NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier

L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE

II. — 1809. - LE SECOND MARIAGE DE NAPOLÉON - DÉCLIN DE L'ALLIANCE

 

CHAPITRE IX. — LE SECRET DU TSAR.

 

 

Le prince Adam Czartoryski dans le cabinet de l'empereur Alexandre. — Début de leurs relations. — Pétersbourg en 1796. — Rencontre dans les jardins de la Tauride. — Scène mémorable. — Les leçons de Laharpe. — Générosité native et premières aspirations d'Alexandre. — Il voudrait apaiser et consoler la Pologne. — Joie et confiance de Czartoryski. — Alexandre aux prises avec la réalité. — Revirement progressif et complet. — Sous le coup des terreurs inspirées par Napoléon, le désir de restaurer la Pologne, en l'unissant à la Russie, rentre dans l'esprit du Tsar. — Première idée d'une guerre offensive contre la France. — Le parti russe à Varsovie. — Proposition transmise par Galitsyne. — Conseils demandés à Czartoryski. — Défiance réciproque. —Divergence de vues entre le Tsar et son chancelier. — Le représentant de la tradition. — Le traité en suspens. — Envoi à Paris d'un contre-projet russe ; Napoléon mis en demeure de souscrire à une capitulation diplomatique. — Angoisses croissantes d'Alexandre. — Le regard d'Austerlitz. — Nouvel entretien avec Czartoryski. — Projet de surprendre et d'enlever le grand-duché. — Combinaisons diverses. — Politique secrète et personnelle d'Alexandre. — Tentative auprès de l'Autriche. — M. d'Alopéus. — Mission simulée auprès de Murat ; mission réelle à Vienne. — Paroles tentatrices. — Le point de dissentiment entre Pétersbourg et Vienne. — Alexandre persiste à réunir les Principautés et offre à l'Autriche des compensations. — La Serbie. — Le grand projet de 1808. — Indiscrétion calculée. — Mystérieux efforts d'Alexandre pour détourner de Napoléon la Pologne et l'Autriche : il entame des hostilités indirectes parallèlement à une reprise de négociation.

 

Tandis que la France et la plus grande partie de l'Europe célébraient les noces du nouveau Charlemagne, d'émouvantes scènes se passaient dans le cabinet de l'empereur Alexandre. Dévoré d'inquiétudes et de soucis, ce monarque s'était retourné vers l'homme qui avait été le dépositaire de ses premiers secrets et sort ami plus encore que son ministre. Le prince Adam Czartoryski était rentré à Pétersbourg l'automne précédent, après une année d'absence ; depuis quelques semaines, Alexandre cherchait à le rapprocher de lui et l'appelait de nouveau à d'intimes entretiens. A l'heure où la Pologne faisait son tourment, c'était à un grand seigneur polonais, dont il connaissait le patriotisme, mais dont il appréciait le dévouement à sa personne, qu'il avait voulu confier sa peine et demander secours.

Leur amitié datait de quatorze ans s'était nouée dans des circonstances frappantes et romanesques. Après le démembrement final de la Pologne, en 1795, l'impératrice Catherine avait exigé que l'illustre famille des Czartoryski lui confiât ses fils et donnât ce gage de soumission ; c'était à ce prix qu'elle laissait espérer un adoucissement de rigueur et une restitution de biens. Le jeune prince Adam lui avait été livré en otage ; à Pétersbourg, il avait reçu mi brevet d'officier aux gardes et portait l'uniforme russe comme une livrée de servitude. L'Impératrice le traitait bien, la société lui offrait distractions et plaisirs, sans réussir à dissiper sa tristesse d'exilé et sa hautaine mélancolie. Dès son arrivée, il avait été remarqué par le grand-duc Alexandre, alors figé de dix-huit ans, fils aîné du tsarévitch Paul et héritier du trône au second degré. Au bout de quelque temps, Alexandre témoigne le désir de l'entretenir en particulier : ils se rencontrent dans les jardins du palais de Tauride, par un de ces jours de printemps naissant où la nature du Nord  s'épanouit dans sa fugitive splendeur et se hâte de vivre. Dès les premiers mots, un invincible penchant les porte l'un vers l'autre ; leurs âmes s'attirent, se rapprochent, et dans cette cour où le représentant de la race proscrite ne lit sur tous les visages qu'indifférence ou stérile pitié, c'est le successeur même de Catherine qui s'est trouvé pour le comprendre.

En vain chercherait-on à cette scène un pendant dans l'histoire ; il faut le demander à l'une des conceptions célèbres du génie dramatique, se rappeler en quels traits le poète allemand a peint le fils de Philippe II maudissant tout bas la politique inexorable de son père, s'éprenant d'équité et de vertu, torturé d'aspirations généreuses, et reconnaissant dans un ami vrai sa conscience vivante. Alexandre, c'est Carlos d'Espagne : Czartoryski, c'est Posa.

L'impératrice russe avait fait élever son petit-fils sous ses veux, avec un soin jaloux : elle voyait en lui l'espoir de sa race et le continuateur de son œuvre. Pourtant, habile à flatter les écrivains et les penseurs d'Occident, à se concilier ces dispensateurs de la renommée, elle avait donné pour maitre au Grand-duc un de leurs disciples, le Genevois Laharpe ; elle avait jugé bon que le futur autocrate prit quelque teinture de cet esprit libéral et philosophique dont elle-même avait su se parer avec un art consommé. Cependant, il s'est trouvé que le jeune prince était doué d'une sensibilité et d'une imagination exaltées, qu'il éprouvait le besoin de croire et de s'enthousiasmer. Répondant à ces instincts élevés et vagues, les principes développés devant lui par Laharpe ne l'ont pas seulement effleuré, mais conquis et pénétré, et son âme s'est ouverte toute grande au souffle d'idéal qui traversait le siècle. Il rêve aujourd'hui le règne de la justice et de la félicité universelles, son cœur bat pour l'humanité, et lorsque Czartoryski lui parle d'émancipation, de liberté, ces mots rencontrent en lui leur écho et y soulèvent de nobles ardeurs.

Heureux de trouver à qui s'ouvrir, à qui se confier, Alexandre laisse éclater des sentiments qu'il a jusqu'alors renfermés et celés, car la surveillance dont il est l'objet lui a malheureusement donné l'habitude et le goût de dissimuler. Il avoue qu'il hait dans son cœur tout ce qu'il est contraint d'adorer publiquement ; il s'insurge contre la raison d'État, contre les crimes qu'elle engendre ou glorifie, et se refuse a vénérer le despotisme bien ordonné dont Catherine lui présente l'imposante image. Il n'a de Goût que pour les institutions libres : le mot de République exerce sur lui un mystique prestige. Partout, il est du parti des opprimés ; ses sympathies vont à ceux qui luttent ou qui souffrent ; il souhaite des succès à la République française, qu'il aperçoit au loin combattant les monarchies coalisées ; mais c'est surtout le nom de la Pologne qui éveille en lui une immense pitié. Il plaint cette nation, il a admiré ses derniers efforts, il la voudrait heureuse et se promet d'en être un jour le consolateur. — A entendre ces mots, Czartoryski se sent bouleversé d'émotion et de joie ; il remercie la Providence du miracle qu'elle a fait et la loue d'avoir placé ces aspirations dans le prince qui semblait appelé à continuer l'œuvre de fer et de sang. Tous deux bâtissent maintenant des projets dans les nuages de l'avenir, parlent de reconstituer la Pologne et de lui rendre une existence nationale, en l'unis-saut à la Russie par des liens fraternels, et dans l'adolescent au regard inspiré, aux traits ravissants, qui lui dit d'espérer, Czartoryski croit distinguer un être surhumain, suscité pour une mission réparatrice, et salue l'ange libérateur de sa patrie[1].

Quatre ans après, Alexandre était appelé au trône, après la catastrophe dont le souvenir devait à jamais désoler sa conscience. Investi du pouvoir, il se trouvait aux prises avec la réalité ; il avait à compter avec les intérêts engagés, avec les traditions de son État, n'osait s'affranchir brusquement de ces liens pour suivre son rêve transcendant, et se résignait à régner comme ses prédécesseurs, tout en pensant autrement qu'eux. Son intimité avec Czartoryski, qui n'avait plus cessé depuis leur première entrevue, n'en subsistait pas moins ; il avait appelé le prince dans le conseil secret où s'élaboraient des ébauches de réforme et des essais de libéralisme. Parfois le nom de la Pologne revenait sur ses lèvres, mais ce n'était plus de la même manière[2]. S'il promettait d'améliorer le sort des provinces annexées, s'il accordait des réparations individuelles, l'idée d'une Pologne autonome, prenant place dans l'empire comme un élément distinct et doué de vie, s'affaiblissait, s'obscurcissait en lui. Il traitait ce projet de chimère et pourtant disait l'aimer toujours, le porter au fond de son cœur : combien regrettait-il le temps où il pouvait se livrer à cette généreuse utopie : C'était une idée d'enfant, oh ! mais divinement belle ![3]

Plus tard, Czartoryski avait été élevé à des fonctions actives et éminentes, adjoint au ministère des affaires étrangères, puis chargé seul de ce département, en 1804 et 1805. Il avait alors présenté en vain divers projets de restauration, tous compatibles avec le maintien ou l'accroissement de la puissance russe. En 1805, il avait obtenu presque une promesse, aussitôt rétractée, et peu à peu le déroulement des circonstances, l'enchaînement des fatalités, avaient amené Alexandre à considérer toute renaissance de la Pologne, sous une forme quelconque, comme le péril le plus : grave qui pût menacer la sécurité et l'unité de l'empire. Toujours doux et humain aux personnes, sévissant à regret, il était devenu rigoureux sur le principe, inflexible, et c'est ainsi que nous l'avons vu s'acharner contre l'idée polonaise, en poursuivre toutes les manifestations, se donner pour but de l'étouffer, et se constituer le persécuteur en chef[4] d'une nation qu'il redoutait sans lui porter une haine préconçue. En même temps, sa politique générale avait évolué à plusieurs reprises, et les oscillations de sa pensée, l'entraînant dans des voies diverses, ne lui avaient fait trouver dans aucune la sérénité et le bonheur.

En vérité, il avait essayé de tout, et tout lui avait manqué. Au début de son règne, il avait voulu jouer entre les États le rôle de modérateur, soustraire l'Europe à la prise de Bonaparte et la reconstituer sur des bases rationnelles. Chez les cours qu'il s'était associées pour cette œuvre, il n'avait trouvé que sécheresse de cœur, vues égoïstes et cyniques, faiblesse ou mensonge, et les déceptions de sa politique ne lui avaient pas été moins cruelles que les désastres de ses armées. Dégoûté de ses alliés, il s'était livré au vainqueur ; il avait subi l'ascendant du génie, s'était juré de suivre Napoléon et de l'imiter. Il avait voulu être conquérant à son tour, goûter l'émotion enivrante des succès par l'épée, reprendre et dépasser les plans de ses devanciers ; il s'était mis à reculer partout les bornes de sa domination et au fond de cette voie n'avait retrouvé qu'amertume. Les résultats acquis, si sensibles qu'ils fussent, demeuraient incertains, précaires, et au prix de quelles dangereuses complaisances n'avait-il pas fallu les acheter ! Désabusé de Napoléon, Alexandre s'était arrêté en dernier lieu à un parti équivoque et mixte : conserver l'alliance sans en remplir les devoirs, se dégager de toute solidarité effective avec l'ambitieux empereur, mais le ménager encore, le flatter par de doucereuses paroles, affecter la fidélité et la condescendance ; à ce prix, il gagnerait sans doute le droit de vivre en repos ; il pourrait s'éloigner des affaires européennes, se consacrer aux soins de l'intérieur, se vouer moins à la grandeur de l'État qu'au bonheur des peuples. Dernière et vaine illusion ! Napoléon n'a pas souffert qu'Alexandre ne fût à lui qu'à demi ; il l'a mis en demeure de se livrer plus complètement et, sur un refus de gage, s'est détourné vers un système où la Russie n'aperçoit plus qu'intentions malfaisantes et préméditation d'offensive. Cette guerre qu'Alexandre a espéré écarter de ses frontières, par une suite d'atermoiements et de demi-mesures, il juge qu'elle s'en rapproche aujourd'hui, qu'elle va le saisir et le surprendre dans son œuvre rénovatrice. Eu cette année 1810 où viennent d'éclore ses projets d'amélioration et de réforme, où il a compté cueillir les fruits de son zèle pacifique, il lui faut aviser de nouveau à des mesures de combat, se préparer à lutter pour l'existence, à rentrer dans l'ère d'angoisse et de sang. Devant lui, il croit distinguer l'invasion menaçante : tout lui en devient symptôme, signe avant-coureur, et par une fatalité vengeresse, c'est la Pologne, objet naguère de sa compassion, négligée ensuite, poursuivie enfin avec une âpre rigueur, qui devient contre lui l'arme désignée aux mains de l'adversaire, le moyen d'agression et l'instrument de torture.

Alors, dans le trouble de son mine, il se demandait si son enthousiasme juvénile n'avait pas vu clair et plus loin que ses calculs égoïstes de souverain et de politique, si la raison d'État ne lui commandait point aujourd'hui d'être audacieusement juste, magnanime, si son intérêt bien entendu n'était pas de réaliser le roman ébauché jadis dans les jardins de la Tauride ? Est-il trop tard, après tout, pour réparer le crime qui pèse d'un poids si lourd sur les destinées de l'empire ? Cette Pologne que Napoléon va restaurer dans un but d'ambition et en haine de la Russie, ne peut-on la refaire avant lui, contre lui, s'en servir pour le combattre et le vaincre ? La Russie possède encore la plus vaste portion de l'ancien royaume, la majeure partie de ses habitants. Jusqu'à présent, elle n'a songé qu'à plier au joug ces millions d'hommes, a effacer en eux tout souvenir et tout regret du passé, et elle n'y a réussi qu'imparfaitement : ne saurait-elle, par un traitement plus équitable, obtenir qu'ils s'associent librement et spontanément à son sort ? Alexandre n'est que leur maitre : qu'il se fasse leur chef ; qu'il leur rende leur nom, leurs lois, leurs institutions, leur langue ; qu'il les dote d'une administration nationale ; qu'il érige leur pays en royaume distinct, accolé et lié indissolublement à son empire ; qu'il relève la couronne de Pologne et la joigne sur son front à celle des tsars ; l'État ainsi recréé offrira un point de ralliement aux autres parties de la nation morcelée, et on les verra toutes, y compris le duché de Varsovie, se fondre et s'anéantir en lui. Ce pouvoir d'attraction qu'exerce actuellement le grand-duché, il le subira désormais. Si les Varsoviens s'attachent à Napoléon, c'est que sa protection leur apparait comme l'unique moyen de rétablir leur patrie ; qu'on leur montre sur leur frontière cette patrie ressuscitée, vivante, venant à eux, ils lui tendront les bras et délaisseront Napoléon, qui ne leur offre qu'une espérance, pour Alexandre, qui leur présentera une réalité.

A l'heure même où ce prince se proclamera roi de Pologne, ses troupes envahiront brusquement le duché dégarni de Français. L'armée varsovienne, prévenue et travaillée à l'avance, rejettera l'autorité du roi saxon et l'alliance oppressive du conquérant ; elle rompra ses rangs pour se reformer autour du monarque national, désertera le drapeau pour rejoindre la patrie, et, par cette défection salutaire, donnera peut-être à l'Europe le signal de la révolte. Sans doute, c'est la guerre avec Napoléon, c'est la guerre offensive, entamée sans motif évident et palpable, débutant par une de ces déloyales surprises dont l'Autriche et la Prusse ont été tour à ton et si durement châtiées ; c'est le rôle d'agresseur assumé, et l'apparence, sinon la réalité du droit, mise contre soi. N'importe ! Alexandre est tellement persuadé que la guerre avec la France est inévitable qu'il se demande si le meilleur moyen de la soutenir avec avantage n'est point de la commencer lui-même, de prévenir l'adversaire, de le gagner de vitesse, d'arriver avant lui sur la Vistule et l'Oder. Son imagination engendre de téméraires desseins que sa volonté vacillante hésitera toujours à exécuter. Pour échapper au fantôme qui le hante, il incline par moments à se jeter dans un péril réel, dans une formidable aventure, et l'excès même de la crainte le pousse à de suprêmes audaces.

Ses espérances, il faut le dire, ne reposaient point sur des données purement spéculatives ; elles se fondaient sur un fait réel, l'existence en Pologne et même à Varsovie d'un parti russe. Naguère, ce parti avait joué un rôle important et professé une doctrine fort soutenable. A la fin du dix-huitième siècle, lorsque l'ancienne République, énervée par ses divisions, minée par l'intrigue, impuissante à se donner les organes nécessaires à la vie des États modernes, entourée de convoitises impatientes, s'acheminait irrémédiablement à sa ruine, quelques-uns de ses meilleurs citoyens, entre autres le père et l'oncle du prince Adam, n'avaient vu pour elle de salut et de refuge qu'en la Russie. A leurs yeux, la Pologne n'échapperait au morcellement, c'est-à-dire au supplice et à la destruction, qu'en se subordonnant tout entière au grand empire slave, en s'abritant sous son égide, en s'inféodant à lui étroitement : moyennant ce sacrifice, elle conserverait son autonomie, son individualité, son intégrité, s'assurerait une protection puissante, et sauverait sa nationalité au prix de son indépendance.

Depuis, la politique de Catherine, sa participation au triple démembrement, la rigueur avec laquelle elle avait traité les provinces tombées dans son lot, avaient infligé à ces prévisions un cruel démenti. Malgré tout, le parti russe existait encore et tournait parfois vers le petit-fils de Catherine un regard d'espérance. Il avait donné récemment une preuve remarquable de vitalité. En 1809, pendant la guerre d'Autriche, lorsque l'armée du prince Galitsyne, après de longues tergiversations, avait enfin franchi la frontière, un groupe de seigneurs varsoviens et de magnats galiciens s'était adressé au généralissime russe, dans le plus grand secret, et lui avait communiqué l'avis suivant : si l'empereur Alexandre consentait à reformer la Pologne d'autrefois, en hi plaçant sous son sceptre, en lui rendant ses anciennes limites, toute une partie des nobles le reconnaîtrait immédiatement pour roi, et leur exemple pourrait entraîner le reste.

Saisi de cette proposition, transmise et appuyée par Galitsyne, Alexandre n'y avait point donné suite ; il se flattait encore, par une entente avec l'empereur des Français, d'empêcher toute restauration. Néanmoins, comme le soulèvement de la Galicie augmentait ses craintes, comme la bonne foi de Napoléon lui devenait plus suspecte, il n'avait pas cru devoir décourager totalement le parti qui se faisait fort de lui ramener la Pologne : en admettant que cette nation dût inévitablement revivre, ne valait-il pas mieux que sa résurrection s'opérait pour le compte de la Russie que par la main des Français ? La réponse faite le 27 juin 1809 aux magnats posait fi tout hasard un jalon pour l'avenir ; le Tsar, disait-elle, ne se dessaisirait jamais des provinces incorporées à son empire pour les fondre dans un État autonome, mais il ne se refuserait point, si les circonstances l'y aidaient, à régner sur une Pologne extérieure à ses frontières, composée avec le grand-duché et la Galicie[5].

Dans les mois suivants, ayant reçu Czartoryski, qui était revenu de l'étranger et qui continuait à plaider la cause de ses compatriotes, Alexandre avait conservé vis-à-vis de lui un ton froid et gêné ; pourtant, il lui avait glissé, en baissant les yeux et sans finir sa phrase[6], quelques paroles de réconfort : un jour même, en janvier 1810, comme s'il se fût laissé gagner à l'exaltation du prince, il avait fait allusion à leur ancien dessein et ne s'y était pas montré défavorable.

A cet instant, il négociait fiévreusement avec Caulaincourt le traité de proscription ; sa sincérité vis-fi-vis des Polonais demeurait donc tout éventuelle, subordonnée au cas on Napoléon ne contresignerait point la sentence de mort ; il n'entendait restaurer la Pologne à son profit que si l'impossibilité de la retenir au tombeau lui était démontrée. Six semaines plus tard, le retour de la convention non ratifiée, avec le coup de tonnerre du mariage autrichien, avait paru lui fournir cette preuve et brusquement retourné ses résolutions. Par une poussée subite, le projet éloigné depuis dix ans était venu ressaisir et réoccuper sa pensée. Affolé et hors de lui, il se demandait maintenant si cette hasardeuse ressource ne contenait point le salut ; admettant les conséquences extrêmes de son évolution, il se résignait à isoler dans l'empire ses provinces polonaises pour en faire le noyau du futur royaume. C'était à ce moment qu'il avait voulu revoir Czartoryski, qu'il l'avait mandé, et que nous les retrouvons face à face, ramenés, après de longues traverses, au point de départ de leur amitié.

 

Dans un premier entretien qui eut lieu au mois de mars, l'un et l'autre hésitèrent encore à se livrer, à revenir aux épanchements d'autrefois. Alexandre n'aborda pas franchement la question. Il prodigua d'abord au prince des témoignages d'amitié personnelle, puis se mit à parler d'amnistie, de réconciliation et d'oubli[7]. Il voulait, disait-il, prouver aux Polonais qu'il n'était point leur ennemi, qu'il désirait sincèrement leur bonheur : son but était de mériter leur affection et leur confiance, par les moyens que lui indiquerait le prince. Pour commencer, il se montrait disposé à grouper sous un régime spécial et privilégié, à reformer en corps de nation les huit gouvernements échus à son État au moment des partages, et Czartoryski n'eut pas de peine à démêler en lui le désir d'édifier une Pologne russe, destinée à attirer et absorber la Pologne française que Napoléon avait créée sur la Vistule.

Ce plan, que le prince eût salué avec transport en d'autres temps, le laissait maintenant incertain et troublé. Quelles que fussent sa répulsion pour Bonaparte et la force de ses liens avec Alexandre, son patriotisme commençait d'hésiter entre Pétersbourg- et Varsovie. Aujourd'hui que le salut pour la Pologne semblait venir d'Occident, un de ses enfants pouvait-il sans crime jeter à la traverse d'autres combinaisons ? En se prêtant aux vues du Tsar, ne s'exposerait-il pas à déchirer son pays de ses mains, à le diviser en camps ennemis, à le replonger dans la guerre intestine, à entraver par une entreprise parricide l'œuvre de la régénération nationale ? Puis, Alexandre était-il sincère ? Ce retour de sympathie partait-il d'un sentiment élevé et durable ? Au contraire, fallait-il y voir l'effet momentané des circonstances, l'attribuer exclusivement aux craintes inspirées par Napoléon, et qu'un mot, un sourire dissiperait peut-être ? Czartoryski avait trop expérimenté le caractère à la fois changeant et dissimulé de son interlocuteur pour lui rendre cette confiance qui avait fait le charme de leurs premières relations ; aujourd'hui, il se tenait constamment en garde contre une défaillance ou une arrière-pensée : L'empereur Alexandre, écrivait-il un jour, a habitué tous ceux qui l'entourent à chercher, dans toutes ses résolutions, des motifs différents de ceux qu'il met en avant[8].

Cependant, pressé plus vivement, il promit son avis par écrit sur les moyens les plus propres à gagner au Tsar les cœurs polonais. Alexandre voulut savoir à quelle époque ce mémoire pourrait lui être remis ; il ajourna jusque-là toute reprise de la discussion : s'il s'était proposé de jeter dans l'âme de Czartoryski une première et immense espérance, il hésitait à lui découvrir prématurément tous les desseins qui flottaient dans sa pensée.

C'est qu'en effet la négociation avec la France, quoique fort compromise, n'était pas rompue. Le cabinet de Pétersbourg restait saisi d'une proposition ferme, sur laquelle il avait à statuer ; il demeurait en présence du traité de garantie modifié par Napoléon, mais toujours offert et sanctionné d'avance. Il est vrai que sans l'article premier, sans cette phrase si cruelle dans sa concision : La Pologne ne sera jamais rétablie, Alexandre considérait l'acte tout entier comme dénué de signification et de portée. Mais ne pourrait-on, en insistant avec fermeté, en faisant quelques concessions sur les autres articles, obtenir de Napoléon qu'il revint sur son refus et adoptât la formule qui dispenserait de s'aventurer dans l'inconnu ? Le chancelier Roumiantsof, en particulier, se rattachait à l'espoir d'imposer à l'Empereur un accord qui permettrait de maintenir l'alliance. En dehors de ce parti, tout n'était à ses yeux que chimères et dangers. Formé à l'école de Catherine, imbu de ses inexorables principes, Roumiantsof n'admettait point de transaction avec l'inconsistante Pologne, la jugeait incapable de reprendre une existence normale[9], ne voyait en elle qu'un élément de désordre, et aspirait à supprimer radicalement le péril que son maitre songeait à détourner. D'autre part, il n'était pas éloigné de croire que Napoléon, préoccupé avant tout de sa guerre contre les Anglais, s'inclinerait devant une mise en demeure énergiquement maintenue ; il estimait que la Russie avait péché trop souvent par défaut de virilité et de résolution, qu'elle devait à la fin montrer du nerf, s'uriner d'inflexibilité, s'entêter dans ses exigences ; à force de les reproduire, elle finirait sans doute par les faire triompher. Alexandre, qui connaissait les principes de son ministre et n'avait pas jugé à propos de le mettre dans la confidence de ses entretiens avec Czartoryski, le laissait persévérer dans cette voie et consentit à y rentrer avec lui, tout en se réservant, le cas échéant, de se jeter personnellement et mystérieusement dans une autre.

La chancellerie de Pétersbourg dressa donc un nouveau traité, qui se trouva le troisième. Au contre-projet français, elle opposa un contre-projet russe et eut soin d'y reproduire la phrase qui formait le nœud de la difficulté, en se bornant à l'annoncer et à la préparer par un préambule. Au lieu de dire : article premier : Le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli, on employa ces termes : article premier : S. M. l'empereur des Français, voulant donner à son allié et à l'Europe une preuve du désir qu'il a d'ôter aux ennemis de la paix du continent tout espoir de la troubler, s'engage, ainsi que S. M. l'empereur de Russie, à ce que le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli[10]. Le premier projet russe, c'était la mort sans phrases ; le second contenait le même arrêt, expliqué et motivé. Quant aux articles subséquents, les deux textes ne différaient plus essentiellement ; Alexandre avait voulu pourtant que l'abolition des ordres fût formellement prononcée.

Le contre-projet russe partit de Pétersbourg le 17 mars, adressé au prince Kourakine et accompagné d'observations minutées par l'Empereur lui-même. L'ambassadeur devait le présenter à la signature du monarque français, sans admettre aucune modification, sans souffrir qu'un seul mot fût retranché ou intercalé. Ainsi, à l'heure même ou le Tsar commençait à tendre la main aux Polonais et à flatter leurs espérances, il sollicitait une dernière fois Napoléon d'en finir avec eux et de leur fermer l'avenir.

Comment concilier ces deux entreprises opposées, destinées à se suppléer l'une l'autre ? Le bruit du traité en préparation était venu jusqu'aux Polonais : il les avait émus, consternés ; il ne les disposait guère à écouter les suggestions de cette Russie qui élaborait en même temps un acte destiné à combler leur infortune. Czartoryski ne s'était point privé d'indiquer au Tsar cette objection : il s'était montré surpris que Sa Majesté s'occupa encore des objets dont elle l'entretenait en présence de la convention négociée avec la France ; était-ce donc, demanda-t-il timidement, que Napoléon aurait refusé sa ratification ? — Sa Majesté répondit avec quelque embarras que cela n'était point ainsi, que c'était M. de Champagny qui avait voulu mettre dans le traité des expressions et des articles allant jusqu'à détruire le nom polonais, mais qu'elle avait changé ces articles, et que la convention ainsi modifiée avait été de nouveau expédiée à Paris. Ainsi, prenant audacieusement le contre-pied de la vérité, Alexandre imputait au cabinet de Paris ses propres et impitoyables exigences ; il lui en attribuait l'initiative, en rejetait sur lui la responsabilité et l'odieux : Napoléon avait-il tort de croire que le but de la Russie était moins de le lier moralement que de le perdre auprès des Polonais et de lui enlever ses moyens matériels de défense, moins de le tenir captif sur parole que de le désarmer ?

Sans accorder une créance absolue aux explications d'Alexandre, Czartoryski se omit an travail qui lui avait été demandé. Après plusieurs jours d'étude et de réflexion, il rédigea un mémoire et le porta à l'Empereur. Trois semailles environ s'étaient écoulées depuis leur premier entretien. Durant cet intervalle, les événements avaient marché : la célébration du mariage à Paris, avec ses détails caractéristiques, les apparences croissantes de l'intimité entre la France et l'Autriche, avaient fait sur Alexandre une impression profonde et terrifiante. Il n'y avait plus à en douter : c'était l'échec définitif de son système, la mise en déroute de ses espérances, un Austerlitz diplomatique. Czartoryski fut frappé de sa contenance pleine d'abattement et de découragement : ce fut à cet instant qu'il lui retrouva dans le regard l'expression de stupeur déjà remarquée après l'écrasante journée du 2 décembre 1805, alors que le jeune monarque et son état-major quittaient au galop le champ de bataille, emportés par le torrent de la défaite, et qu'au loin, derrière eux, s'élevaient et se prolongeaient les acclamations des Français victorieux, saluant leur empereur qui passait dans leurs rangs[11]. Aujourd'hui encore, comme en 1805, on n'avait su rien prévoir ni rien prévenir ; on s'était laissé surprendre par un désastre, dont les conséquences se déroulaient et se précipitaient de toutes parts. Se jugeant menacé et talonné par un péril implacable, Alexandre demandait à tout prix un moyen de salut, cherchait instinctivement une arme pour se défendre.

Czartoryski lui lut son mémoire, qui fui écouté attentivement. Mal éclairé sur les dispositions réelles d'Alexandre, sur l'état des rapports avec la France, il était demeuré forcément dans le vague ; il conseillait d'entrer délibérément, vis-à-vis des Polonais sujets russes, dans les voies de la douceur et de la clémence, rappelait la nécessité tant de fois signalée par lui de rétablir la Pologne pour prévenir Bonaparte, mais ne suggérait aucun procédé d'exécution. D'ailleurs, n'était-il point trop tard pour reprendre un projet malencontreusement ajourné ? Et sous chaque ligne du mémoire perçait un reproche à la Russie, celui de n'avoir jamais su agir opportunément et d'avoir passé son temps à manquer l'occasion. Alexandre ne disconvint point de cette vérité : il fit avec Czartoryski son examen de conscience, se repentit de n'avoir pas reconstitué la Pologne en 1805, se laissa dire que la conduite tenue en 1809 avait été la plus mauvaise, mais il n'admettait point que les fautes commises fussent sans remède, qu'il dût renoncer à modifier une situation intolérable. Il montrait un extrême désir d'arranger les affaires de Pologne de quelque façon que ce fût et en faisant de son côté tout ce qu'il pourrait, ne dissimulant plus d'ailleurs que cette intention se liait aux grandes et légitimes inquiétudes que lui donnait la France. Sans doute, disait-il, Napoléon ne cherchait qu'a lui prodiguer des paroles tranquillisantes ; il en avait la preuve sur son bureau, mais ces déclarations, dont il connaissait la valeur, n'avaient plus le pouvoir de le convaincre. Pour qu'il retrouvât quelque sécurité, une garantie morale ne suffisait plus : il lui fallait une sûreté matérielle, un fait, la suppression du grand-duché : comment amener cet État à se dissoudre dans une Pologne qui serait créée spécialement pour l'englober ? comment disposer ses habitants à échanger leur patrie restreinte contre la grande patrie que leur rendrait la Russie ?

Pressé de répondre à cette question, Czartoryski s'excusait toujours, alléguant son éloignement de Varsovie, son ignorance de l'accueil qui pourrait être fait aux propositions russes. Alexandre ne se laissa point arrêter par ces considérations et découvrit le raisonnement sur lequel se fondait son espoir : Bah ! dit-il, sans être sur les lieux, il n'est pas difficile de savoir ce qu'on pense dans les provinces et dans le duché ; cela peut se dire en peu de mots. Les Polonais suivront même le diable, si le diable les mène au rétablissement de leur patrie. La question d'exécution fut alors serrée de plus près, divers moyens envisagés. Czartoryski se plaçait toujours dans l'hypothèse on la Russie essayerait d'agir d'accord avec Napoléon, on elle s'efforcerait d'obtenir son consentement à la disparition du duché en lui offrant sur d'autres points de notables avantages et une compensation pour le roi de Saxe. Il ne se figurait point qu'Alexandre pût admettre, sans nécessité absolue, l'idée d'une prise d'armes contre le vainqueur d'Austerlitz et de Friedland, et courir de lui-même au-devant d'une rupture. Son étonnement fut profond d'apprendre que le Tsar n'excluait point ce parti, de s'entendre demander si l'on ne pourrait pas entamer une guerre simulée avec le duché, où, d'après un arrangement concerté, les troupes russes pourraient arriver à des positions dans lesquelles, réunies aux troupes polonaises, elles pourraient tenir tête aux Français ; dans ce cas, tous les désirs de la Pologne seraient satisfaits.

Hâtons-nous d'ajouter qu'il s'agissait encore chez Alexandre d'une simple velléité, passant en lui au milieu d'un désordre d'idées. Au bout d'un instant, voyant Czartoryski frémir à la perspective d'une guerre contre Napoléon, avec ses chances bien incertaines, il parut aller brusquement à l'autre extrême, changea de chimère, ménagea à son interlocuteur une nouvelle surprise, émit l'idée de désarmer le conquérant à force de résignation et de condescendance : ne parviendrait-on pas au but en ne s'opposant pas à la formation d'un royaume de Pologne composé du duché et de la Galicie, et en permettant aux sujets des provinces polonaises de la Russie d'aller servir là-bas comme dans leur pays ?Les Polonais, ainsi contentés, n'auraient point de raison d'être contre la Russie et deviendraient tranquilles ; la France, n'ayant plus cette pomme de discorde entre elle et la Russie, n'aura aucun motif de lui faire la guerre. Cette fois, Alexandre parlait-il sérieusement ? Ne voulait-il pas simplement éprouver Czartoryski, savoir si celui-ci accueillerait avec joie tout espoir d'une restauration, même accomplie en dehors de la Russie ? Au reste, se contredisant de nouveau, il exprima bientôt la conviction qu'un conflit décisif se produirait dans tous les cas, que Napoléon le provoquerait certainement, à supposer que la Russie ne prit point les devants ; cette idée fatale était la seule qui se fût obstinément fixée dans son esprit mouvant. Il dit d'un accent pénétré qu'il ne croyait pas que ce fût encore cette année, parce que Napoléon était tout occupé de son mariage, mais qu'il s'attendait à la crise l'année prochaine : Nous sommes au mois d'avril, continua-t-il ; ainsi ce sera dans neuf mois.

Pour cette époque, il jugeait de toute nécessité que la Russie eût rassemblé ses idées et dressé ses plans sur la conduite à suivre en Pologne, qu'elle tint en réserve une solution toute prête pour l'opposer à celle que Napoléon essayerait de faire prévaloir. C'était là le but à atteindre ; quant aux voies propres à y conduire, elles restaient à trouver. Alexandre réfléchirait, aviserait ; il invitait Czartoryski à en faire autant, à se mettre en quête d'un fil qui conduirait au but. Finalement, on se sépara sans donner à l'entretien de conclusion, mais en se promettant d'en chercher une[12]. Si les deux conversations avec le prince Adam ne devaient produire immédiatement aucune conséquence visible, elles marquent le point de départ d'une trame ourdie par le Tsar en dehors et à l'insu de son ministre, par l'intermédiaire de Czartoryski et d'autres agents, pour agir auprès des Varsoviens, pour tenter leur fidélité, les détacher subrepticement de la France et les préparer aux revirements les plus inattendus de la politique moscovite, pour se mettre en mesure d'enlever et de détruire le grand-duché avec la complicité de ses habitants, de traverser ainsi les projets prêtés à Napoléon et d'organiser contre lui, en Pologne même, une guerre préventive.

La Pologne n'était pas l'unique agent de destruction que Napoléon parût devoir employer contre la Russie. Dans son plan supposé, si l'armée varsovienne lui servait d'avant-garde, c'était l'Autriche qui formait son aile droite. A Pétersbourg, nul ne doutait qu'il ne fit à l'Autriche des propositions corruptrices, et que celle-ci ne fût près de succomber à la tentation. Cependant, moins de six semaines après l'acte qui avait inopinément rapproché les deux cours, c'est-à-dire la promesse de mariage, il était difficile d'admettre que l'accord fût déjà irrévocable et complet. Apparemment, l'Autriche n'avait point enchaîné sa liberté avec tant de promptitude et de légèreté : à Vienne, il semblait y avoir tendance au mal plutôt qu'engagement pris et signature donnée. Là comme ailleurs, fallait-il désespérer de prévenir Napoléon et de le déjouer, en s'v prenant de suite et en opposant à ses offres une surenchère décisive ?

Le malheur était que le nouveau ministre dirigeant, le comte de Metternich, paraissait tout acquis au principe d'une association d'intérêts avec la France ; son voyage à Paris laissait percer de radieux desseins. Mais M. de Metternich, si bien établi que parût son crédit, n'était point maître absolu. Auprès de l'empereur François, toujours incertain et irrésolu, d'autres influences contrebalançaient la sienne ; des personnages importants, des conseillers écoutés, certains princes de la famille impériale, repoussaient toute compromission trop grave avec l'usurpateur. Chez beaucoup de membres de l'aristocratie, le nom de Bonaparte était demeuré eu horreur ; d'autres revenaient déjà de leur égarement. En Autriche, comme en Russie après Tilsit, un parti d'opposition mondaine se constituait. Actif à Vienne, il était tout-puissant à Prague, on les mécontents avaient installé leur quartier général et dressé leurs batteries. En ralliant et en employant ces éléments divers, la diplomatie russe ne parviendrait-elle point, tandis que Metternich négocierait fi Paris, à mener derrière lui, dans son clos, une intrigue qui annulerait ses efforts et détournerait son souverain de tout engagement effectif avec la France ? Il ne s'agissait point d'amener ce monarque à reprendre vis-à-vis de nous un ton d'hostilité ou même de froideur. Alexandre comprenait les nécessités de la situation ; il admettait parfaitement que l'Autriche tint à recueillir les fruits du mariage et fi s'assurer, par des rapports mieux ménagés avec Napoléon, quelques années de tranquillité. Mais, pour atteindre ce résultat, était-il indispensable de s'enchaîner à une politique dont le but avéré était l'asservissement général ? L'empereur François, en affectant vis-à-vis de son gendre les airs de la cordialité et de l'expansion, ne pourrait-il réserver en secret à ses anciens amis, à la Russie en particulier, sa prédilection et sa confiance ? Sans rompre les attaches officielles et de nature diverse qui les unissaient l'un et l'autre à l'empereur des Français, les souverains russe et autrichien conviendraient de tout se dire, de n'avoir point de mystère l'un pour l'autre, de ne rien entreprendre contre leurs intérêts réciproques, de s'entr'aider au besoin de tout leur pouvoir. La Russie et l'Autriche auraient chacune un lien légitime avec la France, mais un lien de cœur se formerait entre elles, une secrète intelligence s'établirait et subsisterait jusqu'à l'heure où les circonstances permettraient de régulariser la situation, de consommer le divorce politique avec Napoléon et de transformer l'accord occulte des deux cours en alliance déclarée.

Pour proposer a Vienne cette subtile et équivoque combinaison, on ne pouvait agir avec trop de prudence, puisqu'il était difficile de mesurer avec certitude le degré d'intimité existant entre la France et l'Autriche. Si cette dernière avait déjà disposé d'elle-même, toute parole explicite, venant de Pétersbourg, courrait le risque d'être répétée à Paris et de compromettre inutilement la Russie. Il importait donc de ne s'ouvrir qu'à demi-mot, par insinuations.

Pour plus de précaution, Alexandre évita d'employer son intermédiaire naturel avec l'Autriche, son ministre auprès d'elle, et crut devoir placer à côté du comte Schouvalof un envoyé spécial et mystérieux ; ces missions parallèles ont été de tout temps dans les usages et les goûts de la diplomatie moscovite. L'un de ses agents les plus déliés, M. David d'Alopéus, employé naguère comme ministre à Stockholm, se trouvait disponible : On ne peut nier, écrivait de lui un diplomate français[13], que ce ne soit un homme d'esprit et de talent, mais, à moins qu'il n'ait beaucoup changé depuis six ans, il est loin d'être affectionné à la France.

Ostensiblement, Alexandre le nomma son ministre à Naples, près du roi beau-frère de Napoléon. Pour se rendre de Pétersbourg en Italie, M. d'Alopéus devait passer par Vienne ; là, il s'arrêterait, s'établirait, éviterait sous de spécieux prétextes de rejoindre son poste, et trouverait à moitié du chemin le terme réel de son voyage. A Vienne, il verrait la société, fréquenterait les salons, se rendrait compte de l'esprit public, pressentirait les gouvernants et, si ses avances n'étaient pas mal accueillies, engagerait à fond la négociation dont il était chargé. Pour servir de règle à son langage, un mémoire détaillé lui fut remis ; la rédaction avait pu en être confiée au chancelier Roumiantsof, car il n'existait entre le souverain et le ministre aucune divergence d'opinion sur la nécessité d'une tentative immédiate pour regagner l'Autriche. Les efforts de Roumiantsof aboutirent à un chef-d'œuvre de dextérité. Toute de nuances et de sous-entendus, l'instruction permettait de faire entrevoir à ceux qu'il s'agissait de séduire les plus engageantes perspectives, sans leur livrer une seule parole dont ils pussent abuser[14].

L'entrée en matière était des plus ingénieuses. Pour redemander à l'Autriche ses bonnes grâces, le cabinet russe prenait occasion de l'événement même qui semblait devoir la livrer à la France. Il faisait allusion au mariage et raisonnait ainsi : De tout temps, l'empereur Alexandre s'est senti porté vers son frère autrichien par une sympathie profonde ; dans les dernières années, ce qui l'a empêché de suivre le penchant de son cœur, c'était que l'Autriche persistait vis-à-vis de la France dans une hostilité irréconciliable, alors que lui-même s'était engagé à Tilsit dans une voie opposée ; devenu notre allié, Alexandre ne pouvait demeurer l'ami de nos ennemis. Aujourd'hui qu'une heureuse occurrence est venue brusquement améliorer les rapports entre Paris et Vienne, l'obstacle au rapprochement avec la Russie se trouve levé par cela même : le Tsar peut s'abandonner à son inclination pour l'Autriche, qui n'a plus rien d'incompatible avec ses autres liaisons, et c'est pourquoi il s'applaudit très sincèrement du mariage. Un esprit moins juste que Sa Majesté en eût peut-être redouté les conséquences et pris quelque jalousie. Sa Majesté ne tombe point dans une pareille erreur, elle découvre au contraire dans le mariage une facilité de rapprochement avec une cour dont elle regrettait de se voir séparée, et son but est désormais de conserver la plus étroite alliance avec l'empereur des Français et d'établir à côté la plus étroite amitié avec celui de l'Autriche.

C'est par cette opposition de termes savamment calculée, c'est par une différence soulignée dans les expressions employées pour caractériser les rapports fi maintenir avec la France et ceux à nouer avec l'Autriche, que se trahit le véritable but de l'instruction. Elle tient fi bien marquer la distinction qu'il convient de faire entre une liaison encore obligatoire et une préférence spontanée. L'essentiel est de convaincre l'Autriche que désormais, chez l'empereur Alexandre, l'amitié primera l'alliance et devra nécessairement lui survivre. Pourquoi l'empereur François n'adopterait-il point pareille règle de conduite ? Il y trouverait dès maintenant plus complète sûreté, d'immenses avantages dans la suite.

En effet, lorsque la Russie exprime l'intention de prolonger le système de Tilsit, il va sans dire qu'elle parle au présent et n'engage nullement l'avenir. Il n'est pas possible que l'Autriche, de son cité, tienne pour définitive la situation que lui ont faite les derniers traités, qu'elle se résigne à demeurer perpétuellement exclue de l'Allemagne, rejetée de l'Italie, séparée de la mer, emprisonnée dans les limites que lui a étroitement tracées l'épée du vainqueur. Recouvrer quelques-unes au moins de ses provinces, tel doit être son but caché, mais invariable. Or, sans qu'elle ait à courir de nouveau les chances d'une aventure guerrière, une partie de ce qu'elle a perdu peut revenir, par le seul effet de la bienveillance russe. En cas de complications européennes, pour peu que l'empereur Alexandre ait à se louer d'elle, il ne l'oubliera point dans les remaniements futurs, il tiendra compte de vœux qu'il devine et approuve. Toutes les idées des hommes d'État autrichiens, dit l'instruction, ne peuvent être assises que sur cette seule et unique base : parvenir à faire reposer la monarchie de la guerre récente désastreuse, récupérer une partie des forces qu'elle a perdues, non par un nouvel essai de ses armes, mais par la voie des négociations, fruit d'un concert général. Dans cette base de la politique future du cabinet de Vienne, Sa Majesté ne trouve rien qui ne convienne à ses intérêts.

Peu à peu, l'auteur du mémoire arrive à élargir ses offres. Prévoyant implicitement l'hypothèse où l'Autriche se déciderait quelque jour à un rôle plus actif, à une politique de revanche proprement dite, il rouvre le centre de l'Europe tout entier aux convoitises de cette maison. Il est une vérité que l'on ne saurait trop méditer fi Vienne, c'est que la Russie n'a aucun intérêt fi maintenir la France en possession de ses conquêtes, a la laisser régner sur l'Italie et peser sur l'Allemagne, à lui conserver même ses limites naturelles ; dans toutes les contrées que le peuple insatiable s'est appropriées, l'Autriche pourra rentrer et reprendre pied sans que son voisin de l'Est trouve fi y redire.

Ici, l'auteur du mémoire joue avec une discrète habileté le rôle de tentateur. Il n'engage pas brutalement l'Autriche à se ressaisir des domaines dont elle a été successivement évincée : il se borne, pour réveiller ses regrets et stimuler ses appétitions, à lui remémorer toutes ses pertes ; avec une insistance presque cruelle, il les lui énumère longuement, il lui remet sous les veux les royaumes, les duchés, les provinces, dont elle s'enorgueillissait naguère et qu'elle pleure, lui désigne du doigt les plaines fertiles de la Lombardie, les rivages de l'Adriatique, les ports d'Istrie et de Dalmatie, les campagnes florissantes de la Germanie, fait entrevoir au loin la ligne du Rhin et la Belgique. Après avoir déployé ces perspectives illimitées, il affecte de s'en détourner brusquement ; les affaires de la Russie ne sont pas là ; elle se désintéresse de toutes ces régions et les abandonne aux revendications autrichiennes, à charge de réciprocité, sous la condition qu'elle-même aura la main libre dans les pays limitrophes de son empire, sis à sa convenance, et c'est ici que le nom de la Pologne, sans paraitre nulle part, se laisse lire entre les lignes. Le principe à adopter, ce serait celui d'une tolérance et d'une connivence mutuelles sur les terrains respectifs on chacune des deux puissances aurait à faire valoir ses droits et à exercer ses reprises. Au nombre des provinces perdues dont l'Autriche peut désirer la récupération, dit l'instruction, la majeure partie, la presque totalité peut retourner sous sa domination sans blesser l'intérêt direct de Sa Majesté. En effet, qu'importe à la Russie si les Pays-Bas, ou le Milanais, ou bien l'État de Venise, le Tyrol, Salzbourg, la partie de l'Autriche qu'elle vient de céder, si Trieste, Fiume, le littoral étaient convoités et même de nouveau successivement acquis par l'empereur François et ses successeurs ? La seule règle qu'aurait à suivre en pareil cas le cabinet de Pétersbourg, ce serait de rester fidèle au sage principe de l'équilibre et ne pas permettre d'accroissement qui n'en procure un à la Russie, qui ne conserve la force relative des deux États. La cour de Vienne ne peut pas méconnaitre que la Russie se trouve être la seule dont l'intérêt direct n'est jamais attaqué par ses acquisitions en Allemagne ou en Italie. La cour de Vienne ne peut pas méconnaitre que cependant elle ne peut rien entreprendre ni en Allemagne ni en Italie, si elle n'est pas sûre du silence ou plutôt du consentement tacite de la Russie.

Il était un point, malheureusement, où l'intérêt des deux empires, si conciliable ailleurs, se contrariait et se heurtait ; c'était l'Orient, et la crise soulevée sur le Danube en 1807, toujours ouverte, prolongée parallèlement aux guerres qui avaient déchiré l'Europe, mettait obstacle à toute coalition nouvelle, en divisant la Russie et l'Autriche. Alexandre Ier et son cabinet savaient à quel point l'incorporation de fait des Principautés à l'empire, l'intention hautement annoncée de les conserver, étaient désapprouvées à Vienne. Là, le Danube était réputé déjà fleuve autrichien ou tout au moins destiné à le devenir. En mettant la main sur la partie inférieure de son cours et sur ses embouchures, la Russie alarmait des intérêts présents et des ambitions futures ; elle transformait en impasse la voie magnifique par laquelle l'Autriche assurait ses communications avec la mer Noire et pourrait un jour se laisser glisser vers l'Orient. Pour complaire pleinement à cette puissance, il eût fallu que la Russie renonçât aux Principautés et signât avec les Turcs une paix respectant à peu près l'intégrité de leurs possessions.

Alexandre jugeait encore ce sacrifice au-dessus de sa résignation et de ses forces. L'acquisition de la Moldavie et de la Valachie, n'était-ce point depuis trois ans l'objectif immédiat de sa politique, la pensée du règne, le rêve longuement caressé, réalisé enfin à Erfurt après une anxieuse attente ? Si détaché qu'il frit de l'alliance française, le Tsar ne s'habituait pas à l'idée de restituer sa part dans les bénéfices de l'association. Il garderait donc les Principautés, mais ne renonçait pas à s'entendre avec Vienne sur les affaires du Levant. Fidèle aux préceptes et aux traditions de Catherine, au lieu d'accorder à l'Autriche des concessions, il lui offrirait des compensations ; prenant lui-même, il la laisserait prendre à côté de lui et poursuivre latéralement ses progrès. L'empire des Turcs, cette ruine ouverte à tous venants, cette inépuisable matière à échange, à transaction, à partages, n'était-il pas assez vaste pour que deux grandes ambitions pussent s'y trouver à l'aise et s'y rassasier, sans se rencontrer ni se combattre ?

Il serait facile de délimiter la sphère des intérêts respectifs. Un premier objet devait attirer l'attention de l'Autriche, à proximité de ses frontières et en quelque sorte sous sa main. La Serbie s'était spontanément détachée de la Turquie ; ses habitants s'étaient révoltés dès 1804, et depuis lors leurs bandes tenaient valeureusement campagne, sous la conduite de Karageorges. Bien que les Serbes eussent sollicité à plusieurs reprises le protectorat du Tsar, bien qu'ils eussent créé en sa faveur une utile diversion, ce prince se défendait de toute intention d'en faire ses sujets ou même ses vassaux. Sans doute, sa conscience et son honneur ne lui permettaient pas de livrer à merci ces humbles alliés et de les replacer sous le joug de l'Infidèle, mais il verrait avec plaisir qu'une puissance chrétienne se chargea de leur sort. L'Autriche n'avait qu'à les prendre sous sa sauvegarde, à obtenir pour eux des immunités et des privilèges, à ériger au besoin la Serbie eu principauté autonome, qui se placerait sous sa dépendance politique et commerciale.

Désire-t-elle davantage ? Veut-elle étendre non seulement son influence, mais sa domination, tailler dans le vif des domaines ottomans ? Il n'est qu'un moyen pour elle d'atteindre ce but, c'est de mériter la confiance de la Russie et de s'entendre franchement avec elle. Après avoir cherché à reporter vers l'Occident les ambitions autrichiennes, l'instruction ajoute : Et s'il fallait prêter à la cour de Vienne l'intention de réparer ses pertes par l'acquisition de quelques-unes des fertiles provinces qui gémissent sous le joug de l'empire ottoman, je le demande, le pourrait-elle encore, se trouvant en opposition avec la Russie ? Et quelle facilité n'obtiendrait-elle pas a exécuter ce plan, si, au préalable, elle s'était rendue digne, par sa conduite en politique, de tout le bien que lui veut Sa Majesté ? L'empereur Alexandre, eu effet, a toujours considéré qu'une saine politique recommande aux deux États de concerter toutes leurs opérations en Orient et d'y marcher du même pas. Cette pensée n'est pas chez lui le résultat de circonstances accidentelles ; c'est une opinion réfléchie et profonde, un principe constamment professé, alors même que les offres venues d'ailleurs et l'attitude de l'Autriche lui en faisaient quelque mérite. En veut-on la preuve ? Le cabinet de Pétersbourg est prêt fi la fournir, convaincante, irréfutable, et pour mieux attester sa bienveillance dans le passé, garantie de sa sincérité dans l'avenir, il va livrer à la délicatesse de l'Autriche un secret d'État, enseveli jusqu'à présent au plus profond des archives.

Alors, sur un ton de gravité et de mystère, Roumiantsof révèle a M. d'Alopéus, en lui permettant d'eue opportunément indiscret, qu'a deux ans de date la face du inonde oriental a failli changer : dans l'hiver de 1808, la Russie a été saisie par Napoléon de propositions surprenantes, à la suite desquelles une discussion s'est ouverte sur le partage de la Turquie. Énonçant ce fait vrai, Roumiantsof ne relève qu'un seul de ses aspects, présenté sous un jour différent de la réalité. En février et mars 1808, lors de la négociation qui avait eu pour but de remanier la carte du Inonde et qui suffirait à caractériser ces temps extraordinaires, dans tolites les communications échangées entre les deux empereurs, dans toutes les conférences entre leurs ministres, il avait été convenu que l'Autriche serait invitée au partage et que son territoire prolongé dans le Sud-Est servirait à séparer les possessions futures de la France et de la Russie. Ce principe avait été admis d'un commun accord, mais posé en premier lieu par Napoléon, formellement indiqué dans sa lettre du février 1808, et tous les efforts de la Russie s'étaient employés à restreindre les avantages de l'Autriche. Cependant, l'instruction nouvelle fait honneur au souverain russe d'avoir exigé que l'opération s'accomplirait à trois, sur le pied d'une parfaite égalité.

Dans sa modération constante, dit-elle, l'empereur Alexandre répugnait au partage. Néanmoins, jugeant que ce bouleversement pourrait devenir nécessaire, il ne s'y refusait pas, mais mettait une condition sine qua non à son concours, c'était que l'Autriche serait appelée à coopérer et associée largement aux profits de l'entreprise. Il avait insisté pour que le lot de cette puissance fût aussi considérable et aussi bien composé que possible : il l'avait tracé de sa main, en ami, avec une sollicitude raffinée, aussi ménager des intérêts d'autrui que des siens propres. Il s'était dit que l'Autriche ne trouverait pas suffisamment son compte à s'étendre dans les parties continentales de la Turquie, qu'un débouché sur la mer lui était indispensable pour mettre en valeur ses possessions nouvelles et développe les ressources de son sol ; il avait demandé qu'elle obtint un port sur l'Archipel, c'est-à-dire un moyen d'attirer à elle et d'accaparer une partie du commerce oriental, seule source de richesse qui lui manquât. Était-il possible de donne un témoignage moins équivoque de sympathie et de bon vouloir ? Et à quel moment l'empereur Alexandre prenait-il eu main avec tant de chaleur la cause de ses voisins ? C'était à l'époque à laquelle le cabinet de Vienne s'éloignait déjà de notre intimité que Sa Majesté veillait avec tant de sollicitude à son intérêt, à sa grandeur. Cette confidence, habilement ménagée, ne peut manquer son effet : Elle doit, par le sentiment de la reconnaissance, préparer le sentiment de l'amitié la plus absolue.

Toutefois, Alopéus ne devra risquer qu'à bon escient la communication décisive ; avant de livrer un secret qui appartient à la France autant qu'à la Russie, il s'assurera qu'il se trouve en présence d'interlocuteurs bien préparés à le recevoir, à le conserver religieusement, après en avoir fait leur profit, et disposés à entrer dans les voies où il convient de les ramener. Vous ne ferez la confidence, écrit Roumiantsof, qu'au fur et à mesure que vous verrez naitre dans le cabinet de Vienne une grande confiance et que vous jugerez qu'il est décidé à préférer la plus intime union d'intérêts avec la Russie à toute autre relation politique. Et de nouveau, la pensée maitresse de l'instruction se dégage, éclate : ce qu'il faut obtenir à tout prix, c'est que l'Autriche ne s'unisse à Napoléon que des lèvres, et qu'au fond de l'âme elle prenne la résolution, dans tous les conflits qui pourront surgir, de toujours sacrifier la France à la Russie.

Ainsi, dès le lendemain du mariage, si l'empereur Alexandre s'attachait encore à maintenir la fiction de l'alliance, il plaçait en des démarches toutes contraires son espoir intime, sa sûreté, et sa première pensée était de se mettre en garde contre une attaque française. Fondant ses craintes sur des présomptions morales plus que sur des indices matériels, sur son expérience du caractère de Napoléon, il jugeait indispensable d'assurer sa défense en prenant diplomatiquement l'offensive. Souvent, il s'essayait à nous soustraire nos alliés possibles et nos clients désignés, à ressaisir l'Autriche et à suborner la Pologne : au cheminement prévu des intrigues françaises tant à Vienne qu'à Varsovie, il opposait d'avance une double contre-mine. Cet effort dans l'ombre, ce travail de sape et de détachement va se poursuivre, s'accentuer peu à peu, et même, malgré tous ses soins pour se cacher à la lumière, effleurer plus d'une fois le sol et se laisser surprendre. La Russie, il est vrai, s'engageait dans ces voies obliques et souterraines sans interrompre la négociation entamée de face avec la France et en continuant d'y apporter une part de sincérité. Alexandre se dit toujours prêt, au prix d'un article de traité, au prix d'une phrase, à rester le premier et le plus fidèle de nos auxiliaires. En réalité, s'il arrache cette condamnation définitive de la Pologne qui demeure l'objet principal de ses vœux, il croira avoir écarté ou au moins éloigné le péril et se sentira moins disposé à provoquer une scission dont il redoute les conséquences. Entrée dans une phase nouvelle par la réexpédition du traité, reportée à Paris, la négociation conservait-elle quelque chance d'aboutir ? Réussirait-elle à ménager nue réconciliation de cour entre Napoléon et Alexandre, et à sauver l'alliance ?

 

 

 



[1] Mémoires du prince Adam Czartoryski, publiés en 1887 par M. de Mazade, I, 94-99. Ces Mémoires sont un document historique de haute valeur.

[2] Mémoires de Czartoryski, I, 279.

[3] SCHILLER, Don Carlos.

[4] Mémoires de Czartoryski, II, 211.

[5] Nous donnons à l'Appendice, sous le chiffre II, le texte de la lettre de Galitsyne et de la réponse. Ces deux pièces sont extraites des archives de Saint-Pétersbourg ; nous en devons la communication à l'obligeance de M. Tatistcheff.

[6] Mémoires de Czartoryski, II, 211.

[7] Czartoryski fait dans ses Mémoires, II, 226-231, le récit circonstancié de ses deux entretiens arec Alexandre en mars et avril 1810. Toutes ces citations sont empruntées à cette partie de l'ouvrage.

[8] Mémoires, II, 225.

[9] Les Polonais, disait-il, sont comme le vin de Champagne, qui mousse, mais ne se conserve pas : ils ne peuvent faire une nation. Caulaincourt à l'Empereur, 2 août 1809.

[10] Voyez la série des articles dans la Correspondance de Napoléon, XX, p. 177-178, en note.

[11] Mémoires de Czartoryski, II, 409.

[12] À la même époque, Alexandre disait à l'un des compatriotes de Czartoryski, au comte Oginski : Napoléon a besoin de s'attacher les Polonais et les flattera par de belles espérances ; quant à moi, j'ai toujours estimé votre nation, et j'espère vous le prouver un jour, sans que l'intérêt me guide dans tout ce que je ferai. Mémoires de Michel Oginski sur la Pologne et les Polonais, II, 370.

[13] Dépêche de M. de Bourgoing, ministre à Dresde, 20 mai 1810. Archives des affaires étrangères, Saxe, 79.

[14] Cette pièce figure aux archives de Saint-Pétersbourg, d'où nous l'avons extraite. Martens la mentionne dans son Recueil des traités de la Russie avec l'Autriche, II, 35 ; elle porte la date du 31 mars 1810.