HISTOIRE DE CHARLES VII

TOME DEUXIÈME

AVANT-PROPOS.

 

 

Le tome Ier de cet ouvrage a paru en novembre 1861, et s’étend de 1403 à 1428. Ce deuxième volume continue le récit des événements jusqu’en 1444. Le tome III doit poursuivre cette narration jusqu’à la fin : 1444-1461. J’espère l’offrir au public à un égal intervalle, par rapport aux deux premiers : c’est-à-dire, vers la fin de l’année prochaine 1863.

L’accueil favorable que le premier volume a reçu des juges les plus autorisés m’encourage à hâter lentement cette publication. Le tome II, actuellement soumis au lecteur, ne le cèdera pas, si je ne me trompe, au précédent, du moins quant à l’intérêt de la matière. Ce volume débute par deux chapitres qui achèvent l’exposition de la période critique. Un travail doublement aride forme la substance de ce commencement. L’historien de Charles VII y retrace, avec une douloureuse impartialité, les désastres et les humiliations que subit alors notre pays. Il débrouille en même temps une série de faits militaires, confus, multiples, transposés, enchevêtrés clans le désordre des chroniques.

Mais ce premier plan ne nuira pas, je l’espère, dans sa sévérité même, au reste de l’œuvre. D’après la loi des contrastes, il servira, par un secours naturel, à mettre ce qui suit en lumière. Or, ce qui suit, c’est l’affranchissement après la servitude ; c’est, après la phase des revers, celle d’une lutte décisive, déjà glorieuse et bientôt triomphante ; c’est, en un mot, la période de Jeanne Darc.

Ce nom suffit bien, à lui seul, pour dénommer cette période. Aussi lui avons-nous consacré un livre, spécial ou division de cet ouvrage, le livre IV, et Jeanne Darc remplit ce livre tout entier.

On connaît ce mot, attribué à Puget, le grand sculpteur de Marseille : Le marbre tremble devant moi. En présence d’un sujet tel que Jeanne Darc, nous ne saurions affecter l’assurance de l’artiste méridional. J’avouerai sans peine, au contraire, que j’ai tremblé devant ce redoutable modèle, et je sens la même émotion renaître au moment d’abandonner ce livre à la publicité.

Comment, en effet, prendre la parole sur ce thème, amplifié si souvent, et après tant de voix éloquentes ? Tout homme de sens, en pareil cas, voit se poser devant lui ce dilemme : ou justifier son entreprise par quelque nouveauté, ou se taire.

Au milieu de mes recherches sur Jeanne Darc, l’observation suivante m’a depuis longtemps frappé.

Dans le domaine des arts, ce modèle, ce sujet a tenté de nombreux concurrents, et parmi ceux-ci, des maîtres de premier ordre. Peintres, sculpteurs, graveurs, poètes, dramaturges, romanciers, ont, de siècle en siècle, abordé cet immortel programme. Quel est cependant, en ces divers genres, le monument que l’on puisse citer ?...

Cette impuissance relative tient sans doute à deux causes principales. La première me paraît consister dans la lutte de l’art lui-même contre l’idéal : cette colonne de feu, semblable à celle dont parle l’Écriture ; l’idéal, qui toujours illumine l’art, mais en le dépassant. La seconde provient, si je ne m’abuse, de l’insuffisance encore notable de nos renseignements historiques. Les types d’Homère, de Virgile, Dante, Molière, qui nous sont familiers, remontent à des effigies authentiques ou consacrées par une adoption séculaire, tandis que personne jusqu’ici n’a montré un portrait incontestable de Jeanne Darc.

L’iconographie de l’héroïne a subi, à travers les siècles, les vicissitudes de sa légende. Longtemps on n’a connu d’elle qu’une image pleine de mignardise et d’afféterie ; image de théâtre, peinte du temps de Charles IX ou de Henri III. La dernière forme qui reste actuellement dans nos esprits est ce marbre chaste et pieux, mais vague, incertain pour les traits et le costume, que nous a légué le ciseau féminin de la princesse Marie.

Ce qui vient d’être dit du portrait physique, s’applique — de moins en moins — jusqu’à nos jours au portrait moral.

Or, l’histoire aussi est une œuvre de science et une œuvre d’art. De la science, les productions historiques tiennent la vérité, qui en est la propre vie l’art peut y ajouter l’illusion et le prestige.

Instruit par ces exemples, nous nous sommes attaché, avec une modestie prudente et intéressée, à traiter la figure de la Pucelle en subordonnant l’art à l’exactitude. Nous avons contenu, chez nous, ces battements du cœur qui troublent la main : bien convaincu que, même sans interprète, l’émotion, dans un pareil sujet, se propage directement du fait au lecteur.

Nos efforts et notre constante application ont eu pour objet d’accroître l’étendue et la sûreté de nos informations.

Depuis longtemps nous avions ouvert sur Jeanne Darc, tant par des écrits successivement imprimés que dans le cercle privé de relations personnelles, une enquête spéciale. Ainsi ai-je fait pour divers autres personnages. Mais, en ce qui concerne celui-ci, l’enquête a été permanente. Aidé à cet égard par les labeurs incessants d’auxiliaires, les uns amis, les autres inconnus, des notions inédites sont- venues nous enrichir durant l’impression même du présent volume. J’ai pu, de la sorte, après tant de moissonneurs, glaner pour le profit commun quelques nouveaux épis. Le lecteur qui, par ses études, est au courant de la question, distinguera sans peine, dans chacun de nos chapitres, ces acquisitions récentes ou successives.

Il est un point, toutefois, sur lequel je demande la permission d’insister.

L’histoire et le caractère de la Pucelle sont assurément extraordinaires et tout à fait propres à cette héroïne. Cependant, et c’est là le point que je désire éclairer, on se tromperait gravement, si l’on voyait, dans cette admirable figure, un personnage destitué de tout lien d’analogie avec ses devanciers et ses con temporaires : prolem sine matre creatam.

En approfondissant mes recherches sur l’histoire du quinzième siècle, j’ai retrouvé, avec un grand intérêt, plusieurs des attaches visibles qui unissent cette femme illustre, sans l’amoindrir, au milieu d’où elle a surgi. Ainsi j’ai signalé, peut-être le premier, dans ce livre, avec quelque précision, l’aide sensible que prêtèrent à la Pucelle certaines doctrines religieuses et populaires ; doctrines qui se propageaient alors, principalement au sein des ordres mendiants, puis, par eux, au sein de la société chrétienne. Mais ce que je n’ai pu dire avec une suffisante étendue, c’est le nombre et l’histoire de toute une série de personnages qui ont été directement, soit les précurseurs, soit les imitateurs (plus ou moins bien inspirés !) de la Pucelle.

L’idée que j’émets en ce moment n’est point absolument neuve ; car mes devanciers ont posé le principe, et je ne viens que développer une liste de faits et de noms déjà formée[1]. On peut d’ailleurs disputer du terme où s’arrête, dans le temps et dans la similitude morale, cette série d’analogues. Mais le groupe me paraît incontestable. Un mémoire spécial et développé serait nécessaire pour réunir dans le même cadre ces divers personnages, pour les peindre et les comparer ainsi qu’il convient. Le loisir que réclame un pareil travail m’a manqué jusqu’à ce jour. Qu’il me soit permis, toutefois, d’en indiquer les éléments, à l’aide d’une nomenclature très sommaire. La note qui va suivre, disposée à peu près par ordre chronologique, doit suffire à l’esquisse générale de ma proposition.

 

PRÉCURSEURS ET IMITATEURS DE LA PUCELLE.

Guillemette de La Rochelle, conseillère de Charles V, qui la fit venir à Paris, florissait avant 1380.

Sainte Ermine, ou la bienheureuse Hermine de Reims, sous Charles V et Charles VI, née vers 1340, morte le 25 août 1396.

Sainte Jeanne-Marie de Maillé, née en 1331, morte le 28 mars 1414.

La Gasque d’Avignon, conseillère de Charles VI.

En 1413, le carme Pavilly réunit à Paris un conseil politique dans sa cellule ou chambre conventuelle de la place Maubert. Il y convoque des femmes et autres personnes renommées, parmi les dévots contemplatifs de la capitale.

Sainte Brigitte de Suède, morte en 1374. Ses prophéties sur la France sont approuvées par le concile de Constance, et sa canonisation confirmée en 1415.

Sainte Catherine de Sienne, morte en 1380 ; canonisée en 1460.

Catherine Sauve, recluse du port de Lates, à Montpellier : 1417 ; brûlée par l’évêque de Maguelonne.

Saint Vincent Ferrier, mort en 1419, et saint Bernardin de Sienne ; FF. Richard, Jean de Gand, Th. Couette, Didier, etc., etc., leurs disciples.

La Pucelle de Lyon : 1424.

La Pucelle de Schiedam, en Hollande.

La Pucelle de Rome.

Madame d’Or. Ces deux dernières mentionnées dans les écritures du procès de Jeanne Darc.

Les fausses Pucelles de France : Catherine de La Rochelle, Pierrone, Brigitte, pénitentes de F. Richard.

Le berger Guillaume.

La fausse Pucelle Claude, mariée à Robert des Armoises (1436-1441).

Sainte Colette (1380-1446).

Jeanne La Féronne, la Pucelle du Mans (1459-1461). Etc.

 

Dans l’Histoire de Charles VII et de son époque, le principal sujet que j’ai voulu représenter, c’est l’époque elle-même, c’est la France au quinzième siècle. Mais un être collectif ne saurait offrir le corps saisissable que réclament les lois de toute composition littéraire ou historique. Le centre d’unité, nécessaire à cet ouvrage, m’a été fourni par le personnage de Charles VII. Après la période de la Pucelle, Charles VII se transforme et devient un prince ou un homme nouveau. La fin de notre deuxième volume contient l’exposé de cette métamorphose, que je me réserve d’apprécier, avec ses développements ultérieurs, dans le tome troisième.

Parmi les critiques, si bienveillantes d’ailleurs, qu’a obtenues le premier volume de cette Histoire, on m’a conseillé de me tenir en garde contre la sévérité de mes jugements. Après avoir lu ce tome I, de savants confrères, animés, en faveur de Charles VII, d’une certaine appréhension, ont redouté d’avance la note que j’attacherais publiquement à celui qui laissa prendre et qui laissa mourir la Pucelle. Ces voix amies, qu’on me pardonne l’expression, m’ont en quelque sorte crié grâce pour leur roi.

L’historien vraiment digne de ce titre n’accorde point de grâces, et, de même, il ne fulmine point d’anathèmes. Les rois et les bergers sont égaux devant son tribunal, que je place, en effet, très haut, sans aucun orgueil personnel. Mais ses arrêts ne valent que par leurs considérants : c’est-à-dire les faits et les preuves. Ils n’ont d’autre sanction que l’assentiment du public éclairé, qui le juge à soie tour, pièces en mains.

J’ai montré Charles VII vis-à-vis de Jeanne Darc, dans cette merveilleuse épreuve de sa vie, tel qu’il m’est apparu à la lumière de l’histoire. J’ignore si cette image contentera la sollicitude ou la sympathie des critiques auxquels je réponds. Mais, pour tracer ce portrait comme tous les autres, j’ai constamment eu les yeux fixés sur le modèle, et non sur tel ou tel spectateur : à Platon, quelque cher qu’il me soit, j’ai toujours préféré la vérité. Que ces critiques, toutefois, ne révoquent en doute ni l’affectueuse déférence que m’inspirent leurs avis, ni mon vif désir de les satisfaire. A moins d’un parti pris bien dénaturé, chaque auteur subit ordinairement, comme Pygmalion, le charme de sa statue. Charles VII lui-même, dans le second volume de cet ouvrage, se charge de venger l’injure, — s’il y a lieu, — que l’on m’accuse de lui avoir faite dans le premier. C’est la seule réparation que le modèle et l’historien puissent offrir à ces honorables contradicteurs.

Je ne pense pas, en somme, que le portrait de Charles VII sorte de mes mains avec un rang moral moins favorable, désormais, dans notre histoire ; ou que son caractère excite dans l’avenir une moindre estime que celle dont il a joui jusqu’ici, au jugement du public et de mes devanciers.

Je ne puis maintenant, à mon grand regret, terminer cet avant-propos sans m’expliquer sur un sujet qui m’est personnel et que j’aurais vivement souhaité de passer sous silence.

L’objet dont il me faut parler apparaît en quelque sorte de lui-même sur le titre de ce volume : il s’agit d’une question de nom et de l’application de la loi du 28 mai 1858, dans le domaine de la littérature[2].

Né à Paris, j’ai été inscrit sur les registres de l’état civil sous les seuls nom et prénom de : Auguste Vallet. Je m’en suis toujours et librement contenté pour les actes légaux de ma vie civile. Sous ces nom et prénom, j’ai débuté vers 1836 dans la carrière des lettres. De 1839 à 1841, comme archiviste-paléographe, je fus chargé par le Ministre de l’Instruction publique de classer les archives du département de l’Aube. M. Duchâtel, ministre de l’Intérieur, qui commençait alors la réforme de ce service public, voulut bien, de son côté, me nommer archiviste de ce département.

A cette époque j’avais pour collègue un de mes nombreux homonymes, M. Vallet, archiviste du département de la Haute-Marne. Plusieurs dépêches adressées de Paris et destinées à l’archiviste de Chaumont, parvinrent à celui de Troyes, et vice versé.

Frappé de cet inconvénient, j’offris, dans l’une de mes lettres, à l’administration supérieure, un moyen bien simple de le faire cesser. J’étais instruit par tradition que mon grand-père paternel avait porté le nom de Vallet de Viriville (de son lieu de naissance). Grâce à l’emploi de ce surnom, la confusion à laquelle il s’agissait de remédier devenait à l’avenir impossible.

A cette époque, il était généralement admis que les noms propres sont faits pour distinguer les personnes.

En réponse à cet avis, la première dépêche qui me parvint du ministère de l’Instruction publique fut adressée à M. Vallet de Viriville, archiviste-paléographe, en mission à Troyes. Les Ministres de l’Intérieur, de la Marine, et autres autorités, avec lesquelles j’étais en relation pour cause de recherches historiques, suivirent cet exemple. Mes rapports furent insérés sous ce nom dans divers recueils officiels ou scientifiques. En 1841, ma mission était terminée. Je réunis ces rapports ; j’y ajoutai quelques dissertations et le catalogue des documents que j’avais classés. Le tout parut en un volume in-8°, ainsi intitulé : Les Archives historiques du département de l’Aube, par A. Vallet de Viriville, archiviste, etc. Ce volume présenté, la même année, au concours des Antiquités nationales, obtint la première médaille d’or décernée à l’auteur par l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres. Peu après, je fus attaché aux travaux historiques de la Bibliothèque royale ; puis, en 1847, comme professeur à l’École des Chartes. Membre de plusieurs corps savants, chargé d’un enseignement publie, le nom que je porte, inséré dans une multitude d’annuaires ou dictionnaires onomastiques, a été, par toutes ces voies, imprimé, propagé, accepté, répété et cité, en France et à l’étranger, à des milliers d’exemplaires : nemine contradicente.

Tel était l’état des choses lorsque survint la loi du 28 mai 1858.

Respectueusement soumis aux lois qui régissent mon pays, j’ai tenté, pour employer une expression aujourd’hui consacrée, de me mettre en règle. Sur ma demande, adressée à S. Exc. M. le Garde des Sceaux, l’affaire fut instruite et traversa heureusement une première phase. L’enquête judiciaire confirma de point en point mes assertions, et ma demande fut renvoyée par le parquet à la Chancellerie. Mais, parvenue à ces hautes régions administratives, ma requête a rencontré des obstacles qui sont demeurés jusqu’ici insurmontables...

 

Octobre 1862.

 

 

 



[1] Quicherat, Aperçus nouveaux, p. 72, 73. H. Martin, t. VI, p. 135, 136, etc.

[2] Avant les révolutions de 1789 et de 1830, la censure s’est appliquée aux écrits, mais jamais, que je sache, au nom des auteurs.