NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier

L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE

I. — DE TILSIT À ERFURT

 

CHAPITRE V. — DEUX AMBASSADEURS.

 

 

Qualités désirables chez un ambassadeur rie Russie à Paris : Alexandre le voudrait inaccessible à l'influence des salons. — Le choix du Tsar se porte sur le comte Pierre Tolstoï. — Mérites et défauts de ce personnage. — La comtesse Tolstoï. — Le comte se résigne à accepter l'ambassade et part pour Paris. — Ses instructions en ce qui concerne l'Orient et la Prusse. — Son passage à Memel ; sentiments que lui inspirent le roi et la reine de Prusse. — Accueil prévenant et flatteur de Napoléon. — Le prince Murat exproprié pour faire place à l'ambassade russe. — Froideur de Tolstoï ; il se dérobe aux avances de Napoléon. — Son altercation avec Ney. — Le voyage de Fontainebleau. — Splendeur de la cour impériale. — Jugement des Russes sur le monde officiel français ; Tolstoï cherche des distractions au faubourg Saint-Germain et les membres de son ambassade à la Comédie française. — Hostilité préconçue de Tolstoï contre Napoléon. — Il entame vivement la question prussienne. — Napoléon développe ses diverses combinaisons. — Il ne refuse pas Constantinople à la Russie. — Tolstoï croit découvrir chez lui l'intention de détruire totalement la Prusse. Ses dépêches effarées. — Scène prétendue entre l'Empereur et le roi Jérôme. — Fâcheux effet produit à Saint-Pétersbourg. — Explication avec Savary. Arrivée de Caulaincourt. — Audience triomphale. — Diner intime chez le Tsar. — Importante conversation. — Débuts de Caulaincourt dans la société. — Alexandre le comble d'honneurs, se met avec lui en rapports familiers et continuels. — Épanchements intimes de ce monarque ; questions sur la vie privée de Napoléon. — Noble caractère de Caulaincourt ; son attachement pour Alexandre ne fait pas tort à sa clairvoyance politique. — Il comprend le danger de la situation et l'expose franchement à son maitre. — Baisons de sentiment et d'intérêt qui empêchent Alexandre de consentir à une nouvelle mutilation de la Prusse. — Réveil de la question polonaise ; elle primera désormais toute autre dans les rapports entre la France et la Russie. — Pourquoi le Tsar ne peut renoncer aux Principautés. — Première crise de l'alliance.

 

I

Tandis que Napoléon, après avoir réglé le rôle et le langage de Caulaincourt, se préparait enfin à accréditer en sa personne un représentant régulier auprès de la cour amie, Alexandre le prévenait dans cette démarche de politique et de courtoisie. M. de Caulaincourt devait partir le 10 novembre ; le 6, le comte Tolstoï remettait à Fontainebleau ses lettres de créance : il était qualifié d'ambassadeur extraordinaire, et c'était la première fois, depuis la Révolution, qu'un Russe paraissait en France sous ce titre imposant.

Avant de fixer son choix, Alexandre avait passé par les n'élues perplexités que Napoléon. Si la biche de cultiver et de faire fructifier à Pétersbourg l'alliance de Tilsit était parmi les plus délicates que l'empereur des Français pût confier à l'un de ses sujets, représenter le Tsar auprès du cabinet des Tuileries n'offrait guère moins de difficultés ; elles étaient, il est vrai, d'un ordre tout différent, et même pouvait-on dire que l'ambassadeur de Russie en France, pour réussir, devait fournir avec l'ambassadeur de France en Russie un parfait contraste. Il fallait que ce dernier fût avant tout homme du monde ; il était nécessaire que le premier ne le fût pas trop. Loin de conquérir et de gouverner les salons, il devait éviter de les trop fréquenter. En effet, si l'un des devoirs de notre ministre à Pétersbourg était de se concilier personnellement l'aristocratie du pays, afin de la ramener à la France, l'écueil le plus redoutable pour l'envoyé moscovite était de se lier trop particulièrement à Paris avec la société d'ancien régime et d'en subir l'influence. Les hôtels du faubourg Saint-Germain, où l'opposition mondaine tenait discrètement ses assises, s'ouvraient volontiers devant les ministres étrangers, et ceux-ci y venaient avec d'autant plus de plaisir que, dans ce milieu, leurs sympathies, leurs goûts, leurs préjugés se sentaient à l'aise ; c'était là seulement qu'ils retrouvaient, dans la capitale transformée, le ton et les manières qui régnaient à leur cour et que l'ancienne France avait apprises à l'Europe. S'il se laissait prendre au charme de cette société frondeuse, le plénipotentiaire russe risquait de déplaire à l'Empereur ; de plus, il recevrait des impressions défavorables à l'ordre nouveau, le verrait avec des yeux d'émigré, et sa défiance systématique aigrirait promptement les rapports. La conduite antérieure de M. de Markof, qui, se rendant personnellement odieux au Premier consul par ses fréquentations et ses intrigues, avait hâté la rupture, offrait à cet égard un fâcheux précédent, et le retour des mêmes faits semblait d'autant plus à craindre que le corps des diplomates russes n'offrait aucun partisan avéré de l'alliance napoléonienne.

A défaut d'un ambassadeur bien pensant, Alexandre se réduisit à en souhaiter un chez lequel la docilité pût suppléer à la conviction, et cette pensée le conduisit à chercher dans le haut état-major de ses armées. On pouvait croire qu'un Militaire, disposé par métier à l'obéissance passive, ne discuterait pas ses instructions et les exécuterait à la manière d'une consigne. Ce fut le lieutenant général comte Tolstoï, frère du grand maréchal, qui parut offrir à cet égard les meilleures garanties. Le comte Pierre Tolstoï avait fourni la plus grande partie de sa carrière à l'armée ; son passé et ses opinions ne permettaient point de le ranger parmi nos amis, mais il ne s'était jamais affilié à aucune des coteries politiques qui divisaient la société de Pétersbourg, vivait à l'écart des partis, et cette réserve semblait de bon augure pour la conduite qu'il tiendrait à Paris. Son abord était froid, peu engageant, son maintien sévère, mais ses défauts ne pouvaient-ils, dans les circonstances présentes, devenir des qualités ? Un homme de brillants dehors, un causeur aimable, eût été immédiatement recherché et peut-être accaparé par les salons ; Pierre Tolstoï paraissait rassurant à cet égard. En même temps, sa tenue correcte d'officier général, sa réputation de brave militaire, ses manières simples, sa physionomie ouverte pouvaient plaire à Napoléon, qui détestait par-dessus tout l'intrigue de cour et de société. Peut-être ce soldat rigide, pourvu qu'on lui traçât sa ligne avec précision, réussirait4l mieux qu'un diplomate de carrière à gagner la confiance de l'Empereur et à s'assurer auprès de lui des accès familiers.

Le comte Tolstoï reçut dans ses terres l'offre de l'ambassade ; il en fut ému, presque consterné, hésita à assumer cette charge, partagé entre ses habitudes de soumission et sa répugnance pour un fardeau auquel il se jugeait impropre. On assure que la comtesse, très hostile à la France, le supplia de refuser, et que cette opposition domestique troubla fort un homme façonné à tous les genres d'obéissance[1]. A la fin, se résignant, Tolstoï accepta l'ambassade comme un service commandé. Dans les derniers jours d'août, il était à Pétersbourg et officiellement désigné pour le poste de Paris : Voilà mon ambassadeur arrivé, dit un jour le Tsar à Savary ; vous allez le voir, c'est un galant homme qui a toute ma confiance et que j'envoie à l'Empereur, comme l'homme que je trouve lui mieux convenir. Je vais vous parler avec franchise (prenant la main du général) : vous êtes un de nos amis et il faut que vous me rendiez service. J'ai le plus grand désir que le comte Tolstoï réussisse chez vous ; j'éprouverais une peine mortelle s'il ne plaisait pas à l'Empereur, et je serais fort embarrassé pour le remplacer. J'attends donc de vous, général, que vous écrirez pour lui et que vous lui faciliterez les moyens de se mettre là-bas, dès en arrivant, comme il convient pour ne point être désagréable et cependant être rapproché autant que possible de l'Empereur. Je sais que votre étiquette permet que tous les ambassadeurs soient invités aux chasses et aux manœuvres de l'Empereur ; je vous avoue que je désire beaucoup cela pour le comte Tolstoï, parce qu'à la chasse il arrive souvent que l'Empereur, pensant aux affaires, laisse là les chasseurs pour s'en occuper, et c'est dans de telles occasions que mon ambassadeur pourra trouver l'occasion de lui parler. Enfin, il y a mille petits moyens de ce genre qui souvent resserrent mieux les liaisons que toutes les formes officielles, qui sont si fatigantes. Écrivez donc à vos camarades et demandez-leur leur amitié pour Tolstoï. Dites à Duroc et à Caulaincourt[2] que je recommande beaucoup à mon ambassadeur de les voir souvent, et je compte sur eux et leur amitié pour lui[3].

Aux précautions que prenait le Tsar pour ménager à Tolstoï un accueil favorable, pour lui assurer à l'avance des relations et aussi des conseils, il est aisé de juger que sa confiance dans l'habileté de son envoyé n'était point sans limites. Il l'avait choisi faute d'un meilleur, et, s'il espérait que la personne du comte ne déplairait pas, il n'entendait guère mettre à l'épreuve ses talents de négociateur. Aux yeux d'Alexandre, une seule question, celle des rapports avec la Turquie, restait à trancher avec la France ; elle présentait, il est vrai, une importance capitale, mais il est sans exemple qu'une grande négociation se soit menée en partie double et à la fois auprès des deux cours intéressées. Elle ne marche, n'aboutit, qu'à la condition de se poursuivre sur une scène unique et que tout se passe entre l'un des gouvernements et le représentant autorisé de l'autre puissance. Alexandre avait entamé la question d'Orient avec Savary, il comptait que notre nouvel ambassadeur apporterait réponse à ses ouvertures et posséderait pleinement le secret de la France ; il se persuadait donc que l'accord se conclurait par l'intermédiaire de cet envoyé et que son propre agent n'aurait à prendre aucune initiative. Les instructions de Tolstoï, antérieures à la rupture avec l'Angleterre et aux prétentions que la Russie s'était jugée en droit d'émettre après cette démarche, retardaient sur les événements ; au sujet des provinces turques, elles ne prescrivaient à l'ambassadeur que des insinuations. Le principal débat ainsi soustrait à sa compétence, sa tâche en paraissait considérablement allégée et simplifiée. Les seules affaires dont il aurait à procurer la solution se rapportaient à l'exécution des articles du traité non relatifs à l'Orient et surtout à l'évacuation des provinces prussiennes.

Sur ce point, comme sur les autres, Alexandre ne prévoyait pas de difficultés sérieuses. Sans doute, il avait été frappé des retards apportés au retrait de nos troupes ; sensible aux souffrances de ce pays, aux doléances de son gouvernement, il désirait sincèrement abréger les unes et s'épargner les autres ; toutefois, ignorant la connexité que l'Empereur établissait entre le sort de la Silésie et celui des Principautés, persuadé qu'il s'agissait seulement pour la Prusse de subir plus ou moins longtemps une occupation transitoire, il n'entendait pas se brouiller à ce sujet avec Napoléon. S'il avait donc signalé à Tolstoï la libération de la Prusse comme un point auquel il attachait la plus haute importance, et s'il lui avait recommandé de la hâter par ses instances, il lui avait prescrit en même temps de garder dans toutes ses démarches la mesure compatible avec le but essentiel de sa mission, qui était de cimenter l'accord et la confiance[4].

Cette réserve formellement exprimée dans ses instructions, il semble que Tolstoï ait omis de la lire, ou que du moins, dérogeant du premier coup à ses principes d'obéissance militaire, il ait résolu de la considérer comme non avenue, pour s'attacher exclusivement aux lignes qui la précédaient. Les soins à prendre pour le rétablissement de la Prusse lui parurent la grande affaire du moment, la seule véritablement digne de sa sollicitude. Étranger aux rêves grandioses qui hantaient Alexandre et Roumiantsof, il n'éprouvait point l'effet de captivant mirage que les contrées du Levant produisent d'ordinaire sur les imaginations russes, et ce qu'on peut appeler la fièvre orientale ne l'avait pas touché. A son avis, un péril redoutable menaçait son pays ; c'était celui qui s'était révélé à ses yeux, évident et tangible, pendant la guerre, contre lequel il avait combattu dans les plaines de Pologne, à savoir l'extension démesurée de la puissance française en Europe et surtout en Allemagne. Pour relever au plus vite une barrière entre les deux empires, pour rendre à la Russie un boulevard, il aspirait à reconstituer la Prusse, et il quitta Pétersbourg avec la volonté d'y travailler de son mieux.

Un incident de son voyage acheva de le dévouer à cette œuvre, en y intéressant ses plus intimes sentiments. Passant à Memel, il y rendit ses devoirs à la famille royale de Prusse ; il put la contempler dans l'excès de son infortune. Sans pouvoir, sans provinces, sans argent, Frédéric-Guillaume et la reine Louise assistaient impuissants au martyre de leurs peuples. A de poignants souvenirs, aux inquiétudes pour l'avenir, à une lutte contre des prétentions sans cesse renaissantes, le manque de ressources matérielles s'unissait pour les torturer ; c'était la gène, presque la pauvreté ; afin de leur venir en aide, Alexandre était obligé de leur faire passer, sous couleur d'attentions et de souvenirs, des objets d'habillement et des cadeaux utiles : Ces malheureux, disait-il, n'ont pas de quoi manger[5]. L'aspect de cette grandeur humiliée, de ce monarque abreuvé d'amertumes, de cette souveraine dont la beauté survivait à toutes les épreuves et rayonnait au sein du malheur, émurent profondément l'âme royaliste de Tolstoï et lui inspirèrent le plus tendre intérêt. Il y puisa un redoublement de ferveur pour la cause des Hohenzollern, qui se confondait à ses yeux avec celle de toutes les dynasties légitimes, et cet ambassadeur de Russie résolut de s'ériger à Paris en représentant officieux et bénévole de la Prusse : il eût été difficile d'imaginer chez lui des dispositions aussi diamétralement opposées à celles qu'eût souhaitées Napoléon.

L'Empereur lui fit grand accueil ; c'était une manière de reconnaître l'hospitalité prévenante dont jouissait Savary ; il était d'ailleurs de notre politique, non seulement de resserrer, mais d'afficher l'alliance russe. Voici en quels termes M. de Champagny raconte à Savary la réception de l'envoyé moscovite : Cette audience, dit-il, qui a eu lieu le 6 de ce mois, a été remarquable par la grâce et la bonté avec lesquelles Sa Majesté a reçu l'ambassadeur de Russie. On a remarqué l'attention délicate qui a porté l'Empereur à mettre sur son habit le cordon de Saint-André, qu'il a gardé toute ta journée, et la cour ainsi que le publie de Fontainebleau, qui est admis au spectacle de la cour, ont fait le soir, lors de la représentation de Manlius, une grande attention à ce témoignage publie et distingué de la considération de l'empereur Napoléon polit l'empereur Alexandre. M. de Tolstoï a été admis au cercle particulier de l'Impératrice, ce qui n'est pas l'usage à l'égard des ambassadeurs ni des étrangers, et a eu l'honneur de faire sa partie avec Sa Majesté. Il a occupé l'appartement qu'on lui avait préparé au palais, il jouit de tous les privilèges de la cour, est admis au lever et ce matin a suivi l'Empereur à la messe. Cela a excité la jalousie des autres ambassadeurs[6].

Un cadeau vraiment impérial couronna ces prévenances. Napoléon voulut pourvoir désormais au logement des ambassadeurs russes dans sa capitale, et voici, s'il faut en croire un récit qui eut cours à Pétersbourg, la manière dont il s'y prit : Murat, dit-il un jour au grand-duc de Berg, combien vous coûte votre hôtel rue Cerutti ?Quatre cent mille francs. — Mais je ne parle pas des quatre murs ; j'entends l'hôtel et tout ce qu'il contient, meubles, vaisselle, etc. — Dans ce cas, Sire, c'est un million qu'il me coûte. — Demain, on vous payera cette somme : c'est l'hôtel de l'ambassadeur russe[7].

En réponse à ces distinctions sans précédent, quelle fut l'attitude de Tolstoï ? il a été un peu intimidé, écrivait Champagny à propos de la première audience impériale, comme doit l'être un homme d'un sens droit qui parait pour la première fois devant un grand homme d'un génie si supérieur, mais le ton de bonté et d'affabilité de l'Empereur l'a bientôt rassuré[8]. Malgré l'optimisme de la prose officielle et ses explications consolantes, on devine que la froideur du Russe avait mal répondu à la bienveillance de son interlocuteur. Quelques lignes plus loin, le ministre en fait presque l'aveu : Je ne sais, dit-il, s'il a senti tout le prix de l'accueil extraordinaire que lui a fait l'Empereur autant que l'aurait fait un homme étant dans la carrière diplomatique et habitué à mettre du prix aux plus légères circonstances. Et bientôt, dans une dépêche postérieure, Champagny est obligé de convenir que l'Empereur n'a point trouvé en M. de Tolstoï l'homme qu'il désirait, avec qui il pût causer[9]. En effet, le mutisme respectueux, mais décourageant, dont Tolstoï s'était montré affligé à ses débuts, persistait et devenait chronique. A toutes les avances de Napoléon, il opposait un visage glacé. Au cercle de cour, l'Empereur s'adressait-il à lui en termes qui semblaient provoquer une conversation suivie, il balbutiait quelques réponses pénibles, évitait toute parole qui pût nourrir l'entretien, et laissait le monarque passer mécontent. D'autres fois, on le voyait éviter les regards qui venaient à lui, se reculer avec embarras, s'effacer dans la foule des courtisans, et sa grande préoccupation semblait être de se dérober à la faveur.

Avec les personnages de la cour et du gouvernement, ses manières n'étaient pas moins étranges. Chez lui, rien qui dénotât l'espoir d'une intimité durable entre les deux États et le désir d'y contribuer, rien qui sentit l'ambassadeur d'une puissance amie. On eût dit plutôt d'un parlementaire envoyé au quartier général ennemi un soir de bataille malheureuse. Ce messager mesure toutes ses paroles, présente un front grave, douloureux, impénétrable, et s'efforce avant tout de sauvegarder sa dignité de vaincu : tel était le modèle d'après lequel Tolstoï semblait s'être composé un rôle. S'il se livrait à quelques épanchements, ils étaient plus menaçants que son silence ; ses discours devenaient alors belliqueux et sentaient la poudre.

Un jour, après avoir assisté à une chasse impériale, il revenait en voiture avec le maréchal Ney et le prince Borghèse. Pendant la route, il ramena la conversation avec persévérance sur des sujets militaires, puis, s'échauffant, se mit à vanter les armées russes et fut sur le point de les déclarer invincibles ; il attribuait leurs revers au hasard de circonstances malheureuses, à des ordres mal interprétés ; il finit par laisser percer l'espoir d'une revanche. Ney, peu endurant de sa nature, releva vivement ces propos ; l'entretien prit un tour véhément, et le bruit d'un duel possible entre l'ambassadeur de Russie et un maréchal d'Empire se répandit de toutes parts[10].

Ces sorties déplacées, alternant avec une réserve hautaine, trahissaient de plus en plus chez Tolstoï l'impossibilité de se plier à la conduite qui lui avait été dictée. Ce soldat ponctuel devenait un diplomate indiscipliné. Trompant les espérances d'Alexandre, dépassant ses craintes, non content d'apporter en France toutes les haines, toutes les rancunes de l'aristocratie russe, il ne prenait point la peine de les dissimuler et se disposait à apporter dans sa manière d'observer, de négocier, l'hostilité préconçue qui éclatait dans son attitude.

Ses premières impressions en France, l'esprit de son entourage, loin d'affaiblir en lui ces tendances, les accrurent. L'ambassade russe ne se plaisait guère dans sa nouvelle résidence, quelque soin qu'on prit pour la lui rendre agréable. Insensible à l'aspect de puissance et de force que présentait la France, car cette grandeur avait été conquise en partie aux dépens de son pays, elle goûtait peu les attraits de la société officielle. C'était pourtant l'un des instants où Napoléon se soit le plus préoccupé de rechercher les pompes mondaines et de tenir une cour. A Fontainebleau, dont le séjour fut particulièrement brillant cette année, il y avait un défilé incessant de visiteurs illustres, d'hôtes princiers, un hommage constant de l'Europe à l'Empereur. La charmante demeure des Valois, restaurée suivant le goût du jour, décorée avec un luxe sévère et romain, avait retrouvé toute son animation, et chaque jour voyait se succéder des plaisirs à heure fixe, réceptions officielles, représentations théâtrales, fêtes magnifiquement et militairement ordonnées, parties de chasse où les femmes elles-mêmes portaient un uniforme réglementaire, coquet et seyant à la vérité, et où figuraient des escadrons d'amazones arborant chacun leurs couleurs distinctives[11]. Les Russes admiraient ces spectacles, mais trouvaient que l'éclat n'en sauvait pas toujours la monotonie, et que la nouvelle cour n'avait su emprunter à l'ancienne ce qui en faisait le charme inimitable, l'aisance dans le bon ton. Revenaient-ils à Paris, il leur semblait que les personnes attachées au gouvernement y étaient en général peu accueillantes ; ils se plaignaient qu'il n'y eût pas à Paris deux ou trois maisons ouvertes comme celle de M. le prince de Bénévent, où l'on soit sûr de trouver du monde, une maîtresse de maison aimable, prévenante, et un bon souper après le spectacle ; ils trouvaient que cela manquait tout à fait à Paris[12]. A défaut d'une société organisée suivant leurs goûts, ils cherchaient ailleurs leurs plaisirs et passaient leurs soirées chez mademoiselle Georges, l'héroïne de la légation russe[13].

D'allures plus posées, leur chef ne résistait pas à la tentation de fréquenter les salons royalistes ; là, il n'intriguait pas, mais écoutait, observait, recevait le ton sans le donner, et les discours qu'il entendait, roulant d'ordinaire sur l'ambition et le despotisme de Napoléon, redoublaient ses méfiances contre l'homme et le régime. Se tenant désormais à l'égard du gouvernement impérial sur un perpétuel qui-vive, il en vint à flairer un piège dans toutes les paroles qu'il en recevait et à les interpréter dans le sens de ses préventions. Non dépourvu de finesse, mais dominé par une haine qui faussait sa perspicacité, s'il devina vite quelques-unes des intentions de l'Empereur, il se mit gratuitement à lui en supposer d'autres.

Dès qu'il s'était rencontré avec Champagny, il avait entamé très vivement la question prussienne. Les réponses évasives du ministre le mécontentèrent et lui parurent l'indice d'une arrière-pensée. Dans sa première conversation avec l'Empereur, il aborda le même sujet et se montra très différent de ce qu'il paraissait d'ordinaire ; dépouillant son embarras pour ne conserver que sa raideur, il demanda carrément l'évacuation de la Prusse, osant dire que la Russie ne pourrait s'estimer en paix avec la France tant que la première condition du traité resterait inaccomplie. Napoléon essaya d'abord de se dérober à une réponse : Pourquoi, disait-il à Tolstoï avec une familière rondeur, s'intéresser tant au roi de Prusse, allié incommode et peu sûr ? Il vous jouera encore de mauvais tours[14]. D'ailleurs, la France se prépare à évacuer, les troupes sont en marche ; mais le général Tolstoï est trop au courant des choses du métier pour croire que de pareilles opérations puissent s'exécuter à la minute : on ne déplace pas une armée comme on prend une prise de tabac[15]. Tolstoï ne se rendant pas à ces raisons et insistant davantage, l'Empereur, poussé à bout, désireux d'ailleurs de pressentir le gouvernement russe et de le préparer à de plus précises ouvertures, ne se refusa pas à soulever le voile dont s'enveloppaient ses plans ; à grands traits, il esquissa les trois combinaisons possibles, affirmant qu'il ne disputerait point à la Russie les satisfactions, fussent les plus éblouissantes, pourvu qu'on le laissait libre de choisir ses dédommagements.

Tout d'abord, il se déclara prêt à évacuer la Prusse, si la Russie se retirait des Principautés ; l'exécution intégrale et réciproque du traité était son premier vœu. Il me dit, expose Tolstoï dans son rapport, que lui ne voyait aucun avantage pour la France au démembrement de l'empire ottoman, qu'il ne demandait pas mieux que de garantir son intégrité, qu'il le préférait même, ne se souciant guère de l'Albanie et de la Morée, où il n'y a, comme il prétend, que des coups et de l'embarras à gagner ; cependant, que si nous tenions infiniment à la possession de la Moldavie et de la Valachie, il s'y prêterait volontiers et qu'il nous offrait le thalweg du Danube, mais que ce serait à condition qu'il pût s'en dédommager ailleurs. Je le pressai de m'apprendre ce qu'il entendait par là et où il comptait prendre ses compensations. Il voulut éluder toute explication là-dessus, mais mes instances devenant toujours plus pressantes et l'ayant presque mis au pied du mur par l'observation que, lui connaissant les agrandissements que nous désirons, il était on ne peut pas plus juste que nous fussions également instruits de ceux qu'il convoitait, il me dit, après avoir hésité quelque temps et comme faisant un grand effort : Eh bien, c'est en Prusse. Il consent même à un plus grand partage de l'empire ottoman, s'il pouvait entrer dans les plans de la Russie. Il m'autorise à offrir Constantinople, car il assure n'avoir contracté aucun engagement avec le gouvernement turc, et de n'avoir aucunes vues sur cette capitale. Cependant, dans cette supposition, il ne saurait mettre les intérêts de la France tout à fait de côté ni s'expliquer d'avance sur les vues qu'ils commanderaient. Ainsi il propose d'évacuer les pays restitués à la Prusse par le traité de Tilsit, si nous renonçons à nos vues sur la Moldavie et la Valachie. Dans le cas contraire, il nous accorde le thalweg du Danube contre une compensation aux dépens de la Prusse. Dans la troisième supposition, qui annoncerait un entier démembrement de la Turquie européenne, il consent à une extension pour la Russie jusqu'à Constantinople, cette capitale y comprise, contre des acquisitions sur lesquelles il ne s'est point expliqué[16].

En jetant brusquement dans l'entretien le nom de Constantinople, avec des réserves qui laissaient à la proposition quelque chose de vague et d'incertain, on peut croire que Napoléon avait voulu surtout éprouver et tenter Tolstoï, essayer sur lui l'effet d'un mot magique ; peut-être aussi voulait-il voir jusqu'où allaient les ambitions de la Russie, si cette puissance serait disposée à tout admettre de sa part pour obtenir Constantinople, à lui abandonner l'Europe au prix d'une ville. Mais Tolstoï, à l'aspect de la radieuse vision que l'on évoquait à ses veux, ne tressaillit point ; il garda son sang-froid et, s'il transmit à sa cour les offres impériales, ce fut en y ajoutant un commentaire de sa façon. Rapportant tout à son idée fixe, il avait surtout relevé dans le langage de Napoléon ce qui avait trait à la Prusse. Il ne doutait plus que l'exécution du traité au profit de cette puissance ne fût suspendue de propos délibéré, et partant de cette donnée juste, son imagination en tirait des conséquences inexactes ou singulièrement exagérées. Rapprochant les déclarations de l'Empereur de bruits recueillis à la légère, admis sans contrôle, il arriva à la conviction que Napoléon avait arrêté en principe le démembrement total de la Prusse. Cette prétendue découverte l'émut au plus haut point, et il crut de son devoir de sonner l'alarme.

Prenant un ton de révélateur, il se hâta de signaler à sa cour non seulement la Silésie, mais Berlin et le cours de l'Oder comme l'objet immédiat de nos convoitises. D'après lui, ces pays avaient été destinés tout d'abord à arrondir le royaume français d'outre-Rhin, l'apanage de Jérôme ; ce projet allait s'exécuter, quand la fermeté de l'envoyé russe avait fait réfléchir Napoléon ; et Tolstoï, à l'appui de son dire, citait les plus invraisemblables scènes : Monsieur Jérôme, écrivait-il, avait la promesse positive de Berlin, avec une extension jusqu'à l'Oder pour son royaume de Westphalie. Au sortir de mon audience particulière, l'Empereur le fit venir et lui déclara tout net qu'il ne fallait pas y songer ; mais, comme il lui arrive souvent de regimber, il osa insister et s'appuyer de la parole impériale qu'on lui avait donnée. Il s'ensuivit entre les deux frères une scène des plus violentes, qui se termina par le renvoi de Jérôme, obligé de partir ce matin pour Cherbourg, sous prétexte d'une commission de l'Empereur[17].

A défaut d'un frère, au dire de Tolstoï, ce sera un vassal de Napoléon qui recueillera les dépouilles de la Prusse ; le grand-duché de Varsovie est actuellement désigné pour en recevoir la meilleure part. Le conquérant achèvera ensuite de reconstituer la Pologne avec les provinces occidentales de la Russie ; l'anéantissement de la Prusse n'est qu'un moyen pour lui d'atteindre l'empire qu'il traite en allié et leurre par de fallacieuses promesses. Loin de favoriser la Russie, il veut la refouler dans ses anciennes limites, en faire une puissance asiatique, l'exiler dans l'Est, la rejeter sur la Perse et les Indes, en attendant qu'il puisse la bouleverser de fond en comble. Tout décomposer, tout abattre autour de lui, afin de régner sur l'Europe en ruine, tel est son but ; il a déclaré que sa dynastie serait bientôt la plus ancienne du continent, et se tiendra parole[18].

Ce fut à développer ces effrayantes perspectives que Tolstoï consacra son premier courrier. Il le fit en termes pathétiques, sur un ton de sincérité parfaite, d'alarme profonde, suppliant qu'à Pétersbourg on ouvrit les yeux, qu'on prit des mesures de défense et de salut. Non content d'exprimer ses terreurs dans plusieurs rapports, il en fit l'objet d'une lettre particulière à Roumiantsof, et ses communications, expédiées précipitamment à Pétersbourg, y devancèrent M. de Caulaincourt. Ainsi, par un concours de circonstances inattendues et fâcheuses, l'idée de faire entrer une partie de la Prusse en compensation avec les provinces roumaines, au lieu d'être transmise à Alexandre avec les ménagements convenables, à titre de simple proposition, lui était découverte brutalement ; elle lui arrivait par la bouche d'un ennemi de la France, travestie, amplifiée, présentée sous l'aspect d'une décision irrévocable, transformée en projet mûrement médité contre la foi des traités, l'existence d'un État indépendant et la sûreté de la Russie.

En lisant les dépêches de Tolstoï, Alexandre ne se défendit point d'un mouvement de surprise et d'émotion. Il interrogea Savary ; à ce moment, le malheur voulut que celui-ci eût été chargé, le cas échéant, de préparer les voies à la proposition dont Caulaincourt était porteur ; il ne put donc opposer aux questions du Tsar une dénégation absolue. A la suite de ses demi-confidences, Alexandre se sentit porté à croire que Tolstoï avait vu juste et que la suppression de la Prusse entrait dans les vues de Napoléon. Sa pitié envers cette nation se révolta, en même temps que se réveillaient toutes ses craintes à l'endroit d'un génie effréné et destructeur : il sentit chanceler sa foi dans l'alliance française et douta de son œuvre. Il fit écrire aussitôt à Paris pour rappeler à Napoléon les entretiens de Tilsit, voulut qu'on montrât en Orient et non ailleurs la compensation désignée de la France et, pour la première fois, que l'on proposât nettement le partage de la Turquie[19]. Vainement Savary expliqua-t-il que le projet de l'Empereur visait uniquement une province et non l'ensemble de la monarchie prussienne, qu'il demeurait éventuel, subordonné à l'assentiment de la Russie, destiné à faciliter les desseins de cette cour ; Alexandre demeura sous une impression de méfiance, prévenu contre toute proposition où la Prusse serait appelée à de nouveaux sacrifices, et lorsque Caulaincourt arriva enfin à Pétersbourg, le 17 décembre, loin que le terrain eût été aplani devant ses pas, il se trouva qu'une haine diligente y avait accumulé les obstacles.

 

II

L'accueil fait à M. de Caulaincourt ne se ressentit nullement des doutes qui assiégeaient l'esprit du Tsar : pour ramener Napoléon, Alexandre eut recours tout d'abord à un redoublement d'égards et de procédés. Entré dans Pétersbourg, l'ambassadeur fut conduit au palais Wolkonski, le plus beau de la capitale après ceux de l'empereur et du grand-duc ; là, on lui fit connaître qu'il était chez lui, et que le Tsar mettait à sa disposition cette magnifique demeure. C'est une ville[20], écrivait-il dans le premier élan de son enthousiasme. Le 20 décembre eut lieu la remise des lettres de créance. Depuis la réception du comte de Cobenzl, envoyé extraordinaire de Joseph II auprès de la grande Catherine, Pétersbourg n'avait point assisté à une aussi belle solennité diplomatique ; le même cérémonial fut observé, avec quelques variantes à notre avantage, et la France officiellement reconnue comme l'héritière des Césars germaniques. Le Tsar accueillit notre envoyé en ancienne connaissance, et, par quelques mots familièrement aimables, sauva la banalité ordinaire des entretiens officiels. Le soir, il y eut spectacle à l' Hermitage ; la salle, construite à l'extrémité du palais, présentait un amphithéâtre de gradins où la cour entière étalait le luxe de ses uniformes et de ses parures. Derrière l'orchestre, une rangée de fauteuils était réservée pour l'empereur, les deux impératrices, les princes ; Caulaincourt, convié par invitation spéciale, fut conduit à l'un de ces sièges et placé sur la même ligne que la famille impériale, à côté des grands-ducs, distinction, dit un récit du temps, dont il n'y avait pas encore d'exemple, qui frappa toute la cour et disposa les esprits à voir dans Son Excellence plus qu'un ambassadeur[21].

Je reçois avec plaisir l'ambassadeur, lui avait dit Alexandre à l'audience du matin, et je verrai de même le général dans mon intérieur[22]. Il tint parole et le surlendemain invitait Caulaincourt à l'un de ces dîners intimes dont Savary avait été pendant quatre mois le convive assidu. Le nouvel ambassadeur obéit à cet appel avec quelque appréhension. Mis au courant par Savary des habitudes et aussi des sentiments du monarque, il savait qu'Alexandre tenait volontiers dans la soirée ses conférences politiques, et que, d'autre part, les communications de Tolstoï l'avaient exaspéré : Le mot n'est pas trop fort[23], écrivait-il à Napoléon. Il craignait donc, s'il était appelé à formuler dès à présent ses propositions, qu'on ne lui fermât la bouche par une fin de non-recevoir. Après avoir pris conseil de Savary, dont l'expérience faisait autorité, il résolut de ménager extrêmement Alexandre, de le tâter seulement par de discrètes insinuations, quitte à se replier au premier signe de résistance. Son plan ainsi dressé, il se rendit au Palais d'hiver, où il trouva réunis plusieurs ministres et généraux, amis et ennemis de la France ; il s'entretenait avec le comte Roumiantsof, lorsque l'empereur et l'impératrice parurent, et nous lui laisserons désormais la parole ; il s'exprime ainsi dans son rapport à Napoléon :

Avant le dîner, l'empereur me dit : Général, je vous vois ici avec plaisir et je m'empresse de vous mettre en possession de tous vos droits. Nous causerons après le dîner. L'impératrice me dit plusieurs choses obligeantes sur mon premier séjour ici, et on passa pour se mettre à table.

Pendant le dîner, l'empereur parla de la rapidité avec laquelle Votre Majesté voyageait et de la vitesse dont elle allait à cheval, que lui seul et moi la suivions à Tilsit. Il fut ensuite question du prince de Neufchâtel. Sa Majesté dit que c'était un des hommes qui lui avaient inspiré le plus d'estime. Elle me demanda si Votre Majesté avait fait beaucoup de promotions dans l'armée, et elle ajouta qu'on lui avait dit que Votre Majesté avait renoncé au blanc pour son infanterie ; que pour elle, elle était pour le bleu, que les armées françaises avaient fait des choses si glorieuses sous cette couleur, qu'elle lui donnait la préférence.

Après le diner, la conversation continua quelques minutes avec moi sur Pétersbourg et des objets indifférents. L'empereur passa ensuite dans son cabinet et me fit demander. Il me dit :

L'EMPEREUR. — Jusqu'à l'arrivée des dépêches que porte Faudoas — il s'agissait des dépêches expédiées par Savary le 18 novembre, confiées au capitaine de Faudoas et qui transmettaient la demande des Principautés —, nous n'aurons rien de bien important à traiter ; mais je veux vous mettre en possession de tous vos droits.

— L'empereur me prit par la main, me fit asseoir à sa droite et continua ainsi : —

Vous avez toute ma confiance. L'Empereur ne pouvait faire un choix qui me convint plus personnellement et qui fût plus convenable pour le pays, à cause de votre rang près de lui. Mandez-lui que c'est une nouvelle marque d'amitié qu'il m'a donnée. Je ne vous verrai jamais assez. Dans les jours d'étiquette, vous serez l'ambassadeur tant que vous voudrez ; dans les autres moments, vous connaissez le chemin de mon cabinet ; je vous y verrai avec plaisir.

L'AMBASSADEUR. — C'est l'honneur que j'apprécie le plus ici, Sire, et le seul qui puisse me dédommager d'être loin de mon maître.

L'EMPEREUR. — Je sais que vous avez fait un sacrifice en vous éloignant de l'Empereur, mais La Forest ne convenait point. Je ne pouvais le voir comme cela. Il fallait ici un officier général et un homme qui ralliât la société par des formes. L'empereur Napoléon choisit toujours bien.

L'AMBASSADEUR. — Si M. de La Forest était venu, le général Savary serait resté avec lui ou un autre aide de camp de l'Empereur.

L'EMPEREUR. — Deux personnes ne font pas bien les affaires, ce sont deux intérêts personnels qui se mettent souvent à la place de celui des choses. Mes intentions sont droites, je n'ai point d'arrière-pensée dans mon attachement pour l'empereur Napoléon, je le lui ai prouvé par toutes mes démarches. Le général Savary a pu vous dire qu'il a trouvé faites d'avance toutes les choses qu'il avait été chargé de demander. Nous avons fait en octobre ce qui ne devait être fait qu'en décembre, et le général Savary doit avoir mandé à l'Empereur que moi et Roumiantsof l'avons toujours prévenu pour la guerre avec l'Angleterre. Je l'aurais peut-être déclarée plus tôt, s'il n'avait pensé comme moi qu'il fallait attendre le signal de l'empereur Napoléon. Quant aux Suédois, comme je vous l'ai dit hier, nous sommes en mesure.

Ici, l'empereur s'expliqua brièvement sur les sommations adressées à la Suède, qui persistait dans son endurcissement, et les préparatifs faits pour la contraindre. Puis, comme si la pensée qui remplissait son cœur eût eu hâte de monter à ses lèvres, il reprit presque aussitôt : L'Empereur a parlé à Tolstoï de la Prusse. Cela m'a peiné ; Savary vous l'aura dit. Il n'avait jamais été question de la faire entrer en compensation des affaires de Turquie. C'est l'empereur Napoléon qui a prononcé à Tilsit le premier mot sur la Valachie et la Moldavie, ainsi que sur une autre partie de la Turquie. Lui-même a désigné son lot. Lui-même s'est regardé comme entièrement dégagé par la déposition du sultan Sélim. Certes, il n'a pas été dit un mot qui pût faire penser que la pauvre Prusse dût être un équivalent dans cet arrangement que les révolutions des provinces en question amènent encore plus que l'intérêt de la Russie. Le général Savary a pu vous dire quel était mon éloignement pour cet arrangement, que je ne pouvais consentir à partager de fait les dépouilles d'un malheureux prince que l'Empereur a désigné à l'Europe et à la France comme rétabli en considération de moi. Il ne peut d'honneur cesser d'être mon allié tant qu'il n'est pas remis en possession de ce que lui rend la paix.

L'AMBASSADEUR. — Sire, l'empereur Napoléon porte à Votre Majesté le même attachement ; toutes ses pensées sont pour les intérêts et la gloire de Votre Majesté. Elle a dû en trouver de nouvelles preuves dans ce qu'il a dit au comte de Tolstoï, si celui-ci en a rendu un compte fidèle à Votre Majesté. Elle ne peut avoir de doutes sur ses véritables intentions, car la stricte exécution du traité de Tilsit est ce que l'Empereur peut désirer le plus. C'est la première fois qu'il sépare sa cause de celle d'un de ses anciens alliés. Il fallait que ce fût pour Votre Majesté, car toutes les raisons qu'elle allègue pour tenir à la Prusse, mon maitre pouvait s'en faire des motifs pour tenir à la Turquie. La position des deux puissances est la même sous tous les rapports d'honneur auxquels Votre Majesté semble attacher tant de prix. Je le répète à Votre Majesté : la pensée de l'empereur Napoléon a cherché dans cette circonstance les intérêts personnels de Votre Majesté plus que les siens. Je prie Votre Majesté de peser cette observation.

L'EMPEREUR. — Je vous comprends, ce que vous dites est juste. Avec cette manière de traiter les affaires, on doit toujours s'entendre. Cette lettre de Tolstoï m'avait peiné. Je ne puis consentir à un arrangement de cette nature qui n'est pas conforme aux intentions que l'Empereur m'a manifestées lui-même.

L'AMBASSADEUR. — Sire, quand M. de Tolstoï aura résidé plus longtemps près de l'Empereur, il présentera mieux dans leur véritable intention les ouvertures qui lui seront faites.

L'EMPEREUR. — Voilà ce qui me plaît dans le choix que l'Empereur a fait de vous. Vous comprendrez mieux qu'un autre ce qu'il veut, et nous nous entendrons toujours.

L'AMBASSADEUR. — Que Votre Majesté fasse connaître ses intentions à son ambassadeur, l'Empereur mon maître ne demande pas mieux que de régler sa marche sur celle de Votre Majesté. L'Empereur est prêt à tout, et sa pensée la plus chère est pour les intérêts et la gloire de Votre Majesté. J'ai l'honneur de le lui répéter. Votre Majesté me permet-elle de revenir sur une partie de cette conversation ?

L'EMPEREUR. — Avec plaisir.

L'AMBASSADEUR. — J'avais à cœur, Sire, de faire connaître à Votre Majesté les véritables intentions de mon maître, et j'ai commencé par là. Maintenant, je dois aussi répondre relativement à ses intérêts. Les compensations dont Votre Majesté parle en Turquie sont une conquête à faire, tandis que par la non-exécution du traité de Tilsit et de l'armistice qui en a été la conséquence, celles de Votre Majesté sont faites. Il faudrait se battre pour conquérir et se battre encore pour conserver. Ces provinces n'ont point de commerce et aucun des avantages que recueillerait Votre Majesté. Si elle veut peser avec une entière impartialité tout ce que présente la position de l'une et de l'autre puissance, elle ne doutera plus que la position de la France relativement à la Turquie serait la même que celle de la Russie relativement à la Prusse, si l'attachement de l'empereur Napoléon pour l'empereur Alexandre ne faisait pencher la balance de son côté.

L'EMPEREUR. — Cela se peut. Vous présentez bien la chose. Mais je m'en réfère toujours à ce que m'a dit l'empereur Napoléon. J'ai été au-devant de tout ce qu'il a pu désirer. Ses intérêts ont été la base de ma conduite. Je n'ai compté les miens pour rien, car je n'ai point de nouvelles de ma flotte. J'attends donc l'effet de la bonne amitié qu'il m'a témoignée ; il a des preuves de la mienne. Je ne puis entrer dans un arrangement dont il n'a jamais été question entre nous, et qui dépouillerait un prince qui a déjà tant perdu. Qu'il soit remis en possession de tout ce que le traité de Tilsit lui restitue et que l'Empereur a dit lui avoir remis pour moi. Ensuite, il en arrivera ce que Dieu voudra. Je ne doute point des intentions de l'Empereur, mais ici, il faut quelque chose qui prouve à la nation et à l'armée que notre alliance n'est pas seulement à votre avantage. Il est de votre intérêt de la nationaliser ; je vous parle franchement, ce serait même me servir personnellement. L'Empereur, d'après ce qu'il m'a dit à Tilsit, n'a pas des Turcs une opinion qui le fasse tenir à eux. C'est lui qui a fait notre lot et le sien : quelque chose à l'Autriche pour satisfaire son amour-propre plutôt que son ambition, telles étaient ses intentions. Elles ne peuvent avoir changé, puisque j'ai été depuis lors au-devant de tout ce qu'il a pu désirer. Quant à la conquête à faire pour lui, mes troupes sont prêtes, s'il revient à ses premières intentions. Ce sont les Turcs qui ont rompu l'armistice. Si je n'étais pas de bonne foi avec l'Empereur, j'aurais donc un prétexte de rompre avec eux sans porter atteinte au traité de Tilsit.

L'AMBASSADEUR. — Les arrangements dont Votre Majesté me parle me semblent rentrer dans le cercle de ceux que les empereurs se sont réservé de traiter dans une entrevue. Si les Turcs ont maltraité quelques Valaques, ce sont encore leurs sujets. La Prusse, de son côté, n'a pas toujours eu la mesure et les égards que l'état de paix lui commandait, mais ce sont de ces petits événements qui sont plutôt du ressort de la police que de la politique et qui ne peuvent influer sur les grands intérêts qui nous lient.

L'EMPEREUR. — J'ai envoyé des instructions à Tolstoï, comme vous avez pu le voir par ma conversation avec le général Savary. L'Empereur vous en enverra sûrement d'après les dépêches de Faudoas. Nous causerons souvent et nous nous entendrons. Il sera nécessaire que nous concertions ce que nous ferons au printemps si les Anglais menaçaient nos côtes. Mon armée est bien réorganisée et en mesure d'agir soit contre les Anglais, soit contre les Suédois.

L'AMBASSADEUR. — L'Empereur secondera sûrement Votre Majesté de tous ses moyens, et pour le moment une armée française et danoise sera prête, s'il est nécessaire, à pénétrer en Scanie pour seconder les opérations de Votre Majesté.

L'EMPEREUR. — Au revoir. Je suis bien aise d'avoir causé avec vouset en me serrant le bras — ; en s'expliquant ainsi on s'entend toujours[24].

Que démontrait en somme cette causerie, terminée sur un mot de confiance et d'espoir, et quelles conclusions Caulaincourt était-il à même d'en tirer ? La prudence de son langage, la convenance de son attitude, avaient paru charmer l'empereur ; elles avaient atténué, on pouvait le croire, les impressions fâcheuses que Tolstoï avait jetées dans l'esprit du souverain, mais avaient-elles modifié son opinion sur le fond même des choses ? Il était permis d'en douter. Alexandre était apaisé ; il n'était point convaincu. Afin de le sonder sur tous les points, Caulaincourt avait indiqué légèrement, dans l'ordre qui lui avait été prescrit, les trois solutions entre lesquelles on aurait à choisir pour les difficultés orientales. Il avait parlé d'une paix qui laisserait toutes choses en état ; on avait fait la sourde oreille. Par deux fois, il avait glissé une allusion à l'échange des Principautés contre la Silésie ; il s'était heurté alors à une résistance courtoise, mais opiniâtre, et il semblait acquis que, de tous les partis à prendre, celui qu'avait nouvellement imaginé Napoléon était le plus opposé aux sentiments du Tsar. Enfin, poussé dans ses derniers retranchements, l'ambassadeur avait admis la possibilité de certains arrangements à prendre de vive voix entre les deux souverains, ce qui s'appliquait au partage, et à la manière dont Alexandre avait amené, provoqué cette vague assurance, il était facile de voir qu'il n'abandonnait rien de ses prétentions ; il voulait démembrer ou au moins mutiler la Turquie et ne voulait point sacrifier la Prusse ; voilà ce qui résultait de ses paroles et de ses réticences. Caulaincourt se hâta de faire part à Paris de la résolution qu'il avait cru découvrir dans l'esprit du Tsar, et que son entretien avec Roumiantsof lui avait d'ailleurs fait pressentir[25]. Il réservait cependant son appréciation définitive, demandait quelque temps pour s'éclairer davantage, mieux pénétrer Alexandre et, après avoir subi une impression, asseoir un jugement.

D'autres devoirs le détournèrent un instant de ce soin. Il n'avait pas seulement à négocier, mais à représenter. Bien établi dans la confiance du souverain, il lui restait à affronter la société. Avant de chercher à plaire, il voulut frapper les esprits et s'imposer ; aussi se montra-t-il intraitable sur le chapitre de ses prérogatives. A la première réception du corps diplomatique, il prit hardiment le pas sur l'ambassadeur d'Autriche, investi d'une préséance séculaire, et cette hardiesse fut approuvée en haut lieu : Ces Français, dit Alexandre en souriant, sont toujours plus lestes que les Autrichiens[26]. Le soir du même jour, à un grand bal chez l'impératrice mère, on alla au-devant des désirs de notre envoyé ; il eut partout la première place. Il parut à cette fête dans tout l'éclat de son rang, entouré d'une véritable maison civile et militaire, et ses débuts firent sensation. Son élégante prestance, ses manières à la fois très hautes et très courtoises furent appréciées, et on lui sut gré de ses efforts pour imiter le ton et les allures de l'ancienne société française. Sans se départir d'une certaine réserve, la plus grande partie de la noblesse ne lui opposa point, comme à Savary, une déclaration de guerre préalable et ne se refusa pas à entrer en relation. Même l'opposition féminine ne se montra pas irréconciliable, et il parut à l'ambassadeur que la ramener serait affaire de soins et de prévenances : Je dansai avec les plus révoltées, écrivait-il, et le temps fera le reste[27].

Ma position, ajoutait-il un peu plus tard, est convenable avec la société. A la cour, il la jugeait parfaite[28]. En effet, chaque fête officielle devenait pour lui l'occasion d'honneurs plus marqués et de nouveaux enchantements. Le 1er janvier, grand bal au Palais d'hiver, où quatorze mille personnes sont invitées et où les femmes paraissent dans le costume pittoresque des provinces de la Russie, relevé par une profusion de perles et de diamants : le souper est servi dans la salle de l'Hermitage, transformée pour la circonstance en palais de féerie ; Caulaincourt a sa place à la table des souverains, dressée sous une voûte de cristal étincelant de mille feux. Quelques jours après, bal intime chez l'empereur ; l'ambassade française y est invitée en dépit des règles ordinaires du cérémonial. Au souper, la table est couverte de l'un des services de Sèvres envoyé par Napoléon : L'empereur et les deux impératrices, écrivait Caulaincourt, ainsi que la princesse Amélie, ont cherché toutes les occasions d'en faire valoir le goût et les dessins, et de répéter à l'ambassadeur tout le plaisir qu'on avait à se servir de quelque chose envoyé par l'Empereur[29].

Au lendemain de ces réunions, le Tsar et le général se retrouvaient à la parade, devant le front des troupes, et Caulaincourt se sentait flatté dans son orgueil national, en constatant que, par une habitude invariable après une guerre malheureuse, le vaincu copiait minutieusement l'allure et la tenue du vainqueur : Tout à la française, écrivait-il, broderies aux généraux, épaulettes aux officiers, baudriers aux soldats au lieu de ceinturons, musique à la française, marches françaises ; exercices français[30]. Pendant la revue, Alexandre s'adressait constamment à notre envoyé et l'invitait souvent à dîner pour le soir : plusieurs fois par semaine, Caulaincourt était admis à cette faveur, et, après le repas, la conversation se prolongeait, sans témoins importuns, dans le cabinet de l'empereur.

Alexandre se montrait alors expansif et charmeur ; par un renversement des rôles, c'était le monarque qui semblait avoir entrepris la conquête de l'ambassadeur. Pour plaire, il n'épargnait aucun moyen. Connaissant le culte que Caulaincourt avait voué à Napoléon, il témoignait pour le grand homme d'une admiration sans bornés, sans oublier de délicats compliments à l'adresse de l'envoyé : A propos, général, lui disait-il tout à coup, vous avez eu de grands succès dans la haute société ; vous avez conquis les plus révoltés... Avec ces manières, tout le monde deviendra Français[31]. Et Caulaincourt goûtait avec joie ce témoignage rendu à ses qualités mondaines. Puis, c'étaient de ces épanchements intimes qui flattent si délicieusement un particulier, quand ils tombent de lèvres augustes, car ils suppriment les distances et, ne laissant voir que l'homme dans le souverain, le font pour un instant l'égal de son interlocuteur. Toutes les fois que l'intérêt de son État ne lui semblait pas en jeu, Alexandre aimait à se confier, et, comme ses sympathies allaient très sincèrement à Caulaincourt, dont il appréciait le tact, la discrétion, la droiture, il le prenait pour témoin de ses joies et de ses émotions intimes ; il lui livrait volontiers le secret de son cœur. En homme fortement épris, il ne résistait pas à parler de ses amours, de la femme qui lui avait rendu un intérieur, cc de l'attrait qui le ramenait toujours vers madame N..., quoiqu'il s'occupât en passant de quelques autres, de la jalousie qui ne menait à rien et ne sauvait rien, du plaisir de voir grandir de petits enfants qu'on aimait. Il y a des moments, ajoutait-il, où on a besoin de ne plus être souverain ; être sûr qu'on est aimé pour soi, que les soins, les caresses que l'on vous prodigue ne sont pas un sacrifice fait à l'ambition ou à la cupidité, fait du bien[32].

Revenant ensuite à Napoléon, sans changer de sujet : Je le plains, disait-il, s'il n'aime pas quelqu'un ; cela délasse quand on a bien travaillé. Il doit avoir besoin de délassements, quoiqu'il ait une trop forte tête pour être très sentimental[33]. Et il voulait connaître la vie privée de l'Empereur, se montrait amicalement curieux, questionneur, et témoignait de s'intéresser au bonheur autant qu'à la gloire de son allié. Enfin, allant jusqu'à flatter chez Caulaincourt le sentiment le plus chatouilleux qui soit, l'amour-propre du cœur, instruit que l'ambassadeur avait laissé en France l'objet d'une tendre inclination et poursuivait un mariage qui rencontrait des obstacles, il paraissait approuver son choix et faire des vœux pour son succès : Et vous aussi, général, ajoutait-il, vous aurez votre chapitre, ne viendra-t-elle pas ?[34]

L'âme sensible et délicate de Caulaincourt était sans défense contre de tels procédés. Il était de ceux qui ne résistent pas à une marque sincère d'intérêt et aiment par réciprocité. Une anecdote, répandue jadis sur son compte dans la société parisienne, le peint à cet égard. On racontait que M. de Caulaincourt, fort empressé auprès des femmes et sachant leur parler, n'en avait négligé qu'une, non la moins aimable ; celle-ci en avait conçu un amer dépit et, depuis lors, n'épargnait point dans ses propos le brillant officier, coupable envers elle du crime d'indifférence. Instruit de cette hostilité, Caulaincourt imagina un moyen de se venger, le plus noble à la fois et le plus piquant. Désormais, il n'y eut sorte de prévenances, d'attentions, d'hommages qu'il ne prodiguât à celle qui s'était déclarée son ennemie, et il fit si bien que la dame, ne se bornant pas à abjurer ses préventions, se prit pour lui d'un goût très vif et ne le lui dissimula point. Son triomphe était complet ; il ne le fut que trop. En effet, flatté tout à la fois et touché de la révolution opérée dans un cœur qui maintenant se donnait à lui sans réserve, il ne put s'empêcher de partager le sentiment qu'il avait inspiré et aima pour de bon sa conquête. A part les difficultés du début, cette aventure offre quelque analogie avec les rapports qui s'établirent entre M. de Caulaincourt et l'empereur Alexandre. Chargé de plaire et s'y appliquant consciencieusement, le général réussit fort bien dans cette tâche, mais, en même temps, frappé des côtés généreux, magnanimes, poétiques même par lesquels le Tsar se révélait à ses yeux, il lui voua un attachement enthousiaste et durable. On commettrait toutefois une complète erreur en supposant que son admiration pour l'homme ait influencé ses jugements sur le chef d'État. Son zèle vigilant, son sens droit et raffiné, le préservèrent à cet égard de toute illusion, lui permirent d'apprécier constamment la politique russe avec une parfaite clairvoyance, et ce fut son honneur que d'avoir, en toute circonstance périlleuse pour la fortune de Napoléon, reconnu opportunément et montré le danger. Les étroites relations qu'il cultiva avec Alexandre lui servirent au contraire à étudier de près et à bien comprendre ce prince, à agir sur son esprit avec efficacité, à dissiper souvent ses doutes et à prolonger sa confiance. Même, s'il prêta au Tsar une délicatesse de conscience encore supérieure à ce qu'elle était en réalité, si, non content d'apprécier ses nobles qualités, il fut porté parfois à prendre ses séductions pour des vertus, cette tenu dance ne lui fut pas inutile pour mieux pénétrer et prévoir plus tôt les évolutions d'un prince qui aimait à se montrer guidé en tout par des considérations d'honneur et de sentiment.

C'est ainsi qu'Alexandre lui étant apparu dans la vie privée ; spécialement en amour, un chevalier, — c'était le mot qu'il se plaisait à répéter, — il en fut affermi dans l'opinion, très juste au fond, qu'on ne verrait jamais l'empereur russe sacrifier un allié malheureux, et que la Prusse resterait pour lui l'arche sainte[35]. Une réflexion, à la vérité, se présentait naturellement : si le Tsar tenait par-dessus tout à assurer la délivrance totale de la Prusse, il disposait d'un moyen très simple pour atteindre ce but ; qu'il renonçât aux provinces turques, et Napoléon, lié par de formelles déclarations, se trouverait dans l'impossibilité de garder la Silésie. Mais Caulaincourt jugeait que le Tsar n'était plus libre de reculer en Orient, et qu'une sorte de contrat passé avec ses sujets lui faisait une loi d'être exigeant.

Par les propos qu'il avait entendus dans les salons de Pétersbourg, par la réception qu'il y avait trouvée, l'ambassadeur avait pu constater que la société russe, dont l'opposition contre le système d'Alexandre se prononçait jusqu'alors ouvertement, avait changé de tactique. Elle se recueillait maintenant, se taisait, s'enfermait dans une attitude expectante, et avant de prononcer un jugement définitif sur l'alliance française, l'attendait à ses fruits. C'était le Tsar en personne qui avait négocié cette trêve ; préférant composer plutôt que lutter avec les chefs de l'opposition, il ne leur avait point caché quelles espérances Napoléon lui avait fait concevoir ; il leur avait promis, au prix de leur résignation, de vastes conquêtes en Orient, et, comme de telles perspectives avaient le don d'éblouir tous les esprits, l'opinion, prenant acte des confidences impériales, attendait que l'événement vint les vérifier ou les démentir. Si les avantages annoncés se réalisaient, si la frontière de l'empire s'étendait sans coup férir jusqu'au Danube ou même le dépassait, à une suspension d'hostilités succéderait une paix définitive. Au contraire, que le résultat espéré se fit attendre, que la France laissât douter de sa sincérité, dont Alexandre s'était porté garant, ce monarque verrait aussitôt se produire contre sa politique et sa personne même un redoublement d'attaques d'autant plus pénibles qu'il les sentirait justifiées ; il sortirait de cette épreuve convaincu d'avoir donné dans un piège, peut-être menacé dans son pouvoir et sa vie, au moins atteint dans son prestige de souverain, amoindri, compromis aux yeux de ses sujets, et sa légitime susceptibilité ne pardonnerait pas à l'empereur des Français cette mortelle humiliation. Caulaincourt jugeait donc que la question, quittant le domaine politique pour se transporter sur le terrain infiniment plus délicat de l'amour-propre et du point d'honneur, avait pris une acuité redoutable ; suivant lui, l'instant était venu où il fallait que l'Empereur s'attachât définitivement Alexandre, sous peine de se l'aliéner à jamais. Alors, comme son dévouement ne se ménageait pas et parlait avec franchise, au risque de déplaire, il voulut confier à son maitre toute la vérité, telle qu'elle lui apparaissait ; il le fit en termes émus, courageux et pressants :

Sire, écrivait-il à l'Empereur le 31 décembre, l'alliance de la Russie avec Votre Majesté, et surtout la guerre avec l'Angleterre, ont renversé toutes les idées de ce pays ; c'est, on peut le dire, un changement de religion. L'ambassadeur explique ensuite qu'Alexandre se juge engagé d'honneur à procurer aux Russes des avantages en Orient en échange des sacrifices que leur impose la guerre avec l'Angleterre : Voilà sa position, ajoute-t-il, ou pour mieux dire son embarras, car son honneur de chevalier lui ferme la porte que Votre Majesté lui ouvre pour en sortir en Prusse... Certes, l'empereur triomphera de tous les obstacles si son opinion ne change pas, mais, si lui se croit trompé et le ministre qui a cru attacher son nom à de glorieux avantages dupe de sa confiance dans ce que l'empereur lui a annoncé, on ne peut calculer les conséquences de sa réflexion[36].

Un peu plus tard, s'éclairant encore mieux, Caulaincourt reconnut que les motifs dont s'inspiraient les résistances et les demandes d'Alexandre n'étaient pas exclusivement d'ordre sentimental. Si le Tsar nous refusait obstinément la Silésie, c'était moins par compassion ou sympathie envers la maison de Prusse que par une sollicitude inquiète pour les intérêts do son empire. Alexandre et Roumiantsof avaient immédiatement compris que Napoléon destinait la Silésie à renforcer l'État de Varsovie ; subissant malgré tout l'influence des sinistres pronostics de Tolstoï, prompts d'ailleurs à accueillir des bruits qui répondaient à leurs secrètes terreurs, ils craignaient que cet avantage ne devint pour le grand-duché le prélude d'une complète transformation. L'idée prêtée par eux à Napoléon de rétablir la Pologne, au lieu d'une simple velléité, leur apparaissait désormais comme une intention ferme, prête à se réaliser ; leurs soupçons prenaient corps, de vagues appréhensions se transformaient en mortelles alarmes, et le germe de mésintelligence introduit entre les deux empires par la création du grand-duché, mûri rapidement par les circonstances, faisait éclosion. Si l'empereur de Russie et son ministre parlaient continuellement de la Prusse, ils pensaient surtout à la Pologne, et c'était dans la crainte de voir cette dernière renaître de ses cendres, dans une arrière-pensée destinée à exercer désormais sur leurs rapports avec Napoléon une influence prépondérante et fatale, qu'il fallait chercher le secret de leur véhémente opposition au projet sur la Silésie. La demande de Berlin effaroucherait peut-être moins[37], écrivait Caulaincourt, et ces mots caractérisaient la situation. Quant à la Turquie, si l'empereur Alexandre tenait grand compte des aspirations de son peuple, il leur donnait raison, s'y associait pleinement, et une parfaite communauté de vues, d'espérances, existait sur ce point entre le gouvernement et l'opinion.

Le Tsar obéissait donc à des mobiles moins désintéressés que Caulaincourt ne l'avait d'abord supposé ; mais l'ambassadeur n'en avait pas moins abouti, du premier coup, à des conclusions rigoureusement exactes. Oui, l'alliance de Tilsit passait par une phase critique et décisive. Les deux questions qui, depuis un siècle, avaient empêché tout rapprochement durable entre la France et la Russie, celles d'Orient et de Pologne, reparaissaient aujourd'hui,  concurremment soulevées, et Napoléon, en essayant de résoudre la première par la seconde, n'avait fait que la compliquer. Que l'une ou l'autre demeurât en suspens, prolongeant l'incertitude présente, l'alliance ne se romprait pas immédiatement, mais ce qui en faisait la substance et la force, c'est-à-dire la foi d'Alexandre dans les bienfaits de cette union, disparaîtrait sans retour et ne laisserait subsister qu'une enveloppe desséchée, prête à tomber au premier choc. Si tout pouvait se réparer encore, c'était à la condition que Napoléon dissipât les défiances de la Russie et du même coup contentât ses ambitions ; il devenait nécessaire de la rassurer au sujet de la Pologne, il demeurait ment de la satisfaire aux dépens de la Turquie.

 

 

 



[1] La haute société s'égaye aux dépens de madame de Tolstoï : grande, maigre, peu d'usage du monde, sans maintien, sans esprit, mais dominant cependant son mari, c'est ainsi qu'on la peint. On-dit de Pétersbourg, 13 janvier 1808.

[2] Alexandre ignorait encore que M. de Caulaincourt allait être nommé ambassadeur auprès de lui.

[3] Rapport du 23 août 1807.

[4] Instructions de Tolstoï. Archives de Saint-Pétersbourg.

[5] THIERS, VIII, 436. Le 29 novembre 1807, Frédéric-Guillaume terminait une lettre à Alexandre par ce post-scriptum : Que Votre Majesté me permette de lui témoigner toute ma reconnaissance pour la charmante attention qu'Elle a eue de m'envoyer les beaux panaches... HASSEL, 369.

[6] Champagny à Savary, 8 novembre 1807.

[7] Joseph DE MAISTRE, p. 277.

[8] Champagny à Savary, 8 novembre 1807.

[9] Champagny à Caulaincourt, 2 février 1803.

[10] Champagny à Caulaincourt, 2 février 1803.

[11] Voyez les Mémoires de madame de Rémusat, III, 227-245.

[12] Nouvelles et on-dit de Pétersbourg, 29 janvier 1808.

[13] Nouvelles et on-dit de Pétersbourg, 29 janvier 1808.

[14] Tolstoï à Roumiantsof, 26 octobre-7 novembre 1807. Archives de Saint-Pétersbourg.

[15] Tolstoï à Roumiantsof, 26 octobre-7 novembre 1807. Archives de Saint-Pétersbourg.

[16] Tolstoï à Roumiantsof, 26 octobre-7 novembre 1807. Archives de Saint-Pétersbourg. Les rapports de Tolstoï sont écrits en français, comme toutes les pièces diplomatiques de l'époque. M. le général Schilder en a publié une partie en russe. (Archive russe, janvier 1890.)

[17] Tolstoï à Roumiantsof, 26 octobre-7 novembre 1807. Archives de Saint-Pétersbourg.

[18] Tolstoï à Roumiantsof, 26 octobre-7 novembre, 22 novembre-4 décembre, 27 novembre-9 décembre 1807. Archives de Saint-Pétersbourg.

[19] Roumiantsof à Tolstoï, 26 novembre 1807. Archives de Saint-Pétersbourg.

[20] Rapport du 20 décembre 1807.

[21] Archives des affaires étrangères, Russie, 144.

[22] Rapport de Caulaincourt du 23 décembre 1807.

[23] Lettre du 31 décembre 1807.

[24] Rapport du 23 décembre 1801. Ce rapport figure par extraordinaire aux archives des affaires étrangères, Russie, 144.

[25] Lettre à Champagny du 23 décembre 1807.

[26] Rapport de Caulaincourt du 26 février 1808.

[27] Rapport du 26 décembre 1807.

[28] Lettre à Champagny du 25 février 1808.

[29] Lettre à Champagny du 10 janvier 1808.

[30] Feuille de nouvelles, janvier 1808.

[31] Rapport joint à la lettre de Caulaincourt du 31 décembre 1807.

[32] Rapport joint à la lettre de Caulaincourt du 26 janvier 1808.

[33] Lettre de Caulaincourt à l'Empereur, 4 avril 1808.

[34] Lettre de Caulaincourt à l'Empereur, 4 avril 1808.

[35] Caulaincourt à l'Empereur, 31 décembre 1807.

[36] Lettre du 31 décembre 1807.

[37] Lettre à l'Empereur du 17 février 1803.