NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier

L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE

I. — DE TILSIT À ERFURT

 

CHAPITRE VI. — ÉVOLUTION VERS L'ORIENT.

 

 

Napoléon apprend qu'Alexandre lui refuse la Silésie et revendique les Principautés. — Son voyage en Italie ; sa visite à Venise. — Vision de l'Orient. Napoléon songe plus sérieusement au partage de la Turquie et veut s'en faire un moyen d'atteindre sa rivale. — Vue prophétique de l'avenir. — L'Angleterre vulnérable en Asie. — Rêve persistant d'une expédition contre les Indes. Trois routes pour accéder aux Indes, celle de Suez, celle du Cap, celle de l'Asie centrale ; Napoléon a essayé de les employer successivement. — Projets de Paul Ier. — Rapports avec la Perse. — Un ambassadeur de Feth-Ali au château de Finkenstein. — Traité qui nous assure le passage à travers la Perse. — Mission topographique. — Napoléon songe à combiner le partage et l'expédition. — Véritable caractère de ses projets sur l'Asie. — Conversations avec Talleyrand. — Système de guerre embrassant le monde. — Efforts pour soulever et employer contre l'Angleterre tous les Etats de l'Europe méridionale : corrélation entre les projets sur l'Espagne et ceux dont la Turquie est l'objet. — Hésitations de l'Empereur. — Toujours l'Égypte. — Napoléon veut gagner du temps. Nouveau courrier de Caulaincourt ; instances plus vives de la Russie. —L'Autriche invitée éventuellement au partage. — Conversation avec Metternich. Importante dépêche à Caulaincourt du 29 janvier 1.808 : elle témoigne des irrésolutions de l'Empereur. — Retour de Savary. — Questions posées à Caulaincourt. — Nécessité temporaire de l'alliance russe. — L'Angleterre s'affirme intraitable ; discours du trône ; débats au Parlement. — Courroux de Napoléon ; il se jure d'anéantir l'Angleterre et fait part à Alexandre de ses conceptions colossales.

 

Napoléon apprit pour la première fois en décembre 1807, par les rapports de Savary antérieurs à l'entrée en fonction de Caulaincourt, que l'empereur Alexandre lui refusait la Silésie. Il avait reçu, d'autre part, la mise en demeure du 18 novembre et savait que le Tsar affirmait ses prétentions sur les Principautés. Si Caulaincourt ne réussissait pas mieux que Savary à faire agréer l'échange proposé, il ne resterait qu'un moyen pour satisfaire la Russie et indemniser la France, ce serait de partager en commun la Turquie. Après avoir fait allusion à ce suprême parti dans ses instructions écrites, dans ses entretiens, en posant ses réserves et sans dissimuler ses répugnances, Napoléon se résoudrait-il à l'adopter ?

Les dépêches de Savary l'avaient rejoint à Venise. Depuis quelques semaines, il visitait son royaume transalpin, charmé toujours de revoir le théâtre de ses premiers exploits, désireux aussi d'inspecter ces États vénitiens qu'Austerlitz lui avait donnés, et de mettre en valeur ce nouveau domaine. Il passa à Milan, parcourut rapidement la Lombardie, semant les institutions utiles, les germes féconds. Venise l'arrêta plus longtemps : il s'occupa de ranimer cette cité morte, et l'on remarqua qu'il y fit plus en quatre jours que le gouvernement autrichien en quatre ans, A Venise, il se retrouvait au seuil de l'Orient ; c'était là qu'en 1797 ces régions lui étaient apparues, qu'elles l'avaient tenté, qu'il s'était senti initié et intéressé au problème de leur sort[1] ; à dix ans de distance, la même vision révélatrice se reproduisit-elle ? Revenu au bord de l'Adriatique, dont il tenait désormais les deux rives et, par Corfou, gardait l'entrée, contemplant ce golfe profond qui s'ouvre sur les mers grecques et dont il voulait faire une rade française, éprouva-t-il plus vivement le désir d'utiliser cette précieuse base d'opérations ? Céda-t-il de nouveau à l'appel de l'Orient, et cette attraction contribua-t-elle autant que les exigences russes à diminuer ses préventions contre la grande entreprise ? Nous le croirions volontiers, car la vue des lieux saisissait fortement son imagination et parfois décidait de ses projets. Ce qui est certain, c'est que son esprit se met de nouveau à évoluer vers l'Orient. De Venise, il écrit à Savary : Mon premier but, comme le premier sentiment de mon cœur, est de modifier ma politique de manière à accorder mes intérêts avec ceux de l'empereur Alexandre[2], et ces paroles semblent promettre implicitement l'abandon de la Turquie. D'Udine, il mande à Marmont : Envoyez-moi toujours les renseignements que vous pourrez sur la valeur des différentes provinces de la Turquie d'Europe, sans cependant vous compromettre en prenant ces renseignements, ainsi que sur la nature des choses[3]. Après avoir soulevé à Tilsit la question du partage, après l'avoir ajournée et réservée en novembre, il y revient aujourd'hui, ne la tranche pas encore, mais la remet à l'étude et en délibère avec lui-même.

Fidèle à son procédé, il n'entendait point s'insurger contre l'inévitable, mais l'assouplir et le façonner suivant ses vues ; il conserverait ainsi la direction des événements ; au lieu de les subir, il les maîtriserait. La subversion de l'Orient, limitée au partage des provinces turques, restait grosse de périls, puisqu'elle risquait d'attirer les Anglais en Égypte, mais la même opération, si on la poussait jusqu'à ses plus audacieuses conséquences, si on lui donnait un couronnement gigantesque, loin de profiter à nos rivaux, ne pourrait-elle devenir contre eux un instrument de ruine et de destruction ?

Les contrées ottomanes, en particulier ces péninsules de Thrace et d'Asie Mineure qui se rapprochent et s'affleurent par leurs extrémités, ne possèdent pas seulement une valeur intrinsèque : leur position géographique double leur importance ; elles marquent le point de soudure, forment le lien terrestre entre l'Europe et l'Asie. Or, c'était dans cette lointaine Asie que l'Angleterre avait été chercher ses plus précieuses possessions, que cette puissance maritime avait pris terre et s'était faite continentale : n'était-ce point là qu'il appartenait au maure de la terre de la saisir et de la frapper ? Aux Indes, l'immensité des domaines conquis par la Grande-Bretagne nuit à la solidité de son pouvoir ; quelques milliers d'Européens règnent sur des millions d'indigènes, population molle, d'apparence résignée, mais facile à émouvoir, agitée d'invisibles remous et de sourds frémissements. Sur cette base instable, l'édifice de la domination anglaise s'élève éblouissant et fragile ; pour l'abattre, il suffirait de le toucher. Aussi l'Angleterre a-t-elle reconnu de tout temps la nécessité de défendre de loin ses possessions indiennes, d'en interdire et d'en commander les avenues. Les États musulmans qui s'échelonnent depuis la vallée de l'Indus jusqu'à la Méditerranée, principautés afghanes, Perse, Turquie même, lui ont toujours apparu comme les remparts indispensables de son empire oriental, et nous lui avons entendu proclamer de nos jours qu'aux murs de Constantinople commencent les défenses de l'Inde. Pénétré de cette vérité, Napoléon songeait à faire de l'Orient turc le point de départ d'une marche vers les profondeurs de l'Asie. Que la France et la Russie s'unissent dans un grand effort, que la Turquie soit broyée ou asservie, la Perse utilisée, que les armées combinées, débouchant de l'Asie Mineure, viennent prendre position sur les hauts plateaux qui bordent et dominent le bassin de l'Euphrate, aucun obstacle insurmontable ne se dressera plus entre elles et les possessions anglaises. La mer seule, peuplée de vaisseaux ennemis, peut limiter leur essor : de l'Euphrate d'Indus, elles n'auront que des populations barbares à écarter, des distances à franchir, la nature à vaincre, la terre à parcourir, et peut-être est-il moins difficile à la France d'aller aux Indes que de franchir le pas de Calais.

Dans sa lutte contre l'éternelle ennemie, l'Empereur avait toujours combiné deux systèmes, faisant prédominer alternativement l'un ou l'autre. Tantôt il s'adonnait plus particulièrement à l'idée d'une descente, voulait saisir l'Angleterre dans son Ile et la prendre à l'abordage ; tantôt il préférait l'attaquer sur tous les points où elle avait égrené ses stations navales ou commerçantes ; contre cette puissance diffuse, il rêvait alors d'agir en tous lieux, mais surtout dans ces régions de l'Asie où se découvrait pour elle une inépuisable source de richesses, dans cette colonie qui devenait un empire ; depuis dix ans, il laissait le projet contre l'Inde planer sur l'avenir, prenant des formes diverses et successives

En 1797, tandis que le Directoire prépare une descente en Irlande, Bonaparte organise le corps expéditionnaire d'Égypte, en fait l'aile droite de l'armée d'Angleterre, et le destine à nous ouvrir par Suez un chemin vers le plus bel établissement de nos ennemis[4]. L'Égypte fut conquise par Bonaparte, mais ravie à ses lieutenants, et le Premier consul dut chercher d'autres voies pour accéder aux Indes. La Russie parut un instant les lui offrir. Paul Ier s'était donné à lui, et déployait à le seconder l'ardeur passionnée qu'il avait mise naguère à nous combattre : ce monarque caressa l'idée d'une expédition franco-russe à travers l'Asie[5], et son rêve ne finit qu'avec sa vie. Paul disparu, la Russie se referme et dresse à nouveau entre nous et l'Asie sa masse impénétrable. Cependant, Napoléon ne renonce pas encore à ses projets d'attaque ou au moins de diversion dans les Indes : en 1805, alors qu'il prépare l'invasion de l'Angleterre et semble concentrer la puissance française entre Boulogne et Dunkerque, il médite de faire doubler le cap de Bonne-Espérance à trois escadres et de les pousser jusqu'aux rivages de la grande péninsule asiatique[6].

Quelques mois plus tard, Trafalgar lui interdit de nouveau l'Océan, mais voici que la route des Indes semble se rouvrir par terre. La Turquie revient à notre alliance, et, au delà de l'empire du Grand Seigneur, d'aventureux agents retrouvent la Perse. Là, le bruit de nos victoires les a précédés : sur le trône des Sofis, ils aperçoivent un monarque admirateur de Napoléon et jaloux de se mettre à son école. Le schah Feth-Ali se déclare l'ami du grand empereur d'Occident, lui envoie des présents, demande des officiers pour discipliner ses troupes, des fusils pour les armer, réclame notre secours contre la Russie et offre le sien contre l'Angleterre. Napoléon comprend aussitôt que la Perse, seul état à demi policé de l'Asie supérieure, grâce à ses ressources, à ses routes, à son semblant d'organisation, peut nous frayer le passage et nous guider jusqu'aux établissements anglais. Ce concours inattendu stimule son audace ; l'idée de gagner les Indes par l'Asie se réveille en lui et prend corps.

Des relations s'établissent avec la Perse ; un ambassadeur de Feth-Ali part pour l'Europe. Il rejoint Napoléon en Pologne, pendant l'hiver de 1807, au fort de la lutte contre la Russie. L'Empereur le reçoit à son quartier de Finkenstein, entre deux batailles, au milieu de ses troupes bivouaquant sur la terre glacée, et cette apparition guerrière évoque, aux yeux de l'Oriental, l'image de ces conquérants asiatiques qui n'avaient d'autre capitale que leur camp et qui gouvernaient de leur tente la moitié de l'univers. De Finkenstein, l'ambassadeur est ramené à Varsovie : une négociation s'engage ; Napoléon suit son idée ; il fait signer au Persan un traité où se remarque la disposition suivante : S'il était dans l'intention de S. M. l'empereur des Français d'envoyer par terre une armée pour attaquer les possessions anglaises dans l'Inde, S. M. l'empereur de Perse, en bon et fidèle allié, lui donnerait passage sur son territoire. En même temps, le général Gardane est envoyé en Perse, mais cet ambassadeur est surtout le chef d'une mission topographique chargée d'étudier la configuration du pays, ses ressources, et les moyens d'y faire cheminer une armée. En trois mois, ces renseignements devront être pris ; Gardane les transmettra alors à son maitre, après avoir fait ratifier le traité qui nous ouvre l'intérieur de l'Asie[7].

Cependant la Russie cède à nos armes et demande la paix. Les deux empereurs se rencontrent, se comprennent, s'accordent, mettent en commun leurs haines et leurs ambitions. Dans cette alliance, Napoléon voit une raison de plus pour agir en Asie ; que ne pourra-t-il dans cette partie de l'ancien monde, s'il joint aux facilités que lui promet Feth-Ali celles que lui offrait Paul Ier, s'il dispose à la fois de la Perse et de la Russie ? A Tilsit, il s'ouvre de son dessein à Alexandre, lui parle de l'expédition projetée et lui demande de s'y associer ; quatre mois plus tard, Caulaincourt était chargé de reprendre cet entretien dès son arrivée à Pétersbourg[8]. Alexandre et Roumiantsof accueillirent alors nos propositions avec quelque réserve[9] : plus près des lieux, mieux placés pour connaître les difficultés de l'entreprise, la barbarie des peuples, l'immensité des distances, ils ne partageaient guère les illusions de Paul Ier mais évitaient de prononcer un refus, et l'on sentait qu'ils pourraient se prêter à nos vues, sinon par conviction, au moins par complaisance. Seulement, la Russie ne nous fournirait pas un concours gratuit ; elle voudrait des avantages proportionnés aux risques à courir et, croyant peu à de problématiques conquêtes au delà des déserts, demanderait dès à présent des réalités positives ; avant d'agir en Asie, elle se ferait payer en Europe. Napoléon sentait que même l'abandon des Principautés ne la déciderait pas, qu'il serait nécessaire de lui accorder, aux dépens de la Turquie, des concessions définitives, extraordinaires, et peu à peu germait en lui cette pensée dont l'exécution semblait défier les forces humaines : greffer l'expédition aux Indes sur le partage de l'empire ottoman.

Croyait-il sincèrement à la possibilité d'atteindre les Indes ? De nos jours, la Russie a employé un tiers de siècle pour opérer sa percée à travers l'Asie et se glisser jusqu'au pied des montagnes à peine franchissables qui forment le portail de l'Inde. Prévoyant ce mouvement de la Russie par une intuition prophétique, Napoléon pensait-il le lui faire exécuter d'un bond, sous son impulsion, à son commandement, guidée et entraînée par quelques milliers de Français ? Si tel était réellement son espoir, on ne peut que s'arrêter confondu devant cet excès d'audace, joint à une pénétration si profonde de l'avenir. L'alliance de la Perse, il est vrai, rendait l'entreprise moins Chimérique. Dans notre siècle, les agents et les soldats du Tsar, obligés d'éviter le territoire persan, ont dû le contourner par le Nord, s'acheminer à travers les steppes du Turkestan, et n'ont pu s'approcher de l'Inde qu'après un prodigieux circuit.

En 1808, la Perse, assise sur ce plateau de l'Iran qui constitue la position maîtresse entre la vallée de l'Euphrate et les régions de l'Inde, nous ouvrait vers celles-ci une route plus naturelle et plus directe, celle qu'ont toujours suivie les conquérants et les marchands. Mais le concours de la Perse eût-il été sincère ou du moins effectif ? Quelles que fussent les dispositions de Feth-Ali, son gouvernement restait désordonné, mal obéi ; l'intrigue en déterminait les mouvements, la corruption les suspendait. La Perse nous eût-elle admis sur son territoire, elle en eût refusé l'accès à nos alliés, à ces Russes dans lesquels elle s'était habituée à voir de dangereux ennemis.

Ces difficultés ne pouvaient échapper à Napoléon, et pourtant, à lire les instructions de Gardane, si nettes, si détaillées, l'intention de marquer les étapes d'une marche future apparaît distinctement chez l'Empereur. Il est toutefois une particularité de son esprit que l'on ne saurait négliger dans l'appréciation de si invraisemblables projets. Alors même qu'il se laissait attirer par eux, il était loin d'en méconnaître le caractère aventureux, romanesque, de s'abuser sur leurs probabilités de succès. Seulement, comme la force et la passion calculatrices, par un phénomène peut-être unique, égalaient en lui la puissance imaginative, dès que l'un de ces desseins fixait son attention, il aimait à se le représenter sous une forme précise, concrète, avec des contours arrêtés, des lignes bien définies, et ses rêves mêmes prenaient une forme mathématique. De ce qu'il ait sérieusement étudié la traversée de l'Asie, on ne peut inférer avec certitude qu'il se soit flatté d'introduire l'une de ses armées dans les Indes, au moins d'un seul élan. Sa véritable pensée, — elle ressort de sa correspondance complétée par d'autres témoignages[10], — parait avoir été moins irréalisable et plus pratique.

Lorsqu'il songeait à prononcer un mouvement impétueux de la France et de la Russie vers les contrées asiatiques, son but immédiat était moins d'y infliger à l'Angleterre une blessure matérielle qu'une atteinte morale, d'ébranler son prestige et de détruire sa sécurité ; pour que ce résultat fût obtenu, il n'était point nécessaire que l'arrivée aux Indes s'effectuât, mais seulement qu'elle devint moins impossible, et l'Empereur méditait une démonstration plutôt qu'une attaque. Il suffirait à nos colonnes de dépasser le Bosphore pour que leur apparition fit tressaillir l'Asie : à travers les solitudes de ce continent dépeuplé, dans ces espaces vides où tout retentit, le bruit de nos pas éveillerait des échos sans fin et se répercuterait jusqu'aux Indes ; il y sèmerait l'espoir chez les peuples, l'épouvante chez leurs maîtres. L'Angleterre sentirait chanceler son empire ; voyant la nation qui avait reculé les limites du possible se mettre en position de la frapper mortellement, elle craindrait une attaque dont le nom de Napoléon doublerait les chances, traiterait pour la prévenir, et son orgueil succomberait devant cette suprême menace.

Telles étaient les pensées que Napoléon roulait dans son esprit en revenant d'Italie ; on peut croire qu'elles l'avaient hanté durant les longues heures de la route. Le 1er janvier 1808, arrivant aux Tuileries, sans prendre aucun repos, il s'enferme avec Talleyrand et converse avec lui cinq heures[11]. S'il avait laissé le prince de Bénévent échanger le ministère contre la dignité de vice-grand électeur, il aimait toujours à prendre ses avis, le consacrait aux grandes affaires, après l'avoir déchargé des autres, et le tenait en réserve pour les consultations de haute politique. Ses conférences avec lui se répétèrent plusieurs jours et furent remarquées ; il y dévoila son double projet, celui dont la Turquie serait victime, celui dont les Indes pourraient devenir l'objet, et, malgré les objections de Talleyrand, laissa voir que l'un et l'autre le sollicitaient fortement[12].

Ce n'était là pourtant qu'un côté de plus vastes desseins, l'une des parties d'un système englobant le monde. D'autres préoccupations, dont chacune eût pu paraître exclusive et absorbante, se partageaient alors l'Empereur. A cette heure, il complète et renforce l'occupation du Portugal, envoie de nouvelles divisions au delà des Pyrénées, insinue son armée au cœur de l'Espagne, étend sans bruit la main sur ce royaume ; en Italie, après avoir occupé l'Étrurie, Parme, Plaisance, il décrète la saisie des États romains et entame contre le chef de l'Église une lutte fatale à sa mémoire. Ces actions multiples, il les mène de front avec ses méditations sur l'Orient, et, loin que tant d'entreprises commencées ou préparées se fassent diversion dans son esprit, il les appelle à se compléter et à s'appuyer réciproquement. A ses yeux, l'identité de but forme leur lien : il ne les envisage pas isolément, mais voit en elles autant d'opérations convergentes dont la réunion doit accabler l'Angleterre et la jeter anéantie à ses pieds. La passion de conquérir définitivement la paix, par la réduction de l'Angleterre, prend alors chez lui un caractère plus impérieux et plus despotique ; elle surexcite, féconde, égare tour à tour son génie, lui inspire des combinaisons toujours ingénieuses et profondes, mais démesurées, lui dicte l'emploi de moyens extraordinaires, surhumains, qui violent les lois ordinaires de la politique autant que le droit des nations. Étreignant l'Allemagne, croyant à la possibilité de s'assurer la Russie qui lui garde le Nord, il juge l'instant venu d'organiser le midi de l'Europe pour la lutte contre la puissance maritime et coloniale des Anglais. Dans le Midi, plusieurs États, par principe ou débilité, se dérobent encore à ce qu'il attend d'eux, et leur faiblesse les rend accessibles à l'action de sa rivale. Il faut que ces États reprennent consistance sous sa main, ne se ferment pas seulement aux ennemis, mais s'emploient contre eux, se laissent pénétrer, transformer, soulever, qu'ils cèdent à notre impulsion ou qu'ils disparaissent, car leurs ressources, leurs populations doivent être utilisées pour la cause commune, et leurs territoires doivent nous livrer passage jusqu'aux points occupés ou menacés par l'Angleterre. Déployant la puissance française autour de la Méditerranée, Napoléon veut lui faire embrasser ce vaste bassin depuis l'une de ses extrémités jusqu'à l'autre, afin d'en former une seule et immense base d'opérations, et c'est la même pensée qui le pousse à diriger son aile droite vers Gibraltar, à prolonger son aile gauche au delà du Bosphore.

Cependant, s'il se produit en lui un prodigieux effort de conception, une affluence et comme un bouillonnement d'idées, dans les deux questions maîtresses, Espagne et Orient, il n'estime point que l'heure des décisions soit arrivée. Il attend que les événements, se prononçant davantage, viennent lui fournir des indications plus nettes et lui donner prise. En Espagne, il flotte entre plusieurs partis, incertain s'il supprimera la dynastie régnante ou en fera l'instrument de son pouvoir, s'il démantèlera le royaume en s'emparant des provinces septentrionales ou essayera de se le concilier en lui assurant un meilleur régime, s'il poussera ses frontières jusqu'à l'Èbre ou son autorité indirecte jusqu'à Cadix. Pour l'Orient, il attend que les dispositions de la Russie soient mieux connues et les premiers courriers de Caulaincourt arrivés. Avant de sacrifier l'empire ottoman, il veut savoir si les exigences d'Alexandre lui en font décidément une loi : il se demande en même temps si la Turquie est apte encore à jouer un rôle actif dans son système.

Le 12 janvier, il ordonne de poser à Sébastiani une série de questions : la Porte, dont l'ambassadeur à Paris vient de s'aboucher avec Tolstoï et se montre pressé d'ouvrir les négociations, signerait-elle une paix qui lui enlèverait la Moldo-Valachie ? Sa résignation offre-t-elle ce moyen de satisfaire la Russie ? Au contraire, les Turcs recommenceront-ils la lutte plutôt que de céder les deux provinces, et faut-il, dans tous les cas, que l'Orient reste en feu ? Quelle que soit l'issue de la négociation, la Porte demeurera-t-elle notre alliée contre l'Angleterre ? Quels moyens de guerre peut-elle nous offrir ? Sur tous ces points, Napoléon veut être exactement renseigné[13]. Il revient enfin à son objection de principe contre le partage et songe qu'il n'a point réussi à la lever : la présence des flottes britanniques dans la Méditerranée gène, contrarie tous ses plans, et, modérant son essor vers d'idéales conquêtes, le ramène à des réalités prévues et menaçantes. Il n'est point certain que la Turquie s'écroule au premier choc, et que l'Asie nous soit ouverte ; il est à peu près certain que l'Angleterre tentera d'enlever l'Égypte et les Iles, aussitôt que notre attaque aura porté le premier coup à l'intégrité ottomane. Devant cette perspective redoutée, Napoléon s'arrête de nouveau, hésite et se fixe provisoirement à l'idée de ne rien précipiter ; le 14 janvier, il laisse Champagny écrire à Caulaincourt dans le sens des premières instructions données à cet ambassadeur, revenir sur le projet turco-prussien et repousser encore pour la France toute compensation orientale : elle déciderait la question de l'existence de l'empire turc, et l'Empereur ne veut point en hâter la ruine.

Sa véritable intention, à cette date, se trahit dans un post-scriptum annexé à la dépêche ministérielle. En fait, il n'espère plus obtenir la Silésie en retour des Principautés ; son vœu se réduit à réserver aussi longtemps que possible ses dernières déterminations. Il désire donc que la négociation se ralentisse, que l'empereur Alexandre et son ministère ne soient pas appelés à se prononcer catégoriquement, qu'on lui évite une mise en demeure immédiate d'évacuer la Prusse et de prendre parti sur la Turquie. L'état présent, si incertain et mal défini qu'il soit, ne nous est point défavorable ; il laisse notre armée en Prusse et la France maîtresse de l'Europe ; il peut se prolonger sans péril, et c'est afin de tenir tout en suspens que Napoléon fait ajouter pour Caulaincourt cette observation : La situation actuelle des choses convient à l'Empereur, rien ne presse de la changer ; il ne faut donc pas accélérer la détermination du cabinet de Saint-Pétersbourg, surtout si cette détermination ne devait pas être conforme aux vues de l'Empereur. Cela s'appliquerait encore plus au partage de l'empire turc en Europe, mesure que l'Empereur veut éloigner, parce que, dans la circonstance actuelle, il ne pourrait se faire avec avantage pour lui. Vous devrez donc chercher à gagner du temps, en y mettant assez d'art pour que ces délais ne soient point désagréables à la cour de Russie, à laquelle vous ne pouvez trop faire entendre que la guerre avec l'Angleterre et la paix à laquelle il faut la forcer doit être le premier objet de l'attention et des efforts des deux empereurs[14].

La dépêche du 15 janvier, avec son post-scriptum daté du 18, était préparée, elle n'était point expédiée, quand arrivèrent les lettres écrites par Caulaincourt depuis son arrivée jusqu'au 31 décembre. On n'a pas oublié en quels termes d'une vivacité croissante l'ambassadeur peignait l'invincible préjugé du Tsar contre le projet touchant la Silésie, ses défiances réveillées, ses ambitions surexcitées, l'opportunité de satisfaire les unes et de calmer les autres, en un mot, l'urgence d'une décision. Cette nécessité de se résoudre, à laquelle Napoléon essayait d'échapper, devenait pressante. Les observations de son envoyé le frappèrent : il laissa partir les dépêches précédemment rédigées, mais promit à Caulaincourt des instructions nouvelles et positives. En attendant, il autorise l'ambassadeur à faire espérer un accord, alors même que la France, pour y souscrire, devrait sacrifier ses principes. Vous n'avez rien à demander, lui faisait-il écrire, vous n'avez rien à répondre aux demandes qui vous seront faites ; mais, dans toutes les occasions, vous devez parler de la déférence que veut avoir l'Empereur pour les vœux de l'empereur Alexandre, qui seuls peuvent le déterminer à s'écarter de la marche que lui tracent les intérêts de son empire, et il faut montrer la possibilité de tout concilier pour peu qu'on veuille s'entendre[15].

Dans les jours qui suivent, l'Empereur reprend à nouveau la question du partage, l'examine, la retourne sous toutes ses faces, cherche à atténuer les inconvénients et les dangers de l'acte redoutable auquel son destin semble l'entraîner. Les convoitises russes, dont l'âpreté se révèle, ne l'inquiètent pas moins que les entreprises possibles de l'Angleterre, et il éprouve le besoin de se couvrir contre ses alliés autant que de se garder contre ses adversaires. Cette digue qu'il va abattre devant l'ambition moscovite, s'il détruit la Turquie, ne saurait-il la reconstituer sous une autre forme ? est-il impossible de satisfaire tout à la fois la Russie et de la contenir ?

Napoléon retrouve alors certains avantages à une politique essayée naguère, préconisée toujours par Talleyrand, et dont Tilsit avait paru la négation même : en juillet 1807, il a écarté dédaigneusement l'Autriche de toute participation aux remaniements à venir ; en janvier 1808, il s'estime heureux que cet empire existe toujours et puisse lui servir à contrebalancer la puissance débordante de nos alliés ; sa tendance est maintenant de combiner les deux systèmes entre lesquels il a oscillé autrefois, le système russe et le système autrichien. Que l'empereur Alexandre recueille au delà du Danube des avantages assez brillants pour nous assurer momentanément sa reconnaissance, mais qu'en même temps la cour de Vienne, invitée au partage, soit appelée à se tailler un vaste domaine dans les parties centrales de la Turquie, sa politique, entraînée brusquement en Orient, s'y fixera désormais ; là, ses intérêts, comme les nôtres, se trouveront en opposition avec ceux de la Grande puissance orthodoxe, qui aspirera de plus en plus à Grouper autour d'elle les populations de son culte ou de sa race, et l'on verra la monarchie des Habsbourg se rejeter vers nous et nous servir d'auxiliaire. Dès à présent, Napoléon voulut la préparer à ce rôle, et c'est ainsi qu'envisageant surtout le partage comme un moyen de complaire à l'empereur Alexandre, il fit confidence de son dessein éventuel à l'envoyé d'Autriche avant de s'en ouvrir au cabinet de Russie.

Le 22 janvier, il recevait en audience privée le comte de Metternich, ambassadeur de François Ier. Après quelques paroles indifférentes, il sauta à pieds joints, — c'est l'expression de Metternich, — dans la question de Turquie Des circonstances impérieuses, dit-il, peuvent seules me forcer à porter atteinte à cette puissance que je devrais soutenir par tous les moyens ; les Anglais peuvent m'y contraindre malgré moi, et il faut que je les cherche où je les trouve. Je n'ai besoin de rien, de nul agrandissement ; l'Égypte et quelques colonies me seraient avantageuses, mais cet avantage ne saurait compenser l'agrandissement prodigieux de la Russie. Vous ne pouvez pas voir non plus cet agrandissement d'un œil indifférent, et je vois que ce qui doit essentiellement nous réunir très étroitement, c'est le partage de la Turquie. Les paroles de l'Empereur prirent ici une gravité significative ; en termes ambigus, qui dénotaient à la fois des velléités et des doutes, il laissa échapper un demi-aveu des sacrifices extraordinaires auxquels l'obligerait peut-être son alliance avec Alexandre. Le jour où les Russes, dit-il, puis, se ravisant aussitôt et ravalant ce commencement de phrase : Quand on sera établi à Constantinople, reprit-il, vous aurez besoin de la France pour vous prêter secours contre la Russie ; la France aura besoin de vous pour les contrebalancer. Il évoqua alors aux yeux de Metternich le péril moscovite, déclama sur ce sujet, approuva au contraire les prétentions de l'Autriche sur la vallée du Danube, prétentions tout à fait justes, suivant lui, parce qu'elles étaient fondées sur la géographie ; enfin, se résumant : Vous manderez à votre cour, dit-il au comte en manière de conclusion, qu'il n'est pas encore question du partage de la Turquie, mais que dès qu'il le sera, vous y serez non seulement admis, mais même appelés, comme de juste, pour défendre et discuter d'un commun accord vos intérêts et vos vues[16].

Prévenu par Talleyrand, Metternich s'attendait à ces ouvertures. Toutefois, il n'avait pas eu le temps de prendre les ordres de sa cour et se borna à recueillir la communication impériale. Au reste, Napoléon n'en demandait pas davantage : il n'imaginait point que l'Autriche pût se dérober aux espérances qu'il fondait sur elle. Non qu'il crût à la vivacité, à la spontanéité des convoitises orientales de François Ier : il n'ignorait pas que l'Autriche, conservatrice par essence, verrait avec effroi un écroulement nouveau, mais il savait aussi que la situation géographique de cette puissance lui fait une loi, malgré ses scrupules, de participer à tout démembrement de la Turquie qu'elle ne saurait empêcher. L'empire ottoman lui est un voisin commode et peu redoutable ; elle n'aspire guère à l'échanger contre un ou plusieurs autres, de moins facile composition ; seulement, dès qu'une spoliation nouvelle de cet État lui apparaît inévitable, le seul moyen qui lui reste d'en diminuer les funestes effets est de s'y associer ; elle pleure, mais elle prend, et elle se console de n'avoir pu sauver les Turcs en s'enrichissant de leurs dépouilles. C'était sur cette donnée parfaitement juste que Napoléon fondait ses calculs : aussi avait-il moins voulu consulter l'Autriche que la prévenir, afin qu'elle ne se laissât point surprendre par l'événement, qu'elle étudiât de son côté la question, fixât ses vues, préparât ses moyens ; de cette manière, quand l'heure du suprême débat aurait sonné, elle pourrait s'y présenter avec compétence, avec autorité, et, s'y rangeant de notre côté, servir utilement nos intérêts.

Ayant pris ses précautions à Vienne, Napoléon va-t-il enfin aborder avec la Russie le grand objet ? Le 29 janvier, il envoie à Caulaincourt la réponse promise, mais cette instruction ne conclut pas encore. L'Empereur s'avance un peu plus ; il fait un pas vers les mesures extrêmes : il permet à Caulaincourt, non seulement d'écouter les Russes quand ils l'entretiendront du partage, mais de leur demander comment ils comprennent et veulent exécuter cette opération ; toutefois, son langage ne doit pas impliquer une adhésion formelle. Napoléon sait que, si la guerre avec l'Angleterre se prolonge, il devra prendre avec la Russie des arrangements fermes, contenter le Tsar, et il enveloppera alors cette satisfaction dans un ensemble d'événements destructeurs pour la puissance britannique, mais il ne s'y résoudra qu'à regret et veut éloigner autant que possible cette extrémité, parce qu'en la reculant il espère toujours s'y soustraire. L'Angleterre se montre acharnée à la lutte ; mais son attitude est-elle sincère ? Pour l'amener à des dispositions plus modérées, ne suffirait-il pas de trouver un moyen de l'approcher et de s'expliquer ? Récemment le cabinet de Vienne, avant de retirer de Londres son ambassadeur, a essayé, par cet agent, d'une médiation[17] ; l'Autrichien s'y est mal pris et a échoué, mais le fil rompu ne saurait-il se renouer entre des mains plus habiles ou mieux intentionnées ? Dans quelques mois, dans quelques semaines peut-être, il est possible qu'une négociation se lie, devienne sérieuse, aboutisse et épargne à Napoléon d'irréparables décisions. Seulement, Alexandre voudra-t-il, peut-il se prêter à de nouveaux ajournements ? Combien de temps encore, en ne lui parlant plus de la Prusse et en lui parlant du partage, peut-on le faire patienter et le nourrir uniquement d'espérances, sans le détacher de nous ni compromettre sa propre sécurité ? Tel est le point sur lequel Savary, arrivé depuis peu de Pétersbourg, questionné longuement, n'a pu fournir une certitude[18], sur lequel Caulaincourt est appelé à porter ses investigations. Dans la lettre du 29, l'Empereur ne commande pas, il interroge, et cette pièce livre le secret de ses irrésolutions. Sentant peser sur lui la loi fatale qui le condamne à ne plus s'arrêter, il résiste encore à la subir et, sur le point de dépasser les limites au delà desquelles la raison et la prévoyance humaines abdiquent leur empire, attiré par les entraînements de la lutte jusqu'au bord de l'inconnu, avant d'y aventurer sa fortune, il hésite et se recueille.

Monsieur l'ambassadeur, écrit Champagny, je vous ai annoncé que j'aurais à vous faire connaître d'une manière plus particulière les intentions de l'Empereur sur la direction politique que vous devez suivre. C'est ce que je fais aujourd'hui. Vous avez très bien exprimé les intentions de l'Empereur. On ne peut trop dire à la cour de Pétersbourg, et il faut qu'elle en soit bien persuadée, que le premier intérêt de la France et le premier vœu de l'Empereur ont pour objet la stricte exécution du traité de Tilsit, que l'Empereur ne songe pas à démembrer la Prusse, qu'il n'ambitionne aucune de ses provinces et que, lorsqu'il demande la Silésie en compensation de la Valachie et de la Moldavie, qui resteraient aux Russes, c'est beaucoup moins par le prix qu'il met à l'acquisition de cette province que par l'impossibilité de trouver ailleurs le juste dédommagement d'un pareil sacrifice. Mais cet arrangement même, il ne le conclura qu'avec regret et uniquement dans la vue d'obliger l'empereur Alexandre et de donner à son autorité une force plus imposante. L'Empereur préférerait de beaucoup que les choses restassent telles que le traité de Tilsit les a établies.

Peuvent-elles rester ainsi ? Le peuple de Pétersbourg, qui ne sera plus distrait par le bruit des armes et par la perspective d'un nouvel agrandissement de l'empire, ne supportera-t-il pas avec plus d'impatience les privations et les pertes auxquelles l'expose l'interruption de ses anciennes relations avec l'Angleterre ? Ce mécontentement du peuple ne sera-t-il pas encouragé par les mécontents de la cour et de l'armée ? L'avinée entière ne sera-t-elle pas fatiguée de son inactivité et ne verra-t-elle pas avec un extrême regret s'évanouir les espérances de fortune que lui offrait une conquête nouvelle ? Le parti anglais ne peut-il pas tirer un grand avantage de ces dispositions ?

Examinez, Monsieur, s'il est possible que l'Empereur surmonte ces difficultés. Le moment critique sera le printemps prochain. C'est alors que l'interruption des relations commerciales avec l'Angleterre se fera plus vivement sentir. L'empereur Alexandre peut-il, sans changer de système, ou sans danger d'une révolution, atteindre l'hiver suivant sans pouvoir dire à ses peuples : Grâce à mon alliance avec la France, j'ai accru l'empire de Russie, et si vous avez éprouvé quelques privations, elles sont bien plus que compensées par l'illustration qui accompagne le nom russe et par l'acquisition de riches provinces qui augmentent la richesse de l'empire en même temps que sa puissance ?

Enfin, combien de temps croyez-vous qu'on puisse conserver la tranquillité de cet empire, seulement en nourrissant des espérances que la paix dispenserait de réaliser ? a S'il est vrai que par votre rang, votre représentation et l'impulsion que vous donnerez au corps diplomatique, qui sera bientôt composé de personnes dévouées à la France, vous puissiez influer sur l'esprit de la société de Saint-Pétersbourg qu'on représente comme exerçant elle-même une grande influence sur la cour et l'armée, vous êtes invité à ne négliger aucun moyen d'atteindre ce but, et tous ceux qui peuvent vous être fournis d'ici seront mis à votre disposition.

Mais ce résultat sera-t-il tel que vous puissiez parvenir à réaliser le vœu de l'Empereur, de se borner à exécuter le traité de Tilsit, en maintenant l'alliance de la France et de la Russie jusqu'à la paix avec l'Angleterre, et sans exposer l'empereur Alexandre au danger d'une révolution ?

L'Empereur sait bien qu'il conservera cette alliance et assurera à l'empereur Alexandre la tranquille possession de son trône, soit par l'abandon de la Valachie et de la Moldavie, soit par le partage de l'empire turc. Mais cette alliance sera chèrement payée : une nouvelle scène de bouleversements s'ouvrira en Europe, qui, sans doute, offrira au génie de l'Empereur des chances qu'il saura faire tourner à son avantage, mais qui aussi éloignera la paix avec l'Angleterre et redoublera pour la France et pour l'Europe les calamités d'une guerre si longtemps prolongée et devenue plus coûteuse et plus inquiétante par des expéditions de plus en plus lointaines.

Cependant, dans vos entretiens avec l'empereur Alexandre et le comte de Roumiantsof, ne rejetez pas absolument l'idée de ce partage : informez-vous comment on veut le Taire, quels sont les moyens d'exécution quelles puissances on veut y faire entrer, et ne cachez pas combien il est peu favorable aux intérêts de la France, qui ne peut y avoir un lot avantageux, fût-il même très étendu. Faites voir aussi l'avantage de différer cette mesure jusqu'à la paix avec l'Angleterre, ou au moins jusqu'au moment où l'on aurait pu lui arracher l'empire de la Méditerranée, qui la met en état de recueillir dès ce moment les plus précieuses dépouilles de l'empire ottoman[19].

La position prise par l'Angleterre sur le chemin de l'Égypte et de l'Archipel, tel était toujours l'obstacle principal, jugé jusqu'alors insurmontable, auquel se heurtait l'Empereur. Cependant, un concours de circonstances favorables, que nous indiquerons tout à l'heure, commençait à lui inspirer l'espoir de l'écarter. Peu après, à l'extrême fin de janvier, d'irritantes nouvelles lui arrivèrent de Londres. La session du Parlement venait de s'ouvrir ; le discours du trône, lu et commenté devant les deux Chambres, respirait une indomptable ténacité, et les ministres y disaient aux représentants : Si, comme Sa Majesté en a la ferme confiance, vous déployez dans cette crise des destinées de votre pays l'esprit qui caractérise, la nation britannique, et si vous affrontez sans crainte la ligue étrange qui s'est formée contre vous, Sa Majesté nous ordonne de vous assurer de sa ferme persuasion que, avec l'aide de la divine Providence, la Grande-Bretagne sortira de cette lutte avec gloire et succès. Enfin, nous avons l'ordre de vous assurer que, dans cette lutte si imposante et si terrible, vous pouvez compter sur la fermeté de Sa Majesté, qui n'a d'autre intérêt que celui de son peuple[20].... A cette fière déclaration, Napoléon frémit de colère. Il releva le défi, se jura d'anéantir l'Angleterre, puisqu'elle voulait une guerre à mort, et d'ébranler le monde pour l'écraser sous ses débris. II prit alors son parti, résolut de s'associer plus étroitement la Russie, de soulever ce vaste empire, d'ouvrir à l'ambition d'Alexandre des perspectives illimitées et de lui montrer Constantinople comme une étape sur la route des Indes.

 

 

 



[1] Voyez l'ouvrage de M. le comte BOULAY DE LA MEURTHE, le Directoire et l'expédition d'Égypte, p. 17 et 18.

[2] Correspondance, 13384.

[3] Correspondance, 13386.

[4] BOULAY DE LA MEURTHE, le Directoire et l'expédition d'Égypte, p. 15.

[5] Voyez notamment RAMBAUD, Histoire de Russie, 524-25.

[6] Correspondance, 8279.

[7] Le texte du traité et les instructions du général ont été publiés dans l'ouvrage intitulé : Mission du général Gardane en Perse sous le premier empire, par le comte Alfred DE GARDANE, Paris, 1865, p. 71-94. Cf. Lettres inédites de Talleyrand à Napoléon, publiées par M. Pierre BERTRAND, février à avril 1807.

[8] Voyez à l'Appendice les instructions de Caulaincourt.

[9] Caulaincourt à Champagny, 31 décembre 1807. Archives des affaires étrangères, Russie, 146.

[10] Correspondance, lettres du 2 février 1808, XVI, 586, et du 17 février 1808, n° 13573. Cf. les instructions de Caulaincourt, in fine.

[11] Tolstoï à Roumiantsof, 29 décembre-9 janvier, 30 décembre-11 janvier 1808, archives de Saint-Pétersbourg.

[12] Mémoires de Metternich, II, 144 à 150, d'après des conversations tenues avec Talleyrand. Celui-ci disait confidentiellement à l'envoyé autrichien, le 16 janvier 1808 : L'Empereur nourrit deux projets ; l'un est fondé sur des bases réelles, l'autre est du roman. Le premier est le partage de la Turquie, le second celui d'une expédition aux Indes orientales... Vous savez que de nouveaux bouleversements n'entrent point dans mes plans ; mais rien ne peut influer, sous ce rapport, sur les déterminations de l'Empereur, dont vous connaissez le caractère... Cf. BEER, Die orientalische Politik Œsterreichs, 171-174, et Zehu Jahre œsterreischicher Politik, 303-308.

[13] Correspondance, 13446. Champagny à Sébastiani, 14 janvier 1808. Archives des affaires étrangères, Turquie, 216.

[14] Archives des affaires étrangères, Russie, 146.

[15] Champagny à Caulaincourt, 18 janvier 1808. Archives des affaires étrangères, Russie, 146.

[16] Mémoires de Metternich, II, 151, 154 à 156, 159.

[17] Mémoires de Metternich, II, 144.

[18] Mémoires du duc de Rovigo, III, 205.

[19] Archives des affaires étrangères, Russie, 146.

[20] Moniteur du 2 février 1808.