NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier

L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE

II. — 1809. - LE SECOND MARIAGE DE NAPOLÉON - DÉCLIN DE L'ALLIANCE

 

CHAPITRE II. — RUPTURE AVEC L'AUTRICHE.

 

 

Retour de Napoléon à Paris. — Son humeur. — Disgrâce de Talleyrand ; effet produit en Russie par cette mesure. — Relations clandestines de Talleyrand avec l'empereur Alexandre. — Napoléon juge que la guerre avec l'Autriche se rapproche. — La Russie marchera-t-elle ? — Représentants de cette puissance Paris. — L'ambassadeur prince Kourakine ; sa loyauté, son insignifiance politique et ses ridicules. — Le comte Nicolas Roumiantsof. — Conversations véhémentes de l'Empereur avec ce ministre.— Légère détente. — Napoléon se reprend à l'espoir d'immobiliser l'Autriche et requiert à nouveau le concours diplomatique de la Russie. — frange démarche. — Conséquences irréparables de la guerre d'Espagne. — Hèle de Metternich. — Roumiantsof se dérobe et quitte la place. — L'Autriche dévoile bruyamment ses dispositions offensives. Caractère national de la guerre. — Pressants appels de Napoléon à la Russie. — Perplexités d'Alexandre. — Procédés évasifs. — Propos de table et conversations d'affaires. — Événements de Turquie et de Suède. — Irruption des Autrichiens en Bavière. — Duplicité d'Alexandre ; ses déclarations en sens contraire à Caulaincourt et à Schwartzenberg. — Il s'arrête au parti de ne faire à l'Autriche qu'une guerre illusoire et fictive.

 

I

Le 23 janvier, Paris apprit brusquement, par le canon des Invalides, que l'Empereur était aux Tuileries : il était arrivé à huit heures du matin, plus tôt qu'il ne l'avait annoncé, surprenant sa cour et sa capitale ; il avait couru à franc étrier de Valladolid à Burgos et mis six jours à faire en poste le trajet de Valladolid à Paris. Cette fois encore il revenait vainqueur, avant vu fuir les ennemis et récolté des trophées ; quatre-vingts drapeaux prisonniers, conquis sur l'Espagnol, l'avaient précédé dans Paris. Cependant, la joie du triomphe ne s'épanouissait pas sur son visage ; il reparaissait sombre, préoccupé, irritable ; sa colère s'éveillait facilement ; il est aisé de déplaire[1], remarquait Roumiantsof, qui assistait à ce retour. C'est tous les sujets de déplaisir fournis à l'Empereur pendant la fin de son séjour en Espagne s'ajoutaient maintenant de plus mauvaises nouvelles de Vienne. Il les avait trouvées presque en arrivant : une lettre d'Andréossy, en date du 15 janvier, contenait ce post-scriptum : Au moment où je terminais ma dépêche, il m'est revenu que le cri de guerre s'est fait entendre ; l'attaque serait au commencement de mars. A en croire cet avis, appuyé d'autres informations, il semble bien que l'Autriche, par son ardeur à se précipiter au combat, va prévenir l'emploi des moyens imaginés pour la retenir.

La guerre qui s'annonce à brève échéance, Napoléon l'accepte désormais ; il la poussera à fond, avec rage, mais il la déteste toujours, car elle le détourne de l'Angleterre, et la sincérité des efforts auxquels il s'est livré pour l'empêcher se mesure à son courroux contre la puissance qui l'oblige à la faire. L'Autriche devient à ce moment l'objet principal-de sa haine : elle le mine[2], écrit Roumiantsof. C'est elle l'irréconciliable ennemie, celle qu'il trouve toujours en travers de sa route, s'interposant entre lui et l'Angleterre, celle qu'il lui faut briser et anéantir. Cependant, l'ennemi du dehors n'attire pas seul sa colère. Autour de lui, il sent, il cherche instinctivement des coupables. Assurément, en présence des difficultés qui venaient l'assaillir, il eût dû d'abord s'incriminer lui-même, se rappeler qu'il avait provoqué toutes les dynasties en s'attaquant à la plus indigne, mais la plus soumise et la plus inoffensive d'entre elles. Toutefois, s'il avait le devoir d'être mécontent de lui-même, il avait aussi le droit d'être mécontent des autres. Profitant de ses fautes et de la lassitude générale, une opposition s'était formée contre lui à sa cour même, dans ses conseils ; là, l'esprit de critique et de censure était encouragé par des hommes qui lui devaient tout et dont il avait fait la grandeur. Il n'ignorait pas que ces personnages, durant son absence, avaient oublié leurs rivalités pour s'unir dans l'intrigue, qu'ils avaient escompté sa disparition, cherché les éléments d'un autre gouvernement, songé à se préparer en dehors de lui une fortune et un avenir ; qu'enfin cette sourde agitation, connue en Europe, encourageait la cour de Vienne à brusquer ses entreprises. Sans savoir qu'un dignitaire français poussait la félonie jusqu'à recommander aux Autrichiens de ne point se laisser prévenir[3], Napoléon jugeait qu'une connivence existait de fait entre les factieux de l'intérieur et l'étranger en armes. En particulier, dans ce qui se passait depuis six mois, il apercevait vaguement une main habituée à manier l'intrigue, à en tisser les fils avec un art insidieux, et sa colère, devinant juste, tomba sur Talleyrand.

On sait la scène qu'il fit au prince de Bénévent le 28 janvier aux Tuileries, en présence de MM. Cambacérès et Decrès. Pendant de longues heures, sans discontinuer, il accabla Talleyrand de reproches et d'outrages ; puis, après l'avoir traité et stigmatisé comme criminel d'État, il se borna à lui retirer la clef de grand chambellan ; il avait furieusement grondé pour sévir à peine, car c'était chez lui un principe que de ne jamais briser tout il fait les hommes qui l'avaient utilement servi au début de sa carrière. On sait aussi que Talleyrand soutint l'orage avec un flegme imperturbable, avec une impassibilité déférente, s'inclinant, sans se prosterner, sous la main qui le frappait. Cette attitude trouva à la cour beaucoup d'admirateurs, mais nul n'en fut plus émerveillé que le vieux Roumiantsof ; il avait assisté en Russie à trois changements de règne, à la naissance et au déclin de fortunes brillantes, à de mémorables chutes, et n'avait jamais vu porter la disgrâce avec une si hautaine désinvolture[4].

Le renvoi de Talleyrand, si justifié qu'il fût, devait faire tort à Napoléon en Russie ; il y serait envisagé comme un divorce plus complet de sa part avec les idées de modération et de prudence. L'empereur Alexandre aura un regret pour son conseiller d'Erfurt. Bientôt, de flatteuses et délicates paroles, tombées de haut, transmises par un membre de l'ambassade russe, viendront chercher et consoler le prince dans sa disgrâce, le provoquer à une mystérieuse correspondance qui en fera de plus en plus un agent d'information et d'observation pour le compte de l'étranger[5]. Talleyrand se servira de ce moyen pour augmenter les défiances d'Alexandre, hâter son détachement, nuire à Napoléon et conspirer sans relâche, jusqu'au jour où les désastres de la France le replaceront au premier rang et où de grands services, rendus par lui au pays, viendront le réhabiliter sans le disculper.

Le lendemain de la scène des Tuileries, il y avait bal chez la reine de Hollande. Le comte Roumiantsof et le nouvel ambassadeur du Tsar, le vieux prince Kourakine, avec un ménage russe en résidence à Paris, le prince et la princesse Wolkonski, étaient, les seuls étrangers dont l'Empereur eût permis l'invitation. Pendant la soirée, il prit à part les deux premiers, les emmena dans une salle attenante à celles où l'on dansait, et là leur parla de la situation pendant trois heures, avec véhémence[6]. Les jours suivants, il fit appeler plusieurs fois Roumiantsof et prit l'habitude de causer avec lui tous les matins. Depuis son retour, il ne perdait aucune occasion d'attirer à lui ce ministre, de distinguer aussi Kourakine, dont il avait reçu avec apparat les lettres de créance, de les entretenir, voulant à la fois leur faire honneur et scruter leurs dispositions. Plus que jamais la Russie le préoccupait, et son premier désir était de savoir jusqu'à quel point il pouvait compter sur elle. Aujourd'hui, l'assistance toute morale qu'il avait réclamée jusqu'à présent ne lui suffisait plus : avant même d'avoir reçu le projet de note identique, il jugeait que cette mesure se produirait trop tard pour porter, et la question qu'il se posait était celle-ci : La Russie, n'ayant pas su empêcher la guerre, allait-elle y participer, tenir ses engagements et marcher avec nous ? Pour l'entraîner, Napoléon se cherchait un intermédiaire utile avec le Tsar, un homme capable de s'élever à la hauteur des nécessités présentes, de s'en bien pénétrer, d'exercer à Pétersbourg une influence déterminante, de mettre l'alliance sur pied et en mouvement : trouverait-il cet homme dans l'un ou l'autre des deux vieillards que la Russie lui avait envoyés, l'ambassadeur en titre et le ministre de passage ?

Le prince Alexandre Borissovitch Kourakine, après avoir traversé pompeusement d'éminentes fonctions et représenté en dernier lieu la Russie à Vienne, était venu achever en France une trop longue carrière. En le choisissant pour son ambassadeur, Alexandre Ier n'avait pas eu la main beaucoup plus heureuse qu'a l'époque où il avait appelé le comte Pierre Tolstoï au poste de Paris. Tolstoï s'était armé contre nous de haines persistantes ; c'était un ennemi, malencontreusement chargé de cimenter l'accord. Kourakine péchait par défaut d-intelligence plutôt que de bonne volonté, et le général Andréossy, qui l'avait eu pour collègue en Autriche et l'y avait beaucoup pratiqué, l'avait fait précéder en France de ce portrait : M. le prince Kourakine n'a qu'un principe, qui est celui de l'alliance, dont il n'est pas entièrement revenu, mais sur lequel il me parait un peu refroidi. Il n'a qu'une idée, qui est celle de la paix ; ses vues ne s'étendent pas plus loin. Crédule à l'excès, parce qu'il ne se donne pas la peine de réfléchir, et livré à l'insinuation de ses sous-ordres, il a été ici dans une mystification continuelle. Doué d'une vanité extrême, le faubourg Saint-Germain s'emparera facilement de lui. Du reste, je me plais à rendre hommage à ses qualités personnelles ; toutes sont excellentes ; mais je ne le considère que comme homme public, et c'est sous ce dernier rapport qu'il doit fixer l'attention de mon gouvernement[7].

A Paris, Kourakine avait été envoyé pour représenter plutôt que pour traiter : il avait été choisi à raison de son immense fortune. qui lui permettrait de tenir fastueusement son rang, à raison aussi de sa docilité inerte. Malgré ses préventions renaissantes, il ferait de son mieux pour répondre à la pensée de Tilsit, pour plaire à Napoléon. Malheureusement, sa lenteur d'esprit et de corps, son défaut absolu d'initiative, sa bonhomie somnolente, le rendaient totalement impropre à comprendre un souverain qui était l'activité, le mouvement même, à suivre et à servir une volonté de feu.

Avec cela, les étrangetés de sa personne, qui lui avaient valu une célébrité européenne, ne lui permettaient guère de prendre à la cour et dans le monde une place conforme à son titre. Dès son arrivée à Paris, où il avait amené un personnel démesurément nombreux, on il aimait à s'entourer d'un luxe quasi asiatique de suivants et de domestiques, il était devenu un objet de curiosité. Chez lui, une laideur caractérisée, un embonpoint énorme, s'accentuaient davantage par un costume d'une magnificence outrée : Alexandre Borissovitch était convaincu qu'un ambassadeur se juge à l'habit, au faste qu'il déploie dans sa mise et dont il est lui-même le vivant étalage ; c'est ainsi qu'il restait fidèle, au milieu d'une société renouvelée, aux modes somptueuses et surannées de l'autre siècle, aux lourds habits de brocart ; il les agrémentait de dentelles, en exagérait la richesse par une profusion de diamants et de pierres précieuses ; il les constellait de plaques en brillants, de tous les ordres qu'il avait collectionnés dans les différentes capitales et dont il ne se séparait à aucun moment de la journée[8] ; dans cet appareil, il se croyait fascinant et n'était que ridicule. Son langage compassé, sa religion de l'étiquette, sa manie de mettre le cérémonial partout, même dans les actes les plus simples de hi vie, complétaient un type plus propre à réussir au théâtre qu'à figurer avec autorité sur la scène politique. Paris s'amuserait longtemps de son physique et de ses manières, tout en se pressant à ses superbes réceptions.

Déjà la malignité publique s'exerçait à ses dépens ; elle relevait en lui, en même temps qu'une susceptibilité formaliste, certain despotisme fantasque qui sentait par trop l'ancien seigneur moscovite, roi sur ses terres, des caprices de vieil enfant gâté, dont les jeunes gens de son ambassade étaient les premiers à souffrir, mais n'étaient pas les derniers à plaisanter. Jusqu'à ses infirmités lui étaient un obstacle à l'accomplissement suivi et régulier de ses fonctions. Tourmenté par la goutte, souffrant périodiquement de ce mal aristocratique, s'occupant et parlant beaucoup de sa santé, Kourakine n'avait apporté parmi nous qu'un reste de forces, destiné à sombrer définitivement dans les plaisirs de Paris. Affichant à tout propos l'orgueil de son rang, il savait mal en garder la dignité. On le voyait avec surprise, dans ses missions, se faire suivre par quatre de ses enfants naturels, transformés plus ou moins en secrétaires ; à Paris, son empressement à organiser des réunions extra-mondaines avant même d'ouvrir ses salons à la bonne compagnie, ses assiduités à l'Opéra, près du personnel de la danse, la gravité comique avec laquelle il faisait dans ce milieu office de médiateur et s'efforçait paternellement d'apaiser les querelles, fournirent bientôt aux observateurs que la police impériale entretenait auprès de lui le sujet de leurs plus piquants tableaux. On juge de l'opinion que dut se faire l'Empereur d'un homme appelé à traiter des plus hauts intérêts et que les rapports de police lui présentaient comme le héros d'aventures scabreuses ou burlesques. Très vite, il apprécia Kourakine à sa juste valeur, et, devant cette insignifiance solennelle, il renonça à compter avec une apparence d'ambassadeur[9].

Le comte Roumiantsof lui offrirait-il de plus sérieuses ressources ? Cet homme d'État, par sa longue expérience des affaires, par sa finesse d'esprit et sa largeur de vues, justifiait en bien des points la confiance que lui témoignait son maître. En politique, ses préférences étaient connues. De tout temps, il avait cru que la Russie et la France, par leur position topographique, par le parallélisme de leurs intérêts, étaient faites pour s'entendre et s'unir ; dans le système de Tilsit, il ne voyait que la mise en application d'un principe général ; c'était le théoricien de l'alliance. Il la chérissait d'ailleurs comme son œuvre, et lorsqu'il lui voyait produire des résultats tels que la réunion des Principautés, il s'applaudissait de cet état florissant avec un orgueil de père. En Napoléon, il reconnaissait un des plus extraordinaires phénomènes qui eussent traversé le cours des siècles. Son vœu le plus cher eût été de capter et d'apprivoiser cette force, pour la faire servir à l'intérêt russe ; mais il n'approchait d'elle qu'avec précaution, avec une sorte de terreur, craignant ses emportements et ses fougues. Les allures de la politique impériale le déconcertaient, habitué qu'il était à la marche plus lente, aux procédés plus délicats de l'ancienne diplomatie, et lui aussi, sans se séparer de Napoléon, ne le suivait plus que d'un pas trainant et parfois tremblant.

Son séjour à Paris lui avait inspiré plus d'admiration que de confiance ; avant tout examiné avec une curiosité attentive, avant fréquenté le inonde et les salons, où il avait fait goûter son esprit aimable et légèrement précieux, il avait déni lé le fort et le faible de l'établissement impérial. Très frappé des côtés de grandeur, de noblesse, d'utilité pratique que présentait le régime, il eu avait trouvé tous les ressorts tendus à se rompre et avait compris que la France elle-même, sous cet appareil magnifique et rigide, commençait d'éprouver une sensation de gène et d'étouffement. L'Empereur lui demandant un jour : Comment trouvez-vous que je gouverne les Français ?Un peu trop sérieusement, Sire, avait-il répondu[10]. Alarmé d'un despotisme qui pesait de plus en plus à tout le monde, redoutant chez Napoléon l'universel dominateur, il jugeait utile de le modérer, de le contenir, de lui tenir tête au besoin, mais sentait néanmoins la nécessité, pour conserver ses bonnes grâces, de le ménager extrêmement et de lui passer beaucoup. Au reste, le traitement qu'il recevait à Paris, les distinctions, les faveurs, les cadeaux dont il était comblé ne le trouvaient nullement insensible ; son amour-propre flatté, sa vanité satisfaite, combattaient en lui, sans l'exclure, un parti pris de circonspection et de méfiance.

Dans toutes ses conversations avec ce ministre, Napoléon resta fidèle au plan de séduction qu'il s'était fait vis-à-vis de lui ; il ne l'accueillait qu'avec d'aimables paroles. Toutefois, sous les prévenances qui lui étaient personnelles, Roumiantsof découvrit vite un sentiment d'aigreur et d'amertume contre la cour alliée ; il comprit que Napoléon rendait la Russie, elle aussi, responsable en partie de ses déboires. Que ne l'avait-on, disait l'Empereur, compris et suivi à Erfurt ! Alors, tout eût pu être réparé ou prévenu : en parlant haut, en menaçant, la Russie eût aisément arrêté l'Autriche sur la pente où elle se laissait glisser. Alexandre n'avait pas su apprécier la situation, et son tort, à lui Napoléon, avait été de ne pas insister davantage pour que l'on adoptât ses vues. Il se reprochait vivement et à Votre Majesté, écrivait Roumiantsof à Alexandre, de ce qu'à Erfurt on n'avait pas pris le parti d'exiger que l'Autriche désarmât[11]. Il dit un jour au comte : Notre alliance finira par être honteuse, vous ne voulez rien et vous vous méfiez de moi[12].

Dans la campagne imminente, il paraissait désirer plutôt qu'espérer la coopération de la Russie. Au reste, si ses alliés le laissaient sans secours, il se suffirait à lui-même et de son épée trancherait la querelle. Les soldats improvisés de l'Autriche, mal équipés, à peine habillés, ces soldats tout nus, ces masses armées que l'on jetait sur son chemin, ne lui faisaient pas peur ; d'un revers de main, il abattrait l'Autriche et la jetterait à ses pieds : Elle veut un soufflet, je m'en vais le lui donner sur les deux joues, et vous allez la voir m'en remercier et me demander des ordres sur ce qu'elle a à faire[13]. Mais il ne pardonnerait plus et serait impitoyable ; il parlait de mettre l'Autriche en pièces, conviant la Russie au partage des dépouilles. A ces violences, Roumiantsof répondait avec assez d'à-propos ; il faisait ses réserves, risquait des objections sous une l'ovine enveloppée, et aux métaphores de son fougueux interlocuteur en opposait d'autres : Je donnerai des coups de billon à l'Autriche, disait Napoléon. — Sire, ne les lui donnez pas trop fort, sans quoi nous nous verrions obligés de compter les bleus'[14].

Au bout de quelques jours, l'Empereur sembla se radoucir : son langage était moins brutal et plus posé : l'écrasement et la dissolution de l'Autriche n'étaient plus les seules perspectives qu'il envisageât. Heureux de ce changement, Roumiantsof s'en donnait le mérite ; la besogne avait été rude, mais les résultats commençaient à se montrer. J'ose le dire, écrivait le ministre russe, j'ai usé sa colère[15].

C'était attribuer trop d'efficacité à quelques propos émollients, et la véritable cause de l'accalmie était que la guerre apparaissait à 'Napoléon un peu moins certaine. D'abord, il s'était repris, durant quelques jours, au fugitif espoir d'atteindre à la source 'Revue de toutes les complications, de nouer avec Londres une négociation sérieuse ; il avait cru entrevoir la possibilité, écrivait Champagny à Caulaincourt[16], de faire une nouvelle démarche pour la paix auprès de l'Angleterre. Très rapidement, ce fil lui avait échappé, mais de nouveaux avis de Vienne avaient rectifié les précédents, cause d'une alerte prématurée. Aujourd'hui, Andréossy reconnaissait s'être trop hâté de donner l'éveil : dans ce qui se passait sous ses yeux, il ne voyait plus que la continuation des préparatifs entamés depuis dix mois et qui se poursuivaient sans s'accélérer[17].

Napoléon revenait donc à penser que l'explosion n'aurait pas lieu avant avril ou avant mai. La rupture se trouvant ajournée, ne saurait-on l'empêcher ? En se hâtant, en unissant plus étroitement leurs efforts, peut-être la France et la Russie arriveraient-elles encore à temps pour imposer à l'Autriche une soumission qui dispenserait de la combattre. Mais les moyens préconisés jusqu'à ce jour, avis, remontrances communes, ne répondent plus aux besoins de la situation. Si Napoléon laisse expédier la note identique, dont le texte lui est enfin parvenu, il n'y voit plus qu'un palliatif insuffisant, surtout dans les termes où elle a été rédigée par Alexandre. Il veut plus, il veut une démarche solennelle, décisive, qui présentera au moins cet avantage de dissiper toute incertitude sur les dispositions de l'Autriche et de l'obliger à se dévoiler. Ce qu'il faut, c'est obtenir d'elle des garanties indispensables en échange de celles qui lui seront accordées, lui conférer d'une part des sûretés positives et lui signifier de l'autre des exigences formelles. L'Empereur fit à Roumiantsof la proposition suivante : Alexandre Pr offrirait à l'Autriche de lui garantir, par traité, l'intégrité de ses États contre la France ; Napoléon prendrait avec elle le même engagement contre la Russie ; en retour, l'Autriche serait invitée à désarmer, à révoquer ses mesures guerrières ; elle pourrait le faire en toute sécurité, puisqu'elle trouverait dans la parole écrite des deux empereurs, dans celle surtout d'Alexandre, dont elle ne saurait. suspecter la sincérité, une inviolable sauvegarde. Pour mieux la rassurer, Napoléon parlait même d'évacuer les territoires de la Confédération, de ramener toutes ses troupes en deçà du Rhin, sans vouloir toutefois s'en faire une obligation stricte, ni prendre à cet égard d'engagement avec personne[18].

Nonobstant cette réserve, l'Empereur n'était jamais allé aussi loin dans ses tentatives pour comprimer le conflit, puisqu'il offrait de s'interdire à perpétuité l'offensive, sous peine de mettre contre lui ses alliés mêmes et de trouver la Russie derrière l'Autriche. Le tort de sa proposition était de comporter pour cette dernière une humiliation qui ne pouvait être acceptée. Ce qu'il s'agissait de demander à l'Autriche, c'était de livrer ses armes, de renoncer à tout moyen de se faire respecter par elle-même, pour s'en remettre à la parole de ses deux puissantes voisines et ne plus exister que sous leur bon plaisir. Sa puissance et sa fierté renouvelées ne lui eussent point permis de se placer dans une position aussi manifeste d'infériorité et de dépendance, d'accéder à un désarmement sans réciprocité : elle n'admettait et ne cherchait plus de garantie qu'en elle-même, dans ses forces démesurément accrues, dans le mouvement national qu'elle avait fomenté, depuis que notre mainmise sur l'Espagne avait réveillé ses craintes et surexcité ses passions. En vain Napoléon, s'insurgeant contre les conséquences de sa faute, s'efforce-t-il une dernière fois de leur échapper ; il les retrouve partout devant lui et ne réussira plus à les écarter de son chemin. La guerre qu'il a suscitée le précipite dans celle qu'il souhaite d'éviter, et l'acte fatal qui a faussé toute sa politique, le mettant aux prises avec des difficultés auxquelles il n'est plus de solution pacifique et normale, le condamne partout à poursuivre, à vouloir, à exiger l'impossible.

A supposer pourtant que la démarche proposée fût susceptible de quelque effet, qu'elle pût produire à Vienne un montent d'hésitation et d'arrêt, ouvrir la voie aux pourparlers et conduire à un arrangement, c'était à la condition que la Russie s'emparerait sur-le-champ de notre idée et y conformerait son langage. Avec raison, Napoléon tenait essentiellement à ce que les premières paroles vinssent d'Alexandre. L'Autriche avait placé jusque-là son espoir dans la faiblesse de ce monarque, elle l'y mettait encore, d'après des témoignages périodiquement renouvelés : c'était de Pétersbourg que devait venir à son adresse l'avertissement suprême, la sommation qui la désabuserait et ne lui laisserait d'autre refuge que la sécurité dans la soumission. Le vœu de Napoléon était donc que Roumiantsof adopta de suite le projet français, qu'il le transmit et le recommanda chaleureusement à Pétersbourg, qu'il déterminât le Tsar à prendre l'initiative de la négociation et à l'appuyer par une grande démonstration militaire. Roumiantsof lui-même, restant parmi nous, aurait à y agir d'urgence : Champagny et lui se feraient vis-à-vis de l'Autriche un langage commun, tout de fermeté et de vigueur. Puisque la présence du comte à Paris rapprochait pour ainsi dire les deux cabinets, on devait en profiter pour imprimer à leurs mouvements une extrême promptitude, pour établir entre tous leurs actes la concordance, la simultanéité parfaites que l'éloignement des capitales rendait d'ordinaire difficiles à obtenir.

Malheureusement, Roumiantsof passait par des alternatives cruelles, par des anxiétés sans nombre, qui le rendaient incapable de toute volonté énergique et suivie. Malgré le caractère impérieusement pacifique de nos demandes, Napoléon l'inquiétait de plus en plus, et sa crainte était que le conquérant, en le poussant à prononcer son attitude vis-à-vis de l'Autriche, n'eût d'autre but que d'associer la Russie à une criminelle offensive. Parfois, après ses longues conversations aux Tuileries, il refoulait ces doutes ; il voulait croire en l'Empereur, lors même qu'il n'arrivait pas à comprendre toutes ses vues, à pénétrer tous ses calculs, et il se disait que, si la foi napoléonienne avait ses dogmes, elle pouvait avoir aussi ses mystères. L'instant d'après, un scrupule le ressaisissait ; dans le flux de paroles échappées à Napoléon, il se rappelait une phrase, une expression qui lui paraissait de nature à justifier ses alarmes : il s'y attachait avec une douloureuse obstination. Dans ce trouble de son esprit, il cherchait alors à qui s'ouvrir, à qui parler de ses angoisses. Avec un à-propos singulier, Metternich se trouvait toujours à portée de recueillir ses confidences ; l'adroit Allemand affectait de rechercher la société du Russe, l'entourait de soins, le mangeait de caresses[19]. Dans leurs fréquentes entrevues, Roumiantsof recommandait bien à Metternich la prudence, suppliait que l'Autriche se calmât, s'observât, évitât de donner sur elle aucune prise ; mais en même temps il se laissait aller à montrer ce qui en Napoléon le heurtait et l'effarait. Comme bien bon pense, Metternich s'appliquait à cultiver, à entretenir, à développer ces craintes utiles ; il réfutait les arguments de Napoléon, affirmait l'innocence de l'Autriche, plaidait cette cause en termes habiles, et Roumiantsof le quittait, sinon convaincu, du moins plus ébranlé, plus perplexe que jamais[20].

Subissant de la sorte des impressions diverses el successives, le vieux ministre n'arrive pas a voir clair dans la situation, à se former un jugement, à démêler qui veut la guerre, qui se prépare à attaquer ; aussi s'abstient-il de tout acte susceptible d'engager son gouvernement et surtout de compromettre sa personne. Il conteste d'abord l'utilité, l'urgence de la grande démarche : il perd ainsi plusieurs jours, alors que toute heure a son prix et laisse l'Autriche s'aventurer davantage dans la voie où elle s'est jetée. Il transmet enfin à Pétersbourg les propositions impériales, mais ajoute pas un mot d'approbation ou de commentaire. Il se dérobe à toute initiative, se refuse au rôle de première ligue que Napoléon voudrait lui faire jouer. Pour éviter la crise que tout retard précipite, il s'en remet au temps, se confie à l'avenir, au hasard, cette Providence des irrésolus. La politique russe, qu'il se trouve appelé par sa présence auprès de Napoléon à représenter avec autorité ou plutôt à faire, flotte ainsi sans direction : elle parait par moments s'acheminer dans une voie, puis s'arrête, revient sue ses pas, s'attarde en d'inutiles détours et aboutit au néant.

A la fin, Roumiantsof prit un parti : ce fut de s'en aller et de retourner à Pétersbourg, dans le but, disait-il, d'y travailler au maintien de la paix entre la France et l'Autriche. Ce départ ou plutôt cette fuite confondit tous ceux qui en furent témoins. Metternich ne dissimula point au ministre russe qu'il s'effaçait de la scène à l'instant décisif ; il lui désigna comme le moment de crise les quatre semaines qu'il passerait sur le grand chemin[21]. Quant à Napoléon, en voyant Roumiantsof se dérober définitivement, il courut la plus fâcheuse idée de ses talents, de son caractère, et ne devait jamais lui pardonner sa désertion.

Il essaya cependant, jusqu'au dernier moment, de le convaincre et de l'endoctriner. Le comte allait monter en voiture, lorsque M. de Champagny se fit annoncer. Je l'ai trouvé, écrivait le ministre français[22], déjeunant et ses chevaux attelés. Le but de la visite était de lui dénoncer un nouveau méfait de l'Autriche : la part prise par cette cour à la paix qui venait d'être signée aux Dardanelles entre la Porte et l'Angleterre ; nos agents à Constantinople avaient acquis la preuve de ses efforts pour rapprocher les Turcs de nos ennemis, pour les attirer dans une ligne antifrançaise, et saisi là un des nœuds de la coalition en train de se former. Ému de ces renseignements, Roumiantsof parut emporter de Paris quelques velléités d'agir, qui ne tinrent pas contre les réflexions de la route. Arrivé près de la frontière russe, il reçut des lettres de son maitre qui l'autorisaient, qui l'invitaient, dans une certaine mesure, à revenir sur ses pas ou à se porter vers Vienne. Il n'en tint compte, continua sa route et rentra à Pétersbourg dans le milieu de mars.

Avant ce retour, Alexandre, instruit par courrier des propositions de Napoléon, en avait fait l'objet de quelques entretiens avec Schwartzenberg. Il avait développé l'idée de la double garantie, sans la présenter sous forme de communication officielle. Le prince n'avait pu méconnaître l'importance de cette ouverture, mais avait aussitôt révoqué en doute la sincérité de Napoléon et d'ailleurs n'avait point dissimulé, qu'il était trop tard[23]. En effet, tandis que se prolongeait à Pétersbourg cette dernière et stérile controverse, le bruit des armes, retentissant plus fortement à Vienne et grossissant sans cesse, vint couvrir la voix des négociateurs, dénoncer le caractère irrévocable des décisions de l'Autriche et l'approche des hostilités.

Dans ses premiers calculs, l'Autriche avait fixé en mars l'instant de l'agression si mûrement préméditée ; elle avait senti ensuite l'impossibilité d'être prête pour cette époque et reporté en avril l'échéance guerrière[24]. A la fin de février, elle passa des mesures d'organisation à celles qui précèdent immédiatement l'entrée en campagne, mise en mouvement des troupes mobilisées, équipées et exercées de longue main. A cette heure, elle renonça à protester d'intentions pacifiques que des actes impossibles à dissimuler ou à travestir eussent trop ouvertement démenties. Metternich reçut ordre de faire connaître à Paris que sa cour, prenant prétexte des précautions militaires ordonnées sur le territoire de la Confédération, mettait elle-même ses armées surie pied de guerre. Le 2 mars, cette notification a lieu ; à ce moment, tout s'ébranle dans la monarchie autrichienne, et trois cent mille hommes de troupes actives, de réserve, de landwehr, réunis dans les différentes provinces, s'écoulent tumultueusement vers la frontière. Nos agents à Vienne assistent à cette marche ; par chaque courrier, ils signalent de nouveaux passages de troupes ; ils voient les régiments traverser la capitale au bruit des chansons et des fifres, aux acclamations de la multitude. Animée par ces apprêts, la population s'exalte et s'enfièvre ; un délire guerrier saisit toutes les classes et se révèle par ses manifestations ordinaires[25]. L'agitation descend dessalons dans la rue, la fière aristocratie viennoise se mêle au peuple pour en exciter et en diriger les passions. Les femmes font le métier de recruteurs pour la milice ; elles stimulent les hésitants et les envoient se battre ; la jeune impératrice distribue solennellement aux bataillons de la landwehr, dans la cathédrale de Saint-Étienne, des drapeaux dont elle a elle-même brodé les cravates[26]. Quant à l'empereur François, il suit l'impulsion avec une sorte d'inconscience ; parfois il semble s'effrayer de sa propre audace, s'émeut de l'application des mesures qu'il a approuvées en principe. Voyant des fenêtres de la Burg dresser deux cents pièces d'artillerie sur leurs affûts, il s'étonne, se fâche, s'écrie qu'il n'a point donné d'ordres ; mais ses incurables défiances contre Napoléon le ressaisissent aussitôt, et il répète, en s'occupant machinalement dans son cabinet : Cet homme me donne bien du tracas ; il veut absolument détruire ma monarchie[27]. Cette idée qu'on lui a inculquée dissipe ses doutes, lève ses scrupules, lui fait oublier hi parole donnée au lendemain d'Austerlitz ; en prenant l'initiative des hostilités, il s'imagine de bonne foi prévenir une attaque qui n'a jamais été dans la pensée de son adversaire, et il monte docilement à cheval pour accompagner jusqu'aux portes de la ville les milices qui partent pour la frontière. A la fin de mars, les armées sont rangées face à la Bavière, face au grand-duché de Varsovie, face au Frioul, sur les trois points on doit s'opérer l'irruption : l'archiduc Charles a pris le commandement en chef ; des manifestes au peuple allemand annoncent la guerre, sans la déclarer encore ; enfin, quelques jours plus tard, les autorités de Braunau, ville frontière, arrêtent un courrier porteur de dépêches pour notre légation, rompent le cachet aux armes de France et, par cette violation du droit des Gens, ouvrent la série des actes manifestement hostiles.

L'Autriche se démasquait plus tôt que Napoléon ne l'avait pensé ; étonné de cet affolement, il se demandait encore si elle soutiendrait jusqu'an bout son audace, dépasserait ses frontières, se ferait matériellement l'agresseur, si tout ce tapage n'était pas un libyen de provoquer une attaque et de s'en épargner l'odieux. Quoi qu'il en soit, il prend aussitôt ses dispositions de combat. Jusqu'a présent, pour enlever aux Autrichiens tout sujet d'alarme trop positif, il n'a ordonné en Allemagne aucune mesure de préparation immédiate ; nos corps de l'armée du Rhin restent disséminés sur de vastes espaces, les contingents bavarois, -wurtembergeois, saxons, sont organisés, sans être réunis ; Napoléon a des forces en Allemagne et n'a point d'armée ; pour la première fois depuis le délita de ses campagnes, il est en retard sur l'adversaire. Mais son activité magique pare à tout et supplée ô l'insuffisance du temps. Prompte comme l'éclair, sa volonté fait de toutes parts naître le mouvement ; en quelques jours, il complète, grossit, approvisionne, met en marche, rapproche les corps français ou alliés, pousse Davoust sur Bamberg, Oudinot sur Augsbourg, Masséna sur Ulm, et la proximité de ces points permettra d'opérer une concentration générale, dès que le plan de l'ennemi se sera clairement dévoilé, et d'opposer à l'archiduc une masse d'hommes assez forte pour lui barrer le chemin de la vallée du Rhin. En Italie, l'Empereur range l'armée du prince Eugène sur la rive droite de l'Adige ; dans l'Allemagne du Nord, sur le flanc de l'Autriche, il rassemble les Saxons, les Polonais, en fait le 9e corps de notre armée, leur donne mission de couvrir Dresde et Varsovie. En même temps, au delà de l'Autriche ennemie, il cherche la Russie alliée et l'appelle aux armes.

Ce ne sont plus des paroles, ce sont des actes qu'il réclame d'Alexandre ; l'instant est venu où les alliés de Tilsit et d'Erfurt doivent combiner éventuellement leurs opérations militaires et dés à présent leurs mouvements de troupes. Pour déterminer la Russie à se mettre en position de le secourir, Napoléon multiplie les efforts. Les dépêches ministérielles à Caulaincourt se succèdent désormais sans interruption : le 5 mars, puis le 11, le 18, le 22, le 23, le 24, le 26, le 29, Champagny signale à l'ambassadeur l'urgence d'obtenir des mesures promptes, sérieuses et retentissantes ; l'Empereur écrit lui-même au Tsar, il écrit plus longuement à Caulaincourt ; par l'intermédiaire de cet agent, il réclame un échange de vues entre les deux cours sur les moyens de concerter leur action et demande que l'on arrête dès à présent un plan de campagne.

Tous calculs faits, il compte que la Russie, sans s'affaiblir notablement en Finlande et sur le Danube, peut nous seconder avec 80,000 hommes ; la situation géographique de cette puissance lui permet de les employer avec une souveraine efficacité pour la cause commune. Les possessions moscovites, en y comprenant les Principautés virtuellement réunies, se déploient en demi-cercle autour de la partie orientale de la monarchie autrichienne ; elles enveloppent et enlacent la Galicie, la Hongrie et hi Transylvanie. En agissant sur divers points de sa frontière, par des mouvements concentriques, la Russie peut étreindre l'Autriche dés le premier moment, la saisir par derrière et, la tirant fortement à elle, la paralyser dans son élan vers le Rhin. Il est donc nécessaire que le Tsar ait une forte armée en Pologne, prête à entamer la Galicie au premier signal ; il n'est pas moins utile que l'animée russe du Danube, trop nombreuse pour l'adversaire débile qui lui est opposé, détache sa fraction la plus occidentale pour la tourner contre l'Autriche, qu'elle la porte, par une conversion à droite, en face de la Transylvanie, et la tienne prête à envahir cette province. La Russie peut contribuer également à la défense de l'Allemagne française, pousser un corps jusqu'à Dresde et l'intercaler entre l'Autriche soulevée et la Prusse frémissante. Que la Russie règle d'ailleurs sa coopération suivant ses facultés et ses convenances ; Napoléon subordonnera ses mouvements à ceux de son allié. Alexandre veut-il se porter sur Dresde avec 40,000 hommes ? c'est dans cette ville qu'on lui tendra la main. Préfère-t-il faire masse de ses forces et pousser droit à Vienne ? Napoléon lui offre rendez-vous sous les murs de cette capitale[28]. L'essentiel est que la Russie nous informe de ce qu'elle fera, afin que les opérations se combinent, surtout qu'elle prenne ses mesures au plus vite, hautement, bruyamment, qu'elle tire l'épée avec fracas, qu'elle sorte ses troupes de leurs garnisons, qu'elle les mette sous la tente, qu'elle montre partout ses armées. Il n'y a pas un moment à perdre, écrit Napoléon à Alexandre, pour que Votre Majesté fasse camper ses troupes sur les frontières de nos ennemis communs. J'ai compté sur l'alliance de Votre Majesté, mais il faut agir, et je me confie en elle 2[29]. De toutes manières, le Tsar peut exercer sur les événements une influence favorable et décisive ; s'il reste un dernier espoir, une chance unique et fugitive d'éviter la guerre, c'est que hi Russie, en faisant étalage de ses forces et preuve de ses dispositions françaises, terrifie l'Autriche et l'arrête au bord de l'abîme. Si la lutte doit inévitablement se produire, l'intervention active de la Russie, en faisant du premier coup pencher la balance, abrégera cette crise succédant à tant d'autres.

 

II

Les appels de Napoléon, s'autorisant de promesses vingt fois répétées, se confondaient avec la voix mérite de l'honneur militaire et de la probité politique. Seulement, l'Empereur était-il fondé à invoquer ces grandes lois, après avoir lui-même, au cours de l'année précédente, par les détours et les ambiguïtés de sa conduite, enfoncé le doute et le soupçon nu cœur d'Alexandre ? Dans le cas présent, le Tsar était trop incertain pour nous accorder du premier coup on nous refuser son concours. Il obéit à une tendance propre aux esprits irrésolus et qui les porte ti s'épargner l'embarras d'une décision en la retardant le plus possible. Cette guerre avec l'Autriche qui choque sa conscience, sa politique, qu'il fera à contre-cœur, si les circonstances l'y obligent expressément, il répugne encore à l'admettre comme inévitable et à s'y préparer ; c'est une hypothèse importune dont il préfère détourner ses regards. Il se dérobe donc, fuit devant le parti à prendre, et use à son tour de diplomatie dilatoire. Naguère, Napoléon lui a fait longuement attendre une concession positive aux dépens de la Turquie : il a remis et ajourné la Russie de mois en mois. Alexandre trouve aujourd'hui sa revanche et reprend à son compte le jeu justement reproché à son allié, en se servant, il est vrai, de procédés tout autres. Pour se soustraire à une décision prématurée, Napoléon employait des moyens à son image, surprenants et grandioses, suscitait d'éblouissants prestiges, parlait de partager l'Orient et de remanier l'univers. Pour réserver une détermination qui lui coûte, Alexandre raffine l'art des petits moyens, celui des compliments et des phrases ; il s'y montre inventif, excellent, inimitable : il y met du génie.

A ce moment, ses rapports avec notre ambassadeur sont curieux à observer. Plus que jamais, M. de Caulaincourt est traité au Palais d'hiver en ami, en commensal préféré. Deux ou trois fois la semaine, il dîne chez Sa Majesté, partageant cet honneur avec le petit groupe d'intimes qui compose la société habituelle et privilégiée du Tsar. Pendant la réunion, Alexandre saisit toutes les occasions de célébrer Napoléon et la France ; il vante son attachement à l'alliance, son désir de la maintenir inébranlable, d'en remplir toutes les obligations, et ces politesses sans conséquence lui sont un moyen de préparer et de faciliter la tâche qui s'imposera à lui tout à l'heure, dans son cabinet, lorsqu'il se retrouvera seul A seul avec Caulaincourt et devra résister doucement à cet ambassadeur réclamant un concert effectif de mesures. Plus ses entretiens d'affaires deviennent vagues et équivoques, plus ses propos de table sont empreints de cordialité, féconds en remarques obligeantes, en effets délicatement ménagés, et il organise à l'adresse de la France toute une série de démonstrations intimes, flatteuses, caressantes, destinées à masquer le vide de ses intentions.

D'abord le retour de Roumiantsof donna lieu à une scène caractéristique. La première fois qu'il se retrouva avec notre ambassadeur à la table du souverain, le ministre voyageur dut raconter par le menu son séjour à Paris, Alexandre se plaisant à le faire parler, à relever dans ses discours tout ce qui pouvait charmer l'amour-propre d'un Français. Le comte comprit et joua parfaitement son rôle. Déjà le bruit de ses propos enthousiastes sur Napoléon courait la ville : on citait ce mot de lui : Lorsqu'on cause avec l'empereur Napoléon, on ne se trouve d'esprit que ce qu'il veut bien vous en laisser1[30]. Chez le Tsar, Roumiantsof dispersa ses éloges sur tous les membres de la famille impériale et du gouvernement ; il n'omit rien et n'oublia personne. Il ne cessa de parler de Paris, soit dans le salon avant le dîner, soit pendant le dîner. Il parla aussi beaucoup de Malmaison, de l'Impératrice, de sa grâce, de la reine de Hollande, de son amabilité, de sa bonté, de la beauté de la princesse Pauline, de la Grande et belle représentation de la cour. Il parla ensuite des ministres, cita l'esprit de M. Fouché, l'amabilité, le génie de M. le prince de Bénévent, l'agrément de sa société. — Depuis l'événement du 28 janvier, ces compliments manquaient singulièrement leur but. — Il ne tarit pas en éloges sur tout, répéta plusieurs fois : C'est à Paris que doivent aller tous ceux qui veulent apprendre quelque chose en quelque genre que ce soit... L'Empereur ramenait continuellement la conversation sur Paris. Le comte le soutenait en homme qui pénétrait l'intention obligeante de son maitre. L'Impératrice s'en mêla plusieurs fois[31].....

Après le dîner, continue Caulaincourt dans son rapport, l'Empereur daigna m'appeler dans son cabinet. Toujours sur le même ton, il protesta en premier lieu de sa loyauté, de son dévouement, puis, venant à l'Autriche et déjà moins affirmatif, émit le désir de ne rien précipiter. Caulaincourt fit observer que l'attitude prise tout récemment à Vienne précisait la situation. Bien informé des circonstances, citant des faits, accumulant des détails, il conclut du spectacle belliqueux que donnait l'Autriche a la nécessité urgente pour l'alliance franco-russe de se mettre elle-même sur le pied de guerre et de rassembler ses moyens. Je parlais, écrivait-il à Napoléon, des grandes réunions de troupes en Bohème et sur l'Inn, enfin de tout ce qui se passait, pour convaincre Sa Majesté qu'il était temps de prendre un parti pour l'état de guerre on l'on pouvait être d'un moment à l'autre ; qu'il était même instant pour Votre Majesté de savoir par où agiraient les troupes russes et en quel nombre, enfin si elles entreraient en Transylvanie et en Galicie aussitôt qu'on aurait la nouvelle des hostilités. Je lui fis sentir que les opérations de Votre Majesté, la grande direction militaire, dépendraient nécessairement du concert et du nombre, comme de la disposition des moyens que la Russie emploierait ; que l'état d'hostilité de l'Autriche, constaté depuis si longtemps, ne pouvait plus laisser de doutes sur les intentions de cette puissance[32]...

Je veux encore croire que la paix est possible, telle fut en substance la réplique d'Alexandre. Et il développa ce thème longuement, contre toute évidence, ajoutant que le cabinet de Vienne n'avait pas répondu expressément à l'offre de la double garantie, et que cette démarche suprême pouvait changer ses résolutions. Au reste, s'il fallait combattre, l'Empereur le trouverait prêt ; la Russie ne serait pas en retard, mais se livrer dès à présent à des mouvements guerriers pourrait nuire au but pacifique que les souverains se proposaient tant à Paris qu'a Pétersbourg. Il parlait aussi de ses embarras, des trois guerres qu'il avait à soutenir, celles de Suède, d'Angleterre et de Turquie, et à cet égard de récentes circonstances ne le laissaient point à court d'arguments. En Orient, la négociation avec la Turquie s'était rompue sur une question qui intéressait la France plus encore que la Russie ; le cabinet de Pétersbourg avait exigé, comme condition préalable de la paix, que la Porte renonçai aux bons rapports récemment rétablis avec les Anglais et expulsai de Constantinople leur chargé d'affaires ; les Turcs n'ayant point souscrit à cette exigence, le congrès de Jassy s'était séparé ; il fallait recommencer une campagne sur le Danube et obtenir par la force l'abandon des Principautés. Contre la Suède, la Russie avait dû pousser vivement les hostilités, le gouvernement de Stockholm ne manifestant aucun désir de paix, et même porter au delà du golfe de Bothnie une partie de son armée. Au Nord comme an Sud, elle avait à combattre et à faire front ; ses deux ailes restaient engagées, ce qui ne lui permettait point de garnir le centre autant qu'elle l'eût voulu et de peser dès à présent sur l'Allemagne.

A ces raisons, Caulaincourt. ne se fit nullement faute de répondre que les guerres de Turquie et de Suède n'exigeaient pas un vaste déploiement de forces, que la Russie, maîtresse sur le Danube et en Finlande des territoires qu'elle entendait garder, n'avait qu'a maintenir ses positions, à observer une défensive imposante, et qu'elle conservait assez de troupes disponibles pour opérer vigoureusement Contre l'Autriche. Alexandre se rejeta alors sur l'insuffisance de ses moyens financiers, sur les brèches faites à son trésor, sur les pertes que lui infligeait la rupture des rapports commerciaux avec l'Angleterre ; il termina par une allusion ans services d'argent qu.il pourrait se trouver dans le cas de demander à la France ; il s'agissait d'un emprunt à émettre à Paris pour le compte de la Russie[33].

Pendant plusieurs semaines, des scènes analogues se répétèrent, à (pulques jours d'intervalle. En manioc de simple conversation, Alexandre donne toujours les meilleures assurances ; puis, dès que l'on en vient au positif, aux moyens pratique, d'organiser la diversion russe, ses belles résolutions se fondent, s'évanouissent, ce qui ne l'empêche point de reprendre le lendemain la suite de ses prévenances.

Parfois, avant d'aborder le fond du débat, il varie ses procédés de séduction préliminaire ; au lieu de s'enthousiasmer pour la France, il médit de l'Autriche. Il raille agréablement le ton et les allures des diplomates viennois, leur gravité pédantesque : Schwartzenberg lui a montré, dit-il, une immense dépêche de M. de Stadion, premier ministre d'Autriche ; elle est tout à fait dans le genre allemand ; on y prend les choses de si loin que je lui ai demandé si elle datait du déluge[34]. Tout cela, d'ailleurs, n'est qu'un fatras de paradoxes[35], trahissant l'embarras d'un cabinet qui s'évertue péniblement à défendre une mauvaise cause. Caulaincourt prend aussitôt argument de cet aveu pour démontrer une fois de plus la parfaite inutilité, contre une cour convaincue de mauvaise foi, des moyens de douceur et de persuasion, pour réclamer avec plus d'insistance une prompte concentration de forces. Ici, Alexandre retombe dans le vague et l'obscur. Il affirme pourtant que ses troupes ne sont qu'a deux ou trois marches de la frontière ; il cite les divisions, les régiments qui doivent composer son année de Galicie, mais esquive tout engagement au sujet de coups à porter en Transylvanie et en Allemagne.

Dans une autre conférence, Caulaincourt revient a la charge ; mieux armé, fort des lettres qu'il a reçues directement de Napoléon, il essaye d'entrer en matière sur le plan de campagne ; il lit, commente les passages, de haute et impétueuse allure, où l'Empereur propose à son allié de cimenter leur union par la confraternité du champ de bataille, lui donne rendez-vous devant l'ennemi, à Dresde ou à Vienne. A Dresde, répond Alexandre, il est trop tard. Ce serait paralyser mes moyens par des marelles, pendant qu'ils peuvent être plus utilement employés. Puis, ce serait découvrir toute ma frontière. Nous parlerons, du reste, de cela un de ces jours. C'est aujourd'hui vendredi saint. Vous savez que jusqu'après Pâques, nous avons une foule de devoirs religieux prescrits par notre rite. Je ne puis donc vous parler d'affaires aujourd'hui, mais ce sera très incessamment. Aujourd'hui, je ne voulais que vous voir et vous dire ce que je sais sur la Suède[36]. Et il transporta son interlocuteur sur les bords de la Baltique, ou la scène avait soudainement changé. A Stockholm, les chefs de l'armée et de la noblesse, fatigués d'obéir à un roi en démence, avaient détrôné Gustave IV et décerné la régence à son oncle, le duc de Sudermanie. Cette révolution, avec ses détails dramatiques ou piquants, venait à point pour nourrir la conversation avec l'ambassadeur de France et la tenir éloignée des frontières autrichiennes.

En persistant dans ce jeu évasif, il semblait qu'Alexandre voulût se laisser surprendre par l'événement. Son but, s'il était tel, fut pleinement rempli. Le J avril, avant qu'un plan de campagne eût été même ébauché entre la France et la Russie, avant que le Tsar eût fait connaître exactement le nombre, l'emplacement, la destination de ses troupes, les Autrichiens franchirent l'lnn et se répandirent en torrent sur la Bavière. Le même jour, l'archiduc Jean violait avec son armée le territoire italien ; au Nord, l'archiduc Ferdinand entrait avec cinquante mille hommes dans le grand-duché et l'aigle autrichienne apparaissait sur le chemin de Varsovie. Sans garder le souci des apparences, sans alléguer un grief personnel, sans même déclarer la guerre, l'Autriche la commençait à ses risques et périls et jouait son existence dans une suprême partie.

Caulaincourt requit aussitôt et officiellement la coopération russe, en vertu des conventions de Tilsit et d'Erfurt. De son côté, Schwartzenberg se livrait à de dernières tentatives, manœuvrait tous les ressorts de l'intrigue, mettait en mouvement les salons, les femmes, faisait agir à la fois la mère et la favorite d'Alexandre. La société entière, se levant en tumulte, circonvenant l'Empereur, le suppliait de garder au moins la neutralité et de ne point prendre les armes contre la puissance qui se faisait le champion de l'indépendance européenne.

Alexandre devait enfin se prononcer ; cette nécessité tant redoutée, si obstinément éludée, s'imposait à lui et venait le saisir. Il lui fallait se résoudre, mais le choix lui restait entre plusieurs partis. A vrai dire, la parole donnée ne lui en permettait qu'un : combattre immédiatement avec la France et nous aider de tout son pouvoir. Ou ne saurait toutefois refuser à sa perplexité de sérieux motifs : ses scrupules et ses craintes étaient légitimes. Cette guerre qu'il n'avait su ni prévoir ni prévenir, tout en s'obligeant à y participer, lui était à bon droit odieuse : elle risquait d'entraîner des résultats funestes à l'Europe, à la Russie, particulièrement funestes à l'alliance. Si l'Autriche justifiait par sa conduite toutes les sévérités, son effondrement total, sa destruction n'en serait pas moins une calamité générale et un malheur pour tous. La disparition de cette antique monarchie ouvrirait au centre du continent un abîme que rien ne saurait combler et achèverait de déséquilibrer l'Europe. Les États qui se composeraient avec les débris du vaincu, débiles et inconsistants, devant tout au vainqueur, ne seraient plus que les postes avancés de la domination française ; chacun de nos vassaux voudrait sa part de l'Autriche mise à sac ; en particulier, le duché de Varsovie réclamerait et obtiendrait vraisemblablement la Galicie ; cette extension équivaudrait au rétablissement de la Pologne, et de tous les changements à craindre, c'était celui qu'Alexandre appréhendait avec le plus de persistance et d'effroi. Dans tous les cas, la Russie se sentirait à découvert, directement exposée au choc de l'ambition napoléonienne, dès que l'Autriche ne s'élèverait plus en masse compacte au devant de sa frontière. Pour que la Russie pût vivre tranquille, pour qu'elle pût demeurer notre alliée, il était nécessaire qu'un État puissant continuât de séparer les deux empires et de faire contrepoids à la France démesurément accrue. Par une rencontre extraordinaire, Alexandre Ier, constitué ennemi de l'Autriche en vertu d'engagements formels, ne devait rien craindre autant, dans le combat à livrer, que l'écrasement trop complet de l'adversaire, et il était naturel qu'il songeât à se prémunir contre un tel péril. On eût donc conçu qu'avant de s'engager dans la guerre, il eût pris ses précautions, formulé ses réserves, demandé à Napoléon la promesse de ne point abuser de la victoire et de n'en point tirer des conséquences fatales à l'ordre européen, destructives de la sécurité russe.

Ces exigences, Napoléon les avait prévues et s'était mis en mesure d'y satisfaire. II avait autorisé Caulaincourt à signer, s'il en était positivement requis, un accord sur les conditions de la paix future ; il consentait à se lier les mains dans une certaine mesure, à limiter l'essor d'une ambition qui allait se déchainer à nouveau. Sa situation militaire, plus critique qu'il ne l'avouait, lui avait commandé cette condescendance[37]. Alexandre était donc libre d'opter entre une assistance accordée d'emblée, de confiance, dans un élan chevaleresque, et une coopération conditionnelle. Il pouvait remplir ses engagements tout d'abord, s'associer au conflit et, par sa loyauté, par l'efficacité de son action, se mettre en droit de parler haut quand viendrait l'heure de régler la destinée du vaincu et de remanier la carte ; il pouvait aussi prendre dès à présent ses sûretés, obtenir de Napoléon des assurances coutre le démembrement de l'Autriche, contre le rétablissement de la Pologne, quitte ensuite à entrer franchement dans la lutte dont il aurait a l'avance circonscrit les résultats.

Il écarta l'un et l'autre de ces partis pour s'arrêter à un troisième, le pire et le moins digne de tous, à un expédient dont Spéranski parait lui avoir suggéré l'idée[38]. Tout en exprimant de justes inquiétudes sur le sort futur de l'Autriche, il ne réclama aucun engagement préalable et ne mit point Caulaincourt dans le cas d'user de ses pouvoirs. Il annonça Napoléon une assistance sans réserve, pleine et entière, mais résolut de ne la lui prêter qu'en apparence et de n'opposer à l'Autriche qu'un simulacre de guerre. Sans répudier les obligations de l'alliance, il s'en délia subrepticement et aima mieux transgresser sa parole que de la redemander. Il fit plus : avant de combattre nos ennemis pour la forme, il voulut les rassurer sur la portée réelle de ses mesures, et nous allons l'entendre, double dans son langage connue dans sa conduite, promettre son concours à la France et son inaction à l'Autriche.

Dès qu'il eut la certitude que les troupes des archiducs s'ébranlaient pour passer la frontière, il fit savoir à notre représentant qu'il rompait avec l'agresseur : Ils payeront cher, disait-il en parlant des Autrichiens, leur folie et leur jactance[39]. Pour donner plus de poids à ces assurances, il les répéta à Caulaincourt devant témoins, en présence du cercle de familiers qu'il réunissait périodiquement à sa table. Avant de rendre publique sa déclaration de guerre, il la fit en petit comité, sous forme d'allusion et d'allégorie. Ce soir-là, il fut plus amical, plus expansif encore que de coutume avec l'ambassadeur. Il était charmé, disait-il, qu'en vue de la belle saison prochaine, M. de Caulaincourt se fia choisi une maison de campagne tout près de la sienne ; l'intimité en deviendrait plus étroite et plus facile : Je veux faire faire, disait-il, un petit télégraphe pour notre correspondance. Nous ne pouvons être plus proches voisins.

L'AMBASSADEUR. — Je suis absolument sous le canon de Votre Majesté.

L'EMPEREUR. — Celui-là ne tirera que pour vous.

L'AMBASSADEUR. — Je n'en ai jamais douté, Sire ; mais comme les ambassadeurs aiment les traités, je voulais en proposer un à l'amiral de Votre Majesté. — Un yacht de la marine impériale russe était mouillé sur la Néva en face de la maison qu'occuperait Caulaincourt.

L'EMPEREUR. — Je vous offre ma garantie, l'acceptez-vous ? Vous ne ferez pas comme les sots qui la refusent et qui s'en mordront les doigts.

Cela fut dit si haut, ajoute Caulaincourt dans son rapport, et avec une intention si prononcée, que les vingt personnes qui étaient à table, ainsi que l'Impératrice, se regardèrent. L'Empereur continua la conversation avec moi[40].

Six jours plus tard, le passage de l'Inn étant connu, les apparentes résolutions du Tsar se signalèrent au grand jour. Un manifeste de guerre fut lancé contre l'Autriche. Alexandre déclara qu'il congédiait Schwartzenberg, qu'il rappelait sa légation de Vienne, que ses troupes allaient entrer en ligne. Il écrivait à Napoléon : Votre Majesté peut compter sur moi ; mes moyens ne sont pas bien grands, ayant deux guerres déjà sur les bras, mais tout ce qui est possible sera fait. Mes troupes sont concentrées sur la frontière de la Galicie et pourront agir sous peu... Votre Majesté y verra, j'espère, mon désir de remplir simplement mes engagements envers elle... Elle trouvera toujours en moi un allié fidèle[41]. Son langage à Caulaincourt était encore plus positif et formel que ses lettres : Je ne ferai rien à demi, disait-il, et il ajoutait : Au reste, je m'en suis expliqué avec les Autrichiens 3[42].

Comment s'était-il expliqué ? C'est ce que nous apprend le rapport de ses derniers entretiens avec Schwartzenberg, transmis à Vienne par cet ambassadeur. Le Tsar ne dissimula point le déplaisir que lui causait la conduite de l'Autriche : il constata qu'il elle seule incombait la responsabilité de la rupture, le tort de l'attaque, qu'elle le mettait dans le cas de prendre parti pour la France et de remplir ses engagements. Ces prémisses posées, il en tira une conclusion inattendue : L'Empereur me dit, écrivait Schwartzenberg après une conversation tenue le 15 avril, qu'il allait me donner une grande preuve de confiance en m'assurant que rien ne serait oublié de ce qui serait humainement possible d'imaginer pour éviter de nous porter des coups. Il ajouta que sa position était si étrange que, quoique nous nous trouvassions sur une ligne opposée, il ne pouvait s'empêcher de faire des vœux pour notre succès[43]. Le 20 avril, Alexandre réitérait ces assurances et même allait plus loin : il affirmait que ses troupes auraient l'ordre d'éviter, autant qu'il dépendrait d'elles, toute collision, tout acte d'hostilité ; que d'ailleurs leur entrée en campagne serait soigneusement retardée[44].

Ainsi, non content de proposer à l'Autriche un combat fictif, où l'on éviterait mutuellement de s'atteindre et de se blesser, Alexandre promettait de reculer cette démonstration vaine : il ne contrarierait point nos ennemis dans leurs premières opérations et les laisserait profiter de leur avance. Est-ce à dire qu'il n'attendit qu'une victoire de l'archiduc Charles pour prononcer sa défection, se retourner contre l'Empereur et porter le dernier coup au colosse ébranlé ? Sa pensée parait avoir été moins simple, moins perfide, surtout moins arrêtée. Profondément troublé et déconcerté, n'apercevant de toutes parts que difficultés et périls, il arrivait à l'extrême de la duplicité par l'incertitude ; désirant que Napoléon fut contenu et refréné, le craignant trop d'autre part pour se détacher ouvertement de lui et braver sa colère, souhaitant des succès aux Autrichiens et n'y croyant pas assez pour se prononcer en leur faveur, reconnaissant malgré tout quelque utilité à l'alliance française, dont il n'avait pas encore recueilli tous les fruits, il demeurait sur place, immobilisé par des tendances contradictoires. Il s'écartait des événements, sans renoncer toutefois à profiter de leurs indications ; peut-être se flattait-il, si la lutte se prolongeait avec des alternatives diverses, d'intervenir avec autorité entre des adversaires également épuisés. Il essayait, en un mot, de réserver l'avenir et ne faisait que le compromettre. Aussi bien, en s'enfermant dans une neutralité déguisée, qui n'avait même point le mérite de l'abstention franche et nette, il s'ôtait tout droit à la reconnaissance, à la considération de l'une et l'autre partie : il s'enlevait la faculté de poser des conditions au vainqueur, quel qu'il fut, s'interdisait d'influer sur les résultats de la guerre et se condamnait à les subir : il se niellait à la merci des événements, au lieu de participer à leur direction.

Tout d'abord, par la lenteur et l'hésitation de ses mouvements, il va porter une atteinte irrémédiable à l'alliance sans servir avec efficacité la cause européenne, indigner Napoléon sans sauver l'Autriche, car l'instant n'est pas venu où le conquérant doit rencontrer le terme de ses triomphes, et, pour le mettre en échec, il faudra plus que l'effort isolé d'une puissance. Si l'Autriche est fortement armée, pleine d'ardeur, embrasée de nouvelles et plus généreuses passions ; si beaucoup de nos vieux régiments, dispersés en Espagne, nous manquent sur les bords du Danube, la supériorité du commandement supplée à tant de désavantages, et Napoléon, même sans l'armée d'Austerlitz et d'Iéna, va continuer de vaincre. Déjà il est en Allemagne, au milieu de troupes électrisées par sa présence ; Davoust, Lannes, Masséna sont auprès de et d'incomparables hauts faits, détournant nos regards d'une politique équivoque, nous ramènent pour un temps en pleine épopée.

 

 

 



[1] Lettre à l'empereur Alexandre, 26 janvier-7 février 1809. Archives de Saint-Pétersbourg.

[2] Lettre à l'empereur Alexandre, 12-24 janvier. Archives de Saint-Pétersbourg.

[3] Paroles de Talleyrand à Metternich, BEER, Zehn Jahre œsterreichischer Politik, p. 365.

[4] Roumiantsof à l'empereur Alexandre, 28 janvier-9 février 1809. Archives de Saint-Pétersbourg.

[5] Talleyrand communiqua par la suite avec l'empereur Alexandre, soit directement, soit par l'intermédiaire de Nesselrode et de Spéranski. Archives de Saint-Pétersbourg et Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie, t. XXI.

[6] Mémoires de Metternich, II, 266.

[7] Andréossy à Champagny, 14 novembre 1808.

[8] Suivant la chronique intime du temps, ces décorations étaient devenues l'une des nécessités de l'existence du prince, à tel point qu'il en portait dès le matin un exemplaire complet, cousu à sa robe de chambre. Baron ERNOUF, Maret, duc de Bassano, p. 305.

[9] Archives nationales, Esprit public, F 7, 3719 et 3720. VASSILTCHIKOF, les Razoumovski, IV, 384-424.

[10] Mémoires de Mme de Rémusat, III, 342.

[11] Roumiantsof à l'empereur Alexandre, 12-24 janvier 1809. Archives de Saint-Pétersbourg.

[12] Roumiantsof à l'empereur Alexandre, 30 janvier-11 février 1809. Archives de Saint-Pétersbourg.

[13] Roumiantsof à l'empereur Alexandre, 30 janvier-11 février 1809. Archives de Saint-Pétersbourg.

[14] Roumiantsof à l'empereur Alexandre, 30 janvier-11 février 1809. Archives de Saint-Pétersbourg.

[15] Roumiantsof à l'empereur Alexandre, 30 janvier-11 février 1809. Archives de Saint-Pétersbourg.

[16] Champagny à Caulaincourt, 7 février 1809.

[17] Andréossy à Champagny, 3 février 1808. Archives des affaires étrangères.

[18] Rapport de Roumiantsof à Alexandre, 30 janvier-11 février 1809. Archives de Saint-Pétersbourg. Lettres de Champagny à Caulaincourt, en date des 4, 14, 18 et 23 février 1809. Cf. les Œuvres de Rœderer, III, p. 537.

[19] Champagny à Napoléon, 4 janvier 1809. Archives nationales, AF, IV, 1676.

[20] Mémoires de Metternich, II, 261 à 271.

[21] Mémoires de Metternich, II, 273.

[22] Lettre à Caulaincourt, 14 février 1809.

[23] Rapport de Caulaincourt du 6 mars 1809.

[24] BEER, op. cit., 367-369.

[25] Dans les spectacles, écrirait notre représentant le 23 mars, on saisit toutes les allusions aux circonstances et surtout celles qui regardent l'indépendance de l'Allemagne ; les applaudissements sont immodérés.

[26] Dépêche du chargé d'affaires Dodun, en date du avril 1809. Le même agent écrivait le 18 mars : En 1805, la guerre était dans le gouvernement, non dans l'armée ni le peuple. En 1809, elle est voulue par le gouvernement, par l'armée et par le peuple.

[27] Dépêche d'Andréossy du 18 février 1809.

[28] Rapport de Caulaincourt du 8 avril 1809.

[29] Lettre publiée par Tatistcheff dans la Nouvelle Revue, 1er septembre 1891.

[30] Feuille de nouvelles jointe à la lettre de Caulaincourt à l'Empereur en date du 22 mars 1809.

[31] Rapport de Caulaincourt du 17 mars 1809.

[32] Rapport de Caulaincourt du 17 mars 1809.

[33] Rapport de Caulaincourt du 17 mars 1809.

[34] Rapport de Caulaincourt du 20 mars 1809.

[35] Rapport de Caulaincourt du 20 mars 1809.

[36] Rapport de Caulaincourt du 8 avril 1809.

[37] Lettre de Caulaincourt du 8 avril 1809.

[38] BEER, 349, d'après les rapports de Schwartzenberg.

[39] Rapport de Caulaincourt du 22 avril 1809.

[40] Rapport de Caulaincourt du 22 avril 1809.

[41] Lettres publiées par nous dans la Revue de la France moderne, 1er juin 1890.

[42] Rapport de Caulaincourt dit 28 avril 1809.

[43] BEER, 351.

[44] BEER, 351.