L'AVÈNEMENT DE BONAPARTE

LA RÉPUBLIQUE CONSULAIRE - 1800

 

CHAPITRE XIV. — LA PAIX CONSULAIRE.

 

 

PREMIÈRE PARTIE. — LES RAISONS DU CONCORDAT.

 

I

Le premier Consul avait dit à Joseph, avant de partir pour l'Italie : Une victoire me laissera maître d'exécuter tout ce que je voudrai[1]. Effectivement, la date de Marengo marque son avènement à la pleine puissance. C'est à partir de ce moment que, tenant définitivement Paris, tenant la France, il prend conscience de sa force, conscience de ses projets, conscience de ses ambitions. II entre dans la période des grandes réalisations et se sent naître a des destinées nouvelles.

On s'aperçut que le Bonaparte d'après Marengo n'était plus le Bonaparte d'avant Marengo. Son ton parut plus impérieux, plus âpre : le ton du maître. Le conseil d'État se sentit ébranlé dans ses prérogatives, moins écouté, traité parfois avec une brusque désinvolture ; on vit le Consul présider la séance en uniforme militaire, l'épée au flanc. Il tance les ministres ; il semble revenu pour mettre tout le monde au pas. Contre l'opposition tribunitienne et parlementaire, sa colère s'amasse sourdement, jusqu'au jour où elle éclatera en fulminantes apostrophes.

Dans ses conversations avec ses familiers, il désigne déjà le Tribunat comme rouage inutile dans le mécanisme constitutionnel et pièce à supprimer[2]. Sa thèse est celle-ci : l'opposition peut se concevoir sous la royauté, parce qu'en face du monarque héréditaire elle exprime la voix et les revendications populaires ; elle perd sa raison d'être devant un chef investi par le peuple, incarnant la souveraineté du nombre : Je ne suis pas roi, je ne veux pas qu'on m'insulte comme un roi... On me traite connue un magot royal. Moi, un magot royal ! Je suis un soldat, sorti du peuple, et me suis élevé moi-même. Puis-je être comparé à un Louis XVI ? J'écoute tout le monde, à la vérité, niais nia tète est mon seul conseil... Il y a une classe d'hommes qui depuis dix ans a fait, par le système de méfiance qui la domine, plus de mal à la France que les plus forcenés révolutionnaires. Cette classe se compose de phraseurs et d'idéologues ; ils ont toujours combattu l'autorité existante. Après avoir renversé l'autorité de 1791, après avoir phrasé ensuite plusieurs mois, quoique nombreux, quoique éloquents eux-mêmes, ils ont été renversés à leur tour ; ils ont reparu et ont encore phrasé, toujours se méfiant de l'autorité, même quand elle était dans leurs mains, ils lui ont toujours refusé la force indispensable pour résister aux révolutions ; esprits vagues et faux, ils vaudraient un peu mieux s'ils avaient reçu quelques leçons de géométrie...[3]

Contre les partis extrêmes, les rigueurs s'annoncent. L'instant est proche où Bonaparte frappera le parti d'opposition jacobine en déportant certains de ses membres à l'occasion du crime d'autrui, en les déportant sans jugement, par mesure atrocement arbitraire. Il s'acharnera sur ceux qui ont essayé en Brumaire de lui barrer le chemin du pouvoir et qu'il a d'abord épargnés par prudence.

Envers les royalistes de l'Ouest, plus de ménagements ! S'il reste dans l'Ouest des conspirateurs, qu'ils périssent ! S'il reste des chefs qui, sans conspirer, prétendent se soustraire aux prises du gouvernement et se réserver, qu'ils s'inclinent sous la loi commune ou disparaissent du territoire. On a supporté jusqu'ici des organisations à demi indépendantes, des influences locales, des groupements et des hommes suspects : que le niveau autoritaire passe sur toutes ces aspérités et égalise le terrain. Le Consul dit à Bourmont : Toute influence qui ne vient pas du gouvernement est un crime en politique... Si dans quinze jours vous n'avez pas entièrement perdu votre influence, je vous enverrai un de mes aides de camp pour vous prier de passer chez moi, et ce sera pour vous dire que je vous donne quatre jours pour quitter le territoire français, et que, si vous y êtes trouvé le cinquième, vous serez fusillé. Entrer dans le rang et servir ou retourner aux misères de l'exil, voilà l'alternative qu'il pose aux chefs de parti ; envers les éléments à réduire, il formule ainsi son système : Perdre les chefs et bien traiter les masses.

En effet, à cette explosion d'autorité correspond un nouvel et immense élargissement de sa politique. Plus hardiment, il va se dégager des passions et des préjugés qui l'entourent, rouvrir la cité à des classes entières de proscrits et mettre la main aux grands actes de pacification qui feront de son Consulat comme une succession d'édits de Nantes. Sans doute, s'il ose tout entreprendre, il n'entend rien brusquer ; c'est souvent par chemins sinueux, par sentiers couverts, qu'il s'élève à ses souveraines audaces ; et ses décisions fondamentales, pour péremptoires qu'elles soient, n'en restent pas moins marquées essentiellement d'un esprit de mesure et de répartition. Devant lui, le passé et le présent se disputaient la France. Son art est de discerner dans le passé ce qui peut revivre et dans le présent ce qui doit nécessairement survivre, de les combiner et de les ajuster. Entre les opinions, les passions, les intérêts antagonistes, il tire une impérieuse moyenne, pour l'imposer à tous les français comme règle à la fois transactionnelle et infrangible.

La question religieuse, celle des émigrés, celle des lois civiles, restaient en suspens. La réorganisation administrative et financière s'ébauchait seulement. Dans les trois mois qui suivent Marengo et par conséquence de cette journée, Bonaparte se ressaisit de toutes ces affaires et les pousse à leur solution par mesures concordantes, coordonnées, qui se déploient en un vaste rayonnement ; à toutes les œuvres de reconstitution et à apaisement, il donne simultanément le choc impulsif.

 

II

Le Concordat fut une conséquence de Marengo. Avant de passer les Alpes, Bonaparte avait logé à Martigny sous le toit des Bernardins. Un dimanche, comme l'heure de la messe avait sonné, les moines vinrent l'avertir : il s'excusa poliment de ne point les suivre, alléguant un surcroît de travail[4]. Quinze jours après, vainqueur A Marengo, rentré triomphalement à Milan, affranchi par l'épée, il ne craint plus de s'affirmer chef d'une nation catholique et écrit à ses collègues :

Aujourd'hui, malgré ce qu'en pourront dire nos athées de Paris, je vais en grande cérémonie au Te Deum que l'on chante à la métropole de Milan. Dans le bulletin de l'armée, il insiste sur les particularités de cette cérémonie déjà presque impériale et s'y délecte : Il a été reçu à la porte par tout le clergé, conduit dans le chœur sur une estrade préparée à cet effet et celle sur laquelle on avait coutume de recevoir les consuls et premiers magistrats de l'empire d'Occident... Cette cérémonie était imposante et superbe[5]. Recevant les curés de Milan, parlant à ces pasteurs d'un peuple dévot, il force la note, se fait plus catholique en Italie qu'en France, de même qu'en France il s'est montré plus tolérant dans la Vendée qu'ailleurs. Il affirme la compatibilité de la religion des Apôtres avec l'institution démocratique et montre que la communauté de culte est un lien de plus entre Italiens et Français : Que pouvez-vous attendre des protestants, des grecs, des musulmans qu'on vous a envoyés (c'est-à-dire des Anglais, des Russes et des Turcs) ? Les Français, au contraire, sont de la même religion que vous[6]. Il se résout enfin à la démarche décisive. Au moment de repasser les Alpes, il s'arrête à Verceil pour confier au cardinal-évêque Martiniana et faire parvenir à Rome les premières paroles, celles oui expriment le désir d'un règlement général des affaires religieuses en France par accord avec le Pape, et qui en énoncent les conditions fondamentales.

A Paris, après le premier enthousiasme qui salua son retour, quand ce grand feu fut tombé, il se retrouva en milieu différent, dans le conflit des passions et la bataille des idées ; il se sentit placé entre des impatiences et des résistances dont il avait également à tenir compte.

En son absence, le mouvement de réaction s'était accentué, sous l'œil de gouvernants intérimaires qui avaient un peu laissé flotter les rênes. Les émigrés maintenant rentraient en foule. A Paris, ils ne prenaient plus guère la peine de se cacher : Ils se montrent, vont, viennent, remplissent les spectacles, fréquentent les rendez-vous publics ; on en cite à peine quelques-uns arrêtés ; encore ne peuvent-ils imputer cette vexation qu'à des imprudences[7]. Le retour des prêtres s'accélérait en même temps ; l'une après l'autre, les églises se rouvraient ; la vogue autant que la renaissance du sens religieux y poussait les foules ; on v allait par protestation contre la tyrannie rationaliste : La philosophie perd de son crédit dans beaucoup d'esprits. Non pas que la plupart deviennent religieux, mais le règne de l'impiété a fait son temps. C'était une mode, elle est passée. On voit aujourd'hui plus d'ouvrages pour la défense de la religion qu'en faveur du système d'incrédulité, et les athées n'ont plus le haut du pavé[8].

Profitant de ce retour des esprits, les doctrines de reconstitution s'affirment plus hardiment. À côté de groupes qui en font matière à dissertation et à littérature, l'enseignement religieux tend à se reformer. Voici un signe des temps. Un matin, sur les murs de Paris encore bariolés d'emblèmes révolutionnaires, des affiches s'apposent, annonçant la réouverture de l'antique collège de Navarre. Malgré la loi qui défend d'exposer publiquement aucun emblème religieux, ces imprimés portent en tête l'image de l'enfant Jésus, avec une pieuse devise ; ils annoncent que, dans l'enseignement, une part importante sera faite au développement des principes religieux et de la morale dont ils sont la base[9].

Contre ces audaces, les administrations et les groupes révolutionnaires se raidissent. La police dénonce infatigablement les prêtres, incrimine leurs propos, épluche leurs sermons et leur fait un continuel procès de tendances. Les journaux de gauche, après avoir célébré avec fracas les victoires de la République sur l'ennemi du dehors, signalent le péril intérieur et l'alarme des républicains ; ils prétendent que le déchainement de la réaction rappelle les temps qui ont précédé Fructidor. Les révolutionnaires même modérés s'offusquent de certains symptômes. Les paroles prononcées à Milan au sujet des g‘ hérétiques ”. font murmurer les sociétés protestantes.

Pour refréner la faction rétrograde, pour assurer l'exécution des lois encore existantes, les philosophes invoquent le bras séculier, réclament l'intervention du pouvoir. Par l'organe de la Décade philosophique, l'Institut l'objurgue ; contre le parti qui voudrait faire du Consulat un gouvernement de réaction, il essaye de ramener les Bonaparte à leur origine, à leur fonction révolutionnaire : Famille des Bonaparte ! c'est sur vous que se reposent les républicains. Vous repousserez loin de vous ces ennemis cachés qui vous flattent, mais ne vous pardonneront jamais d'avoir été les soutiens et même les fondateurs de notre gouvernement actuel[10].

Bonaparte ne parut pas d'abord insensible à cet appel. S'il entendait faire la réaction dans ce qu'elle avait de compatible avec ses desseins, il n'admettait pas qu'elle s'opérât d'elle-même, parce qu'elle s'opérerait sans mesure. L'un de ses premiers soins fut encore une fois de mettre résolument le cran d'arrêt. Le 26 messidor-15 juillet, en un seul jour s'accumulent trois mesures de répression et d'avertissement : ordre à Fouché de rédiger un rapport concluant à des mesures sévères contre les émigrés ; ordre d'arracher les affiches du collège de Navarre, leurs auteurs devant être traduits en police correctionnelle, pour contravention aux lois ; enfin, pour complaire à l'Institut, défense aux membres de l'ex-Académie française qui, poursuivant leur projet, se sont reformés en société libre, de s'assembler sous un titre propre à réveiller des institutions abolies. — Si cette association continue à prendre le titre ridicule d'Académie française et à suivre ses anciens statuts, l'intention du gouvernement est qu'elle soit sur-le-champ supprimée[11]. De ces mots tranchants, Bonaparte coupe court au projet de rétablir l'Académie, quitte à la refaire lui-même plus tard en l'englobant dans l'Institut.

Sous le couvert de ces satisfactions accordées à l'esprit révolutionnaire, il va faire passer des mesures toutes différentes et d'une portée plus vaste. Après l'espèce de coup de barre qu'il vient de donner à gauche, il prononce un mouvement en sens inverse.

Tandis que la police se remet à inquiéter les émigrés et opère quelques arrestations sensationnelles, il rend au culte plus de latitude. Douze joins à peine se sont écoulés lorsqu'il rétablit intégralement la liberté du dimanche. Les arrêtés du 7 thermidor confèrent à tout citoyen non fonctionnaire la faculté légale de chômer à son gré le décadi ou le dimanche. Le choix fut bientôt fait. A Paris, après beaucoup de bavardage et quelques oscillations, le gros de la population se laissa reprendre au courant des anciennes habitudes. Dans la France entière, le décadi ne fut bientôt plus qu'un souvenir.

Envers les prêtres, les mesures libérales s'accentuent, plus ou moins accompagnées de restrictions. Réparant une omission cruelle, Bonaparte rappelle les prêtres déportés en Guyane après Fructidor, les derniers survivants de la Terreur sèche ; combien restait-il de ces malheureux pour profiter d'une justice retardataire ? L'arrêté ordonnait ostensiblement de les transférer à Oléron et permettait seulement, par un artifice de rédaction, de les rendre à la liberté. En revanche, voici d'audacieuses et cordiales paroles à l'adresse des populations catholiques de l'Ouest et de leurs pasteurs. Ordonnant de faire venir à Paris, pour leur rendre honneur, quelques humbles habitants de Vendée qui ont combattu un débarquement des Anglais et marché franchement à l'ennemi, Bonaparte ajoute : Si parmi ceux qui se sont distingués il y a des prêtres, envoyez-les de préférence, car j'estime et j'aime les prêtres qui sont bons Français, et qui savent défendre la patrie contre ces éternels ennemis du nom français, ces méchants hérétiques d'Anglais[12]. Enfin, par disposition comprise dans l'arrêté du 28 vendémiaire-20 octobre, voici la levée formelle des lois de bannissement ; les lois contre l'émigration cesseront de s'appliquer aux insermentés. Le retour des prêtres, simplement toléré jusqu'alors, devient licite ; il peut s'opérer ouvertement. Toutefois, par circulaires réitérées, Fouché prescrit aux préfets d'exiger des prêtres, comme condition de séjour, la promesse de fidélité, et de réprimer rigoureusement leurs écarts.

Ainsi, dans cette grande et difficile question des prêtres, les mesures alternatives se succédaient, se contrariaient. Le gouvernement et la police ne marchaient pas dans le même sens. Devant les circulaires de Fouché et son obstination persécutrice, le Consul s'impatientait parfois, s'irritait, sans donner de sanction à ses colères. Jusqu'au dernier moment, il laissera Fouché frapper odieusement certains prêtres et couvrira ces rigueurs. Seulement, tandis qu'il conserve en Fouché le ministre de l'irréligion officielle, il se fait de l'abbé Bernier un ministre officieux des cultes, chargé de rassurer sous main et de pratiquer le clergé. Au fond, sans s'inquiéter de contradictions qui résultaient nécessairement d'une situation mal définie, équivoque, dont les complications étaient telles qu'a vouloir la régler d'ensemble par acte de législation intérieure ou de gouvernement on se fût heurté partout à des impossibilités, il suivait son idée personnelle, s'attachait au moyen qu'il s'était choisi, au moyen extérieur et diplomatique, et regardait vers Rome.

Autour de lui, il tâtait et préparait prudemment les esprits. Devant le conseil d'État, avec une affectation d'impartialité dédaigneuse, il disait qu'en bonne politique on doit ménager et se concilier les croyances populaires, quelles qu'elles soient : c'était son système, et il lui avait toujours réussi : C'est en me faisant catholique que j'ai fini la Guerre de Vendée, en me faisant musulman que je nie suis établi en Égypte, en me faisant ultramontain que j'ai gagné les esprits en Italie. Si je gouvernais un peuple de Juifs, je rétablirais le temple de Salomon[13]. Avec ses hauts amis de l'Institut, avec ceux dont il avait paru après Brumaire composer son conseil spirituel, il dissertait sur l'utilité de rattacher la religion à l'État afin de la mieux tenir. Il n'arrivait pas à convaincre ses interlocuteurs, ceux-ci n'arrivaient pas à le dissuader, et Fouché, d'esprit plus aigu, se sentait en face d'une détermination inflexible, devant laquelle il n'v avait qu'à hausser les épaules et à se taire. Et voici que les paroles prononcées à Verceil portent leur effet. Le prélat Spina est envoyé de Rome à Verceil, où la cour pontificale s'imagine que les pourparlers auront lieu. Bonaparte le mande impérieusement à Paris, ouvre la négociation ; le fil qu'on lui renvoie, il le tire à soi et le noue fortement.

 

III

Quelles raisons le déterminaient ? Qu'il eût des raisons de principe et de fond, indépendantes des circonstances, inhérentes à sa façon de concevoir le gouvernement et les sociétés, nul n'y saurait contredire. Il voyait clans la religion un grand instrument de règne, le frein des passions populaires, le moyen de faire la police des âmes et d'amener les hommes à supporter l'inégalité des conditions. Il voulait Dieu par raison d'État, pour en faire le suprême auxiliaire des puissances d'ici-bas. De plus, il est certain qu'au fond de lui-même, sous mi appareil d'idées philosophiques assez incohérentes, l'empreinte catholique subsistait. Il aimait d'intime prédilection son culte natal, le culte méditerranéen et latin, celui qui avait bercé son enfance, celui dont la voix s'élevant dans le son des cloches, lorsqu'il l'entendait par les calmes soirs d'été, le jetait en un étrange ravissement. De ce culte, il aimait le décor extérieur, la pompe ; il en sentait la poésie. Par un contraste tout italien, il se méfiait des prêtres et n'était nullement inaccessible à l'émotion religieuse. Toutefois, ce serait s'abuser singulièrement que d'attribuer à des impressions de ce genre, aussi bien qu'à des raisons purement théoriques, l'acte le plus politique en même temps que le plus brave de sa vie. Il s'y détermina par motifs d'ordre immédiat et contingent. Il fit le Concordat, parce que cet acte répondait à ses ambitions présentes, aux nécessités de sa politique pacificatrice, aux besoins contemporains, et parce qu'en vérité, voulant résoudre le problème religieux qui opprimait la France, il ne pouvait faire autrement.

La France en ses profondeurs restait catholique. La était le fait, l'indéniable fait. Au courant du siècle, les classes supérieures s'étaient détachées ; la masse populaire et surtout rurale, formant en somme la grosse majorité de la nation, avait conservé le catholicisme dans l'âme. Pendant la Révolution, cette masse brutalement violentée dans sa foi, dans ses observances, dans ses usages, s'y était plus invinciblement rattachée. A présent, cette persévérance religieuse du plus grand nombre se distinguait nettement des passions politiques de quelques minorités. Les royalistes n'étaient qu'une classe ; les catholiques étaient un peuple.

Bonaparte le savait ; il avait vu, pendant huit ans, ce peuple réclamer ses églises, réclamer ses prêtres ; il l'avait vu replanter ses croix abattues, défendre ses calvaires, s'opposer aux frénésies terroristes et aux violences systématiques du Directoire, aux furieux briseurs d'images et aux iconoclastes méthodiques ; il l'avait vu sanctifier le dimanche malgré la loi et protester contre la tyrannie du décadi par plébiscite hebdomadaire. An sujet de cette opiniâtreté populaire, les renseignements, les documents s'amoncelaient. Le langage des préfets et des conseils généraux confirmait aujourd'hui celui des agents du Directoire.

D'autres témoignages vont s'ajouter. Parmi les conseillers d'État qui seront envoyés en mission pour inspecter chacun un groupe de départements, il se trouvera des philosophes naguère militants et d'éminents sectaires. L'un d'eux, Fourcroy, tirera d'une partie de son enquête cette conclusion : C'est une erreur de quelques philosophes modernes, dans laquelle j'ai été moi-même entrainé, de croire à la possibilité d'une instruction assez répandue pour détruire les préjugés religieux... La guerre de Vendée a donné aux gouvernements modernes une leçon que les prétentions de la philosophie voudraient en vain rendre nulle[14]. Cet aveu exprime l'état d'esprit d'un certain nombre de théoriciens vaincus par le fait, nullement convertis, mais désabusés. Certes, aucun d'eux n'admet la reconstitution pure et simple du catholicisme romain. Désespérant d'extirper le sentiment religieux, ils songent à l'orienter selon leurs vœux. Fourcroy, comme beaucoup d'autres, regrette qu'on n'ait pu détourner la France vers le protestantisme ; il voudrait au moins obliger les prêtres à se faire précepteurs de morale civique ; ils enseigneraient en même temps le catholicisme, mais c'est un mal inévitable[15]. Fourcroy parle de républicaniser le catéchisme, en attendant que Napoléon l'impérialise. Frochot, préfet de la Seine, appelle une réforme du christianisme. Les rédacteurs de la Décade philosophique se résigneraient à une religion même publique, pourvu qu'elle ne fiât pas dominante, mais leurs préférences vont au culte constitutionnel. Tous constatent néanmoins que l'expérience de déchristianisation a totalement échoué. Spectacle exemplaire que ces penseurs, ces savants, reconnaissant leur impuissance à confondre la foi des simples, proclamant leur défaite, avouant leur humiliation. Douloureusement, ces orgueilleux d'esprit s'inclinent devant le Dieu des humbles, et les voici répétant la parole attribuée à l'Apostat mourant, à l'empereur Julien : Galiléen, tu as vaincu !

La Vendée, l'Ouest entier, telle était surtout la réalité de sang et d'horreur qui avait détrompé les sectateurs de la raison pure et consterné ces idolâtres. Ailleurs, la résistance à l'effort antireligieux, bien qu'elle se fût manifestée par une infinité de tumultes sporadiques et en certaines régions par la guerre civile, avait été surtout passive. Contre les lois décadaires, la France presque entière s'était faite délinquante ; 'elle ne s'était pas levée en masse pour les détruire. Dans l'Ouest, une population de plusieurs millions dômes s'était trouvée pour se battre à outrance, pour se laisser fusiller, mitrailler, décimer, plutôt que de renoncer à la foi des ancêtres. Ce peuple s'apaisait depuis qu'on avait rendu à son culte des facilités réelles, mais la simple tolérance est en soi arbitraire, précaire, et la soumission demeurerait provisoire tant que la tolérance le serait. Bonaparte se rendait compte qu'à moins de conférer au culte des garanties positives, il ne finirait jamais la grande sécession de l'Ouest. Pendant la négociation du Concordat, le nom de la Vendée reviendra plusieurs fois sur ses lèvres ; il aura toujours sous les yeux la grande plaie à fermer. On doit le reconnaître, le sang versé à flots dans l'Ouest fut pour le catholicisme français la semence de salut. En tant que royaliste, l'insurrection échoua ; elle réussit en tant que catholique, puisqu'elle obligea le vainqueur de céder finalement au vaincu l'objet de la lutte, c'est-à-dire l'exercice du culte. Jusque-là toutes les pacifications, v compris celle que Bonaparte avait opérée, n'avaient été que trêves momentanées ; le Concordat serait le traité de paix définitif avec l'Ouest.

Bonaparte sentait donc la nécessité de rétablir la religion pour répondre à l'indomptable volonté de certaines populations françaises, pour répondre à l'aspiration de la grande majorité des Français. Et dédaigneux des expédients bâtards, allant droit à la solution franche, il voulait la religion telle que le peuple la souhaitait, c'est-à-dire publique, solennelle, intégrale.

la rétablir, il verrait un hommage rendu par lui à la souveraineté nationale, dont il aimait à se dire et à se sentir le délégué. Contre les révolutionnaires, il se replacerait dans la vérité révolutionnaire, puisque l'un des dogmes de 89 avait été d'ériger en loi pour tous le vœu du plus grand nombre : Ma politique, disait-il, est de gouverner les hommes comme le grand nombre veut l'être. C'est là je crois, la manière de reconnaître la souveraineté du peuple[16]. Quoi de plus démocratique, en effet, que de faire prévaloir contre une minorité de philosophes et de lettrés le suffrage de la multitude plébéienne, rurale, et que de consacrer sur l'incrédulité de certaines classes urbaines la grande victoire des campagnes ! Seulement, cette religion dont l'incompressible vitalité lui était démontrée, Bonaparte n'admettait à aucun prix qu'elle reprit forme régulière sans lui, indépendamment de lui ; il voulut s'adjoindre cette force. C'est pourquoi, malgré ses ministres, malgré son conseil d'État, malgré l'Institut, malgré les assemblées, malgré les généraux et leur incrédulité fanfaronne, malgré la plupart des administrateurs, seul avec la masse obscure, il prit l'inébranlable résolution de réincorporer le culte à l'État et de replacer Dieu dans le gouvernement.

Pouvait-il résoudre différemment le problème religieux ? D'après quelques-uns de ses conseillers, d'après certains esprits assez libéraux et tolérants, il suffisait d'émanciper réellement les cultes, de les replacer sous des lois justes, de se désintéresser d'eux ensuite et de les laisser s'organiser à leur gré, quitte à réprimer sévèrement les écarts politiques de leurs ministres. On eût ainsi fait l'essai loyal de ce régime de séparation, qui, sous le Directoire fructidorien, n'avait été qu'une laide dérision. Ce thème, outre qu'il répugnait à l'esprit essentiellement autoritaire et ordonnateur de Bonaparte, ne nous paraît pas résister à l'examen des faits, si on les considère d'un point de vue purement historique.

En 1800, la France était encore moins mûre pour l'organisation des cultes en dehors de l'État qu'elle ne l'était pour la liberté politique. Son premier besoin était la paix intérieure, dont la paix religieuse est une indispensable assise. Or, rien n'indique que les querelles religieuses issues de la Révolution et de ses différentes phases fussent en voie d'apaisement ; rien ne permet de supposer qu'elles se fussent éteintes d'elles-mêmes.

La grande division entre catholiques et constitutionnels se compliquait toujours de multiples déchirures. Prêtres jureurs, prêtres totalement ou partiellement réfractaires, prêtres promissaires, quasi-promissaires, non promissaires, se disputaient toujours la foule catholique. Les groupes religieux se subdivisaient à l'infini, s'éparpillaient en mille variétés d'opinion et de conduite[17]. Quelques-uns n'étaient séparés que par des nuances, mais on sait qu'en ces délicates matières de controverse où s'exaspère la sensibilité des consciences, les nuances séparent autant que des dissidences tranchées.

Entre gens d'église et gens s'occupant île choses d'église, l'universelle polémique continuait. La concurrence des cultes se manifestait en haut par des violences de parole, eu bas par des voies de fait ; on la retrouvait dans l'intérieur des familles, au chevet des mourants ; elle se disputait les vivants et les morts. C'était toujours l'incertitude des consciences, le gâchis, la confusion, le chaos, et cette perturbation de la vie religieuse opposait à la pacification du pays un invincible obstacle. Parmi les chrétiens et même les simples amis de la concorde, chacun s'affligeait de ces dissensions et nul n'en voyait le terme. Le maintien de la séparation, appliquée même avec sincérité, eût substitué indéfiniment la guerre entre les cultes à la guerre aux cultes. Il eût été un grand malheur pour l'Église, qui se fin discréditée dans le scandale des disputes ; pour l'État, un grave péril ou, pour mieux dire, une impossibilité.

Aussi bien, en dehors des constitutionnels, le clergé français restait en sa grande majorité, quelles que fussent ses dissidences au sujet de l'attitude à prendre envers le gouvernement consulaire, clergé d'ancien régime. Il conservait l'esprit, la tradition, le regret des âges révolus. Pouvait-il en être autrement d'un clergé toujours rivé à l'épiscopat émigré, aux évêques gentilshommes, nominés par le Roi, dévoués au Roi, préférant sans cloute à tout l'intérêt de la religion, mais trop portés, sauf exceptions, à confondre cet intérêt avec celui de la légitimité et à transformer les plus ardents de leurs prêtres en missionnaires de contre-révolution ? La position du clergé français était la plus étrange qui se prit concevoir ; il avait, pourrait-on dire, le corps en France et la tête hors de la France. La partie supérieure et extérieure, c'est-à-dire l'épiscopat, restait en puissance d'émouvoir les autres ; elle pourrait toujours de ses lieux de refuge contrarier à l'intérieur les volontés conciliantes, prolonger les scrupules, perpétuer une cause de trouble dans cette France où frémissaient encore tant de passions. En somme, soixante-dix à quatre-vingts prélats expatriés restaient maîtres de la tranquillité en France. Et cette situation sans exemple, les gouvernants de l'an VIII ne disposaient d'aucun moyen de la faire cesser, à moins de recourir à une autorité supérieure à celle des évêques et d'en obtenir les prérogatives de la royauté, c'est-à-dire de restaurer l'accord de l'État et de l'Église sur sa base séculaire et de renouveler l'antique stipulation avec Rome.

Il est très vrai qu'après dix mois de gouvernement consulaire, sous l'influence du libéralisme relatif de Bonaparte, une notable détente s'était opérée entre le catholicisme de l'intérieur et l'État. Les fidèles respiraient. Parmi les milliers de prêtres rentrés ou s'occupant à rentrer, nombreux étaient ceux qui, sans rompre avec leurs supérieurs émigrés, se dépouillaient de toute passion politique, se vouaient simplement et saintement au devoir de leur ministère, au soulagement des populations avides de secours religieux et au réconfort des âmes délaissées. Les uns signaient la promesse, conformément à la doctrine soutenue par l'abbé Émery et ses collègues. Les autres, sans signer la formule, se soumettaient en fait, pratiquaient et conseillaient l'obéissance au gouvernement. Ceux-là désiraient généralement que le Pape, dont la parole eiit fait loi, dont plusieurs sollicitaient la décision, se prononçât dans le sens de la promesse. Ils s'affligeaient du silence de Rome, mais Rome pouvait-elle recommander, imposer la soumission, sans avoir obtenu de l'État un acte portant garantie des droits religieux[18] ? En attendant, les prêtres de paix ne prévalaient que partiellement sur les prêtres de combat. La masse des intransigeants demeurait considérable ; dans certains départements, elle formait la presque totalité du clergé ; en régions entières, elle maintenait à la religion nationale le caractère d'un culte d'opposition, et cette grosse portion du clergé, parce qu'elle apparaissait immaculée, restait la plus populaire, la plus vénérée[19].

De plus, la soumission au fait consulaire, à supposer qu'elle pût jamais s'étendre à la plupart des prêtres, n'impliquerait nullement de leur part adhésion à certains principes constitutifs de l'ordre nouveau, à certains faits qui lui étaient consubstantiels, à ceux dont la reconnaissance opérerait seule la pacification des esprits. Parmi les prêtres promissaires, quelques-uns pouvaient bien s'incliner devant Bonaparte, célébrer le Consul libérateur, louer et même exagérer ses bienfaits ; à tous, il était interdit de rassurer la conscience des acquéreurs de biens d'Église, de reconnaitre le transfert de propriété opéré par la Révolution, de reconnaitre les décrets proscripteurs des évêques, d'admettre le mariage comme contrat civil, d'admettre les lois de l'État en ce qu'elles avaient de contraire à la discipline ecclésiastique, parce que sur tous ces points Rome n'avait pas transigé. L'Église suppliciée pendant la Révolution pouvait bien, à l'exemple de son divin fondateur, pardonner à ses bourreaux ; sans l'aveu de son chef visible, il lui était impossible en conscience d'absoudre et de légitimer les usurpations révolutionnaires. La soumission des prêtres, si sincère qu'elle fût, restait nécessairement incomplète.

L'Ouest, auquel il faut toujours revenir à raison du rôle considérable qu'il joue dans les préliminaires de la pacification, offrait de cette vérité un frappant exemple. Nulle part le culte n'était plus libre et le clergé mieux intentionné. Les prêtres sortis de leurs caches ou revenus d'exil eussent pu prolonger la guerre civile ; ils avaient coopéré à sa fin. De ce fait, les préfets, les conseillers d'État en tournée leur rendent un éclatant témoignage : Les préfets, écrit Fourcroy, reconnaissent que leur bonne conduite a produit des avantages inappréciables ; ils pensent qu'on peut répondre des campagnes aussi longtemps qu'on sera sûr des prêtres[20]. En sera-t-on toujours sûr ? Voilà ce qu'aucun préfet ne prend sur soi de garantir. Ces prêtres pacifiques refusent de signer la promesse et de s'engager au gouvernement. En le faisant, ils craindraient à la fois de s'entacher aux yeux des populations et d'encourir la censure de leurs supérieurs.

En certains endroits, des défenses épiscopales leur interdisent de rentrer dans les églises et d'officier au grand jour. Dans le diocèse de Cornouailles, le culte n'a pas repris parce que l'évêque du dehors s'y est opposé. L'évêque de Tréguier va jusqu'à interdire à ses prêtres d'accepter des cartes de sûreté. Dans le diocèse du Mans, le correspondant du vicaire général émigré lui écrit : Vous savez que je ne me suis prêté qu'avec répugnance à l'ouverture des églises. Mais, les voyant ouvertes en Anjou et en Bretagne, il n'y avait pas moyen de s'y opposer[21]. La masse des prêtres résisterait-elle à un appel contre-révolutionnaire lancé de Londres par l'intermédiaire des prélats émigrés ? Le préfet des Côtes-du-Nord croit qu'en cas de nouvelle tentative insurrectionnelle, tous les prêtres réfractaires, ceux même du caractère le plus doux, le plus pacifique, stimulés par les lettres pastorales, les mandements incendiaires des douze évêques qui sont à Londres, pourront en un seul jour produire un embrasement général[22]. Le préfet d'Ille-et-Vilaine, sans aller aussi loin, décrit les anomalies, les contradictions qui se manifestent dans la conduite des différentes catégories d'insermentés : Insermentés soumis et insoumis jouissent d'un grand crédit. Ils regrettent toujours le salaire assuré qui les empêchait de rester à la charge des fidèles. Ils sont tranquilles et obéissent aux lois. Ils ne peuvent haïr le gouvernement qui les laisse exercer librement leur culte... Ils inquiètent la conscience des acquéreurs[23].

La situation de ce clergé restait matériellement très précaire : Nous ne mourons pas de faim, voilà tout, écrivait un de ses membres[24]. Les inconvénients de cette situation frappaient tellement certains préfets de l'Ouest qu'ils proposaient de distribuer des secours aux prêtres ; d'autres, pour tourner la prohibition légale, proposaient de les nommer instituteurs, ce qui permettrait de les salarier en cette qualité. Il est certain que les prêtres catholiques, s'ils s'accommodaient du présent, ne se sentaient nullement assurés de l'avenir.

Quant aux constitutionnels, pasteurs délaissés, bergers sans troupeau, ils vivent dans le dénuement et se jugent mal récompensés de leur zèle patriotique. Ils en viennent à désirer un rapprochement avec les catholiques, mais ils comprennent l'impossibilité de l'opérer par fusion spontanée et en dehors d'une intervention romaine. Fait remarquable : c'est dans l'Ouest, redevenu pays de liberté religieuse, qu'après Marengo des voix s'élèvent pour suggérer au Consul l'idée qui lui est venue spontanément, pour demander une négociation avec Rome ; on la demande comme moyen de pacification et non de restauration religieuse, puisqu'en fait le culte se rétablit. Les délégués des Côtes-du-Nord à la fête nationale du 1er vendémiaire écrivent dans un mémoire adressé au gouvernement : Un schisme prétendu divise le clergé de France, et le peuple a malheureusement pris une part souvent trop active dans ses divisions. Serait-il impossible de déterminer le Pape à intervenir pour rallier tous les partis ? Le désir de voir l'union rétablie nous abuse peut-être, mais nous osons nous flatter qu'une négociation diplomatique ne pourrait manquer de la réaliser ; nous nous croyons fondés à vous assurer que l'on trouvera dans le clergé assermenté toutes les facilités que l'on peut attendre d'un dévouement habituel[25].

En somme, ce qu'il fallait à Bonaparte et ce qu'il fallait à la France, c'était un clergé pacifié, ramené à l'unité, rigoureusement catholique et par cela même non suspect aux populations, mais sincèrement rallié ou résigné aux institutions nouvelles. Ce ralliement, le gouvernement ne pouvait à lui seul l'opérer. Vis-à-vis des récalcitrants, il multipliait, variait et épuisait ses moyens. Si dans l'Ouest on les laissait tranquilles, il était certains départements où ou les emprisonnait encore, sans lasser leur constance[26]. Ailleurs, on les expulsait ; ailleurs, les préfets leur adressaient de pathétiques exhortations ou bien argumentaient, subtilisaient, tâchaient de convaincre ; le préfet de la Loire avait entamé avec ses prêtres une véritable discussion théologique. Les raisonnements ne réussissaient pas mieux que les rigueurs et les menaces. Au bout de ces efforts, on se heurtait toujours à l'inaccessible, au for intérieur, à l'inviolable arcane, où l'action temporelle rencontre et sent sa limite. En réalité, il ne dépendait d'aucun pouvoir purement humain, fût-ce le victorieux Consulat, de résoudre le grand cas de conscience qui s'était élevé entre l'Église et la Révolution.

Voilà ce que le bon sens de Bonaparte lui fit clairement discerner. Là encore, son mérite fut de dégager la solution nécessaire, telle qu'elle était incluse dans les circonstances, et de l'extraire hardiment, alors que les révolutionnaires ne voulaient et que les autres osaient à peine y penser.

Il comprit qu'avec son génie et sa puissance, avec ses glorieuses armées, ses généraux, ses préfets, ses juges, ses commissaires, ses gendarmes, il n'arriverait pas cependant à discipliner et à enrégimenter les consciences. Pour se les concilier, il reconnut le besoin d'un médiateur spirituel, d'un coopérateur dont la voix prévaudrait par-dessus le tumulte des dissidences. Et l'impérieux despote s'en fut vers le blanc pontife, vers celui qui dans Rome ne disposait d'aucune force matérielle, mais qui avait reçu pouvoir ici-bas de lier et de délier les consciences. L'insigne force morale qui résidait en ce régulateur des âmes, il la supputa mathématiquement : Comment dois-je le traiter ? lui dit son premier envoyé auprès de Pie : Traitez-le comme s'il avait deux cent mille hommes[27]. S'adressant au Pape carrément, sans ambages ni fausse honte, il lui demanda de concourir à faire cesser en France l'anarchie des âmes chrétiennes et de les ranger à une règle de paix. L'objet du Concordat fut avant tout d'amener le Pape à sanctionner la doctrine du ralliement, à l'imposer aux prêtres catholiques comme obligation stricte, à retourner le schisme, en quelque sorte, et à le rejeter du côté des insoumis, à l'anéantir en fait et à trancher les liens qui rattachaient encore l'église de France aux institutions abolies.

Dans sa façon de traiter cet objet, Bonaparte se montrerait dur, exigeant, tyrannique, mais il se serait facilité à l'avance toutes ses fins auprès du Pape, parce qu'il aurait commencé par le reconnaître et l'invoquer. Ainsi put-il réserver à l'État tout ce qui pour l'église n'est pas l'indispensable.

Le catholicisme serait reconnu comme religion professée par la majorité des Français. Son libre et public exercice serait solennellement garanti, mais soumis aux règlements de police que le gouvernement jugerait nécessaire d'établir. L'État reconnaîtrait la hiérarchie catholique, ce que les lois révolutionnaires n'avaient jamais voulu faire ; il la reconnaîtrait par le fait même qu'il demanderait au Pape de la renouveler dans ses membres, sans en modifier l'essence ou les attributions. Le Pape inviterait l'ancien épiscopat à se démettre et au besoin y obligerait ; les nouveaux évêques seraient nommés par le premier Consul et recevraient l'institution canonique. C'est à la disposition des évêques que seraient remis les édifices affectés au culte. Tous les ecclésiastiques seraient tenus de prêter serment de fidélité au gouvernement. Le Pape défendrait d'inquiéter la conscience des acquéreurs de biens d'église et procurerait ainsi l'incommutabilité de ces domaines. Le clergé recevrait un traitement approprié à ses besoins. Les constitutionnels, quoique non nommés dans le Concordat, seraient admis à la réconciliation, admis même au partage des dignités ecclésiastiques. C'est 'autour de ces bases posées eu partie dès l'entrevue de Verceil que la négociation se poursuivrait ; c'est à ces points qu'après huit mois de lutte entre les scrupules légitimes de Rome et la diplomatie tour à tour artificieuse et violente de Bonaparte, l'accord se fixerait finalement.

La haute pensée dont s'inspirait le Consul se doublait d'une arrière-pensée, celle-ci erronée et chimérique. Le paradoxe du Concordat, ce fut l'idée conçue par Bonaparte d'employer le Pape à refaire une église très peu papiste, une église non seulement respectueuse de l'ordre temporel, mais gallicane, ultra-gallicane, qui dépendrait de l'État autant que possible et qui dépendrait de Rome aussi peu que possible, sans aller jusqu'au schisme.

Bonaparte admettait pour une fois et requérait l'intervention du Saint-Siège ; il voulait qu'elle s'exerçât souverainement, parce qu'impartiale et simplement chrétienne elle s'exercerait à l'encontre des évêques royalistes, procurerait la pacification et la soumission des pasteurs du second ordre. A cet effet, il jugeait l'autorité pontificale bonne, utile, indispensable[28]. Il s'estimait heureux qu'il existât en matière de discipline catholique une autorité suprême, par le moyen de laquelle il obtiendrait l'accommodement du clergé aux institutions nouvelles ; susciter cette autorité d'accord avec la sienne, c'était pour lui le vrai moyen de concilier la loi religieuse et la loi civile, le moyen à la fois canonique et légal — le mot est de Portalis dans son célèbre Exposé des motifs de la loi concordataire. En général — dirait Portalis en faisant allusion à l'intervention romaine — il est toujours heureux d'avoir un moyen canonique et légal d'apaiser les troubles religieux[29]. Seulement, le grand résultat obtenu, Bonaparte entendait bien se passer du Pape toutes les fois qu'il le pourrait ; son espoir était que, sous la pression d'un gouvernement énergique, les liens entre l'église de France et Rome se distendraient aisément.

L'avenir devait démontrer la vanité de cette conception. En ce point, le Concordat tourna contre les vues de son auteur. Il fortifia finalement l'autorité pontificale en France, car il créa en sa faveur un grand précédent lorsqu'il fit briser par la main du Pape tout l'ancien épiscopat français et provoqua ce coup d'État ultramontain.

Au premier bruit de la négociation avec Rome, les assemblées légiférantes, les assemblées philosophes s'étaient émues, tandis que de leur côté les royalistes ne supportaient pas l'idée d'un Pape traitant avec la République et criaient à l'indignité[30]. On sait que, pour avoir raison de l'opposition parlementaire, Bonaparte devrait faire épurer le Tribunat et le Corps législatif par vote du Sénat. Dès le premier moment, son jeu vis-à-vis des assemblées serait d'opposer le vœu de la nation à l'opinion de ses pseudo-représentants. Un jour, dit-on, il parlerait de faire voter les citoyens sur la question de savoir s'ils préféraient payer pour l'entretien du clergé ou pour l'entretien d'assemblées délibérantes qui ne servaient à rien, et il proposerait cet original referendum[31]. En février 1801, convoquant un groupe de tribuns, il s'expliqua rudement avec eux. Le texte de sa harangue n'a pas été publié jusqu'ici ; elle est significative de ses raisons[32]. Tout ce qu'il y avait dans sa pensée de profond et de rationnel, de grand et d'abusif, de libérateur et de despotique, il le fit voir, avec un bon sens véhément et une arrogance superbe :

Les prêtres ! Un gouvernement peut-il espérer conserver le peuple autour de lui, quand en même temps il poursuit la majorité de ce même peuple dans ses opinions les plus chères ? On ne peut se le dissimuler, la majorité du peuple français tient à la religion catholique. Veut-on que je contrarie cette majorité du peuple ? Ce peuple est libre et souverain ; on l'intitule tel depuis dix ans ; il est temps qu'il soit tel en effet. Ne disait-on pas jusqu'ici : Vive la liberté ! Vive l'humanité ! et le peuple libre ne pouvait pas aller à la messe, et le gouvernement humain arrachait du sein de leurs foyers des vieillards de quatre-vingts ans que l'exil dévorait bientôt. Il faut rendre aux mots leur valeur ; il faut que les partisans de la souveraineté du peuple et de l'humanité ne me reprochent pas de respecter l'opinion publique et de rappeler d'exil des victimes qu'elle rappelle. D'ailleurs, suis-je un cagot ? Veut-on me faire passer pour un fanatique qui rappelle son église ? Je veux que les religions soient tolérées et que celle de la majorité de la nation ne soit pas exceptée de ce principe.

Il insista ensuite sur le péril que ferait courir à l'État une église dirigée par des évêques contre-révolutionnaires[33]. Serrant de près le grand objet de gouvernement qu'il avait en vue, il dit : Prétend-on que je gouverne avec succès un peuple dont les consciences seraient soumises à la direction de chefs ecclésiastiques ennemis de l'ordre actuel ? Telle est pourtant ma position aujourd'hui. Il faut que j'arrache les catholiques de France à des évêques qui, de Vienne, de Londres, de. Madrid, contrarient le gouvernement républicain jusque dans l'intérieur des familles. Est-ce avec des baïonnettes que j'extirperai cet ennemi ? Veut-on que je récrée la Vendée ? Qu'on sente maintenant la faute qu'on a commise en détruisant le système de la Constituante, qui aux évêques émigrés avait substitué des chefs dévoués au régime nouveau. Il me faut le Pape maintenant pour réparer cette destruction impolitique que Robespierre lui-même jugeait telle, quand le grand instigateur de la mesure, Chaumette, fut traîné à l'échafaud. Jamais le Pape ne pourra me rendre un plus grand service ; sans effusion de sang, sans secousse, lui seul peut réorganiser les catholiques de France sous l'obéissance républicaine. Je le lui ai demandé. Le catholicisme une fois soumis d'affection, je pourrai supprimer l'intermédiaire étranger, conciliateur entre la République et les ecclésiastiques. La direction des ces derniers restera entière alors entre les mains du gouvernement. Telles sont mes vues. Ne peut-on pas s'en reposer sur moi ? Quel intérêt si grand peut agiter ces orateurs, à côté de celui qui domine mes actions et répond de moi à mon pays ? Certes, leur nom ne sera pas attaché à ce siècle ; ce sera le mien. C'est à moi à n'attacher ce nom à rien d'indigne. Ce souci me regarde.

 

 

 



[1] Mémoires sur Carnot, par son fils, p. 214.

[2] RŒDERER, III, p. 335-336.

[3] Paroles prononcées pendant l'audience du 12 pluviôse an IX. Papiers Lagarde.

[4] GACHOT, La deuxième campagne d'Italie, p. 150.

[5] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4927.

[6] Œuvres de Rœderer, VI, p. 411. Sur cette allocution dent le texte fut singulièrement accentué et amplifié dans diverses publications, voyez BOULAY DE LA MEURTHE, Négociation du Concordat, I, p. 21.

[7] Lettre de Mme Danjou, 11 juillet 1800.

[8] Lettre de Mme Danjou, 11 juillet 1800.

[9] Voyez spécialement LANZAC DE LABORIE, I, p. 313-320.

[10] Décade philosophique, numéro du 10 messidor an VIII.

[11] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4982.

[12] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 5026.

[13] RŒDERER, III, 334.

[14] ROCQUAIN, État de la France après le 18 brumaire, p. 152.

[15] ROCQUAIN, État de la France après le 18 brumaire, p. 153.

[16] RŒDERER, III, p. 334.

[17] A Paris, on lisait dans les Petites Affiches l'offre d'une église à louer dans les conditions suivantes : S'il se présentait une société d'ecclésiastiques bien d'accord, on pourrait traiter avec eux d'une manière satisfaisante. AULARD, Paris sous le Consulat, I, p. 623-324. — Cf. LANZAC DE LABORIE, Paris sous Napoléon, I, p. 307-308.

[18] En 1796, le pape Pie VI s'était montré disposé à entrer en accommodement avec le Directoire au sujet des affaires religieuses. Il avait même émis un bref exhortant les catholiques de France à la soumission aux autorités constituées, mais il avait suspendu la publicité de ce bref et l'avait comme laissé tomber devant les exigences ineptes du Directoire, qui prétendait lui faire rétracter toutes ses censures antérieures contre les atteintes portées à la constitution et à la discipline de l'Église. Voyez DU THEIL, Rome, Naples et le Directoire, passim. — Cf. l'article de MATHIEU : L'exercice du culte sous la première séparation. (Revue politique et parlementaire, janvier 1907.) En 1800, le pape Pic VII, qui se prêterait au Concordat, désapprouvait au fond la promesse, sans se prononcer ouvertement. Voyez BOULAY DE LA MEURTHE, Documents sur la négociation du Concordat, I, p. 140.

[19] Voyez spécialement AULARD, l'État de la France en l'an VIII et l'an IX, dernière partie, p. 78-136.

[20] ROCQUAIN, État de la France après le 18 brumaire, p. 124.

[21] Lettre publiée par M. Léon SÉCHÉ, les Origines du Concordat, II, p. 209-213.

[22] Mémoire sur la situation de ce département à l'époque du 20 fructidor an VIII. FIC, III, 10.

[23] 15 nivôse au IX. FIC, III, 7.

[24] Lettre citée par M. SÉCHÉ, II, p. 212.

[25] Archives nationales, FIC, III, 10.

[26] Le préfet du Pas-de-Calais, 21 brumaire an IX : Je suis parvenu à en faire arrêter douze dans divers points du département qui sont dans une maison de réclusion à Arras et qui tous refusent de faire la promesse de fidélité à la constitution, quelques moyens que j'aie employés dans leurs interrogatoires pour les ramener à la raison et à cette soumission si naturelle. FIC, III, 8.

[27] Paroles citées notamment par le cardinal MATHIEU, le Concordat de 1801, p. 135.

[28] Il a reconnu lui-même avoir dit : Si le Pape n'avait pas existé, il eût fallu le créer pour cette occasion, comme les consuls romains faisaient un dicta-leur dans les circonstances difficiles. Commentaires, V, p. 5-6.

[29] DE CLERCQ, Traités de la France, I, p. 514.

[30] Mme Danjou écrivait à d'Avaray le 1er décembre 1800 : Si cela est vrai, je deviens protestante, et si le Pape s'avise d'un pareil coup, lorsque le Roi sera sur son trône, il fera bien de le lui faire payer et de faire des évêques sans bulles ni annates...

[31] BOULAY DE LA MEURTHE, t. IV supplémentaire, p. 428.

[32] Ce texte fut recueilli tout vif par l'un des assistants, Lagarde, secrétaire général des Consuls. Le manuscrit est accompagné de ces mots : Voici quelques-unes des phrases sorties de la bouche du premier Consul et que ma mémoire croit avoir recueillies avec fidélité. Papiers Lagarde.

[33] L'écrivain Fiévée, dans un passage très curieux de ses Lettres et rapports à Bonaparte, fait allusion à un autre péril que le premier Consul aurait entrevu à l'horizon et dont il lui aurait-parlé, celui d'un clergé se faisant à la longue trop démocrate ; il aurait aperçu cette grande vérité que les prêtres catholiques seraient nécessairement et franchement démocrates, s'ils étaient abandonnés à eux-mêmes, ainsi qu'on peut en avoir la preuve en Irlande et dans les Etats-Unis d'Amérique. Correspondance de Fiévée, I, p. 17. Il est vrai que Fiévée était grand ennemi de la démocratie et que Bonaparte employait volontiers vis-à-vis de chacun l'argument ad hominem.