HISTOIRE DE CHARLES VII

TOME DEUXIÈME

LIVRE III. — DEPUIS L’AVÈNEMENT DE CHARLES VII AU TRONE (21 OU 22 OCTOBRE 1422), JUSQU’À LA VENUE DE LA PUCELLE (MARS 1429).

CHAPITRE VI. — PÉRIODE CRITIQUE DU RÈGNE DE CHARLES VII (1424-1429).

Événements militaires. - Suite et fin (1427-1429).

 

 

Les Français reconquirent, dans la même semaine que Montargis, les places de Marchenoir et de Montdoubleau. Une commission royale, promulguée en Angleterre au nom du roi Henri VI, le 19 mai 1427, enjoignit aux baillis et schérifs de mettre en défense les côtes du Devonshire. Il paraîtrait, d’après les termes de cet acte, que le duc de Bretagne menaçait, alors, d’envahir, à l’aide d’une flotte de débarquement, le littoral anglais. La place de Moymet en Champagne, fut spécialement le théâtre de vicissitudes nombreuses et d’hostilités acharnées. D’abord prise par les Français, elle tomba au pouvoir des Anglais, vers le printemps de 1427. Salisbury la rasa complètement. Dans le pays chartrain, Rochefort, Nogent-le-Rotrou, Montdoubleau et autres forteresses redevinrent aussi momentanément français[1].

Des succès, balancés entre lies deux partis, eurent surtout pour objet l’agression et la défense des provinces d’Anjou et du Maine. Les châteaux de Garlande près La Flèche, Reineford, Malicorne, le Lude, Saint-Laurent des Mortiers, Saint-Ouen, La Gravelle, Laval, Pontorson, Ambrières et autres localités, situées dans ces parages, furent les témoins de ces diverses fortunes de la guerre[2].

Le 5 août 1427, une flotte anglaise de cent vingt voiles parut en vue de Chef-de-Baye, près La Rochelle. L’armée d’invasion qu’elle portait venait pour s’emparer de cette ville. Aussitôt les Rochelais s’imposèrent une taxe extraordinaire et se mirent en état de défense. Étienne Gilier, maire de la ville, prit la surintendance du commandement. Indépendamment de la milice urbaine, la cité menacée soudoya un corps d’auxiliaires. Cette armée de secours avait à sa tête Antoine de Clermont, gentilhomme du pays et seigneur de Surgères[3].

Durant quatorze jours, elle occupa les falaises, qui formaient vers l’Océan, les abords de La Rochelle. Dans le même temps, un hardi capitaine, appelé Bernart de Karquaben[4], Breton, se porta en mer, au-devant de l’ennemi. Il était monté sur un de ces navires armés pour la course, que les diverses marines du moyen âge désignaient sous le nom générique de baleniers, ou ballengers[5]. Grâce à cette énergique attitude, l’ennemi se retira, le 19, après une vaine tentative, et Charles VII conserva le dernier port de mer qui restât à la monarchie[6].

Le 26 décembre 1427, le régent duc de Bedford fit poser le siège devant Rambouillet[7].

La situation de la Champagne était pour les Anglais l’objet d’une sollicitude particulière. Sous la date du 3 février 1428, le duc de Bedford institua une sorte de haute commission gouvernementale, qu’il chargea spécialement d’avoir l’œil et la main sur les affaires de cette province. Cette commission était formée des hommes d’État et de guerre les plus habiles et les plus dévoués au régime anglais. Elle comptait dans son sein : Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, président ; Jean de Luxembourg, Antoine de Vergy, Guillaume de Châtillon, Colard de Mailly et maître Jean Milet, notaire du roi et du régent, secrétaire[8].

Le 20 mai 1428, le bailli de Troyes (pour les Anglais) avec les gens de sa compagnie et un grand nombre de Troyens, poursuivirent environ neuf cents combattants de cheval, enemys du roy (d’Angleterre) jusques au lieu de la rivière d’Yonne, vers Joigny, lesquels combattans avoient pillé la chastellenie d’Ervy. Antoine de Vergy, comte de Dammartin, chevalier bourguignon, était alors gouverneur de Champagne[9].

Le 22 mai 1428, par l’entremise du duc de Savoie, les trêves furent renouvelées entre le duc de Bourgogne et le roi de France. Charles VII ratifia cette convention par lettres données à Loches en date du 22 juin. Le 25 mai, mardi de la pentecôte, les Français tentèrent de recouvrer la ville du Mans. Divers habitants, impatients de la domination anglaise, s’entendirent avec des capitaines du roi Charles, pour leur ouvrir les portes de la place. Guillaume d’Albret, sire d’Orval, et La Hire, prirent en main cette opération. Ils avaient pour compagnons les sires de Bueil, de Beaumanoir, de Tucé, de Saint-Aignan, Lavardin, Thouars ; Roberton des Croix, et autres personnages de marque. Les gendarmes s’avancèrent le soir. Un feu, allumé par ceux de la ville qui partageaient le secret ; parut en dehors du clocher de la cathédrale. C’était le signal convenu. L’évêque et le clergé adhéraient au mouvement[10].

Lord Talbot, gouverneur de la place, en ce moment se trouvait à Alençon. Les Français entrés au Mans s’en rendirent maîtres presque sans résistance. Mais les Anglais se retirèrent dans la tour de Ribendelle, près la porte Saint-Vincent, et s’y fortifièrent. Ils dépêchèrent aussitôt vers leur capitaine, pour lui mander ce qui se passait. Dans la nuit du 28 au 29, Talbot prit en toute hâte son chemin par La Guerche, accompagné d’un gros de forces. Mathieu Gough le précédait en éclaireur. Ce dernier arriva au Mans bien avant le jour. Les soldats d’Albret et de La Hire, avaient traité cette cité comme une ville gagnée : la garnison s’était endormie le 28 au soir dans l’orgie, avec une sécurité complète. Talbot, suivi de ses cavaliers, les surprit à son tour de grand matin. Réveillés en sursaut, les vainqueurs de la veille se défendirent mal et ne tardèrent pas à lâcher pied. Talbot, non content de poursuivre les combattants, fit exécuter à mort ceux des bourgeois qui avaient introduit les Français dans leurs murs. La ville du Mans retomba ainsi sous la domination de Henri VI[11].

Un témoignage contemporain, que nous devons encore citer, montrera dans quel état d’alarme les populations de la France étaient plongées sous les murs mêmes de la capitale. Jean de Fauquemberg, greffier civil du parlement, s’exprime ainsi dans son registre ou journal du conseil. Le 11 juin 1428, dit-il, feste de Saint-Barnabé, vindrent en procession à l’église de Paris les povres laboureurs et habitants, femmes et petits enfants de Villejuifve et de quatre ou cinq villages voisins d’entour Paris ; portans reliquiaires, croix et bannières d’église, moult dévotement, en la manière accoustumée ; les autres portans ars, arbalestres, lances et bâtons de guerre, pour doubte des ennemis, qui continuellement couroient et s’embuschoient sur eulx pour les grever et destruire. Et ce jour yceulx habitans feirent, par les gens d’église estans en leur compagnie, dire une solempnelle messe de Nostre-Dame au grand autel de ladite église ; et après fut dicte par les chanoines, chapellains et choriaulx d’icelle église la grand’messe de saint Barnabé, à la dévote prière desdits habitans, qui exitèrent à grant dévotion ceulx qui véoient ladite procession ; tant que à peine les povoit-on regarder sans lacrymation[12].

Le point où nous sommes parvenus marque le terme extrême de la période désastreuse, qui signala les premières années du règne de Charles VII. Jamais la France ne fut exposée à un plus imminent péril. Jusqu’alors, entre la frontière du nord et la Loire, quelques places avaient maintenu le drapeau de la dynastie nationale. Grâce à de vaillants défenseurs, la Meuse, notamment, servit jusque-là de rempart ou de fossé à son territoire. Cinq forteresses, situées sur cette ligne, ou comme des ouvrages avancés au sein de la Champagne, méritent une mention particulière. Ce furent, en partant du nord, les places de Monzon, Beaumont-en-Argonne, Moymet[13], Passavant en Champagne et enfin, Vaucouleurs.

Moymet, comme on l’a dit, fut démoli avec les ressources coalisées des villes bourguignonnes de la Champagne. Passavant tenait encore au 10 septembre 1427, mais il ne tarda pas à tomber également au pouvoir de l’ennemi. Beaumont et Mouzon opposèrent une admirable résistance. Beaumont succomba en mai 1428. Les défenseurs de Mouzon convinrent avec Jean de Luxembourg d’une trêve qui s’étendit jusqu’au premier octobre. Dans ce délai, la garnison devait obtenir de Charles VII un renfort, ou subir la loi du vainqueur[14].

Mouzon ne fut point secouru. Les Anglais pénétrèrent dans ces deux places : mais de véritables Français en sortirent. Préférant la misère et l’exil à la soumission, ils allèrent jusqu’à Liège, l’énergique cité, qui, elfe aussi, avait, au commencement de ce siècle, combattu et souffert pour la liberté. Là, ils reçurent l’accueil secourable et sympathique dû à leur courage, ainsi qu’à leur infortune. Seul enfin, Vaucouleurs demeura intact au milieu du désastre général[15].

Ainsi, en 1428, au-dessus de la Loire, trois localités, situées aux trois points cardinaux d’un triangle, avaient seules inviolablement conservé le dépôt de la tradition nationale : Tournay au nord ; à l’ouest, le mont Saint-Michel, et à l’est, Vaucouleurs.

Ln ce moment, les querelles survenues entre les ducs de Bourgogne, de Glocester et Winchester, étaient assoupies ou terminées. Le duc de Bedford se voyait débarrassé des entraves qui précédemment avaient ainsi paralysé son activité. Vers la fin de juin 1428, le comte de Salisbury repassa la ruer et vint de nouveau débarquer à Calais. Le parlement d’Angleterre lui avait accordé les subsides et les hommes nécessaires en le chargeant d’achever, sous les ordres du régent, la conquête de la France[16].

Jean de Montaigu commandait une armée de six mille hommes, composée de noblesse anglaise et d’archers des bourgs, c’est-à-dire de troupes d’élite. Les recrues de France, prises dans les provinces qui obéissaient à Bedford, devaient un peu plus tard, porter ce nombre à dix mille. Aussitôt que Salisbury fut à Paris, le conseil anglais s’assembla et délibéra sur le sort de la France. La Loire était un Rubicon, que le régent avait résolu de franchir. Mais sur quel point devait s’opérer le passage ? — Deux plans furent proposés[17].

Le premier, qui dominait dans la faveur ou l’esprit du régent, consistait à forcer ce fleuve, en s’emparant de la ville d’Angers. C’est de ce côté que s’était porté jusqu’ici le principal effort de la conquête. C’est là qu’en dernier lieu elle avait fait brèche de la manière la plus redoutable. Un autre plan consistait à marcher sur Orléans, la ville la plus forte qui restât à Charles VII, et le cœur du royaume.

Charles, duc d’Orléans, expiait dans une longue et dure captivité, les rigueurs de la fortune et les chances de la guerre. L’inexorable gouvernement anglais s’était toujours refusé à lui rendre à aucun prix sa liberté. Charles payait au roi d’Angleterre une forte somme annuelle, à titre de pension. Du sein de sa captivité, il avait entretenu avec le conseil de Henri VI, tant en son propre nom que pour les affaires de la France, des négociations actives et suivies. Un traité formel et spécial avait été conclu à Blois, les 16 et 17 juillet de l’année précédente, entre Jean, bâtard d’Orléans pour le duc Charles, et le gouvernement anglais, représenté par le comte de Suffolk et le régent. Aux termes de ce traité, les domaines de Charles d’Orléans devaient être respectés, et exceptés de la guerre que les Anglais poursuivaient contre Charles VII. Le comte de Salisbury lui-même, avant de quitter l’Angleterre, avait pris le même engagement vis-à-vis du prince captif[18].

L’opinion publique, en effet, et les lois de l’honneur, autorité plus haute encore que les traités, défendaient au vainqueur d’attaquer dans ses États, un vaincu absent et prisonnier. Ces puissantes considérations ne prévalurent pas dans le conseil d’Angleterre. Le second programme fut adopté. Jean, duc de Bedford, commença par s’assurer de la Champagne, où la cause de ‘Charles VII comptait encore quelques défenseurs. Il envoya dans cette province et mit de nouveau en mouvement la commission dont nous avons parlé ci-dessus. Les commissaires avaient pour instruction spéciale de dissoudre, par tous les moyens, ces dernières résistances, et d’obtenir au moins le concours pécuniaire de la province[19].

De son côté, le comte de Salisbury se porta d’abord à Nogent-le-Roi et s’en empara ; puis à Chartres. Dans cette ville, anglo-bourguignonne, se trouvait prisonnier de guerre, Me Jean des Bouillons, astrologien, natif de Meung-sur-Loire : Salisbury le consulta. Maître Jean, dit-on, osa reprocher au comte anglais d’envahir l’héritage du roi Charles et surtout les domaines du prisonnier. L’astrologue prédit au comte qu’il mourrait devant Orléans, lui et les siens. Jean de Salisbury n’en continua pas moins sa marche, qui fut signalée par une suite de succès. Le Puiset, Rochefort et Châteauneuf-en-Thimerais, Marcheville, Patay, Béthencourt, Rouvray-Saint-Denis, Intreville, Thoury, Janville, etc., tombèrent, coup sur coup, au pouvoir de l’ennemi. Le 5 septembre 1428, Salisbury était maître de Meung-sur-Loire. Ce même jour, il écrivit, de Janville, à la commune de Londres, pour se glorifier de ses victoires et pour se recommander à la puissante cité. Il joignit à sa lettre une liste de quarante villes, châteaux ou forteresses qui, sur sa route, avaient reconnu sa puissance[20].

Un mois plus tard, Baugency, Marchenoir, Notre-Damede-Cléry, Gergeau, Sully, La Ferté-Hubert, Château-Neuf, Saint-Benoit-sur-Loire, Montpipeau, La Ferté-de-Gaules, Pluviers en Gâtinais avaient ouvert leurs portes. La Beauce, le Gâtinais, soumis au vainqueur, découvraient Orléans. L’avant-garde du comte de Salisbury s’empara le 7 octobre, d’Olivet, faubourg d’Orléans. Enfin le 12 octobre 1428, le mémorable siège d’Orléans fut posé par les Anglais[21].

Un vieux et expérimenté chevalier, Raoul de Gaucourt, prisonnier des Anglais au siège d’Harfleur, depuis 1417, ami du duc Louis d’Orléans et tout récemment libéré, commandait la placé comme gouverneur. Jean, bâtard d’Orléans, très jeune encore, l’assistait pour défendre cette ville. Dès le premier jour, l’attitude et la conduite de la population furent héroïques. Une faible garnison, d’environ quatre à cinq cents hommes, composait dans le principe toute la force effective de ce poste militaire. La ville était principalement peuplée de bourgeois et d’étudiants en l’université ès lois d’Orléans. Les habitants des communes suburbaines ne tardèrent pas à se réfugier au sein de la cité assiégée[22].

L’antique ville d’Orléans s’étendait alors en forme de carré long, parallèlement à la rive de la Loire. Un pont de dix-sept arches traversait le fleuve, et se terminait sur la rive gauche, par un gros pavillon. Cet ouvrage, flanqué de deux tours, fut appelé, de là, le château ou bastille des tourelles ou tournelles. Dès le principe, les Orléanais rasèrent leurs faubourgs, qui faisaient l’orgueil de la ville et l’admiration de l’époque, par ses riches et nombreux édifices. Tous ces biens furent généreusement sacrifiés pour voir l’ennemi en face et pour assurer la défense. Les Anglais s’avançaient par la Sologne : En avant de la tête de pont, du côté d’Olivet, un boulevard ou retranchement bastionné fut élevé avec de la terre et des fascines[23].

Un premier engagement eut lieu, sur ce point, le 21 octobre. L’étroit espace du boulevard fut encombré de défenseurs de tout âge et de toute condition, qui se disputèrent l’honneur de recevoir les assiégeants. Les femmes, dans ce glorieux prélude, se distinguèrent, dès lors, par leur intrépidité. Mêlées aux hommes, elles apportaient des pierres, de la poix, des graisses qu’elles faisaient fondre et qu’elles jetaient sur la tête des assiégeants. On en vit, la lance à la main, repousser des Anglais dans le fossé. Oubliant la timidité de leur sexe, elles donnaient l’exemple aux soldats, qu’elles électrisaient. Après quatre heures d’un assaut impuissant, les Anglais se retirèrent et eurent recours à la mine[24].

Les Orléanais contre-minèrent pendant quelque temps ; puis ils abandonnèrent le boulevard et se replièrent sur le château, ou tête de pont des Tourelles. Le 24 octobre, cet ouvrage, battu presque à bout portant par des boulets qui pesaient quatre-vingts et jusqu’à cent seize livres, fut démantelé. La défense, alors, coupa deux arches du pont et recula sur la troisième, après avoir établi en ce point un tablier mobile et un nouveau boulevard. Ce même jour, vers le soir ; le comte de Salisbury, placé dans le château des Tourelles à une fenêtre, observait la ville. Entouré de quelques officiers, il étudiait les moyens de s’emparer de la cité, qui offrait à ses espérances cette proie assurée et prochaine. Tout à coup, un boulet de canon, tiré de la ville, traverse l’espace. L’artillerie des assiégés, en ce moment, avait cessé l’action. Mais un inconnu, quelque écolier, dit-on, trouvant sur son passage cette pièce chargée, y porta le feu encore allumé. Le coup part ; Jean de Salisbury voit la lumière et se détourne. Mais ce fut en vain : le boulet de pierre, vint briser l’angle de la muraille, qui frappa le comte au visage. L’un de ses compagnons fut tué à ses côtés du même coup. L’éclat de muraille avait enlevé au chef anglais l’œil et une partie du visage. On l’emporta secrètement jusqu’à Meung, où il expira le 3 novembre[25].

Le comte de Salisbury, commandant supérieur du siège, était le plus renommé capitaine des Anglais. Sa perte causa parmi ces derniers une profonde impression. Le duc de Bedford, à cette nouvelle, donna pour successeur à Salisbury le comte de Suffolk, avec les lords Scales et Talbot, comme lieutenants. Il envoya en même temps de nouvelles forces, qui portèrent le nombre des assiégeants à dix mille : Le duc commençait à s’alarmer de la tournure que prenaient les événements. Le conseil d’Angleterre, convoqué à Mantes, se tenait comme en permanence. Bedford, le 10 novembre, quitta Paris et vint s’établir à Mantes, puis à Chartres, afin de suivre de plus près le siège d’Orléans[26].

Ces nouveaux chefs préposés au siège reçurent ordre de pousser les opérations, avec la plus grande activité. Salisbury n’avait opéré que d’un côté l’attaque de la ville : un nouveau plan fut élaboré par les assiégeants. Le 30 décembre, ayant franchi la Loire à Meung, ils revinrent attaquer la place, en se postant devant les abords de la rive droite. Cependant la ville n’était encore ceinte que sur les deux tiers de son périmètre. Cinq semaines se passèrent en escarmouches et en vicissitudes. Le gouvernement de Charles VII avait expédié successivement quelques renforts. La célèbre journée des harengs eut lieu le 12 février 1429[27].

A force d’instances, les Orléanais avaient obtenu que le roi envoyât à leur secours quelque noblesse d’Auvergne, sous la conduite de Charles de Bourbon, comte de Clermont. Ces auxiliaires devaient attaquer les Anglais à l’extérieur du siège et délivrer la ville. En ce moment, les Français furent informés qu’un convoi de vivres de carême allait être expédié de Paris, avec des renforts, aux assiégeants. Du 6 au 8 février, Philippe le Bon vint à Paris, toujours circonvenu par les caresses de Bedford. Violant d’une manière au moins indirecte les trêves qu’il avait jurées, il souffrit que des troupes bourguignonnes prissent part au siège d’Orléans. Le convoi, escorté d’environ deux mille soldats, partit le 9 février. Il était conduit par Falstalf et par un Beauceron de Chartres, Français renié, nommé Simon Morbier, prévôt de Paris pour les Anglais[28].

Instruits de cette entreprise, les défenseurs d’Orléans, de concert avec le comte de Clermont, résolurent de se porter préalablement à la rencontre du convoi.

Quinze cents hommes environ, sous les ordres du bâtard, se détachèrent de la garnison et s’avancèrent au-devant de Falstalf. De son côté, le comte de Clermont partit de Blois, dans la même direction, à la tête de 3 à 4 mille soldats. Les Orléanais et les Auvergnats se rencontrèrent près de Rouvray-Saint-Denis, en vue du convoi, qui sortait d’Angerville. Les deux corps auraient dû immédiatement opérer leur réunion et fondre ensemble sur les Anglais, pendant que ces derniers étaient en marche. Le comte de Clermont, arrêté à Rouvray sans utilité, donna ordre aux Orléanais de l’attendre. Falstalf employa ce temps précieux à construire, autour de lui, de formidables retranchements, formés par les charrettes du convoi et par ces pieux aigus, dont les Anglais se servaient habituellement pour cet usage[29].

Des Écossais faisaient partie du détachement qu’avait envoyé la ville assiégée. Impatients de combattre et fatigués de cette absurde expectative, ils attaquèrent le convoi fortifié, avant que le comte de Clermont eût rallié l’autre corps. Les troupes engagées furent cruellement battues, et les Auvergnats arrivèrent pour être les témoins insensibles de cette déroute. Le comte de Clermont et ses hommes tournèrent bride vers Orléans, sans combattre. Le connétable d’Écosse, Guillaume d’Albret, sire d’Orval, Jean de Lesgot, célèbre chevalier gascon, et quatre cents hommes d’armes périrent dans cette bataille. Falstalf, triomphant, amena devant les Français le convoi et le, renfort destinés aux assiégeants. Le comte de Clermont, après s’être excusé par de belles paroles et avoir pris de pompeux engagements pour l’avenir, quitta la ville avec ses hommes et disparut, abandonnant les Orléanais dans cette détresse. Les Anglais complétèrent l’investissement de la place[30].

Alors le désespoir s’empara des assiégés. Une députation partit de ses murs et fut conduite par Poton de Saintrailles auprès de Jean de Luxembourg et de Philippe le Bon, Les envoyés devaient implorer la pitié du duc de Bourgogne et demander son intervention miséricordieuse auprès du régent d’Angleterre[31].

Ceci se passait vers les derniers jours de février 1429. A cette époque, Charles VII habitait le château de Chinon. Une tradition rapporte que, durant le siège d’Orléans, La Hire étant allé trouver le roi dans ce château, pour lui demander du secours en ce péril extrême, le trouva répétant un ballet ! Nous ne saurions, il est vrai, en remontant au delà du seizième siècle, montrer la source historique et authentique de ce dicton. Cette tradition, toutefois, ne s’accorde que trop avec les notions historiques les plus positives, qui nous sont parvenues sur l’état moral où végétait encore, à cette époque, le roi de France[32].

Cependant, quelque zèle que missent les favoris du prince à maintenir sur ses yeux ce bandeau, tissu de soie et de plaisirs, ils ne pouvaient soustraire absolument ses sens à la triste lumière de la réalité. Régnier de Bouligny, receveur général, possédait en tout, dans le trésor royal, tant au compte du roi que"de ses propres deniers, la somme de quatre écus. Charles VII avait consacré au siége d’Orléans, ses dernières ressources et sa dernière espérance. Le régent Bedford, de son côté, laissait deviner les plus sérieuses alarmes. Pour tenter cet effort, l’Angleterre s’était imposé des sacrifices extrêmes. Le siège d’Orléans coûtait aux Anglais mensuellement quarante mille livres. Or, les trésoriers du roi de France et d’Angleterre, à Paris, comme à Londres, étaient également aux abois[33].

A ce coup de dés, appartenait la fortune de deux couronnes. Des deux parts, l’enjeu final était engagé. Vaincu devant Orléans, il n’y avait plus de France pour Bedford ; car celui-ci ne pouvait tenir le pays conquis précédemment, qu’en poursuivant et en achevant la conquête. Vaincu dans Orléans, il n’y avait plus de France pour Charles VII. Déjà, antérieurement, il avait fixé ses yeux sur La Rochelle, résolu à s’embarquer dans ce port et à chercher un asile en Écosse. Déjà ses ambassadeurs étaient partis auprès de Don Juan, roi de Castille et de Léon, pour implorer de lui, au nom de Charles VII, son allié, un autre coin de terre, où il pût vivre en sûreté[34].

Le 1er novembre 1428, jour de la Toussaint, Charles VII célébrait cette fête en sa chapelle royale de Loches. Il venait d’apprendre que les Anglais assiégeaient Orléans. Écrasé par la main divine et voyant approcher quelque finale adversité, il s’examina, devant Dieu, dans le secret de la prière et de la pénitence. Un doute horrible ; infamant, troublait sa conscience. La honte de sa mère Isabeau, le déshonneur de la royale épouse, pesait sur le cœur de ce prince. Charles fit cette oraison mentale : il demanda au Tout-Puissant que, s’il était bien le légitime héritier du trône de France, le Dieu de saint Charlemagne et de saint Louis se manifestât enfin clairement en sa faveur[35].

La cause qui se plaidait dates cette prière n’était point seulement celle d’un fils de roi, c’était la caisse d’une nation, la cause de la France. De merveilleux événements allaient s’accomplir. Ils se rattachent, au moins chronologiquement, à ce monologue, qui agita le timide Charles VII au fond de son oratoire.

 

 

 



[1] Sur Moymet, voyez L. Paris, Lettres de Reims aux 12 décembre 1425 et 16 octobre 1426 ; Ms. Fontanieu, 115 : 25 septembre 1426, et Barthélemy, Histoire de Châlons, p. 176 à 124. — Revue du Lyonnais, p. 343. Lettres des rois et reines, t. II, p. 408, Cousinot, p. 200, 202. Raoulet, p. 193. Journal de Paris, p. 671 a. Monstrelet d’Arcq, t. IV, p. 270. Ms. Bréquigny, n° 81, f° 49, 53.

[2] Le 8 mai 1427, procession générale ordonnée à Paris par le gouvernement anglais, afin que Pontorson ne tombe pas au pouvoir des Français. L. L. 414, f° 72. Pour les autres autorités, voy. ci-après, note 7.

[3] Près La Rochelle. Anselme et le cabinet des titres : Clermont.

[4] Kercabin, paroisse de Plouer, évêché de Tréguier. Voyez Guy-le-Borgne, Armorial breton, Rennes, 1681, in-4°, p. 128.

[5] Jal, Glossaire nautique. Archéologie navale, 1840, in-8°, t. II, p. 253 et suiv. au mot ballener.

[6] Ce grave épisode est demeuré inconnu de tous les historiens. Il a pour garant un document unique, mais authentique et original, provenant, des comptes de la ville. Ms. Gaignières, 649, 5, pièce 47 et dernière.

[7] Catalogue Teulet, p. 378. Dans les lignes qui précèdent, nous avons tenté de débrouiller et de classer les événements, à cette époque la plus confuse du règne, Les faits militaires dont le théâtre vient d’être indiqué sont racontés plus en détail aux sources suivantes : Monstrelet, IV, 286, 288. Berry, 375. Montreuil, 237, 241, 248 à 254. J. Chartier et suites, I, 51 à 59 ; III, 194 et 200. Gruel, 365, 367 b. Bourdigné, 11, 156. D. Morice, 1, 5o1, 503. Preuves, II, 1166. Grafton, 572 à 574. Ms. fr. 4770, à la date du 9 avril 1428. Ms. Gaignières, 772, 1, p. 546. Ms. fr. 1081, Chronique de Laval, f° 1. Etc., etc.

[8] Ms. Fontanieu 115, à la date. Ms. 4805, s. fr., f° 154.

[9] Extrait des archives municipales de Troyes. Communication de M. Th. Boutiot.

[10] Ms. Fontanieu, 115. Journal de Paris, p. 675 b. Cousinot, ch. CCXXIX. Bourdigné, t. II, p. 157. Grafton, p. 574.

[11] Les mêmes. Montreuil, ch. XXVII. J. Chartier, ch. XXX. Berry, p. 375.

[12] X. X. 1480, f° 404. Journal de Paris, p. 669 b.

[13] En 1814, ce même point de Moymet ou Montaymé a joué de nouveau un rôle historique, dans la mémorable campagne de Champagne.

[14] Monstrelet, éd. d’Arcq, liv. I, ch. LXXXIII ; liv. II, ch. XXXVII, p. 255 ; ch. XL, XLVII, LX, etc. Varin, Archives de Reims, t. VII, p. 676 à 732.

[15] Monstrelet, liv. II, ch. XLVII. Corn. Zantfliet, Chronique de Liège, Amplissima collectio, t. V, p. 500.

[16] Rymer, t. IV, part. II, p. 135, 138. Stevenson, Henri VI, t. I, préface, p. lxi ; p. 403 et suiv., 1427, septembre 8 ; le duc de Bretagne et ses barons acquiescent par serment au traité de Troyes. X. X. 8594, Ordonnances barbines, f° 1 et suiv. 1428, juin 26, Ambassade de Charles VII au roi de Castille. Il lui demande des navires pour combattre le duc de Bretagne qui venait de se déclarer Anglais. Ms. Bal. lat. 6024, f° 23. Communication de M. Boutaric.

[17] Monstrelet, ibid., ch. XLVII. Beaurepaire, Administration, p. 55.

[18] M. Champollion, Louis et Charles d’Orléans, p. 321 et passim. Ms. Gaignières 594, f° 45. Montreuil, p. 256, 269, 210.

[19] Le pape Pie II, dans ses mémoires, porte ce jugement sur l’invasion de l’Orléanais : Id vere nobiles detestati sunt ; tanquam degeneris animi sit, ejus viri arces oppugnare, cujus corpus in potestate habeas ; p. 154. Ms, 4805, s, fr., f° 154. Ms. 9436, A, 3. Beaurepaire, États, p. 30 à 34.

[20] Raoulet, p. 197. Chronique de Normandie, f° 181, v°. Charles VII fit racheter Me des Bouillons et le prit à son service. Ms. 7487, f° 148, v°. Cousinot, p. 203 et suiv. Montreuil, p. 255 et suiv. Saint-Remi, p. 487 et suiv. Journal de Paris, p. 676. Gaignières, Ms. 712, 1, p. 548. Beaurepaire, Administration, p. 55. Delpit, Documents anglais, p. 236 ; là se trouve cette liste de quarante noms, précieuse pour la géographie du quinzième siècle.

[21] Monstrelet. Cousinot. Montreuil. Journal de Paris. Suites à J. Chartier, t. III, p. 208. Berry, p. 375. États, p. 34, etc. Le 18 septembre 1428, le roi, à Chinon, ordonne de réparer les fortifications d’Aigues-Mortes. D. Vaissette, livre XXXIV, ch. XXXV. Les états généraux, réunis à Chinon du lei au 10 octobre, votent une aide de 500 mille livres. Ibid. Ms. Fontanieu 115, à la date du 12 novembre 1428.

[22] Les mêmes. Quicherat, Histoire du siège d’Orléans, 1854, in-16. L’effectif, en hommes, de la défense, s’augmenta successivement et la proportion numérique des parties belligérantes éprouva diverses modifications. Sur ce sujet on peut consulter, comme renseignement à éclaircir, les extraits publiés dans le Bulletin du bouquiniste, 1861, p. 20 et suiv.

[23] Les mêmes. Quicherat, p. 7. Pour suivre clairement et en détail les opérations militaires, on peut consulter avec fruit : Kausler, Atlas des batailles (en français et en allemand). Stuttgard, 1831, grand in-folio, texte in-4°, p. 92, pl. XXIV, et l’Histoire du siège d’Orléans, par M. Jollois. 1834, gr. in-4°, fig.

[24] Journal du siége, dans Quicherat, Procès, t. IV, p. 96 et suiv. Montreuil, p. 20.

[25] Les mêmes. Chronique de Normandie, f° 182, v°. Journal du siège, p. 100. Chronique de Wyrcester, p. 455. Dugdale, Baronagium, t. I, p. 53.

[26] Administration, p. 10. Journal de Paris, p. 676 b. Bedford écrivait, à peu de temps de là : Alle thing there prospered... till the tyme of the siege of Orleans, taken in hand God knoweth by what advis ! (Rymer, t. IV, partie IV, p. 30). — Quittance du 13 novembre 1428 : Par devant moy, Jehan Milet, notaire et secrétaire du roy N. S. est aujourd’hui venu et comparu en sa personne Maine, le hérault, lequel a confessé avoir eu et receu de P. Surreau, receveur général de Normandie, la somme dei livres tournois pour ung volage à lui ordonné présentement et hastivement faire, de cette ville de Mantes, au siége devant Orléans, porter lettres closes de M. le régent le royaume de France, duc de Bedfort, à M. le comte de Suffolk ; de laquelle somme, etc. — Milet. (Cabinet des titres, dossier Milet.)

[27] Montreuil, p. 225. Quicherat, Siège, p. 14, etc. Quittance de W. Glasdale, datée de la bastide du bout du pont ou des Tourelles. Il reconnaît avoir reçu 843 livres tournois pour 30 lances et 80 archers de sa retenue, servant au siége depuis le 19 novembre. (British Museum, Additionnal charters, n° 3636 ; communiqué par le R. J. Stevenson.)

[28] Les mêmes. Dom Plancher, t. IV, p. 127. Monstrelet, ch. LVI. Journal de Paris, p. 677. Biographie Didot : Morhier (Simon). Mémoires de la Société des antiquaires de France, t. XXV ; notice sur S. Morbier.

[29] Les mêmes. Cagny, ch. LXXXVI. Holinshed, History of England, 1594, in-folio, t. II, p. 599.

[30] Les mêmes. Montreuil, p. 270. Le 22 février 1429, procession générale à Paris pour la victoire des harengs. (Sarrasin, L. L. 414, f° 76.)

[31] Les mêmes. Dutillet, Recueil des traités, etc., p. 221.

[32] Itinéraire. Ms. s. fr. 4805, qui cite Baptista Egnatius. Biographie Didot, article La Hire.

Sur l’indolence de Charles VII à l’époque du siège d’Orléans. — L’extrait suivant de la chambre des comptes, entre autres témoignages analogues, n’est point inconciliable avec cette anecdote traditionnelle. A Estienne de Vignolles, dit La Hire, la somme de cent escus d’or... à Chinon au mois de novembre 1428, pour deffrayer luy et aucuns autres gentilshommes qu’il avait amenés en sa compagnie, de la ville d’Orléans audit lieu de Chinon, pour remonstrer et faire savoir l’estat de ladite ville et d’aucunes places et forteresses d’environ des frais et despens que ou dit voyage faire leur avoit convenu, tant en venant par devers ledit seigneur, comme séjournant, en attendant son bon plaisir et ordonnance sur les choses à luy de leur part dites et remonstrées... et aussi en retournant audit lieu d’Orléans. (Ms. s. fr. 2342, f° 42.)

[33] Quicherat, Procès, t. III, p. 85. Monstrelet, p. 52, 55. Ms, de D. de Vic, n° 89, p. 70. Beaurepaire, Administration, p. 10, 21, 48 et suiv. États, p. 37. Le 3 mars 1429, ordonnance du roi d’Angleterre et de France, qui soumet à un emprunt forcé tous ses officiers pour contribuer au siége d’Orléans. Ms. Fontanieu 115, à la date.

[34] Quicherat, Procès, t. IV, p. 127, 509 ; t. V, p. 340. Basin, t. I, p. 4. L’Angleterre, de son côté, négociait avec le roi de Castille. Voyez, à la date du 15 février 1429, Proceedings and ordinances of the privy council of England, t. III, p. 319.

[35] Quicherat, Procès, t. IV, p. 258.