HISTOIRE DE CHARLES VII

TOME PREMIER

LIVRE I. — DEPUIS LA NAISSANCE DU PRINCE (21 FÉVRIER 1403), JUSQU’À SA RETRAITE EN BERRY, SIGNATURE DU TRAITÉ DE SAINT-MAUR (16 SEPTEMBRE 1418).

CHAPITRE VII. — (Du 24 décembre 1417 au 24 juin 1418).

 

 

Des symptômes aussi menaçants ne s’étaient point produits sans jeter, au sein du parti armagnac, l’alarme et l’appréhension.

Parmi les membres du grand conseil, quelques-uns, les plus timides, ou les plus clairvoyants, inclinaient pour modérer et mitiger la politique à outrance du connétable. Le roi, dans ses intervalles de convalescence lucide, apportait toujours, à l’appréciation des affaires, un sentiment débonnaire et attendri. Des actes de proscription, puis d’amnistie, puis d’exceptions à l’amnistie, avaient paru successivement et formaient un code assez confus. Une commission de quatre magistrats de robe courte et d’église, fut nommée, le 24 décembre 1417, pour examiner cette législation et en tirer les conséquences les plus bénignes possibles. Le roi, vers le même temps, promulgua un nouvel édit de pacification[1].

Impuissant à arrêter les progrès de l’invasion anglaise, le comte d’Armagnac avait tenté, auprès d’Henri V, la voie des négociations. Mais le roi d’Angleterre, enhardi par ses premiers succès, voyait, dans le duc de Bourgogne, un puissant auxiliaire de ses desseins. Il se montra de plus en plus intraitable. La nécessité de transiger avec le. Bourguignon fut alors proclamée[2].

Vers le commencement d’avril 1418, des plénipotentiaires reçurent, de part et d’autre, la mission de parlementer[3].

On choisit, pour lieu du congrès, un monastère nommé la Tombe ; situé entre Bray-sur-Seine et Montereau-fault-Yonne. Le roi et le dauphin envoyèrent comme ambassadeurs Regnault de Chartres, archevêque de Reims, et Robert le Maçon, chancelier du dauphin, assistés de quatorze autres personnages de marque. La reine et le duc de Bourgogne y députèrent également seize négociateurs. Parmi eux se trouvait un docteur célèbre et personnage notable : Pierre Cauchon. Le duc Charles d’Orléans, prisonnier en Angleterre, s’y fit représenter par quatre de ses conseillers. Enfin, le pape Martin V, nouvellement élu, accrédita spécialement deux légats, chargés de procurer la paix. Les cardinaux de Saint-Marc[4] et des Ursins[5] s’entremirent avec beaucoup de zèle, le premier surtout, à ces négociations[6].

Après un mois de travaux diplomatiques, les envoyés adoptèrent, d’un commun accord, le projet de traité qui nous est resté. Les articles, pour devenir exécutoires, devaient recevoir, préalablement, la ratification des puissances contractantes. Ce projet, dicté aux ambassadeurs français par la nécessité, favorisait, au delà du juste et de l’honnête, la cause bourguignonne. Le duc et la reine étaient rappelés. Ce traité allait jusqu’à sanctionner l’usurpation de la reine. II validait, sauf quelques réserves, les actes rendus au nom de cette princesse. Du reste et moyennant ces conditions, une amnistie générale était prononcée. On y trouvait enfin certaines clauses tout à fait plausibles. Ces dernières prescrivaient l’oubli et autant que possible la réparation de toutes les violences, confiscations, bannissements et autres modes de préjudice, que les partis s’étaient causés dans le feu de la guerre civile[7].

Soumis à l’examen du conseil de Troyes, puis de Jean sans Peur, les articles obtinrent une approbation unanime. Les ambassadeurs triomphants rapportèrent à Paris le traité de paix, en laissant éclater l’orgueil de leur œuvre, et la satisfaction dont ils étaient remplis. Aussitôt, ce fut, au sein, de la capitale, une démonstration de bonheur universelle. Le lendemain du jour où les négociateurs avaient reparu, c’est-à-dire le 27 niai, des groupes joyeux se mirent à. parcourir les rues au son des instruments de musique. Les bourgeois dressaient en plein air des tables ouvertes à tout venant, et les bourgeoises y versaient du vin à leurs hôtes improvisés[8].

Cependant le connétable et ses adhérents les plus compromis ne considéraient pas le traité de la Tombe d’un œil aussi enthousiaste. A leur point de vue, le rappel de la reine et de Jean sans Peur, contre lesquels ils nourrissaient toujours la même animosité, constituait la plus inacceptable des solutions. Aucun sentiment de patriotisme, ou autre, n’inspirait à leur cœur l’abnégation nécessaire pour s’imposer un tel sacrifice. Lorsque le programme fut apporté au conseil, le connétable attaqua ce projet avec véhémence, comme contraire à l’honneur et à l’intérêt du roi[9].

L’évêque de Paris, Gérard de Montaigu, qui avait pris part au congrès, était membre du conseil. Il insista pour obtenir la sanction de cette pièce diplomatique. Le connétable s’y opposa formellement. Henri de Marle, chancelier de France, appuya le président du conseil. Il déclara que le roi pouvait, s’il le jugeait convenable, sceller lui-même ce traité. Mais il protesta que lui, chancelier, n’apposerait jamais à un pareil acte les sceaux de l’État, confiés à sa garde[10].

Le traité de la Tombe était principalement l’ouvrage de Robert le Maçon, chancelier du dauphin, et des autres conseillers de ce prince,. qui voulaient sincèrement la paix. Ces derniers eurent alors recours au lieutenant du roi, héritier de la couronne. Le dauphin tint, au Louvre, un conseil pour revêtir de la sanction royale, le projet de traité délibéré au congrès de la Tombe. Mais le connétable s’abstint de paraître à cette réunion. L’opposition obstinée du chancelier de France, jointe à l’absence du connétable, rendit vaine l’assemblée du Louvre. En un mot, le projet de traité fut repoussé par le gouvernement et demeura comme nul[11].

Aussitôt que ces dispositions furent connues dans Paris, l’enthousiasme général fit’ place à une immense indignation. Le flot populaire déjà ému, mais soulevé jusque-là par un sentiment sympathique, rencontrait un obstacle subit et imprévu. La vague irritée allait rebondir furieuse et grosse de tempête.

Depuis longtemps, la colère bouillonnait sous la compression. Cette nouvelle la fit éclater. Toutefois la révolte emprunta, pour plus de sûreté, les allures secrètes du complot. Perrinet Leclerc fut le principal agent de cette conspiration célèbre. Son père Pierre[12] Leclerc était un gros marchand de fer, très considéré, demeurant sur le Petit-Pont. Quartenier de ville ou capitaine de la milice parisienne, il avait en sa garde les clefs de la porte Saint-Germain des Prés.

Le plus souvent, il envoyait à sa place, son fils Perrinet, asseoir le guet, c’est-à-dire donner le mot d’ordre et poser les sentinelles. Dans l’une de ces circonstances, Perrinet avait eu affaire à des soldats armagnacs, insubordonnés comme toujours, et qui l’avaient grossièrement maltraité. Le jeune homme se plaignit au prévôt de Paris. Mais les délinquants appartenaient à de puissants patrons. Perrinet Leclerc ne put obtenir justice. Il en garda rancune et résolut de se venger[13].

Jean de Villiers, seigneur de l’Ile-Adam, capitaine de Pontoise pour Jean sans Peur, comptait à Paris des alliés au sein du parti bourguignon. Ceux-ci vinrent trouver Perrinet Leclerc et lui offrirent une occasion d’assouvir son ressentiment, en introduisant les Bourguignons au sein de la ville. Perrinet, après s’être assuré le concours de sa dizaine, ou brigade de dix hommes dans la milice bourgeoise, accepta la proposition. Des émissaires se rendirent aussitôt à Pontoise et transmirent au- sire de l’Ile-Adam les instructions nécessaires.

A dix heures du soir, Perrinet Leclerc, pendant que son père dormait, prit les clefs de la ville, placées au chevet du lit paternel. Il se rendit ensuite à la porte Saint-Germain des Prés. Là, Perrinet rejoignit Jean Thibert, boucher, Perrin Bourdechon et le reste de sa dizaine[14].

Parti en toute hâte de Pontoise, le seigneur de l’Ile-Adam avait pris avec lui huit cents lances. Vers deux heures du matin, le dimanche 29 mai 1418, il était arrivé avec tous ses cavaliers, le plus secrètement possible, à la porte Saint-Germain. Perrinet, instruit de leur présence, ouvrit cette porte. Il se fit reconnaître du capitaine bourguignon et lui fournit ainsi l’accès de la capitale. Quand les huit cents chevaux furent entrés, il ferma la porte et jeta les clefs par-dessus la muraille[15].

L’Ile-Adam et ses Bourguignons ayant pour guides les conspirateurs, chevauchèrent, toujours à petit bruit, jusqu’au Châtelet. Ils y trouvèrent douze cents compagnons parisiens, prêts à marcher avec eux, pour seconder leur entreprise. Bientôt et pendant que le jour se levait, les deux troupes confondues se subdivisèrent par escouades et se répandirent dans Paris en criant : La paix ! la paix ! vivent le roi et le duc de Bourgogne ! Ils ajoutaient : Que ceux qui veulent la paix viennent nous rejoindre en armes[16].

Au premier tumulte, le prévôt de Paris, Tanguy Duchâtel, accourut à l’hôtel-neuf des Tournelles, où logeait le dauphin. Ce bâtiment faisait partie du vaste domaine de Saint-Paul, peu éloigné de la Bastille, domaine qui comprenait le palais du roi et ses dépendances. Lejeune prince dormait. Duchâtel pénétra jusqu’à son lit et l’enleva dans ses bras demi-nu, enveloppé de sa robe à relever la nuit, ou robe de chambre. Aussitôt les chambellans furent sur pied. Guillaume d’Avaugour, Guillaume Batailler, chevalier, Pierre Frotier, écuyer du prince, Pierre de Beauvau, son gouverneur, prêtèrent main-forte au prévôt. Ils l’aidèrent à emporter à bras le jeune Charles à travers les jardins de Saint-Paul[17].

Arrivés à cette issue, il fallait un cheval, et le prince n’avait pas de monture. Robert le Maçon, chancelier du dauphin, en était pourvu. Au risque de son propre salut, le chancelier céda son cheval au dauphin. Le prévôt de Paris y monta, portant avec lui le jeune prince. Puis, tous ensemble s’enfuirent à la Bastille. Ils trouvèrent dans cette forteresse un refuge assuré[18].

Grâce à l’énergique sang-froid du Breton Duchâtel, le dernier fils de Charles VI fut préservé des atteintes de l’émeute et des périls, qui, peut-être, menaçaient jusqu’à sa vie. Le prévôt de Paris, en sauvant le lieutenant du royaume, héritier désigné de la couronne, conservait aussi le gage le plus précieux du pouvoir et de l’autorité.

Cependant une bande d’insurgés se ruait à l’hôtel-vieux de Saint-Paul. Forçant gardes et portes, elle s’introduisit jusqu’au logis du roi. Charles VI, dans la marche de sa longue et incurable maladie, était parvenu à

une période de démence inerte et douce. Parmi les envahisseurs, se trouvaient le seigneur de l’Ile-Adam et d’autres Bourguignons, qui jadis avaient servi dans les offices du : palais, au temps que Jean sans Peur gouvernait le roi. Indifférent aux noms d’Armagnac et de Bourgogne, le malade n’en distinguait même plus la diverse signification. Mais il accueillait avec bonhomie des visages connus. Quelques-uns de ces anciens serviteurs lui parlèrent un langage propre à se faire entendre. Aussitôt le roi leur demanda des nouvelles de son cousin de Bourgogne et se plaignit de ce qu’il avait tant tardé à le visiter. Sur la requête des nouveaux venus, Charles VI monta à cheval. Il y fit monter avec lui le fils du roi de Chypre[19], qui l’accompagnait. Les insurgés promenèrent ainsi le roi et ce prince, au milieu d’eux, parmi les rues de la capitale. A ce spectacle, une foule immense s’accrut incessamment en faveur de l’insurrection. La révolution, bourguignonne était accomplie[20].

Cependant une autre brigade se portait rue Saint-Honoré vers l’hôtel d’Armagnac, situé près des Bons-Enfants et touchant aux murs de la ville. Le connétable entretenait dans Paris trois mille combattants, sans compter la milice communale. Mais la ville avait été surprise : la population se levait de toutes parts en ennemie. Avant qu’un ordre eût pu être transmis par l’autorité, déjà l’émeute, inondant les rues, y régnait à pleins bords. Lamarche rapide des conjurés avait isolé les chefs du pouvoir. Averti par la révolution même, le comte d’Armagnac ne songea point à lutter, pas même à se défendre. Ce hautain baron devait terminer, sans éclat, une carrière politique dont le terme était marqué. Lorsque les Bourguignons envahirent son hôtel pour s’emparer de sa personne, il avait fui, déguisé en mendiant[21].

La résistance des troupes fut pour ainsi dire nulle. La garnison disparut ou se rallia autour du dauphin, à la Bastille. Dès le 29, le roi nomma prévôt de Paris, en remplacement de Tanguy Duchâtel, l’un des officiers de Jean sans Peur, appelé Guy de Bar, et surnommé le Beau, ou le Veau, bailli d’Auxois en Bourgogne[22].

L’insurrection, devenue gouvernement, poursuivit son œuvre. Avant midi, la masse de la population : hommes, femmes, enfants, moines, bourgeois, etc., portait sur ses habits la croix oblique dite de Saint-André ou de Bourgogne. Aux partisans de la cause bourguignonne, dignes de ce titre, se joignit l’écume de toute cité du moyen âge, une horde d’aventuriers et de bandits. La révolution déployait ses saturnales. Toute cette multitude se répandit dans Paris, armée d’épées rouillées, de vieilles cuirasses, de bâtons de berger, et d’une infinité d’ustensiles[23].

Chaque rue, puis chaque maison fut fouillée. Quiconque était Armagnac, ou suspecté de l’être, ou dénoncé comme tel, par quelque haine particulière, était pris. Beaucoup furent emmenés en prison, d’autres exécutés sur place. Les insurgés civils exploraient les maisons : ils jetaient les victimes dévouées à la mort, par les portes, par les fenêtres, par-dessus les murs, dans la rue. Là les gens d’armes tuaient. Pendant le meurtre, les autres volaient et pillaient. D’après le témoignage d’un témoin bourguignon, cinq cent vingt-deux hommes moururent ce premier jour à l’épée, dans les rues, sans y comprendre ceux qui furent assassinés à l’intérieur des maisons[24].

Les captifs furent conduits aux prisons du Palais, de Saint-Éloi, des deux Châtelets, du Louvre, du Temple, de Saint-Magloire, de Saint-Martin des Champs, du Four-l’Évêque, de Saint-Antoine, de Saint-Merry et de Tiron. Au nombre des personnes ainsi arrêtées, se trouvaient quantité de bourgeois, de magistrats, de militaires, et autres personnes d’un rang plus ou moins élevé. On y remarquait les évêques de Saintes, de Lisieux, d’Évreux, de Coutances, de Senlis, l’évêque et duc de Laon, pair de France. Il faut y joindre les archevêques de Reims et de Tours ; Philippe de Villette, abbé de Saint-Denis, les cardinaux de Saint-Marc et de Bar. L’émeute enfin mit la main sur un jeune prince du sang, Charles de Bourbon, dont le père, prisonnier d’Azincourt, était l’adversaire politique du duc de Bourgogne[25].

Le lendemain, par l’intercession de l’évêque de Paris, les archevêques et les cardinaux furent relâchés. Mais les arrestations et le pillage continuèrent. Une ordonnance du prévôt bourguignon prescrivit à toute personne qui connaîtrait le lieu où se serait réfugié quelque Armagnac, de le dénoncer. Un pauvre homme chez qui le connétable s’était enfui révéla sa retraite au prévôt. Gui de Bar s’y rendit lui-même, fit monter le comte en croupe de son cheval et le conduisit à la prison du Petit-Châtelet[26].

Le bruit du combat et le tumulte de l’émeute arrivaient jusqu’aux oreilles du jeune dauphin, dans l’enceinte de la Bastille et le remplissaient de frayeur. Tanguy Duchâtel, le 30 mai, conduisit le prince à Charenton-sur-Marne, puis à Corbeil et à Melun[27]. Duchâtel, vaincu, n’avait point tiré l’épée. Il ne voulut pas céder une telle partie sans combattre. Le ter juin, accompagné du maréchal de Rieux, de Barbazan et de quinze cents lances, il pénétra dans Paris par la porte Saint-Antoine[28]. Une de ses colonnes se dirigea vers l’hôtel de Saint-Paul, espérant y trouver le roi et l’enlever. Mais Charles VI n’y était plus. Les Bourguignons avaient eu soin, la veille, de le conduire au château du Louvre. Pendant ce temps, une seconde colonne s’avançait d’un autre côté en criant : Vivent le roi, le dauphin et le connétable d’Armagnac[29] !

Déjà la réaction se dessinait. Ce prompt retour du pouvoir impressionnait la population. Mais à peine entrés au cœur de la ville, les soldats armagnacs se jetèrent dans les maisons et se mirent à piller. Cette conduite des champions de l’autorité perdit immédiatement la cause qu’ils défendaient. Un nouveau sentiment se fit jour chez les Parisiens. La milice bourgeoise, en armes, s’élança, contre ces pillards avec colère et seconda vigoureusement l’effort des Bourguignons. Duchâtel et ses Armagnacs furent refoulés jusqu’à la Bastille, où il se réfugia de nouveau après avoir perdu trois à quatre cents hommes de ses troupes[30].

Battu, cette fois et repoussé par la force des armes, l’ex-prévôt de Paris laissa dans la Bastille une faible garnison[31]. Il se replia, vers le dauphin, avec le gros de ses forces, qu’il cantonna dans les places de Meaux, Corbeil, Melun, Coucy, Guise et autres lieux. Le prince Charles continua sa route, de Melun par Montargis, jusqu’à Bourges, où il se trouvait le 21 juin 1418[32].

Les Bourguignons, maîtres de la capitale, commencèrent à destituer les principaux fonctionnaires. Guillaume de Gamaches, grand-veneur de France, fut remplacé par le sire de Cohein, bourguignon. Le seigneur de l’Ile-Adam et Claude de Beauvoir, sire de Chastelux, obtinrent les deux offices de maréchaux de France. Charles de Lens devint amiral, au lieu de R. de Braquemont. L’insurrection bourguignonne invoquait avec pompe les libertés communales. Cependant le 6 juin, au mépris de la loi, de la coutume et des droits communaux, Guillaume Ciriace, prévôt des marchands de Paris, fut destitué. Ce magistrat populaire tenait ses pouvoirs de l’élection. L’élection seule pouvait lui donner légalement un successeur. Les deux maréchaux bourguignons nommèrent d’autorité Noël Marchand, au lieu et place de Guillaume Ciriace, sans que les électeurs ou bourgeois de la cité fussent appelés au scrutin municipal[33].

Dès le 2 juin, une ambassade fut chargée par le grand conseil de se rendre à Melun, auprès du dauphin, pour l’inviter respectueusement à rentrer au sein de la capitale. Mais au moment de partir, les députés apprirent que ce prince, au lieu de se rapprocher de Paris, avait quitté Melun, pour s’éloigner davantage. Les ambassadeurs, en conséquence, renoncèrent à cette mission. Le duc de Bourgogne et la reine n’avaient point tardé d’être instruits à Troyes des événements que la capitale avait vus s’accomplir dans ses murs. La reine envoya immédiatement à Paris deux commissaires accrédités en son nom. Le premier était Philippe de Morvilliers, ancien avocat au parlement, chancelier de Picardie. Le second se nommait Jean de Neuchâtel, seigneur de Montaigu, chevalier. Le 8 juin, une nouvelle ambassade fut dirigée vers la reine et le dauphin[34]. Compiègne, Creil, Pont-Sainte-Maxence, Moussy-le-Preux, Pont-à-Choisy, Noyon, Péronne, en Picardie, tenaient encore pour le dauphin. A la nouvelle du triomphe que venaient de remporter les amis du duc Jean, ces diverses places se soumirent à l’autorité bourguignonne. Les garnisons de Charenton, de Corbeil et de Saint-Cloud abandonnèrent également leur poste à l’ennemi[35].

Cependant les violences des 29 mai et jours suivants n’avaient point assouvi les haines déchaînées. Des bruits sinistres agitaient de nouveau la multitude. On disait que les Armagnacs, revenus en force, étaient à Saint-Marcel, près la porte Bordelle ; qu’ils se disposaient à rétablir le connétable et à frapper de mort tous les Bourguignons. Une ordonnance du 9 juin prononçait l’annulation de tous les jugements qui avaient puni d’exil ou de confiscation les partisans de Jean sans Peur. Des bouchers, des malfaiteurs, des boutefeux de guerre civile, atteints par ces mesures de proscriptions, étaient rentrés immédiatement au sein de la grande ville. L’inquiétude et la peur servaient à la fois de prétexte et d’aiguillon au courroux, à la barbarie populaires. Une nouvelle catastrophe allait éclater[36].

Le 12 juin 1418, une foule d’individus, gens de sac et de cordé, amoureux de toutes les sanglantes expéditions, se réunirent des divers quartiers de Paris. Le prévôt des marchands, nouvellement nommé, fut entraîné par eux jusque dans le Parloir-aux-bourgeois, sur la place de Grève. Arrivés là, ils lui enjoignirent d’aviser à ce qu’il y avait à faire. Eux-mêmes délibérèrent ensuite, à grands cris ; sur cette question. Ils conclurent qu’il, fallait en finir, avec les Armagnacs, sans quoi, les bourgeois de Paris n’auraient jamais de repos. Puis ils sortirent en se répandant par la ville aux cris de : Vivent le roi et le due de Bourgogne, la paix[37].

Il était alors quatre heures et demie du soir. Monstrelet évalue le nombre des soldats de cette armée du meurtre à soixante mille hommes[38]. Armés de vieux maillets, de couteaux, de haches, de soignées, de massues, de vieillies épées, de piques et autres armes, ils se dirigèrent d’abord vers la prison de la Conciergerie au Palais. Leur principal : capitaine était un nommé Lambert, potier d’étain dans la Cité. Ln cette prison, se trouvaient réunies depuis peu, les trois victimes les plus spécialement désignées à la rage populaire, savoir : le connétable, le chancelier (Henri de Marie), qui avaient rejeté le traité de la Tombe, et Raimonet de la Guerre. Ce dernier, habile et brave capitaine, avait surtout à expier ses succès militaires, loyalement remportés contre les troupes tant anglaises que bourguignonnes[39].

Ces trois personnages furent pris et massacrés des premiers. Les autres prisonniers subirent le même sort. Ces envahisseurs quittèrent la place lorsque la prison fut vide et lorsque la cour, qui était au pied des galeries du palais, se fut remplie de cadavres. De là, ils se rendirent à Saint-Éloi[40], autre prison voisine. Tout ce que cette église contenait de prisonniers fut assassiné à coups de hache. Philippe de Villette, abbé de Saint-Denis, était au nombre des captifs. Revêtu de ses ornements pontificaux, les égorgeurs le trouvèrent prosterné au pied, de l’autel et levant vers le ciel l’hostie consacrée. A plusieurs reprises, ils brandirent sur sa tète leurs lames dégouttantes de sang et sa chasuble en fut inondée. Mais la majesté religieuse du prêtre, tenant en ses mains le symbole du divin sacrifice, les retint. IIs cédèrent aux prières du sire de l’Ile-Adam, qui les accompagnait. Celui-ci déclara prendre ce vieillard comme son prisonnier. L’abbé de Saint-Denis fut, par exception, épargné[41].

Ces furieux se dirigèrent ensuite vers le Petit Châtelet. On y avait enfermé l’évêque de Coutances, l’évêque de Senlis et d’autres prélats. Les Bourguignons n’obtinrent pas, de prime accès, -l’entrée de cette prison. Mais il fut, convenu que l’un des leurs, délégué, pénétrerait à l’intérieur et ferait l’appel des captifs. Chacun de ces malheureux, à tour de rôle, était nominativement invité à sortir. Au moment où il baissait la tête pour franchir le guichet, il recevait la mort. Une pluie continue avait, depuis quelques jours, détrempé le sol, mal pavé. Les bourreaux jetaient au fur et à mesure le cadavre dans la boue. L’évêque de Coutances, nommé Jean de Marle, était fils du chancelier : Il avait quitté son siège, plutôt que de prêter serment au roi d’Angleterre. Le prélat s’était muni de beaucoup d’or, qu’il portait sur lui. Vainement, il l’offrit à ses meurtriers, espérant que ceux-ci préféreraient cette richesse à sa vie. Les assassins le tuèrent d’abord et le dépouillèrent ensuite : ils prirent ainsi l’un et l’autre[42].

Au Grand Châtelet, les officiers royaux, gardiens de la prison, donnèrent enfin l’exemple d’une virile résistance. Ils s’étaient procurés des armes. Pendant deux heures, ils, se battirent contre ces forcenés. Puis, vaincus par le nombre, ils périrent au poste de la justice et furent les premières victimes. La lutte recommença, entre les sicaires du dehors et les prisonniers, également armés. Ces captifs, d’ailleurs, n’étaient pas seulement des Armagnacs. Avec eux, habitaient des prisonniers civils, des détenus pour dettes, des individus antérieurement incarcérés et tenant pour le duc de Bourgogne. Ces diverses catégories de détenus attendaient de l’émeute leur délivrance. Mais le peuple, en ce moment, était ivre de carnage et de fureur : il ne distinguait plus et voulut tout tuer. Vivement disputé, le combat se prolongea jusqu’à la nuit entre ceux de dedans et ceux du dehors.

Enfin le lendemain, les envahisseurs revinrent à la charge, renforcés de nouveaux bandits. Ils assiégèrent les prisonniers, à l’aide de la flamme et de la fumée. Sur certains points, que le feu laissait libres, les assiégeants pénétrèrent dans la prison. Chassés par la flamme et par l’épée, les assiégés montaient au sommet des tours, et, poursuivis jusque-là, ils se précipitaient au dehors. Pendant ce temps, leurs bourreaux les attendaient au pied des murailles. Leurs corps venaient tomber sur les piques des Bourguignons, qui achevaient ces morts à coups de hache ou d’épée[43].

Toutes les autres prisons, que nous avons énumérées ci-dessus, devinrent successivement le théâtre de semblables excès. Les corps du connétable, du chancelier et de R. de la Guerre, furent dépouillés et liés ensemble avec une corde. On traîna d’abord ces cadavres en divers lieux. Le connétable avait une jambe rompue. Quelque boucher prit son couteau, et, sur la poitrine du comte, il découpa une courroie de peau, qui dessinait une bande, de l’épaule au flanc opposé : la bande ou écharpe était, comme on sait, l’insigne des Armagnacs. Pendant plusieurs jours, la foule vint se repaître de la vue de ces trois cadavres, exposés à sa dérision. Dans ce but, on les avait placés sur la Table de marbre, lieu où se jouaient, d’habitude, les sotties et moralités. Puis enfin les Bourguignons se lassèrent de tuer, se rassasièrent de sang et de cadavres. Alors les hommes, les femmes, les enfants, au nombre de quinze à seize cents, mis à mort comme Armagnacs, furent portés hors de la ville dans des charrettes. Jetés aux champs, exposés aux oiseaux de proie, ils demeurèrent privés des honneurs de la sépulture[44].

Ces atrocités eurent pour témoins, l’histoire pourrait .dire même pour complices, les autorités bourguignonnes. A cette cruelle occision, rapporte Monstrelet, estoient présens le nouvel prévost de Paris, le seigneur de l’Ile-Adam, maréchal de France, etc., jusqu’au nombre de mille combattants, tout armés et à cheval, pour défendre, au besoin, les dits occiseurs. Toutesfoiz moult estoient esmerveillez de voir faire cette dérision, mais ils n’avoient rien dit si ce n’est ; mes enfants, vous faites bien !

Guy de Bar, cependant, n’était point un homme pervers. Jean Jouvenel des Ursins, chevalier armagnac, lui avait sauvé la vie dans une bataille, en 1414. Guy de Bar, arrivant à Paris, envoya immédiatement à Jouvenel un messager qui lui dit de la part du nouveau prévôt : Guy ne peut pas vous sauver, mais vous-même sauvez-vous ! Le chevalier dut en effet la conservation de ses jours à cet avis généreux d’un adversaire. Guy de Bar, l’Ile-Adam et d’autres seigneurs, avaient cherché à dissuader le populaire d’entreprendre un pareil mouvement. Vainement ils cherchèrent à mitiger ces horreurs. Mais qui ne connaît l’entraînement du mal, et le despotisme de l’exemple, exercé par la multitude[45] !

La reine et Jean sans Peur, à cette époque, résidaient toujours, la première à Troyes, et le second en Bourgogne. En l’absence de ces souverains, les subalternes ignoraient le point précis où devait s’arrêter leur zèle ou leur tolérance. Le duc et la reine, satisfaits des résultats généraux, ne désapprouvèrent point, du moins publiquement, ces actes de leurs partisans. Par ordre de la reine et de ce duc, les chaînes des rues furent rendues aux Parisiens le 23 juin[46]. Durant ce temps, Charles, dauphin et lieutenant-général, retiré à Bourges, mandait de tontes parts des forces militaires et revendiquait l’exercice actif de l’autorité royale[47].

 

 

 



[1] Religieux, t. VI, p. 146, 148. Félibien, Histoire de Paris, t. II, p. 785, et t. III des Preuves, p. 260, b.

[2] Dès le 29 mai 1417, dans un conseil d’État tenu au parlement, il avait été proposé d’écrire au duc de Bourgogne pour l’apaiser. Le duc devait être invité à choisir une ville où les deux partis pussent s’entendre et parlementer. (X. X. 1480, f° 93 v°. Félibien, Histoire de Paris Preuves, t. IV, p. 563, a.)

[3] Les articles qui devaient servir d’instructions aux ambassadeurs français furent délibérés à. Paris le 18 avril 1418. Cet examen eut lieu dans un conseil tenu au parlement par ordre du dauphin, en l’absence du connétable, qui se trouvait encore, à cette date, devant Senlis. (X. X. 1480, f° 133 v°.)

[4] Guillaume Fillâtre, savant prélat français, cardinal-prêtre du titre de Saint-Marc.

[5] Jordano degli Orsini, évêque d’Albano.

[6] Ms. s. fr. 292, 11, p. 799. K 59, n° 20. X. X. 1480, f° 135 v°. Religieux, t. VI, p. 175. Cousinot, p. 108. Monstrelet, t. III, p. 240 et 255. Labarre, t. II, p. 107, 108. Louis et Charles d’Orléans, p. 814.

[7] Religieux, t. VI, p. 208 et suiv. Fenin-Dupent, p. 255.

[8] Religieux, t. VI, p. 228. Ursins, p. 347.

[9] Ibid., p. 230.

[10] Ibid., p. 230. Monstrelet, 257. Cousinot, 168.

[11] Mêmes autorités.

[12] Perrin était le diminutif de Pierre, et Perrinet le diminutif de Perrin.

[13] Ursins, p. 348.

[14] Ibid. Monstrelet, P. 260.

[15] Monstrelet, ibid. Ms. latin, 7909, f° 1. Sauval, Antiquités de Paris, t. I, p. 126.

[16] Ibid. Religieux, t. VI, p. 232.

[17] Les précédents. Chronique de Raoulet, p. 161. Berry dans Godefroy, p. 435.

[18] Les mêmes. Article Le Maçon dans la biographie Didot. Bodin, Recherches historiques sur l’Anjou, t. I, p. 383. Du Tillet, Recueil des traitez, etc., p. 193. Basin, Mémoires, t. I, p. 29.

[19] L’un des fils de Janus de Lusignan.

[20] Monstrelet, Berry, Religieux, etc.

[21] Sauval, Antiquités de Paris, t. III, p. 312. Monstrelet, p. 262. Ursins, 349, etc.

[22] Godefroy, p. 752. Journal, p. 628. Religieux, p. 232.

[23] Journal de Paris, édition in-4°, p. 38. Religieux, p. 232, etc.

[24] Ibidem.

[25] Cousinot, p. 168, et les autres historiens allégués.

[26] Religieux, p. 234. Monstrelet, p. 263, etc. Félibien, t. II des Preuves, p. 566, b.

[27] Monstrelet, ibid. Fénin-Dupont, p. 268-9.

[28] Dès le 31 mai, le dauphin dans l’après-midi, avait été ramené, ou était volontairement retourné jusqu’à Charenton.

[29] Monstrelet, ibid. Journal de Paris, Panthéon, p. 628. D. Plancher, t. III, p. 489.

[30] Ibid. Ursins, p. 349. Berry, p. 435. Cousinot, p. 170. Claude Bonneau, les Hommes illustres du Maine, p. 5.

[31] Elle se rendit le 4 par composition et se retira.

[32] Monstrelet, Berry. Anselme t. VI, p. 357, B ; t. VIII, p. 807, A. Il existe sur cet épisode et sur la retraite du dauphin un document très curieux. C’est une lettre originale de Robert le Maçon, chancelier da prince Charles, adressée aux autorités du Dauphiné et datée de Melun le 31 mai 1418. (Fénin-Dupont, p. 268-9.)

[33] Godefroy, Charles VI, p. 795. Journal de Paris, p. 630. Le Roux de Lincy, Histoire de l’Hôtel de ville, p. 40.

[34] Félibien, t. II, p. 788 ; t. II des Preuves, p. 568, a et b. Ursins, p. 350.

[35] Monstrelet, p. 267. Religieux, t. VI, p. 242.

[36] Monstrelet, 269. Ordonnances, t. X, p. 453. Félibien, t. II, p. 789 ; t. II des Preuves, p. 568.

[37] Religieux, p. 244. Ordonnances, t. X, p. 477.

[38] Il y a lieu toutefois de douter que cette évaluation soit rigoureuse.

[39] Monstrelet, p. 269. Ursins, dans Godefroy, p. 350. Félibien, t. II des Preuves, p. 568.

[40] Prieuré d’hommes, situé près du Palais.

[41] L’abbé mourut peu après, prisonnier de l’Ile-Adam, Religieux.

[42] Religieux. Ursins. Journal de Paris, p. 628. Puiseux, Siège de Caen, p. 36.

[43] Religieux. Monstrelet.

[44] La Table de marbre, au Palais. Auteurs cités.

[45] Monstrelet, p. 270. Ursins, p. 350.

[46] Religieux, p. 250. Ursins, p. 351. Journal de Paris, p. 631.

[47] Mémoires de Bretagne, 1744, t. II, colonne 959. Anselme, 1712, t. I, p. 555, B ; t. II, p. 1186, E. Cousinot, chap. 165. Etc.