NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier

L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE

III. — LA RUPTURE

 

CHAPITRE VII. — SUITE DES PRÉPARATIFS.

 

 

Réponse d'Alexandre aux paroles de l'Empereur. — Nouvelles demandes d'explications. — Instances à la fois pressantes et vagues. — Ce que ni l'un ni l'autre des deux empereurs ne veulent dire. — Coup d'œil sur nos préparatifs et nos positions militaires. — Dantzick. — L'armée varsovienne. — Les contingents allemands. — L'armée de Davout. — L'armée des côtes. — Camps de Hollande et de Boulogne. — Oudinot et Ney. — L'armée d'Italie. La garde. — Entassement d'hommes et de matériel. — Minutieux efforts de l'Empereur pour assurer les vivres, le ravitaillement, les transports : moyens employés pour vaincre la nature et les espaces. — Universelle prévoyance. — Napoléon excessif en tout. — Il ruse tour à tour et menace. — Il se 'laisse volontairement espionner. — Travail parallèle d'Alexandre. Formation des armées russes en deux groupes principaux. — Barclay de Tolly et Bagration. — Alexandre cherche à reprendre la libre disposition de son armée d'Orient en hâtant sa paix avec la Porte. — Service demandé à l'Angleterre. — Napoléon incite les Turcs à continuer la guerre. — Causes de sa lenteur à s'assurer de l'Autriche, de la Prusse et de la Suède. — Dangers de cette politique. — Bernadotte rentre en scène. — Départ de la princesse royale. — L'été à Drottningholm. — Contrebande effrénée ; rapports avec l'Angleterre. — Langage de la France : modération relative. — Le baron Alquier part spontanément en guerre contre la Suède. — Note injurieuse. — Réplique sur le même ton. — Scène extraordinaire entre Alquier et Bernadotte. — Déplacement de l'irascible ministre. — Mise en interdit de Bernadotte. — Il reprend sa marche vers la Russie. — Erreur de Napoléon sur la Suède. — Alternatives de rigueur et de longanimité. — Une crise s'annonce en Allemagne ; elle peut avancer la guerre et en changer les conditions.

 

I

A l'apostrophe lancée au prince Kourakine, Alexandre fit le 25 septembre, par communication diplomatique, une réponse calme et cligne, où il se défendait énergiquement d'avoir jeté un regard de convoitise sur aucune partie de la Pologne varsovienne[1]. Mettant à profit le vague et l'obscur de ses insinuations antérieures, il protestait contre l'interprétation qu'on prétendait leur donner ; il affectait de n'avoir jamais désiré ce qu'il n'avait pu obtenir.

Napoléon prit acte de ces déclarations, mais répliqua aussitôt : Puisque vous ne voulez rien de la Pologne, que voulez-vous ? Entrez en matière sur les intérêts de la maison d'Oldenhourg, parlez net ; nous sommes prêts à vous écouter. Et périodiquement, de mois en mois, il invitait le cabinet de Pétersbourg à sortir de sa réserve, à lui envoyer un négociateur spécial ou à munir Kourakine des pouvoirs nécessaires pour faire un arrangement[2]. A ces demandes, Alexandre répondait par ses plaintes ordinaires, par des doléances sans conclusion, et délavait en phrases évasives ses refus de traiter. Ces fins de non-recevoir prévues n'empêchaient nullement l'Empereur de renouveler ses avances en vue d'un accord dont il ne spécifiait pas les bases. Ainsi se maintenait entre les deux souverains un conflit stagnant. Tous deux évitaient de se dévoiler et de trancher la grande équivoque. La véritable question en jeu était maintenant celle du blocus, mais Alexandre n'en parlerait jamais le premier, et Napoléon était résolu à n'en parler qu'à la tête de cinq cent mille hommes. Le duc de Bassano faisait à Lauriston cet aveu : Je vous le dis encore pour vous seul, Monsieur, l'affaire d'Oldenbourg est peu de chose pour la Russie et pour nous. Les intérêts du commerce et du système continental sont tout... Cette explication ne vous autorise point à aborder ces questions et à sortir de la mesure qui vous est prescrite[3]. Le ministre recommandait à l'ambassadeur, il est vrai, de s'éclairer discrètement sur les dispositions que témoignerait le cabinet de Pétersbourg si ces questions étaient abordées[4] ; mais l'Empereur, malgré cette formule interrogative, se rendait parfaitement compte que la Russie, ayant répudié presque ouvertement et trahi le système continental, n'y rentrerait jamais de plein gré, qu'il faudrait l'y ramener d'autorité, et il rassemblait sans relâche, coordonnait, multipliait à l'infini ses moyens d'invasion.

Ce travail se poursuit d'un bout à l'autre de l'Europe française. Au nord, l'avant-poste de Dantzick devient presque une armée, composée de bataillons français, polonais, westphaliens, hessois et badois. Dantzick n'est plus seulement une place munie de toutes ses défenses et se suffisant à elle-même : c'est le grand dépôt pour toute la guerre du Nord[5], un magasin abondamment pourvu, un atelier de construction et de réparation. Il y a là des fonderies, des usines, des chantiers en activité, car il importe que la Grande Armée, lorsqu'elle passera sous Dantzick pour entrer en Russie, trouve dans la ville de quoi compléter ses munitions et refaire son matériel. Sur la droite de Dantzick, Napoléon augmente l'armée varsovienne, n'admet plus de différence entre les états portés sur le papier et les effectifs réels : il vient en aide à l'administration locale et lui fait passer des subsides, tout en lui reprochant de mésuser de ses ressources[6].

En arrière de la Vistule, les garnisons de l'Oder reçoivent des renforts et se composent désormais de troupes exclusivement françaises. Dans la région de l'Elbe, Davout commande maintenant à quatre divisions. Napoléon lui en forme peu à peu une cinquième. Surtout, fidèle à ses procédés, il grossit les divisions déjà existantes par une lente infusion de détachements divers : dans ces moules tout formés, il fait couler insensiblement la matière humaine. Davout a 72.000 hommes d'infanterie ; 13.000 sont en route pour le rejoindre : ils porteront les compagnies à l'effectif de 150 hommes, les bataillons à 900, les régiments à 4.500[7]. Autour de Davout et en arrière, les princes de la Confédération sont invités à remonter leur cavalerie et à préparer leur contingent[8]. L'Empereur donne une attention particulière aux troupes saxonnes, aux divisions westphaliennes, et les tient prêtes à marcher aux côtés de notre armée d'Allemagne.

En Hollande et dans la France du Nord, une autre armée de quatre divisions était en train de se former. Échelonnée sur le littoral depuis le pas de Calais jusqu'à l'Ost-Frise, s'appuyant aux camps de Boulogne et d'Utrecht, elle regardait la mer et semblait faire face aux Anglais : pour mieux donner le change, Napoléon l'avait nommée : corps d'observation des côtes de l'Océan. En réalité, elle était destinée à passer en Allemagne par un changement de front, par une conversion à droite, et à former deux corps de la Grande Armée. Vers la fin de l'année, les troupes massées autour d'Utrecht et de Nimègue viendront se poster entre Munster et Osnabrück et y attendront de nouveaux ordres : celles de Boulogne se dirigeront sur Mayence.

L'Empereur songe d'abord à relier les premières, lors de leur entrée en Allemagne, au corps de Davout, et à constituer au maréchal une année de cieux cent mille hommes, comprenant neuf divisions[9]. Mais Davout s'alarme de ce surcroît de charge et de responsabilité : dans une lettre remarquable, qui fait honneur à sa modestie autant qu'à sa connaissance profonde des vrais principes du commandement, il rappelle à l'Empereur que le maniement direct de neuf divisions excède les forces d'un seul homme[10]. Napoléon se rend à ces raisons ; il décide de donner aux troupes de Hollande un commandant en chef spécial et d'en faire une puissante unité sous les ordres d'Oudinot, duc de Reggio ; il confiera à Ney, duc d'Elchingen, les masses qui arriveront de Boulogne.

Dès à présent, de tous les points du territoire, les conscrits rapidement éduqués affluent dans les camps des Pays-Bas, s'y mêlent à de vieux soldats, achèvent de se former à leur contact. Le matériel se réunit à la Fère, Metz, Mayence, Wesel, Maëstricht, afin que les deux corps le prennent en passant. D'un mouvement analogue, toutes les forces disponibles de l'Italie remontent vers le centre de formation établi au pied des Alpes, entre Brescia et Vérone : là s'établit, sous Eugène, une troisième armée, destinée à déboucher en Allemagne par Ratisbonne et à prendre rang dans la grande colonne d'invasion. Chaque corps se compose individuellement ses états-majors, son personnel administratif, ses services auxiliaires, ses parcs, se complète en munitions et en chevaux. Indépendamment des cinq brigades de cavalerie légère affectées aux corps d'Allemagne, Napoléon en crée huit autres, sans fixer encore leur destination : il crée cinq divisions de grosse cavalerie, deux en Hanovre, une à Bonn, une à Mayence, une à Erfurt, la dernière sur le Mincio. Quant à la réserve générale de l'armée, elle est tout indiquée ; ce sera la garde. Répartie dans le triangle compris entre Paris, Bruxelles et Metz, la garde rappelle à soi les détachements et les cadres envoyés en Espagne, grossit et enfle sur place, arrive à un complet et magnifique épanouissement. Avec ses grenadiers, voltigeurs, tirailleurs, fusiliers, chasseurs, flanqueurs, avec ses vélites royaux et ses bataillons italiens, l'infanterie comprend maintenant quatre divisions ; la cavalerie en forme deux, l'artillerie possède deux cent huit pièces[11], mais les régiments ne quittent pas encore leurs garnisons ordinaires et leurs quartiers de paix. Ainsi, sur des points divers, sous des dénominations différentes, se constituent toutes les parties de la Grande Armée future : Napoléon confectionne séparément les pièces de l'organisme, en attendant qu'il les ajuste, qu'il les soude les unes aux autres, qu'il les monte et les dresse en un formidable appareil[12].

Comme les guerres précédentes et surtout celle d'Espagne ont dévoré en partie ses meilleurs régiments, il veut suppléer à la qualité par la quantité, vaincre et écraser par le nombre. Sur tous les points de réunion, il entasse régiments sur régiments, fait des brigades et des divisions avec des éléments de toute sorte, puissamment amalgamés et pétris ; il croit n'avoir jamais assez d'hommes, assez de contingents : il attire ses plus lointaines ressources, envoie au prince Eugène des Dalmates et des Croates, promet à Oudinot d'autres Croates, qui combattront à côté de bataillons suisses, fait venir à Paris et passe en revue deux régiments de Slaves à demi sauvages, de haydoucks qui guerroyaient naguère contre le Turc sur les confins de l'Autriche. Il jette en Allemagne des bataillons portugais, d'autres en Hollande, et çà et là, dans les différents corps, des régiments espagnols apparaissent, décimés par la désertion et grelottant de fièvre, dépaysés et emprisonnés dans nos rangs.

Puis, c'est une accumulation d'artillerie. Comptant moins sur les hommes, Napoléon veut avoir plus de canons ; il en a déjà six cent quatre-vingt-huit, avec quatre mille cent quarante-cieux voitures d'artillerie[13] ; il en aura davantage. Sachant aussi qu'en Russie son grand ennemi sera la nature, qu'il engage contre elle un duel redoutable, il tient à munir ses soldats de tout ce qu'il faut pour la vaincre, pour s'ouvrir des chemins, aplanir les routes, supprimer les espaces, créer des communications, franchir les fleuves. Il donne au corps du génie des proportions inusitées : il tient à posséder trois équipages de ponts, servis par un corps spécial et par les marins de la garde : il en fait rassembler lui-même les différentes pièces, les énumérant et les citant par leur nom, afin que l'on n'en oublie aucune : par ses soins, chaque équipage devient un mécanisme parfait et délicat comme un ressort d'horlogerie. Pour mieux assurer le bien-être et l'endurance de ses troupes, pour les mettre à l'abri du dénuement et des intempéries, il leur compose des réserves d'habillement, un rechange complet d'habits, de linge et de chaussures. Il n'oublie pas de commander vingt-huit millions de bouteilles de vin, deux millions de bouteilles d'eau-de-vie : total, trente millions de liquide, ce qui abreuverait toute une armée pendant une année[14]. Enfin, pour voiturer l'effrayant fardeau d'approvisionnements que l'armée doit traîner à sa suite, il recourt à tous les modes connus de transport et de locomotion : il multiplie le nombre des véhicules ; il en invente de nouveaux, commande des caissons d'un modèle perfectionné, recrute des chevaux de trait par milliers, lève des bataillons de bœufs, organise un immense matériel roulant, destiné à suivre nos colonnes, à s'enfoncer avec elles dans les profondeurs de l'Est.

Jamais sa pensée n'a tant embrassé, ne s'est montrée à ce point féconde et créatrice : jamais il n'a mêlé une science aussi raffinée du détail à d'aussi larges conceptions d'ensemble, et c'était pourtant cette universelle prévoyance qui l'acheminait plus sûrement aux désastres. Son tort, si invraisemblable que le fait paraisse, fut l'excès même de ses précautions : ce fut de ne vouloir rien laisser aux chances de l'imprévu dans l'expédition qui en comportait le plus, de mettre trop de prudence dans sa grande aventure, de raisonner à outrance ses témérités et de prétendre en assurer mathématiquement le succès. Il donnait ainsi à l'œuvre géante une complexité qui la disproportionnait encore davantage aux facultés humaines. L'armée qu'il se composait, énorme, surchargée et épaissie d'éléments hétérogènes, lourde d'impédiments, réussirait moins aux tâches d'élan et d'entrain où excellaient naguère ses souples armées : elle offrirait plus de prise aux accidents de guerre ou de climat qui pourraient la désagréger dès le début ou la frapper d'impotence : l'une des raisons qui firent échouer l'entreprise fut la grandeur même et la perfection des préparatifs.

Par un jeu double et fortement calculé, Napoléon dissimulait certains de ces préparatifs et montrait les autres. On a vu avec quel soin il cachait l'introduction de nouveaux groupes en Allemagne et celait ses efforts pour loger des instruments d'agression aux portes mêmes de la Russie. Il voulait faire croire qu'il ne donnait encore à aucune partie de ses troupes une direction offensive, qu'il ne marquait point par des jalonnements déjà imposants ses futures positions d'attaque. Par contre, il avouait hautement qu'en présence de l'attitude inexplicable d'Alexandre, il se croyait tenu d'armer, qu'il armait à force, que tout se levait dans l'intérieur de ses États, et que la France, s'il fallait en venir finalement à la guerre, l'engagerait avec un ensemble de moyens dont elle n'avait jamais disposé. L'Empereur ne veut point la guerre, il fait tout pour l'éviter, mais il a dû se mettre en état de ne point la craindre[15] : tel était le langage prescrit à sa diplomatie. Lui-même citait des chiffres à effrayer : il disait à des auditeurs bien placés pour transmettre au loin ses paroles : Non, je suis sûr que l'empereur Alexandre ne se fait aucune idée de toutes les forces que je puis employer contre lui ; l'ayant connu personnellement et ne pouvant m'empêcher de l'aimer et de rendre justice à ses bonnes dualités, j'en suis réellement très fâché pour lui[16]. L'effet de ces menaces indirectes serait peut-être de faire trembler la Russie et de vaincre son obstination : peut-être la verrait- on, à l'instant où nos armées s'ébranleraient, s'abattre misérablement devant elles et se plier aux plus dures exigences. Dans tous les cas, ainsi avertie, elle se sentirait moins disposée à risquer une attaque, à nous prévenir sur la Vistule.

C'était dans le même but que l'Empereur continuait à fermer systématiquement les yeux sur les intrigues de Tchernitchef, dont il ignorait d'ailleurs toute l'étendue. Il se doutait bien que le jeune officier, resté depuis le mois d'avril à Paris où il semblait avoir élu définitivement domicile, rôdait autour des bureaux de la guerre : mais où serait le mal s'il attrapait au passage quelques renseignements, quelques états de situation, propres à lui faire vaguement connaître l'immensité de nos moyens ? Les notions qu'il transmettrait à sa cour, à la suite de ces découvertes, ne la porteraient guère aux aventures. Malgré les airs inquiets et les mines déconfites de Savary, Napoléon laissait agir Tchernitchef, quitte à l'arrêter lorsque les choses iraient trop loin et à le prendre sur le fait.

A demi instruit de nos apprêts, Alexandre ne restait pas inactif. A vrai dire, il ne pouvait plus guère augmenter ses armées, ayant fait appel depuis longtemps à tous ses effectifs disponibles : il venait encore d'avouer à l'ambassadeur d'Autriche que les corps étaient au parfait complet[17]. Il se reposait avec quelque confiance sur ses vingt-sept divisions, ses cinq cent quatorze bataillons, ses quatre cent dix escadrons, ses cent cinquante-neuf compagnies d'artillerie, ses seize cents bouches à feu[18] : mais, disait-il, il ne faut pas s'endormir pour cela : je mets à profit le temps qu'on me laisse[19].

Il essayait d'améliorer l'organisation militaire de l'empire, de simplifier et d'assouplir les rouages, de renforcer les réserves. Par ses ordres, on préparait de nouveaux appels, la levée de quatre hommes sur cinq cents parmi les jeunes gens en fige de servir ; mais ces contingents ne seraient en état de paraître devant l'ennemi qu'après de longs mois d'instruction. Actuellement, l'état-major s'occupait surtout à disposer, conformément au plan imaginé par Pfuhl, les troupes sur pied. Les armées de la frontière, rangées jusqu'alors l'une derrière l'autre, se mêlaient pour se distribuer ensuite en deux groupes principaux, placés sur la même ligne. Le premier se formait autour de Wilna, en arrière du Niémen : il composerait l'armée principale, celle qui reculerait vers le camp retranché de Drissa et en ferait le centre de la résistance ; le ministre de la guerre, Barclay de Tolly, prendrait sous sa direction immédiate ce grand rassemblement. Le second groupe se formait au sud de Wilna, près de Prouzany, derrière le Bug ; ce serait l'armée chargée de tenir la campagne et de harceler l'ennemi, d'effleurer continuellement son flanc droit, de fatiguer les Français par une guerre  d'escarmouches et de surprises, de les obliger à combattre toujours, sans jamais leur offrir l'occasion de vaincre. Le commandement de cette deuxième armée, réservé d'abord au général Lavrof, serait confié finalement à l'impétueux Bagration ; une troisième, sous Tormassof, se tiendrait en réserve et serait utilisée suivant les circonstances. C'était dans cet ordre que l'on comptait affronter la guerre défensive, sans préjudice des efforts à tenter, au début des hostilités, pour entamer momentanément le duché de Varsovie ou la Prusse orientale et déconcerter l'adversaire par cette rapide incursion[20].

Dans leur groupement nouveau, les armées russes remettaient en ligne sous une autre forme les deux cent cinquante à deux cent quatre-vingt mille hommes que le Tsar avait mobilisés dès le début de l'année. C'était à peu près tout ce qu'il pouvait opposer à l'invasion, obligé qu'il était de maintenir des corps assez importants en face de la Perse, dans le Caucase, sur le littoral de la mer Noire, dans le pays des Cosaques et en Finlande. Pour accroître les forces disponibles, il n'y avait qu'un moyen : achever la guerre de Turquie, reprendre ainsi la libre disposition des troupes que Kutusof commandait sur le Danube et qui se montaient encore, malgré les distractions opérées, à plus de quarante mille hommes. Alexandre s'y employait activement, s'efforçait de précipiter à leur terme les négociations avec la Porte et voyait dans cette œuvre de diplomatie le complément indispensable de ses mesures stratégiques.

Pour amener les Turcs à la paix, il se résignait à de nouveaux sacrifices. En janvier et février, il avait voulu se faire céder les Principautés entières pour en repasser la majeure partie à l'Autriche, qu'il espérait séduire. Éconduit à Vienne, il renonçait à trafiquer des deux provinces, consentait à restituer aux Turcs ce qu'il avait offert aux Autrichiens, c'est-à-dire la Valachie entière et une moitié de la Moldavie, en gardant toujours pour lui la Bessarabie et la portion du territoire moldave comprise entre le Pruth et le Sereth. Résolu à négocier sur ses bases, il se mit en quête d'un intermédiaire qui pût instruire officieusement la Porte de ses concessions et les faire valoir, préparer et ménager un accord. L'idée lui vint de s'adresser à l'Angleterre : préjugeant son rapprochement avec elle, il lui fit demander par communication secrète de le traiter d'avance en allié et de le servir à Constantinople, où Pozzo di Borgo travaillait déjà depuis une année à lui assurer le bon vouloir de la mission britannique. Le cabinet de Londres se préparait à accréditer auprès du Sultan un ministre, M. Liston, en place d'un simple chargé d'affaires ; à la sollicitation d'Alexandre, Liston fut chargé de transmettre et d'appuyer les propositions de la Russie[21]. Il devait arriver à son poste vers la fin d'octobre ; c'était alors que la négociation s'entamerait, aboutirait peut-être, et débarrasserait le Tsar de l'importune diversion. La paix avec les Turcs aurait en outre l'avantage d'améliorer les relations avec l'Autriche et conduirait peut-être à obtenir de cette puissance, à défaut d'un concours sur lequel il ne fallait plus compter, une neutralité strictement garantie.

Sentant que le principal effort de la diplomatie russe se tournait vers l'Orient, Napoléon s'appliquait à le contrecarrer. Dès le 14 septembre, il faisait insinuer aux Turcs qu'un accommodement avec leur ennemi serait désormais une défaillance sans excuse, car le secours était proche. Sans leur dire encore que sa rupture avec Alexandre devenait inévitable, il ne leur défendait pas de le croire : Si le Divan, écrivait Maret à Latour-Maubourg, était persuadé que la guerre aura lieu, et s'il faisait, d'après cette opinion, de nouveaux efforts pour la continuer lui-même avec vigueur, ne détruisez point ses dispositions et laissez-lui penser tout ce qui pourra donner plus d'énergie à ses opérations militaires. Le 21 septembre, Latour-Maubourg était invité à renouveler la demande faite au printemps, à réclamer l'envoi en France d'un plénipotentiaire ottoman, avec mission de négocier un arrangement et un accord d'opérations.

Pour effacer toute trace de mésintelligence, Napoléon descend aux plus petits moyens. Au temps de l'intimité avec Alexandre, il avait négligé de répondre à la lettre par laquelle le sultan Mahmoud lui avait notifié son avènement, et ce manque de procédés avait fait à l'orgueil musulman une cuisante blessure. Aujourd'hui, si l'on revient à Constantinople sur cet incident, Latour-Maubourg pourra dire que l'Empereur a parfaitement répondu au message du Sultan, qu'il lui a écrit de Vienne pendant la dernière campagne, mais que la lettre est tombée sans doute aux mains de partis ennemis ou s'est égarée au milieu du désordre inséparable d'une grande guerre. A l'appui de cette fable, le chargé d'affaires présentera un duplicata de la lettre soi-disant perdue, une pièce qu'on lui expédie de Paris pour les besoins de la cause. Dans cette copie d'un original qui n'a jamais existé, l'Empereur s'astreint à toutes les formules de la phraséologie orientale ; il dit à Mahmoud : Je prie Dieu, très haut, très excellent, très puissant, très magnanime et invincible empereur, notre très cher et parfait ami, qu'il augmente les jours de Votre Hautesse et les remplisse de gloire et de prospérité, avec fin très heureuse[22] ; et il exprime le vœu de voir l'union des deux empires, qui fut l'ouvrage des siècles, redevenir inaltérable.

S'étant promis pareillement de reprendre les pourparlers avec l'Autriche, la Prusse et la Suède, il n'y mettait aucune précipitation, car il craignait toujours que des liaisons positives et difficiles à cacher n'avertissent la Russie de ses volontés hostiles. Ayant décidé en principe de faire traîner jusqu'en janvier 1812 la conclusion de ses alliances avec les deux cours germaniques, il ne recommençait pas même à poser des jalons, s'en tenait avec l'Autriche aux paroles échangées pendant les premiers mois de l'année, défendait toujours à la Prusse d'armer, fût-ce même en sa faveur, l'invitait durement à n'attirer l'attention sur elle par aucune démarche inconsidérée, à ne point se mêler, humble et faible qu'elle était, à la querelle des grands. Quant à la Suède, dont il craignait encore plus les emportements, il entendait ne la mander qu'à la dernière heure ; apprenant que Bernadotte continuait à rassembler des troupes par provision et à tout événement, il blâmait ces mesures, conseillait impérieusement de les suspendre[23]. Il voulait que depuis la Baltique jusqu'au Danube, personne ne bougeât qu'à son commandement : à Vienne, à Berlin, à Stockholm, on devait attendre patiemment l'heure de sa bienveillance, sans chercher à la devancer, sans donner l'alarme à Pétersbourg par un empressement inopportun. Mais ce système de ménagements perfides envers la Russie lui préparait d'assez sérieux mécomptes, l'exposerait à manquer des alliances insuffisamment préparées. Si l'Autriche montrait un calme relatif, les deux autres États s'agitaient, l'un par ambition et malaise, l'autre par peur, et ne se jugeaient plus en position d'attendre. Les nonchalances voulues de notre politique, ses lenteurs calculées, vont nous mettre en péril de perdre la Prusse ; déjà, elles nous ont aliéné de nouveau la Suède, qui recommence à se détacher de nous et à s'échapper de notre orbite.

 

II

Depuis l'arrêt de la négociation entamée avec la Suède au printemps et dans laquelle Napoléon avait offert la Finlande à qui lui demandait la Norvège, Bernadotte avait renouvelé quelques allusions à l'objet de ses rêves. Comme l'Empereur continuait à faire la sourde oreille, il s'était tu : désespérant à peu près d'obtenir de la France ce qui lui tenait au cœur, comprenant que dans tous les cas Napoléon ne lui laisserait jamais dicter les conditions de l'alliance, se jugeant par cela même méconnu et délaissé, il revenait insensiblement à l'idée qui répondait le mieux à ses rancunes personnelles, celle de demander la Norvège au Tsar et d'en faire le prix d'un accord actif avec la Russie.

Une circonstance d'ordre intime contribuait alors à l'isoler de la France. La princesse royale allait le quitter, n'ayant pu s'habituer à vivre dans le pays où elle devait régner. Son Altesse périt d'ennui, écrivait un diplomate[24]. A Stockholm, elle n'avait su ni s'occuper, ni plaire ; ses journées s'écoulaient dans une oisiveté boudeuse, et les soirées, où les darnes de la cour avaient conservé l'habitude de filer en devisant paisiblement, lui paraissaient d'une insupportable longueur. Sa seule ressource était la compagnie d'une dame française, sa grande maîtresse et sa confidente, madame de Flotte, qui s'ennuyait plus qu'elle, et dont les doléances achevaient d'assombrir son humeur. Puis, il y avait entre elle et le couple royal des froissements, des heurts : la jeune femme ne pouvait comprendre qu'il existât encore dans le monde une cour où l'on n'eût pas adopté, en ce qui concernait la manière de passer le temps, le train de vie et jusqu'aux beurs des repas, la mode de Paris, et la violence qu'on lui demandait de faire à ses goûts, à ses usages, achevait de lui faire prendre en horreur le séjour de Stockholm[25]. A la fin, n'y pouvant plus tenir, elle allégua une raison de santé pour s'éloigner, annonça l'intention de faire une cure à Plombières et partit pour la France en déplacement d'été. Cette villégiature devait durer douze ans[26]. Privant Bernadotte de la compagne qui mettait auprès de lui un rappel vivant de la patrie, elle le laissait plus exposé aux influences ennemies.

Néanmoins, si sa pensée recommençait à incliner vers la Russie, cette évolution ne se manifestait encore par aucun signe extérieur : entre les deux courants qui se la disputaient, sa politique restait en apparence stationnaire. A cette heure, il semblait que sa grande occupation fût toujours de soigner sa popularité ; jamais on ne l'avait vu plus affable, plus porté à ériger la banalité en système. Pour atténuer le fâcheux effet produit sur les dames de la société par le départ de la princesse, il leur faisait la cour à toutes, réparait par ses empressements les dédains de sa femme et se montrait aimable pour deux[27]. Il continuait aussi à visiter les provinces et ne perdait pas une occasion d'éprouver son prestige. Des troubles éclataient-ils quelque part, il accourait au plus vite, et à sa vue tout rentrait dans l'ordre : il stupéfiait et domptait la révolte par ce qu'il appelait lui-même son éloquence fulminante[28].

Lorsque après ces exploits il retournait au château de Drottningholm, où la cour passait l'été, il faisait les délices[29] du vieux roi, qu'il honorait dans sa décrépitude ; la Reine raffolait de lui : sa verve, ses beaux contes amusaient tout le inonde ; sa présence mettait l'entrain, l'animation, dans le noble et froid palais où la vie se passait maintenant en société depuis le matin jusqu'au soir[30]. Cependant, sous cette apparence de sérénité, d'enjouement même, son esprit inquiet et toujours en travail fermentait de plus en plus ; ses convoitises déçues s'exaspéraient, se tournaient contre la France en une aigreur qui finirait tôt ou tard par déborder.

Il se contraignait encore, à la vérité, avec notre envoyé, et même raffinait envers lui ses prévenances ; il avait offert au baron Alquier une maison de campagne tout près de Drottningholm, afin que l'on pût se voir plus facilement et voisiner ; il le visitait souvent, s'invita un jour à dîner chez lui, et cette réunion, pleine de gaieté et d'accord, fit événement dans la société de Stockholm[31]. Mais ces fallacieuses attentions, par lesquelles le ministre français se laissait encore éblouir et leurrer, n'étaient qu'un moyen d'endormir sa vigilance, de lui faire oublier les infractions à la règle continentale qui se commettaient de toutes parts.

N'attendant plus grand'chose de la France, Bernadotte était plus résolu que jamais à ne point faire violence, pour nous complaire, aux intérêts et aux commodités de son peuple. En réalité, malgré ses promesses cent fois réitérées, aucune mesure sérieuse n'avait été prise contre le commerce anglais.

Si l'hiver, en suspendant la navigation, avait quelque peu ralenti les rapports, le retour de la belle saison, en rouvrant la Baltique, facilitait de nouveau les transactions prohibées et leur rendait libre cours. Sur vingt points de la côte, la contrebande se pratiquait au grand jour : la Suède se rendait de plus en plus accessible et perméable aux produits anglais, qui la traversaient pour s'écouler en Russie ou s'infiltrer en Allemagne. Entre les deux États officiellement en guerre, pas un coup de canon n'avait été échangé. L'escadre britannique, qui faisait sa tournée annuelle dans la Baltique, trouvait dans les îles suédoises toute espèce de facilités pour se rafraîchir et se ravitailler. Entre elle et le grand port de Gothenbourg, devant lequel elle croisait de préférence, c'étaient d'étranges contacts, un échange continuel de messages : les officiers anglais venaient à terre et se déguisaient i-t peine pour paraître dans la ville. Tout dénotait chez les autorités suédoises une connivence avec nos ennemis ou du moins une scandaleuse tolérance.

Instruit de ces faits, Napoléon s'en plaignit vivement. Bien qu'il n'eût jamais attendu de la Suède une docilité exemplaire, l'insubordination de cet État lui semblait passer toute limite : Cette cour va trop loin, inscrivait-il en marge d'un rapport[32]. Plusieurs notes furent rédigées sous ses yeux et adressées au chargé d'affaires suédois ; elles étaient âpres, sévères, récapitulaient fortement nos griefs, demandaient réparation pour le passé et garantie pour l'avenir[33]. Indépendamment des relations avec l'ennemi, elles se plaignaient de sévices exercés sur des matelots français en Poméranie : ce coin de terre, où l'Angleterre pourrait reprendre pied en Allemagne, attirait spécialement l'attention de l'Empereur. Toutefois, si acerbe que fût l'expression de son mécontentement, il avait soin d'y conserver certaine mesure. Trop inflexible sur son système, trop jaloux de ses droits pour fermer les yeux sur d'incessantes contraventions, il tenait cependant à ne pas rompre avec la Suède, à ne point l'éloigner de lui définitivement, afin de pouvoir la ressaisir à temps et la tourner contre la Russie. Il gardait donc, jusqu'en ses colères, quelque retenue, et évitait de jeter entre les deux cours l'irréparable.

Malheureusement, le ministre impérial à Stockholm, rappelé enfin à la clairvoyance et subitement revenu de son optimisme, ne devait pas imiter cette modération relative ; le serviteur allait se montrer plus dur, plus exigeant que le maître. Lorsque M. Alquier eut appris par les rapports des consuls et par de multiples renseignements qu'on s'était joué de lui, lorsqu'il sut, à n'en pouvoir douter, que partout les lois de blocus étaient effrontément violées, sa colère fut d'autant plus vive que ses illusions tombaient de plus haut : furieux d'avoir été pris pour dupe, il fit de nos démêlés avec la Suède sa querelle personnelle. Non content de témoigner par un brusque changement d'attitude, par des manières impolies et grossières, son mépris et sa colère, il fit plus et se décida spontanément à une démarche d'une extrême gravité. De son chef, sans y avoir été invité ou autorisé par son gouvernement, il rédigea et adressa au baron d'Engeström une note écrite, une missive furibonde, où nos griefs étaient repris et commentés avec une virulence tout à fait en dehors du ton diplomatique. Ce réquisitoire ne se bornait pas à taxer de fourberie et de mensonge les gouvernants actuels de la Suède ; il les accusait de trahir l'intérêt public et leur présageait le pire destin : une révolution vengeresse avait châtié les fautes de leurs prédécesseurs ; le retour à une politique misérable aurait pour infaillible effet de replacer le gouvernement suédois dans la situation qui a produit la catastrophe du dernier Gustave[34].

Aucun homme de cœur, aucun ministre soucieux de la dignité nationale n'eût toléré ces menaces. M. d'Engeström, sortant de son naturel placide et larmoyant, rendit outrage pour outrage. A la diatribe française, il répondit par une note dans laquelle il prenait violemment à partie notre ministre et l'accusait, dans les termes les moins ménagés, de brouiller à dessein les deux cours, pour quitter une résidence qui lui déplaisait. Le climat de ce pays-ci, lui disait-il, peut bien vous être contraire, vous pouvez former des vœux pour avoir une autre destination, mais il n'y aurait pas de loyauté à provoquer votre changement par des assertions dénuées de preuves... Ceux qui pourraient avoir la coupable pensée de provoquer la discorde finiraient toujours par être démasqués. En terminant, il protestait contre un écrit qui, en attaquant l'honneur national, offrait l'exemple de la violation la plus inouïe du droit des gens[35].

Devant cette réplique, l'indignation et la colère d'Alquier n'eurent plus de bornes ; il refusa de recevoir la note suédoise, la renvoya à son auteur et rompit avec lui toutes relations. Quelques jours après, le 25 août, il provoquait une explication avec le prince royal. Celui-ci ne la lui refusa point : il cherchait lui-même une occasion de dire au représentant de la France tout ce qu'il avait sur le cœur, de publier et de crier ses griefs : la rencontre de ces deux hommes, également enfiévrés de passion et de haine, devait inévitablement aboutir à un choc violent : ce fut l'explosion de l'orage.

La conversation débuta pourtant sur un mode assez doux. Bernadotte convint que la réponse de M. d'Engeström était raide ; il ajouta même, par un aveu inattendu, qu'à la place de M. Alquier il eût fait comme lui et refusé de recevoir la pièce. Mais bientôt, avec acrimonie, il se plaignit de tous les agents français, consuls ou autres, établis en Suède ; à l'entendre, parmi ces hommes passionnés ou calomnieux, il n'en était pas un qui ne cherchât, par des motifs plus ou moins avouables, à envenimer les discussions, à tendre les rapports, à le dénigrer personnellement aux yeux de l'Empereur ; c'était d'eux que lui venaient tous les traits dont il était continuellement harcelé, qui ne lui laissaient aucun repos et lui faisaient l'existence insupportable : Il est bien extraordinaire, dit-il, qu'après avoir rendu d'aussi grands services à cette France, j'aie continuellement à me plaindre de ses agents.

Alquier commençait de son côté à s'échauffer ; il finit par dire : Vous vous plaignez étrangement de cette France, Monseigneur ; si vous l'avez bien servie, il me semble qu'elle vous a bien récompensé, et j'oserai maintenant vous demander ce que vous avez fait pour elle depuis votre arrivée en Suède, si l'influence de la France s'est accrue par votre avènement, quelle preuve d'intérêt ou de dévouement vous avez donnée à l'Empereur depuis près d'une année... Vous prodiguez aux Anglais toutes les ressources que votre pays peut offrir, et vous n'avez rien voulu faire en faveur de la France.

Bernadotte essaya d'abord assez faiblement de défendre sa conduite. Tout à coup, dédaignant de se justifier et découvrant le fond de sa pensée, il s'écria : Au reste, je ne ferai rien pour la France, tant que je ne saurai pas ce que l'Empereur veut faire pour moi, et je n'adopterai ouvertement son parti que lorsqu'il se sera lié avec nous par un traité ; alors je ferai mon devoir. Au surplus, je trouve un dédommagement et ma consolation dans les sentiments que m'a voués le peuple suédois. Le souvenir du voyage que je viens de faire ne s'effacera jamais de mon cœur. Sachez, monsieur, que j'ai vu des peuples qui ont voulu détacher mes chevaux et s'atteler à ma voiture. En recevant cette preuve de leur amour, je me suis presque trouvé mal. J'avais à peine la force de dire aux personnes de ma suite : Mais, mon Dieu ! qu'ai-je fait pour mériter les transports de cette nation, et que fera-t-elle donc pour moi lorsqu'elle me sera redevable de son bonheur ? J'ai vu des troupes invincibles dont les hourras s'élevaient jusqu'aux nues, qui exécutent leurs manœuvres avec une précision et une célérité bien supérieures à celles des régiments français, des troupes avec lesquelles je ne serai pas obligé de tirer un seul coup de fusil, à qui je n'aurai qu'à dire : En avant, marche ! des masses, des colosses qui culbuteront tout ce qui sera devant eux.

Ah ! c'en est trop, interrompit Alquier ; si jamais ces troupes-là ont devant elles des corps français, il faudra bien qu'elles nous fassent l'honneur de tirer des coups de fusil, car assurément elles ne nous renverseront pas aussi facilement que vous paraissez le croire. Bernadotte : Je sais fort bien ce que je dis, je ferai des troupes suédoises ce que j'ai fait des Saxons, qui, commandés par moi, sont devenus les meilleurs soldats de la dernière guerre.

Sans relever cette énormité, Alquier glissa quelques observations sur l'inutilité qu'il y avait pour la Suède à armer présentement : Je suis au contraire, lui dit le prince, plus résolu que jamais à lever de nouvelles troupes. Le Danemark a cent mille hommes sous les armes, et j'ignore s'il n'a pas quelque dessein contre moi. D'ailleurs, je dois me prémunir contre l'exécution du projet entamé par l'Empereur aux conférences d'Erfurt pour le partage de la Suède entre le Danemark et la Russie. Il ajouta que cet avis lui avait été donné de Pétersbourg par des femmes, qui savaient et lui écrivaient tout... — Mais je saurai me défendre, reprenait-il avec exaltation ; il me connaît assez pour savoir que j'en ai les moyens. Les Anglais ont voulu se montrer exigeants avec moi ; eh bien, je les ai menacés de mettre cent corsaires en mer, et à l'instant ils ont baissé le ton.

Ces fanfaronnades n'étaient que le début d'une sortie plus extraordinaire que tout le reste. Au surplus, dit le prince, quels que soient mes sujets de plainte contre la France, je suis néanmoins disposé à faire tout pour elle dans l'occasion, quoique les peuples que je viens de voir ne m'aient demandé que de conserver la paix, à quelque prix que ce pût être, et de rejeter tout motif de guerre, fût-ce même pour recouvrer la Finlande, dont ils m'ont déclaré qu'ils ne voulaient pas. Mais, monsieur, qu'on ne m'avilisse pas, je ne veux pas être avili, j'aimerais mieux aller chercher la mort à la tête de mes grenadiers, me plonger un poignard dans le sein, me jeter dans la mer la tête la première, ou plutôt me mettre à cheval sur un baril de poudre et me faire sauter en l'air !

Tandis que le prince, roulant des regards furibonds, proférait ces extravagances, la porte de son cabinet s'était ouverte ; son jeune fils, âgé de douze ans, avait franchi le seuil et fait quelques pas dans la pièce. S'apercevant de cette entrée, ménagée ou non, Bernadotte y vit l'occasion d'un grand jeu de scène ; il s'élança vers l'enfant, et s'emparant de lui d'un geste théâtral : Voilà mon fils, dit-il, qui suivra mon exemple ; le feras-tu, Oscar ?Oui, mon papa. — Viens que je t'embrasse, tu es véritablement mon fils. Alquier ajoute dans son rapport : Pendant cette scène si honteuse et si folle, le prince, agité par la plus forte émotion, avait tous les dehors d'un homme en démence. J'avais tenté plusieurs fois de me retirer, et toujours il m'avait retenu. J'étais enfin parvenu à la porte du cabinet, lorsqu'il me dit :J'exige de vous une promesse, c'est que vous rendrez compte exactement à l'Empereur de cette conversation. — Je m'y engage, puisque Votre Altesse Royale le veut absolument. — Je viens de le faire, Monseigneur, et je prie Votre Excellence de croire que j'ai fidèlement tenu parole[36].

Les derniers mots du prince n'étaient-ils qu'une suprême bravade ? A l'encontre de ce qu'il paraissait désirer, espérait-il qu'Alquier tairait une partie de la conversation et ne le montrerait pas dans l'égarement de sa colère ? Au contraire, nourrissait-il encore le fol espoir d'arracher à l'Empereur, par la violence et la menace, cette promesse d'un grand avantage territorial, ce don de la Norvège qui tardait tant à venir ? Quoi qu'il en soit, ses allusions réitérées ne permettent aucun doute sur la cause primordiale du ressentiment qui avait déterminé en lui cet accès de délirante fureur. Si nos exigences en matière commerciale, si les tracasseries d'Alquier l'avaient fortement irrité, c'était surtout le dédaigneux silence opposé par l'Empereur à ses requêtes, à ses avances, c'était cette manière de le traiter en personnage suspect et négligeable, qui avait particulièrement ulcéré son amour-propre et déçu ses convoitises : il reprochait moins à la France de lui trop demander que de ne lui avoir rien accordé encore : sa rage était surtout celle du solliciteur éconduit ou du moins indéfiniment ajourné.

Dans l'esclandre survenu à Stockholm, Napoléon sut faire la pari des responsabilités respectives. Engeström dans sa note, Bernadotte dans son langage avaient porté un défi Li toutes les convenances, mais Alquier s'était attiré ces répliques par son attitude agressive ; c'était lui qui avait pris l'initiative d'un scandaleux débat. Napoléon ne voulut pas le désavouer publiquement et le disgracier, car la note ministérielle suédoise avait en quelque sorte interverti les torts ; il comprit toutefois que le maintien de cc ministre à Stockholm devenait impossible ; il l'en fit prestement et discrètement déguerpir. Au reçu du rapport relatant la conversation du 25 août, le duc de Bassano invita le baron par retour du courrier à remettre le service entre les mains d'un chargé d'affaires, à plier bagage, à quitter son poste sans prendre congé ni voir personne, à repasser le Sund et à échanger la légation de Stockholm contre celle de Copenhague : ce transfert était une demi-satisfaction donnée à la Suède, outragée dans la personne d'un de ses ministres.

Quant à Bernadotte, si las que fût l'Empereur de ses incartades, si dégoûté qu'il fût du personnage, il dédaigna de relever ses paroles et le jugea au-dessous de sa colère. Une fois de plus, il se borna à se détourner de lui comme d'un esprit incohérent, troublé de vaines agitations, malade d'ambition et d'orgueil, à traiter par l'isolement. Il fit mander au chargé d'affaires, M. Sabatier de Cabre, de se conformer au système qui avait été recommandé en vain à Alquier et qui consistait à éviter avec le prince toute conversation politique. Quelques semaines après, formulant plus rigoureusement l'interdit, il écrivait au ministre des relations extérieures : Vous ferez connaître au chargé d'affaires, dans ses instructions, que je lui défends de parler au prince royal ; que, si le prince l'envoie chercher, il doit répondre que c'est avec le ministre qu'il est chargé de traiter. Il doit garder avec le prince royal le plus absolu silence, ne pas même ouvrir la bouche. Seulement, si le prince se permettait de s'échapper en menaces contre la France, comme cela lui est déjà arrivé, le chargé d'affaires doit dire alors qu'il n'est pas venu pour écouter de pareils outrages et qu'il se retire[37].

M. de Cabre ne se trouva pas dans le cas de pousser les choses aussi loin, et même Bernadotte lui fit au sujet d'une entente possible, d'un gage qui le rassurerait sur les intentions de l'Empereur, quelques insinuations laissées sans réponse ; mais on peut croire qu'elles ne trahissaient plus chez leur auteur que de fugitives hésitations. En fait, c'était vers Alexandre que ses regards se tournaient désormais : sans entrer encore en matière avec lui et sans parler d'alliance, il lui adressait de plus significatifs sourires, cajolait davantage son envoyé[38] ; il se rouvrait ainsi le chemin de Pétersbourg ; pour s'y jeter délibérément, il attendait qu'un acte de violence trop facile à prévoir de la part de l'Empereur lui servit d'excuse auprès de ses futurs sujets et levât les derniers scrupules de la nation.

Napoléon apercevait ce changement de direction, mais ne s'en inquiétait pas outre mesure. Son illusion était toujours de croire qu'il n'aurait pas besoin de s'entendre avec le prince pour disposer de la Suède ; que celle-ci lui reviendrait spontanément, au jour de la grande explosion ; qu'alors l'espoir de reconquérir la Finlande porterait la nation tout entière au-devant des intentions du gouvernement[39], et que Bernadotte, entraîné malgré lui, n'aurait plus qu'à se faire le soldat de l'idée nationale. En un mot, Napoléon s'imaginait que s'il rencontrait aujourd'hui les Suédois contre lui avec l'Angleterre, il les retrouverait avec lui contre la Russie, pourvu qu'il ne leur rendit pas ce retour trop difficile par une scission éclatante. De là, dans ses rapports officiels avec leur gouvernement, de nouvelles alternatives de rigueur et de longanimité. Parfois, en présence d'actes attestant une partialité éhontée pour le commerce et la cause britanniques, la patience lui échappe : il songe à sévir, à faire occuper la Poméranie, théâtre des principales infractions, à lancer des notes fulminantes qui constitueront l'état de guerre[40] : puis, il se ravise, impose silence à ses ressentiments, laisse s'accumuler ses griefs, se réservant d'en faire niasse plus tard et de demander aux Suédois à titre de réparation, en même temps qu'il leur offrira son alliance et leur promettra la Finlande, le droit d'occuper la Poméranie et d'y faire lui-même la police.

Sa querelle avec eux ne dégénérait donc pas en rupture ouverte, n'augmentait pas ostensiblement les complications de l'heure présente et passait à peu près inaperçue. Il en était autrement d'une crise survenue soudain en Allemagne. Là, un bruit d'armes retentissait, grossissait sans cesse, mettait l'Europe en émoi ; la Prusse se levait d'un subit élan ; folle de terreur, croyant qu'on en voulait à son existence, elle semblait saisie d'un vertige de guerre, et ce belliqueux coup de tète jetait le trouble dans le jeu des deux empereurs, en risquant de les mettre prématurément aux prises.

 

 

 



[1] BOGDANOVITCH, I, 33.

[2] Correspondance, 17394, 18242, 18245.

[3] Lettre confidentielle du 19 novembre 1811.

[4] Lettre confidentielle du 19 novembre 1811.

[5] Correspondance, 18140.

[6] Correspondance, 18300, 18477.

[7] Correspondance, 18170, 18175, 18187, 18208, 18215, 18226. Cf. les réponses de Davout, aux Archives nationales, AF, IV, 1651-1656.

[8] Correspondance, 18333.

[9] Correspondance, 18218, 18285.

[10] Lettre du novembre 1811. Archives nationales, AF, IV, 1656.

[11] Correspondance, 18281, 18333, 18365, 18400, et en général toute la Correspondance impériale depuis août 1811 jusqu'a février 1812. Désormais, il n'est presque plus de jour qui s'écoule sans être marqué par l'expédition d'un ou de plusieurs ordres.

[12] Correspondance, 18337, 18355-18356.

[13] Correspondance, 18281.

[14] Correspondance, 18386. Cf. le n° 18404.

[15] Lettre de Maret à Latour-Maubourg, septembre 1811.

[16] Conversation avec le ministre de Prusse, rapportée par Tchernitchef le 12 janvier 1812, volume cité, 282.

[17] ONCKEN, rapport de Saint-Julien publié à la suite du tome II, p. 611 et suivantes.

[18] BOGDANOVITCH, I, 37.

[19] ONCKEN, loco citato.

[20] Mémoires de Wolzogen, 77-79.

[21] Ce fait a été révélé par Alexandre lui-même à l'envoyé suédois Lœwenhielm. Correspondance inédite de Lœwenhielm, mars à mai 1812 ; archives du royaume de Suède.

[22] Archives des affaires étrangères, Turquie, 222.

[23] Correspondance, 17916.

[24] Alquier à Champagny, 20 mars 1811.

[25] Correspondance de Tarrach, 31 mai.

[26] Voyez l'ouvrage sur Désirée, reine de Suède et de Norvège, par le baron HOSCHILD, p. 62.

[27] Correspondance de Tarrach, 7 juin.

[28] Alquier à Maret, 25 juin 1811.

[29] Correspondance de Tarrach, 19 juin.

[30] Correspondance de Tarrach, 19 juin.

[31] Correspondance de Tarrach, 19 juin.

[32] Archives des affaires étrangères, Suède, 296.

[33] Note du 19 juillet 1811. Archives des affaires étrangères, Suède, 296.

[34] Archives des affaires étrangères, Suède, 296.

[35] Archives des affaires étrangères, Suède, 296.

[36] Alquier à Maret, 25 août 1511. Cette dépêche est consacrée au compte rendu de la conversation et aux conclusions qu'en tire notre ministre. Divers extraits en ont été cités et analysés par BIGNON, X, 177-179 ; GEFFROY, Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1855, et THIERS, XIII, 217-219.

[37] Correspondance, 18233.

[38] Voyez les dépêches du baron de Nicolay, chargé d'affaires russe ; archives Woronzof, t. XXII, pages 427 et suivantes.

[39] Maret à Alquier, 17 juillet 1811.

[40] Correspondance, 18233.