NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier

L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE

I. — DE TILSIT À ERFURT

 

CHAPITRE XII. — ERFURT.

 

 

III. — LA DISCUSSION.

On effleure toutes les questions. — La Prusse : exigence préalable de Napoléon. — La Pologne : promesse que le grand-duché sera évacué et ne sera pas réoccupé. — Le partage de l'Orient ajourné. — Alexandre se contente des Principautés ; travail qui s'est opéré dans son esprit. — Démonstration à tenter auprès de l'Angleterre. — Courrier de Vienne. — L'Autriche refuse de reconnaitre les rois créés par Napoléon : influence considérable de cette décision sur la marche des conférences. — L'Autriche devient l'objet principal de la discussion. — Demandes de Napoléon et résistance d'Alexandre. — Erreur d'Alexandre et de Talleyrand sur les dispositions réelles de la cour de Vienne. — Scène vive entre les deux empereurs. — Alexandre se refuse à toute démarche comminatoire envers l'Autriche. — Napoléon déclare qu'il gardera les places prussiennes. — Aigre discussion. — Un accord incomplet s'opère à grand'peine. — Concorde apparente des deux souverains : splendeurs d'Erfurt. — Un geste célèbre. — L'intermède de Weimar.

 

Ce fut du 28 septembre au 5 octobre qu'eurent lieu les discussions de principe, celles qui portèrent sur les bases mêmes de l'accord à intervenir. Tandis que Talleyrand agissait sous main, voyait tour à tour Napoléon et Alexandre, tenait avec Roumiantsof d'intimes conférences qui se prolongeaient fort avant dans la nuit[1], les deux monarques traitaient seul à seul, faisaient personnellement leurs affaires. La plupart du temps, ils discutaient en se promenant de long en large dans le vaste cabinet de l'Empereur. Au début, on se tâta réciproquement sur tous les points ; évitant de s'engager à fond, on essayait de pénétrer les vues de l'adversaire, de lire dans le jeu d'autrui sans découvrir le sien : avec précaution, toutes les questions, celles de Prusse, de Pologne, de Turquie, d'Autriche, furent simultanément abordées.

Pour la Prusse, on put voir que la difficulté porterait principalement sur les trois places de sûreté laissées entre nos mains par la convention de septembre. Alexandre tenait à l'abandon de ces forteresses ; Napoléon voulait avant tout que la Prusse fit son entière soumission en ratifiant le traité passé avec elle : lorsqu'elle se serait remise à sa clémence, il ne refuserait pas de recevoir à Erfurt un envoyé de Frédéric-Guillaume et réservait son dernier mot. Sans discontinuer ses instances, Alexandre fit engager la cour de Kœnigsberg à donner le gage exigé d'elle, afin qu'il pût tenter en sa faveur un suprême effort[2]. Pour l'état de Varsovie, il réclamait à tout prix une sûreté ; il exprimait franchement ses appréhensions, ses angoisses en face de cette Pologne renaissante, qui puisait dans la présence de nos troupes un redoublement de confiance et de force expansive. Napoléon comprit la nécessité d'un sérieux sacrifice ; il promit de retirer ses troupes ; il fit plus, il fournit l'assurance que le grand-duché, dans aucune hypothèse, ne serait réoccupé. Un tel engagement ne pouvait former l'objet d'une stipulation écrite ; la parole de Napoléon suffisait, il la donna. Cette satisfaction ne faisait point disparaître le germe de mésintelligence jeté entre les deux empereurs par la création du grand-duché, mais elle en retardait le développement.

Le partage de l'Orient avait été l'objet assigné depuis huit mois à l'entrevue. C'était à Erfurt que l'on devait statuer en dernier ressort sur le destin de la Turquie, s'en répartir les dépouilles, décider qui serait maitre du Danube, qui régnerait sur la Grèce, qui s'approprierait l'Égypte et les lies, juger si Constantinople pourrait figurer dans le lot de la Russie, ou si cette position incomparable devait être à jamais réservée. Cependant, on a vu que l'Empereur, dans la situation que lui créaient ses revers d'Espagne et l'attitude de l'Autriche, n'admettait plus que ces immenses questions fussent tranchées ou même sérieusement traitées à Erfurt ; il voulait mettre présentement le partage hors de cause et n'offrir à la Russie que les Principautés.

Sur ce point, il ne rencontra pas chez Alexandre une vive opposition. Aussi bien, le Tsar n'avait jamais exigé la destruction de la Turquie, et ses vues premières, telles qu'il les avait formulées en novembre 1807, n'allaient pas au delà de la Moldavie et de la Valachie. Depuis un an, le partage avait été une idée plus napoléonienne que russe. A Tilsit, c'était l'empereur des Français qui l'avait brusquement formulée ; en février 1808, il l'avait reprise, en lui donnant un développement inouï. Alexandre s'y était livré alors avec ardeur, avec enthousiasme, se croyant près de mener son peuple à Constantinople et de lui faire toucher le but suprême de ses ambitions, mais aujourd'hui, sous le coup de ses premières impressions d'Erfurt, faisant suite à une série de mécomptes, il se demandait si toute entreprise à tenter de concert avec Napoléon n'exposerait pas la Russie au rôle de dupe, n'aboutirait point pour elle à la plus amère, à la plus éclatante déconvenue. Spontanément, quoique avec regret, il s'éveillait de son rêve : craignant d'avoir subi le charme d'une illusion enchanteresse et décevante, il tendait à l'écarter, en la pleurant toutefois, pour retourner à de plus prosaïques, mais plus sages réalités. Il revenait à croire qu'une simple extension de frontières, poursuivie isolément, produirait des avantages plus certains qu'un vaste système de conquêtes combinées où Napoléon se ferait à coup sûr la part du lion ; Roumiantsof lui-même se ralliait maintenant à cette idée et s'en instituait le défenseur ; faisant allusion aux projets de partage qu'il croyait découvrir toujours dans l'esprit de Napoléon : L'acquisition de la Moldavie et de la Valachie, écrivait-il à son maitre, seuls et sans coopération, nous est de beaucoup plus avantageuse[3]. La Russie se trouvait ainsi acquise d'avance à l'idée d'une solution restreinte, et lorsque Napoléon parla des Principautés, le Tsar ne refusa pas de se contenter de ce royaume danubien auquel s'étaient longtemps bornées ses convoitises. On convint donc en principe de réserver la question du partage, sauf à y revenir dans une nouvelle entrevue, et de ne toucher, à Erfurt, aux affaires orientales que pour stipuler l'extension de la Russie jusqu'au Danube, Alexandre se promettant de faire donner à cette concession une forme indiscutable et précise, Napoléon gardant l'espoir d'en atténuer ou au moins d'en retarder l'effet par quelques dispositions restrictives.

Le partage se trouvant ajourné, renoncerait-on à poursuivre par d'autres voies ce qui en eût été le but suprême, à savoir, d'épouvanter et d'atteindre indirectement l'Angleterre ? Pour le moment, on s'interdisait de s'ouvrir à travers les États ottomans une route vers l'Asie britannique : ce moyen d'accabler l'ennemi commun se trouvant écarté, quel autre lui substituer ?

A défaut d'une action, on se réduisit à l'idée d'une démonstration. Malgré le secret dont la France et la Russie avaient depuis un an enveloppé leurs délibérations, leur dessein avait transpiré, et d'ailleurs Napoléon l'avait volontairement divulgué dans ses discours. Le bruit de l'entreprise méditée s'était répandu au loin : on en parlait dans les provinces les plus reculées de la Turquie, on en parlait à Londres. L'Angleterre s'était émue, elle craignait pour son commerce du Levant, pour sa prépondérance dans la Méditerranée, pour son empire indien ; elle étudiait les moyens d'empêcher le partage ou d'en neutraliser les effets. A l'approche de l'entrevue, son alarme avait redoublé, une telle rencontre lui semblant le présage d'extraordinaires événements. Loin de dissiper ses soupçons, les deux empereurs résolurent de les porter au comble, en leur donnant une base officielle, et se fixèrent au procédé suivant : ils tenteraient en faveur de la paix une démarche imposante : écrivant au roi de la Grande-Bretagne une lettre commune, ils lui offriraient de négocier, l'inviteraient à rendre la paix aux nations, à reconnaître les changements survenus en Europe ; puis, en termes discrets, mais suffisamment explicites, ils lui laisseraient entrevoir qu'un refus entraînerait de nouveaux et plus graves bouleversements. Comme l'attention des Anglais se trouvait attirée vers l'Orient, ils découvriraient dans ces paroles une menace pour la Turquie, et peut-être se résigneraient-ils à traiter afin d'en prévenir l'exécution. Hors d'état d'infliger à l'Angleterre une atteinte matérielle, Napoléon et Alexandre essaieraient de la frapper moralement, en dressant à ses yeux un vague épouvantail, et lui feraient apparaître, à travers le voile d'un langage volontairement énigmatique, le fantôme d'un grand projet.

Seulement, dans la pensée de Napoléon, cette tentative ne serait susceptible de résultat qu'autant qu'elle s'accompagnerait de démarches envers l'Autriche, assez fortes, assez menaçantes, pour ôter à cet empire toute envie, toute faculté même de rendre à l'Angleterre une alliée et de renouveler la guerre continentale. Avant de partir pour l'entrevue, Napoléon avait décidé de demander à Alexandre un mouvement de troupes russes vers les frontières de la Galicie, une démonstration militaire, destinée à répondre aux armements de l'Autriche et à en paralyser les effets. A Erfurt, un incident nouveau, fort grave, en lui démontrant la nécessité d'être plus exigeant, vint tout à coup compliquer la négociation et en modifier l'allure.

Au lendemain des premières conférences, une dépêche du général Andréossy, notre ambassadeur à Vienne, fut remise à Napoléon. Suivant de près M. de Vincent, elle faisait connaître que l'Autriche démentait par sa conduite les déclarations de son messager et s'affirmait irréconciliable. Inquiète du mystère d'Erfurt, imprudente par peur, l'Autriche refuse l'unique satisfaction qui eût rassuré l'Empereur sur ses intentions, la reconnaissance des rois d'Espagne et de Naples. Les assauts réitérés du général Andréossy n'ont pu arracher à M. de Stadion une réponse favorable : après s'être longtemps retranché derrière des formules dilatoires, le ministre a fini par déclarer, en évitant soigneusement le mot de reconnaissance, que les relations politiques entre les cours respectives seraient rétablies lorsque les deux rois seraient arrivés dans leur capitale et auraient notifie ; leur avènement[4] ; c'est une fin de non-recevoir prononcée sous la forme la plus blessante, puisque l'Autriche subordonne sa conduite aux événements et méconnaît le droit des souverains créés par Napoléon pour ne s'incliner que devant le fait. D'ailleurs, en dépit de promesses illusoires, elle pousse ses armements, avec moins de tapage, mais avec une active persévérance. Aucune mesure n'a été prise pour calmer l'effervescence populaire ; des courriers italiens, traversant le territoire autrichien, viennent d'être arrêtés et molestés. Au dehors, la diplomatie viennoise poursuit ses menées : il est certain que les relations, l'intimité avec l'Angleterre sont plus étroites que jamais. A Constantinople, les agents impériaux se conduisent en furibonds[5], excitent violemment les Turcs contre nous ; en Sicile, en Espagne, ils sèment l'intrigue, et sans que l'on puisse dire si l'Autriche obéit à l'idée raisonnée et préconçue de nous faire la guerre, sa tendance au mal[6] la porte à appuyer partout nos ennemis, à susciter des diversions en leur faveur, et la tient contre nous en état de conspiration permanente.

Cet avis fit sur l'Empereur un effet immédiat et profond. Son courroux s'exhala en termes acerbes. Il avait cru un instant que l'empereur d'Autriche se présenterait en personne à Erfurt : Je comprends maintenant, disait-il, pourquoi l'empereur n'est pas venu : il est difficile à un souverain de mentir en face, il s'est remis de ce soin sur M. de Vincent[7]. Son émotion et sa fureur s'expliquent, car l'hostilité de l'Autriche, en se prononçant, le mettait définitivement en présence de la complication qu'il craignait le plus. L'Autriche cédant tout à fait aux inspirations de la peur et de la haine, s'abandonnant sur une pente fatale, une attaque de sa part redevenait très probable, sinon certaine. Or, une rupture avec elle, c'était l'ère des coalitions rouverte, la soumission de l'Espagne entravée, hi paix du continent troublée à nouveau, la paix maritime indéfiniment retardée. Restait-il un moyen d'éviter cette épreuve, plus redoutable qu'aucune des précédentes ? Pour la surmonter, le concours de la Russie nous était indispensable, mais ne pourrait-il nous l'épargner ? L'Autriche résisterait-elle à une sommation commune des deux arbitres du inonde l'invitant, sous peine d'écrasement immédiat, à rentrer dans le devoir ? Pour obtenir cette démarche, Napoléon se résignait à accentuer ses concessions : il prononcerait plus expressément, s'il le fallait, le don des Principautés[8] : en face d'une nécessité suprême, toute considération lui devenait secondaire. S'assurer l'assistance sans réserve d'Alexandre pour combattre l'Autriche, si celle-ci nous attaquait, pour la retenir, s'il en était encore temps, telle fut désormais la pensée dominante de l'Empereur à Erfurt, le but vers lequel se tendirent tous les ressorts de sa volonté.

Il tint à Alexandre le langage suivant : Ce qui fait la confiance de l'Angleterre et nourrit son ardeur belliqueuse, c'est la perspective de regagner des auxiliaires sur le continent et d'y voir s'opérer une nouvelle prise d'armes ; observant l'attitude de l'Autriche, le cabinet de Londres espère trouver à Vienne le pivot d'une cinquième coalition, qui comprendra l'Espagne, une partie des peuples germaniques, la Turquie peut-être, et qui donnera â l'Europe entière le signal de la révolte. Mais que l'Autriche, cédant à une pression combinée des deux empereurs, soit réduite à s'incliner devant leur volonté pacifique, à désarmer, à abdiquer toute pensée et tout moyen de guerre, à rompre ses liens avec Londres, à épouser franchement le système franco-russe, la résistance de notre rivale perdra son principal point d'appui ; isolée, l'Espagne succombera rapidement ; la péninsule pacifiée, l'Angleterre se retrouvera seule en face de toutes les puissances ralliées autour des deux empereurs, enchainées à leur politique, et peut-être sentira-t-elle son courage défaillir à l'aspect de cette ligue du continent toujours annoncée et devenue, cette fois, une formidable réalité. Il importe donc de parler haut, de menacer à Vienne, tout en négociant avec Londres, et que le contre-coup des résultats obtenus dans la première de ces capitales retentisse immédiatement au siège de la puissance britannique. Une note, rédigée sous l'inspiration de Napoléon et destinée à l'empereur Alexandre, vint exprimer en détail les démarches à poursuivre auprès de l'ennemi latent, expliquer quel lien étroit les unissait à celles qui seraient tentées auprès de l'adversaire déclaré, et montrer comment la soumission de l'Autriche pourrait déterminer la réduction de l'Angleterre.

L'Autriche, disait cette note, est la seule puissance du continent dont les dispositions soient douteuses ; il faut que ce doute soit levé ; il faut insinuer à l'Autriche, en lui faisant part des ouvertures de paix qui seront faites, que si elles sont repoussées, elle doit déclarer la guerre formellement à l'Angleterre, chasser tous les Anglais qui sont à Vienne et dans les États héréditaires, ne laisser subsister aucune trace d'armement, enfin suivre une marche qui ne laisse à l'Angleterre aucune espérance de la détacher de la cause du continent. Il faut surtout lui imposer l'obligation de reconnaître les changements qui ont eu lieu en Espagne ; il serait utile que la reconnaissance de cet ordre de choses faite par la Russie et par l'Autriche fût connue à Londres au moment où on y recevrait les propositions relatives à la paix. Cette nouvelle, jointe à celle de la marche des troupes françaises en Espagne, qui déjà retentit à Londres, serait très propre à accélérer les négociations. L'Angleterre y aurait cet intérêt de pouvoir encore comprendre le Portugal dans son uti possidetis et d'épargner à son armée la honte d'être jetée dans la mer.

Mais cet effet ne s'opérera qu'autant que l'Angleterre sera bien persuadée que, pleine de sécurité sur la situation du continent, la France peut inonder l'Espagne de ses armées et les faire marcher sans inquiétude jusqu'au détroit de Gibraltar.

M. le baron de Vincent a été envoyé ici par l'empereur d'Autriche. Qu'il lui soit déclaré par les deux empereurs qu'ils exigent cette reconnaissance du nouvel ordre établi en Espagne ; qu'il doit l'aller chercher, que les deux souverains mettent ce prix à la continuation de leurs relations amicales avec l'Autriche ; la reconnaissance devrait être prononcée dans une note de M. de Stadion au gouvernement anglais, que le Moniteur publierait et que l'Angleterre recevrait en même temps que les ouvertures pour la paix.

Ce serait méconnaître l'état actuel des choses que de ne pas voir que, sans un système de forces bien unies et d'opérations toujours prêtes à se combiner, l'Angleterre remplira l'Europe de défiances et d'incertitudes et entraînera l'Autriche à de fausses démarches qui ne troubleront pas la paix du continent, mais qui, en Angleterre, serviront d'appui et de prétexte aux ennemis de la paix. Mais les mesures que l'on propose, exécutées avec énergie, attestant l'union des deux empereurs et la fermeté inébranlable de leurs résolutions, amèneront l'Angleterre à donner la paix à l'Europe, qu'elle n'aura plus l'espérance de bouleverser[9].

Alexandre céderait-il à ce langage véhément ? Voudrait-il imposer à l'Autriche une capitulation préventive, l'obliger à rendre ses armes, dans la crainte qu'elle ne s'en servit pour une attaque injustifiée ? Alexandre se déclara prêt à souscrire l'engagement de faire cause commune avec nous si la cour de Vienne prenait l'initiative d'une rupture ; il consentait à renouveler ses efforts pour obtenir la reconnaissance des nouveaux rois. Puis, en termes très nets, très fermes, quoique parfaitement courtois et mesurés, il bissa entendre qu'il n'irait pas plus loin ; il ne se prêterait jamais à exercer contre l'Autriche une violence anticipée, à lui ôter la libre disposition d'elle-même, à léser ses droits d'État souverain, en modifiant d'autorité sa ligne politique et en la contraignant à désarmer, alors qu'elle n'avait point manifesté positivement son intention de troubler la paix européenne et qu'il fallait incriminer ses tendances plutôt que ses actes.

Napoléon insista, et le différend prit une importance croissante. Tout autre débat se trouva suspendu ; on parlait moins de la Prusse, on ne parlait plus de l'Orient. La question des mesures à concerter envers l'Autriche, brusquement introduite, semblait la seule qui passionnât désormais les empereurs : elle repoussait au second plan les affaires effleurées ou à demi tranchées, et faisait dévier les conférences de leur objet primitif.

Fécond en ressources, tour à tour souple et pressant, usant de séduction et d'autorité, Napoléon variait ses arguments et ses moyens. Il lut à Alexandre la lettre d'Andréossy et en donna un commentaire éloquent. Afin d'attester ses intentions purement défensives, il ne se montrait pas éloigné de garantir à l'Autriche l'intégrité de son territoire, si cette puissance consentait â désarmer : il admettait qu'on la rassurât d'une part, pourvu qu'on la menaçât de l'autre. Si l'on adhérait au système proposé, disait-il encore, si l'on enlevait aux Autrichiens le pouvoir de révolutionner l'Allemagne, il se sentirait plus à l'aise pour évacuer totalement ce pays ; il pourrait adoucir le sort de la Prusse et ne garder qu'une place sur 1'Oder, au lieu de trois. Mais ces manœuvres enveloppantes ne réussissaient pas mieux auprès d'Alexandre que les attaques directes. Cet empereur, que l'on disait faible, incertain, irrésolu, montrait une fermeté de caractère étonnante, voilée sous une inaltérable sérénité. Il écoutait tout patiemment, discutait peu, ne s'attachait pas à réfuter les arguments multiples et pressants de son adversaire, laissait passer ce torrent, revenait ensuite à son idée et s'y attachait avec un doux entêtement.

Cette molle résistance, qui n'offrait point de prise et cédait sons la pression, puis reprenait insensiblement son niveau, exaspérait l'Empereur. Au sortir de ces rencontres où son adversaire lui avait ravi la victoire en lui refusant le coin-bat, quand il se retrouvait avec ses familiers, il ne ménageait pas Alexandre, s'exprimant en termes amers ou ironiques, suivant son humeur ; il dit un jour à Caulaincourt : Votre empereur Alexandre est têtu comme une mule : il fait le sourd sur ce qu'il ne veut pas entendre[10]. Puis, faisant allusion de nouveau à l'entreprise néfaste dans laquelle il reconnaissait la source de tous ses embarras : Ces diablesses d'affaires d'Espagne, s'écriait-il, elles me coûtent cher[11]. Le lendemain, il retournait au combat tout frais, plein d'ardeur, avec des armes nouvelles ; mais son énergie s'usait une fois de plus contre un insaisissable adversaire.

A bout de raisons, il éclata en plaintes : L'alliance, disait-il, va perdre toute son utilité ; elle ne saurait en imposer désormais aux Anglais et procurer la paix générale. Alexandre demeura impassible : sur lui, les reproches glissaient comme les prévenances. A la fin,  Napoléon eut recours à l'emportement ; il se fâcha. Des scènes vives eurent lieu. Un jour, comme on reprenait l'éternelle question en se promenant dans le cabinet de l'Empereur, la discussion s'échauffa, et Napoléon, dans un mouvement d'impatience rageuse, jeta à terre son chapeau et le piétina. Alexandre s'arrêta aussitôt, le regarda fixement, avec un sourire, se tut quelques instants, puis, d'un ton calme : Vous êtes violent, dit-il ; moi, je suis entêté : avec moi, la colère ne pipe donc rien. Causons, raisonnons, ou je pars[12]. Et il se dirigea vers la porte. Force fut à l'Empereur de le retenir, de s'apaiser : la discussion reprit sur un ton modéré, amical même, mais n'avança point, et, cette fois encore, Alexandre ne se laissa entraîner contre l'Autriche à aucune démarche comminatoire.

Est-ce à dire qu'il voulût encourager l'Autriche à nous faire la guerre ? En aucune façon. Aussi sincèrement que l'empereur des Français, Alexandre désirait le maintien de la paix : il souhaitait d'autant plus éviter une lutte en Allemagne qu'il s'engageait à y participer. Les deux souverains étaient d'accord sur le but, mais différaient essentiellement sur les moyens de l'obtenir. Alexandre estimait que des paroles amicales et rassurantes retiendraient mieux l'Autriche que des menaces : il était convaincu que cette cour ne voulait pas la guerre, n'armait que par peur, ne commencerait jamais les hostilités, si on ne la poussait à bout : Elle ne sera jamais assez folle, disait-il, pour se faire l'agresseur et entrer seule dans la lice[13].

A ses yeux, le véritable péril ne venait pas de Vienne, mais de la France, des arrière-pensées offensives et meurtrières qu'il prêtait à Napoléon envers l'Autriche. Dans les mesures de rigueur qu'on lui proposait, il voyait l'indice irrécusable de ces intentions, un moyen de démanteler une monarchie infortunée et de faire tomber ses défenses, pour l'accabler plus sûrement. Plus on insistait auprès de lui, plus cette idée s'enfonçait dans son esprit. En conséquence, il jugeait utile, indispensable, que l'Autriche, loin de se rendre à merci, demeurât puissamment armée, en possession de tous ses moyens, en posture assez respectable pour décourager la France de toute velléité d'agression. Quant à la Russie, elle devait, suivant lui, loin de se jeter prématurément de notre côté, s'enfermer dans une stricte impartialité et s'attacher le plus longtemps possible à ne point faire pencher la balance ; il fallait que ni la France ni l'Autriche ne pussent compter sur sa complicité, dans le cas où l'une ou l'autre nourrirait des desseins contraires à la paix. Cette attitude maintiendrait entre les deux parties une certaine parité de situation et de moyens, les laisserait en présence, également armées, également imposantes, en mesure de se défendre, non d'attaquer, et de cet équilibre de leurs forces naîtrait leur commune immobilité. La France et l'Autriche se tenant ainsi mutuellement en respect, se paralysant l'une par l'autre, la paix continentale se prolongerait, et, d'autre part, la Russie aurait le loisir de poursuivre ses opérations sur le Danube, d'arracher à la Turquie ce que Napoléon lui avait livré de cet empire[14].

Cette pensée, entretenue, fortifiée chez le Tsar par les suggestions de Talleyrand[15], reposait sur des appréciations profondément erronées. Alexandre, aussi bien que le ministre français qui s'était institué son conseiller, méconnaissait le caractère de Napoléon, les exigences de sa politique, les dispositions réelles de l'Autriche. Obligé, si l'Angleterre ne cédait point, d'entamer avec elle une lutte difficile sur un terrain nouveau, de la combattre en Espagne, Napoléon ne voudrait, ne pourrait souffrir longtemps derrière lui, dans son dos, une puissance détachée de son système, révoltée contre ses lois, toujours tentée de le prendre à revers : tôt ou tard, il se retournerait contre elle, trancherait de son épée une situation intolérable, et maintenir l'Autriche dans un état de rébellion et d'hostilité latente était le plus sûr moyen de faire éclater cette guerre que l'on voulait éviter.

Il y avait plus : en admettant que les mesures prises à Vienne eussent eu, au début, un caractère purement défensif, elles devaient, par la force des choses, changer de nature et aboutir à une action offensive. Par des armements hors de toute proportion avec ses ressources, avec ses facultés pécuniaires, l'Autriche s'était mise sur un pied ruineux : elle ne saurait s'y perpétuer. Déjà l'empereur François répète tristement : L'armée dévore l'État[16], et, sous peu, ses ministres, ses administrateurs vont lui révéler le vide effrayant du Trésor, lui démontrer que l'Autriche ne saurait plus longtemps subvenir à l'entretien de ses troupes, si l'on ne se met à la solde de l'Angleterre et si l'on ne nourrit l'armée aux dépens de l'ennemi[17]. Donc, dans quelques mois, dans quelques semaines peut-être, il faudra que l'Autriche combatte ou désarme. Entre les deux termes de ce dilemme, elle choisira le premier : elle aimera mieux courir les risques d'une suprême aventure, utiliser les moyens immenses qu'elle a rassemblés et qui ont restauré sa confiance en elle-même, plutôt que de se résigner à un douloureux avortement et de consacrer sa déchéance. Si l'empereur Alexandre eût pu lire dans les secrets du cabinet de Vienne, il y eût découvert ce qu'Andréossy allait mander dans quelques jours, ce que la sagacité de Napoléon lui faisait pressentir, à savoir, que l'idée d'attaquer, de tenter la fortune des armes, de chercher une revanche, prenait rapidement le dessus. Stadion l'avait toujours soutenue : le prudent archiduc Charles s'y ralliait aujourd'hui, et l'empereur François lui-même commençait à préférer une crise violente, mais peut-être salutaire, à un état d'angoisse et d'attente qui épuisait la monarchie. Une seule crainte troublait l'Autriche et pouvait la retenir, c'était de voir la Russie s'unir franchement à la France et de périr broyée sous cette double masse. Que le Tsar laissât planer un doute sur ses intentions, montrât quelque répugnance à nous suivre, la guerre serait définitivement résolue à Vienne, et les deux empereurs auraient tôt ou tard à combattre l'Autriche, s'ils ne s'entendaient dès aujourd'hui pour la confondre et la désarmer. En proposant ce parti, violent et impérieux, Napoléon n'en indiquait pas moins l'unique moyen de conserver cette paix aussi chère à son allié qu'à lui-même ; lui seul restait dans la logique impitoyable de la situation : Alexandre et Talleyrand, le monarque Généreux et le politique subtil, s'en écartaient l'un et l'autre.

Toutefois, si Napoléon voyait mieux et plus loin que tous, il se trompait en croyant qu'Alexandre pût voir comme lui et admettre ses exigences. Ce qu'il demandait en somme à ce prince, c'était d'annuler momentanément la puissance autrichienne. Or, l'Autriche remise sur pied, en forte attitude, n'était-ce point l'unique rempart qui protégeât la Russie contre l'omnipotence napoléonienne, la seule barrière qui se dressât entre la frontière moscovite et la France épandue sur l'Europe. Pour la Russie, désarmer l'Autriche, c'était se découvrir elle-même, se livrer, renoncer à toute autre garantie que la loyauté de Napoléon. Les déceptions, les froissements infligés à Alexandre depuis Tilsit ne permettaient plus ce miracle de confiance. Napoléon portait la peine d'avoir voilé, durant le cours d'une année, la justice finale et la grandeur de son but, qui était le repos du monde, sous l'absolutisme de ses procédés, d'avoir trop peu ménagé les scrupules, les intérêts propres de son allié, d'avoir violenté les rois et les peuples, et c'était son châtiment que de n'être plus cru aujourd'hui, alors qu'il affirmait sincèrement son désir de paix et ses vues purement défensives. Alexandre ne pouvait lire dans son âme, il lisait dans ses actes, et le passé l'autorisait à suspecter l'avenir. Mal fondées en réalité, ses craintes se justifiaient par les apparences, et il ne pouvait plus raisonnablement accorder ce que Napoléon était contraint de lui demander. Telle qu'elle se posait aujourd'hui, la question d'un système commun à adopter envers l'Autriche devenait insoluble, et devant cet écueil surgi à l'improviste, tout effort pour arriver à une entente pleine et efficace devait inévitablement se briser.

Huit jours s'étaient écoulés, perdus en stériles disputes, et, sur le point devenu capital, aucun résultat n'avait été obtenu. Napoléon comprit enfin qu'il poursuivait l'impossible, qu'il ne gagnerait rien sur Alexandre et se heurtait à une résistance insurmontable. Il changea alors brusquement de plan, suivant son habitude, et évolua sur place. Ne conservant que peu d'espoir d'éviter la guerre avec l'Autriche, tout en ne la jugeant pas immédiate, il voulut la faire, quand on l'y forcerait, avec tous ses avantages ; il accepta donc d'Alexandre une simple promesse de concours éventuel ; en même temps, afin de restreindre, de localiser la lutte, d'empêcher que le feu de la révolte ne se communiquât à toute l'Allemagne, il annonça l'intention de garder toutes ses sûretés ; il conserverait sur la Prusse les trois places de l'Oder aussi longtemps que le traité du 8 septembre lui en donnerait le pouvoir.

Alexandre s'éleva à nouveau contre cette prétention, et ce fut à son tour de prendre l'offensive, à Napoléon de déployer sa force de résistance. Autour de lui, on le pressait, on le suppliait d'abandonner les places, de donner à la Russie et à l'Europe ce gage de modération : C'est un système de faiblesse que vous me proposez là, dit-il en colère ; si j'y accède, l'Europe me traitera bientôt en petit garçon[18]. Et il repoussa la demande d'Alexandre avec quelque impatience, en termes émus, presque indignés : Est-ce mon ami, mon allié, disait-il, qui me propose d'abandonner la seule position d'où je puisse menacer le flanc de l'Autriche, si elle m'attaque pendant que mes troupes seront au midi de l'Europe, à quatre cents lieues de chez elles ?... Au reste, si vous exigez absolument l'évacuation, j'y consentirai, mais alors, au lieu d'aller en Espagne, je vais vider tout de suite ma querelle avec l'Autriche[19]. Devant cette perspective qui l'effrayait par-dessus tout, Alexandre recula : satisfait d'avoir amené Napoléon à se contenter d'un engagement défensif et secret contre l'Autriche, croyant par là avoir préservé la paix et atteint son but essentiel, il admit en retour que Napoléon gardât momentanément les places de l'Oder, s'en reposant sur l'avenir d'assurer la libération totale de la Prusse, et la monarchie de Frédéric-Guillaume paya les frais de l'accord incomplet qui s'établissait si péniblement entre les deux empereurs.

Il restait à mettre par écrit les points convenus : ouvertures à l'Angleterre, abandon à la Russie des Principautés, concours défensif contre l'Autriche. Napoléon avait soumis à Alexandre, comme son œuvre personnelle, le projet de traité rédigé par Talleyrand, mais cet acte ne répondait pas entièrement aux dispositions admises, et le Tsar avait fait dresser de son côté une série d'articles. Avant de comparer ces deux projets, de les fondre en un traité, les deux souverains s'arrêtèrent un instant et suspendirent leur travail.

En dehors de leur entourage intime, rien ne transpirait des dissentiments survenus entre eux : en public, ils continuaient à s'entourer des soins les plus tendres, semblaient tout entiers à leur inclination réciproque, au plaisir d'être ensemble. Pour rassurer et diriger l'opinion, Napoléon lançait chaque matin des billets dans le genre suivant : à Cambacérès : Les conférences continuent ici ; tout va au mieux ; au roi Joseph : Tout prend une bonne tournure ; à Cambacérès : Les princes et les étrangers affluent de tous côtés, et les affaires continuent de marcher à la satisfaction commune ; au roi Murat : Erfurt est très brillant[20]. En effet, la réunion atteignait alors à son plus bel éclat. Les souverains de Bavière et de Wurtemberg, ceux de Westphalie venaient d'arriver, et le soir, au théâtre, le parterre de rois était au complet. Le 4 octobre, on donnait l'Œdipe de Voltaire ; quand vint le vers :

L'amitié, d'un grand homme est un bienfait des dieux,

Alexandre se leva, prit la main de Napoléon, assis à ses côtés, et la serra vivement. Ce geste, dicté par une habile inspiration, accueilli avec enthousiasme par l'assistance, remarqué par l'histoire, sembla plus qu'un banal témoignage : on crut y voir la consécration de l'entente et le solennel renouvellement de l'alliance.

Pour le surlendemain, les empereurs avaient fait le projet de visiter dans sa capitale le duc de Saxe-Weimar, leur voisin pour quelques jours. Pendant leur absence, les deux ministres des affaires étrangères, MM. de Champagny et Roumiantsof la plume à la main, discuteraient les articles du traité et en prépareraient la rédaction. A leur retour, les souverain s trouveraient le travail déjà avancé ; ils auraient alors à statuer Sur les difficultés survenues entre leurs ministres, à parfaire l'œuvre de conciliation. Cette dernière partie de leur rôle ne serait pas la moins embarrassante : amenés à traduire leur pensée sous une forme précise, ils verraient plus clair dans les obligations contractées ; certains scrupules, certaines divergences de vues pourraient renaître, des arrière-pensées se faire jour, et l'intrigue trouver de nouveau matière à s'exercer. L'excursion de Weimar, acceptée par les empereurs comme un intermède et un délassement, divise donc l'entrevue d'Erfurt en deux périodes distinctes, mais d'importance presque égale : dans la première, on s'était mis d'accord à grand'peine sur quelques principes ; dans la seconde, on aurait à aborder la tâche délicate d'en régler l'application.

 

 

 



[1] Rapport de police du 4 octobre : On s'agitait principalement de l'entretien que le comte de Roumiantsof a eu avec le prince de Bénévent deux nuits de suite jusqu'à deux heures du matin.

[2] HASSEL, 275. Documents inédits.

[3] Roumiantsof à l'empereur Alexandre, 15-27 décembre 1808. Archives de Saint-Pétersbourg.

[4] Andréossy à Champagny, 22 septembre 1808. Archives des affaires étrangères, Vienne, 381.

[5] Andréossy à Champagny, 22 septembre 1808. Archives des affaires étrangères, Vienne, 381.

[6] Andréossy à Champagny, 22 septembre 1808. Archives des affaires étrangères, Vienne, 381.

[7] Documents inédits.

[8] Voyez ses paroles à Metternich en 1810. Mémoires de Metternich, II, 361 et 371.

[9] Archives nationales, AF, IV, 1697.

[10] Documents inédits.

[11] Documents inédits.

[12] Documents inédits.

[13] Documents inédits.

[14] Quelque temps après l'entrevue, Alexandre écrivait à Roumiantsof : Vous vous rappellerez que dans nos conversations à Erfurt je croyais toujours que le plus utile serait de produire en Europe un système qui tendrait à empêcher qu'entre les trois grandes puissances restantes, la Russie, la France et l'Autriche, aucune des trois ne pût troubler la paix générale du continent. Ce système n'est possible qu'autant qu'il existe une balance entre les forces de ces trois puissances, et la Russie, n'ayant rien à redouter pour elle-même de l'Autriche, peut par conséquent voir avec une sorte de tranquillité l'accroissement de sa force comme un moyen de parvenir à l'établissement du système en question. Alexandre à Roumiantsof, 18 décembre 1808. Archives de Saint-Pétersbourg.

[15] Alexandre à Roumiantsof, 19 octobre et 18 décembre 1808. Archives de Saint-Pétersbourg.

[16] Archives des affaires étrangères, Vienne, 381.

[17] BEER, Zehn Jahre œsterreichischer Politik, 341.

[18] Documents inédits.

[19] Documents inédits.

[20] Archives nationales, AF, IV, 876, lettres inédites.