HISTOIRE DE CHARLES VII

TOME PREMIER

LIVRE II. — DEPUIS LA RETRAITE DU PRINCE CHARLES VERS LA LOIRE (JUIN 1418), JUSQU’À LA MORT DE CHARLES VI (21 OCTOBRE 1422).

CHAPITRE VI. — (Du 3 juin 1420 au 24 février 1421).

 

 

Henri V avait épousé Catherine un dimanche, jour de la Trinité. Le lendemain, lundi, selon la coutume, lés chevaliers de Bourgogne et d’Angleterre voulurent faire des joutes, à Troyes, pour célébrer cette solennité. Mais le nouveau marié s’y opposa. Je prie, dit-il, Monseigneur le roy dont j’ai épousé la fille et je vous recommande à tous, ici, que, demain matin, nous soyons prêts, les uns et les autres, pour aller mettre le siège devant la ville de Sens ; et là pourra chascun de nous jouster et tournoyer et monstrer sa prouesse et son hardement ![1]

En effet le jour suivant, 4 juin, Henri V partait de Troyes, emmenant avec lui sa jeune épouse, qui devait partager, sous une tente guerrière, le lit nuptial du conquérant. Il se fit suivre également de sa belle-mère, la peu martiale Isabelle, et de son beau-père, le roi de France. Fétiche débonnaire, Charles VI était plongé, de plus en plus, dans une sorte de doux hébétement. Quiconque parlait devant lui le dernier, avait raison. Il approuvait avec bénignité toute requête adressée à sa majesté royale et insensée. L’héritier de France, dans cet équipage, se mit en route vers Sens, qui tenait pour le parti du dauphin[2].

Érvy-le-Châtel (Aube), puis Saint-Florentin (Yonne), lui ouvrirent leurs portes sans résistance. A Joigny, les habitants intimidés étaient disposés à se soumettre. Le seigneur du pays, nommé Guy de la Trimouille, comte de Joigny, s’y opposa. Guy de la Trimouille suivait le parti de Bourgogne, mais il considérait comme une honteuse tyrannie l’usurpation du roi anglais. Il destitua Gille de Flemin, capitaine de Joigny, qui servait aux gages des habitants et qui voulait rendre la place au roi d’Angleterre. Guy avait signifié d’avance à ses hommes de Joigny que lui, comte, refuserait le serment à Henri V et que la peine de mort attendait quiconque prêterait ce serment sacrilège. Les habitants, pris, de la sorte, entre deux forces ou deux contraintes, invoquèrent, par une lettre, aussi bien la clémence que le secours du conquérant anglais, et se mirent à la merci de ce dernier[3].

En passant à Villeneuve-le-Roi, Henri laissa dans cette ville Isabelle, Charles et Catherine, qui se trouvèrent ainsi à proximité en même temps qu’à l’abri des hostilités. Pour lui, accompagné de tous ses gens d’armes, il poursuivit sa route, jusqu’aux portes de Sens. La place, assiégée le 8, se rendit le 11, au roi anglais[4].

De Sens, Henri V se rendit avec le roi et les deux reines à Bray-sur-Seine, ville bourguignonne, où il se trouvait le 16. Ce même jour, il envoya mettre le siége devant Montereau.

Le château de Moret avait pour défenseurs un écuyer du pays, nommé Denis de Chailly, assisté d’une faible garnison. Se voyant hors d’état de résister, le capitaine évacua la place et se retira sur Melun, qui appartenait au dauphin. Henri. V, par ce moyen, devint maître de Moret sans coup férir[5].

Montereau était occupé pour le dauphin, par Guillaume de Chaumont, seigneur de Quitry, et cinq cents hommes environ de garnison. Ce petit nombre de combattants ne pouvait opposer une longue résistance. Les Bourguignons entrèrent dans la ville le 24 juin. Tout d’abord ils s’enquirent des dépouilles mortelles de Jean sans Peur. Les femmes de Montereau indiquèrent le lieu où ces restes avaient été déposés. Le cadavre du prince fut reconnu par son fils et par ses serviteurs. Philippe le Bon fit célébrer le même jour un service funèbre en l’honneur de son père. Le lendemain, le corps de Jean sans Peur fut exhumé, puis conduit à la Chartreuse de Dijon, Montereau se rendit aux Anglo-Bourguignons dans les premiers jours de juillet[6].

Aussitôt, Henri V se transporta devant Melun, et en commença le siège le 7 juillet. Cette place, qui barrait l’accès de Paris par la Seine, était d’une grande importance. Barbazan y commandait pour le dauphin. Il avait sous ses ordres quelques capitaines de marque, tels que Pierre de Bourbon, sire de Préaux ; Nicole de Giréme, grand prieur en France, de l’ordre de Rhodes ou de Saint-Jean de Jérusalem ; Denis de Chailly, Guillaume de Chaumont-Quitry, capitaines de Moret et de Montereau, qui s’étaient réfugiés à !Melun. On comptait également dans les rangs de ses auxiliaires un gentilhomme notable du pays : Philippe de Melun, seigneur de la Borde ; Louis Jouvenel des Ursins, chevalier, sire de Trainel et un vaillant écuyer breton, Tugdoual de Kermoisan dit le Bourgeois. Mais l’ensemble des combattants était peu nombreux du côté de la défense. Les auteurs bourguignons eux-mêmes l’évaluent, les uns de six à sept cents, les autres de neuf cents à mille hommes d’armes. Le roi d’Angleterre avait sous ses ordres au moins vingt mille hommes[7].

Il était accompagné de ses frères les ducs de Clarence et de Bedford ; des comtes de Huntingdon, Warwick, etc. Philippe le Bon, nouveau duc de Bourgogne, participait à l’expédition. Accompagné d’un contingent de troupes considérable, il fournissait au roi anglais son principal appui. Le duc rouge de Bavière et d’autres confédérés se joignirent aux précédents. Parmi les vassaux ou alliés de Philippe le Bon, on remarquait le prince d’Orange, Louis de Chalon, qui venait de succéder à son père. Il se rendit au camp de Melun, sur le mandement du duc de Bourgogne. Henri V, informé de sa présence, requit l’hommage du prince et voulut qu’il souscrivît au traité de Troyes. Le prince refusa. Louis de Chalon répondit qu’il était prêt à combattre les Armagnacs et à servir le duc de Bourgogne ; mais que, pour mettre le royaume aux mains des Anglais, jamais il ne le ferait. Là-dessus et au grand déplaisir d’Henri V, il quitta le siége et se retira[8].

Henri V et le duc de Bourgogne se partagèrent le commandement du siège. Philippe le Bon, associé au comte de Huntingdon, cerna la partie de la ville au nord-est de la Seine, du côté de la Brie. Le roi d’Angleterre et ses frères se postèrent au sud vers le Gâtinais, près d’un lieu nommé Saint-Ambroise. Des bateaux, saisis par les assiégeants, leur servirent à jeter, au-dessous de la ville, un pont, qui complétait l’investissement et leur procurait autour des assiégés, une communication circulaire. L’artillerie de siége fut mise en jeu des deux parts. Philippe le Bon tenta, le 28 juillet, un premier assaut. Mais il fut repoussé avec perte. Les assiégés firent une vigoureuse sortie, prirent au duc une de ses bannières et tuèrent un de ses écuyers[9].

Les assiégés opposèrent une résistance opiniâtre et des plus brillantes. Dans le nombre, se trouvait un de ces hommes, travestis, comme on en voit à toutes les époques : celui-ci portait sous le froc monastique l’âme d’un guerrier. Il s’appelait Damp[10] Simon, jadis religieux Augustin du monastère du Jard, au diocèse de Sens et maintenant célérier de l’abbaye de Jouy en Brie. Il excellait à tirer de l’arbalète. On lui en fit une très bonne et très forte. Assisté, en guise d’écuyer ou de varlet d’armes, par un autre religieux, il frappa de mort à lui seul, plus de soixante hommes d’armes ou nobles, assiégeants, sans compter de nombreux fantassins[11].

Le canon de l’attaque avait presque rasé les murs de la ville. Néanmoins le roi d’Angleterre n’osa pas renouveler l’assaut : tant l’intrépide valeur de la défense lui inspirait de respect. Il résolut de miner la place et poussa des galeries jusque par dessous et par de là le côté intérieur de l’enceinte murale. Mais Barbazan contre-mina de son côté. Les mineurs ou taupins des deux partis se rencontrèrent. La dernière cloison de terre tomba : il y eut alors un vigoureux choc de lances, repoussé de part et d’autre[12].

Les Anglais firent élever dans la galerie de mine une forte barrière de bois. C’était une simple cloison, à hauteur de la ceinture d’homme. Dans cette lice souterraine, l’es deux parties belligérantes descendaient journellement et accomplissaient des joutes ou passes d’armes aux flambeaux. Chacun des deux généraux y créa des chevaliers, comme il était coutume de le faire à l’occasion des siéges, en rase campagne. Henri de Lancastre ne dédaigna pas de participer de sa personne à ces prouesses militaires. Le duc de Bourgogne accepta pour adversaire messire le Bourgeois, qui n’était point encore chevalier. Henri V croisa le fer avec le seigneur de Barbazan[13].

Cependant, les sorties des assiégés se succédaient ; le temps s’écoulait. A bout de solde, les troupes de Bourgogne se voyaient décimées par la maladie et menaçaient de se débander. De jour en jour, l’on s’attendait a voir arriver le dauphin suivi de troupes, pour secourir les défenseurs de Melun et les délivrer[14].

Charles dauphin revenait du Midi dans le moment où Henri V reprit l’initiative des hostilités. Le 28 juin il se trouvait à Mirebeau[15] et se remit en campagne. Il commanda ce même jour dix mille panonceaux pour dix mille lances, équipa sa maison militaire, et plaça tout son service de l’écurie sur le pied de guerre. Après avoir réuni environ seize mille combattants, il s’avança par la Touraine, le Berry et le Blaisois, jusqu’à Saint-Memin près Orléans, où il séjourna les 26 et 27 août. Pendant que le prince occupait ce poste de réserve, les capitaines qui conduisaient lès bandes arrivèrent à Yèvre et à Château-Renard[16]. Ces capitaines se mirent en rapport avec la garnison de Meaux et les autres lieutenants qui défendaient la cause du régent, dans la Beauce, dans le Parisis, le Gâtinais et le comté d’Auxerre. Des éclaireurs poussèrent enfin jusqu’à Melun ; ils reconnurent secrètement la position du siège et celle du roi anglais[17].

Henri V et Philippe le Bon avaient fortifié leurs camps de fossés avec remblais, de pieux et de palissades. Les éclaireurs rapportèrent au dauphin que cette position était inexpugnable. Sur ces informations, le conseil résolut de ne point commettre en ce conflit la personne du prince, appuyé de ressources insuffisantes. Les troupes s’employèrent dans leurs cantonnements à harceler, à inquiéter l’ennemi ; à cerner et à menacer de loin les assiégeants. Quant aux assiégés, on leur manda sous main qu’ils n’eussent à compter que sûr eux-mêmes. Charles, le 4 septembre, était de retour à sa résidence de Mehun-sur-Yèvre (près Bourges). Là il tint un séjour continu jusqu’au 8 janvier de l’année suivante[18].

Durant ce temps, la famine gagnait les défenseurs de Melon. Le pain manqua aux hommes et le fourrage aux chevaux. Ces bêtes furent nourries avec les paillasses de la ville. Puis la garnison s’alimenta de chair de cheval et autres animaux. C’était au mois de septembre. Charles VI et Isabelle habitaient Corbeil. Henri V manda sa jeune épouse auprès de lui, sous les murs de la ville assiégée. Il lui fit construire une sorte de villa de plaisance, où elle jouissait, entourée des seigneurs, dames et damoiselles, de toute la pompe et de tous les honneurs royaux. Le matin et le soir, dix clairons d’Angleterre et les ménestrels du camp lui donnaient une heure d’aubade ou de sérénade. Au bruit de ces fanfares, au milieu de ces délices, Catherine de France, pour passe-temps, put contempler un spectacle digne d’elle. Sous ses yeux, une poignée de ses compatriotes affamés se défendaient, vainement, contre vingt mille Anglais[19] !

Bientôt la disette commença de se faire sentir, même parmi les assiégeants. En cette conjoncture, Henri V, appuyé par le duc de Bourgogne[20], se rendit à Paris, muni d’un mandement au nom du roi Charles VI pour y recruter du secours. Le 18 octobre, des troupes fraîches, levées par les soins des Parisiens, arrivèrent à Melun. Elles avaient pour capitaines Jean Le Gois et Jean de Saint-Yon, seigneurs des boucheries de Paris ; le dernier, échevin de la capitale. De son côté, déjà, le duc de Bourgogne avait rappelé de Picardie le gouverneur, Jean de Luxembourg, qui était venu le rallier à Melun avec toutes ses forces disponibles. Ces renforts considérables décidèrent du sort qui attendait les braves soldats de Melun. Réduits à toute extrémité, ils capitulèrent, et le roi anglais entra dans la ville le 17 novembre 1420[21].

Le siège de Melun, célébré par la poésie populaire, impressionna vivement les contemporains. Il mérite, à côté de celui de Rouen, une place d’honneur dans nos annales. La vaillance des défenseurs avait arraché au roi d’Angleterre un cri d’admiration. Mais le froid politique n’eut aucune générosité après la victoire. Les termes de la capitulation reçurent de sa part une interprétation, pour le moins rigoureuse et impitoyable. La garnison entière, et des femmes même, furent envoyées à Paris. Plongés dans les prisons civiles, comme des malfaiteurs, privés des honneurs de la guerre, beaucoup périrent de misère et de mauvais traitements. Les principaux capitaines furent rançonnés ; d’autres s’enfuirent. Barbazan, traduit en justice, à raison du meurtre de Montereau, subit l’outrage de la torture. Il fut enfin relégué sous bonne garde à Château-Gaillard, forteresse des plus inaccessibles, que les Anglais possédaient en Normandie[22].

Une fois maître de Melun, Henri V se dirigea vers Paris, afin d’y prendre possession du gouvernement. L’héritier de France y fit son entrée, avec une grande pompe, le dimanche 1er décembre. Les deux rois marchèrent de front : Charles VI roi de nom, Henri V roi de fait. Tous deux étaient suivis des princes d’Angleterre ; puis en troisième ordre, venaient le duc de Bourgogne et sa maison. Jean sans Peur n’eût pas souffert cette subalternité. Les Parisiens commençaient à subir leur monarchie anglaise. Isabelle et Catherine entrèrent à Paris le lendemain. Escorté du duc Philippe le Bon, le roi Charles retourna en possession de son séjour à Saint-Paul. Le duc de Bourgogne, après avoir pris congé de Charles VI, établit sa demeure en son hôtel d’Artois[23]. Henri V et ses princes s’installèrent au palais du Louvre.

Immédiatement après le traité de Troyes, Henri V avait changé la formule initiale des actes émanés de sa chancellerie. Dès le 14 juin 1420, Humphrey de Lancastre, duc de Glocester, frère d’Henri V et en son absence garde du royaume d’Angleterre, avait adressé, à ce sujet, un ordre, daté de Westminster, au lord chancelier de l’Échiquier. Il lui manda, au nom du roi, de faire graver un nouveau sceau. La légende jusque-là était ainsi conçue : Henri roi d’Angleterre et de France, seigneur d’Irlande. Au lieu des mots soulignés, l’inscription du nouveau sceau devait porter : héritier du royaume de France[24].

Par lettres patentes, données à Bray-sur-Seine le 16 juin, Henri V transmit un ordre semblable aux maîtres de la monnaie de Normandie, qui depuis l’invasion fabriquaient, à Rouen et à Saint-Lô, des espèces, au nom de l’usurpateur[25].

Ce changement, sous l’apparence d’une simple question d’étiquette ou de protocole, mérite la plus sérieuse attention de l’historien.

Henri V, comme on sait, pour revendiquer la couronne de France, alléguait les droits qu’il tenait, disait-il, d’Isabelle fille de Philippe le Bel, mariée à Édouard Il, roi d’Angleterre. Mais les états généraux de 1316 jugèrent le différend et fondèrent à cet égard le droit public du royaume. Il fut décidé qu’en France l’hérédité du trône se transmettait exclusivement de mâle en mâle. Tel est le grand principe improprement désigné, mais parfaitement connu sous le nom de loi salique.

Henri V, le jour où il signait le traité de Troyes, fit lui-même justice de cette vaine revendication. En acceptant le titre d’héritier de France, substitué à son précédent titre de roi, en l’acceptant de la main et par la délégation de Charles VI, il reconnaissait la légitimité de ce souverain, lequel ne régnait, à bon droit, qu’en vertu de la loi salique. Henri V élevait donc sa propre légitimité sur un nouveau terrain.

Aux termes du traité de Troyes, Henri V devenait héritier de France, non pas par une dévolution directe, mais du chef de Catherine, et à raison de son mariage avec cette princesse. Charles VI ou le traité de Troyes renversait la loi salique et transmettait subsidiairement la couronne à une femme. Tel était le nouveau terrain, le nouveau principe, sur lequel s’élevait le nouveau titre d’Henri V.

Mais, on peut facilement le démontrer, ce nouveau titre n’était pas moins vicieux que l’autre. Catherine de France, en effet, lorsqu’elle épousa Henri V, avait au-dessus d’elle trois sœurs, filles comme elle de Charles VI, et qui, toutes, nées avant elle, primaient ses droits ou son titre à l’hérédité de la couronne[26].

Ainsi, pour nous résumer sur cette importante question, l’accession d’Henri V au trône de France peut être appréciée à trois points de vue différents. Le premier est celui de la loi salique. Le second prend pour base, la successibilité des femmes. Ces deux principes embrassent le droit entier du moyen âge. La postérité, c’est-à-dire l’appréciateur moderne, peut ajouter ou substituer aux précédents un troisième criterium. Si nous appelions ce troisième point de vue le droit de la souveraineté nationale, nous pourrions sembler commettre, au moins dans les mots, un anachronisme. Mais ce principe, qui, au fond, appartient à tous les temps, peut être défini l’intérêt évident du royaume ou de la nation[27].

De quelque manière que l’on envisage ce litige, la prétention d’Henri V ne saurait acquérir une ombre de légitimité. Le traité de Troyes fut donc et restera dans l’histoire un grand exemple de ces contrats d’iniquité imposés par la force, ou par la fatalité des circonstances.

Le 6 décembre, Henri V réunit dans la Salle-Basse, à Saint-Paul, une assemblée, que les textes officiels et contemporains décorent du nom d’états généraux ou d’assemblée des trois états de France[28]. Nous manquons de notions précises et développées sur la manière dont cette réunion fut constituée. Mais on sait dans quel état de schisme politique et de guerre civile le royaume était plongé. Une telle position suffit pour nous autoriser à affirmer en toute assurance que cette assemblée n’offrait qu’un vain simulacre de représentation nationale.

Le principal objet proposé à la délibération de ce conseil fut l’approbation du traité de Troyes, qui devait être soumis à la sanction de l’un et de l’autre peuple. On dut s’occuper aussi des finances. La détresse du Trésor et l’avilissement de la monnaie constituaient une des plus grandes difficultés de la situation[29]. Henri V frappa un impôt déguisé sous la figure d’emprunt. Les contribuables furent taxés individuellement ou par groupes. Tout imposé était tenu de prêter à l’État une certaine quantité de marcs ou fractions de marcs d’argent. Ce métal devait être porté à la monnaie. Puis des espèces, frappées à l’aide de cet apport, durent être réparties, au marc le franc, entre les contribuables. Mais ceux-ci devaient supporter une perte d’un huitième.

Ces diverses mesures furent proposées devant le conseil assemblé. Après quoy, dit Jean des Ursins, ceux qui étaient envoyés comme par les trois états, se retirèrent à part. Puis par la bouche de l’un d’eux fut dit qu’ils estoient prêts et appareillés de faire tout ce qu’il plairoit au roy et à son conseil d’ordonner. Cet impôt comprenait non seulement les bourgeois et marchands, mais aussi les clercs ou gens d’Église. L’université, à ce dernier titre, osa seule réclamer. A la veille du traité de Troyes, ses privilèges et immunités avaient été solennellement, itérativement, reconnus et proclamés. Mais les temps étaient changés. Henri V menaça de telle sorte ses orateurs ou suppôts, que ces derniers se retirèrent silencieux et intimidés[30].

Le 23 du même mois, un lit de justice fut tenu à Saint-Paul en présence des deux rois, de Philippe de Bourgogne et de ses ayants cause. Nicolas Raulin, procureur général de ce duc, y fulmina un violent réquisitoire contre les auteurs du meurtre de Jean sans Peur. Ces conclusions furent homologuées dans des lettres patentes rendues le intime jour au nom du roi de France[31].

Survint la fête de Noël. Dans une telle solennité, Charles VI, à l’instar des autres monarques, avait coutume de tenir un grand état de cour ou gala, qui faisait l’orgueil et l’admiration des sujets. Le roi et la reine Isabelle, relégués et comme abandonnés dans le vaste hôtel de Saint-Paul, y firent maigre chère. Quelques vieux serviteurs et des gens de petit état furent les seuls qui, en cette fête solennelle, vinrent les visiter et servir. Les hauts officiers de la couronne, l’affluence des courtisans, des parasites obséquieux, se portèrent au Louvre. Là, le roi Henri V et la jeune Catherine déployèrent le plus grand luxe et la pompe la plus altière[32].

Bien ne se faisait plus et ne se défaisait dans le royaume que sous le bon plaisir du régent héritier. Des fonctionnaires de tout ordre qu’avait institués Charles VI, Jean sans Peur ou Philippe le Bon, furent destitués et remplacés par les ordres de l’Anglais. C’est ainsi qu’il nomma gouverneur de la capitale, son frère le duc de Clarence, assisté du duc d’Exeter. Il préposa également, des capitaines anglais dans les places dé Melun, de Vincennes et de la Bastille[33].

Le 3 janvier 1421, Charles de Valois, dauphin de Vienne, fut ajourné à son de trompe, sur la table de marbre, en la grande salle du palais, pour comparaître dans le délai de trois jours. C’était la forme accoutumée pour les cas de bannissement. Charles ne comparut point. Eh conséquence, il fut, par un arrêt du parlement, banni et exilé du royaume, comme coupable du meurtre de Jean sans Peur. Cet arrêt le déclara indigne de succéder à aucunes seigneuries échues ou à échoir. Du quel arrêt, ajoute un ancien juriste, ledit de Valois appela, tant pour soy que pour ses adhérans, à la pointé de son espée, et fit vœu de relever et poursuivre sa, dite appellation, tant en France qu’en Angleterre et par tous les pays du duc de Bourgogne[34].

Après avoir célébré la Noël, Henri V quitta Paris, accompagné de Catherine, de ses frères les ducs de Clarence et de Bedford, ainsi que d’un nombreux cortége. Le 31 décembre, la nouvelle reine d’Angleterre fit avec son époux une entrée solennelle à Rouen. Elle reçut de cette ville, à titre de présent, une écharpe ou ceinture d’or, décorée de pierreries, qui fut estimée dix mille nobles[35].

Henri V séjourna près d’un mois à Rouen. Les états de Normandie furent convoqués à l’instar de ceux de Paris et se montrèrent encore ; plus dociles à la volonté du maître. Ils accordèrent au vainqueur d’amples subsides. Les divers services militaires et administratifs reçurent une organisation régulière et complète. Le roi d’Angleterre et Catherine, solennisèrent à Rouen l’Épiphanie, avec la même pompe qu’ils avaient déployée au sein de la capitale[36].

Henri V n’avait point négligé le Languedoc, dont la possession militaire venait de lui être enlevée par le dauphin. Le prince de Lancastre entretenait de constantes intelligences avec les grands barons du Midi. Tels étaient le sire d’Albret, le comte de Foix, le comte d’Armagnac, dont les épées s’aimantaient toujours dans la direction de l’autorité la plus dorée. Henri V accueillit à Rouen les ambassadeurs de ces grands vassaux. Tous trois lui promirent alliance et, fidélité. Le 17 janvier 1421, Jean, comte de Foix, fut autorisé par lettres patentes, datées de Rouen, à faire hommage envers le roi d’Angleterre, héritier de France. Mille mares d’or, octroyés par Henri V au comte Jean, furent les arrhes perdues de cette vaine promesse[37].

Le prince de Lancastre reçut à l’hommage, en cette même résidence, Arthur de Richemont, pour le comté d’Ivry en Normandie, et le comte de Salisbury, comme investi récemment du comté du Perche. Le 18 janvier, Henri V établit pour son lieutenant général en France le duc de Clarence, avec les pouvoirs les plus étendus. Diverses ordonnances, rendues au nom du régent anglais, tant à Paris qu’à Rouen, prescrivirent des mesures d’administration, de bon ordre et d’utilité publique. Après avoir enfin préposé des fonctionnaires à tous les postes qui relevaient de son autorité, il quitta Rouen vers le 25 janvier 1421[38].

De là, Henri V poursuivit sa route par Amiens, vers Calais et Douvre, où il débarqua le premier février. Le 23 du même mois, Catherine de France était couronnée reine d’Angleterre, dans l’antique abbaye de Westminster[39].

 

 

 



[1] Journal de Paris (Panthéon), p. 643.

[2] Elmham, p. 268. Monstrelet-d’Arcq, t. III, p. 402 et suiv. Religieux, t. VI, p. 442. Ursins-Godefroy, p. 378.

[3] Ibid. Lettres des Rois et Reines, etc., t. II, p. 379. Labarre, t. I, p. 241. Art de vérifier les dates, aux comtes de Joigny. Guy était parent de Georges de la Trimouille.

[4] Elmham et les autres. Ainsi ils se mirent en l’obéissance et y entrèrent les rois. Lors ledit roi d’Angleterre appela monseigneur Henri de Savoisy, archevêque de Sens, et lui dit : Vous m’avez espousé (marié) et baillé une femme et je vous rends la vostre, à sçavoir l’archevêché de Sens. (Ursins, p. 378.) Henri de Savoisy avait pour compétiteur Jean de Lorris, qui suivait, le parti du dauphin.

[5] Elmham, p. 270. Ordonnances, t. XI, p. 91. Monstrelet, p. 403, et suiv. Labarre, t. I, p. 238.

[6] Ursins-Godefroy, p. 378 ; Berry, 439.

[7] Ursins-Godefroy, p. 373. La Barre, 239. Raoulet-Chartier, p. 168. Monstrelet, 410. P. Cochon, p. 439. Chastelain, p. 51. Religieux, VI, 446. L’abrégé français des grandes chroniques dit : de quarante à cinquante mille hommes. (A la suite de Jean Chartier, t. III, p. 245.)

[8] Les mêmes. Labarre. Ursins. Le chapelain historiographe d’Henri V (Elmham, p. 232). Ce dernier, organe du mécontentement de son maître, représente la retraite du prince d’Orange comme un effet de la peur et une preuve de lâcheté ! Il impute les mêmes sentiments à son allié le duc de Bourgogne.

[9] Les mêmes. Labarre. Monstrelet. Rouilliard, Histoire de Melun, p. 530.

[10] Ou Dom (dominus).

[11] Ursins, p. 379. Ces deux moines étant tombés, après le siége, entre les mains d’Henri V, furent décapités. (Monstrelet-d’Arcq, t, IV, p. 14.)

[12] Ursins, ibid.

[13] Raoulet cité, 169. Monstrelet-d’Arcq, t. III, p. 410.

[14] Labarre, Chapelain, cités.

[15] Arrondissement de Poitiers (Vienne).

[16] Loiret : Yèvre, canton de Pithiviers ; Château-Renard, arrondissement de Montargis.

[17] Itinéraire. Comptes, dans Jean Chartier, III, 300 (où il faut lire le 28 juin 1420 et non 1419). Ursins, 379. Labarre, 240. Journal de Paris, p. 648.

[18] Monstrelet, t. III, p. 410, etc. Ursins, 379. Labarre, 240. Journal de Paris, p. 648. Itinéraire.

[19] Ursins. Monstrelet.

[20] On lit dans les comptes de Guilbaut, receveur général de toutes les finances de Philippe le Bon : A monseigneur le duc de Bourgogne, à plusieurs fois, au mois d’octobre 1420, lui estant au siège de Melun, tant pour jouer aux cartes,... 17 fr. d’or. Archives de Lille. Extraits publiés par M. de Laborde, Ducs de Bourgogne, Preuves, t. I, p. 181, n° 6.

[21] Les mêmes. Labarre, 241. Rymer, t. IV, partie III, p. 102 et circà.

[22] Les mêmes. Le Roux de Lincy, Chants populaires (édition Aubry), 1857 petit in-8°, p. 23. Ursins, 383. Labarre, 272. Abrégé français, p. 217. Journal, p. 648. Monstrelet, t. IV, p. 13. Procès de Barbazan, ms. Colbert, 9681-5, f° 102 et suiv.

[23] X. X. 1480, f° 224. Journal de Paris, p. 649. Monstrelet, ibid., t. IV, p. 15. Félibien, t. II, Preuves, p. 585, etc.

[24] Religieux, VI, 444. Rymer, IV, partie III, p. 178, 180. Tyler, Memoirs on Henry the fifth, II, p. 279. Trésor de numismatique, rois d’Angleterre, etc.

[25] Ordonnances, XI, 91. Le Blanc, Traité des monnaies, p. 243. Berry, Études sur les monnaies, II, 201 et suiv., planches XXXX et XXXXI. Humphreys, Coinage of British Empire, etc., chap. V, p. 56 et pl. V.

[26] Marie de France, religieuse à Poissy, ne pouvait revendiquer aucun fief temporel ; mais Catherine, née en 1401, avait encore deux autres sœurs aînées : 1° Jeanne, née en 1391, duchesse de Bretagne, et 2° Michelle de France, née en 1395, duchesse de Bourgogne. Jean VI, mari de Jeanne, aurait donc pu, à titre de premier compétiteur, disputer la couronne de France à Henri V. Seulement, Jean VI était un prince peu redoutable. On peut toutefois attribuer à cette situation les ménagements remarquables que le roi anglais conserva vis-à-vis de sa belle-sœur de Bretagne.

[27] Est-il besoin de rappeler que l’un des contractants, Charles VI, se trouvait dans un état manifeste d’incapacité intellectuelle ?

[28] Ursins, p. 354. Rymer, t. IV, part. III, p. 192. Beaurepaire, États de Normandie sous la domination anglaise, 1859, in-8°, p. 1 et suiv.

[29] Félibien, t. II, p. 500. Elmham, p. 290. Livre noir, f° 137.

[30] Ursins, p. 355. Du Boulay, V, 344 et suiv. Voy. ordonnances des 18 et 25 avril 1420 et celle du 19 décembre 1420, p. 107. Aude ordonnance à cette dernière date : le roi (Henri V) proroge pour un an les droits sur les vins, la gabelle et le droit de douze deniers pour livre sur diverses marchandises, p. 109. Ces quatre ordonnances dans le tome XI.

[31] Ursins, p. 385. Monstrelet, ibid., p. 18. Rymer, t. IV, part. III, p. 104. Labarre, I, 243, 317, 350. Etc., etc.

[32] Cousinot, p. 119. Monstrelet, p. 22 et suiv., copié par Chastelain, p. 64 et suiv. Saint-Remi, p. 452. Le 21 décembre 1420, Henri V ordonne un nouveau récolement des joyaux de la couronne. (K. K., 48, f° 65.)

[33] Monstrelet, ibid., p. 1, 22, etc. Journal de Paris, p. 650. Elmham, p. 293.

[34] Monstrelet-d’Arcq, t. IV, p. 36. Chastelain, p. 7 t, 72. Saint-Remi, p. 453. Fénin-Dupont, p. 139 et 294. Ms. Brienne, n° 197, f° 289. Godefroy, p. 703. — L’existence de cet arrêt et par conséquent de l’exploit d’ajournement qui dut le précéder, a été révoqué en doute par divers historiens. Boissy-d’Anglas, ancien avocat au parlement, a développé cette thèse négative dans un mémoire célèbre. (Mémoires de l’Institut, classe de littérature ancienne, t. IV, p. 545.) L’arrêt en question ne se retrouve plus et parait effectivement n’avoir jamais été inséré dans les registres. Mais ce genre d’omission n’est point sans exemple, et l’on s’explique tout particulièrement, en ce cas, les motifs de crainte et de prévoyance, qui purent déterminer cette non insertion. Le texte de Monstrelet, à lui seul, permettrait difficilement de ne pas croire à cette délibération judiciaire. Ce texte a pour échos trois auteurs contemporains. La note, reproduite par Godefroy et citée par Voltaire, en ajoutant la date précise : 3 janvier, allègue le parlement de 1420-21. Elle corrobore ainsi Monstrelet et double l’autorité de son témoignage. Cette note parait être un extrait des minutes et non des registres du parlement, minutes qui depuis longtemps ont été détruites par l’incendie.

[35] Les mêmes. P. Cochon, p. 440. Les monnayeurs de Rouen, dit cet auteur, lui offrirent, en outre, une nef, vase de table (saucière), de vermeil.

[36] Rymer, t. IV, partie III, p. 184 à 201, et partie IV, p. 4 et 5. Beaurepaire, États de Normandie, p. 8 et suiv. Chron. de Normandie, in-8°, p. 178.

[37] Ms. Fontanieu, vol. 112 à la date du 1er juillet 1420. Ms.6239, f° 107. Rymer, ibid. part. III, p. 199. Delpit, Documents français, en Angleterre, p. 262. — D. Vaissète, liv. XXXIV, chap. XVII.

[38] Beaurepaire, p. 15. Delpit, p. 231. Rymer, p. 200. Ordonnances, XI, 112, 115, 156. Lettres des rois et reines, etc., II, 388.

[39] Monstrelet, édition d’Arcq, t. IV, p. 24. Chronique de Normandie, f° 178. Rymer, t. IV, part. IV, p. 7. Strickland, Queens of England, p. 144.