L'AVÈNEMENT DE BONAPARTE

LA GENÈSE DU CONSULAT - BRUMAIRE - LA CONSTITUTION DE L'AN VIII

 

CHAPITRE PRÉLIMINAIRE. — LES RÉVOLUTIONNAIRES NANTIS.

 

 

LE GOUVERNEMENT

 

I

Depuis la chute de Robespierre jusqu'à l'avènement de Bonaparte, un fait domine l'histoire politique de la Révolution : l'effort des révolutionnaires nantis, en possession des places principales et de l'influence, pour se maintenir au pouvoir, pour s'y perpétuer obstinément, malgré et contre la nation. Ces révolutionnaires de la basse époque n'eurent jamais à leur tête que des personnages de second ordre, les grands chefs ayant péri. Ils ne formaient pas un parti discipliné et compact, mais une association intermittente d'intérêts et de passions. Les Thermidoriens en composaient le noyau primitif et central. Le 9 thermidor avait été l'acte de terroristes dissidents, ennemis de Robespierre, mais aussi cruels que lui et plus vils, que la révolte de l'opinion et la décroissance du péril extérieur rendirent relativement modérés. A eux s'étaient joints des Girondins rentrés en grâce, des Montagnards descendus en plaine, la grande majorité des conventionnels, la presque totalité des régicides, en un mot tous ceux qui, ayant fait la République et survécu à la Terreur, voulaient jouir de leur œuvre.

C'étaient eux qui avaient décidé, après le vote de la constitution, que les deux tiers de la Convention se perpétueraient dans les Conseils. Depuis cet attentat législatif, par trois fois, légalement ou violemment, la volonté de Paris ou de la France entière s'était levée contre eux ; par trois fois, en vendémiaire an IV, en fructidor an V, en floréal an VI, ils l'avaient canonnée ou durement comprimée. Ils vivaient de coups d'État, traînaient de violence en violence une existence cahotée, inhabiles à gouverner, acharnés à se défendre, stimulés par la pensée qu'à perdre le pouvoir ils perdraient tout, y compris vraisemblablement la vie ; or, entre les hommes qui veulent arriver et ceux qui ne veulent pas être pendus, il y a toujours plus à parier pour les derniers[1]. Dans l'intervalle des grandes crises, les révolutionnaires arrivés se disputaient entre eux, se décriaient et s'incriminaient. Dès qu'un péril commun surgissait, le groupement se reformait, faisait corps, faisait front, et les plus modérés, en gémissant parfois, suivaient les violents.

Le gouvernement de la France était ainsi oligarchique ; c'était le butin d'une bande, la proie d'une caste exclusive, fermée, se recrutant elle-même, détachée de la nation et ne faisant plus corps avec elle. Les témoignages contemporains, ceux de droite et d'extrême gauche, ceux émanés d'esprits modérés et moyens, emploient tous ce mot d'oligarchie ou des termes équivalents ; ils disent : l'oligarchie révolutionnaire, — la faction des oligarques, — les hommes qui se sont fait un privilège de la Révolution, — l'aristocratie grossière, envieuse et méfiante issue de la Révolution, — l'assemblage de ceux qui ont voulu faire de la République une aristocratie oppressive dont ils doivent jouir toute leur vie[2]. Un homme dont nul ne contestera l'attachement passionné aux principes de la Révolution française, un libéral illustre, le libéral par excellence, La Fayette, écrivait[3] : Représentez-vous ce grand nombre d'individus qui, à force de crimes politiques et sociaux, ont accaparé des emplois. Les plus vils se sont gorgés de pillage ; d'autres ont deux ou trois actions dans leur vie qui troublent leur conscience, toute robuste qu'elle est, et leur ont mérité l'exécration publique. Les plus dégagés sont des hommes qui n'ont fait que voter la mort du Roi, s'asseoir, dans la Convention, à côté de Robespierre, sans oser se lever contre ses décrets, et ne peuvent plus sans embarras rencontrer les yeux des honnêtes gens. Représentez-vous ensuite une multitude d'inférieurs qui, dans leur commune, ont commis telle vexation, tel sacrilège qu'on a décoré du nom républicain, mais qui a perdu ces gens-là pour toujours. Voilà ce qui s'est constitué essentiellement la République française. Ce parti s'appuie sur les intérêts de beaucoup de gens et sur un petit nombre de républicains enthousiastes.

Én effet, l'agrégat révolutionnaire ne se composait pas uniquement d'anciens proconsuls terroristes, de politiciens véreux, d'êtres chargés de crimes, bien que ceux-là y fussent en très grand nombre. Il renfermait aussi des hommes restés purs, de foi révolutionnaire profonde ; à côté d'eux, beaucoup d'hommes de loi, anciens juristes et procureurs, ceux qui avaient obscurément et utilement besogné dans les comités de la Convention, ceux qui entreraient plus tard dans l'équipe consulaire.

Il y avait aussi les théoriciens, les penseurs, l'Institut derrière les assemblées. Ce grand corps savant, qui tenait son existence de la constitution, au même titre que le Directoire et les deux Conseils, et qui formait presque dans l'État un quatrième pouvoir, était le conservatoire de la doctrine. Il fournissait aux corps gouvernants beaucoup de leurs membres, s'y recrutait lui-même en partie. De hautes illustrations l'honoraient, et il comptait dans ses rangs les précurseurs du grand mouvement scientifique qui de nos jours a transformé le siècle ; mais les survivants de l'Encyclopédie, les philosophes appartenant à l'école de Condillac, les futurs idéologues de Bonaparte, le dominaient et le gouvernaient. C'étaient pour la plupart des hommes d'aspect grave, de mœurs douces et d'esprit orgueilleux. Parce qu'ils étaient pour l'époque très savants dans leur partie, ils se croyaient appelés à régenter l'esprit public. Dans la France grossièrement réaliste du Directoire, ils aspiraient à recomposer un pouvoir spirituel, qui s'en remettrait au bras séculier du soin d'exécuter ses arrêts. Laissant au pouvoir proprement dit les attentats contre les personnes, les laides violences, devant lesquelles ils s'inclinaient toujours, ils s'étaient réservé une autre tâche et prétendaient façonner l'âme française conformément à leur haut et froid idéal.

Entre tous les révolutionnaires nantis, il existait d'ailleurs d'autres liens que le simple intérêt matériel ; certaines idées, certaines passions leur étaient communes. D'abord, ils étaient foncièrement antichrétiens. A cet égard, les hauts sectaires de l'Institut ne pensaient pas autrement que les bas prétrophobes des administrations et des assemblées. Pendant la Terreur, la guerre à la religion n'avait été qu'une abominable saturnale, désapprouvée par Robespierre. Sous le régime de l'an III, elle s'organisa, devint système. Pour mieux détruire la religion, on essaya de la remplacer. L'Institut s'efforçait à tirer de sa doctrine un ensemble de préceptes formant règle de vie. C'est à quoi Bonaparte faisait allusion, quand il disait, voulant flatter ses confrères : Je suis de la religion de l'Institut[4]. Le gouvernement subventionna la théophilanthropie, qui faisait rire le peuple, et imposa le culte décadaire, qui l'ennuyait. Dans son effort contre le catholicisme, il se heurtait à une résistance qui l'indignait et le déconcertait, à l'attachement irréductible des masses pour leurs vieilles et nationales croyances ; car la Révolution avait bouleversé la France, mais ne l'avait que partiellement changée.

Les révolutionnaires nantis avaient aussi la haine profonde des anciens nobles ; ils avaient eu beau proscrire et ruiner ces hommes, s'acharner contre eux et les disperser misérables aux quatre coins de l'Europe, ils n'arrivaient pas à ne plus les envier. Ils détestaient d'autant plus l'ex-classe dirigeante qu'ils aspiraient à en former une.

En politique, ils affichaient certains principes effrontément méconnus dans la pratique : souveraineté du peuple, système représentatif, séparation des pouvoirs, élection et renouvellement fréquent des collectivités gouvernantes. Quelques-uns se croyaient sincèrement libéraux ; ils adoraient platoniquement la liberté, mais l'ajournaient jusqu'au jour impossible où toute la France penserait comme eux. Au fond, beaucoup d'entre eux n'étaient rien moins que républicains. Leur arrière-pensée, leur obsession secrète, était de donner plus de stabilité à leur oligarchie en plaçant au sommet un roi choisi dans une dynastie étrangère ou dans la branche cadette, un roi qui ne serait pas le Roi, qui serait leur créature, qui gouvernerait pour eux, par eux, avec des régicides comme pairs du royaume. Un tel établissement, qui consoliderait leur pouvoir et les ferait inamovibles, leur paraissait un abri plus sûr qu'une république toujours inconsistante et précaire.

Odieux à la majorité des Français, condamnés par l'opinion, ils avaient à combattre, comme partis plus ou moins organisés, les vrais modérés d'abord, les libéraux ; puis, toutes les variétés de royalistes, depuis les bourgeois monarchiens, constituants de 1789, constitutionnels de 1791, jusqu'aux partisans intransigeants de l'ancien régime, conspirateurs de Paris, rebelles et égorgeurs du Midi, Chouans de Normandie, de Vendée et de Bretagne ; à l'autre extrémité de l'opinion, les ultra-révolutionnaires, dénommés alors Jacobins. Ce parti se composait d'abord de bas et hideux terroristes, débris de la horde qui, en 1793 et 1794, avait supplicié la France ; on y trouvait aussi des exaltés qui se posaient sincèrement, contre le régime censitaire de l'an III, en revendicateurs des droits du peuple, frustré désormais de toute action légale ; ceux qui réclamaient la démocratie réelle, ceux qui voulaient aller plus loin et dont Babeuf et son école avaient récemment traduit l'espoir, formulé les tendances ; ceux qui voyaient dans un complet bouleversement social le terme naturel de cette Révolution qui leur semblait s'être arrêtée en chemin et avoir reculé, puisqu'elle avait partagé la dépouille de l'ancien régime entre de nouveaux privilégiés et déshérité la plèbe.

Avec ce parti, les gouvernants n'étaient pas en lutte permanente ; ils le lâchaient parfois contre les modérés et les royalistes, quitte à le refréner ensuite. Pour eux, c'était tantôt l'adversaire, tantôt un corps de réserve. Le parti jacobin demeurait sur la lisière du pouvoir, un pied dedans, un pied dehors. Beaucoup de ses membres restaient dans les emplois : les autres en avaient été exclus et aspiraient à y rentrer. Ils avaient quelques meneurs en chef et des meneurs en sous-ordre, mais ces cadres demeuraient vides, car le peuple de Paris et des grandes villes ne les remplissait plus.

Désabusée et dégrisée, la population ouvrière de Paris, celle des faubourgs, n'ajoutait plus foi aux faiseurs de systèmes, aux marchands de bonheur public. Au peuple, les démagogues et même les démocrates étaient devenus indifférents, sinon odieux. Un journal montre la masse prolétaire ne demandant plus que de l'ouvrage, résignée à chercher dans le travail un remède à ses maux... trompée par tant de promesses illusoires, la défiance est aujourd'hui le sentiment qui la domine[5] ; volontairement, elle détournait ses regards de la scène politique et s'éloignait de ce grand tréteau. Son effort dernier avait été sa furieuse poussée contre la Convention, en germinal et prairial an III, lors de l'épouvantable disette, pendant la grande crise de la faim ; ceux qui voulaient des places avaient réussi alors à entraîner ceux qui voulaient du pain. Aujourd'hui, le peuple vivait mal, mais vivait à peu près ; d'ailleurs, on avait retiré aux faubourgs leurs canons, leurs piques ; la garde nationale n'était plus guère qu'un simulacre. Au milieu de la masse désarmée et inerte, les Jacobins formaient des groupes épars et isolés, des essaims bourdonnants, de petites colonies[6] de perturbateurs ; leur force réelle ne répondait plus à la frayeur qu'ils inspiraient.

Les révolutionnaires nantis ne disposaient pas non plus du peuple, mais ils avaient les armées. Lors du péril national, les camps étaient devenus le foyer des passions nobles. La Révolution avait non seulement exalté, mais moralisé l'armée, au moins dans ses rangs inférieurs, en y faisant affluer le plus pur de la sève française. On vit alors les héros stoïques, sans peur et sans tache, les preux de la Révolution. Depuis qu'à la guerre de défense avait succédé la guerre de propagande et ensuite de conquête, un souffle corrupteur avait atteint et sali l'armée ; la soif des profits matériels, de l'or et des jouissances, s'y était violemment éveillée. Pourtant, beaucoup d'officiers et de soldats, surtout dans les armées du Rhin et d'Helvétie, demeuraient fidèles au vieil idéal de désintéressement et de simplicité. Ils se modelaient sur ces Romains de convention, sur ces Spartiates de tragédie dont leur imagination était pleine, et ils créaient un type de haute vertu guerrière, quand ils croyaient seulement le reproduire. Ceux-là étaient très grands ; les autres restaient en général admirablement braves, aguerris, endurants, aventureux, pleins de sang, pleins de sève, et la flamme révolutionnaire brillait toujours en eux. Se jugeant d'essence supérieure au reste de l'humanité parce que le Verbe libérateur leur avait été révélé, ils croyaient affranchir les peuples en brisant les vieilles formes sociales, substituaient leur tyrannie à celle des anciennes castes, portaient, imposaient partout la loi niveleuse, en furieux missionnaires. Les armées restaient en somme ardemment républicaines, avec tendance au jacobinisme ; elles gardaient cet esprit parce que la République et la France se confondaient à leurs yeux, et aussi parce que la Révolution, qui s'était faite au dedans étroite et bourgeoise, demeurait parmi elles franchement démocratique, ouvrant au plus humble, pourvu qu'il fût un brave, le chemin des honneurs et des profits. A l'intérieur, dès qu'on montrait aux armées une apparence de réaction, un effort contre-révolutionnaire, elles voyaient rouge et fonçaient dessus brutalement. Mêlées ainsi à nos discordes, elles sentaient la tentation d'envahir et de dominer l'État. Parmi leurs chefs, les plus nobles, comme les plus ambitieux et les plus grands, entrevoyaient un rôle de régulateur et d'arbitre. En attendant, ils restaient avec les gouvernants actuels, avec ceux qui leur semblaient tenir en main le dépôt de la Révolution et qui l'avaient effectivement ; Hoche s'offrait à eux dès qu'il s'agissait de mettre à la raison les réacteurs et les aristocrates ; Bonaparte se faisait leur homme, pour devenir leur maître.

 

II

Au printemps de 1799, c'est-à-dire au moment où les causes directes du 18 brumaire vont apparaître, les chefs officiels du groupement révolutionnaire étaient les cinq Directeurs : Reubell, Larévellière-Lépeaux, Barras, Merlin et Treilhard. La corruption célèbre de ce gouvernement a trop fait oublier ses violences. C'est après l'exclusion du grand et honnête Carnot et de Barthélemy, proscrits par leurs collègues, que le Directoire prit un aspect de corruption inouïe[7] ; il le dut aux infâmes tripotages qui foisonnaient autour de lui ; il le dut au plus notoire de ses membres effrontément concussionnaire, d'autres montrant des mœurs de serviteurs indélicats plutôt que de francs voleurs. Quelques-uns ne manquaient point de capacité. Merlin (de Douai), jurisconsulte remarquable, procureur très habile, excellait à légaliser le crime ; ses ennemis le déclaraient propre tout au plus à faire un garde des sceaux de Louis XI[8]. Treilhard devait rendre sous un autre régime d'utiles services. Larévellière, parfaitement probe, sectaire chimérique, était aussi contrefait d'esprit que disgracié de corps ; mais l'Alsacien Reubell, dur, rapace, retors, grand abatteur de besogne, paraît avoir été la forte tête de la bande.

Les Directeurs, quoique affublés d'un costume théâtral et pourvus de gardes, déployaient en général peu de luxe : on ne citait ni leurs maîtresses ni leur phaéton[9]. Ils logeaient côte à côte au Luxembourg, ce palais ayant été découpé à leur usage en cinq appartements qu'on avait décorés de tapisseries, de tentures, de meubles dorés, pris clans les châteaux royaux. Les Directeurs habitaient bourgeoisement ce somptueux garni. Carnot y avait vécu très simple, invitant familièrement ses amis à manger la soupe ; on se met à table entre quatre heures et demie et cinq heures, et jamais je ne mange dehors[10]. Larévellière et sa fille s'en allaient le soir chez un ménage ami, les Thouïn, passer une couple d'heures dans leur modeste cuisine[11]. Reubell passait pour fort ladre et enclin aux basses soustractions[12]. La femme de Merlin était une ménagère affreusement commune, une Madame Angot, disait Bonaparte[13]. Dans le commencement, les Directeurs se faisaient, par retenue annuelle sur leur salaire, un fonds commun que le membre sortant emportait chaque année, — la cagnotte du Directoire. Plus tard, ils s'avisèrent de moyens moins licites pour ne pas partir les mains vides. Ils s'attribuaient aussi le droit de garder la voiture bourgeoise mise à leur service pour la durée de leurs fonctions et à laquelle il leur eût été trop dur de renoncer.

Seul, Barras se montrait fastueux et splendide ; c'était le panache du Directoire. Il portait avec aisance le costume dessiné par David, l'ample manteau rouge à collerette de dentelle, le glaive à la romaine, le chapeau surchargé de plumes. En dehors de ses fonctions, il portait à l'ordinaire une grande redingote de drap bleu et des bottes[14]. Bombant la poitrine, effaçant les épaules, il paraissait, suivant l'expression de Bonaparte, tel qu'un beau a maître d'armes[15]. Sa voix était forte et bien timbrée ; dans les orages de la Convention, elle sonnait comme un coup de cloche.

Il savait recevoir et représenter. Quand il ouvrait ses salons du Luxembourg, le monde très mêlé qui s'y pressait, circulant au milieu e des grands fauteuils de velours rouge galonnés d'or[16], s'étonnant devant l'enfilade des pièces dorées, heureux de retrouver du luxe, des lumières, des toilettes d'une vaporeuse élégance et de fines chairs de femmes, se croyait transporté dans un Olympe, où Mme Tallien et ses émules jouaient le rôle de déesses, dans le costume de l'emploi. Pour recevoir, Barras avait aussi son château de Grosbois, sa maison de campagne de Suresnes. Lorsqu'il s'y rendait dans son équipage attelé de chevaux soupe au lait[17], aux traits argentés, les Parisiens se disaient qu'il devait avoir beaucoup volé pour étaler tant de faste. Sa société habituelle se composait de gros financiers et d'agioteurs, de faiseurs en tout genre, de parasites, d'êtres équivoques, de femmes bien nées et tarées, de nobles tombés dans la Révolution ; il se prélassait au milieu de ces corruptions et se donnait l'illusion du monde avec tout ce demi-monde. Corrompu lui-même dans les moelles, pourri de vices, effréné et raffiné dans ses plaisirs, connaisseur en vins, en femmes, en élégances, il se réservait en tout les profits parfumés et les roses du pouvoir.

Une certaine facilité d'humeur, le goût des largesses, quelque liberté dans l'esprit et un flair politique assez remarquable le distinguaient de ses étroits collègues, mais il devenait capable de tout dès que ses intérêts et ses jouissances étaient en cause. Paresseux et veule à l'ordinaire, son énergie native se retrouvait pour les besognes de violence intermittente qui avaient fait de lui l'homme de main et le souteneur de la faction conventionnelle ; le jeu louche des intrigues lui plaisait davantage. Foncièrement traître, menteur avec volupté, se vendant à chacun et trompant tout le monde, c'était une âme de fille dans un corps de bel homme. Larévellière lui trouvait a mauvais ton[18] parce qu'effectivement on reconnaissait en lui le langage et les façons de l'homme qui a toujours vécu dans les sociétés interlopes, et pourtant il conservait un certain air, une certaine allure, qu'il tenait de son origine ; si profondément encanaillé qu'il fût, il ne se départissait jamais de quelques-unes des manières usitées par les gens de qualité[19]. Il se posait volontiers en homme d'épée ; on lui faisait plaisir en l'appelant : citoyen général. Affectant avec les autres Directeurs une grosse familiarité et volontiers les tutoyant, il méprisait au fond leurs petitesses ; ce déclassé, ce gentilhomme du Midi qui avait mal tourné, tenait en dédain les parvenus que le hasard des élections annuelles lui donnait pour collègues.

Le trait distinctif de tous ces hommes, c'est la bassesse morale. Chez eux, nulle conception élevée de leurs devoirs et de leurs droits, nulle générosité de cœur ou d'esprit, nul effort pour pacifier et rassembler la nation, nulle pitié pour cette malheureuse France, qui souffrait tant de maux. Ils gouvernèrent bassement, brutalement, grossièrement. Leur politique consistait à frapper tantôt à droite, tantôt à gauche, à se maintenir par des violences alternatives ; ce fut le fameux système de bascule qui n'abaissait un parti que pour élever l'autre.

En 1797, un double vote du corps électoral ayant fini par modifier la composition des Conseils et mis les conventionnels en minorité, une majorité de modérés et de royalistes votait, malgré le Directoire, des lois de réparation ; elle tâchait d'établir la liberté religieuse, de réorganiser les finances, de faciliter la paix avec l'étranger. La France commençait à respirer. On touchait à un changement de personnel et de système, sinon à un changement de régime. Dans le duel engagé avec l'Exécutif, la moralité et l'intelligence étaient certainement du côté des Conseils. Parmi les membres de la majorité, les uns, représentant vraiment la conscience nationale, voulaient seulement en finir avec la tyrannie révolutionnaire et rendre au pays la libre disposition de ses destinées. Un parti bien intentionné, a dit Barbé-Marbois[20], nous avait appelés à son secours ; c'était le parti national : ce fut le nôtre. Il est vrai que la plupart de ces modérés espéraient que la République de l'an III, soustraite aux révolutionnaires, se muerait insensiblement en royauté constitutionnelle. D'autres représentants, en assez grand nombre, s'étaient affiliés aux intrigues et aux complots royalistes, pactisaient avec les hommes qui voulaient un complet et violent retour en arrière. Les projets soupçonnés de ces députés, leurs noms seuls épouvantaient les républicains de toutes nuances, qui voyaient se déchaîner un grand courant rétrograde. Le question, qui n'eût dû se poser qu'entre les usurpateurs conventionnels et les hommes de liberté et d'ordre, se trouva virtuellement posée entre la Révolution et la contre-révolution.

Les trois ex-conventionnels formant la majorité du Directoire, Barras, Larévellière, Reubell, rallièrent autour d'eux les hommes qui n'entendaient pas se laisser exproprier de la chose publique. Ils rallièrent aussi beaucoup de Français qui voyaient dans la Révolution un bien ou l'espoir d'un bien, un principe de régénération et de progrès, acquis au prix d'effroyables souffrances, et qui n'admettaient pas que tant de sang et tant de larmes eussent coulé en pure perte.

Les trois Directeurs, les triumvirs, furent les indignes exécuteurs de l'œuvre de défense révolutionnaire. Ils préparèrent un coup de force contre les Conseils et s'adressèrent aux armées. Hoche ne demandait qu'à intervenir ; Bonaparte parut réclamer et imposer l'acte de violence par la clameur furibonde de son armée. Les députés, voyant approcher le péril, faisaient appel eux-mêmes à des éléments de trouble, aux Chouans introduits dans Paris, à la tumultueuse levée des collets noirs ; ils agitaient des mesures de défense qui pourraient se transformer en mesures d'attaque, et ils n'aboutissaient pratiquement à rien ; ils ne surent ni s'enfermer dans la légalité ni en sortir hardiment ; ils méditaient parfois de prévenir leurs adversaires et finalement se laissèrent surprendre.

Le 18 fructidor an V (4 septembre 1797), avec des troupes empruntées à Hoche et un général prêté par. Bonaparte, les Directeurs accomplirent leur coup d'État ; ils violèrent la constitution pour la sauver, car le triomphe des Conseils l'eût vraisemblablement détruite. Les locaux parlementaires furent nuitamment envahis par les soldats d'Augereau. Les deux Directeurs Carnot et Barthélemy, cinquante-trois députés, plusieurs agents royalistes, les généraux Pichegru et Ramel furent condamnés sans jugement à la déportation. Ceux que l'on put saisir furent enfermés dans de lourds fourgons non suspendus dont toutes les ouvertures étaient fermées par des barreaux de fer, dans des cages roulantes, expédiés ainsi à Rochefort pour être conduits dans l'enfer de la Guyane. Cent cinquante-quatre représentants furent éliminés des Conseils. Le Corps législatif amputé conféra au Directoire ou plutôt au triumvirat des pouvoirs exceptionnels. Un renouvellement de rigueurs s'ensuivit contre tous les suspects ; les triumvirs et les députés de leur bord frappèrent d'autant plus cruellement que l'alarme avait été plus chaude, qu'ils s'étaient sentis plus menacés, et la Terreur recommença sous le règne de ces trembleurs sinistres. Ce fut la Terreur sèche, sournoisement homicide, qui substituait aux guillotinades le supplice lent de la Guyane ; encore faut-il ajouter que des commissions militaires, transformées en pelotons de condamnation, firent tuer beaucoup de monde.

Sous cette grande compression, l'opinion publique s'affaissa. Au dehors, les victoires de nos armées, les prodiges de Bonaparte, les belles campagnes de Moreau et de Hoche, l'Italie conquise, l'Allemagne envahie, la paix de Campo-Formio imposée à la maison d'Autriche, entouraient d'une resplendissante auréole de gloire cette France en proie à de bas tyrans. Mais les Directeurs, pour se défaire des modérés et des royalistes, avaient dû s'appuyer sur les pires éléments de désordre. Les ultra-révolutionnaires relevèrent la tête. Aux élections partielles de l'an VI, les Jacobins l'emportèrent.

Le péril était maintenant à gauche. Pour y pourvoir, le triumvirat, qui s'était adjoint Merlin et puis Treilhard, recourut à l'opération innommable du 22 floréal an VI (11 mai 1798). Ce ne fut pas un coup d'État par le sabre, comme celui d'Augereau, mais une épuration préventive du Corps législatif par triage arbitraire, entre les élus. Les Conseils, appelés à vérifier les pouvoirs de leurs nouveaux membres et agissant sous la pression du Directoire, ne se bornèrent pas à invalider en bloc les choix d'un grand nombre d'assemblées électorales, mais admirent les candidats nommés par des groupes scissionnaires. On écarta par ce moyen les démagogues et aussi des républicains prononcés, mais purs, ou même de simples opposants, et il fut proclamé que le Directoire, après avoir sauvé la République en Fructidor, venait maintenant de sauver la société. A. cet attentat cynique, il gagna quelque répit ; il commit un nouveau crime pour vivre un an de plus.

Entouré de sa bande, il put encore une fois se croire maitre de tout, puisqu'il avait réussi à empêcher la révolte parlementaire de renaître sous une autre forme. Les Conseils se composaient de révolutionnaires plus ou moins avancés ; le Directoire s'appuyait alternativement sur l'une ou l'autre de ces fractions, en la faisant majorité par l'adjonction de voix serviles. Si le Directoire veut faire passer une loi acerbe, il se renforce à l'instant par le parti jacobin. S'il a besoin d'une loi sage, il s'appuie sur les modérés. Il est ainsi plus maitre que feu Louis XVI, à qui l'on avait refusé tous les pouvoirs[21]. Cependant, sa situation devenait tous les jours

plus critique et violente, car l'expédient brutal, indéfiniment répété, restait l'unique loi de sa conservation. S'il laissait le corps électoral se prononcer librement, il le verrait toujours, en haine de la faction gouvernante, rester en deçà ou aller au delà du point où il entendait le maintenir, se faire représenter par des hommes de droite ou d'extrême gauche, également destructeurs du fait établi. Le jeu normal des institutions eût abouti à leur renversement.

 

LE PAYS

 

I

Sous ce régime éhonté, comment vivait la France ? Toutes les plaies faites par la Révolution continuaient à saigner, et les violences du Directoire avaient rouvert celles qui commençaient à se cicatriser. La France, qui n'était plus révolutionnaire, restait révolutionnée, c'est-à-dire dans un état de subversion complète, d'où résultaient une foule de maux. On peut les ramener tous à certaines causes générales de souffrance, permanentes, endémiques, qui opprimaient plus ou moins fortement les différentes régions françaises.

C'était d'abord le désordre matériel. A vrai dire, au début de 1799, quelque temps avant que la genèse du Consulat commence obscurément, on n'apercevait pas de grands mouvements séditieux. Il n'y eut guère dans la Révolution d'époque où le gouvernement ait été aussi méprisé et l'ensemble du pays aussi docile. Inertie plutôt que docilité, troublée d'ailleurs de mille alarmes, assaillie sans cesse par les vexations des gouvernants, par les violences des partis extrêmes. Bien que le Directoire se pose en gouvernement de défense sociale et de juste milieu, il ne sait empêcher les francs terroristes, les hommes de sang et de pillage, d'opprimer en beaucoup d'endroits et de terroriser les habitants. En 1798, on voit encore à Tours des sévices rappelant la Terreur[22]. Alors même que les anarchistes de gauche, les sans-culottes, les bonnets rouges, semblent momentanément contenus, on les sent toujours là, et l'on frémit à l'idée d'un retour offensif. Au fond d'un grand nombre de cités et de bourgades, des groupes haineux conspirent la révolution intégrale, l'abolition universelle, le babouvisme en action, et cette vase humaine se remue sourdement. Des propriétaires affolés se disent que l'on en viendra tôt ou tard à la loi agraire[23].

D'autre part, les anarchistes de droite pullulent, anarchistes de fait et d'action. Les royalistes ont renoncé pour le moment aux grandes prises d'armes, aux insurrections proprement dites, mais la guerre civile s'est comme pulvérisée. Le brigandage politique est sa forme présente. Pour les scélérats et les désespérés, si le jacobinisme est une carrière, le royalisme de grands chemins en est une autre.

Parcourez la France en tous sens, parcourez-la du Nord au Midi et de l'Ouest à l'Est, vous n'entendrez parler que de brigands royaux, de diligences arrêtées, de courriers dévalisés, de patriotes assassinés. La forêt dont la masse sombre emplit l'horizon, la montagne qui dessine au loin sa crête dentelée, les bois plus rapprochés, l'enchevêtrement des vallons, les ravins broussailleux, les châteaux en ruine, les carrières abandonnées, les mines à demi comblées, tout est repaire, en dehors des centres habités et du plat pays. Dans, les fissures qui creusent le sol de France, autour de toutes les aspérités, une écume humaine est restée ; elle déborde à chaque instant sur les routes.

Un voyage en France est alors périlleuse aventure. La chaise de poste est un luxe rare et dangereux. La diligence part, sale, délabrée, sonnant la ferraille, tirée par des haridelles attelées de cordes[24] ; péniblement, elle s'avance par les chemins affreux, coupés de ressauts et de fondrières ; parfois, on doit tourner l'obstacle, et alors la voiture s'enlise dans un champ bourbeux ; pour la tirer de là, il faut l'effort de dix bœufs. A la halte du soir, si l'on est en pars couvert, les couchées sont pénibles et hantées de mauvais rêves, dans des auberges réputées coupe-gorge. On repart, et à mesure que la ligne des bois se rapproche, à mesure que des escarpements se dressent le long de la chaussée, le danger croit. Soudain, à l'un des détours de la route, des fusils braqués luisent et de sataniques figures surgissent de la broussaille, hommes au visage couvert d'un crêpe ou noirci à la suie. Ces masques d'épouvante environnent la voiture. Les chevaux se cabrent ; le postillon et le conducteur, couchés en joue, doivent s'arrêter sous peine de mort. Les brigands fouillent la voiture, retirent des coffres défoncés l'argent appartenant à l'État, les papiers, les sacs chargés de dépêches. Les voyageurs sont minutieusement examinés ; malheur qui se trouve fonctionnaire, prêtre jureur, officier, acquéreur de biens nationaux ou simplement patriote notoire. Il est le plus souvent exécuté d'une balle dans la tête, et le moindre mal qui puisse lui arriver est de se voir dépouillé de son argent, dépouillé de ses vêtements, et de rester nu sur la place, assommé de coups. Aux autres voyageurs, on commande généralement de passer outre.

Tel est l'ordinaire exploit des brigands qui se disent armés pour la bonne cause : moins brigands encore que bandits au sens propre et étymologique du mot ; bandits, c'est-à-dire bannis, mis au ban de la société nouvelle et lui faisant guerre à mort ; quelque chose comme les haydoucks de Turquie ou plutôt comme ces outlaws d'Angleterre qui avaient prolongé contre la conquête normande la résistance éparpillée des Saxons et maintenu longtemps dans le pays une poussière de révolte. Les grandes routes où passaient les convois normands furent infestées par leurs bandes armées ; ils enlevaient par ruse aux conquérants ce que les conquérants avaient enlevé par force, et se faisaient ainsi payer la rançon de leurs héritages, ou vengeaient par l'assassinat le massacre de leurs compatriotes[25]. Ainsi les partisans contre-révolutionnaires exercent d'odieuses justices contre les individus apparentés à la Révolution par un lien quelconque, contre les biens entachés du vice originel ; ils se font anarchistes par horreur de l'autorité existante ; ils cherchent moins à relever l'ancien régime qu'à le venger.

Leurs bandes comprennent tout ce qui vit hors la loi ; d'abord, le déchet de l'ancien régime, fraudeurs, maraudeurs, faux-sauniers ; puis, des réfractaires de tout genre à la Révolution, réfractaires à l'impôt du sang, réquisitionnaires et conscrits fugitifs, soldats déserteurs, survivants des révoltes fédéralistes et des insurrections vendéennes, émigrés rentrés et jetés au crime par l'exaspération ou la misère, curés devenus chefs de bande, gentilshommes d'éducation soignée et rimant une élégie en l'honneur de leur belle entre deux attaques à main armée, farouches hommes du peuple ayant septembrisé en 1795 les Jacobins de Lyon et de la Provence ; à côté d'eux, des révolutionnaires passés d'un camp dans l'autre, d'anciens pourvoyeurs de guillotine restés sans emploi ; des errants quelconques, déserteurs des armées ennemies, aventuriers attirés de l'étranger par la terre de désordre ; enfin, les criminels de métier, galériens en rupture de chaîne, voleurs échappés des prisons, gens en guerre de tout temps avec les lois, s'attaquant aujourd'hui à la Révolution parce qu'elle figure la légalité établie et s'acharnant à la détruire en détail.

Selon les pays, les bandes sont plus ou moins nombreuses, varient leurs procédés, opèrent à pied ou à cheval ; parfois, quatre à cinq hommes seulement, vivant d'ordinaire au milieu de la population paisible et paraissant exercer un métier, mais s'associant de temps à autre pour le coup à tenter ; ailleurs, de véritables troupes armées de bons fusils de munition et tenant continuellement la campagne ; des bandes vagabondes, d'autres gitées en quelque endroit de difficile accès et s'y faisant un permanent abri. Dans les Alpes, on voit des villages entiers peuplés de brigands, sans aucun contact avec l'administration publique et la loi. Aux environs d'Orgères, en Eure-et-Loir, on vient de découvrir une véritable tribu de brigands, parfaitement organisée, avec chefs, sous-chefs, gardes-magasins, espions, courriers, barbier, chirurgien, couturières, cuisiniers, précepteurs pour les gosses (sic) et curé[26].

Les brigands n'opèrent pas seulement sur les routes ; ils tuent ou rançonnent à domicile. Ils rôdent autour des lieux habités, où les haines locales se font leurs complices. Dans beaucoup de villages et de bourgades, la journée seule appartient à la Révolution, aux fonctionnaires ceinturés de tricolore, despotes empanachés et phraseurs. Quand la nuit vient, c'est la revanche du passé : des ombres vagues se faufilant dans la commune, l'arbre de la Liberté coupé ou mutilé, le bonnet de la Liberté arraché de sa hampe et souillé d'excréments ; au tournant d'une rue, dans une sente déserte, la lueur d'un coup de feu, le roulement d'une détonation, un homme tombant baigné dans son sang, un coup de poignard anonyme payant au Jacobin de l'endroit un arriéré de vengeances ; parfois, une famille entière surprise, l'homme haché à coups de sabre, les femmes violentées, l'habitation brûlée et teignant l'horizon d'une rougeur d'incendie.

Cette terreur rurale est plus ou moins le sort commun de toute la France. Le brigandage politique a pourtant ses centres, ses principaux foyers. Dans l'Ouest, la chouannerie recouvre neuf à dix départements ; ce grand ulcère tient endolories et fiévreuses toutes les régions d'alentour. Perçons de biais à travers l'épaisseur de la France. A l'extrémité sud-orientale, dans les Bouches-du-Rhône, Vaucluse, le Var et les Basses-Alpes, nous retrouvons une autre chouannerie, cette chouannerie provençale dont l'histoire reste à faire. Dans la vallée entière du Rhône inférieur et moyen, c'était un éparpillement de vengeances, et sur toute cette région de meurtres Némésis déchaînée planait. La région pyrénéenne était en fermentation continue. Le long de la chaîne cévenole, voici les restes de ces partis royaux qui ont fait à la Convention et au Directoire une guerre de camisards. Dans la plupart des autres départements, le brigandage existe à l'état sporadique, se manifestant par attentats épars ; point de route totalement libre, aux abords même de la capitale, et plus d'un an après l'établissement du Consulat on arrêtera une diligence à Charenton[27] ; point de lieu propice aux embuscades où l'insécurité ne se soit singulièrement accrue, et il semble que la Révolution a généralisé la forêt de Bondy.

En dehors de l'Ouest, du Midi et de certaines régions du centre, le brigandage perd à peu près son aspect de guérilla contre-révolutionnaire pour devenir simples incursions de conscrits réfractaires, de gens sans aveu et de chauffeurs. Néanmoins, ces malandrins essaient de se donner une couleur politique en détruisant les emblèmes républicains, en s'attaquant de préférence aux agents de l'État et aux acquéreurs de biens nationaux. A Paris même et aux environs, des royalistes de coup de main, précurseurs de Cadoudal et de ses compagnons, rêvent d'enlever ou d'assassiner les Directeurs[28]. Aucun bénéficiaire de la Révolution ne se sent totalement à l'abri de la réaction armée et vagabonde.

Contre la persistance du désordre, d'où qu'il vint, les autorités ne pouvaient rien ou pouvaient peu de chose. Bien qu'une infinité de communes fussent en état de siège, les moyens militaires manquaient souvent, car la prolongation de la guerre retenait au dehors la plus grande partie des armées. La gendarmerie était mal organisée et infectée de Jacobins retraités dans ses rangs. Les gardes nationales, où se recrutaient les colonnes mobiles destinées à poursuivre les bandes et à opérer des battues, montraient faiblesse et découragement. Les autorités civiles, mouvantes, instables, ne constituaient nulle part un sérieux appareil de protection.

La constitution avait créé sur le papier une administration régulière, combiné savamment les attributions et les formes, établi une hiérarchie d'autorités : à la tête de chaque département, une administration centrale, corps élu, composé de cinq à sept personnes ; plus bas, des administrations cantonales, formées des agents municipaux de chaque commune, également élus ; des tribunaux élus ; à côté de chacun de ces corps, un agent de l'Exécutif, chargé de requérir l'application des lois, et spécialement auprès de l'administration départementale un commissaire du Directoire, préfet en germe, car la constitution de l'an III avait voulu marquer un premier pas vers le renforcement de l'autorité centrale. Mais le Directoire changeait continuellement ses commissaires, d'après les oscillations de sa politique. Les corps élus se renouvelaient partiellement tous les ans, ce qui les laissait en continuel flottement. De plus, dans l'intervalle des élections, le Directoire avait droit de révoquer les administrateurs de tout genre et de les remplacer par des hommes à lui ; il usait de ce droit arbitrairement, follement. Suivant que telle ou telle tendance prévalait en lui, il favorisait alternativement les différentes nuances de l'opinion révolutionnaire, plaçait déplaçait, replaçait tour à tour les mêmes hommes ; il les fallait monter ou descendre d'un échelon et sauter de poste en poste avec une vertigineuse rapidité. C'était une continuelle mobilité à l'intérieur du même personnel, un tournoiement de fonctionnaires qui passaient, disparaissaient et reparaissaient, sans inspirer ni ressentir la moindre confiance.

Parmi eux, il v avait une multitude d'incapables et d'indignes. La révolution jacobine avait jeté au pouvoir le rebut de la population et le Directoire après Fructidor avait repris ces errements. D'après un témoignage très modéré se rapportant à un département belge, on avait placé les hommes les plus ineptes comme les plus déconsidérés. Incapables de faire le bien, ceux-ci firent le mal avec amplitude et délices...[29] Le général Moncey écrira bientôt de Lyon, en peignant l'état dans lequel il a trouvé la seconde ville de France : Les autorités actuelles et surtout l'administration centrale sont devenues, à force de malversations, une calamité publique. Tout est entravé par l'action administrative, tout y est refroidi par ses insinuations, même par sa seule présence[30].

Par la vue de telles gens en place, le respect, la notion même de l'autorité se discrédite et se perd. Le public sait que du haut en bas de l'échelle administrative on vole, on grappille, les employés s'autorisant de ce qu'ils ne sont point régulièrement soldés pour se payer sur la chose. La Révolution avait incroyablement multiplié les fonctions, pour satisfaire toutes les cupidités qui s'agitaient autour d'elle, mais se trouvait hors d'état d'acquitter les traitements, et lors même que les autorités voulaient bien faire, quel service un agent en chef pouvait-il exiger d'un subordonné qu'il n'avait pas de quoi payer ? Ainsi voyait-on une foule d'administrateurs et très peu d'administration ; dans les campagnes, des gardes champêtres et des gardes forestiers par milliers, peu de police rurale ; l'excellente institution des juges de paix pervertie par le système électif qui faisait de ces magistrats les instruments des factions locales ; dans les villes, des préposés à toute sorte de services, des commis, des policiers, et peu de police, sauf l'inquisition politique ; des tribunaux terrorisés tour à tour par le jacobinisme ou la réaction, peu de justice ; partout, le désordre dans la comptabilité, le désordre dans les recettes et les dépenses, le désordre dans la disposition même des locaux affectés aux services et dans la tenue des paperasses, un désordre sans nom, un incomparable gâchis.

Puis, comme il est de principe que l'État doit pourvoir à tous les besoins collectifs, sans assistance de corporations intermédiaires et privées, l'État succombe sous le faix des devoirs qu'il s'est lui-même imposés. Il a été convenu que la République ne devait pas seulement assurer les grands services et pourvoir à la défense nationale, mais élever républicainement les enfants, soigner les malades, assister les indigents, recueillir les orphelins ; qu'elle devait se faire curatrice universelle, maîtresse d'école, infirmière et nourrice. Comme en fait elle reste absorbée par ses fureurs politiques et par le souci de sa défense, comme d'autre part l'argent lui devient introuvable, tout manque à la fois.

D'après les rapports établis au lendemain du règne conventionnel, l'instruction publique est nulle[31]. Les hôpitaux, les hospices, bien qu'une loi du 16 vendémiaire an V ait prononcé en principe la restitution de leurs biens et leur ait promis des subsides, présentent un aspect navrant ; en l'an VI et en l'an VII, dans vingt-neuf villes ou départements, ils semblent à la veille de se fermer, de jeter sur le pavé les malades et les infirmes[32]. A l'hôpital d'Aix, deux infirmiers étouffent un malade pour le voler : ils faisaient les républicains, et l'on s'était vu forcé de leur donner de l'emploi[33]. Les enfants assistés, les enfants de la République, périssent d'inanition par milliers entre les mains des femmes de la campagne auxquelles on les a donnés à élever[34]. Les œuvres d'utilité ou de sûreté communes n'arrivent pas à se reformer. Les prisons sont d'infects cloaques, mais le délabrement de leurs murailles est tel qu'il facilite les évasions, et parfois le gardien laisse pendant la journée les détenus errer à leur aise dans les rues. La pénurie, l'incurie et les malversations suppriment les travaux publics. L'état des chemins devient une calamité générale[35]. Les canaux s'obstruent, les digues s'écroulent, les ports se comblent ; par poussée contre la civilisation qui recule, la nature récupère son empire. Autour des villages mal protégés, les loups, qui ont repris goût à la chair humaine, rôdent par milliers ; autour des villes, des régions jadis riantes, semées d'habitations et parées de jardins, retombent à l'état de brousse indécise, mais les paysans se partagent les biens communaux et font provision de bois dans les forêts domaniales ou privées. En beaucoup d'endroits, les Français éprouvent les inconvénients et les avantages de l'état de nature.

 

II

Au désordre révolutionnaire se joignait, sur tous les points où portait l'action publique, la plus dure et méticuleuse tyrannie. Quiconque ne se mettait pas en révolte armée contre les lois ou ne leur échappait point par subterfuge devait en supporter l'atrocité. Les révolutionnaires en jouissance, qui repoussaient le nom de Jacobins et n'avaient pas rouvert le célèbre club, restaient essentiellement pénétrés de l'esprit jacobin, c'est-à-dire de la manie persécutrice. La liberté n'existait que pour eux ; ils la refusaient aux autres tout en leur ordonnant de l'adorer à genoux ; ils avaient divinisé le mot et proscrit la chose. Voilà pourquoi les Français accueilleront Bonaparte en libérateur et échangeront si facilement l'oppression de misérables despotes contre une haute et impartiale tyrannie.

Parmi les légendes qui se sont accréditées sur le 18 brumaire, il n'en est pas de plus erronée que celle de l'acte liberticide. Ce fut longtemps lieu commun historique que de présenter Bonaparte brisant d'un revers de son épée une légalité réelle et étouffant sous le roulement de ses tambours, dans l'Orangerie de Saint-Cloud, les derniers soupirs de la liberté française. En présence des faits mieux reconnus et étudiés, il n'est plus permis de répéter cette solennelle niaiserie. On peut reprocher à Bonaparte de n'avoir pas fondé la liberté ; on ne saurait l'accuser de l'avoir détruite, par l'excellente raison qu'il ne la trouva nulle part à son retour en France ; il n'a pas pu supprimer l'inexistant. Dans les premiers temps du Directoire, il y avait eu commencement de détente et quelques libertés, au milieu de violents mouvements réacteurs, mais l'acte liberticide ne fut pas le 18 brumaire, ce fut le 18 fructidor, alors que les révolutionnaires, pour briser un reflux de royalisme, ressaisirent brutalement la dictature. A partir de ce coup d'État contre la nation, à peu près toutes les libertés garanties aux Français par la constitution leur furent violemment retirées ou perfidement soustraites.

Le premier droit d'un peuple émancipé est de choisir librement ses représentants et de contrôler par eux la direction des affaires. Tous les individus appelés constitutionnellement à l'exercice des droits de citoyen doivent concourir à cette délégation de la souveraineté. Sous le Directoire fructidorien, d'après une série de lois d'exception, une catégorie entière de Français, les parents d'émigrés et ex-nobles n'ayant point donné à la Révolution de gages formels, étaient exclus du droit de suffrage et frappés d'incapacité civique. D'autre part, le Corps législatif deux fois mutilé, en Fructidor et en Floréal, n'offrait en aucune façon l'image du corps électoral lui-même arbitrairement réduit ; c'était une représentation essentiellement viciée, fictive et dérisoire.

La tribune ratant ouverte aux seuls révolutionnaires munis de l'estampille gouvernementale, la presse vivait en servage. A la suite de l'acte de Fructidor, un décret de déportation avait été lancé contre les propriétaires et rédacteurs de trente-cinq journaux d'opposition, ce qui était un moyen radical d'anéantir ces feuilles. Une loi portée en l'an V et renouvelée en l'an VI soumit ensuite tous les journaux à la surveillance de la police, qui les supprimait à son gré et avec un pouvoir discrétionnaire ; l'opinion ne trouvait plus une voix pour s'exprimer. La liberté d'association et de réunion n'apparaissait que dans le texte de la constitution. A tout instant, des arrestations arbitrairement opérées, arbitrairement maintenues, outrageaient la liberté individuelle.

La liberté religieuse n'était qu'un mot. Après la Terreur et la grande rage sacrilège de 1793, la Convention, par retour aux principes, avait proclamé la liberté des cultes ; la loi du 3 ventôse an III avait dit : u L'exercice d'aucun culte ne peut être troublé ; la République n'en salarie aucun. n C'était la séparation des Églises et de l'État substituée à la fameuse constitution civile, l'Église schismatique perdent son privilège, les cultes replacés en face de l'État sur un pied d'égalité et déclarés libres. Cette liberté accordée en principe, la Convention la réduisit en fait à son minimum par la façon dont elle la réglementa ; vis-à-vis des cultes chrétiens, l'État se déclara neutre et demeura hostile[36]. Toutes sortes de précautions restrictives furent prises : obligation pour le culte de se renfermer strictement à l'intérieur des locaux abandonnés à son exercice, défense de se manifester par aucun signe extérieur et aucun acte de convocation, défense de sonner les cloches, défense aux prêtres de porter le costume ecclésiastique en dehors de l'église, de se dire membres d'une hiérarchie, de publier un mandement, une instruction, un écrit quelconque ; le culte devait se pratiquer non plus en cachette, mais en sourdine, sous l'œil de fonctionnaires toujours méfiants et persécuteurs. La loi du 11 prairial an III prononça la restitution des églises non aliénées, mais ne fut que très partiellement exécutée. Les lois de proscription contre les insermentés ne furent jamais franchement rapportées, sauf à la veille de Fructidor par les Conseils royalisés.

On n'en avait pas moins vu de 1795 à 1797 commencer, éclater cette renaissance catholique qui demeure l'un des grands phénomènes sociaux de l'époque. Au mépris des dogmes nouveaux effondrés clans le sang, la foi surgissait des profondeurs populaires où elle s'était conservée et se faisait jour impétueusement ; l'Église sortait des catacombes décimée et plus forte ; les prêtres cachés reparaissaient, les fugitifs rentraient, se remettaient à exercer dans les églises rendues ou dans des locaux particuliers, et non seulement les constitutionnels, mais les catholiques travaillaient à opérer partout la restauration de leur culte[37]. Fallacieux répit, éclaircie momentanée au milieu des orages ! Après Fructidor, sous le règne d'impudents jouisseurs et d'étroits sectaires, il y eut une tentative nouvelle et durable, âprement combinée, pour déchristianiser la France.

Trois moyens principaux furent employés. Le premier fut de soumettre la totalité du clergé à un régime d'exception, régime atroce. Pour les prêtres, il n'est plus de loi désormais, la loi, c'est l'arbitraire organisé. Non seulement les prêtres proscrits par des lois antérieures et rentrés à la faveur de l'accalmie sont invités à sortir de France sous quinze jours, mais, aux termes de l'acte voté le 19 fructidor par les Conseils asservis, tout prêtre quelconque, ancien insermenté ou jureur, peut être déporté par simple arrêté motivé, par lettre de cachet directoriale.

Usant de cette faculté que le Comité de salut public lui-même n'avait pas exercée, le Directoire, depuis fructidor an V jusqu'à prairial an VII, lança 9.969 arrêtés de déportation, dont 1.756 contre des ecclésiastiques français, les autres s'appliquant aux prêtres belges, qui furent condamnés par fournées avant ou après l'insurrection de leur pays[38] ; c'était le mensonge des révolutionnaires que de proclamer en principe la liberté du culte, et que de le supprimer en fait par la suppression de ses ministres. Parmi les prêtres frappés, les uns le furent à raison de délits contre-révolutionnaires, d'autres sur de simples présomptions et parce que leur présence pouvait occasionner des troubles[39], d'autres pour actes de leur ministère jugés abusifs et entachés de superstition ; l'un d'eux fut envoyé en Guyane pour fait d'exorcisme[40]. Tous, à la vérité, ne subirent pas l'inique supplice ; la plupart même réussirent à se soustraire aux recherches, mais ils durent reprendre leur vie de proscrits à l'intérieur et d'errants.

En second lieu, le Directoire rétablit pour les prêtres voulant exercer leur ministère l'obligation du serment ; il ne s'agissait plus de serment à la constitution civile, dépourvue au regard de l'État de toute existence, mais de serment à la République de l'an III ; on devait dire : Je jure haine à la royauté et à l'anarchie, attachement et fidélité à la République et à la constitution de l'an III. A côté des constitutionnels, quelques prêtres catholiques se soumirent, jugeant que l'obligation imposée n'avait rien d'hétérodoxe ; plus grand fut le nombre de ceux qui refusèrent de se lier sacramentellement à un ordre politique dont les principes répugnaient à leur conscience. Ils abandonnaient les églises ; les uns, renonçant à toute fonction ecclésiastique, se tenaient cachés ; les autres s'en allaient hors des habitations, dans les granges, dans les souterrains, au fond des forêts, célébrer un culte héroïque et furtif. Il y eut plus de prêtres désormais dans les bois que dans les villes. On vit des départements entiers où l'effet du nouveau serment combiné avec la faculté de déportation fut de suspendre une seconde fois l'exercice régulier du culte et de rejeter l'Église au désert.

Un troisième moyen employé contre elle consistait à transformer le calendrier républicain, avec les célébrations qu'il comportait, en instrument de destruction des cultes chrétiens. Ce calendrier aux noms sonores, poétiques, évocateurs, faisant passer devant nous tout le cycle de l'année avec ses splendeurs et ses tristesses, excite aujourd'hui une indulgente curiosité. On oublie trop qu'il institua en France une tyrannie de plus et fit pendant plusieurs années la désolation du peuple.

Le décadi, jour final et culminant de la décade, fut choisi pour la célébration du culte devenu religion de l'État et nommé communément décadaire. Aussi bien, ne l'oublions la Révolution, devenue effroyablement antichrétienne, restait religieuse ; elle eut toujours la passion des liturgies, la fureur des rites, et passa une partie de son temps à fabriquer des religions. La religion décadaire n'était autre que le culte organisé de la patrie. Au jour dit, dans un décor solennel ou pastoral, les administrateurs de canton réunissaient les habitants autour de l'autel de la Patrie, lisaient et commentaient les lois, sermonnaient laïquement, interrogeaient les enfants, citaient des traits de vertu civique, -avec accompagnement d'orgue et de chants. L'idée d'exalter le sentiment national au moyen de spectacles propres à frapper l'imagination du peuple n'avait rien en soi que de louable et d'élevé ; elle répondait au goût théâtral de l'époque ; la folie des révolutionnaires fut de l'opposer aux traditionnelles croyances.

L'autel de la Patrie, autel de forme antique, décoré de figures et d'emblèmes, s'était érigé dans le milieu de l'église, reléguant souvent les tabernacles derrière le chœur ou dans les bas côtés. Pendant l'office laïque, ordre d'enlever partout ou de voiler les emblèmes religieux ; on prend aux catholiques leur place, on prend leurs heures ; à Paris, le culte devra cesser le décadi à huit heures et demie précises du matin et ne pourra reprendre qu'après les cérémonies civiques, pourvu, toutefois, qu'il ne soit pas plus de six heures du soir en été et de huit heures en hiver[41]. En province, en agit autrement, et un certain nombre d'administrations, sous prétexte que le décadi était le seul jour légalement férié et que le reste du temps devait appartenir au travail, firent défense d'ouvrir les églises en tout autre jour que celui-là, où le culte devait précisément s'humilier devant l'office décadaire et se subordonner à lui[42]. Le décadi supprimait ainsi le dimanche, avec lequel il ne concordait point ; il supprimait la messe dominicale, l'acte le plus important du culte, l'acte nécessaire, celui qui aux yeux de la population exprime et signale la vie religieuse.

Cette mesure radicale ne se généralisa point, mais il ne fut guère de département où les administrations, encouragées par le Directoire, n'aient cherché à obtenir par tous moyens, hors la pure contrainte, le transfert de l'office dominical au décadi. De même, les rigueurs contre les prêtres ne sévirent point partout avec une égale intensité. En certains pays, la persécution fut hideuse, l'arbitraire des administrateurs locaux s'accordant avec la sauvagerie des lois ; dans d'autres, les administrateurs, embarrassés par la complication de lois qui se surajoutaient les unes aux autres, perdus dans ce chaos, reculant aussi devant l'indignation des consciences, fermaient un peu les yeux. Le désordre était en toutes choses le correctif de l'arbitraire. Dans la confusion générale, dans l'obscurité qui planait sur l'état légal d'un nombre infini de personnes, quelques prêtres réussissaient à dissimuler l'irrégularité de leur situation, à se faire oublier, tolérer. Il en résultait de singuliers disparates dans la situation religieuse de la France, des différences selon les départements.

Dans l'un, le culte a totalement disparu ; dans l'autre, il végète précaire, tremblant, sous la menace qui vise perpétuellement la tête de ses ministres. Voici, par exemple, deux départements contigus, Indre-et-Loire et Loir-et-Cher. Dufort de Cheverny, habitant aux environs de Blois, nous dit : Toute la Touraine est maintenant sans aucun ministre du culte. Le département de Loir-et-Cher n'a pas suivi les mêmes principes, car les prêtres jusqu'ici y sont fort tranquilles. Ils peuvent dire comme l'homme qui tombait du haut des tours de Notre-Dame et criait en l'air : Cela va bien pourvu que cela dure[43]. En Eure-et-Loir, le commissaire du Directoire écrit : Le culte catholique n'a plus lieu dans la majeure partie de mon arrondissement[44]. Dans les campagnes de Vendée, l'acte de Fructidor a d'abord anéanti le culte ; un peu plus tard, quelques prêtres ayant prêté le serment sont admis à dire des messes[45]. En 1798, nous voyons la Drôme entièrement privée de secours spirituels ; en 1799, à Marseille, des prêtres officiant dans les églises au milieu d'un grand concours de peuple[46]. A Paris, quinze églises avaient été rendues, dont huit aux catholiques, à condition que le culte y cohabitât avec les pratiques décadaires et les exercices des Théophilanthropes ; pour suppléer à l'insuffisance de ces églises, les catholiques, autorisés par la loi, avaient consacré au culte un certain nombre d'édifices privés ; on ferma toutes ces chapelles après Fructidor[47]. Le culte constitutionnel, quoique devenu suspect et souvent frappé, se maintenait en général, mais demeurait répudié par l'immense majorité des fidèles.

D'étranges anomalies s'imposaient parfois aux révolutionnaires. Dans cette France couverte de monastères en ruine et de cloitres violés, on laissait subsister en fait certaines congrégations de femmes, consacrées à l'assistance des pauvres et au soin des malades, parce qu'on n'avait pu faire autrement, parce qu'il ne s'était trouvé personne pour les remplacer. Dans le célèbre Hôtel-Dieu de Beaune, les religieuses, ayant quitté leur costume quatre fois séculaire, tenaient encore garnison catholique. Dans un assez grand nombre de communes et jusqu'en plein Paris, à l'Hôtel-Dieu, des sœurs déguisées en infirmières continuaient furtivement à se dévouer[48].

Sous d'autres rapports, la manie antireligieuse passait toutes bornes, atteignait le comble de l'absurde et le ridicule suprême : par arrêté du 14 germinal an IV, défense de tenir des marchés à poisson les ci-devant vendredis, la guerre au maigre, le poisson prohibé comme contrebande catholique, au grand dommage de nos pêcheries ; à Paris, fermeture de l'oratoire établi dans l'ancienne chapelle des Carmes parce qu'on y a célébré la fête des Rois[49] ; à Strasbourg, un marchand condamné à l'amende pour avoir exposé dans sa boutique un jour d'abstinence plus de poisson qu'à l'ordinaire, trois cent cinquante jardiniers poursuivis pour avoir sanctifié le dimanche en ne portant pas ce jour-là leurs légumes au marché[50]. Ces rigueurs survivraient jusqu'après Brumaire par le fait d'agents locaux qui se faisaient les grossiers instruments de la tyrannie rationaliste. Ô raison, que de sottises on commet en ton nom !

Ces aberrations imbéciles ne sauraient trouver d'excuse. Il faut convenir toutefois que les révolutionnaires n'obéissaient pas uniquement à l'inepte désir de violenter les consciences, d'extirper le sentiment religieux, de procéder par arrachement violent des traditions et des croyances. Ils rencontraient la plupart du temps dans le clergé orthodoxe un adversaire politique. Contre eux, depuis les fautes premières de la Révolution et par l'enchaînement des circonstances, le catholicisme restait religion de combat.

Au début, l'immense majorité du bas clergé avait accueilli la Révolution comme une promesse de régénération matérielle et morale et de fraternité évangélique. La constitution civile, mettant entre la Révolution et l'Église un cas de conscience, avait opéré la scission ; elle avait suscité la résistance d'une part et de l'autre la fureur. Après même que l'État eut cessé de se faire protecteur officiel et garant du schisme, beaucoup de prêtres rentrés continuèrent d'obéir aux directions politiques des évêques émigrés, de prendre le mot d'ordre à l'étranger ; ils prêchaient la désobéissance aux lois, excitaient les conscrits à la désertion, demeuraient agents de réaction royaliste et maintenaient l'état de guerre. On avait vu cependant, lors de la période d'accalmie, quelques essais de résignation et de ralliement. Des prêtres assez nombreux, se conformant à la pure doctrine de l'Église et d'ailleurs à un bref du Pape, admettaient le principe du gouvernement établi ; pratiquant dans un sublime esprit de charité le pardon des offenses, ils évitaient toute allusion à l'horrible passé, s'abstenaient d'attaquer les lois civiles, se bornaient à une propagande purement religieuse, consolaient le peuple, se vouaient à l'œuvre douce et à l'apostolat des âmes[51]. Il y avait eu effort à ce moment pour séparer l'autel du trône, et les princes s'en étaient inquiétés. La terreur fructidorienne survint pour contrarier ce mouvement, pour créer ou au moins accentuer dans le clergé catholique, sur la question de résistance ou de soumission à la République, une espèce de schisme.

Au reste, il était impossible aux prêtres catholiques d'accepter en conscience la totalité des faits accomplis. A défaut de la constitution civile, la sécularisation des biens ecclésiastiques, non ratifiée à Rome, restait pierre d'achoppement. Quand un acquéreur de biens d'Église se présentait au confessionnal pour se réconcilier avec Dieu sans vouloir renoncer à sa part de butin, le prêtre, s'il était lui-même parmi les pacifiques, usait de biais et de circonlocutions, demandait un acte de contrition plutôt que de restitution, mais sa conscience lui interdisait de libérer totalement celle du révolutionnaire à demi pénitent[52]. Il exigeait la restitution des vases sacrés et des objets mobiliers ou des réparations pécuniaires, renvoyait pour les biens-fonds à un arrangement qui pourrait intervenir. A cet arrangement, Rome se fût prêtée sans doute, mais encore était-il nécessaire qu'elle trouvât devant elle quelqu'un avec qui traiter, et le gouvernement de Paris se posait en fanfaron d'impiété grossière. Pour faire cesser la querelle religieuse qui envenimait toute la Révolution, il faudrait qu'un grand gouvernement vint assurer à la fois la liberté effective du culte, les droits de l'autorité civile et la pacification des consciences.

En attendant, la persécution antichrétienne torturait de toute façon la France ; c'était une tyrannie essentiellement prolifique, génératrice d'une foule d'autres. La persécution décadaire surtout fut multiple, multiforme. On prétendit transporter au décadi le dimanche tout entier, avec ses accoutumances diverses et immémoriales. Déjà, les jours des foires et marchés avaient été déplacés, et cette mesure faisait crier le peuple, troublé dans ses habitudes. On décida que les mariages seraient célébrés par les officiers publics seulement le décadi et dans le temple du chef-lieu de canton, ce qui obligeait les mariés villageois à de longs trajets et les exposait aux plaisanteries obscènes de tous les mauvais sujets de petite ville. On allait jusqu'à obliger les gens de quitter leurs habits de fête le dimanche et de s'endimancher le décadi. Le 17 thermidor an VI, la Révolution fit sa loi de chômage obligatoire. Il fut décrété que tous travaux devraient s'interrompre le décadi, à l'exception de ceux qui seraient jugés par les corps administratifs présenter un caractère d'urgence.

Le peuple désobéit et ne voulut pas rompre avec une tradition de quinze siècles ; le peuple s'obstinant contre les lois, le gouvernement s'obstina contre les mœurs. Pour imposer le chômage, on eut recours à l'amende, à la prison, parfois à la violence crue et sanguinaire ; dans le canton de Manosque, département des Basses-Alpes, une expédition militaire ayant été organisée pour arrêter les contrevenants, il fut tiré par la troupe sur quelques cultivateurs qui voulurent fuir[53].

Ailleurs, la question de savoir quels travaux au juste étaient prohibés, quels autorisés, donnait lieu à de subtiles controverses et mettait à l'épreuve la casuistique révolutionnaire. A Saint-Germain-en-Laye, le cas d'un maréchal ferrant qui, pendant un décadi, avait ferré le cheval d'un voyageur avec des fers préparés et forgés dans le cours de la décade, donna lieu à une consultation en règle rendue par le ministre de l'intérieur[54]. A Strasbourg, lorsque les agents, passant le décadi dans les rues, perçoivent un bruit suspect, le bruit d'un métier ou d'un rouet, ils envahissent la maison et dressent procès-verbal[55]. Dans l'Ille-et-Vilaine, ils font condamner à l'amende une pauvre vieille réactionnaire de quatre-vingt-deux ans qui a été trouvée filant sa quenouille à vue de la rue[56]. Ces puritains du Directoire entendent qu'en dehors des assemblées civiques, le décadi soit morne et silencieux comme un dimanche d'Écosse. Surtout, pas de boutiques ouvertes le décadi, pas de boutiques fermées le dimanche, et si les villageois s'avisent au jour ci-devant férié de s'amuser comme au vieux temps et de danser sous la feuillée, les gendarmes interviennent brutalement. Dans l'Yonne, les paysans criaient : Où est donc la liberté si nous ne pouvons pas danser quand nous voulons ?[57] Et ces mots sont significatifs, car ils montrent comment se retournait contre la Révolution l'idée de liberté qu'elle avait mise pourtant au fond des âmes. La Révolution avait été d'abord l'espoir, l'enthousiasme des simples autant que l'enivrement des savants et des lettrés ; maintenant, au nom d'un idéal abstrait et aristocratique en son genre, elle s'attaquait aux croyances, aux mœurs, aux usages des pauvres gens, aux habitudes enracinées au plus profond de leur existence ou douces à leur cœur, et contre sa monomanie liberticide grandissait partout le mécontentement des humbles.

Les révolutionnaires disaient : Si le peuple s'attarde à ses vieux préjugés, c'est qu'il est ignorant et que de perfides instituteurs lui insufflent la superstition et le fanatisme. Donc, il faut républicaniser l'instruction et en même temps l'étendre, inonder le pays de lumière. Dans l'ordre de l'enseignement supérieur, la Convention avait créé à Paris de grands établissements par lesquels elle a hautement mérité de la science : École polytechnique, Muséum, École normale, Conservatoire des arts et métiers. En fait d'enseignement primaire et secondaire, elle avait tracé un plan grandiose qu'elle avait réduit ensuite, laissant à ses successeurs le soin de l'exécuter. Le Directoire se mit à l'œuvre, essaya de créer partout des écoles primaires et dans chaque département une école centrale, mais n'y réussit que très imparfaitement.

D'autre part, la Convention avait proclamé le 17 brumaire an III la liberté de l'enseignement : La loi ne peut porter aucune atteinte au droit qu'ont les citoyens d'ouvrir des écoles particulières et libres sous la surveillance des autorités constituées. A la suite de cette loi, un grand nombre d'écoles libres, dites alors particulières, s'ouvrirent ; beaucoup étaient tenues par d'anciens prêtres obligés de renoncer à leur état ou par d'ex-religieuses ; dans ces établissements, on donnait une instruction chrétienne et on négligeait l'éducation civique. Qu'arriva-t-il ? Les pères de famille, restés ou redevenus catholiques, croyant du moins à la vertu morale du catholicisme, envoyèrent leurs enfants dans les écoles où l'on enseignait la religion et où l'on enseignait peu la République. Sur ce point comme sur tant d'autres, il y eut scission absolue entre la nation et le gouvernement[58].

Tous les documents l'attestent : rapport de l'an VI pour Paris : Ces établissements particuliers ont enlevé aux instituteurs primaires presque tous leurs élèves. Réduits à enseigner les indigents qui ne pouvaient payer aucune rétribution, ne recevant pour prix de leurs soins que la faible indemnité qui leur tient lieu de logement, beaucoup se sont découragés et ont donné leur démission[59] ; le rapport suivant constate que les maîtres désignés par l'État enseignent dans le désert. On voyait même, au scandale de la police parisienne, des révolutionnaires considérables, qui se targuaient publiquement d'incrédulité, céder, en ce qui concernait leur vie de famille, à l'influence des vieux préjugés, faire élever chrétiennement leurs enfants ; on remarquait dans les écoles de fanatisme des enfants de généraux et de députés : ces députés, qui en 1792 et 1793 se sont le plus élevés contre les prêtres, ne regardent leur fille bien élevée que quand elle a fait sa première communion[60].

Pour résister à une concurrence désastreuse et raviver ses anémiques écoles, le Directoire recourut à divers procédés. Par arrêté, il enjoignit aux fonctionnaires d'envoyer leurs enfants aux écoles publiques. Le commissaire près le département de la Seine proposait un moyen plus radical : Que la loi prononce qu'à compter d'une époque déterminée nul ne pourra devenir fonctionnaire s'il n'a pas passé tous les degrés des écoles primaires et centrales[61]. Les pouvoirs publics n'allèrent pas jusque-là, mais prirent une série de mesures attentatoires à la liberté : destitution d'instituteurs et d'institutrices libres pour cause d'incivisme, ordre aux écoles particulières de vaquer le décadi et de rester ouvertes le dimanche, ordre d'exposer dans leurs locaux, en gros caractères, la Déclaration des droits et des devoirs du citoyen, surveillance rigoureuse de leur enseignement dans le but de le républicaniser et de l'uniformiser. Nous jugions, disaient les administrateurs de la Seine, que, si ces établissements n'étaient sévèrement inspectés et surveillés, il existerait dans la République deux espèces d'écoles, deux sortes d'éducation ; dans les écoles primaires, nos enfants sont élevés dans les principes de la pure morale et du républicanisme ; dans les écoles particulières, ils sucent les préjugés de la superstition et de l'intolérance ; ainsi, la diversité des opinions, le fanatisme, les haines se perpétueront de génération en génération[62].

L'idéal des révolutionnaires eût été que la France entière s'instruisît et s'élevât, puis vécût, pensât, agit et s'émût selon le rite. Il leur fallait que tout fût école à leur profit : l'aspect matériel des choses, le spectacle de la rue, les façades ravagées des églises, les croix abattues, les niches vides, les rues débaptisées, les monuments démarqués, les vieilles appellations changées ou tronquées, car on disait maintenant la rue Honoré, la porte Martin, le faubourg Antoine, et l'on avait laïcisé jusqu'aux saints ; la profusion des devises et des emblèmes, l'entrelacement universel des ornements gréco-romains et des couleurs nationales, aboutissant à une orgie de tricolore ; la multiplicité des fêtes civiques et païennes qui se déroulaient périodiquement. Parmi ces fêtes, les unes étaient largement conçues et d'imposante ordonnance, car la Révolution avait le sens triomphal ; d'autres étaient ridicules, car la Révolution conservait le goût des parades et des travestissements mythologiques, des faux Romains, des défilés d'hippodrome, et restait solennellement carnavalesque.

On voulait aussi que la littérature, le théâtre, s'inspirassent de l'esprit révolutionnaire, et rien ne jaillissait plus de cette source épuisée. La poésie n'est que versification, et, malgré d'honorables efforts, la tragédie achève de se glacer au contact d'un public que n'animent plus les grands souffles. En fait de littérature, Paris lit les journaux, feuillette quelques brochures et se repaît des romans d'Anne Radcliffe. Paris court aux pièces à crimes et au merveilleux sombre qui répond aux besoins de son imagination hantée. Au théâtre, on affecte de ne plus écouter les airs patriotiques et révolutionnaires que les musiciens de l'orchestre exécutent par ordre et d'un air profondément ennuyé à l'ouverture du spectacle.

L'autorité publique en venait alors à faire la guerre aux mots, à interdire de prononcer sur la scène le nom des choses abolies, à falsifier le texte et le titre des anciennes pièces, à défendre de montrer des uniformes d'autrefois dans les pièces dont l'action se passait sous la monarchie, à expurger nos classiques, à expurger l'antiquité elle-même. En prairial an VII, la reprise de l'opéra d'Hadrien, par Méhul, suscitait aux Cinq-Cents un orage ; le député Briot s'écriait : On insulte aux républicains en couronnant sur la scène un empereur, et l'orateur avant lu quelques vers du livret primitif, le compte rendu de la séance porte : Ici, le Conseil fait éclater un mouvement d'indignation[63]. Pour rassurer les Cinq-Cents, le Directoire expliqua qu'Hadrien figurait désormais sur la scène en simple général, dépourvu des insignes impériaux ; on avait eu soin de républicaniser son triomphe, et tout au plus pourrait-on y découvrir une allusion aux victoires du général Bonaparte.

L'étiquette révolutionnaire était ainsi apposée à toutes choses ; il fut question de la coller à la personne même des citoyens et d'en faire partie intégrante de leur costume. David avait dessiné le costume du citoyen français ; il ne fut pas prescrit de l'endosser, mais au moins essaya-t-on de marquer les Français des deux sexes aux couleurs nationales et de les estampiller de la cocarde. Cette mesure n'arriva point à se généraliser, mais en beaucoup d'endroits, à la fin du Directoire, on refusait l'entrée des villes aux individus ne portant pas l'emblème tricolore ; on leur défendait de paraître dans les lieux de réunion, d'assister aux séances des corps constitués[64]. A Paris, les grenadiers du Corps législatif repoussaient et rudoyaient une citoyenne qui voulait se promener dans le jardin des Tuileries sans arborer la cocarde réglementaire[65].

Le Français molesté de tant de façons jouit-il au moins de la liberté élémentaire et primordiale, celle d'aller et venir, de s'absenter pour ses affaires ? Pour peu que son civisme soit suspect, qu'il se garde de disparaître un instant de sa commune, de voyager dans un département limitrophe. La liste des émigrés, toujours ouverte, jamais close, est là qui le menace et le guette. Tout individu momentanément absent risque d'y être inscrit par mesure administrative, sans recours devant un tribunal quelconque. Tout Français qui se déplace de son domicile peut être créé émigré, c'est-à-dire considéré à son retour comme émigré rentré et exposé à la fusillade sans autre forme de procès, par le caprice d'un de ces tyrans subalternes qui se sont faits les hobereaux de la Révolution. La seule ressource de l'inscrit sur la fatale liste sera désormais de se cacher ; ses biens seront mis sous séquestre, au détriment de tous ceux avec lesquels il a contracté. L'insécurité planant continuellement sur les biens aggrave celle des transactions, augmente la timidité des affaires, et le monstrueux arbitraire de la législation concourt à troubler profondément l'économie générale du pays.

 

III

Quel était alors l'état économique et social de la France ? Les grandes crises des nations, à la différence des maladies individuelles, ne paralysent pas l'organisme entier ; elles détruisent une foule d'individus et réagissent violemment sur tous les autres ; mais encore faut-il que ceux-là continuent à se nourrir, à se vêtir, à s'occuper de leurs consommations journalières, de leurs besoins et même de leurs plaisirs, c'est-à-dire qu'ils achètent, vendent, traitent avec leurs semblables.

La Terreur même et la loi du maximum n'avaient pas totalement suspendu la vie économique française, si elles l'avaient effroyablement perturbée. A présent, on essayait de se reprendre à une existence plus normale ; il y avait un commerce, une industrie, des manufactures, des bourses dans les grandes villes, des foires régionales, mais tout cela singulièrement réduit et précaire ; l'insécurité générale et une foule d'entraves empêchaient de réparer le mal ; le bien acquis n'arrivait que très difficilement à se dégager. Pour apprécier sainement l'état des choses, en bien et en mal, il faut le comparer à ce qu'il était à la veille du cataclysme.

La France des derniers temps de l'ancien régime était terre de contrastes : des régions prospères et actives, de vastes étendues mornes ; à côté des classes privilégiées, à côté de la bourgeoisie grandissant singulièrement en richesse et en importance sociale, l'ouvrier et le paysan restant soumis à des conditions économiques rigoureuses ; un amas d'iniquités, des résistances tenaces, et cependant un effort de plus en plus marqué vers l'amélioration du sort général Jamais les classes pensantes ne s'étaient plus intéressées aux questions d'économie sociale et publique ; il ne s'était jamais vu tant de gouvernants ni d'administrateurs avant à cœur le souci du bien public et la religion du progrès. Leur effort, se heurtant aux privilèges de tout genre et au bloc compact des abus, n'avait réussi à opérer le progrès que par intermittences et surtout par endroits.

Certaines villes resplendissaient et formaient autant de sous-capitales ; là, c'était un merveilleux essor d'activité commerçante, industrielle, colonisatrice. Marseille accaparait les deux tiers au moins du commerce total de l'Orient ; Bordeaux était une porte monumentale par où passait un afflux de richesses, arrivant des Antilles[66] ; Lyon n'avait pas d'égale pour la fabrication des soieries ; Rouen et ses sœurs normandes excellaient à confectionner des tissus, tout en se plaignant que le traité de commerce de 1786 avec l'Angleterre leur eût porté un sévère préjudice. A l'intérieur, des industries localisées, habiles, consciencieuses, donnaient l'aisance à des groupes épars. Et Paris au centre émerveillait le monde ; c'était la capitale des plaisirs et des idées ; jamais la civilisation ne s'y était épanouie en fleurs aussi délicates, encore qu'autour des quartiers de luxe et des industries heureuses la population des galetas et des taudis mit une circonvallation de misère, des campements de barbares, et que les malheureux sentissent affreusement, dans les bas-fonds de ce Paris plein de délices, l'horreur de vivre[67]. Quant à la population des campagnes, elle vivait très pauvre sous l'oppression des privilèges, sous l'écrasement des impôts, sous le fardeau de la taille, sous ce chaos d'injustices[68]. L'aménagement défectueux de ses ressources mettait constamment son alimentation en problème. Il est positif qu'à la fin du règne de Louis XVI, sous le plus humain des rois, la grande majorité des Français ne mangeait pas à sa faim. La richesse, le luxe, l'aisance, restaient privilèges de certains lieux plus encore que de certaines classes. Les grandes cités commerçantes, les ports, les centres d'industrie, étaient autant de points brillants qui étoilaient une surface de misère.

La Révolution et la guerre, ces deux phénomènes connexes qu'il ne faut jamais envisager séparément, avaient abattu les têtes de prospérité et de splendeur. Par l'effondrement de l'ordre public, par le bouleversement des fortunes, par le déchaînement de la barbarie, par la fermeture des ports, par le blocus du pays, la France a perdu sa couronne de florissantes cités. A Lyon, sur quinze mille ateliers, treize mille ont disparu[69] ; Marseille se meurt ; à Bordeaux, on n'éclaire plus les rues le soir[70]. Morte, l'exportation des toiles de Bretagne et de Normandie ; morte, l'exportation des draps du Languedoc. A Thiers, les fabriques de coutellerie produisent moitié moins qu'avant 89[71]. Au Havre, on voit en l'an V tous les magasins fermés ; à Calais, à peine quelques mâts dans le port ; une population en carmagnole et en bonnet de coton traînant ses sabots le long de la jetée au-devant du rare navire qui paraît[72] ; partout d'affreux stigmates : une rue d'Arras entièrement dépeuplée par la guillotine ; dans la même ville, tant d'édifices religieux détruits qu'on ne trouve même plus à vendre les matériaux[73]. Valenciennes, l'habile dentellière, écrasée en 1793 par les boulets autrichiens, reste un cadavre. A Paris, les rapports de police sont significatifs sur l'état des industriels : tel qui employait soixante à quatre-vingts ouvriers n'en emploie pas dix[74]. En vain le Directoire, dans ses rares instants de répit et de lucidité, essaie de ranimer l'activité économique, inaugure solennellement en 1798 au Champ de Mars la première exposition des produits de l'industrie. Tout ce qui faisait la prospérité solide et assise des villes, mouvement de grandes affaires, circulation des capitaux, travail des manufactures, a sombré dans la tourmente ou survit à peine.

Par contre, en dehors des pays de trouble continu, comme l'Ouest tout en plaies, la population agricole a matériellement gagné à la Révolution. Dans les campagnes, les grands propriétaires, les ex-nobles non émigrés, sont les plus malheureux des êtres. Tortures morales et humiliations, vexations matérielles, rien ne leur est épargné ; le fisc s'acharne arbitrairement sur eux, et il est curieux de voir dans le Blésois un homme comme Dufort de Cheverny, qui n'a pas voulu émigrer et qui est resté sur sa terre, qui a traversé la Terreur et s'en est tiré, songer en 1797 à s'expatrier, à tout abandonner, parce que les tracas, les ennuis, les piqûres d'épingle se multiplient par trop et qu'il se sent à bout[75]. Les moyens propriétaires sont moins maltraités. Les petits propriétaires, déjà très nombreux avant la Révolution, les gens de simple culture, possesseurs d'un champ, fermiers, métayers, artisans ruraux, journaliers, c'est-à-dire le plus grand nombre, ont acquis quelque bien-être.

La Révolution n'avait nullement créé la petite propriété, mais elle l'avait libérée Les impôts présents, si lourds qu'ils soient, ne vont pas à égaler les anciennes charges ; ils ont été établis par la Constituante d'après de sages principes. D'ailleurs, le paysan n'acquitte guère ses impôts[76], dans le désordre et l'incohérence de la perception, ou les paye en papiers dépréciés, en chiffons de rebut. L'abolition des droits féodaux, la disparition des redevances, des dîmes et des corvées, la suppression des douanes intérieures, des péages et. des taxes de navigation, ont émancipé le travail des champs, facilité l'écoulement des produits, donné plus d'aise au paysan.

Jacques Bonhomme, comme le Gulliver anglais, se sentait avant 89 retenu au sol par mille liens paralysants ; ces liens subitement coupés, il s'est étiré et détendu, le robuste géant ; il s'est levé ; dans un ébat de joie barbare, il a d'abord tout brisé autour de lui. Maintenant, il vit parmi des ruines ; à côté de lui, c'est l'église de village découronnée de sa croix et dépouillée de ses frustes sculptures ; le château dévasté, démeublé, ouvert au vent et à la pluie par ses fenêtres transformées en trous béants, par ses toitures crevées ; partout des ravages, cimetière aux croix renversées, parc saccagé, clôtures défoncées, grilles arrachées, forêts mises en coupe désordonnée, futaies rasées, chemins laissés à l'abandon et s'effondrant en lacs boueux. Il semble et il est bien vrai qu'une invasion de barbares a passé sur la France, mais elle n'a point tari les sources foncières de la vie, comme l'avait fait par exemple et pour longtemps la guerre de Trente ans en Allemagne. La Révolution, qui a opéré une effroyable destruction de capital, raréfié le numéraire dans des proportions incroyables, anéanti un merveilleux trésor d'art et de beauté, a répandu parmi ces ruines des germes de vie nouvelle et plus large.

Déjà, en certaines régions, la terre libérée a pris plus de valeur. En Limagne, les fonds de terre se vendent un tiers de plus et quelquefois le double qu'avant la Révolution...[77] Les paysans sont plus riches, les terres mieux cultivées, les femmes mieux vêtues[78]. La mise en circulation du vaste domaine de mainmorte fait la terre plus mobile en quelque sorte et plus active. Beaucoup de paysans ont acquis des biens nationaux, acheté un lopin de terre, accru leur parcelle[79].

Il est vrai que ceux-là restent exposés aux vengeances des bandes réactionnaires, mais le brigandage politique ne s'attaque guère aux possesseurs du sol à un autre titre et à l'artisan rural.

Dans les campagnes, on ne voit plus ces paniques générales, ces frissons atroces qui secouaient le peuple entier au début de la Révolution et annonçaient la grande fièvre du corps social. Au milieu de la tourmente qui mugit encore autour de lui, le paysan s'est remis au travail. Quand le fils est à l'armée, la femme dure à la besogne conduit la charrue, prend le hoyau et la bêche, sarcle le champ. Le paysan vit sur sa terre qu'il sent plus à lui, augmente le rendement, mange plus de viande qu'autrefois, boit sec quand le vin est à bon marché et fait des enfants. C'est un fait reconnu que durant la Révolution la population augmenta[80]. L'expansion de vitalité qui s'était produite d'abord, le débridement général, peuvent expliquer ce résultat ; on découvre aussi des raisons particulières : la conscription ayant épargné les gens mariés, tous les jeunes gens se sont mariés dès l'âge de seize ans, et la quantité d'enfants dans toutes les communes est double ou même triple de ce qu'elle était autrefois[81]. L'observateur de bonne foi reconnaît que la France ravagée recèle en son sein de croissantes ressources ; des semences d'humanité plus nombreuse, des ferments de prospérité gonflent ce sol surchargé de décombres.

Dès à présent, le soulagement relatif de la classe rurale est facilité par les récoltes assez bonnes, par l'abondance des céréales, par le bas prix des objets de consommation usuelle. D'après des renseignements qui lui arrivent dans son exil, La Fayette écrit à Latour-Maubourg : Vous savez combien de mendiants, de gens mourant de faim il y avait dans votre pays ; on n'en voit presque plus, et Dufort de Cheverny reconnaît lui-même que la pénurie désolante qui pèse sur les gens de sa classe ou des classes approchantes n'existe pas dans la plèbe rurale : La tranquillité règne dans le département, comme la misère, pour les propriétaires du moins ; car pour les journaliers le vin est à trois sols, le pain à deux, les journées à trente ou quarante. Il s'ensuit nécessairement que les cabarets sont très fréquentés, et le peuple fait la loi pour son travail[82].

Ce n'est pas à dire que le peuple des campagnes soit content de son sort et vive en paix avec les lois. Contre la persécution antireligieuse, contre cette tyrannie décadaire qui s'insinue dans les moindres actes de sa vie et qui finira par mettre tout le monde en contravention, il ne murmure pas seulement, il se rebiffe et cogne. Il arrache souvent aux gendarmes ses prêtres arrêtés, défend en mille lieux ses vieux saints de bois et ses calvaires qu'on achève de détruire. Puis, les moyens employés pour la perception de l'impôt lui sont odieux ; il s'exaspère à voir un garnisaire s'introduire sous son toit, s'installer à son foyer, se faire héberger et nourrir. Une armée de garnisaires s'abat sur le pays, sans arriver à tirer l'argent des poches. L'impôt, équitablement assis en principe, est mal réparti ; les départements se plaignent d'être taxés au delà de leurs facultés proportionnelles ; dans les communes, la répartition de l'impôt foncier par les agents municipaux donne lieu à des iniquités révoltantes. Tous les redevables conviennent qu'il ne serait pas trop fort s'il était également réparti... Aux diverses époques de la Révolution, l'esprit de parti, l'intérêt, la corruption, se sont emparés de cette répartition. Il y a telle terre qui paye jusqu'aux deux tiers du revenu net ; telle autre qui est située à côté paye le dixième ou le douzième... Les agents municipaux ont fait décharger leurs terres et celles de leurs amis pour surcharger celles de leurs ennemis. Il y a beaucoup de fonds entièrement oubliés, et qui, depuis dix ans, ne payent aucune imposition[83]. Tout le monde n'en sent pas moins que les impôts croissent par suite de la guerre prolongée et du gaspillage, redeviennent exorbitants.

A la contribution foncière et à la contribution mobilière s'est ajouté, depuis 1798, l'impôt des portes et fenêtres, et voici qu'on rétablit en même temps d'anciennes taxes, les octrois notamment, et qu'on parle de rétablir l'odieuse gabelle. La Révolution, qui avait supprimé les droits de passe sur les routes, avait eu d'abord pour soi tous les voituriers ; le rétablissement de la taxe les rend tous réactionnaires, mais ils ne feront que crier : c'est un feu de paille, et cette race moutonnière obéira bientôt comme les réquisitionnaires[84].

La conscription, récemment instituée, est en horreur au paysan ; elle s'établit très difficilement, elle s'établit pourtant ; le nombre des réfractaires s'accroit immensément[85], et néanmoins les fugitifs repris finissent par marcher, car cette race gauloise a depuis dix-huit siècles l'obéissance dans le sang. On se plaint de tout et l'on se soumet à tout ; sauf en pays de populations particulièrement ardentes ou têtues, comme celles du Midi et de l'Ouest, sauf en pays conquis, comme la Belgique, le mécontentement ne dépasse pas le point au delà duquel il tourne en révolte véritable. D'ailleurs, suivant le mot profond de Manet du Pan, f( l'ancien régime a laissé un souvenir tel que la Terreur elle-même n'a pu l'effacer[86].

Dans les villes même, tout le monde n'a pas matériellement perdu à la Révolution. Le dépérissement des grandes entreprises industrielles et commerciales laisse en détresse une foule de personnes, mais le nombre des simples prolétaires, attendant leur vie du travail quotidien de leurs bras, a sensiblement diminué. La liberté du commerce et de l'industrie a fait son œuvre. La hiérarchie des métiers une fois brisée, beaucoup d'ouvriers ont pu s'élever au rang de demi-bourgeois ; ils ont monté un petit commerce, loué une boutique, gagné quelques sous. Ils souffrent aujourd'hui de l'état déplorable des affaires, car il y a moins de commerce qu'autrefois, s'il y a plus de commerçants, mais ces infimes capitalistes n'en sont pas moins devenus d'âpres conservateurs, très attachés à leur pécule, et n'iront plus le compromettre en se jetant dans les mouvements de la rue. Voilà encore qui explique pourquoi Paris laisse désormais les politiciens vider entre eux leurs querelles par moyens militaires ou autres et ne s'y mêle plus, pourquoi l'on voit tant de coups d'État et plus d'émeutes. Un homme spécialement informé disait : Il y a aujourd'hui à Paris moins de populace qu'on ne le croit ; il n'y en a jamais eu moins. Il y a beaucoup de petites fortunes faites à Paris pendant la Révolution, ce qui a beaucoup étendu la classe de la petite bourgeoisie, et cette classe est ce que j'appelle le peuple de Paris, qui, je le répète, à l'avenir regardera faire les gouvernants ou les meneurs entre eux[87].

Pour les gens de moyenne et haute bourgeoisie, qui avant 1789 vivaient posément de leurs rentes ou de leurs revenus, le moment est terrible. Ils avaient eu grand'peine à résister aux emprunts forcés, aux prélèvements arbitraires, à la suspension des arrérages. La grande banqueroute de 1797 les achève, car elle a supprimé en fait les deux tiers de la dette publique, et le tiers consolidé ne se paye point ou se paye en papiers de négociation impossible. Au printemps de 1799, le cours du tiers consolidé, principal fonds d'État, se traîne entre dix et onze francs. Des gens jadis riches ou aisés tombent à la mendicité, et l'on verra bientôt des filles de rentiers chanter au coin des quais pour recueillir quelques sous implorés de la pitié des passants[88].

Cependant d'autres bourgeois plus avisés, qui ont su garder par devers eux leur épargne ou accaparer des assignats, se sont jetés sur les domaines nationaux, sur les terres mises en vente à vil prix. Ces biens, il est vrai, leur rapportent peu ou point, par suite de la lourdeur des impôts et du non-paiement des fermages. Ce capital demeure improductif ; il existe néanmoins et sa valeur s'accroîtra dans la suite. Les acquéreurs vivent horriblement gênés et pourtant plus riches ; ils ont moins d'argent et plus de terre, et la fortune immobilière de cette bourgeoisie, sans se sentir encore en jouissance, se fonde obscurément.

Enfin, combien de gens vivent sur la Révolution ! Dans le trouble général des affaires et des transactions, une affaire subsiste pourtant, énorme, colossale, extraordinaire : c'est la Révolution elle-même. L'accroissement inouï des besoins et des services publics, les nécessités des armées ont fait surgir une foule, un peuple, une race de fournisseurs, munitionnaires, commissaires-ordonnateurs, vivriers, traitants, sous-traitants, trafiquants hauts ou bas, de mine insolente ou chafouine ; ils fourmillent sur l'État en décomposition et se nourrissent de cette pourriture. Puis, comme la liquidation de l'ancien régime continue, comme on vend ses châteaux, ses terres et ses meubles, comme une partie de la France met l'autre à l'encan, comme la perturbation des fortunes engendre une infinité de procès, il faut des commissaires-priseurs, des experts, des huissiers, des clercs, des avocats, des gens de basoche et de procédure, et tout ce monde profite.

Comme l'argent néanmoins devient de plus en plus rare, comme le crédit est nul, comme ce qu'on appelle les honnêtes gens ne prêtent qu'à deux et demi ou trois du cent par mois[89], c'est le règne des brocanteurs en tout genre, préteurs à gages, prêteurs à la petite semaine, usuriers, Lombards, Juifs. Contre ces universels maquignons, des colères commencent à gronder ; dans deux journaux, des théories de haine se formulent en réaction contre le principe d'égalité civile et de libre concurrence proclamé par la Révolution : a on lit dans le dernier numéro du Régulateur : Si l'on recherche en France toutes les causes qui réduisent les comptoirs à la pénurie, les armées à la disette, on trouvera en dernière analyse l'indifférence aveugle des lois politiques à l'égard des coutumes légales des Juifs, la grande erreur d'un gouvernement qui assimile la personne d'un Juif à un citoyen français. La constitution française, si on l'interprète bien, exclut formellement les Juifs du droit de cité, car elle n'accorde ce droit qu'aux individus personnels. Or, un Juif n'est point un individu personnel ; il est au contraire, ainsi qu'un banian[90], une partie inséparable d'un individu collectif. Depuis la Révolution, le Français est chaque jour exposé à traiter avec un Juif pour son commerce ou pour son ménage, sans qu'il ait aucun moyen de s'avertir que ce n'est pas avec un homme qu'il traite, mais avec un ennemi, dont l'honneur est invariablement circonscrit dans le cercle de ses frères en observance[91].

Par-dessus le pullulement des insectes parasites, voici les grands rongeurs : les fournisseurs qui ont fait rafle de millions à pourvoir nos soldats de fusils hors d'usage et de vivres avariés, les spéculateurs qui ont su réaliser à temps lors des grandes crises d'agiotage, les vainqueurs dans la bataille des assignats. Le gros fournisseur, le financier sans vergogne, c'est l'un des types qui dominent et caractérisent l'époque. Il est puissant et ridicule ; on fronde sa souveraineté, on le chansonne comme un roi, on en fait personnage de comédie et de vaudeville, et cependant on subit son pouvoir. Parmi ces Turcarets nouveaux[92], quelques-uns ont du génie dans leur genre, tels qu'Ouvrard. D'autres, comme Séguin qui se fait des collections princières et s'entoure de trésors d'art tout en gardant l'air d'un frotteur[93], ont vraiment aidé à la défense nationale par leur esprit inventif et l'audace de leur sens pratique. Aujourd'hui, le Directoire, toujours à court d'argent et de crédit, est obligé sans cesse de recourir à eux pour remonter les services, pour vêtir, nourrir, équiper les troupes et faire marcher tant bien que mal la machine ; ce gouvernement tyran de la France et oppresseur de l'Europe ne peut se passer des manieurs d'argent et vit sous leur patte.

Le grand fournisseur a ses entrées au Luxembourg, parle haut dans les ministères, domine les bureaux, achète les députés en les admettant dans les compagnies qu'il monte et en faisant de leur crédit parlementaire leur part d'apport[94] ; il possède partout des ramifications et des moyens. Il dispose d'une prestigieuse puissance parce qu'il possède la chose rarissime, disparue, recherchée et invoquée comme le dieu inconnu : l'argent. C'est chez lui seulement, dans ses bureaux, à sa caisse, que l'on entend sonner le métal et que l'on perçoit le tintement magique. L'argent, il le happe au sortir de la poche des contribuables en vertu de délégations consenties par le gouvernement ; l'argent, il le fait saisir à la Monnaie au nom de ses créances et l'agrippe brutalement. Entrons chez lui, en passant rue d'Anjou : ... J'entre dans une vaste cour et monte par un perron majestueux... Je me trouve dans une salle immense servant de caisse ; mais quel spectacle frappe ma vue ! des monceaux d'or et d'argent s'offrent à mes yeux avides de cette nouveauté sous une multitude de formes différentes, mais toutes sans aucune marque qui pût m'en faire distinguer la valeur, et peut-être n'en aurais-je jamais su davantage si une âme charitable ne m'en eût instruit, en m'apprenant que cet argent sortait de la Monnaie, où l'avidité des fournisseurs avait empêché qu'on eût le temps de le frapper[95].

Les enrichis de la spéculation et des fournitures passent déjà pour former un parti dans la République. On dit le parti des nouveaux riches[96]. On prévoit qu'ils chercheront à établir une forme de gouvernement qui mette leurs personnes et leurs biens à l'abri des dangers qui, depuis nombre d'années, menacent les propriétaires[97]. Les plus avisés dispersent leurs risques, placent en Angleterre ou s'arrangent pour y faire au besoin filer leurs capitaux. Séguin dira bientôt : Je puis d'un trait de plume envoyer deux ou trois millions à Londres[98]. Ainsi s'expliquent des accointances suspectes, des partialités allant jusqu'à la complicité, et comment, en opposition à l'esprit belliqueux et conquérant de la Révolution, quelques hommes d'argent favorisent traîtreusement l'Angleterre ; ils n'entendent pas que les soldats de Hoche ou de Bonaparte saccagent cette grande caisse de dépôts.

La plupart des enrichis s'en tiennent encore à jouir, à étonner Paris de leur faste subit, de leur dépense et de leur ripaille. A Paris, les extrêmes du luxe et de la misère s'opposent. Si depuis l'an III le prix des denrées a considérablement baissé, si l'on n'est plus au temps de famine où les miséreux des faubourgs allaient à la porte des abattoirs lécher le sang des animaux qui découlait en rigoles, on voit toujours de hideuses misères, des audaces et des extravagances de luxe, le scandale des contrastes. Les agioteurs, les fournisseurs songent moins à fixer leur fortune qu'à l'étaler. Quelques-uns achètent des terres, des domaines d'ostentation ; ils donnent des parties de campagne sur les pelouses du Raincy, dans les châteaux de noblesse et les parcs séculaires ; mais le capital accaparé par eux reste surtout mobilier ; c'est un capital roulant, circulant, tourbillonnant, et la dépense bruyante de ceux qui le possèdent fait vivre une partie de la population. Ce sont leurs grosses commandes qui alimentent à Paris l'industrie du mobilier, l'industrie du décor privé ; ce sont eux qui donnent à l'époque un style et un art.

Les industries de luxe et de fantaisie abondent aussi parce qu'après Thermidor tout le monde a éprouvé l'étonnement et la joie de vivre, parce qu'on s'est jeté au plaisir, à la folie, à la danse, à l'enivrement des sens, à la trépidation étourdissante et continue. Alors, au son réveillé des hautbois et des crincrins, Paris s'est mis à virer, à tourner, à valser, dans un accès de sensualité éperdue.

A présent encore, sous le Directoire, la caractéristique de Paris est de manquer du nécessaire et de courir au superflu. On n'a pas de quoi payer son terme et l'on va au théâtre. Les foyers sont éteints, les restaurants flamboient. Tel ne sait pas comment il dînera demain, qui aujourd'hui dépense dix francs à prendre une glace[99]. Les moyens de communication à l'intérieur de la ville restent rares et difficiles ; un passant s'amuse à compter le nombre de voitures qu'il rencontre en allant de l'Odéon au Louvre : huit fiacres et une voiture bourgeoise. Par contre, rue Honoré, passe une fille conduisant un léger phaéton décoré des plus lascives peintures et tout brillant d'or et de perles incrustés dans des métaux précieux[100]. Pour aller à Tivoli, à Idalie, au bois de Boulogne, les élégants et leurs dulcinées ont leur boghei, leur wiskey, leur phaéton. C'est la mode que d'affecter à chacune de ces courses un équipage particulier, qui a sa nuance, son décor, et qui renouvelle à chaque jour le changeant défilé[101]. Dans la ville tout entremêlée de décombres, salie d'immondices, on dirait une foire permanente installée sur des ruines, foire de spectacles, de tréteaux, d'assourdissantes musiques, d'exhibitions et de boniments. Les soirs d'été, depuis le boulevard Italien jusqu'aux Champs-Élysées, une allée de plaisirs se prolonge : bosquets enguirlandés de verres de couleur, cafés luxueux, terrasses chargées de promeneurs qui s'attablent et prennent des boissons fraîches, bals publics, féeries en plein air, apothéoses de carton, et dans le lointain s'illuminent les parages de Marbeuf et de l'Élysée. Une rumeur d'orchestres monte de la ville entière ; dix feux d'artifice colorent l'horizon, secouant leurs bouquets de diamants, de rubis et d'émeraudes[102].

Parmi ce fantasque décor, la foule s'agite dans une sorte de désespérance joyeuse, sans songer au lendemain, sans supposer qu'il puisse y avoir un lendemain. Assurément, on ne doit pas trop généraliser et voir Paris entier dans ce pas se signale d'abord et saute aux yeux. Comme toujours, les Parisiens d'une certaine classe se groupaient par sociétés diverses, par coteries différentes d'aspect et de tenue, mais les plus brillantes, les plus tapageuses, celles qui éblouissaient et entraînaient le public, donnaient l'exemple de se précipiter à la jouissance immédiate et fiévreuse.

Ce flot miroitant, issu de la Révolution, charrie des débris d'ancien régime. Dans le déclassement général, chacun ne sait plus ce qu'il est et où il va. Des fils de nobles, se voyant sans avenir, dépaysés clans leur propre pays, participent au débraillé révolutionnaire ; ils vivent à Paris comme au cabaret ou clans un mauvais lieu. Tout ce qu'ils ont sauvé du naufrage passe en argent de poche. Il en est de même pour nombre d'émigrés rentrés et vivant au jour le jour sous un faux nom, se demandant chaque soir s'ils ne finiront pas le lendemain fusillés en plaine de Grenelle. De son côté, la société nouvelle, reniant ses origines, se plaît aux bavardages contre-révolutionnaires ; elle singe le ton, les manières, les ridicules, les débauches des anciens grands et sent foncièrement le ruisseau ; elle unit les vices de la cour et ceux de la Courtille ; ce mélange est monstrueux[103].

Tout y est interlope et frelaté. Pour ajouter au mensonge de ces temps où tant de monde parle, pense et vit à faux, les modes adoptées donnent à la cohue un air de mascarade. Les jeunes gens portent l'habit de couleur, carré, mal taillé à dessein et remontant dans le dos, avec le gilet très court à châle vert et la haute culotte ; à les voir le visage pris entre le chapeau à cornes retombantes et le débordement de l'énorme cravate, les épaules engoncées, le buste raccourci, les jambes grêles, on dirait des Polichinelles dégingandés. Sous prétexte de s'habiller à la grecque, les femmes se montrent déshabillées et se font chair publique.

Un vieux ci-devant, arrivant de sa province, s'étonne de la métamorphose et n'en parait pas fâché. C'est un soir de juin ; toutes les femmes sont en blanc, légèrement vêtues, donnant l'impression du déshabillé. Comme il pleuvait, elles relevaient leurs robes d'une main, en les serrant si fort qu'il était aisé de voir toutes leurs formes. La grâce du jour et de la mode était de conserver à peine un mouchoir dans sa poche ; ainsi l'on ne perdait rien des contours agréables[104]. Parmi les femmes admirées, citées, on peut suivre les transformations et les outrances de la mode plastique[105] : la taille remontant sous les seins, la robe s'amincissant en fourreau de gaze ou de crêpe, se retirant des bras et des épaules, se fendant de côté sur le maillot couleur de chair, et en dessous la chemise diluée, volatilisée, parfois supprimée, tandis que les pieds chaussent le cothurne à lacets de pourpre et que l'orteil se cercle d'or.

Chez ces femmes du Directoire, sorties de toutes classes, ce n'est que contradictions : dans la mise et dans la pose, l'affectation des lignes à l'antique, et malgré tout une recherche d'attifement parisien, une élégance chiffonnée ; un épanouissement de santé plébéienne, un appétit de vivandière, le goût des exercices violents, la passion de conduire soi-même son phaéton et des allures garçonnières ; avec cela, des mièvreries par lesquelles on tâche d'exagérer l'ancien ton. On parle un langage désossé, on n'a pas la force d'articuler ses mots, et de ce susurrement partent tout à coup l'inflexion triviale et commune, l'accent faubourien et le mot canaille[106]. On n'en doit pas moins se montrer sentimentale à ses heures, languissante, vaporeuse, et les femmes se pâment quand Elleviou soupire une ariette qu'accompagne le son doucement fêlé du clavecin. Autant que les couplets grivois et les équivoques grossières, les romances et les pastorales ont la vogue ; ces fleurs fades poussent sur un sol d'où monte encore une vapeur de sang. On idolâtre les champs, la verdure, la fraîcheur des bois et le murmure des sources ; on aime tant la nature que l'on revient à l'animalité primitive, voilée de prétentieux dehors, et que tout ce monde tourne à une barbarie dorée.

La corruption des mœurs est extrême, la licence absolue. Les lois et les circonstances se sont unies pour abolir les mœurs. Le malheur des temps a disjoint les familles, jeté d'un côté le père, d'un autre la mère, ailleurs les enfants. La législation révolutionnaire a diminué l'autorité paternelle et mis la famille en république. Encore que les assemblées directoriales esquissent un mouvement en arrière[107], elles n'osent réagir franchement. Le divorce admis pour incompatibilité d'humeur simplement alléguée laisse le foyer instable et la famille en camp volant. Le mariage est un contrat toujours révocable au gré de l'une des parties, un contrat à terme. On se marie à l'année, au mois ; on se marie pour satisfaire un caprice, on se démarie et l'on se remarie pour réaliser une affaire. Un homme qui a épousé d'abord la nièce d'une tante à héritage épouse ensuite la tante elle-même, âgée de quatre-vingt-deux ans, puis après la mort de celle-ci qui lui a fait don de ses biens, reprend la jeune femme[108]. Un homme veuf de deux sœurs demande à convoler avec leur mère.

A côté du concubinage légal, à côté des liaisons affichées, l'amour de rencontre s'étale. Dans l'anéantissement des rangs sociaux et des convenances, les sexes se cherchent et librement s'accouplent. Et ces gestes de joie, de passion ou de folie ne font qu'étourdir un ennui croissant et l'universelle nausée. On peut extravaguer sans gaieté, dit un auteur du temps, et Paris a le spleen[109]. Quand on a tout épuisé, quand les sens surmenés s'excèdent et se blasent, on tombe aux lubricités infâmes. La dépravation des mœurs est extrême, — écrit la police parisienne[110], — et la génération nouvelle est dans un grand désordre dont les suites malheureuses sont incalculables pour la génération future. L'amour sodomiste et l'amour saphique sont aussi effrontés que la prostitution et font des progrès déplorables.

Cette purulence a-t-elle gagné toutes les classes de la population et gangrené le fond même de la substance française ? Sous la société qui donne à l'époque son aspect extérieur et qui lui a valu sa réputation, le niveau général des mœurs a-t-il très sensiblement fléchi ? Dans les campagnes, la destruction du frein religieux fait beaucoup de mal. L'évêque constitutionnel Le Coz, à la fois chrétien et révolutionnaire convaincu, écrit de Rennes : Hélas ! que notre société se déprave ! La fornication, l'adultère, l'inceste, le poison, le meurtre, tels sont les fruits affreux du philosophisme, même dans nos campagnes. Des juges de paix m'assurent que si on n'arrête ce torrent d'immoralité, beaucoup de communes ne seront bientôt plus habitables[111].

Il ne semble pourtant pas que les principes et les faits dissolvants aient universellement agi ; d'ailleurs, ils ont trop brutalement agi pour que le sens traditionnel ne se soit pas révolté. Il y a eu brusque amputation de toute moralité chez énormément de personnes, il n'y a pas eu lente et subtile intoxication des masses. Nous avons vu que des millions de campagnards et de citadins rappelaient d'eux-mêmes la discipline catholique. Dans toutes les classes, on aperçoit encore des familles qui vivent bien, qui demeurent fidèles à l'ancienne discipline privée, qui gardent en dépôt l'honnêteté foncière de la race. Un Suisse, arrivant de son pays, trouve les bourgeois de Paris peu éclairés, mais bons, compatissants, serviables[112] ; ils semblent seulement moins communicatifs, plus réservés qu'autrefois, comme il est naturel après les grandes secousses et les grandes peurs. Un diplomate étranger écrit : On serait injuste envers la nation française si on la croyait complètement démoralisée par les hommes de la Révolution. Ce n'est que la lie du peuple, poussée en haut par une fermentation violente et faisant surnager partout l'écume de l'immoralité, qui trompe des observateurs peu exercés. Je ne crois pas du tout que les différentes classes de la société soient plus corrompues en France qu'ailleurs, mais j'ose espérer que jamais aucun peuple ne sera gouverné par la volonté de scélérats plus imbéciles et plus cruels que la France ne l'a été depuis le commencement de sa nouvelle liberté[113].

Ce jugement écrasant pour la classe gouvernante comporte évidemment des restrictions ; encore moins doit-on l'étendre à tous les particuliers engagés dans la Révolution. Chez ceux-là, de même que chez ceux qui combattent le mouvement, la fureur de la crise a tout poussé aux extrêmes ; elle a jeté les méchants au crime, perverti les faibles, exalté les bons ; si elle a ouvert des abîmes d'immoralité, elle a fait surgir de hauts sommets de vertu et de désintéressement. Sous le Directoire, bien que le nombre des républicains sincères se soit singulièrement réduit, la Révolution conserve des croyants et des dévots ; les administrateurs d'un canton disent en partant d'elle : Notre sainte Révolution[114]. En dehors même des armées, en dehors de cette école de rude et superbe énergie, on voit toujours des traits d'héroïsme civique, des exemples d'immolation de soi-même à un principe supérieur ; chez certains groupes, une persistance d'idéal philosophique, un effort pour se faire une loi morale en dehors de toute conception religieuse, des cœurs vraiment épris de vertu à la romaine et des âmes stoïques.

 

IV

Dans cette France prodigieusement diverse, encore bouillonnante à la superficie, inerte et déprimée en son fond, existe-t-il une aspiration commune ? Est-on d'accord sur quelque chose ? Oui, car parmi les gouvernés, à l'exception des agitateurs d'extrême gauche et d'extrême droite, tout le monde désire la paix au dehors, la paix générale, l'extinction des guerres qui depuis 1792 s'engendrent l'une l'autre. Il semble que ce soit le premier remède aux maux dont on reste accablé. C'est au nom du péril extérieur que la Révolution a demandé au pays des sacrifices inouïs d'hommes et d'argent, qu'elle en exige encore ; c'est la guerre surtout qui l'a faite furibonde et sanguinaire ; c'est à l'occasion de la guerre ou par elle que les factions s'efforcent de prolonger le trouble à l'intérieur. Par la paix, on espère que tout pourra peu à peu s'adoucir, se réorganiser et s'asseoir. On en attend d'ailleurs des bénéfices immédiats, tangibles : les lois d'exception perdant leur raison d'être ou leur prétexte, l'allégement des charges publiques, des milliers de bras rendus à la charrue, la frontière se rouvrant aux échanges, les ports libres, l'industrie se remettant à travailler pour l'étranger, et la France soupire après toutes ces résurrections, elle les invoque avec un accent de misère. La paix, c'est l'espoir des chaumières, l'espoir des ateliers, l'espoir des salons, l'espoir des gens de travail, l'espoir des gens de plaisir dont la fatigue haletante s'agite encore et se trémousse, l'espoir des cœurs sensibles et des amis de l'humanité, celui des politiques sages qui sentent que le ressort de l'État se meurt d'une tension continue. La paix, ce mot prend dans l'imagination nationale un sens démesuré, infiniment compréhensif, conforme pourtant à son acception naturelle ; pour tout le monde, il signifie la possibilité de vivre en paix : la détente et le sommeil.

Cette paix tant implorée, l'accepterait-on médiocre ou mauvaise, en face de la coalition toujours vaincue, toujours debout ? Admettrait-on la paix sans la conservation et la sécurité des conquêtes ? Le patriotisme tel que l'a conçu la Révolution supporterait-il cette déception ?

La Révolution n'avait pas créé le patriotisme ; elle l'avait dissocié seulement de l'idée monarchique et en même temps popularisé, répandu dans les masses. Plus humaine que française dans son concept primitif, elle avait tourné tout de suite, sous l'action des circonstances, en une crise aiguë du sentiment national. La nationalité française préexistait depuis des siècles ; elle s'était sentie en 1789 par son effervescence ; elle avait pris une conscience plus éveillée de soi-même ; à l'accord obscur de toutes ses parties s'était substituée une passion de faire corps, une fédération des volontés. En 1792 et 1793, la Révolution s'était identifiée avec la cause de l'indépendance nationale ; elle s'était identifiée ensuite avec l'irruption française au dehors, avec l'extension des frontières, avec la conquête des limites naturelles. Après avoir proclamé la nation, elle avait institué par ses victoires la grande nation, et la France s'était d'abord grisée de ce mot ; elle s'était enorgueillie de ses armées, parée de ses triomphes, comme si elle eût voulu couvrir de ce manteau de gloire ses plaies hideuses, tes haillons et sa misère.

Maintenant, chez ceux qui se sont donnés à la Révolution corps et âme, chez ceux qui prétendent la diriger ou qui la servent, on voit persister l'idée d'une vocation naturelle de notre race à la primauté, à l'héritage romain, au commandement des peuples : cet impérialisme fiançais dont l'Empereur ne sera que l'expression suprême. Dans le reste de la nation, à mesure que la ferveur révolutionnaire est tombée, le patriotisme a fléchi. A Paris, dans les spectacles, dans les cafés, dans les réunions élégantes et les promenades, le patriotisme est démodé comme vertu révolutionnaire : Nos revers ne font naître ni joie, ni inquiétude ; il semble qu'en lisant l'histoire de nos batailles, on lise l'histoire d'un autre peuple[115]. A descendre plus bas et à pénétrer le fond même des âmes populaires, devrons-nous constater qu'il ne subsiste rien de l'ardeur patriotique d'autrefois ? Les brusques réveils de ce grand feu nous feront connaitre qu'il sommeillait seulement sous une cendre d'apathie. Confusément, on sentait que la France, avant tant souffert et peiné, devait tirer de ses épreuves un avantage d'honneur et de puissance, qu'elle devait en sortir plus forte, plus rayonnante, matériellement et moralement grandie. Une suite de revers à l'extérieur, rapprochant l'ennemi de nos frontières et remettant tout en question, achèverait de consterner l'esprit public ; ce qu'il faudrait au contraire pour le ranimer, ce serait la victoire définitive, décisive, portant en soi gage de paix et consolidation des résultats acquis ; on applaudirait surtout à celle qui, frappant l'odieuse Angleterre, tarirait par ce coup la source même des guerres.

A l'égard de ce qui se passe à l'intérieur, le dégoût est profond, sans qu'il y ait courant d'opinion en faveur d'autre chose. Dans ses Mémoires inédits, Cambacérès dit que tout le monde était dégoûté de la Révolution[116], sauf ceux qui en vivaient, auxquels il faut ajouter ceux qui vivaient pour elle. Tout le monde était dégoûté de la Révolution, et cependant il Li était personne, à l'exception des émigrés et de leurs partisans à l'intérieur, pour en réclamer l'abolition complète ; chacun voulait en conserver quelque chose. La presque totalité des Français eût vu avec horreur le rétablissement des privilèges de caste, privilèges matériels et pécuniaires, privilèges honorifiques. La passion égalitaire pénétrait la France : Il n'y a pas un petit boutiquier auquel M. de Montmorency pût se dire impunément supérieur[117]. Dans la bourgeoisie de Paris et des villes, dans cette classe qui avait commencé la Révolution et qui la haïssait dans ses effets actuels, c'est-à-dire dans la tyrannie directoriale, on retrouve encore l'esprit de 1789, mais usé et vieilli, un libéralisme humilié. L'idéal de cette classe serait une royauté représentative, limitée, reconnaissant les droits de l'homme et leur rendant quelques garanties, mais elle s'accommoderait très bien d'une république libre[118].

Le peuple des campagnes est réactionnaire en ce qu'il souhaite le rétablissement de la religion et la suppression des lois persécutrices ; il est révolutionnaire en ce qu'il veut maintenir le partage des biens nationaux et l'affranchissement de la terre. Il est réactionnaire en ce qu'il redemande ses curés ; il est révolutionnaire en ce qu'il repousse les émigrés, les revendicateurs de terres, les fauteurs de contre-révolution agraire. La forme des institutions le touche peu, les luttes purement politiques ne lui importent guère ; il voit les élections avec la plus belle indifférence [119]. On ne saurait le dire tout à fait détaché de la République, car il est rare qu'en France le peuple soit foncièrement hostile au principe du gouvernement établi, mais il sent que la République est déplorablement conduite. A la tribune des Cinq-Cents, Boulay de la Meurthe établissait judicieusement cette distinction : Des contre-révolutionnaires, — disait-il, — il n'y en a pas tant qu'on veut nous le faire croire. Pour des mécontents, il y en a en effet beaucoup, mais d'où naît ce mécontentement ? Est-ce du régime républicain en lui-même ? Non. C'est donc du régime républicain tel qu'il est que vient le mal[120].

En somme, la France prise en masse est moins hostile au principe qu'au système révolutionnaire, moins hostile à la forme du gouvernement qu'aux gouvernants. Ceux-là, on les hait et on les méprise, parce qu'on les a toujours saisis en flagrant délit d'improbité politique, parce qu'ils ont promis l'universelle félicité et n'ont fait qu'instituer de multiples détresses, parce que beaucoup d'entre eux ont participé aux grands excès, parce qu'à l'origine d'une foule d'autres on retrouve la tare initiale, l'histoire louche connue ou soupçonnée, la tache de sang ou la tache de boue. On les déteste, mais on est tellement appauvri d'énergie, découragé par de successifs mécomptes, qu'on n'ose rien tenter contre eux, et d'ailleurs leurs adversaires militants avec lesquels il faudrait s'allier, les Chouans de province, les petits-maitres[121] de Paris et les conspirateurs de salons, tous ces enragés de réaction, tous ces révolutionnaires à rebours font peur.

La bourgeoisie modérée, vaincue à Paris le 13 vendémiaire dans l'assaut qu'elle avait tenté contre les hommes de la Convention, précipitée après Fructidor du haut de ses espérances renouvelées, se résigne à n'être rien dans un pays où le texte de la constitution l'appelle à la primauté légale. Frondeuse et déprimée, elle se venge de ses oppresseurs à coups d'épigrammes, se raconte à mi-voix les scandales du Luxembourg et les vols, se repasse de main en main des caricatures et des jouets d'opposition[122] ; elle ne sait faire autre chose ; chez elle, nulle idée de se concerter, nul effort d'association et d'entreprise, un individualisme égoïste, la préoccupation de vivre chacun pour soi et de vivre le moins mal possible, l'esprit d'isolation[123]. Et comme on se fait à tout en France, comme les gens au pouvoir ne sont que des demi-terroristes, comme ils déportent leurs adversaires et ne guillotinent plus, comme ils n'attentent pas directement à la propriété, comme ils ne défendent pas aux Parisiens de faire l'amour et d'aller à l'Opéra, ou les supporte en les exécrant.

On s'écarte d'eux autant que possible, et la nation vit encore plus étrangère qu'hostile à son gouvernement. Nul ne se lèverait pour défendre un régime de faction et de désordre, mais combien peu de gens dans la masse se lèveraient pour l'abattre ! Comme faction, le Directoire est profondément impopulaire ; comme gouvernement, il en impose aux solliciteurs de places, aux poltrons, aux faibles, à ceux qui ont pour premier principe de révérer la fonction publique quel qu'en soit le détenteur[124]. Les autres souhaitent un changement et en même temps le redoutent, si grande est la peur de nouvelles secousses. Ce que l'on éprouve, c'est un immense besoin de sécurité, le besoin d'être gouverné au lieu d'être constamment en butte aux factions rivales et tiraillé en sens contraire. On désirerait que le chaos à la fin se débrouille, que le gouvernement remplisse sa fonction normale et tutélaire, c'est-à-dire qu'il consolide et stabilise, qu'il donne garantie à la fois aux intérêts nés de la Révolution et aux intérêts antérieurs, aux besoins permanents qu'elle a laissés survivre. Telle serait la volonté ou du moins la velléité nationale[125], mais la France ne se sent pas la force de la faire prévaloir : l'apathie tempère le mécontentement, écrivait un chaud républicain[126], et l'affaissement des esprits égalait la désagrégation matérielle.

Comme une nation ne saurait vivre indéfiniment à l'état inorganique, il était évident que la France irait à une dissolution totale ou à un accident qui produirait brutalement la réaction, à moins qu'on ne vit sortir de la Révolution un pouvoir assez fort et assez éclairé pour imposer entre le passé et le présent la grande transaction nécessaire, pour instaurer sur ce fondement la paix publique, pour opérer les conciliations indispensables, pour ressusciter en même temps les énergies éteintes : un gouvernement qui referait de l'ordre et qui referait de la vie.

L'universel besoin qu'on avait de ce régime ne suffit pas à le créer, à le faire jaillir du sol par brusque explosion. Un homme le portait en son cerveau. Plus insigne qu'aucun autre par ses exploits guerriers, il venait de traverser la France dans le fracas de sa gloire subite, et tout d'un coup la nation entière s'était mise à répéter un nom à désinence encore incertaine, célèbre et énigmatique, portant en soi magie et mystère, Buonaparte ; d'aucuns disaient déjà : Bonaparte. L'homme de ce nom avait été l'événement, la passion, l'engouement, la folie du jour. Il avait concentré sur lui tous les regards, toutes les craintes et toutes les espérances[127]. Des républicains l'avaient craint ; d'autres s'enorgueillissaient de lui et le jugeaient trop grand, trop sévère, trop antique, pour s'abaisser aux ambitions usurpatrices, et ces républicains qui avaient prétendu renouveler en huit ans tout le cycle romain, ne s'étaient pas aperçu que César approchait, poussant devant lui ses légions et ses aigles. Buonaparte, ce nom sonnait odieusement aux oreilles de beaucoup de royalistes, parce qu'il voulait dire aussi Vendémiaire et Fructidor, et cependant chacun s'était demandé quelle surprise réservait à l'avenir l'être brusquement suscité. Qu'était le phénomène inexplicable, l'homme étonnant par ses actions, indéchiffrable quant à sa pensée[128].

On avait cru en général qu'il tenterait quelque chose et maitriserait le gouvernement, mais ne se trouvant point de prise il s'était dérobé, et auprès des Parisiens du monde frivole, auprès des spéculateurs politiques, il avait paru au bout de six mois comme démodé. Dans ce monde-là, on lui en voulait d'avoir déçu l'attente et la curiosité universelles. Après qu'il avait été tant de fois vainqueur au delà des monts et comme roi en Italie, on s'était étonné de le trouver timide, inactif, cachottier, allant tous les jours à l'Institut et paraissant uniquement occupé de sa femme, de cartes géographiques et des poésies d'Ossian[129]. Maintenant qu'il était retourné à de lointaines aventures, les sociétés de Paris, qui avaient ouvert des paris sur ses destinations futures, parlaient de lui légèrement[130], comme elles parlaient de toutes choses. L'imagination des petites gens restait obsédée de lui ; vers lui montaient d'obscures dévotions, et une pauvre femme faisait vœu de donner six francs aux pauvres s'il revenait d'Égypte[131]. Jusqu'au fond des provinces, le peuple avait chanté la Bonaparte[132], l'air composé en l'honneur du héros.

Le héros, c'est ainsi qu'on s'était mis communément à l'appeler, et tel il était apparu aux peuples, surnaturel et tutélaire. Tel ensuite les peuples l'avaient vu disparaître à demi dans les brumes dorées de l'Orient, à la recherche de dangers et d'exploits nouveaux : la gloire est son idole, et les combats sont ses délassements[133].

Conquérant de l'Égypte, il la dépassait déjà, il marchait en Syrie, mais le désastre de notre escadre devant Aboukir, en lui rendant plus incertaine la voie du retour, l'avait comme éloigné davantage et mis dans un recul plus profond. Pensif devant les horizons du désert et le mirage asiatique, il chercherait sa destinée, jusqu'au jour où l'appel des circonstances, le sens aigu de la situation, une foi presque superstitieuse en son étoile, l'avertiraient de se rejeter aventureusement sur la France, pour la surprendre et la saisir. Cependant, malgré son bonheur, son prestige et son génie, Bonaparte n'eût pas réussi peut-être à s'emparer de l'État, si une partie des gouvernants ne lui eussent à leur insu aplani les voies, si un travail antérieur à son retour d'Égypte et s'accomplissant dans le sein des pouvoirs publics, un travail interne, n'eût préparé fortuitement son œuvre et ne lui eût mis en main, au moment donné, tous les éléments de succès. La dictature d'un homme hors de pair a pu être considérée comme l'aboutissement nécessaire e la Révolution telle qu'elle s'était comportée ; son établissement eut toutefois, à côté de causes lointaines et profondes, des causes directes, déterminantes, qui agirent pendant plusieurs mois. Il est possible que la chose se fût faite en tout cas ; il n'est pas indifférent de voir comment elle se fit.

 

 

 



[1] Lettre de Mme de Staël à Rœderer, 1er octobre 1796. RŒDERER, Œuvres, VIII, 650.

[2] Souvenirs du baron de Barante, I, 39, t7, 50 ; FIÉVÉE, Correspondance et relations avec Bonaparte, 70 ; Mémoires et correspondance de La Fayette, V, 111. Voyez aussi les journaux du temps et notamment le Journal des hommes libres et la Gazette de France, ans VII et VIII, passim.

[3] Mémoires et correspondance de La Fayette, V, 105.

[4] Cité notamment par M. AULARD, Études et leçons sur la Révolution française, II, 143.

[5] Le Publiciste, 20 thermidor an VIII. Les extraits de journaux que nous citons ont été pour la plupart produits par nous dans la Revue des Deux Mondes (avril-mai 1900, mars à mai 1901) et dans le Correspondant (novembre-décembre 1900). Depuis, de nombreux passages des journaux parus en l'an VII et l'an VIII jusqu'au 19 brumaire ont été donnés par M. Aulard dans son recueil : Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, t. V.

[6] Discours de Courtois aux Anciens, Moniteur du 25 vendémiaire an VIII.

[7] Correspondance diplomatique du baron de Staël-Holstein et du baron Brinkman, Brinkman à Sparre, p. 369.

[8] Séance des Cinq-Cents du 30 prairial an VII.

[9] Lettres de Charles de Constant, 63.

[10] Lettre à Le Coz, citée par ROUSSEL, Un Évêque assermenté, 259.

[11] Mémoires de Larévellière-Lépeaux, II, 411.

[12] Lorsqu'il quitta le Directoire et que la presse redevint libre, les journaux écrivirent : L'ex-directeur Reubell, en sortant du Directoire, a tout emporté, meubles, effets, porcelaines appartenant à la nation, entre autres un service évalué 12.000 francs. Cette rectification fut ensuite insérée : Le citoyen Reubell a fait remettre les objets qui avaient été réellement enlevés à son départ du Luxembourg, qui ne lui appartenaient pas et dont il n'avait eu que l'usage. On assure, au reste, que cet enlèvement n'était ni de son fait ni de son ordre, mais du fait de ses fils et de l'ordre de sa femme et de sa belle-sœur. Voyez notamment la Gazette de France des 5 et 6 messidor an VII.

[13] Journal du général Gourgaud, I, 468.

[14] Mémoires de madame de Chastenay, 359.

[15] Journal du général Gourgaud, I, 468.

[16] Mémoires de madame de Chastenay, 360.

[17] Edmond et Jules DE GONCOURT, Histoire de la société française pendant le Directoire, 300.

[18][18] Mémoires de Larévellière, I, 337.

[19] Éclaircissements inédits de CAMBACÉRÈS. L'obligeance de M. le comte de Cambacérès nous a permis de consulter ce précieux document.

[20] Journal d'un déporté, p. 2.

[21] Mémoires de Dufort de Cheverny, II, 390.

[22] DUPORT DE CHEVERNY, III, 376.

[23] DUPORT DE CHEVERNY, II, 365. Dufort de Cheverny vivait dans le Blésois ; ses Mémoires sont précieux en ce qu'écrits par un homme dépourvu de passion, vives, ils racontent presque au jour le jour l'histoire de la Révolution dans un département d'esprit moyen.

[24] CHATEAUBRIAND, Mémoires d'outre-tombe, édition Biré, II, 236.

[25] Augustin THIERRY, Conquête de l'Angleterre, I, 314, 315.

[26] Préface de M. Victorien Sardou au dernier volume de M. G. LENÔTRE, Tournebut, XVIII.

[27] Papiers du général Mortier, commandant de la 17e division militaire. Archives de Trévise, que M. le duc de Trévise a bien voulu nous ouvrir.

[28] Voyez les documents cités par LEBON, l'Angleterre et l'émigration, 265-269.

[29] Rapport d'Herbourille du 19 brumaire an IX ; LANZAC DE LABORIE, la Domination française en Belgique, I, 300.

[30] Le Maréchal Moncey, par le duc DE CONEGLIANO, 104 ; lettre du 9 nivôse an VIII. Cf. LA SICOTIÈRE, Frotté et les insurrections normandes, II, 342.

[31] Voyez Alexis CHEVALIER, les Frères des écoles chrétiennes et l'instruction primaire après la Révolution, 5-6.

[32] Voyez les documents cités par LALLEMAND, la Révolution et les pauvres, 205-208, 310-376.

[33] Gazette de France, 4 germinal an VII.

[34] LALLEMAND, 237-250.

[35] ROCQUAIN, l'État de la France au 18 brumaire, 135.

[36] M. Debidour a écrit très justement, en parlant des révolutionnaires de l'an III : Ils ne voyaient en général dans la séparation de l'Église et de l'État, effectuée depuis peu, qu'un moyen d'anéantir l'Église. Histoire des rapports de l'Église et de l'État en France depuis 1789 jusqu'à 1870, 158.

[37] Sur ce mouvement, voyez notamment les études de M. l'abbé Sicard dans le Correspondant des 10 et 25 avril 1900.

[38] Victor PIERRE, la Terreur sous le Directoire, 253.

[39] Arrêtés cités par SCIOUT, Histoire du Directoire, III, 168.

[40] BARBÉ-MARBOIS, Journal d'un déporté, 24. Cf. Victor PIERRE, 235.

[41] Arrêté cité par SCIOUT, IV, 400.

[42] Voyez l'arrêté des Consuls du 7 nivôse an VIII, révoquant ces mesures. Correspondance de Napoléon, VI, 4471.

[43] Mémoires, III, 386-387.

[44] SCIOUT, IV, 374.

[45] CHASSIN, les Pacifications de l'Ouest, III, 85.

[46] Archives de la guerre, correspondance générale, carton d'août 1799.

[47] SCIOUT, III, 176-177.

[48] Voyez notamment LALLEMAND, 137-146.

[49] SCIOUT, III, 176.

[50] Textes cités par SCIOUT, III, 390.

[51] Voyez le Manuel des missionnaires, composé en 1796, cité et analysé par M. AULARD, Études sur la Révolution française, II, 174-175. Cf. Léon SÉCHE, les Origines du Concordat, I, passim.

[52] Voyez le Manuel des missionnaires, cité par M. AULARD, 176-178.

[53] Rapport du 1er prairial an VI ; SCIOUT, IV, 385.

[54] Texte cité par SCIOUT, IV, 386-387.

[55] Ils en vinrent à interdire aux ouvriers de travailler même dans leurs domiciles, portes et fenêtres closes, et sans bruit. Rapport cité par SCIOUT, IV, 390.

[56] Mémoire de l'évêque constitutionnel Le Coz, dans ROUSSEL, 339.

[57] Rapport cité par SCIOUT, IV, 386.

[58] Voyez notamment Albert DURUY, l'Instruction publique et la Révolution, 336-351, et Victor PIERRE, l'École sous la Révolution française, 159-219.

[59] Rapport cité par Alexis CHEVALIER, les Frères des écoles chrétiennes et l'enseignement primaire après la Révolution, 7.

[60] SCHMIDT, Tableaux de la Révolution, III, 374.

[61] SCHMIDT, Tableaux de la Révolution, III, 377.

[62] CHEVALIER, 7-8.

[63] Compte rendu du Moniteur, séance du 18 prairial.

[64] Mémoire de Le Coz, dans ROUSSEL, 339. Arrêté cité par BONNEFOY, Administration civile du département du Puy-de-Dôme, 218-219.

[65] La Gazette de France, 4 germinal an VII.

[66] Bordeaux a connu alors les plus beaux jours de son histoire, dit M. Marcel Marion dans ses études sur l'État des classes rurales au dix-huitième siècle dans la généralité de Bordeaux. (Revue des études historiques, mars-avril 1902.)

[67] Voyez notamment THIÉBAULT, Mémoires, I, 139.

[68] Marcel MARION, État des classes rurales au dix-huitième siècle dans la généralité de Bordeaux, d'après le mot d'un subdélégué.

[69] Lettres de Talleyrand à Napoléon, publiées par M. Pierre BERTRAND, 14.

[70] GRADIS, Histoire de Bordeaux, 385.

[71] Georges BONNEFOY, Histoire de l'administration civile dans le département du Puy-de-Dôme, II, 357, d'après un rapport.

[72] CHATEAUBRIAND, Mémoires d'outre-tombe, II, 234.

[73] Mémoire de l'abbé Baston, III, 20-21.

[74] SCHMIDT, Tableaux de la Révolution, III, 383.

[75] Mémoires, III, 365.

[76] D'après le ministre Gaudin, il se trouva, au commencement de l'an IX, près de 400 millions à rentrer sur les contributions des années antérieures. (STOURM, Finances du Consulat, 181.) A la fin de l'an VII, il restait 35.000 rôles à rédiger pour cette année sur 45.000 environ.

[77] LA FAYETTE, V, 533.

[78] LA FAYETTE, V, 108. Cf. BONNEFOY, Histoire de l'administration civile dans la province d'Auvergne et le département du Puy-de-Dôme, II, 366. Pour la région du Nord, voyez les Lettres de Malmesbury, octobre 1796.

[79] Sur la question de savoir parmi quelle classe d'habitants les biens nationaux se sont principalement répartis, on connait les travaux et opinions diverses de Tocqueville, d'Avenel et de M. Loutchitchsky, la Sécularisation des biens ecclésiastiques, par M. Maurice ANGLADE, et l'étude récente de M. G. Lecarpentier dans la Revue historique de septembre-octobre 1901. La conclusion à tirer de ces travaux importants, quoique partiels, c'est que les bourgeois et les paysans ont acquis simultanément de biens nationaux, que les uns et les autres en ont acquit plus ou moins suivant les régions.

[80] LEVASSEUR, La population française, I, 298-299.

[81] DUFORT DE CHEVERNY, III, 422.

[82] Mémoires, III, 386. LA FAYETTE, V, 108

[83] ROCQUAIN, 59.

[84] DUFORT DE CHEVERNY, III, 381.

[85] Archives nationales, AF, III, 150. Conscription de frimaire an VII ; le ministre de la guerre avait demandé 200.000 conscrits ; sur les 98 départements, 16 refusèrent d'abord de donner des hommes. En brumaire et dans la première décade de frimaire, on ne put réunir que 23.899 conscrits sur 150.000 attendus.

[86] Correspondance publiée par M. DESCOSTES, la Révolution française vue de l'étranger, 379.

[87] Le Couteulx de Canteleu, dans LESCURE, Mémoires sur les journées révolutionnaires et les coups d'État de 1789-1799, II, 215 à 216.

[88] Les filets de Saint-Cloud sont appelés le boudoir des rentiers, dit le Répertoire anecdotique, 1797.

[89] Archives de Chantilly, lettre d'un agent de Condé en date du 1er jour complémentaire de l'an VIII.

[90] Membre d'une secte hindoue qui formait surtout une affiliation commerçante.

[91] Le Propagateur, numéro du 17 brumaire an VIII.

[92] La Bouche de fer ou le Cri de la vérité, pamphlet du temps.

[93] Mémorial de Norvins, II, 301.

[94] Voyez dans les journaux de pluviôse et ventôse an VIII le compte rendu du procès entre le tribun Courtois et les banquiers Fulchiron et consorts.

[95] Ça ne va pas si mal, visite pire que celle du diable, libelle de l'époque.

[96] Rapport de Malmesbury, 13 novembre, cité par M. Albert SOREL dans le Journal des savants, mars 1902.

[97] Albert SOREL dans le Journal des savants, mars 1902.

[98] Mémorial de Norvins, II, 302. Cf. Albert SOREL, Lectures historiques : une agence d'espionnage sous le Consulat, 131-132.

[99] MILLET DU PAN, la Révolution française vue de l'étranger, 434.

[100] Le Répertoire anecdotique, 1797.

[101] Le Monde renversé ou Tout va de travers, pamphlet du temps.

[102] Edmond et Jules DE GONCOURT, la Société française sous le Directoire, 208.

[103] Lettres de Charles de Constant, 31.

[104] DUPORT DE CHEVERNY, II, 340.

[105] Voyez GONCOURT, la Société française sous le Directoire, 400-414.

[106] Lettres de Charles de Constant, 34.

[107] Voyez SAGNAT, la Législation civile de la Révolution française, 289-290.

[108] SCIOUT, II, 252. Cf. dans l'ouvrage du comte FLEURY, les Grandes Dames pendant la Révolution et sous l'Empire, le chapitre intitulé les Effets du divorce sous le Directoire, 180-195.

[109] C'est l'expression même dont se sert Gallais dans son ouvrage sur le Dix-huit Fructidor, II, 142, virulente satire qui naturellement ne s'imprima qu'en secret.

[110] Rapports de police publiée par SCHMIDT, III, 389.

[111] ROUSSEL, Un Évêque assermenté, 298.

[112] Lettres de Constant, 5.

[113] Correspondance diplomatique du baron de Staël-Holstein et du baron Brinkman. Brinkman à Sparre, 11 juillet 1799, 297-298.

[114] Archives de la guerre, correspondance générale, 23 thermidor an VII, canton de Villefranche.

[115] SCHMIDT, III, 388. Rapport du commissaire du pouvoir exécutif près l'administration du département.

[116] Éclaircissements inédits.

[117] LA FAYETTE, V, 108.

[118] LA FAYETTE, V, 107.

[119] DUFORT DE CHEVERNY, II, 404.

[120] Compte rendu publié dans la Gazette de France, 27 prairial an VII.

[121] BRINKMAN, 296.

[122] Par exemple, à Paris, un cartonnage représentant une lancette, une laitue et un rat ; c'était un rébus qu'il fallait déchiffrer ainsi : l'an sept les tuera. Mémorial de Norvins, II, 214.

[123] MILLET DU PAN, la Révolution française vue de l'étranger, 529.

[124] Cette distinction est très bien établie dans une lettre du prince de La Trémoille en date du 2 septembre 1797. La SICOTIÈRE, Frotté et les insurrections normandes, II, 346.

[125] La FAYETTE, V, 134.

[126] Robert Lindet, 4 messidor an VII ; lettre publiée par M. Moutier dans son ouvrage sur Robert Lindet, 362.

[127] GALLAIS, Dix-huit Fructidor, II, 157.

[128] Cri du diable, libelle de l'époque.

[129] GALLAIS, Dix-huit Fructidor, I, 147.

[130] GALLAIS, Dix-huit Fructidor, I, 199.

[131] Journal l'Ange Gabriel, 26 frimaire an VIII.

[132] BONNEFOY, Histoire de l'administration civile dans le département du Puy de-Dôme, II, 233.

[133] GALLAIS, Dix-huit Fructidor, II, 150.