départ pour Bade, où il a vu Louis Bonaparte. Depuis cette époque Madame Gordon s'attacha aux pas du colonel, elle habita quelque temps avec lui dans sa maison de campagne à Dijon, c'est de là qu'elle le conduisit et l'accompagna au rendez-vous que lui avait donné Louis Bonaparte, dans une auberge du Val-d'Enfer, près de Fribourg. Aussi M. le procureur général, profondément courroucé et indigné de cette conduite, fulmina ses anathèmes contre la belle séductrice, et s'écria :

Cette femme, secouant toute pudeur, a partagé le logement de Vaudrey dans ces derniers jours, et, s'attachant plus que jamais à sa personne, elle ne s'est séparée de lui qu'au moment où il était irrésistiblement entraîné vers l'abîme, et où il ne s'agissait plus pour elle que de s'applaudir d'avoir conduit à bonne fin l'œuvre qu'on lui avait confiée.

Mais il paraît que cette charmante personne se multipliait, qu'elle faisait plusieurs heureux à la fois et qu'elle était le lien le plus actif et le plus tendre du complot : elle avait des bontés et des faveurs pour tous les conjurés, c'est du moins ce que dit aussi l'acte d'accusation, qui nous paraît encore mieux informé sur les intrigues galantes des conjurés que sur leurs trames politiques.

A Bade au mois de Juillet elle voit à plusieurs reprises Louis Bonaparte, elle le reçoit chez elle, elle fait des courses avec lui. D'un autre côté ses rapports avec Persigny sont fort intimes.

Quelle précieuse personne ; quelles aimables distractions, quels doux plaisirs et quels services importants elle a prodigués aux conspirateurs. Nous ne comprenons pas pourquoi leur chef, devenu président de la République en 1848, ne l'a pas récompensée d'une façon convenable, et comment il a pu pousser l'ingratitude jusqu'à l'abandonner dans la misère, où elle était alors, et à la laisser mourir à l'hôpital.

Mais il paraît que la reconnaissance n'est pas la vertu principale des prétendants.

Des moyens de séduction d'un autre genre furent tentés par Louis Bonaparte sur des officiers supérieurs de l'armée.

Il envoya un de ses complices, M. de Bruc, auprès du général Exelmans, pair de France, pour lui remettre la lettre suivante, dans laquelle il sollicitait avec instance un rendez-vous :

Arenenberg, le 11 octobre 1836.

Général.

Je profite d'une occasion sûre, pour vous dire combien je serai heureux de pouvoir vous parler. Vos honorables antécédents, votre réputation civile et militaire, me font espérer que, dans une occasion difficile, vous voudrez bien m'aider de vos conseils. Le neveu de l'Empereur s'adresse avec confiance à un vieux militaire, à un vieil ami. Aussi espère-t-il que vous excuserez une démarche qui pourrait paraître intempestive à tout autre qu'à vous général, qui êtes digne de comprendre tout noble sentiment. Le lieutenant colonel de Bruc, qui mérite toute ma confiance veut bien se charger de décider avec vous le lieu où je pourrai vous voir.

En attendant, général, veuillez etc. . . . . .

Napoléon-Louis Bonaparte.

 

Le vieux général, peu flatté, sans doute, d'être jugé digne d'une trahison et d'un parjure, que Louis Bonaparte appelle si spirituellement et si ingénieusement' un noble sentiment, refusa formellement le rendez-vous demandé, et chargea le porteur de la lettre de dire au prince qu'il ferait bien de ne compromettre ni lui ni sa famille. S'il nourrit des projets, dites-lui qu'il s'abuse. Il s'abuse s'il croit qu'il a un parti en France : il y a une grande vénération pour la mémoire de l'Empereur ; mais voilà tout.

Louis Bonaparte avait tenté une démarche semblable au près du général Voirol, commandant la 5me division militaire, dont Strasbourg est le chef-lieu. Voici la lettre qu'il lui écrivit à cet égard :

Bade, le 14 Août 1836.

Général.

Comptant partir bientôt pour retourner en Suisse, je serais désolé de quitter la frontière de France, sans avoir vu un des anciens chefs militaires que j'honore le plus. Je sais bien, général, que les lois et la politique voudraient nous jeter, vous et moi, dans deux camps différents ; mais cela est impossible : un vieux militaire, sera toujours pour moi un ami, de même que mon nom lui rappellera sans cesse sa glorieuse jeunesse.

Général, j'ai le cœur déchiré en ayant depuis un mois la France devant les yeux sans pouvoir y poser le pied. C'est demain la fête de l'Empereur, et je la passerai avec des étrangers. Si vous pouvez me donner un rendez-vous, dans quelques jours, dans les environs de Bade, vous effacerez par votre présence les tristes impressions qui m'oppriment : en vous embrassant, j'oublierai l'ingratitude des hommes et la cruauté du sort. Je vous demande pardon, général, de m'exprimer aussi amicalement envers quelqu'un que je ne connais pas ; mais je sais que votre cœur n'a pas vieilli.

Recevez, général, avec l'expression du bonheur que j'aurais à vous voir, l'assurance de mon estime et de mes sentiments distingués.

Napoléon-Louis Bonaparte.

 

Cette pathétique et tendre lettre, eut encore moins de succès que la précédente.

Au lieu de répondre favorablement le général Voirol alla trouver le préfet, et l'avertit de redoubler de surveillance, ajoutant que le prince avait des émissaires à Strasbourg et qu'un officier avait reçu des propositions.

Mais ces deux insuccès ne découragèrent pas Louis Bonaparte, qui avait engagé avec lui, dans sa conspiration, outre le colonel Vaudrey et Madame Gordon plusieurs autres militaires en activité ou en disponibilité ; parmi lesquels nous citerons d'abord le commandant Parquin ; c'est la reine Hortense elle-même qui s'est, chargée depuis longtemps de le séduire et de se l'attacher en lui faisant épouser, en 1822, sa lectrice Mademoiselle Cochelet. Aussi était-il un des confidents les plus dévoués de Louis Bonaparte ; il avait acheté le château de Wolf berg, qui est à cinq minutes de celui d'Arenenberg, qu'habitait la reine Hortense avec son fils. Mais son dévouement à la famille Bonaparte ne l'empêcha pas de solliciter du service en 1830, et de se faire nommer commandant dans la garde municipale, sans doute afin de mieux trahir le gouvernement qu'il s'engageait à défendre, il ne parut presque jamais dans son corps, et ne revêtit son uniforme qu'une fois ou deux, il avait obtenu l'autorisation d'habiter presque continuellement son château ; cet honnête et consciencieux officier se contentait d'émarger son traitement et de toucher ainsi l'argent du gouvernement qu'il trahissait. Ce qui ne l'empêcha pas, quand on l'interrogea et quand on lui demanda pourquoi il n'avait pas tenu le serment qu'il avait prêté au gouvernement de Louis Philippe, de répondre avec une emphase déplacée, surtout dans la bouche d'un parjure : Il y a trente-trois ans comme citoyen et comme soldat, j'ai prêté serment à Napoléon et à sa dynastie, je ne suis pas comme ce grand diplomate — Talleyrand — qui en a prêté treize. Le jour où le neveu de Napoléon, vint me rappeler celui, que j'avais fait à son oncle, je me suis cru lié et je me dévouai à lui corps et âme. C'est le quatre décembre 1804, que j'ai prêté serment à l'Empereur et à sa dynastie et j'ai dû le tenir.

Singulière moralité que celle du commandant Parquin et de ses pareils : voilà un homme riche, qui vit continuellement à l'étranger dans un beau château, dans le voisinage de la famille de Napoléon, auquel il à voué, dit-il, un culte profond, et conservé une fidélité à toute épreuve. Eh bien, cet homme, dans un intérêt sordide, pour augmenter ses revenus, ou pour mieux préparer ou voiler sa trahison, prend du service sous un gouvernement qu'il veut trahir et lui prête serment. Et quand on lui demande quel est le motif qui l'a fait se parjurer, il n'a pas même conscience de son action déshonorante, il répond avec forfanterie qu'il est resté fidèle à son premier serment. Mais alors pourquoi en avoir fait un second ? Qui l'a obligé à cela ? Si c'est de sa libre volonté qu'il a agit, il doit tenir son serment. Mais ce langage si juste et si naturel est de l'hébreu pour les consciences bonapartistes, perverties et faussées pas les maximes immorales de la doctrine napoléonienne. Ainsi pour ne citer qu'un exemple des funestes effets de ces dernières. Voilà un commandant, un homme soi-disant d'honneur, qui se croit un saint, parce qu'il ne s'est parjuré qu'une fois, tandis qu'un autre misérable, aussi un bonapartiste, Talleyrand, s'est parjuré treize fois. Ô moralité des coquins tu es réellement étonnante !

Voici un autre complice de Louis Bonaparte, M. Laity Armand, âgé de 27 ans, lieutenant au bataillon des pontonniers, en garnison à Strasbourg. Son interrogatoire est tout aussi moral que celui de M. Parquin. Le voici :

Dans l'intérêt et l'honneur de votre patrie, lui demande le président de la cour d'assises de Strasbourg, pouvez-vous dire qui vous a initié au complot ?

Dans l'intérêt de l'honneur, répondit-il, je refuse de le dire.

La réponse vaut la demande. Nous ne comprenons pas ce que l'honneur de la France avait à gagner à savoir qui avait initié au complot M. Laity. Après cela ce dernier ajoute : Le 25 Juillet, on m'apprit les projets du prince, je demandai si ses intentions — c'est sans doute opinions qu'il veut dire — étaient démocratiques et républicaines, — je suis démocrate et républicain — et sur la réponse affirmative qu'on me fit j'acceptai. — Mais vous avez dû reconnaître votre erreur ?Je crois encore que le prince aurait convenu à la France et à l'armée, il y a eu erreur et voilà tout. — Que vous dit le prince ?Il lut ses proclamations. Il avait des larmes dans les yeux : Depuis vingt ans, nous dit-il, on me refuse ma patrie.... Je fis serment de le suivre et je n'ai pu manquer à mon serment, etc. . . . . .

Cet interrogatoire contient dans ses réponses autant d'absurdités que d'immoralités. Mais cela n'a pas empêché le jeune Laity, comme on l'appelait alors, de passer pour un aigle.

M. Laity a jugé à propos de se donner pour démocrate et républicain, sans doute pour attirer davantage l'attention sur lui ; car il ne 'faut pas attacher plus d'importance qu'elle n'en mérite à la déclaration qu'il fit à cet égard. Singulier républicain en effet que celui qui se met au service d'un prétendant pour faire soulever des soldats aux cris de vive l'Empereur, et qui, quand on lui fait observer combien était grande son erreur d'avoir cru que Louis Bonaparte conspirait pour la République, répond qu'il croit encore que le prince aurait convenu à la France et à l'armée. On voit, du reste, qu'il était parfaitement initié aux subtilités jésuitiques du langage napoléonien et très versé sur le distinguo ; comme tous les officiers parjures de l'expédition de Strasbourg il parle de ses serments, et il sait faire une distinction très subtile à propos de celui qu'il a prêté sous les drapeaux, car il prétend avoir prêté serment à la patrie mais non au prince qui la sert mal. Tous ces Messieurs étaient bien dignes d'appartenir à la célèbre école napoléonienne. Ce farouche républicain est aujourd'hui sénateur de l'Empire.

C'est lui qui a été chargé d'organiser le superbe escamotage électoral que l'on a nommé l'annexion de la Savoie. Nous aurons encore occasion de parler de cet illustre démocrate impérial à propos d'un procès qui lui fut intenté deux ans plus tard, en 1838, pour la publication d'une brochure élogieuse de l'échauffourée de Strasbourg.

Un autre des conjurés, M. de Querelles, ex-lieutenant d'infanterie légère, méritait à tous égards de figurer au nombre des complices de Louis-Napoléon Bonaparte.

Renvoyé de son régiment pour dettes, dans une position gênée, il accueillit avec transport les ouvertures qui lui furent faites par Persigny, qui lui promit la croix d'officier de la légion d'honneur et le grade de lieutenant-colonel chef de bataillon des grenadiers à pieds de la garde impériale. Comme tous ses collègues il était dévoré d'une ambition désordonnée, d'un amour effréné des jouissances et du luxe, qui sont ses seuls mobiles, on a trouvé sur lui un carnet auquel il confiait ses pensées les plus intimes. Les voici dans toute leur naïve expression :

Il me faut, disait-il, des croix, des titres, des grades, des cordons . . . .

Nous vivrons bien ; vingt-mille livres de rente nous suffirons. Nous aurons des honneurs, des titres, un chapeau à plumes.... Je serai chef d'escadron, maréchal de camp.

 

Il prétend conquérir tout cela à la pointe de son épée, et à l'aide de trois cents gaillards aux poumons vigoureux, chargés de crier : Vive l'Empereur ! qui lui semblent un moyen infaillible de succès, il veut bien vivre et pour cela vingt mille livres de rente lui suffiront.

Du reste il ne disconvient pas des motifs qui l'ont fait agir ; quand le substitut du procureur du roi les lui reproche, il répond avec le plus grand aplomb : Je ferai observer qu'il faudrait être des anges pour s'exposer aux chances que nous avons bravées pour n'en tirer aucun avantage.

M. de Gricourt, qui fut un des initiateurs de M. de Querelles au complot, est comme lui un homme taré. Voici ce que l'accusation dit de lui :

Né avec des grands goûts de dépense, perdu de mœurs, souvent gêné quoique appartenant à une famille riche, et qui se montre généreuse à son égard, on le voit embrasser avec joie les projets qui offraient en perspective, d'un côté les moyens de satisfaire ses passions, de l'autre le renversement du gouvernement qu'il détestait.

Il appartient au parti légitimiste. Depuis longtemps il a manifesté sa haine pour le gouvernement du roi. Très jeune encore, il y a cinq ans, il a été momentanément arrêté à Quimper ; sur le soupçon d'avoir excité les soldats d'un régiment en garnison dans cette ville à se soulever contre l'autorité royale. Allié à la famille de Beauharnais, des rapports fort intimes existaient entre lui et Louis-Napoléon Bonaparte, il se trouvait à Arenenberg au moment de l'attentat de Fieschi. Depuis cette époque on le vit initié à tous les complots qui se tramèrent successivement. Il fit de concert avec Persigny, des propositions au vicomte de Gueslin, et plus tard il fit a Querelles les premières ouvertures.

 

On voit quel était ce complice de Louis Bonaparte, et que sous le rapport de la moralité il pouvait aller de pair avec les autres.

Louis Bonaparte était fidèle aux doctrines napoléoniennes, qui font appel à tous les partis, en conspirant avec lui ; les légitimistes lui étaient tout aussi bons que les bonapartistes et même que les républicains dans le genre de M. Laity ; peu lui importait les opinions de ses complices et leur moralité, tout ce qu'il exigeait d'eux c'était qu'ils l'aidassent à s'emparer du pouvoir ; il n'était pas plus difficile sur le choix des agents que scrupuleux sur l'emploi des moyens. Les attentats à l'aide de machines infernales, dans le genre de celui de Fieschi, dont on a vu qu'il avait connaissance, et dont il attendait l'issue avec impatience à Arenenberg avec Mrs Persigny et de Gricourt, lui sont aussi bons que les conjurations militaires dans le genre de celle de Strasbourg.

Un autre de ses affidés nommé de Bruc chef d'escadron en disponibilité, est encore un légitimiste, que nous lui avons déjà vu envoyer comme émissaire auprès du général Exelmans. Il méritait toute la confiance de Louis Bonaparte, dit la lettre de ce dernier dont il était porteur ; or cet homme, si digne de la confiance de prince, et qu'il envoyait comme ambassadeur de corruption auprès d'un Pair de France, non seulement ne partageait pas ses opinions politiques, mais encore était comme les autres conjurés, que nous avons déjà cités, un homme sans honneur, sans moralité, un chevalier d'industrie, qui n'était entré dans la conspiration que pour escroquer de l'argent, ainsi que l'établit parfaitement le procureur général, qui dit de lui :

Tous les antécédents de de Bruc, gentilhomme de la chambre de Charles X, le signalent comme appartenant au parti légitimiste : il a été commandant d'un corps de cavalerie dans la Vendée en 1815 ; chef d'escadron lors des événements de 1830, il a été mis en disponibilité sur sa demande ; toutefois on ne saurait donner au divers actes dont ressort sa participation au complot d'autre mobile qu'un intérêt d'argent. Sa position de fortune était embarrassée et il cherchait à pressurer la conspiration. Il était d'ailleurs d'une prudence qui se rencontre rarement avec les habitudes de la vie militaire : il voulait atteindre son but en évitant, autant qu'il était en lui, les chances que pouvait avoir à courir sa personne.

Ainsi, tantôt il met un haut prix à des démarches qu'il n'a point faites, ou au concours de personnes qu'il n'a point vues ; tantôt, pour excuser son défaut d'activité ou son absence à un rendez-vous donné et cependant recevoir sa récompense le cas échéant, il annonce qu'il s'est cassé le bras, et il le porte en écharpe, lorsqu'il est notoire qu'il n'y a jamais eu qu'une écorchure.

Enfin, la veille du jour fixé pour la mise à exécution, lorsque le danger allait commencer et la source du lucre se tarir, il écrit qu'il est d'avis de tout remettre au mois, de Mars, qu'il en écrit au prince et qu'il s'occupe de la confection d'un nouveau plan, qui offre plus de chances de succès.

Dans le domicile de Persigny, on a trouvé, soit que celui-ci n'ait pas eu le temps de faire disparaître, la pièce, soit qu'il ait voulu la conserver dans l'intérêt de sa comptabilité, soit enfin qu'il ait voulu punir l'agent dont peut-être il avait à se plaindre, on a trouvé un écrit de la main de de Bruc. Il est ainsi conçu : J'ai reçu de M. le comte de Persigny la somme de 4.500 fr. que je tiens à sa disposition pour la fin de notre affaire.

Quand on met cette pièce sous les yeux de de Bruc, il nie tout d'abord qu'elle soit de sa main ; puis convaincu par l'évidence, il annonce qu'il est troublé, qu'il désire que son interrogatoire soit remis au lendemain. On obtempère à son désir, il comparaît au jour dit ; il reconnaît alors son écriture, et il cherche à expliquer le contenu du billet - par cette circonstance qu'il aurait médité la conquête de Tripoli, et que Persigny aurait versé entre ses mains, une somme de dix mille francs comme garantie de son concours à l'opération. Les 4.500 francs mentionnés au billet formaient le restant dû de cette somme.

Mais il arriva à de Bruc, ce qui arrive à tout homme qui nie d'abord un fait évident, et ensuite lui donne une explication dont l'invraisemblance frappe tous les regards, c'est que les inductions premières prennent une force nouvelle ; ces inductions la conduite de de Bruc, pendant les trois mois qui ont précédé l'attentat, les change bientôt en certitude. On le rencontre partout : tantôt il se dirige avec Persigny, vers Schaffouse ; tantôt on le retrouve à Aarau, où il voit Louis Bonaparte ; il lui est impossible d'assigner un but à ces voyages, qui ne s'expliquent d'ailleurs ni par sa position de fortune ni par ses anciennes habitudes. Puis on le rencontre à Paris le 20 octobre ; il ne se rend point à son domicile ; il habite un hôtel garni. Il est entouré de mystère, il se cache sous le nom de Bayard ; il est porteur de deux lettres : la première est de Persigny à la femme Gordon ; elle parle, dans les termes les plus formels, du complot ; elle prouve l'initiation de de Bruc... La deuxième lettre est de Louis Bonaparte ; elle est adressée au général Exelmans.

 

De Bruc, comme de Querelles, était perdu de dettes et de réputation, il était obligé de voyager sous un faux nom dans la crainte de ses créanciers. Il déclare lui-même dans son interrogatoire : qu'il porte volontiers le nom de Bayard à cause de ses créanciers. Sa femme, s'était séparée de lui à cause de sa mauvaise conduite.

Tels étaient les complices de Louis Bonaparte, arrêtés à la suite de la tentative de Strasbourg, qui méritaient toute sa confiance. On voit par la courte esquisse que nous avons faite de chacun d'eux, quels étaient ces hommes et les motifs qui les faisaient agir : pas un d'eux n'était mu par un sentiment noble et élevé, par une conviction profonde à laquelle il soit resté fidèle toute sa vie.

Le colonel Vaudrey s'était laissé entraîner dans le complot par ambition, par amour propre froissé, par vanité et par la séduction, peu honorable pour un père de famille et un homme de son âge, qu'exerçait sur lui Madame Gordon.

M. Parquin avait cédé aux mêmes motifs moins le dernier, mais il. avait comme lui indignement violé ses serments envers le gouvernement auquel il avait juré fidélité, et qui le payait.

M. Laity, malgré toutes ses fanfaronnades et l'étalage menteur de ses opinions républicaines n'était qu'un ambitieux vulgaire qui s'était attaché à la fortune de Louis. Bonaparte dans l'espoir d'un avancement rapide.

Messieurs de Querelles, de Gricourt et de Bruc sont trois chevaliers d'industrie, dont deux avaient affiché depuis longtemps des opinions légitimistes, et que l'on serait très étonné de rencontrer dans un complot bonapartiste si on ne s'avait que ces gens là ne conspirent, ainsi qu'ils en ont eux-mêmes fait l'aveu, que pour avoir des places, de l'argent, des titres, des décorations, des chapeaux à plumes et vivre joyeusement.

Quand aux accusés contumaces, nous voyons d'abord parmi eux quatre jeunes lieutenants et un ancien chirurgien des hôpitaux militaires qui se sont laissés séduire par Louis Bonaparte et par le colonel Vaudrey, et qui ont joué un rôle peu important dans le complot, et ensuite M. Jean-Gilbert-Victor Fialin, qui se qualifiait du titre de vicomte de Persigny, et qui était l'agent le plus actif de Louis Bonaparte, et à ce titre il mérite une mention toute particulière, nous allons donc esquisser ici sa biographie, jusqu'à l'acquittement des accusés de Strasbourg.

M. Fialin est né le 11 janvier 1808, à Saint-Germain Lespinasse, département de la Loire. Son père mourut en Espagne en 1812, après avoir dissipé sa fortune, le jeune Jean-Gilbert-Victor, resta à la charge de ses oncles qui obtinrent pour lui, grâce à la protection de M. Chabrol de Volvic, une bourse au collège de Limoges où il fit de mauvaises études.

A sa sortie du collège ne sachant que faire, il s'engagea dans le 3me hussard en 1825, où il devint brigadier, il entra ensuite à l'école de cavalerie de Saumur, d'où il sortit le 12 Octobre 1828, et fut incorporé avec le grade de maréchal des logis au 4me. hussard. Lorsqu'éclata la révolution de Juillet 1830, le sous-officier Fialin était en garnison à Pontivy et faisait partie de l'escadron commandé par le capitaine Kersausie, un des plus braves et des plus dévoués soldats de la république, qui, à la nouvelle de la révolution qui venait d'éclater à Paris, fit insurger son régiment et marcha à son secours. Le capitaine Kersausie et ses hussards étaient déjà arrivés à Rennes, ainsi que M. Fialin, qui avait suivi le mouvement, quand ils reçurent l'ordre du nouveau gouvernement de s'arrêter. Un mois après un inspecteur général fut chargé d'épurer le 4me hussard, et monsieur Fialin, dont le caractère intrigant se dessinait par trop, qui se montrait remuant et mécontent, fut envoyé en congé d'un an. On lui notifia ensuite, au moment où il se disposait à rejoindre son corps, une décision ministérielle, du deux juillet 1831, par laquelle il était incorporé au 3me hussard. Mais hélas ! cette mesure arbitraire causa la plus vive contrariété au futur metteur en scène des équipées de Strasbourg et de Boulogne, car les hussards du 4me régiment, où il était avant, portaient un superbe dolman écarlate pour lequel il professait le plus vif attachement, tandis que ceux du troisième régiment n'avaient qu'un dolman gris-de-fer, qui ne lui plaisait pas du tout, aussi, plutôt que de subir l'humiliation de ce nouvel uniforme, bien moins éclatant que celui qu'il portait avant, il préféra abandonner le service, sollicita et obtint un congé de réforme.

Il vint ensuite battre le pavé de la capitale et y chercher fortune, M. Baude ancien préfet de police le fit alors admettre à la rédaction de journal le Temps, mais son manque absolu de talent le fit reléguer dans une position des plus infime, et sa collaboration se borna à des travaux tout à fait insignifiants, aussi bientôt dégouté de cette nouvelle position il l'abandonna et il partit alors pour l'Allemagne afin, en sa qualité d'ancien élève de l'école de Saumur, d'étudier la question des haras et des remontes de Bade et de Wurtemberg, et à son retour il publia dans un article d'une quinzaine de pages les résultats de ses études hippiques ; mais ce nouveau travail littéraire et scientifique, ne contenant aucun aperçu nouveau, n'étant remarquable ni par la forme ni par le fond, n'eut aucun succès ; et son auteur continua à végéter dans l'obscurité et dans une position des plus précaire. Il chercha bientôt un nouveau champ à exploiter pour sa nullité besogneuse et ambitieuse.

L'école Saint-Simonienne faisait alors grand bruit, M. Fialin, en quête de renommée et cherchant fortune par tous les moyens, devint naturellement un de ses adeptes ; mais le père Enfantin et ses principaux disciples ayant été poursuivis par la justice, le nouveau néophyte les abandonna avant que le coq eut chanté trois fois, et alla chercher fortune en Vendée, abjurant ainsi ses opinions libérales, il se mit au service de Madame la duchesse de Berry et du comte de Chambord, mais hélas ! il ne fut encore pas plus heureux cette fois ; la princesse fut arrêtée et le mouvement étouffé.

Fialin avait fait en Vendée la connaissance de M. de Gricourt, un des insurgés royalistes, qui fut plus tard compromis, ainsi que nous l'avons vu, dans la tentative de Strasbourg, il se lia aussi avec M. Chauvin - Belliard, qui fut le défenseur de M. de Gricourt, devant la cour d'assises du Bas-Rhin. Cet avocat légitimiste avait alors fondé avec M. Lubis la correspondance politique, dans laquelle on avait eu l'idée d'une fusion entre les partis légitimiste et bonapartiste ; ce fut le Courrier de l'Europe qui s'en fit d'abord le propagateur et qui prit ensuite le nom d'Occident français, revue mensuelle destinée à soutenir les prétentions impériales de Louis Bonaparte, sous la direction de M. Fialin, mais qui hélas ! n'eut qu'un seul et unique numéro, n'ayant trouvé ni lecteurs ni abonnés, mais un mauvais plaisant pour consoler M. Fialin, dont la vanité était très froissée de l'insuccès de sa nouvelle publication, lui fit croire que Joseph Bonaparte, ex-roi de Naples et d'Espagne, alors réfugié à Londres, avait été vivement et favorablement impressionné à la lecture de l'Occident français. Le malheureux Jean-Gilbert-Victor, qui se serait à la rigueur facilement passé d'abonnés et de lecteurs s'il avait pu rencontrer un bailleur de fonds pour sa publication, se mit alors dans l'idée qu'il avait trouvé dans le frère aîné de l'Empereur, l'être miraculeux qu'il cherchait vainement depuis si longtemps pour alimenter sa caisse et remplir ses poches, car c'était là le but suprême que poursuivait M. Fialin, le reste lui importait peu, ainsi qu'on l'a vu ; il s'était d'abord fait républicain avec M. Kersausie, puis Orléaniste pour obtenir la protection de M. Baude, il avait aussi sollicité une place dans l'administration des forêts de la couronne, mais ses mauvais antécédents la lui avaient fait refuser, c'est même à la suite de cette déception qu'il devint légitimiste et qu'il conspira en Vendée, avec M. M. de Gricourt et Chauvin Belliard. Sa collaboration au Courrier de l'Europe et la fusion légitimico-bonapartiste venait de lui ouvrir un nouvel horizon, et ce qu'on lui avait dit du comte de Survilliers, c'est ainsi que se faisait appeler alors Joseph Bonaparte, lui faisait espérer une nouvelle veine à exploiter. Il partit donc pour l'Angleterre faisant déjà des rêves dorés sur la réception splendide qui attendait le rédacteur en chef de l' Occident- français, M. le vicomte de Persigny, c'est le titre qu'il jugea utile de prendre alors pour se faire annoncer auprès de l'ex-Majesté, le nom de son père Fialin ne lui paraissant pas convenable, pour le rédacteur en chef d'un journal aussi célèbre que celui qu'il avait eu l'honneur de rédiger, aussi ne doutait-il nullement du résultat magnifique qu'il allait obtenir, il était convaincu d'avance de voir bientôt un Pactole couler dans sa caisse ou plutôt dans ses poches.

Mais quel ne fut pas son douloureux étonnement, quand l'auguste Majesté, en retrait d'emploi par décision de la Sainte-Alliance, lui dit : que s'occupant peu de politique et vivant dans la retraite, elle n'avait pas encore entendu parler du célèbre journal l'Occident-français, ni de son illustre rédacteur en chef, M. le vicomte de Persigny, mais qu'elle était très sensible à l'annonce de cette nouvelle publication napoléonienne qui était pour elle une preuve de plus des sympathies profondes qu'avait laissé la mémoire de l'Empereur ; qu'il regrettait beaucoup que sa position, son âge et sa fortune ne lui permissent pas de contribuer à cette œuvre à laquelle il souhaitait le meilleur succès ainsi qu'à Monsieur le vicomte, son rédacteur en chef, qu'il avait bien l'honneur de saluer. Et sur ce il tourna les talons au pauvre Fialin qui revint à Paris Gros-Jean comme devant et désolé de cette nouvelle mésaventure.

Il se souvint alors que l'Empereur Napoléon avait un neveu, le prince Louis-Napoléon Bonaparte, alors réfugié en Suisse au château d'Arenenberg, dans le canton de Thurgovie, et que ce jeune homme avait déjà publié quelques opuscules politiques, il se les procura, il les lut attentivement et acquit ainsi la conviction profonde, qu'il s'était trompé en s'adressant au comte de Survilliers, que ce vieillard était incapable de le comprendre, que l'homme qu'il cherchait était le prince Louis, que les deux brochures, de lui, Les Rêveries politiques et les Considérations militaires et politiques sur la Suisse, dont il avait pris connaissance dénotaient une imagination vive, un caractère ambitieux et un grand désir de renommée ; que c'étaient là de précieuses qualités pour un prince et des mines inépuisables d'exploitation pour des confidents et des courtisans, il prit dès lors la résolution de se rendre à Arenenberg, il se procura deux lettres de créances pour Louis Bonaparte, que lui donnèrent un ancien général de l'Empire et M. Belmontet, un poète nauséabond de l'ère impériale. Muni de ces recommandations il se présenta au prince Louis, auquel il parla de son ancienne admiration pour son oncle, des sympathies profondes et du dévouement sans bornes pour sa personne qu'avait soulevé en lui la lecture de ses œuvres et des nobles et généreuses idées qu'elles renfermaient ; en un mot il lui tint le langage, du renard à monsieur du corbeau, et il lui lut en suite le fameux et unique numéro de l'Occident français, Louis Bonaparte, qui convoitait sa proie et qui avait besoin d'un agent actif et intrigant, pensa que le hasard pourrait bien lui avoir envoyé un utile auxiliaire dans la personne de M. le vicomte de Persigny, il lui fit donc bon accueil ; et depuis ce jour il l'accepta dans sa domesticité. M. Fialin dit de Persigny devint dès lors son agent de conspiration le plus actif. Voici en quels termes en parle l'acte d'accusation du procès de Strasbourg :

On a signalé le séjour de Persigny à Arenenberg au moment de l'attentat de Fieschi ; les rapports qu'il a eus successivement avec Parquin, Gricourt, de Querelles, de Bruc et la femme Gordon, et les, missions diverses, mais toutes pour l'accomplissement de ses plans, qu'il leur a confiées.

On a également fait connaître que, le 26 Octobre, il se trouvait à Fribourg, au rendez-vous donné à Vaudrey et à la femme Gordon, et que le lendemain il se dirigeait vers l'auberge du Val-d'Enfer, où était descendu Louis Bonaparte. On a dit qu'il avait donné un souper à ce dernier et à plusieurs conjurés, qu'il a passé avec eux la nuit du vingt-neuf au trente . . . . .

 

Mais ce que l'accusation ne dit pas, ce quelle ne savait pas ou ce qu'elle n'a pas voulu savoir ou dire, mais ce que depuis les conjurés eux-mêmes ont révélé, c'est que vers le milieu de 1836, M. Fialin avait établi son quartier général à Nancy, chez la famille légitimiste de Gricourt, et que de là, il correspondait d'un côté avec Paris, où M. de Bruc avait été chargé d'organiser la conjuration dans les hautes régions de l'armée et de recruter des adhérents jusque sur les marches du trône, et de l'autre côté avec Strasbourg, où le colonel Vaudrey s'était chargé de recruter des complices parmi ses subalternes.

Quand la conjuration fut suffisamment ourdie, un rendez-vous général des principaux accusés fut donné à Fribourg en Brisgau pour les derniers jours du mois d'Octobre, mais il échoua par la faute de M. Fialin et de M. de Bruc, ce dernier comme on l'a vu prétexta faussement de s'être cassé le bras, Louis Bonaparte attendit inutilement pendant trois jours les conjurés ; trois généraux qui étaient, dit-on, entrés dans le complot, et dont les noms sont restés inconnus, arrivèrent le 27 Octobre au rendez-vous qui leur avait aussi été donné à Fribourg, mais ils ne trouvèrent personne et partirent furieux.

C'est alors que M. de Bruc écrivit, ainsi qu'on l'a déjà dit, de tout remettre au mois de mars. Mais M. Fialin était pressé par un motif que l'on n'avait pu comprendre alors et qui s'expliqua plus tard, il poussa de toutes ses forces Louis Bonaparte à tenter l'entreprise, et usa de toute son influence sur lui pour lui faire risquer le coup, malgré la défection des notabilités de la conjuration qui s'étaient retirées depuis le rendez-vous manqué de Fribourg.

Voilà quel était le principal confident de Louis-Napoléon Bonaparte, un ex-sous officier besogneux, qui cherchait par tous les moyens à se procurer l'argent nécessaire pour mener joyeuse vie et faire bonne chère, ainsi que la chose à été constatée par l'accusation, d'après les déclarations des maîtres d'hôtels des bords du Rhin, chez lesquels M. de Persigny à logé très souvent pendant près de deux ans, l'illustre vicomte dépensait en moyenne de 40 à 50 frs. par jour.

Nous avons vu aussi qu'il n'avait aucune espèce de conviction politique, qu'il s'était tour à tour fait passer pour républicain, orléaniste, légitimiste, et que ce n'était qu'en désespoir de cause et faute de mieux qu'il s'était fait bonapartiste, tout ce qu'il cherchait, son seul mobile c'était de se créer par l'intrigue et la conspiration une position qu'il ne pouvait espérer conquérir par son travail ou par son talent. M. Fialin dit de Persigny était donc bien fait pour aller de pair avec les autres conspirateurs napoléoniens, surtout avec les de Querelles, de Gricourt et de Bruc dont nous avons aussi esquissé les brillantes qualités négatives.

Ainsi parmi tous les complices de Louis-Napoléon Bonaparte, il ne se trouvait pas un homme de cœur, pas un homme désintéressé, comme on en rencontre ordinairement parmi les défenseurs de toutes les causes politiques, même les plus mauvaises, car la politique comme la religion a ses croyants et ses fanatiques, il était réservé au représentant de l'opinion pourtant la plus populaire alors parmi les vieux soldats de ne rencontrer ou de ne choisir pour conspirer avec lui que des gens sans croyances et sans convictions.

Madame Gordon seule faisait exception sous un certain rapport, sans doute pour mieux confirmer cette règle générale, aussi nous avons déjà vu comment son dévouement fut récompensé.

Maintenant que nous connaissons le personnel de la conjuration de Strasbourg, voyons-le à l'œuvre dans l'action.

Nous allons emprunter une partie de notre récit, pour lui donner un grand cachet d'authenticité, à la relation qu'en a faite le chef de l'entreprise que nous racontons, dans une lettre qu'il écrivit en 1836 à sa mère pendant qu'il partait pour l'Amérique où le gouvernement français le faisait transporter.

J'arrivais, dit-il, le 28 octobre à onze heures du soir à Strasbourg, sans le moindre embarras ma voiture alla à l'hôtel de la fleur, tandis que j'allais loger dans une petite chambre retenue pour moi rue de la Fontaine.

Là je vis le colonel Vaudrey, je lui soumis le plan d'opération que j'avais arrêté, mais le colonel dont les sentiments nobles et généreux méritaient un meilleur sort me dit : Il ne s'agit pas ici d'un conflit en armes[5] ; votre cause est trop française et trop pure pour la souiller en répandant du sang français ; il n'y a qu'un seul moyen d'agir, qui soit digne de vous, parce qu'il évitera toute collision. Lorsque vous serez à la tête de mon régiment, nous marcherons ensemble chez le général Voirol ; un ancien militaire qui ne résistera pas à votre vue et à celle de l'aigle impériale, lorsqu'il saura que la garnison vous suit. J'approuvai ces raisons, et tout fut décidé pour le lendemain matin. On avait retenu une maison dans une rue voisine du quartier d'Austerlitz, où nous devions nous retirer tous pour nous porter de là à cette caserne dès que le régiment d'artillerie serait rassemblé.

Le 29, à onze heures du soir, un de mes amis vint me chercher, rue de la Fontaine pour me conduire au rendez-vous général. Nous traversâmes ensemble toute la ville.

Arrivé à la maison rue des Orphelins, je trouvai mes amis réunis dans deux chambres au rez-de-chaussée. Je les remerciai du dévouement qu'ils montraient à ma cause, et je leur dis que dès ce moment nous partagerions ensemble la bonne ou la mauvaise fortune. Un des officiers apporta une aigle, c'était celle qui avait appartenu au 7e régiment de ligne. L'aigle de Labédoyère ! s'écria-t-on, et chacun de nous la pressa sur son cœur avec la plus vive émotion.... Tous les officiers étaient en grand uniforme, j'avais mis un uniforme d'artillerie et sur ma tête un chapeau d'état-major.

 

Ce passage peut à lui seul donner une idée exacte de la véracité et du caractère de Louis Bonaparte.

L'aigle de Labédoyère dont il parle ici avec tant d'emphase, était une aigle toute neuve, que M. de Querelles avait fait fondre, sur l'ordre de Louis Bonaparte à Nancy, chez les frères Viaux, ainsi que la chose a été démontrée devant la cour d'assises du Bas-Rhin. Si cette scène ridicule a eu lieu que penser de son provocateur qui vient impudemment abuser de la bonne foi et de l'enthousiasme naïf des officiers qui se dévouent à sa cause et qui se sacrifient pour lui. D'un autre côté si elle n'a pas eu lieu, ainsi que nous nous plaisons à le croire, pourquoi Louis Bonaparte la raconte-t-il, après coup, et ment-il ainsi gratuitement dans une lettre adressée à sa mère et destinée à la publicité ? Dans les deux cas n'est-ce pas un acte déloyal.

Quand aux grands uniformes dont les officiers présents à la réunion étaient revêtus, il est bon aussi d'en dire deux mots ; cela donnera une idée de la distribution des rôles faite par le futur empereur et de l'emploi que chacun des personnages présents devait jouer le lendemain.

1°. M. Parquin, commandant dans la garde municipale, était costumé en Maréchal-de-camp, pour remplacer les généraux absents sur lesquels on avait compté.

2°. M. de Querelles, ex-lieutenant d'un régiment d'infanterie légère jugea à propos de se costumer en chef d'escadron.

3°. M. de Gricourt qui n'a jamais été militaire, n'en a pas moins été costumé en officier d'état-major.

4°. M. Fialin, dit le vicomte de Persigny, ex-maréchal des logis, s'est revêtu d'un costume d'officier d'état-major.

5°. Et enfin leur illustre chef, qui dit modestement qu'il avait mis un costume d'artillerie et sur la tête un chapeau était revêtu des pieds à la tête du costume historique de l'Empereur Napoléon, depuis les bottes jusqu'au petit chapeau, sans oublier l'épée et le grand cordon de la légion d'honneur.

Il était bien entendu que si ces messieurs réussissaient, ils conserveraient, les grades et les décorations qu'ils auraient illustrés dans ce jour mémorable.

Louis Napoléon Bonaparte, aussi fort dans l'art de rédiger les documents politiques et les appels à l'insurrection, que dans celui de distribuer les rôles dans les pièces qu'il se proposait de jouer, avait préparé un assortiment complet de proclamations pour son affaire de Strasbourg ; il eut l'honneur d'en lire une, dans la nuit du 29 octobre 1836, devant ses illustres et honorables complices que nous venons dé citer, en présence du colonel Vaudrey et de plusieurs officiers de la garnison de Strasbourg, qu'il était parvenu à séduire, parmi lesquels MM. Armand-François Ruppert et Charles Laity, Michel Gros, Louis Dupenhouat, André de Schaller, tous lieutenants et Jean Barthélémy Lombard, ancien chirurgien des hôpitaux militaires ; nous ignorons si Madame Gordon rehaussait de l'éclat de ses charmes et de sa beauté cette entrevue néfaste, entre le futur empereur et les illustres guerriers qui devaient l'aider le lendemain à franchir le Rubicon, afin de lui conquérir un trône et de le hisser sur le pavois, nous regrettons beaucoup de n'avoir pu éclaircir ce mystère, qui nous l'espérons, sera percé par des historiens plus habiles que nous.

Voici en quels termes l'héritier du grand Napoléon s'exprima devant les nobles chevaliers, les preux chargés de relever le trône impérial :

Messieurs, vous connaissez tous les griefs de la nation envers le gouvernement du neuf Août, mais vous savez aussi qu'aucun parti existant aujourd'hui n'est assez fort pour le renverser, aucun assez puissant pour réunir tous les Français, si l'un deux parvient à s'emparer du pouvoir. Cette faiblesse du gouvernement comme cette faiblesse des partis, vient de ce que chacun ne représente que les intérêts d'une seule classe de la société. Les uns s'appuient sur le clergé et la noblesse, les autres sur l'aristocratie bourgeoise, d'autres enfin sur. les prolétaires seuls.

Dans cet état de chose il n'y a qu'un seul drapeau qui puisse rallier tous les partis, parce qu'il est le drapeau de la France et non celui d'une faction : c'est l'aigle de l'Empire. Sous cette bannière qui rappelle tant de souvenirs glorieux, il n'y a aucune classe expulsée : elle représente les intérêts et les droits de tous. L'Empereur Napoléon tenait son pouvoir du peuple français, quatre fois son autorité reçut la sanction populaire. En 1804 l'hérédité dans la famille de l'Empereur fut reconnue par quatre millions de votes, depuis le peuple n'a plus été consulté.

Comme l'aîné des neveux de Napoléon, je puis donc me considérer comme le représentant de l'élection populaire, je ne dirai pas de l'Empire, parce que, depuis vingt ans, les idées et les besoins de la France ont dû changer ; mais un principe ne peut être annulé par des faits, il ne peut l'être que par un autre principe ; or ce ne sont pas les douze cent mille étrangers de 1815, ce n'est pas la chambre des 221 de 1830, qui peuvent rendre nul le principe de l'élection de 1804.

Le système napoléonien, consiste à faire marcher la civilisation sans discorde et sans excès, à donner l'élan aux idées, tout en développant les intérêts matériels, à raffermir le pouvoir en le rendant respectable, à discipliner les masses d'après leurs facultés intellectuelles, enfin à réunir, autour de l'autel de la patrie, les Français de tous les partis en leur donnant pour mobile l'honneur et la gloire. Remettons leur dis-je le peuple dans ses droits, l'aigle sur nos drapeaux et la stabilité dans nos institutions. Eh quoi ! m'écriai-je enfin, les princes de droit divin trouvent bien des hommes qui meurent pour eux dans le but de rétablir les abus et les privilèges ; et moi dont le nom représente, la gloire, l'honneur et les droits du peuple, mourrai-je donc seul dans l'exil !... Non, m'ont répondu mes braves compagnons d'infortune, vous ne mourrez pas seul : nous mourrons avec vous ou nous vaincrons ensemble pour la cause du peuple Français !

 

Il faut convenir que cette ridicule proclamation était digne en tous points des personnages à qui elle était adressée.

Nous trouvons surtout l'exorde des plus ingénieux, c'est réellement un procédé des plus commode, pour se dispenser de formuler les accusations contre les gens ou les choses qui vous déplaisent, que de dire : Vous connaissez tous les griefs, etc., et d'en conclure qu'il faut détruire le gouvernement sans se donner la peine d'exposer ses raisons. Les motifs qui ont poussé Louis Bonaparte et sa bande à vouloir renverser Louis Philippe ont été depuis suffisamment connus, c'est M. de Querelles, l'un des conspirateurs qui s'est chargé de les révéler en écrivant ainsi que nous l'avons déjà dit, qu'il veut tien vivre, et que pour cela vingt mille livres de rente lui suffisent. Quel modeste défenseur de la cause du peuple français que ce bon M. de Querelles, combien nous admirons son désintéressement, et que nous aurions donc été heureux de voir son maître imiter son bon exemple et se contenter de son traitement de président de la République, qui s'élevait avec les accessoires à plus d'un million, au lieu de se dévouer une troisième fois pour rétablir les droits du peuple afin d'avoir une liste civile de vingt cinq millions, plus quinze modestes millions de revenus des biens de la couronne, ce qui fait un petit total de quarante millions par an.

Comme nous voilà loin des modestes prétentions de M. de Querelles, on conviendra que son maître est un véritable Grand-Cousier à côté de lui, mais cela se comprend le second et un grand prince, tandis que le premier, malgré sa haute noblesse, n'était qu'un simple lieutenant mis en disponibilité pour dettes ; nous devons ajouter, pour être juste, qu'outre ces vingt mille francs de rente, il lui fallait encore des croix, des titres, des grades, des cordons, des honneurs et un chapeau à plumes, sans compter qu'il voulait devenir chef d'escadron et maréchal de camp, il avait même déjà revêtu l'uniforme et les insignes du premier de ces deux grades par précaution.

Voilà les droits du peuple pour lesquels conspiraient M. Louis Bonaparte et ses acolytes, ils n'en ont jamais connus d'autres. Nous avons déjà expliqué que c'était le même sentiment d'ambition et d'intérêt personnel qui poussait tous les conjurés, et nous verrons dans l'avenir que c'est toujours le même misérable mobile qui inspira Louis Bonaparte et tous ses complices.

Les appréciations du neveu du grand homme sur la faiblesse des partis sous la monarchie de Juillet, dont aucun n'est assez fort pour renverser le pouvoir, ni assez puissant pour réunir tous les Français nous paraissent aussi pleines de justesse et d'à-propos, surtout quand nous voyons douze ans plus tard la République renverser la monarchie de Juillet et être acclamée par toute la France avec le plus grand enthousiasme. Qui donc songeait alors à l'aigle impériale ? nous le demandons, qu'on nous cite une seule libre manifestation populaire, nous ne disons pas seulement sous la monarchie constitutionnelle et sous la République, mais encore sous l'Empire, qui ait eu lieu en faveur de cet emblème de sang et de carnage, de conquête et de domination universelle qui, quoique en puisse dire M. Bonaparte, n'a jamais été acclamé que par des prétoriens en débauche, célébrant les saturnales sanglantes du despotisme ou de la conquête, et ne sera jamais l'emblème de la France libre.

Nos pères ont eu l'alouette et le coq gaulois, ces deux charmants oiseaux vivant comme eux dans le labour et le sillon, gais et joyeux, vifs et vigilants : le premier chantant des hymnes à l'aurore et au soleil, et charmant le laboureur, pendant que le second, avec son clairon, sonne les heures du jour et de la nuit, et par son allure fière et sa gaité est l'image de la France.

Mais l'aigle romaine, qui nous rappelle la défaite et la servitude de notre patrie, la vieille Gaule, sous les légions de César, les hontes de la domination romaine, de l'invasion et de l'occupation étrangère de 1814 et de 1815 ; qui, sous le premier et sous le second empire, fut la personnification d'un despotisme abrutissant et déshonorant ; cet oiseau de malheur et de honte, disons-nous, ne sera jamais un emblème national,

Il appartenait à un Corse d'origine italienne, étranger à la France, d'emprunter l'aigle des tyrans du monde, qui tenait dans ses serres les fers dont l'empire romain chargeait l'humanité, qui planait sur l'esclavage universel et les orgies des maîtres de l'univers ; il était digne aussi de son neveu d'aller chercher dans les débris du passé cet enseigne maudit pour le placer sur les drapeaux de ses janissaires et pour vouloir l'imposer à la France asservie. Mais cette image d'un autre âge, cet oiseau de malédiction éclos dans le crime de Brumaire, et dans le sang de Décembre, ne sera jamais pour la. France la personnification de la gloire et de l'honneur, mais l'emblème de la servitude et de la trahison !

Quant au pouvoir que, d'après Louis-Bonaparte, Napoléon tenait du peuple français, et quant aux fameux quatre millions de votes dont il parle si souvent, et qui, selon lui, constituent s'a légitimité à la domination de la France, il est bon d'en faire justice une fois pour toute, et de démontrer que c'est "encore là une de ces phrases banales visant à l'effet, de ces prétentions outrecuidantes dénuées de tout fondement, comme en emploie continuellement l'exploiteur de la légende impériale pour tromper les badauds quand il fait la parade du haut des tréteaux napoléoniens.

Tout le monde connaît les procédés au moyen des quels Napoléon Ier parvint à obtenir les voix dont il est parlé ici, chacun sait qu'il commença par s'emparer de la dictature par le coup d'Etat du 18 brumaire, et que ce ne fut que plus tard, quand il eut concentré tous les pouvoirs dans ses mains, supprimé toutes les libertés, foulé à ses pieds tous les droits du peuple ; quand la désapprobation n'aurait pu être formulée, la presse étant esclave, stipendiée et bâillonnée et les réunions électorales défendues ; quand il ne restait plus aucun moyen aux citoyens d'éclairer l'opinion publique, que le premier consul daigna soumettre à l'approbation des électeurs un fait accompli et qu'il, leur proposa de ratifier par leurs votes les propositions du Tribunat et du Sénat, qui demandaient que le Consulat à vie lui fut décerné. Une partie du peuple docile troupeau, sous la conduite de l'autorité, des agents du pouvoir et de tous les fonctionnaires publics, vint approuver par son vote, sur un registre préparé à cet effet, une décision à laquelle elle était impuissante à s'opposer.

La même comédie ridicule fut répétée, en 1804, pour le rétablissement de l'Empire, Bonaparte commença par se faire offrir par ses valets du Tribunat, du Sénat et du Corps législatif la couronne impériale et, quand elle lui fut décernée, les assemblées primaires furent de nouveau convoquées pour donner leur approbation à cette aliénation de la souveraineté populaire dans les mains d'un seul homme, à cette violation des droits de tout un peuple ; sur près de neuf millions d'électeurs, il n'y eut pas plus de quatre millions de votants, c'est-à-dire moins de la moitié qui subirent l'influence de l'administration et du gouvernement, et qui approuvèrent par leurs signatures, en l'absence de toute liberté, de toute discussion, de toute lumière, de toute garantie d'indépendance, le rétablissement de la monarchie héréditaire de droit divin au profit de la famille Bonaparte. Voilà quelle est la farce indigne, la mystification odieuse, l'usurpation infâme, le crime abominable, que M. Louis Bonaparte appelle l'exercice de la souveraineté populaire. Voilà quelle est l'origine de ces fameux quatre millions de suffrages, qu'il invoque toujours en faveur de ses droits au trône de France, et de sa prétendue légitimité ; cette revendication seule est une injure pour la nation. Quoi, parce qu'il y a un demi siècle le peuple français, après avoir accompli la plus formidable Révolution dont fassent mention les annales de l'humanité, tomba un jour entre les mains d'une bande de prétoriens qui l'enchaînèrent et parvinrent, à force de ruse, d'audace et d'intimidation, à faire accepter leur joug odieux, par la menace et par la force, à un peu plus de trois millions d'électeurs sur une nation de trente millions d'habitants, le prétendu neveu de l'homme qui a accompli ce crime de lèse souveraineté nationale, invoque ce guet-apens infâme comme un droit héréditaire dans sa famille, et il prétend que la France lui appartient.

Mais il n'y a pas dans l'histoire de l'humanité un seul exemple que jamais une nation ait érigé en principe une aussi monstrueuse doctrine, et M. Louis Bonaparte voudrait que la France le fit à son profit. Le fait grossier, la farce politique, le tour de gobelet électoral que nous venons de signaler, il les appelle avec beaucoup d'aplomb un principe qui ne peut être annulé par des faits, qui ne peut l'être que par un autre principe ; et il prétend que ce ne sont pas les douze cent mille étrangers de 1815, que ce n'est pas la chambre des 221 de 1830 qui peuvent rendre nul le principe de l'élection de 1804.

Or, en droit, au point de vue de la raison, à supposer, ce qui n'est pas, que l'élection de 1804 eut été entourée de toutes les garanties désirables de liberté, de lumière, d'impartialité, et que le peuple eut voté en toute conscience, avec connaissance de cause, sans pression aucune et selon sa libre volonté, et qu'il eut approuvé par quatre millions de voix l'établissement de la monarchie héréditaire sous le nom d'Empire, il n'y aurait là qu'un fait et non un principe ; un fait destructeur de la liberté et de la souveraineté populaire qui, de sa nature, est inaliénable, imprescriptible et incessible ; fait purement accidentel, que d'autres faits, tels que les invasions de 1814 et de 1815, et les décisions des 221 députés, en 1830, auraient pu détruire ou annuler.

Mais dans tout cela le droit et les principes ne sont pour rien.

Le peuple seul peut invoquer et réclamer sa souveraineté, mais un prétendant jamais, dès qu'il la réclame il la détruit.

M. Louis Bonaparte, pas plus que son oncle ou que tout autre, ne peut prétendre vouloir régner au nom de la souveraineté du peuple ; car dès que ce dernier aliène sa souveraineté entre les mains d'un président, d'un consul, d'un empereur ou d'un roi, il abdique. Mais cette abdication qui peut exister en fait, par suite d'une foule de circonstances, en droit n'a aucune valeur, et ne peut-être considérée comme un principe ; car le peuple, qui aliène sa souveraineté, n'est plus libre, les individus qui le composent ne sont plus des hommes dignes de ce nom, ce sont des esclaves volontaires, c'est-à-dire de la pire espèce de tous ; et non seulement ils ont abdiqué leur souveraineté, mais encore celle de leurs enfants et des générations futures ; ils ont donné, cédé, perdu ce qui ne leur appartenait pas, le précieux dépôt qui leur avait été confié par leurs prédécesseurs, et qu'ils devaient transmettre à leurs descendants comme un droit sacré. Voilà quel est l'acte coupable que M. Louis Bonaparte appelle dans son langage napoléonien un principe qui ne peut-être détruit que par un autre principe.

Il faut que l'insurgé de Strasbourg prenne le peuple français pour bien naïf, pour ne rien dire de plus, pour oser venir lui dire que, parce qu'il y a trente-deux ans un certain nombre de leurs pères ont commis la faute énorme de se laisser dépouiller de leur souveraineté par un vote contraire au droit et à l'équité ; et parce qu'en aliénant cette souveraineté ils ont compromis celle de leurs enfants, ce dont ils n'avaient pas le droit, lui, M. Louis Bonaparte, vient comme neveu de Napoléon, réclamer le bénéfice de cette faute d'une certaine quantité d'électeurs, et du crime commis par son oncle, qu'il soutient être un droit appartenant à sa famille. De sorte qu'avec ce système par trop commode, toutes les fois qu'un chenapan quelconque disposera d'une force armée et qu'il parviendra à s'imposer à un peuple par la force, à le faire voter en sa faveur par la ruse ou par la violence, au bout de trente ou quarante ans, quand ce voleur de libertés publiques, cet escamoteur de souveraineté populaire aura expié son crime dans quelque bagne ou dans quelque lieu de déportation, sur un rocher désert ou sur un échafaud, messieurs les descendants, en ligne directe ou collatérale de ce malfaiteur, auront le droit de venir dire : mon père, mon aïeul ou mon oncle a été revêtu par vous de la souveraineté, je viens réclamer son héritage, car ceux qui ont depuis régné sur vous ayant négligé de s'approprier le pouvoir par les mêmes moyens que lui, à l'aide de l'escamotage du vote populaire, je vous réclame comme ma propriété, vous êtes à moi, criez vive l'Empereur !

Voilà, quelle est la légitimité des droits de M. Louis Bonaparte, et comment ses réclamations sont fondées.

Mais ce qu'il y a encore de plus fort que tout cela, c'est qu'à supposer que la France soit une propriété inféodée à la famille Bonaparte, et son peuple un troupeau de vil bétail, formant un cheptel humain, un immeuble par destination faisant partie de l'impérial domaine de cette famille corse, ce n'aurait pas été à Louis Bonaparte qu'ils auraient appartenus, mais à Joseph Bonaparte, qui vivait encore en 1836, car les articles 5 et 6, du sénatus-consulte de l'an XII, (18 mai 1804), disent :

Art. 5. A défaut d'héritier naturel et légitime ou d'héritier adoptif de Napoléon Bonaparte, la dignité impériale est dévolue et déférée à Joseph Bonaparte et à ses descendants naturels et légitimes.

Art. 6. A défaut de Joseph Bonaparte et de ses descendants mâles, la dignité impériale est dévolue et déférée à Louis Bonaparte et à ses descendants naturels et légitimes, or, en 1836, Joseph et Louis Bonaparte, oncle et père du héros de Strasbourg vivaient encore, c'était donc au premier que le trône impérial aurait dû appartenir et M. Louis-Napoléon Bonaparte n'y avait aucun droit, même au point du vue du sénatus-consulte qu'il invoquait.

 

Quand au fameux système napoléonien, dont il est parlé dans le discours de Louis-Napoléon Bonaparte adressé aux insurgés de Strasbourg, c'est un faible résumé de l'Idée-napoléonienne, et nous avons déjà vu dans le volume précédent comment cette dernière entend faire marcher la civilisation, donner l'élan aux idées, rendre le pouvoir respectable, discipliner les masses, etc., etc. ; et nous savons ce que valent maintenant ces ritournelles napoléoniennes, nous ne reviendrons donc pas sur toutes ces fameuses mystifications, que nous avons malheureusement pu trop apprécier depuis bientôt quinze ans que l'Empire les a mises en pratique.

On sait ce que veut dire remettre le peuple dans ses droits et que cela équivaut à lui confisquer toutes ses libertés et sa souveraineté sous prétexte de suffrage universel, qui, sous l'Empire, signifie aliéner la souveraineté nationale dans les mains d'un despote et de sa famille, restaurer le principe d'hérédité de la monarchie, et avoir la faculté ridicule, le droit dérisoire de nommer tous les six ans au Corps législatif les candidats du gouvernement présentés et patronnés par l'administration.

Remettre l'aigle sur les drapeaux signifiait sans doute dans la pensée de Louis Bonaparte, recommencer, pour assurer sa domination en Europe, l'épopée guerrière de l'Empire, ses folles entreprises militaires, qui ont produit, après avoir fait verser des flots de sang et dépenser inutilement des monceaux d'or, la dépopulation et la ruine de la France et de l'Europe. Mais malgré toute sa bonne volonté le second Empire n'a pas encore pu, n'a pas encore osé, après une durée plus longue que celle du premier, réaliser ses vastes projets européens.

Le grand vainqueur de Satori

Est resté coi, dedans ses veines,

Le sang du Corse est refroidi.

La finale de son dithyrambe est surtout admirable : Eh quoi, s'écrie-t-il enfin, les princes de droit divin trouvent bien des hommes qui meurent pour eux dans le but de rétablir les abus et les privilèges ; et moi dont le nom représente la gloire, l'honneur et les droits du peuple mourrai-je donc seul dans l'exil !.....

Quel étrange abus des mots Louis-Napoléon Bonaparte faisait encore ici avec intention et préméditation pour tromper le public, car il n'ignorait pas que l'Empire était la restauration de tous les abus de tous les privilèges de la monarchie de droit divin, depuis l'hérédité et la confiscation de toutes les libertés, jusqu'au rétablissement de la noblesse, de l'étiquette, de la cour, des prisons d'Etat, des transportations sans jugement, de la guillotine en matière politique, des privilèges du clergé, qui n'ont jamais été aussi grands que depuis l'Empire, et jusqu'à la restauration du règne du bon plaisir ; car voilà ce qu'a fait Louis-Napoléon Bonaparte depuis la restauration de l'Empire et comment son nom représente la gloire, l'honneur et les droits du peuple. Le plus grand bonheur qui eut certainement pu arriver à la France, c'eut-été qu'il fut mort en exil, elle n'eut pas alors eu à supporter toutes les violences, toutes les hontes et toutes les horreurs du Deux Décembre 1851, ni toutes les guerres inutiles, les expéditions aventureuses et ruineuses du second Empire.

Après avoir prononcé le beau discours que nous venons de citer et d'analyser, Louis-Napoléon Bonaparte acheva de prendre les dispositions nécessaires pour la grande entreprise qu'il préparait pour le lendemain ; nous ne pouvons mieux en rendre compte qu'en reproduisant ici le récit qu'en a fait notre héros, dans la lettre qu'il écrivit à sa mère au sujet de sa tentative de Strasbourg :

La nuit nous parut bien longue, dit-il, je la passais à écrire mes proclamations, que je n'avais pas voulu faire imprimer d'avance, de peur d'indiscrétion. Il était convenu que nous resterions dans cette maison jusqu'à ce que le colonel me fit prévenir de me rendre à la caserne. Nous comptions les heures, les minutes, les secondes. Six heures du matin étaient le moment indiqué. Qu'il est difficile d'exprimer ce qu'on éprouve dans de semblables circonstances ! Dans une seconde on vit plus que dans dix années ; car vivre, c'est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-même, qui nous donnent le sentiment de notre existence ; et, dans ces moments critiques, nos facultés, nos organes, nos sens exaltés au plus haut degré sont concentrés sur un seul point : c'est l'heure qui doit décider de toute notre destinée. On est fort quand ont peut se dire : Demain je serai le libérateur de ma patrie ou je serai mort. On est bien à plaindre lorsque les circonstances ont été telles qu'on n'a pu être ni l'un ni l'autre.

 

Cette citation peut donner une idée du peu de valeur et de sérieux qu'ont les écrits de Louis-Napoléon Bonaparte, et. de l'exagération emphatique à laquelle il se livre toujours dans le but d'en imposer aux esprits superficiels.

A lire le passage qui précède on dirait que la France était en 1836, sur le point d'être victime de quelques calamités politiques ou sociales, qu'elle était sur le bord d'un abîme, qu'elle touchait à sa perte et que, comme Mucius Scævola ou Horatius Coclès, Louis-Bonaparte allait se sacrifier pour le salut commun. Or, pour qui connaît quelle était alors la situation de la France sous Louis-Philippe, une pareille prétention est plus que ridicule, car il n'y avait alors, comme on dit au palais, nullement péril en la demeure, et la preuve c'est que la prétendue tentative de délivrance de Louis-Napoléon Bonaparte à Strasbourg a échoué et que la France ne s'en est pas plus mal portée pour cela, bien au contraire ; car l'Empire l'aurait certainement exposée, s'il eut triomphé, à de bien plus grands périls que ceux imaginaires que la monarchie pacifique et prudente établie en 1830 lui faisait courir.

Mais il est toujours nécessaire pour un prétendant de voiler ses projets d'ambition personnelle sous les apparences d'un grand dévouement pour la chose publique, c'est ce que Louis-Napoléon Bonaparte a fait ici d'une façon des plus maladroites, car personne, pas même ses partisans, les plus dévoués et les plus infatués de l'idée impériale, ne l'ont pris, en 1836, pour le libérateur de la France. Quand aux dangers de mort, dont il parle, il savait bien qu'ils n'étaient pas bien grands et que le roi Louis-Philippe n'imiterait pas le crime dont son oncle s'est rendu coupable envers le prince de Condé, et qu'il ne le ferait pas fusiller dans les fossés de la citadelle de Strasbourg.

Mais continuons notre intéressante citation.

Malgré mes précautions, le bruit que devaient faire[6] un certain nombre de personne, réunies éveilla les propriétaires du premier étage ; nous les entendîmes se lever et ouvrir les fenêtres. Il était cinq heures : nous redoublâmes de prudence, et ils se rendormirent.

Enfin six heures sonnèrent ! Jamais les sons d'une horloge ne retentirent si violemment dans mon cœur ; mais, un instant après, la trompette du quartier d'Austerlitz vint encore en accélérer les battements. Le grand moment approchait. Un tumulte assez fort se fit aussitôt entendre dans la rue ; des soldats passaient en criant, des cavaliers couraient au grand galop devant nos fenêtres. J'envoyai un officier s'informer de la cause de ce bruit : Etait-ce l'état-major de la place qui était déjà informé de nos projets ? avions-nous été découverts ? Il revint bientôt me dire que le bruit provenait des soldats que le colonel envoyait prendre leurs chevaux qui étaient hors du quartier[7].

Quelques minutes s'écoulèrent encore, et l'on vint me prévenir que le colonel m'attendait. Plein d'espoir je me précipite dans le rue ; M. Parquin en uniforme de général de brigade, un chef de bataillon portant l'aigle en main, sont à mes côtés, douze officiers environ me suivent.

Le trajet est court ; il fut bientôt franchi. Le régiment était rangé en bataille dans la cour du quartier, en dedans des grilles ; sur la pelouse stationnaient quarante canonniers à cheval.

 

Le colonel Vaudrey était seul au milieu de la cour, je me dirigeai vers lui. Aussitôt le colonel dont la belle figure et la taille avaient, dans le moment, quelque chose de sublime, tira son épée et s'écrira : Soldats du 4me régiment d'artillerie ! Une grande révolution s'accomplit en ce moment ; vous voyez ici devant vous, le neveu de l'Empereur Napoléon ; il vient pour reconquérir les droits du peuple ; le peuple et l'armée peuvent compter sur lui. C'est autour de lui que doit venir se grouper tout ce qui aime la gloire et la liberté de la France. Soldats ! vous sentirez comme votre chef, toute la grandeur de l'entreprise que vous allez tenter, toute la sainteté de la cause que vous allez défendre. Soldats ! le neveu de l'Empereur Napoléon peut-il compter sur vous ?

Cette allocution chaleureuse, prononcée d'une vois vibrante par le colonel Vaudrey, d'une belle figure et d'une taille élevée, excita un grand enthousiasme parmi les artilleurs à qui il avait été fait, par précaution et pour stimuler leur zèle une distribution de quarante francs par batterie, plus deux cents francs aux sous-officiers.

Alors profitant de ces bonnes dispositions, le neveu de l'Empereur que nous avons vu se rendre à la caserne d'Austerlitz entouré d'un état-major improvisé pour la circonstance, s'avança d'un air gauche sur le front du régiment : c'était un jeune homme, d'apparence timide, aux cheveux châtains, aux yeux bleus éteints, au nez proéminent, aux moustaches en crocs, aux jambes courtes, à la taille courbée sous le poids de son uniforme, à la démarche embarrassée, à l'allure hésitante, revêtu des pieds à la tête du costume historique de Napoléon Ier, y compris le grand cordon de la légion d'honneur, ayant au côté une contrefaçon de l'épée d'Austerlitz et de Marengo, des bottes à l'écuyère, et le petit chapeau sur la tête. Il tira de sa poche un morceau de papier, il en lut le contenu d'une voix lente, avec de grandes difficultés et un accent étranger très prononcé.

Résolu à vaincre ou à mourir pour la cause du peuple français, dit-il, c'est à vous les premiers que j'ai voulu me présenter, parce qu'entre vous et moi il existe de grands souvenirs ; c'est dans votre régiment que l'Empereur. Napoléon, mon oncle servit comme capitaine ; c'est avec vous qu'il s'est illustré au siège de Toulon, et c'est encore votre brave régiment qui lui ouvrit les portes de Grenoble au retour de l'île d'Elbe. Soldats ! de nouvelles destinées vous sont réservées. A vous la gloire de commencer une grande entreprise ! à vous l'honneur de saluer les premiers l'aigle d'Austerlitz et de Wagram ![8]

Puis saisissant l'aigle que portait M. de Querelles déguisé en chef de bataillon, l'Empereur en expectative, la présenta aux artilleurs en ajoutant : Soldats ! Voici le symbole de la gloire française, destiné aussi à devenir l'emblème de la liberté. Pendant quinze ans il a conduit nos pères à la victoire, il a brillé sur tous les champs de bataille, il a traversé toutes les capitales de l'Europe. Soldats ! ne vous rallierez-vous pas à ce noble étendard que je confie à votre honneur et à votre' courage ? ne marcherez-vous pas avec moi contre les traîtres et contre les oppresseurs de la patrie, au cri de : Vive la France ! Vive la liberté !

Cette harangue militaire peint admirablement le caractère de l'entreprise bonapartiste et celui de son auteur. Comme on le voit elle roule presque toute entière sur la fameuse aigle impériale d'Austerlitz et de Wagram, qui venait d'être fondue à Nancy chez MM. Viaux, sur l'ordre du faux chef d'état-major qui en était porteur ; c'est ce fétiche ridicule qui fournit au neveu du grand capitaine ses plus beaux morceaux d'éloquence de caserne, ses effets oratoires les plus pathétiques, Louis Bonaparte, comme son oncle, est persuadé que c'est avec des hochets que l'on mène les hommes, aussi ne fait-il pas appel aux passions généreuses, aux nobles mobiles du cœur humain, mais aux superstitions, aux préjugés grossiers, aux instincts dangereux de gloire militaire, de conquête et de domination. Il ne parle du peuple que pour mémoire, dans une phrase banale et pleine de fanfaronnade ridicule, quand il dit : Résolu à vaincre ou à mourir pour la cause du peuple français . . . . Nous verrons tout à l'heure ce qu'il faut penser de sa fameuse résolution de vaincre ou de mourir, quand à la cause du peuple français, on ignorerait ce qu'il entendait alors par ces termes vagues,. s'il ne nous avait appris depuis la véritable valeur de cette phrase, qui a toujours signifié : qu'il était décidé à tout risquer pour satisfaire sa manie impériale et pour assouvir son ambition. Nous ne parlons pas de la valeur de son cri de : Vive la liberté ! Tout le monde sait aujourd'hui quel est le genre de liberté qu'il a donné à la France.

Mais, soit pour justifier sa confiance dans les hochets et dans le fétichisme ou plutôt à cause de l'influence que leur colonel exerçait sur eux, et pour témoigner leur reconnaissance pour l'argent qui leur avait été distribué et les grades qui leur avaient été promis, les soldats accueillirent son discours par des cris nombreux de : Vive l'Empereur ! Vive Napoléon !

Encouragé par ce bon accueil, au début de son entreprise, Louis Bonaparte se dirigea alors avec sa troupe vers le demeure du lieutenant général de division Voirol dans l'espérance d'entraîner cet officier supérieur. Mais laissons raconter cette nouvelle tentative à notre héros et continuons la citation de la lettre qu'il adressa à sa mère, peu de temps après sa tentative, pendant son voyage forcé en Amérique.

Nous nous mîmes alors en marche, dit-il, musique en tête, la joie et l'espérance brillaient sur tous les visages. Le plan était de courir chez le général, de lui mettre, non le pistolet sur la gorge, mais l'aigle devant les yeux, pour l'entraîner[9].

Il fallait pour me rendre chez lui traverser toute la ville. Chemin faisant je dus envoyer un officier avec un peloton chez l'imprimeur pour publier mes proclamations ; un autre chez le préfet pour l'arrêter ; enfin six reçurent des missions particulières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Arrivé à la cour de l'hôtel du général, je monte, suivi de MM. Vaudrey, Parquin et de deux officiers. Le général n'était pas encore habillé, je lui dis : — Général, je viens vers vous en ami ; je serais désolé de relever notre vieux drapeau tricolore sans un brave militaire comme vous : la garnison est pour moi, décidez-vous et suivez-moi.

On lui montra l'aigle[10] ; il la repoussa en disant : Prince on vous a trompé ; l'armée connaît ses devoirs et je vais à l'instant vous le prouver.

Alors je m'éloignai, et donnai l'ordre de laisser un piquet pour le garder..... Plus tard le général parvint à s'échapper de son hôtel par une porte dérobée.

 

Le général Voirol et l'acte d'accusation ne racontent pas tout à fait de même, l'entrevue de cet officier avec le futur Empereur, voici la version officielle :

.......... D'autres insurgés se présentèrent chez le général Voirol, commandant de la division militaire. Il était encore au lit, un de ses domestiques eut à peine le temps de l'avertir qu'une insurrection venait d'éclater dans la garnison et que des soldats avaient envahi son hôtel. Le général eut cependant le temps de s'habiller avant que les insurgés fussent en sa présence. Quand ceux-ci se présentèrent ils trouvèrent le général prêt à les recevoir. Le prince Louis-Napoléon paraissait être à la tête du détachement, bien qu'il fut accompagné du colonel Vaudrey et de M. Parquin. Il s'avança les bras ouverts, sur le général, comme pour l'embrasser : Laissez-moi, s'écria le général, je ne vous connais pas. Et il représenta aux conjurés ce que leur démarche et leur tentative avait de répréhensible à ses yeux : Allons général, lui dit le prince, vous qui avez connu l'Empereur, mon oncle, qui avez servi sous ses ordres, vous ne pouvez pas me repousser ; songez que la France m'attend avec impatience.

On vous abuse étrangement, si on vous dit cela, monsieur, répondit sévèrement le général. Puis s'adressant. au colonel Vaudrey, il lui exprima son douloureux étonnement de le voir engagé dans une pareille entreprise.

Votre conduite, ajouta-t-il, témoigne d'une grande ingratitude à mon égard, moi qui avais tant de confiance en vous, qui vous ai toujours accueilli avec affection.

Vous me jugez mal mon général, répliqua le colonel Vaudrey ; c'est précisément mon affection pour votre personne qui me détermine à la démarche que je fais en ce moment, je veux vous sauver. Sachez que toute la garnison est engagée dans l'insurrection, et que toute résistance de votre part serait inutile et vous perdrait. — Non, reprit le général, vous ne m'abuserez pas par de semblables assurances ; la garnison fera son devoir, j'en suis sûr, et vous ne tarderez pas à être convaincu de votre isolement.

Pendant ce colloque animé, trois officiers d'artillerie et un officier d'état major, parvinrent à se faire jour jusqu'auprès du général, et après une lutte de quelques instants, le général, et les officiers qui l'avaient rejoint réussirent à se dégager.

 

Ce récit le plus vraisemblable est celui qui a été confirmé devant le tribunal par les dépositions de nombreux témoins, mais nous trouvons que celui qu'en donne le 'chef du complot, ne manque pas non plus de charme et d'originalité. L'aigle dorée fabriquée par MM. Viaux frères, et Cie, à Nancy, fait un aussi bel effet que l'accolade fraternelle, si pleine de grâce, que le tendre Louis voulait donner au général Voirol, et que celui-ci eut là cruauté de repousser.

Cet accueil peu sympathique causa une impression des plus pénible sur le prétendant impérial, ainsi qu'il le raconte, lui-même, dans la même lettre à sa mère dont nous avons déjà cité une partie :

Lorsque je sortis de chez le général, dit-il, je fus accueilli par les mêmes acclamations de : Vive l'empereur !!! Mais déjà ce premier échec m'avait vivement affecté ; je n'y étais pas préparé, convaincu que la seule vue de l'aigle[11] devait réveiller chez le général de vieux souvenirs de gloire et l'entraîner ...

Après cette cruelle déception les conjurés se remirent en marche et se dirigèrent sur la caserne de la Finckmatt, où était logé le 46e de ligne, qu'ils pensaient pouvoir facilement entraîner dans le complot.

Louis Bonaparte arriva dans la caserne en face, non pas d'un régiment déjà gagné par son colonel, comme le 4e d'artillerie, mais d'une troupe de soldats prise à l'improviste, et à laquelle on annonça tout à coup qu'elle avait devant elle le neveu du grand homme, Napoléon II, il dépendait certainement de lui de gagner la partie, et d'entraîner les militaires par son éloquence, son audace, son courage et la séduction de sa personne ou de son nom.

Les soldats du 46e de ligne apprirent ainsi qu'ils avaient devant eux le successeur de Napoléon Ier ; ils s'imaginèrent tout d'abord qu'ils devaient voir un héros, un Empereur brillant, sympathique, éblouissant, une sorte de demi-dieu, ainsi que la légende représente Napoléon Ier dans son apothéose. Mais quand au lieu de la vision glorieuse de leurs rêves, ils virent de bout, dans le costume légendaire du héros d'Arcole et des pyramides, un jeune homme ayant l'air fatigué d'un ouvrier épuisé par les longues heures d'un travail monotone et absorbant, qui ploie à la fois l'âme et. le corps, dont le teint livide, les yeux morts, l'air embarrassé, la démarche mal assurée, les idées lentes, la parole traînante, l'élocution difficile, l'accent étranger étaient plutôt faits pour inspirer la répulsion que la sympathie ; dont pas un trait, pas un geste, pas un air ne rappelaient la physionomie et les allures du grand empereur ; quand ils contemplèrent en plein jour, au milieu de la cour de leur caserne, cette pénible exhibition, cette grotesque contrefaçon impériale ; quand ils entendirent le prétendu héritier du héros d'Austerlitz dire à un vieux soldat, le sergent André Regulus Debarre : Je suis le fils de l'Empereur. Et qu'ils virent celui-ci lui répondre avec beaucoup d'à-propos : Allons donc farceur, tu me prends pour bien bête, il y a longtemps que le fils de l'Empereur est mort. Vous n'êtes qu'un mannequin déguisé[12]. Tout le bon effet, tout le succès, qu'avait d'abord obtenu le colonel Vaudrey, furent détruits, un doute funeste envahit aussitôt l'esprit des soldats, et même les artilleurs, jusqu'alors si dévoués furent, ébranlés.

Et pour comble de malheur le prestige de la mise en scène si savamment exécutée par Louis Napoléon s'évanouit comme par enchantement quand, le colonel du régiment, M. Taillandier, informé de ce qui se passait, arriva tout à coup dans la cour de la caserne ; quand il fit fermer les grilles, et que, furieux courroucé, colère, méprisant et dédaigneux, il marcha droit vers l'empereur improvisé et son état major impérial, qu'il apostropha avec une véhémente indignation ; et quand, les désignant d'un air de mépris, à ses soldats, il leur ordonna de les arrêter.

A cette apparition subite, brusque, intempestive, à laquelle il devait s'attendre et qu'il aurait dû prévoir et déjouer, le malheureux empereur en herbe fut tout à fait décontenancé, atterré, frappé de stupéfaction. Il chercha à fuir le regard et les reproches du terrible colonel, il se sauva au plus vite et se réfugia au fond de la cour entre les chevaux et le mur, sans essayer de résister plus longtemps ; il abandonna ainsi lâchement son brillant état-major et tous les malheureux officiers qui s'étaient dévoués pour lui. Ceux-ci, malgré la fuite de leur chef, essayèrent encore de lutter, mais inutilement, la conduite du futur empereur avait tout perdu, ils furent successivement arrêtés. Le colonel Vaudrey, le plus compromis, se défendit jusqu'à la dernière extrémité, et ne se rendit que quand il vit qu'il n'y avait plus une seule chance de salut ; mais il ne se laissa désarmer que dans une chambre de la caserne où il avait été conduit.

Avant ce moment là, le colonel furieux infligea au futur empereur, fait prisonnier, le plus sanglant des outrages, le plus honteux des affronts ; devant toute la garnison, il lui arracha, violemment et de ses propres mains, tous les faux insignes dont il s'était paré, ses épaulettes, ses décorations, et jusqu'au grand cordon de la légion d'honneur, dont la croix brillait à son cou, et il foula outrageusement le tout aux pieds. Cependant, parmi tous les ornements dont le prétendant impérial était orné, il y avait une épée, mais, au lieu de s'en servir, il se la laissa publiquement arracher et briser devant lui, sans avoir même le courage d'en porter un seul coup pour punir les outrages déshonorants qu'on lui infligeait et pour venger son honneur, tant il était atterré et pétrifié par la peur.

Après avoir été dépouillé de cette façon ignominieuse, il fut traîné en prison et enfermé auprès de plusieurs de ses partisans à qui les soldats avaient fait subir le même châtiment honteux[13].

Le commandant Parquin avait aussi éprouvé le même sort.

On m'amena le commandant Parquin sans chapeau, en habit de général, dit le colonel Taillandier, dans sa déposition devant la cour d'assises du Bas-Rhin, vous ne devez pas porter les épaulettes de général, lui dis-je ; alors on lui arracha une de ses épaulettes, je lui arrachais l'autre, et je donnais l'ordre qu'il fut conduit au corps de garde.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il ne restait plus que le colonel Vaudrey, et ce n'était pas le moins difficile à arrêter parce que ses canonniers le défendaient avec acharnement. Rendez-vous, lui dis-je, en lui mettant la main sur le collet, rendez-vous ou vous êtes mort. — Non je ne me rends pas. — Alors une idée me vint, je fis faire silence autour de moi et je dis au colonel : vous ne pourriez échapper maintenant, on croit dans la ville que ce mouvement à été tenté en faveur de Charles X et on est furieux contre vous. — Que le colonel me crut ou ne me crut pas il se rendit alors, et renvoya ses canonniers[14].

On le conduisit ensuite dans ma chambre, dit le sous-lieutenant Pleigier, et sur les premières marches de l'escalier il remit son sabre dans le fourreau, c'est dans ma chambre qu'il fut désarmé.

 

Comme on le voit, le colonel Vaudrey ne subit pas la dégradation honteuse qui fut infligée à Louis-Napoléon Bonaparte et à ses autres complices. C'est qu'aussi il était le seul parmi eux qui fit preuve de courage et qui portait des insignes et des décorations qui lui appartenaient réellement, car tous les autres conjurés s'étaient revêtus de grades et d'ordres qu'ils n'avaient pas le droit de porter.

Louis-Napoléon Bonaparte, donna dans cette circonstance une bien triste idée de son courage personnel, car il aurait dû montrer beaucoup plus d'énergie dans sa résistance, pour l'honneur de son nom, pour sa réputation, dans l'intérêt de ses malheureux complices et. surtout dans celui de l'infortuné Vaudrey, qui déploya beaucoup d'énergie et de courage, qui lui témoigna le plus grand dévouement, et qui lutta jusqu'à la dernière extrémité ; certainement que si Louis Bonaparte eut suivi cet exemple son entreprise eut eu un tout autre résultat. Mais, malheureusement pour lui, la nature ne l'a pas doué des qualités de l'homme d'action. Machinateur habile, patient, discret et persévérant, il est très versé dans l'art de tendre des pièges, il est très apte à nouer dans l'ombre tous les fils d'une trame perfide, à machiner un complot ténébreux ; comparse consommé, il excelle à distribuer les rôles, à préparer les costumes, les décors, à choisir le lieu de la scène, à monter la pièce eu un mot ; rhéteur habile, il rédige subtilement des proclamations menteuses, des constitutions qui promettent blanc quand elles donnent noir, des lois qui, sous prétexte de démocratie, de liberté, enchaînent le peuple, des plébiscites liberticides qui proclament des droits pour mieux les détruire.

Possédé d'une passion des plus vive pour les poses théâtrales, d'un amour ardent de la représentation, du clinquant, des paillettes, des épaulettes, des décorations, des chapeaux à plumes, des habits dorés, de tout ce qui frappe les yeux et éblouit le regard, L. Bonaparte est toujours prêt à sacrifier à ce côté dominant de sa nature créole, qu'il tient de sa mère Hortense de Beauharnais ; profondément convaincu, que pour ce qui était des bottes, de la redingote, du chapeau et de tout l'uniforme, il était bien réellement l'Empereur Napoléon ; doué d'une imagination ardente et aventureuse, d'une témérité, toute méridionale, d'une vanité extraordinaire, d'une grande passion pour la puissance, d'un amour ardent du pouvoir, il devait naturellement et imprudemment essayer de donner satisfaction à tous ces besoins divers.

Le hasard de la naissance ayant placé devant lui pour but de ses convoitises et de son ambition le trône de Napoléon Ier, il était tout naturel qu'il en fit l'objet unique de ses préoccupations, de ses entreprises et le mobile de toutes ses actions.

Il devait donc se lancer dans toutes espèces de témérités et s'exposer aux plus grands dangers pour atteindre l'objet de ses plus chères espérances.

Mais quand par suite de sa passion dominante, de son amour des aventures, de sa manie théâtrale, de son désir de célébrité, de sa soif de domination, de son besoin pressant de pouvoir et de fortune, il s'était lancé dans quelque entreprise dangereuse, jusqu'à l'extrême limite des plus grands périls, il se réveillait tout à coup au contact de la réalité, il s'arrêtait court ; il était saisi si violemment par l'aspect du danger, qu'il perdait immédiatement tout désir, tout motif, de jouer plus longtemps son rôle périlleux ; il devenait alors tout à coup doux, inoffensif, soumis, obéissant, il succombait aussitôt devant le premier homme décidé qui le touchait, et tombait alors dans l'inertie la plus complète.

C'est précisément ce phénomène qui se produisit chez lui le trente octobre 1836, quand à la Finckmatt, il se trouva tout à coup en présence d'un colonel, indigné colère, furieux de ce qu'on avait envahi sa caserne ; et, comme si c'eut été là une chose imprévue, extraordinaire, que cette apparition, pourtant toute naturelle dans la situation où il s'était volontairement placé, il perdit aussitôt toute son ardeur, ses forces et son courage l'abandonnèrent, il devint tout à fait incapable de lutter contre le péril qui le menaçait ; il lui fut impossible de braver l'idée de la mort qui lui apparaissait ; il recula aussitôt ; il abandonna son projet téméraire ; il ne poussa pas plus loin son aventure ; et il laissa s'écrouler immédiatement tout l'échafaudage qu'il avait si laborieusement construit, au risque d'engloutir, sous les ruines de ses espérances, tous ceux qu'il avait entraînés dans ses projets insensés, sans même pousser sa tentative assez loin pour en assurer le succès.

Aussi, après cette défaite honteuse, après une réprimande et une menace, accepta-t-il sa grâce avec reconnaissance de la bonté du roi qui, dans sa clémence, a ordonné qu'il fut transporté en Amérique[15]. Il reconnaît même son crime et celui de ses complices en écrivant : Certes, nous sommes tous coupables, mais le plus coupable c'est moi.

Cette conduite, si peu en harmonie avec le rôle glorieux qu'il ambitionnait, fut jugée alors comme elle le méritait, et même les partisans du prince la considérèrent comme une lâcheté ; l'armée fut surtout complètement désillusionnée sur le mérite et le courage du neveu du grand capitaine ; qui tomba dans le plus profond ridicule il ne peut plus dès lors séduire aucun officier au-dessus du grade de lieutenant.

Mais, aussitôt que sa vie ne courut plus de danger immédiat il recouvra sa présence d'esprit, sa manie théâtrale reprit le dessus, il continua son rôle, il posa de nouveau et se remit immédiatement à faire des phrases dans l'intérêt de sa popularité.

Après son arrestation il fut conduit au corps de garde où il trouva M. Parquin prisonnier, qui l'avait précédé de quelques instants et qui lui dit en lui tendant la main : Prince nous serons fusillés, mais nous mourrons bien. — Oui, lui répondit L. Bonaparte, nous avons échoué dans une belle et noble entreprise.

Bientôt après le général Voirol, commandant de la division de Strasbourg vint le voir et lui dit : Prince vous n'avez trouvé qu'un traître dans l'armée française. L. Bonaparte répondit aussitôt avec emphase par une période à effet préparée à l'avance : Dites plutôt général que j'avais trouvé un Labédoyère.

On voit qu'il affectait toujours, même après sa défaite ridicule, de représenter son échauffourée, comme le pendant de l'audacieuse et magique apparition de Napoléon sur le sol français en 1815, dans laquelle la fascination irrésistible que le grand capitaine exerçait alors sur les soldats entraîna immédiatement l'armée ; mais nous avons vu de quelle façon ridicule et honteuse le neveu de l'évadé de l'île d'Elbe joua son rôle, et quel accueil méprisant lui fut fait malgré le soin qu'il mit à se costumer en Empereur.

De la Finckmatt Louis-Napoléon Bonaparte fut transporté à la prison neuve de Strasbourg.

Me voilà donc entre quatre murs, dit-il, dans le récit qu'il fait à sa mère des événements de la journée du trente octobre, avec des fenêtres à barreaux, dans le séjour des criminels. Ah ! ceux, qui savent ce que c'est que de passer tout à coup de l'excès du bonheur, que procurent les plus nobles illusions, à l'excès de la misère, qui ne laisse plus d'espoir, et de franchir cet immense intervalle sans avoir un moment pour s'y préparer, comprendront ce qui se passait dans mon cœur !

 

Si Louis-Napoléon Bonaparte avait réellement éprouvé les sentiments qu'il exprime ici, aurait-il, quinze ans plus tard, quand il était président de la République, plongé dans cet excès de la misère qui ne laisse plus d'espoir, un nombre innombrable de victimes, plus de cent mille, qui loin d'avoir comme lui, en 1836, pris les armes contre les lois et la constitution de la France, n'avaient, au contraire, commis d'autre crime que de leur rester fidèles, et de les défendre. Il n'a cependant pas craint, non seulement de les enfermer dans le séjour des criminels, mais encore de les traiter avec la dernière rigueur, de les faire transporter en masse dans les déserts brûlants de l'Afrique, dans les marais empestés de la Guyane, de les confondre avec les forçats, de les malmener encore plus rigoureusement et plus durement qu'eux, de les faire condamner aux galères ou à mort et de les faire exécuter, parce qu'elles avaient résisté par la force contre les violateurs des libertés publiques, contre les destructeurs de la Constitution jurée par lui. Plusieurs malheureux ont payé de leur tête leur conduite honnête et courageuse. Ces rapprochements font apprécier sous son véritable jour le caractère de Louis Napoléon Bonaparte. Mais continuons notre citation :

Au greffe nous nous revîmes tous, M. de Querelles en me serrant la main, me dit à haute voix : — Prince, malgré, notre défaite, je suis encore fier de ce que j'ai fait. On me fit subir un interrogatoire, j'étais calme et résigné ; mon parti était pris ; on me fit les questions suivantes :

— Qu'est-ce qui vous a poussé à agir comme vous l'avez fait ?

— Mes opinions politiques, répondis-je, et mon désir de revoir ma patrie dont l'invasion étrangère m'avait privé. En 1830 j'ai demandé à être traité citoyen, on m'a traité en prétendant. Eh bien ! je me suis conduit en prétendant.

— Vous vouliez établir un gouvernement militaire ?

— Je voulais établir un gouvernement fondé sur l'élection populaire.

— Qu'auriez-vous fait vainqueur ?

— J'aurais assemblé un congrès national.

 

Le gouvernement de Louis-Philippe avait, selon nous, commis une grande faute en continuant de proscrire la famille Bonaparte, par la loi du 11 avril 1832[16], qui a remplacé celle du 14 janvier 1816. C'était donner à ses membres beaucoup plus de valeur et d'importance qu'ils n'en avaient réellement et qu'ils n'en méritaient. Selon nous, Louis-Napoléon Bonaparte était beaucoup plus dangereux proscrit qu'il ne l'eut été à l'intérieur de la France, car s'il eut joui des droits de tous les citoyens français, et s'il eut conspiré contre le gouvernement, celui-ci aurait certainement pu lui appliquer avec une plus grande facilité la loi commune, et il lui eut été en-outre beaucoup plus commode de le faire surveiller de près que de loin. Ce qui nous a surtout semblé du plus grand illogisme, c'est d'envoyer chercher les cendres de Napoléon à Saint-Hélène et de continuer de proscrire sa famille. Cette contradiction flagrante donne une idée exacte de l'habileté politique qu'on attribue si gratuitement à M. Thiers, alors président du conseil des ministres. Quand au gouvernement fondé sur l'élection populaire, que voulait établir Louis-Napoléon Bonaparte, nous le connaissons maintenant ; et sa fameuse commission de consultation, qu'il avait instituée au coup d'Etat en 1851, nous a donné aussi une idée de ce qu'il entendait par assembler un congrès national ; ce sont là de ces phrases ronflantes que Louis Bonaparte a toujours à sa disposition, mais qui au fond n'ont aucune valeur à cause de la façon jésuitique dont il les interprète et des restrictions mentales qu'il fait toujours en les prononçant.

Je déclarais ensuite, dit-il, que moi seul ayant tout organisé, moi seul ayant entraîné les autres, moi seul aussi je devais assumer sur ma tête toute la responsabilité. Reconduit en prison, je me jetai sur un lit qu'on m'avait préparé, et, malgré mes tourments, le sommeil qui adoucit les peines en donnant du relâche aux douleurs de l'âme, vint calmer mes sens ; le repos ne fuit pas le malheur, il n'y a que le remords qui n'en laisse pas. Mais comme le réveil fut affreux ! Je croyais avoir eu un horrible cauchemar ; le sort des personnes compromises était ce qui me donnait le plus de douleur et d'inquiétude, j'écrivis au général Voirol pour lui dire que son honneur l'obligeait de s'intéresser au colonel Vaudrey, car c'était peut-être l'attachement du colonel pour lui et les égards avec lesquels il l'avait traité, qui étaient cause de la non réussite de mon entreprise : Je terminai en priant que toute la rigueur des lois s'appesantit sur moi, disant que j'étais le plus coupable et le seul à craindre.

 

S'il est vrai, comme le dit Louis-Napoléon Bonaparte, que le repos ne fuit pas le malheur, et qu'il n'y a que le remords qui n'en laisse pas, nous sommes effrayé pour lui, en songeant quel doit être aujourd'hui le sommeil de l'homme qui a écrit les lignes que nous venons de citer après l'affreux parjure dont il s'est rendu coupable le Deux Décembre 1851 ; après tous les crimes horribles qu'il a commis ; nous nous demandons quels doivent être les remords vengeurs qui l'assiègent, qui le tourmentent, qui l'effrayent dans ses nuits d'insomnies ; et nous sommes épouvantés. Tout en constatant la générosité, plutôt apparente que réelle, du héros de Strasbourg, qui demandait dans une lettre qu'il écrivait en voguant vers l'Amérique, que toute la rigueur des lois s'appesantit sur lui, comme si cela dépendait d'un accusé, nous ne pouvons nous défendre d'un sourire ironique en voyant Louis Bonaparte élever la prétention encore plus naïve que ridicule, après la conduite si peu courageuse qu'il avait tenue à la Finckmatt, qu'il était le seul à craindre parmi les conjurés de Strasbourg.

Or, nous le demandons, s'il était le seul à craindre, qu'étaient-ce donc que les autres ? Cette prétention n'était pas faite certainement pour rehausser beaucoup le courage de ses complices, ni pour flatter leur amour propre. C'est sans doute pour cette raison décisive que le jury a acquitté tous les accusés. Comment pourrait-on condamner et prendre au sérieux des conspirateurs encore moins dangereux que ne l'a été Louis-Napoléon Bonaparte à Strasbourg, un acquittement leur revenait de plein droit.

Voyons maintenant comment le gouvernement accueillait et prenait au sérieux la prétention de notre héros d'être le seul conspirateur de Strasbourg qui fut dangereux :

Le neuf novembre au soir, dit L. Bonaparte, on vint me prévenir que j'allais être transféré dans une autre prison. Je sors, et je trouve le général et le préfet qui m'emmènent dans leur voiture sans me dire où on me conduit. J'insiste pour qu'on me laisse avec mes compagnons d'infortune ; mais le gouvernement en avait décidé autrement. Arrivé dans l'hôtel de la préfecture, je trouvais deux chaises de poste, on me fit monter dans l'une avec M. Cuynat, commandant de la gendarmerie de la Seine, et le lieutenant Thiboulet, dans l'autre il y avait quatre sous-officiers.

Lorsque je vis qu'il fallait quitter Strasbourg et que mon sort allait être séparé de celui des autres accusés, j'éprouvais une douleur difficile à peindre. Me voilà donc forcé d'abandonner des hommes qui se sont dévoués pour moi ! me voilà donc privé des moyens de faire connaître dans ma défense mes idées et mes intentions ! me voilà donc recevant un soi-disant bienfait de celui auquel je voulais faire le plus de mal ! Je m'exhalai en plaintes et en regrets, je ne pouvais que protester ! ...

 

Ce prétendant impérial, qui a été arrêté excitant et entraînant les soldats à la révolte, dans un but d'ambition et d'intérêt personnel, qui aujourd'hui ferait certainement fusiller sans jugement et sur le champ les autres prétendants s'il les surprenait dans un semblable flagrant délit de conspiration, se plaignait alors de ce qu'on le séparait de ses camarades, qu'on le privait des moyens de se défendre et de faire connaître ses idées et ses intentions, quand il eut accomplit son monstrueux attentat du deux décembre 1851, trouva tout naturel de faire arrêter non pas des conspirateurs, mais des citoyens défenseurs du droit ; et non seulement il les priva des moyens de se défendre, mais encore il les fit transporter sans jugement et sans leur dire pour quels motifs à Cayenne avec les galériens, et il les soumit à l'affreux régime du bagne et des travaux forcés. Ceci peut encore donner une juste idée de la moralité et du caractère du conspirateur de Strasbourg.

Quand à lui, lorsqu'il était prisonnier du gouvernement de Louis-Philippe, il fut toujours traité avec toute sorte d'égards, ainsi qu'il le raconte lui-même dans sa lettre à sa mère.

Les deux officiers qui me conduisaient, dit-il, étaient deux officiers de l'Empire, amis intimes de M. Parquin, aussi eurent-ils pour moi toute sorte d'égards, j'aurai pu me croire voyageant avec des amis. Le 11, à deux heures du matin, j'arrivai à Paris, à l'hôtel de la préfecture de police. M. Delessert fut très convenable pour moi ; il m'apprit que vous étiez venue en France réclamer pour moi la clémence du roi, que j'allais repartir dans deux heures pour Lorient, et que de là je passerais aux Etats-Unis sur une frégate française.

Je dis au préfet que j'étais au désespoir de ne pas partager le sort de mes compagnons d'infortune, que, retiré ainsi de prison avant d'avoir subi un interrogatoire général (le premier n'avait été que sommaire), on m'ôtait les moyens de déposer de plusieurs faits qui étaient en faveur des accusés ; mais, mes protestations étant restées infructueuses, je pris le parti d'écrire au roi, et je lui dis que, jeté en prison après avoir pris les armes contre son gouvernement, je ne redoutais qu'une chose, sa générosité, puisqu'elle devait me priver de la plus douce consolation : la possibilité de partager le sort de mes compagnons d'infortune ; j'ajoutai que la vie était peu de chose pour moi, mais que ma reconnaissance envers lui serait grande s'il épargnait la vie à d'anciens soldats, débris de notre vieille armée, entraînés par moi et séduits par de glorieux souvenirs.

 

Tout cela n'est pas sérieux, car Louis Bonaparte savait très bien que le gouvernement de Louis-Philippe ne voulait pas arracher un seul cheveux de la tête des conjurés. Mais, quoiqu'il en soit, on voit que quand Louis-Napoléon Bonaparte a le temps de la réflexion il imite assez bien le langage d'un honnête homme ; seulement nous nous demandons, si, ainsi qu'il le dit, il regrettait autant de ne pas partager le sort de ses infortunés compagnons, pourquoi il n'a pas poussé sa protestation jusqu'au bout, pourquoi il a accepté avec reconnaissance les bontés du roi ![17] pourquoi il a témoigné un si vif repentir en disant dans sa lettre à M. Odilon Barrot : Vous voyez combien j'étais coupable aux yeux du gouvernement ! Eh bien ! le gouvernement a été généreux envers moi, il a compris ma position d'exilé, que mon amour pour mon pays, que ma. parenté avec le grand homme étaient des causes atténuantes.

Nous ne comprenons pas davantage pourquoi Louis-Napoléon Bonaparte s'engageait envers le gouvernement de Louis-Philippe, ainsi qu'il l'a fait, à ne pas revenir en Europe avant dix ans : si, comme il le dit, on le conduisait contre sa volonté en Amérique et s'il désirait partager le sort de ses complices, il n'avait pour cela qu'à refuser l'engagement qu'on lui demandait de rester de l'autre côte de l'Océan et il eut été traduit devant la cour d'assises du Bas-Rhin, et il n'eut pas abandonné ses partisans si gravement compromis. Mais non seulement il a acquiescé à la transaction qui lui a été proposée, par le gouvernement, d'être transporté en Amérique, à la condition de ne pas revenir en Europe avant dix ans ; mais encore il a poussé le manque de convenance et de délicatesse jusqu'à accepter 15.000 francs du gouvernement qu'il voulait renverser, et dont il vantait la générosité pendant que ses malheureux complices étaient poursuivis et traduits devant les assises à sa place.

Cette conduite caractérise fidèlement le courage, la dignité et la moralité du héros de Strasbourg, et donne une juste idée de ce que l'on est en droit d'attendre de lui.

Fous verrons, par la suite, qu'il a tenu de la même manière ses engagements envers le gouvernement de Louis-Philippe que son serment de fidélité à la République et à la Constitution.

Mais, nous pouvons constater dès aujourd'hui sa capacité politique, son courage comme conspirateur et homme d'action, et la façon dont il comprend la dignité personnelle et la solidarité avec ses complices. Grâce au concours du colonel Vaudrey, qui avait mis à sa disposition son régiment, le 4e d'artillerie ; grâce à MM. Gros, Dupenhouat, de Schaller et aux deux frères Laity, tous les cinq lieutenants des pontonniers et d'artillerie en garnison à Strasbourg ; grâce aussi à M. Parquin, officier très connu et très répandu dans l'armée, il avait eu ainsi tout d'abord une force considérable et une grande influence sur les soldats de la garnison de Strasbourg ; car le colonel Vaudrey lui avait complètement gagné son régiment qui lui a prêté l'appui le plus sérieux et le plus efficace pendant tout le temps qu'à duré sa tentative insurrectionnelle ; ce sont les artilleurs qui l'ont acclamé tout d'abord ; ce sont eux qui ont arrêté le sous préfet, qui ont accompagné Louis-Napoléon Bonaparte triomphalement chez le général Voirol, qui ont tenu cet officier supérieur en état d'arrestation, qui sont allés ensuite à la caserne de la Finckmatt, où ils ont fait les plus grands efforts pour entraîner le 46me de ligne, et qui ont défendu leur colonel et Louis-Napoléon Bonaparte jusqu'à la dernière extrémité, et ils luttaient même encore quand le héros de Strasbourg était déjà prisonnier.

C'est avec de pareils moyens d'action et de réussite que Louis Bonaparte a échoué ; aussi a-t-il donné dès lors la plus mauvaise opinion de son courage et de son talent d'homme d'action, et nous verrons que lorsqu'il a voulu, malgré cet échec si maladroit, recommencer une nouvelle tentative, contre le gouvernement de Louis-Philippe, il n'a plus pu trouver un seul officier au-dessus du grade de lieutenant qui voulut bien se laisser séduire par lui, et se confier à sa valeur et à sa fortune. Quand, après avoir été nommé président de la République, et lorsqu'il disposait de la force armée, il fit aussi inutilement des propositions aux généraux les plus capables de l'armée française, pour les engager à trahir leurs serments et à conspirer avec lui, pour renverser la république, tous repoussèrent ses offres, il dut, à la fin, s'adresser à des généraux tarés : à Magnan, à Saint-Arnaud, et à leurs pareils, pour pouvoir trouver des complices, et encore ne put-il obtenir leur concours qu'argent comptant, payé à l'avance, en leur donnant des ordres écrits pour couvrir, autant que possible, leur responsabilité, et à la condition expresse, qu'une fois l'action engagée, il ne se mêlerait de rien et laisserait agir ses complices qui, instruits par sa conduite à Strasbourg et à Boulogne, n'avaient, avec raison, aucune confiance dans son courage.

D'après ce que nous avons raconté de l'expédition de Strasbourg on comprendra en effet, que si Louis-Napoléon Bonaparte avait été doué des qualités de l'homme d'action et d'un peu de courage il aurait certainement réussi dans cette entreprise. Car, quand il avait avec lui le 4me régiment d'artillerie, quand il tenait à sa disposition le préfet et le général Voirol, si, au lieu de continuer ; de caserne en caserne, l'exhibition grotesque et ridicule de sa personne revêtue du costume complet de son oncle, il s'était rendu à l'hôtel de ville entouré du 4me régiment d'artillerie avec ses canons, s'il eut appelé le peuple aux armes et constitué un gouvernement insurrectionnel dont il aurait fait partie en en conservant la direction suprême ; s'il eut nommé le colonel Vaudrey commandant de la cinquième division militaire, en remplacement du 'général Voirol, M. Parquin commandant de la citadelle, et M. Fialin ou un autre préfet du Bas-Rhin, il est certain que ces actes d'audace et d'autorité eussent entraîné le peuple et l'armée de Strasbourg qui seraient venus partager sa fortune, et qui sait ce qui aurait pu survenir dans les autres villes ?

Mais il est certain, dans tous les cas, que le héros de cette entreprise fameuse n'aurait pas été pris d'une façon aussi ridicule à la Finckmatt, comme un rat dans une souricière.

Malheureusement pour Louis Bonaparte, il n'a rien de ce qu'il faut pour séduire et entraîner les masses, ni beauté, ni éloquence, ni coup d'œil, ni présence d'esprit, ni courage ; mais il est possédé d'une manie incorrigible de se montrer, de poser en public qui ne l'abandonne pas, même dans les circonstances les plus graves ; c'est elle qui a donné une fausse direction à sa tentative de Strasbourg et qui l'a fait échouer ; car, comme nous l'avons va, sa maladresse, son manque de courage et sa personne ridicule ont détruit à la caserne de la Finckmatt le bon effet et le succès qu'avait déjà obtenu le colonel Vaudrey et ont tout perdu.

Nous ne donnerons pas ici les débats du procès de Strasbourg, qui, du reste, n'offriraient rien de bien intéressant après ce que nous avons déjà dit. Nous avons seulement voulu mettre en lumière le caractère de Louis-Napoléon Bonaparte et de ses principaux complices, car nous n'oublions pas que nous écrivons ici non l'histoire détaillée d'une conjuration militaire, mais bien celle du personnage politique qui y joua le principal rôle.

Tous les insurgés de Strasbourg, furent acquittés par la cour d'assises du Bas-Rhin, pendant que leur chef débarquait en Amérique.

Il était facile de prévoir, qu'après l'impunité accordée à Louis Bonaparte, par le gouvernement, le jury ne sanctionnerait pas cette violation flagrante de l'égalité des citoyens de vaut la loi en condamnant des complices pendant que le principal coupable, le chef de la conjuration était, par une mesure arbitraire, distrait de sa juridiction. L'opinion publique fut unanime à cet égard et la cour d'assises du Bas-Rhin ne fut que son interprète fidèle.

Des interpellations eurent lieu à la Chambre des députés, dans la séance du 19 Janvier 1836, au sujet de l'acte arbitraire du gouvernement français qui avait soustrait Louis Bonaparte à ses juges naturels pour le faire conduire en Amérique où il fut rendu à la liberté sur la promesse de ne pas revenir en Europe avant dix ans.

Voici en quels termes M. Dupin aîné, s'exprimait à ce sujet : Eh quoi ! un individu est exclu de notre territoire, non par un jugement, mais par une loi, non par un principe accidentel, mais par une loi constitutionnelle, une loi qui fait partie de notre pacte social, puisqu'elle est inhérente à là sureté de l'Etat, cet individu pourra violer notre territoire, et lorsqu'un condamné par un jugement ne pourra rompre son ban avec impunité, un banni pourra le faire, parce qu'il n'a été exclu que par une loi constitutionnelle.

Ainsi de ce qu'un prince est banni d'un territoire il s'en suivra qu'il pourra le violer avec impunité et venir y commettre des crimes particuliers et des crimes publics.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De même que je ne condamnerai pas, quand tout un peuple me crierai : livrez-nous Barabas ! de même je ne refuserai pas de le juger, quelque fut la position du prévenu, et la sympathie qu'elle pourrait inspirer au pays ; c'est précisément pour cela que je voudrais le juger en présence du pays, pour lui apprendre que la loi peut atteindre et les grands et les petits, que la justice n'est pas seulement contre les faibles mais aussi contre les grands. Appelez cela du puritanisme exagéré. Oh ! j'aime mieux cela qu'un relâchement poussé à l'extrême et qui fera bon marché des règles.

Eh bien ce farouche puritain, de M. Dupin, qui protestait de son incorruptibilité, de son équité et qui ne condamnerait pas quand tout un peuple lui crierait : Livrez-nous Barabas ! Voici ce qu'il a fait : il a été l'ami, le conseiller intime du roi Louis-Philippe, et même un de ses exécuteurs testamentaires. Plus tard, après la révolution de février, par suite d'une de ces aberrations politiques dont l'histoire des dix-huit dernières années qui viennent de s'écouler abonde, l'ancien confident de Louis-Philippe est devenu président de l'assemblée législative de la République, qu'il avait été un des premiers à acclamer afin de pouvoir mieux la trahir plus tard. Lors du coup d'Etat du deux décembre 1851, en sa qualité de président de l'assemblée nationale législative, c'était à lui qu'incombait la mission de faire respecter la souveraineté du peuple dans la personne de ses représentants ; mais hélas ! quand les soldats des violateurs de la loi envahirent le sanctuaire de la représentation nationale, on chercha partout M. Dupin aîné, afin de le rappeler à sa mission sublime ; il n'était pas à son poste, sur son siège de président pour protéger de sa personne la souveraineté du peuple ; pour lui faire un rempart de son corps contre les baïonnettes des janissaires de l'Empire, et pour partager les dangers de ses collègues, on finit cependant par le découvrir caché derrière un massif d'orangers dans l'hôtel de la présidence, deux ou trois représentants du peuple lui rappelèrent alors son devoir et, comme il semblait peu disposé à vouloir le remplir, ils le tirèrent de sa cachette, et l'accompagnèrent jusque dans la salle des séances de l'assemblée dans laquelle ils le forcèrent d'entrer en le poussant pas les épaules. Ce digne magistrat, ce juge intègre et courageux qui disait en 1836, qu'il saurait juger un coupable quelque haut placé qu'il fut en présence du pays, pour lui apprendre que la loi peut atteindre les grands comme les petits, cet honnête magistrat, disons-nous, quand il vit le sanctuaire de la représentation nationale dont on lui avait confié la garde profané, envahi par la soldatesque, au lieu de rappeler les militaires à leur devoir et au respect de la loi, de la constitution et de l'assemblée, il dit simplement à ses collègues qui lui reprochaient son inaction et sa couardise : Eh mon Dieu ! Messieurs, je n'ai ni le pouvoir ni le vouloir de m'opposer à l'envahissement et à l'expulsion de l'assemblée, j'ai bien l'honneur de vous saluer Et après cette approbation tacite donnée aux soldats qui chassaient ses collègues à coups de crosses et à coups de baïonnettes, il disparut laissant se consommer en toute liberté le crime de lèse représentation nationale.

Un des actes les plus importants qui suivirent le guet-apens du deux-décembre 1851, fut la confiscation des biens de la famille d'Orléans, dont M. Dupin était l'ami intime ; cette mesure arbitraire aurait certainement dû éloigner à tout jamais l'ancien ami de Louis Philippe, des spoliateurs de sa famille, des gens qui ont dépouillé ses enfants. Eh bien ! il n'en a pas été ainsi : le puritain exagéré de 1836, le défenseur quand même et à outrance de la justice s'est depuis fait le serviteur dévoué, le valet soumis de ceux qui se sont emparés de la fortune des enfants de son vieil ami ; il a oublié ses engagements passés, il a profané ses cheveux blancs, il a, à tout jamais, déshonoré son nom et sa mémoire en prêtant serment au parjure qu'il appelait autre fois un individu ; maintenant il ne rend plus la justice, il la vend dans des plateaux qui trébuchent toujours en faveur du puissant ; c'est l'épée de Brennus où de César, qui les fait pencher en faveur du plus fort. Malheur aux vaincus !

Mais, en 1836, il paraît que M. Dupin était profondément, pénétré du respect du droit et de l'égalité des citoyens devant la loi, puisqu'il ajoutait encore : Depuis quand à ce principe, qui nous a coûté si cher à établir, l'égalité devant la loi, soit qu'elle permette, soit qu'elle punisse, veut-on substituer cet autre principe qu'il ne faut pas juger les hommes par leurs actes, mais par le mérite de leurs aïeux même en collatérale ? ..... Qu'il faut moins avoir égard au crime actuel qu'à la gloire passée, et que d'avance le descendant d'un grand homme ne peut-être jugé par le pays ?

Le gouvernement de Louis-Philippe, après avoir commis une première faute, en faisant voter de nouvelles lois de proscription contre la famille Bonaparte, en faisait une bien plus grande encore en soustrayant Louis-Napoléon à la justice et en l'envoyant en Amérique, d'où il ne tarda pas à revenir pour conspirer de nouveau, ainsi que nous le verrons bientôt.

Après l'issue malheureuse de la tentative de Strasbourg, Louis-Napoléon Bonaparte et sa cause étaient tombés dans le ridicule le plus profond ; les sympathies généreuses, qui s'attachent ordinairement aux conspirateurs malheureux, lui firent complètement défaut ; il y avait eu quelque chose de si grotesque, dans l'exhibition de ces uniformes impériaux alors passés de mode ; le style inspiré des proclamations avait semblé si extraordinaire et avait été si peu compris ; la manière flegmatique et si fortement empreinte de lâcheté avec laquelle le chef de l'entreprise s'était laissé arrêter et arracher ses épaulettes, ses décorations et son épée, qu'il avait vu briser et fouler aux pieds devant lui sans dire un seul mot, avait, inspiré un tel mépris et un tel dégoût, que Louis-Napoléon Bonaparte succomba alors sous l'excès du ridicule ; il ne se trouva pas dans cette France généreuse et ordinairement si sympathique au malheur, une seule voix ou un seul journal qui s'éleva pour prendre la défense du vaincu.

Ce furent au contraire des bordées formidables d'épigrammes et de quolibets qui partirent de toute part contre le pauvre prétendant, qui dut en éprouver un ressentiment bien profond. Nous comprenons pourquoi, aujourd'hui qu'il s'est emparé enfin du pouvoir, Louis-Napoléon Bonaparte se montre si cruel et si impitoyable envers la grande nation qui avait applaudit avec une si grande unanimité à ses cruels déboires de 1836. C'est pour cela, sans doute, qu'il l'a privée, depuis quinze ans bientôt, de toute liberté ; qu'il la foule dessous son despotisme et le talon de sa botte, comme le colonel Taillandier a foulé à ses pieds les insignes impériaux dont il s'était revêtu le 30 octobre 1836. De même que ce soldat brutal l'a déshonoré en lui arrachant son grand cordon et son épée, de même il a déshonoré depuis la France en lui arrachant sa liberté, en brisant sa presse, en détruisant sa tribune, en bâillonnant sa parole, en supprimant le rayonnement de sa pensée, de ses idées sur le monde, en en faisant un objet de terreur, et de mépris. Si c'est là la tâche qu'a voulu accomplir depuis quinze ans Louis-Napoléon Bonaparte, si c'est là la revanche qu'il a voulu prendre dés affronts, des humiliations et des outrages qui lui ont été infligés à Strasbourg, la vengeance est éclatante, et malgré tout ce que les premiers ont eu de rigoureux elle les dépasse encore. Voici un extrait des Guêpes d'Alfonse Karr, qui donnera une idée de la manière dont Louis Napoléon fut alors persiflé :

J'ai fait un soir sur les facéties du prince Louis, dit le spirituel écrivain, une tragédie dont je vais je pense me rappeler quelques vers.

Au commencement de ma pièce on voyait les autorités de Strasbourg réveillées en sursaut ; un des magistrats[18] disait ces deux vers qui furent jugés assez beaux :

Permettez-moi d'aller soigner ma mise,

Je n'oserai sauver la patrie en chemise.

Voici une scène du troisième acte : Le prince va se montrer aux troupes ; il est avec son confident qui lui coupe le cheveux.

Le prince[19].

Encore un peu plus courts, s'il se peut, cher Achate,

Et rend sur le devant, cette mèche plus plate ;

Brosse mon habit vert, échancré par devant,

Pour laisser remarquer mon ample gilet blanc,

Mes bottes, ma culotte, avec mon cordon rouge.

 

Achate[20].

C'est tout . . . . . . . . . . .

Le prince.

C'est tout, butor ! — Et quel rôle donc joué-je ?

Il n'est pas d'Empereur sans le petit chapeau.

Monsieur Edmond du Cirque, en son règne si beau,

Lorsqu'il était le soir, monarque à la chandelle,

N'oubliait pas ainsi les traits de son modèle.

Donne-moi ma lorgnette, et verse du tabac

Dans ma poche[21].

Achate.

Seigneur, l'affaire est dans le sac.

Le prince.

Parle-moi franchement. Tu le sais cher Achate,

Je ne suis pas assez prince pour qu'on me flatte,

Tourne vers moi tes yeux, hélas ! peu complaisants

Et dis si j'ai bien l'air d'un écu de cinq francs[22].

Achate.

Parfait, et tout gamin, vous voyant dans la rue,

Pour peu qu'il soit Français, doit s'écrier à tue

Tête : — c'est l'Empereur !

On sait comment finit la chose. — Le prince, suivi de six autres masques, essaya de soulever la garnison, un colonel[23] survint qui mit l'armée ennemie au violon, on acquitta les jeunes étourdis dont deux[24] avaient le tort d'avoir chacun un demi-siècle. Le prince fut gracié : si le ridicule tue en France tout le monde devait le croire mort. Nullement il s'en alla en Angleterre, où son goût des représentations théâtrales le suivit. Les journaux anglais racontèrent que le prince, aux fêtes d'Eglington mima plusieurs scènes avec je ne sais quel major anglais.

Personne en France ne prenait au sérieux les prétentions du prince Bonaparte, qui ne mettait en avant qu'un genre de droits dont la suppression seule a permis l'élévation de Napoléon. Napoléon est un des plus heureux arguments contre l'hérédité de la Couronne qu'invoque le prince Louis, et qu'invoquerait, à bien plus juste titre, le duc de Bordeaux. — D'ailleurs je n'ai trouvé personne qui ne fut avec moi d'accord sur ce point : qu'il vaudrait mieux élever sur le pavois, M. Edmond du Cirque, qui a joué deux cents, fois avec succès le rôle de l'Empereur, que M. Louis qui ne l'a joué qu'une fois, avec accompagnement de sifflets.

Le prince Louis d'ailleurs est déjà beaucoup plus gros que Napoléon à son retour de l'île d'Elbe, ce qui le rend tout à fait impropre à l'emploi.

On croyait donc la plaisanterie terminée. Les succès de M. Louis à Eglington, dans la pantomime n'avaient excité qu'une médiocre attention. On ne trouvait d'ailleurs pas très heureuse l'idée du jeune homme d'adopter pour sa patrie provisoire l'Angleterre, dont le gouvernement a fait mourir l'Empereur Napoléon sur le rocher de Sainte-Hélène.

Mais il y a Paris un certain nombre de vieilles femmes édentées, décharnées, acharnées, qui se rappellent avoir été courtisées et aimées sous l'Empire, et qui attribuent à la déchéance de Napoléon la solitude dans laquelle elles sont réduites à jouer aux cartes ; elles pensent qu'en ramenant l'Empire, elles ramèneront en même temps ces beaux officiers si élégants, si pressés, si pressants et si discrets, grâce au canon.

Ces vieilles femmes se sont mises à conspirer, seul genre d'intrigue, hélas ! qui leur soit permis. Mais la chose est prévue par Shakespeare. Michel apporte-moi Shakespeare.

 

Macbeth scène première.

trois sorcières.

première sorcière.

Quand nous rassemblons-nous encore toutes trois ? choisissons un jour de pluie ?

seconde sorcière.

Quand ce vacarme aura cessé et que la bataille sera gagnée ou perdue.

troisième sorcière.

Ce sera avant le coucher du soleil.

première sorcière.

En quel lieu ?

seconde sorcière.

Sur la bruyère.

troisième sorcière.

Je vais au devant de Macbeth.

première sorcière.

J'y vais, j'y vais.

 

Scène II.

Banco. — Macbeth. — Les sorcières.

Banco.

Que vois-je ? Quelles sont ces étranges créatures si flétries dans leurs traits ? Etes-vous des êtres vivants, et pourriez-vous répondre aux questions de l'homme. Je vous vois toutes trois placer votre doigt décharné sur vos lèvres livides et ridées.

Troisième sorcière.

Salut Macbeth, un jour tu seras Roi !

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Après le douze mai une personne de la société ennuyée de cette conspiration imagina d'écrire à plusieurs des conjurés :

Tout est découvert, nous partons tous[25].

Plusieurs prétextèrent des voyages de santé et disparurent pour la saison.

Cette même personne écrivait à la plus influente des sorcières qui a un nez remarquablement prononcé :

Tout est perdu, prends ton nez de sept lieues et va-t-en[26].

 

Résumons la conspiration bonapartiste :

Nous dirons à M. Louis : Ce n'est pas parce qu'on s'appelle comme Louis XIV, et qu'on est neveu de Napoléon, qu'on a le droit de chercher à troubler un pays, où le même M. Louis a déjà trouvé une grâce que ne lui eut pas faite son oncle.

C'est à peu près ce que disait M. Hugo d'un monsieur D. qui fait des poèmes de cent trente mille vers. Parce qu'on est boiteux, comme Byron, et qu'on porte le nom d'un dramaturge d'un grand talent, on n'a pas besoin pour cela de s'intituler poète.

Nous dirons encore à M. Louis, qu'un jour viendra peut-être où la France se lassera d'être considérée comme une sorte de mauvais lieu, comme un estaminet de treizième ordre, où des gens de tous les pays viennent faire des choses qu'ils n'oseraient pas risquer chez eux.

Et encore ce qui n'est que ridicule pour M. Louis est très malheureux pour les niais, qui risquent pour lui leur fortune, leur liberté, leur présent et leur avenir.

Que dans je ne sais quelle république de la Grèce, on ne pouvait venir présenter une nouvelle loi que la corde au cou, prêt à être pendu si la loi était jugée mauvaise, et que je serais fort d'avis qu'on applique cette mesure aux inventeurs de gouvernements[27].

 

Le charivari exerça aussi longtemps sa verve caustique et spirituelle aux dépens du malheureux prétendant. Ce fut alors un concert universel de railleries et de malédictions.

 

 

 



[1] Le docteur Conneau, dernier amant de la reine Hortense.

[2] Voir, pour tous les détails que nous donnons, le rapport de M. de Portalis, dans le procès Fieschi. Nous mettons en italiques les passages extraits textuellement.

[3] Morey et Pépin, dénoncés par Fieschi comme ses complices, ont été exécutés avec lui en protestant de leur innocence.

[4] Rapport de M. de Portalis.

[5] Il paraît que Louis Bonaparte voulait livrer bataille selon le propre aveu qu'il en fait ici, et recourir à la guerre civile pour faire triompher sa conjuration ; et qu'il n'aurait pas reculé devant l'effusion du sang ; mais que c'est le colonel Vaudrey qui l'a fait renoncer à ce projet odieux.

[6] C'est sans doute que faisaient, que notre auteur a voulu dire.

[7] Le lecteur voudra bien excuser ce français du héros de Strasbourg, qui sans doute n'avait pas son secrétaire pour le corriger.

[8] Il est bon que les lecteurs sachent que la fameuse aigle d'Austerlitz et de Wagram, qui joue un si grand rôle dans toutes les entreprises de M. Louis Bonaparte, avait été fondue en 1836, à Nancy, chez MM. Viaux frères, sur la commande de M. de Querelles, exprès pour l'expédition de Strasbourg.

[9] On voit que ce morceau de bronze doré est le grand talisman de Louis Bonaparte, nous lui en entendrons encore parler souvent.

[10] Il paraît que le prodige n'opérait pas aussi efficacement chez les généraux que chez les simples soldats. Nous trouvons aussi très curieuse la prétention de M. Louis Bonaparte de vouloir relever notre vieux drapeau tricolore, que le peuple de Paris avait arboré depuis 1830. Si ce dernier eut attendu que l'héritier de Napoléon Ier Vienne le relever il est probable que nous aurions encore le drapeau blanc. Nous ferons aussi observer que l'étendard tricolore est un jeune et non un vieux drapeau.

[11] On voit, comme précédemment, que c'est toujours l'aigle des frères Viaux qui joue le premier rôle.

[12] Moniteur universel, du 15. Janvier 1837.

[13] Dans une minute, L. N. Bonaparte et les misérables qui avaient pris parti pour lui ont été arrêtés, et les décorations dont ils étaient revêtus ont été arrachées par les soldats du 46e. Moniteur du 2 Novembre, dépêche du général Voirol.

[14] Moniteur du 15 Janvier 1837.

[15] Lettre de L. Bonaparte à M. Odilon Barrot. Louis-Philippe avait poussé la bonhomie jusqu'à lui faire remettre 15.000 frs, pour subvenir à ses premiers besoins en Amérique, ce dont Louis Bonaparte l'a remercié à mots couverts, comme on le voit.

[16] D'après les dispositions combinées de ses articles 4 et 5, le territoire de la France était interdit à perpétuité aux ascendants et descendants de Napoléon, à ses oncles et tantes, à ses neveux et nièces, à ses frères et sœurs, et à leurs maris. Mais cette loi ne punissait que d'une nouvelle expulsion les contrevenants.

[17] Lettre de Louis-Napoléon Bonaparte à M. Odilon Barrot.

[18] Le sous-préfet.

[19] Louis Bonaparte.

[20] Persigny.

[21] On sait que Napoléon Ier avait l'habitude de mettre du tabac à priser dans une poche de son gilet.

[22] C'est-à-dire s'il ressemblait à l'effigie de Napoléon sur les pièces de 5 Frs.

[23] M. Taillandier.

[24] MM. Vaudrey et Parquin.

[25] C'est de M. de Bruc qui écrivait effectivement au prince Louis Bonaparte qu'il était d'avis qu'il fallait tout remettre au mois de Mars.

[26] On sait que Louis Bonaparte a un nez très proéminent.

[27] Les Guêpes extrait de la livraison de Janvier 1840.