L'AVÈNEMENT DE BONAPARTE

LA RÉPUBLIQUE CONSULAIRE - 1800

 

CHAPITRE IV. — AFFERMISSEMENT DU POUVOIR.

 

 

I

A Paris, le gouvernement se fortifiait chaque jour dans l'opinion du plus grand nombre. Sur les premières nouvelles de l'Ouest, les fonds publies avaient remonté ; ce prompt apaisement d'une guerre rallumée par l'ineptie du Directoire donnait une haute idée de la vigueur et de la sagesse consulaires. En même temps, la ferme tenue du gouvernement, son imperturbabilité au milieu des dernières clameurs parlementaires, sa sévérité contre les factions, sa marche assurée, frappaient vivement les esprits. A l'enchantement qu'avaient produit Brumaire et les premières mesures réparatrices, à la reprise d'incertitude qui avait suivi, une confiance plus réfléchie succédait. Sans doute, à considérer l'aspect général des choses, que de points noirs subsistent : délabrement des finances, ruine du crédit, rareté du numéraire, incertitude sur le choix des futurs fonctionnaires départementaux et communaux, persistance de la guerre étrangère, l'Angleterre et l'Autriche toujours intraitables, une nouvelle campagne en perspective. Néanmoins, on a l'impression d'une grande et réconfortante nouveauté ; on se sent protégé, on se sent gouverné. La satisfaction qui en résulte s'exprime par des mots qui font fortune, par des empressements caractéristiques. Au théâtre, le public fait répéter chaque soir ces vers d'une pièce :

Toujours une vaste machine

Périt par un faible timon.

Cette phrase court : À présent, les partis rampent, les hommes marchent, et le gouvernement... gouverne[1].

L'activité de Bonaparte étonnait surtout et semblait tenir du prodige. Les gens qui l'approchaient, ses familiers, ses collaborateurs, assuraient qu'il travaillait dix-huit heures par jour. Qu'était donc cet homme supérieur aux besoins et aux défaillances de l'humanité, mangeant peu, dormant à peine, d'un esprit toujours libre dans un corps émacié ; cet homme qu'on disait tout connaitre par intuition géniale et qui s'appliquait cependant à tout approfondir ? On ne lisait pas en vain dans les journaux : Jamais chef d'État n'a plus gouverné par lui-même[2]. On le savait sans cesse occupé, dans son conseil d'État, à préparer des lois fortes ; on attendait à bref délai celles qui donneraient à la France une administration, un système de finances, une justice, et qui referaient la chose publique en toutes ses parties.

Il est vrai que l'adhésion se marquait toujours de réserves clans les classes dites aujourd'hui conservatrices, chez celles qui sans parti pris dynastique désiraient un régime de sécurité, chez celles qui représentaient les intérêts capitalistes. La banque, le gros commerce, l'industrie, l'ancienne et notable bourgeoisie trouvaient parfois que la besogne réparatrice ne marchait pas assez vite ; certaines mesures alarmaient, et puis les successifs espoirs conçus depuis dix ans avaient été si constamment trompés que, clans cette partie de la population, la faculté d'espérer s'était comme usée. Ces gens d'ordre considéraient Bonaparte avec n n mélange d'admiration et de défiance. Les qualités de gouvernement qu'il déployait passaient leur attente ; à raison de ses origines, à raison du caractère encore très révolutionnaire de certains actes, ils craignaient toujours de lui une rechute clans le jacobinisme. Ils lui faisaient un peu plus de crédit sans se livrer entièrement. La masse populaire se donnait.

A partir de pluviôse, c'est-à-dire clés la fin de janvier, les observations recueillies à ce sujet par la police répètent presque quotidiennement la même note[3]. Ces rapports méritent eu général peu de créance, lorsqu'ils s'attachent à préciser des actions ou des tendances individuelles, et qu'à ce propos l'imagination concurrente des policiers se donne carrière. Il en est autrement lorsqu'ils constatent un mouvement d'ensemble, un courant d'opinion, et qu'une impression générale s'en dégage.

Jusqu'alors, si intéressés que fussent les agents à plaire au pouvoir nouveau, ils n'avaient signalé dans la population ouvrière de Paris qu'atonie et langueur ; sous le calme plat de la surface, des oscillations vagues et un peu inquiétantes, cette houle de fond qui survit aux tempêtes. A présent, un mouvement plus fort se dessine ; l'ouvrier de Paris prend parti, mais il prend parti pour Bonaparte.

Le 10 pluviôse, les rapports disent : Il se forme en faveur du gouvernement et avec beaucoup de rapidité une opinion qui va devenir très forte. 11 pluviôse : L'ardeur avec laquelle le premier Consul s'occupe de la chose publique y rattache tous les esprits. On ne s'entretient que de la constance de ses travaux, que des soins qu'il prend pour détruire jusqu'au germe de nos divisions... L'espérance renaît dans tous les cœurs, le crédit public va renaître avec elle. 12 pluviôse : La tranquillité apathique des habitants de Paris tenait à l'incertitude de leurs idées sur les suites du 18 brumaire ; aujourd'hui, la marche fière du gouvernement, sa justice impartiale, ses mœurs austères inspirent la confiance. C'est parmi les ouvriers que l'on remarque particulièrement les progrès de cette confiance. On a entendu des habitants du faubourg Antoine, le jour de la décade, crier en buvant ensemble : Guerre à mort au gouvernement anglais, guerre à ce gouvernement tyrannique qui refuse la paix que Bonaparte lui a proposée ! D'autres faisaient entendre ailleurs le cri de : Vive Bonaparte ! Vive le gouvernement ! Tous parlaient avec confiance du premier Consul, que les royalistes s'attachent à calomnier. Malgré leur misère présente et la persistance de leur détresse, ces hommes de sang gaulois éprouvent une joie à se sentir commandés, conduits, dirigés fermement vers de hautes destinées.

Ce qui leur plaît aussi, c'est que Bonaparte se déclare l'ennemi des financiers suspects, l'ennemi de ces agioteurs et fournisseurs abhorrés auxquels le peuple impute l'anéantissement des finances et la misère des armées. Le Directoire avait toléré autour de lui tous les tripotages et vécu dans cette boue. En Brumaire, pour faire son coup, Bonaparte avait exploité l'animosité des fournisseurs contre le régime jacobin de l'impôt progressif et n'avait nullement dédaigné leur concours. Vainqueur et mieux affermi, il n'était pas homme à supporter longtemps leur joug.

Pour tirer l'État de leurs griffes ; l'opération la plus indispensable était de s'affranchir du système des délégations, ruineux pour le Trésor quoique expressément confirmé dans la nuit de Saint-Cloud. On se rappelle que le Directoire, emprunteur discrédité, n'avait pu assurer la subsistance et l'entretien des troupes qu'en accordant aux fournisseurs, sous le nom de délégations, un droit de prélèvement direct sur le produit de certains impôts, le droit d'arrêter les rentrées au passage, de les saisir directement dans la caisse des receveurs et de les empocher. A la façon de ce qui se pratique dans certains États insolvables de l'Orient, la République française en était descendue à engager aux mains de ses créanciers plusieurs branches du revenu public.

Depuis Brumaire, le ministre des finances avait essayé persévéramment de traiter avec les délégataires et de les faire consentir à une transformation de leur gage. Devant leur résistance, Bonaparte agit d'autorité et se donna de l'aise par un coup de plume tranchant comme un coup de sabre. Par arrêté du 15 nivôse, défense expresse fut faite aux receveurs de verser aucune somme entre les mains des délégataires, auxquels le gouvernement laissait seulement entrevoir un autre mode de paiement[4].

Cette manière de supprimer la garantie de créanciers peu intéressants, mais munis d'un titre parfaitement légal, se justifiait malaisément en droit. La théorie soutenue par Bonaparte, et d'après laquelle un gouvernement serait juge des engagements contractés par ses prédécesseurs, est contraire à tous les principes de la loyauté publique. Ce qui parut lui donner raison, c'est qu'a ce moment même certains fournisseurs et des plus hauts se laissaient prendre la main dans le sac. Contre l'un d'eux, Bonaparte fit un éclatant exemple. Le munitionnaire Ouvrard, type complet et supérieur de la race, avait soumissionné sous le Directoire les fournitures de la marine ; il avait palpé soixante-cieux millions et remplissait mal ses engagements ; dans son marché, dans la façon dont il l'exécutait, tout accusait la dilapidation et l'infidélité[5]. Le 7 pluviôse, les Consuls arrêtèrent ce qui suit : Le citoyen Ouvrard sera mis en arrestation, le scellé apposé sur ses papiers, et le séquestre provisoire sur ses effets mobiliers et immobiliers[6].

Cette espèce de coup d'État contre l'oppressive finance mit en alarme le monde des affaires. La banque et le commerce s'émurent ; tant de gens avaient traité avec Ouvrard que sa chute pourrait déterminer l'effondrement du marché et prendre les proportions d'une catastrophe. Presque toutes les grosses maisons en seraient ébranlées ; leurs chefs protestèrent. Sous ce titre : Le commerce de Paris aux consuls de la République, une adresse imprimée, une brochure circula, signée de noms très connus dans les affaires, Sévène, Barillon, Doyen et Germain. Ce factum énumérait diverses doléances, se plaignait notamment du sort fait aux délégataires, mais il était facile de voir que l'acte d'apparence dictatoriale commis contre Ouvrard l'avait spécialement suscité.

Devant cette manifestation, Bonaparte convoqua d'urgence et toute affaire cessante les principaux négociants et banquiers. Il leur dit en présence de ses collègues[7] : Au nom du commerce de Paris, pour lequel le gouvernement professe une haute considération, les Consuls n'ont pas balancé à intervertir l'ordre de leurs travaux. Il demanda si l'adresse avait été délibérée en assemblée générale du commerce ; sur réponse négative, il s'étonna que Paris n'eût pas une chambre de commerce, organe autorisé de ses intérêts économiques, et il exprima le désir que cette lacune fin comblée sans délai. Il blâma le procédé employé par les signataires : pourquoi des individualités s'étaient-elles posées devant l'opinion comme organe d'une collectivité ; pourquoi ne pas s'être adressé franchement à lui : Les Consuls eussent été disposés à écouter les observations individuelles qui pourraient leur être offertes, et qui, quelles qu'elles fussent, ne sauraient offenser des oreilles républicaines, mais il fallait se présenter à eux avec franchise, au lieu de se déguiser sous un nom collectif pour surprendre leur attention.

Ensuite, avec une simplicité forte, avec une vivacité contenue, très expressive de ces premiers temps consulaires, il se mit à se justifier de toute illégalité, à établir ses principes, fi faire en même temps la leçon à la banque et au commerce trop portés à s'intéresser clans des affaires de pure spéculation :

En quoi la mesure prise à l'égard du citoyen Ouvrard a-t-elle donc frappé le commerce ? Qu'a de commun un commerçant et un fournisseur ? Le commerçant ne tient au gouvernement que par les lois auxquelles il obéit, et par lesquelles il est protégé. Aucun des faits relatifs à son négoce n'est soumis à l'action de l'administration ; il n'a de compte à rendre qu'aux parties privées intéressées à lui en demander. Les tribunaux de commerce et les tribunaux ordinaires peuvent seuls atteindre ses intérêts et sa personne. Tels sont les principes invariables que le gouvernement reconnaît. S'il avait fait arrêter un négociant de la rue Saint-Denis qui aurait eu un débat avec son voisin, non seulement le commerce en individu collectif, chaque citoyen aurait eu lieu et droit de se plaindre. Mais un fournisseur, un homme dans les mains duquel a été déposée une partie de la fortune publique, un homme auquel est confiée la subsistance d'une partie de la force armée et qui peut compromettre en prévariquant la sûreté de l'État, est un fonctionnaire, et un fonctionnaire trop important pour n'être pas très dangereux, s'il est infidèle. Il est, il doit être immédiatement sous la main du gouvernement. Cela est reconnu par les fournisseurs eux-mêmes, puisqu'ils se soumettent, puisque Ouvrard s'est soumis, par une clause expresse, à être jugé administrativement et à subir la contrainte par corps.

Qu'est-ce qu'il est arrivé au citoyen Ouvrard qui ne soit conforme à ses principes et qui ne tienne au sort qu'il s'est préparé ! II a commencé son service avec 14 millions d'avances en denrées ; il a reçu successivement et à toutes les époques des sommes excédant toujours la valeur de ce qu'il avait fourni... Lorsque des comptes ont été demandés, il a présenté d'abord une balance obscure ; deux fois une balance nouvelle a été exigée, deux fois il en a présenté une différente, toujours faite pour indigner les esprits les moins sévères.

Ses procédés, ses marchés, tout a été examiné lentement, mûrement, dans plusieurs conseils d'administration prolongés bien avant dans la nuit et composés des hommes les plus probes et les plus éclairés dans ces matières que le gouvernement pût réunir et en présence même des agents d'Ouvrard. C'est après cette instruction administrative, longue et réfléchie, que l'arrestation d'Ouvrard a été ordonnée.

On voudrait se plaindre de violence, quand il n'y a que ferme équité. La modération n'est utile dans un État que lorsqu'elle est l'attribut de la force, et ce qu'on aurait appelé modération dans cette circonstance n'eût été que faiblesse.

... Le gouvernement a fait ce qu'il avait le droit et le devoir de faire. Quel intérêt peut ici manifester le commerce ? Ne sait-il pas qu'Ouvrard ne se soutenait que par la corruption ? A-t-il ignoré ses acquisitions insensées, son luxe insultant ? Avait-il besoin que son inconduite le menât à une banqueroute ou que la prudence du gouvernement l'atteignit pour lui retirer un crédit qu'il ne pouvait plus conserver ? Le véritable commerce n'accorde jamais sa confiance à la fortune qui naît dans un jour ; il la réserve pour celle qui s'établit, comme en Hollande, sur une sévère économie. Elle appartient au négociant prudent, parcimonieux même, et la défiance au traitant dilapidateur. Aucun citoyen n'est donc en droit de se plaindre, puisqu'aucune des formes conservatrices des droits des citoyens n'a été violée. Des magistrats temporaires sont intéressés à les respecter. Le premier Consul, après les dix années de sa magistrature, ou vivra dans sa campagne, ou reprenant son casque[8] et son sabre, rentrera parmi les défenseurs de la patrie. Simple citoyen alors, il aura besoin que les formes existent pour être protégé par elles. S'il est donc vrai qu'aucun citoyen n'ait le droit de se plaindre de l'arrestation d'Ouvrard, il est, également certain que le commerce n'a nulle raison d'élever la voix, puisqu'il n'a rien de commun avec cet homme et cette affaire.

Ceci ne doit le toucher que sous un seul rapport. S'il lui importe que l'intérêt de l'argent baisse, les mesures du gouvernement conduisent à ce résultat, car il n'entend plus faire de marchés qu'en payant exactement comptant ou en valeurs avec escompte. Il ne restera donc plus de prétexte à des négociations onéreuses ; on doit dire de prétexte, car il est de toute vérité que les fournisseurs étaient le plus souvent payés d'avance. Le gouvernement s'en est convaincu en examinant tous les marchés ; il en existe où l'adjudicataire a reçu depuis sept à huit mois des valeurs pour 3.800.000 francs sans avoir fait encore aucune fourniture. Si l'ancienne administration de la France (on ne craint pas de le dire — la plus parfaite qui ait existé) a péri, c'est par les finances ; si le Directoire a vu crouler sa puissance, la même cause a produit le même effet. En ne portant ses regards sur aucune partie d'administration, le Directoire a imposé aux Consuls le devoir de descendre jusqu'aux plus petits détails, parce qu'il n'en est pas un où le désordre n'ait pénétré, et ce devoir se remplit chaque jour. L'impatience si naturelle au caractère national a peine à se contenir. Si le gouvernement a fait quelque mauvaise opération, qu'on s'explique ; s'il a manqué à ses engagements, qu'on se plaigne ; on sera entendu. Si rien de tout cela n'est arrivé, qu'on attende avant de juger. Il faut trois ans pour s'apercevoir du bien que fait un gouvernement, tandis qu'une fausse mesure produit des calamités qui se manifestent dans vingt-quatre heures. On n'ignore point que, s'il est des circonstances où l'on doit agir avec rapidité, il en est aussi où il faut lentement préparer l'action. Cette science, souvent nécessaire à l'armée, l'est toujours au conseil[9].

A la suite de ces paroles, d'après le procès-verbal de la réunion, les assistants exprimèrent le sentiment unanime qu'ils s'applaudissaient d'une erreur qui leur avait procuré des explications propres à déterminer leur entière confiance, et qui ne leur laissaient qu'un regret, celui qu'elles n'eussent pas été entendues par toute la République commerçante[10]. Selon le témoignage officiel, ils se seraient retirés admonestés et contents.

La mesure prise contre Ouvrard ne devait pas d'ailleurs être poussée à fond. Même en face de Bonaparte, Ouvrard restait une puissance. Il disposait de trop de personnes et de trop de moyens pour que les rigueurs contre lui fussent longtemps effectives. Il n'alla même pas en prison et en fut quitte pour une mise en surveillance, pour une captivité à domicile, assez douce, égayée d'innombrables témoignages de sympathie[11]. Indépendamment de ses associés en affaires, il avait pour lui les gens qui vivaient de sa royale opulence et mangeaient à sa table, la nuée des parasites et la faction des dineurs. Entre le gouvernement et lui, il y eut reprise de négociation et finalement transaction, acte en bonne forme conclu par le ministre de la marine et signé : Bonaparte.

En vertu de cet accord, l'apurement général de ses comptes était renvoyé à l'examen de commissaires spéciaux, confié à l'une de ces commissions dont les travaux commencent quelquefois et ne finissent jamais. Dès à présent, il s'engageait à rétablir au Trésor une somme de 14 millions ; il laisserait en suspens, son compte particulier relatif à un prêt de 10 millions par lui fait au gouvernement du Directoire ; en échange de 4 millions qui lui seraient versés sous forme de valeurs recouvrables en l'an IX, il prendrait à sa charge certains paiements immédiats ; moyennant quoi, l'article 2 de la convention portait[12] : L'article premier de l'arrêté du 7 pluviôse de l'an VIII portant que le citoyen Ouvrard sera mis en arrestation, que le scellé sera apposé sur ses papiers, et que ses effets mobiliers et immobiliers seront séquestrés, est et demeure rapporté. En conséquence, ledit citoyen Ouvrard aura la libre jouissance de ses biens et effets, et toute surveillance sur sa personne cessera à compter de ce jour.

On le rançonnait, en somme, au lieu de l'exécuter. La transaction demeura secrète ou ne fut connue que dans les milieux intéressés ; l'ordre d'arrestation avait été inséré au Moniteur, avec note explicative ; l'effet produit dans le gros public subsista ; il fut excellent. Les petites gens, les braves gens applaudirent à l'acte justicier, à l'inflexibilité du Consul, à sa sévérité contre les sangsues de l'État, contre d'infidèles fournisseurs[13].

On sut aussi que le général Lefebvre, commandant de Paris, avait reçu l'ordre d'aller de sa personne visiter les ateliers où se confectionnait l'habillement des troupes, de vérifier la qualité des chaussures, des habits, des effets fournis, et de rendre compte[14]. Le premier Consul écrivait au ministre de la guerre : Je suis averti d'une manière certaine, citoyen ministre, que les caisses envoyées par l'agence générale des hôpitaux, à Paris, dans les différentes armées, sont composées d'instruments défectueux et de scies avec lesquels on déchire les militaires auxquels il faut faire des opérations. Je vous invite à faire cesser cet abus sans délai et à en punir les auteurs[15]. Contre les monstres rapaces qui avaient vécu de la gangrène directoriale, contre ceux qui s'acharnaient sur le soldat en détresse, qui profitaient ignoblement de ses blessures et de ses plaies, une poursuite impitoyable s'annonçait, et il parut que l'aigle se levait pour chasser les vautours.

Comme repoussoir, un laid spectacle s'offrit aux Parisiens ; on vit éclater ce que nous nommons aujourd'hui un scandale parlementaire. Le tribun Courtois, fort connu pour son rôle après Thermidor, se trouva impliqué dans un fâcheux litige avec le banquier Fulchiron et trois autres financiers. Il s'agissait d'une société de fournitures dont la liquidation donnait lieu à difficultés judiciaires, et dans laquelle Courtois avait pris intérêt, alors qu'il faisait partie des anciennes assemblées. Il réclamait de fortes sommes à Fulchiron et consorts et les accusait d'escroquerie. Les défendeurs répliquaient que l'apport de Courtois n'avait jamais été réel, qu'il n'avait consisté que dans son crédit parlementaire et les services déjà grassement rémunérés qu'il aurait rendus naguère auprès de personnages en place : Vous avez reçu 132.000 francs dans un commerce où vous n'avez pas mis un sol, mais pour prix de vos démarches législatives et de votre crédit[16]. Portée devant le tribunal de la Seine, l'affairé fit un bruit énorme. Le public confondait dans un égal mépris les parties en cause, le tribun et les financiers, et les juges parurent partager cette impression, puisqu'ils déboutèrent Courtois de sa plainte, sans accorder à ses adversaires les dommages-intérêts qu'ils réclamaient au profit des pauvres.

Les pièces du procès, les mémoires produits par la défense avaient révélé de si louches pratiques et de tels trafics d'influence, que le Tribunat manifesta un accès de pudique indignation. Un jour que Courtois s'était hasardé à prendre séance parmi ses collègues, il fut accueilli par un brouhaha de murmures qui dégénéra en violent tumulte ; le président eut peine à rétablir l'ordre[17]. Malgré cette réprobation, le discrédit encouru par le politicien d'affaires, joint aux facilités que les financiers étaient convaincus d'avoir trouvées auprès des administrations précédentes, n'était pas pour relever dans l'estime publique l'ancien personnel ; le contraste ne s'en accusait que mieux avec l'homme nouveau et purificateur par qui tout semblait s'assaillir.

A cet instant, la popularité montante de Bonaparte profite pourtant à la forme républicaine, à l'idée révolutionnaire. Les Français semblent moins disposés à renier la Révolution, depuis qu'elle a trouvé un chef et un ordonnateur. Plusieurs rapports constatent une renaissance de foi dans les destinées de la France nouvelle ; il semble que quelque chose du premier enthousiasme se ranime. Lassé de tyrannies collectives et dégoûtantes, le peuple de Paris aspirait instinctivement à un chef ; un roi, il l'eût subi peut-être par excès de misère, mais voici que surgit une forme nouvelle de république, répondant bien mieux à ses goûts, à ses penchants, à son tempérament tel que l'ont fait des siècles d'histoire et dix ans de révolution ; supérieurement, elle répond à la vieille tradition autoritaire en l'alliant il la fiction démocratique. A voir les Français égaux sous un chef militaire et glorieux, entouré d'un bel appareil de commandement et en même temps de formes très simples, gouvernant avec vigueur, mais gouvernant au nom et au profit de tous, les ouvriers parisiens ont trouvé leur idéal de république ; c'est la souveraineté nationale, c'est la liberté telle qu'ils la conçoivent, et ils croient redevenir républicains en devenant bonapartistes : Dans plusieurs réunions formées le décadi par les ouvriers du faubourg et plusieurs militaires, on a crié : Ni d'Orléans, ni Capet, ce sont des tyrans. Vive la République ![18]

Bonaparte sent que Paris lui vient et cherche à l'attirer davantage. Il prend contact plus intime avec la population, par tous les moyens dont il dispose. Dans les journaux à sa dévotion, il se laisse mettre personnellement en scène ; à chaque instant, il trouve bon qu'on cite des mots de lui, des propos textuels, des boutades ; c'est une façon qu'il a de causer familièrement avec Paris et d'orienter l'opinion.

Un jour, les journaux racontent qu'il a dit : Dans trois mois, je n'aurai pas besoin de trois heures de travail par jour[19]. Et chacun va répétant que dans trois mois tout sera si bien organisé, consolidé, que chacun pourra se livrer au repos. Envers toutes les opinions paisibles, ce sont des ménagements de parole ; impitoyable aux royalistes belligérants, Bonaparte se garde de choquer ceux qui conservent des souvenirs plutôt que des espérances. Le bruit s'était répandu qu'il s'installerait aux Tuileries le 21 janvier. En manière de démenti, ses journaux lui font dire : Je n'eusse point entré ce jour-là aux Tuileries[20].

Pour mieux gagner les masses profondes, il les prend par leurs sentiments d'honneur ; il sait qu'on ne s'adresse pas en vain à la générosité native qui subsiste au fond de ce peuple ; hardiment, il se fie aux Parisiens et accroit leur loyauté en la préjugeant. Pour anéantir les restes de la chouannerie normande, il n'hésite pas à dégarnir Paris de troupes ; plusieurs milliers d'hommes sont poussés sur la Normandie à marches forcées, et la capitale se trouve un jour sans autre garnison que les grenadiers des Consuls, avec un peu d'infanterie et de cavalerie. Les journaux consulaires font aussitôt ressortir ce fait sans exemple suivant eux dans aucune capitale, et rapportent cette conversation, tenue au Luxembourg : Quelques personnes, frappées de ce contraste, observaient avec un peu d'inquiétude qu'il n'était peut-être pas prudent de laisser Paris sans garnison : Vous ne comptez donc pas, a répondu le premier Consul, les 40.000 gardes nationaux de Paris ? Vous oubliez donc aussi ces invalides, qui retrouveraient de la force et de la vigueur si l'on avait encore à faire appel à leur courage ?[21] La garde nationale a été réorganisée, les bourgeois et les ouvriers assujettis à un service régulier ; ils crient un peu, mais éprouvent tout de même une fierté de garder Bonaparte. Le Consul dira bientôt : Ma confiance particulière dans toutes les classes du peuple de la capitale est sans bornes ; si j'étais absent, que j'éprouvasse le besoin d'un asile, c'est au milieu de Paris que je viendrais le trouver[22].

 

II

A côté de ce pouvoir croissant en prestige et en force, à côté de cet homme en qui l'autorité se signalait, les assemblées pâlissaient de plus en plus et s'enfonçaient dans une demi-obscurité. Cependant l'opposition tribunitienne et législative n'avait pas dit son dernier mot, et il ne paraissait nullement certain que la session pût se terminer sans encombre. Au Tribunat, Benjamin Constant avait prononcé un nouveau discours, tendant à sauvegarder l'exercice effectif du droit de pétition. Le Corps législatif protestait à sa manière contre la demi-tolérance du gouvernement en matière de cultes. Un siège au Sénat se trouvait à pourvoir ; en vertu de la constitution, le Corps législatif, le Tribunat et le premier Consul avaient chacun à présenter un candidat ; c'était entre les trois noms ainsi désignés que le Sénat devait obligatoirement choisir. Tandis que Bonaparte proposait Barthélemy, ex-directeur fructidorisé, négociateur des traités qui avaient rompu la première coalition contre la République, les députés présentèrent le citoyen Dupuis, connu seulement par des écrits impies[23]. Le Sénat élut Barthélemy, mais le gouvernement eut bientôt à subir un assez sensible échec.

Le conseil d'État était en train de préparer deux grandes lois, dont l'une réorganiserait l'administration départementale et l'autre la justice. De cette dernière, il parut utile de détacher la partie relative au Tribunal de cassation, de la mettre en forme de loi spéciale et de la faire voter tout de suite. La magistrature telle que la Révolution l'avait composée, jugeait déplorablement ; on crut ne pouvoir trop tôt lui donner un régulateur suprême, qui serait le Tribunal de cassation réorganisé, investi d'un pouvoir de surveillance et de répression. D'après le texte présenté, il appartenait à ce corps d'accuser tout magistrat à l'occasion de délit commis dans l'exercice de ses fonctions et emportant peine de forfaiture. Le Tribunal de cassation était chargé seul de la poursuite et de l'instruction ; il instruisait sur dénonciation des parties intéressées ou sur réquisition du gouvernement ; il instruisait même d'office, lançait des mandats de comparution et d'arrêt, interrogeait le prévenu ; après quoi, s'il tenait l'accusation pour fondée, il renvoyait le prévenu à se faire juger par le tribunal criminel du lieu de sa résidence.

Cette procédure aboutissait à placer hors du droit commun toute une catégorie de citoyens, dans l'ordre des faits relatifs à leurs fonctions ; elle leur enlevait le droit de comparaître devant un jury d'accusation avant de passer devant le jury de jugement, et les privait de cette garantie préalable, essentiellement admise par la doctrine et la législation révolutionnaires.

C'est sur ce point que les orateurs de l'opposition tribunitienne firent porter leur attaque. Ils montrèrent l'institution du jury mise en péril tout entière par cette première atteinte : Eh quoi ! — dit Thiessé — renoncerons-nous à cette belle institution dont on a fait un usage dérisoire, je le sais, mais qui est utile, si elle est indépendante ? Il n'y a rien à craindre pour la liberté civile, tant que les citoyens conserveront le droit d'être jugés par Dieu et leur pays, formule qui ne signifie autre chose que le jugement par ses pairs[24]. Malgré ces fermes et libérales paroles, le Tribunat n'osa proposer le rejet. Il approuva la loi tout juste à la majorité de deux voix, par quarante-quatre suffrages contre quarante-deux ; en même temps, par une contradiction qui décelait une arrière-pensée, il désigna, parmi ceux de ses membres chargés d'appuyer le projet devant le Corps législatif, celui qui l'avait le plus vivement combattu, c'est-à-dire Thiessé.

Devant le Corps législatif, après que les orateurs du gouvernement eurent soutenu le projet et que les tribuns Faure et Mathieu eurent conclu dans le même sens, Thiessé prit la parole. Au lieu de reproduire simplement les objections émises, il les fit valoir longuement, âcrement ; contre le vœu adopté par la majorité de ses collègues, il se fit l'avocat virulent de la minorité. Il est vrai que Thiessé représentait à la fois la minorité des suffrages et la majorité des opinions.

Son discours échauffa la bile du conseiller d'État Berlier, l'un des orateurs du gouvernement. Remontant à la tribune, Berlier prit Thiessé à partie avec une extrême amertume ; il lui reprocha d'avoir méconnu son mandat, transgressé une règle constitutionnelle et manqué à ses collègues en se permettant, contrairement à leur vœu, un long réquisitoire, alors qu'il avait seulement à faire l'exposé d'une discussion. Il alla jusqu'à s'étonner que le président du Corps législatif eût toléré ce langage. L'inconvenance de cette réprimande infligée par un conseiller d'État à un membre dut Tribunat offusqua justement le Corps législatif ; peu s'en fallut que l'indignation ne lui rendit la parole. Parmi ces muets, il se fit un grognement significatif ; le procès-verbal porte[25] : Il s'élève de grands murmures. Le président engage l'orateur à se renfermer dans la question. Berlier se reprit sans succès à la défense de la loi. Quand on alla aux voix, le projet fut repoussé par cent quatre-vingt-dix voix contre quatre-vingt-quinze ; c'était la première fois que le gouvernement se heurtait à un vote négatif : Dans les circonstances présentes, écrivait le Publiciste, ce rejet a paru un événement[26].

Le fait semblait d'autant plus grave que le Corps législatif allait avoir à statuer sur la loi réorganisant l'administration départementale, dont le projet venait d'être déposé. Loi capitale, loi célèbre, prêtant à de hautes controverses, elle édifiait l'armature qui tient encore debout l'organisme français. Telle que nous aurons à l'examiner, elle recréait, à côté des pouvoirs politiques, le pouvoir administratif ; elle instituait les préfets, les sous-préfets, et plus bas des maires nommés par l'autorité centrale ou ses délégués. Cette loi contre laquelle les orateurs du Tribunat aiguisaient déjà leurs critiques, Bonaparte en avait besoin pour établir partout l'unité de décision, l'unité d'action, l'ubiquité consulaire, et pour se mettre vraiment la France en main.

Afin de prévenir toute opposition trop forte, il veut imposer aux assemblées, par une série de succès, par un éblouissement continu ; il tient à les accabler d'heureuses et décisives nouvelles. Après beaucoup de temps, les résultats du plébiscite sur la constitution ont pu être recensés dans les diverses parties de la France ; ils sont magnifiques et sans précédent ; contre quinze cent soixante-deux refus, trois millions douze mille cinq cent soixante-neuf votes affirmatifs se dressent. Au nom du gouvernement, des conseillers d'État communiquèrent solennellement ces chiffres au Sénat, au Corps législatif et au Tribunat. Rœderer dit aux sénateurs : Le nombre des acceptants excède de plus de douze cent mille celui qu'obtint la constitution de 93, et d'environ deux millions celui qu'obtint la constitution de l'an III, malgré le retour de la liberté. Trois millions de votants forment la très grande majorité des Français en état d'exercer les droits politiques et à peu près la totalité des citoyens chefs de famille qui réunissent la propriété à l'instruction. L'institution dû Sénat conservateur a une grande part à la gloire d'une telle unanimité. On doit aussi en rapporter une partie au nom des grands citoyens que la loi constitutionnelle a présentés à la tète des pouvoirs qu'elle établit[27]. C'était dire décemment que le nom de Bonaparte avait servi de passeport à la constitution, et qu'il l'avait fallu, ce nom magique, pour réunir autour d'institutions à peine assises la presque totalité des suffrages.

Les Consuls décidèrent qu'une grande fête célébrerait ce ralliement des Français, mais qu'elle aurait lieu seulement dans la décade qui suivrait l'entière pacification des départements insurgés. Et cette soumission de l'Ouest tant désirée, qui attestera l'unanimité nationale, Bonaparte brûle de pouvoir l'annoncer définitive, absolue, confirmée ; il la veut pour dompter sous le poids de ce grand fait l'indiscipline des assemblées ; il la veut parce que le temps presse, parce que le printemps approche et qu'alors la République aura besoin de disposer effectivement et ostensiblement de tous ses moyens contre l'étranger en armes. Plus ardemment, la volonté du Consul se retourne vers les landes de Bretagne, vers les granits du Morbihan, vers l'archipel armoricain, vers ce refuge de Cadoudal, vers le département de l'Orne moins éloigné, vers cet entrecroisement de hauteurs boisées où Frotté se maintient, vers toutes les régions de fourrés et de broussailles où pointent encore les fusils des Chouans. C'est là c'est en d'obscurs combats que se joue le sort de la future campagne, le sort de nos frontières. Les troupes engagées en Bretagne et en Normandie n'y peuvent rester indéfiniment, sous peine de nous manquer au moment décisif sur le Rhin et les Alpes. A l'époque où la grande guerre recommencera, la diversion de l'Ouest ne doit plus exister.

 

 

 



[1] Gazette de France, 18 germinal.

[2] Publiciste, 20 nivôse.

[3] Les extraits de rapports que nous citons ici sont tirés des Archives nationales, AF, IV, I339. Ils ont été produits par nous dans la Revue des Deux Mondes, 15 mai 1901. Depuis ils ont été insérés en leur majeure partie dans le recueil de M. AULARD, Paris sous le Consulat, t. I.

[4] STOURM, les Finances du Consulat, p. 129.

[5] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4555.

[6] Texte inséré dans la Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4555.

[7] Procès-verbal de la réunion rédigé par le secrétaire d'État, 17 pluviôse, Archives nationales, AF, IV, 1248.

[8] Le casque de Cincinnatus.

[9] Procès-verbal de la réunion. Archives nationales, IV, 1248.

[10] Archives nationales, IV, 1248. Ces dernières lignes ont été citées par STOURM, les Finances du Consulat, p. 131-132.

[11] Mémoires d'Ouvrard, I, p. 4.748.

[12] Série des arrêtés consulaires, 28 floréal an VIII. Archives nationales, AE, IV, 12.

[13] Rapport de police du 11 pluviôse.

[14] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4563.

[15] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4584.

[16] Journal des Hommes libres, 5 pluviôse.

[17] Rapport de police du 10 pluviôse.

[18] Rapport de police du 22 pluviôse.

[19] Publiciste, 9 pluviôse.

[20] Publiciste, 2 pluviôse.

[21] Journal de Paris, 12 pluviôse.

[22] Correspondance, VI, 5130.

[23] Mémoires inédits de Barthélemy. Dupuis était l'auteur de l'ouvrage sur L'Origine de tous les cultes.

[24] Moniteur, 10 pluviôse.

[25] Moniteur, 13 pluviôse.

[26] Numéro du 15 pluviôse.

[27] RŒDERER, III, p. 313.