HISTOIRE DE CHARLES VII

TOME PREMIER

LIVRE I. — DEPUIS LA NAISSANCE DU PRINCE (21 FÉVRIER 1403), JUSQU’À SA RETRAITE EN BERRY, SIGNATURE DU TRAITÉ DE SAINT-MAUR (16 SEPTEMBRE 1418).

CHAPITRE III. — Avril-juin 1417.

 

 

Par lettres royales du 13 avril 1417, Charles, duc de Touraine, fut investi du titre de dauphin et du gouvernement du dauphiné[1].

Au moment où le dernier fils de Charles VI parvenait à cette éminente position, les affaires générales du royaume se trouvaient dans une situation déplorable. La guerre des Bourguignons contre les Armagnacs avait, d’une frontière à l’autre, allumé des animosités ardentes. Cet antagonisme sanglant divisait non seulement les concitoyens d’une même ville, d’une même bourgade, mais encore les divers membres des familles entre eux. Il n’était point rare de voir le frère Combattre le frère et le fils porter les armes contre son père.

Ce désordre général tendait à rompre les liens ; qui unissaient les diverses classes, à pervertir les sentiments les plus naturels, à bouleverser les bases sur lesquelles reposait la société.

Tour à tour vainqueurs et vaincus, les partis s’abandonnaient successivement, l’un contre l’autre, à une série indéfinie de cruautés, de piéges, de vengeances et de représailles. A Paris, l’espionnage exerçait, dans les rues ainsi qu’à domicile, son ignoble et mystérieux empire. Un homme tout à coup disparaissait. Ses voisins l’avaient dénoncé comme suspect. Et nul n’osait signaler ce scandale, de peur que, pour cet autre genre de dénonciation, il n’eût lui-même à subir un pareil sort[2].

Une multitude d’individus, bannis de Paris ou des autres villes comme Armagnacs, allaient chercher au sein des armées bourguignonnes, un refuge assuré. Ils en formaient l’avant-garde ; et, dans leurs excursions fréquentes, ils se distinguaient, entre les autres ennemis, par leurs ravages et par leurs cruautés. Nulle terre ouverte et livrée à la culture, n’était à l’abri de perpétuelles dévastations. Les paysans, excédés par les spoliations, les violences, qu’ils subissaient, poussés et comme arrachés hors de la glèbe par le dénuement, prenaient les armes.

Une bande de ce genre se forma près de la capitale dans la vallée de Montmorency. D’abord, ils attaquèrent, rte nuit, leurs voisins, qu’ils allaient assiéger à domicile. Le jour, ils habitaient les bois, comme dés bêtes sauvages, et se jetaient sur le voyageur égaré à la portée de leurs coups. Puis, las de ce mode précaire et aléatoire de subsistance, ils se procurèrent des chevaux, des armures, prirent l’habit des nobles, et se mêlèrent à la première compagnie de Bourguignons qui se présenta. C’est ainsi que la guerre civile dégénérait en un immense et universel brigandage[3].

A la faveur de ces désordres, l’Anglais opérait annuellement sur les côtes de la Normandie ses invasions, devenues périodiques. Le vainqueur d’Azincourt avait pratiqué, au sein de la France, une large brèche et marchait résolument à la conquête du royaume. Le roi de France, dépositaire de l’autorité suprême, était fou, avec des intermittences de répit qui chaque jour se montraient plus rares. Une reine indigne, incapable et infirme, devait, aux termes des édits, le suppléer. Son fils, le nouveau dauphin, n’avait point encore passé l’âge de l’adolescence. Jean sans Peur, duc de Bourgogne, le seul prince qui pût être l’appui de la couronne, tenait campagne contre la couronne et venait d’être mis hors la loi.

Toute l’action des pouvoirs publics se trouvait concentrée de fait, entre les mains du connétable. Bernard VII, comte d’Armagnac, était un homme de main et de décision. Mais la passion, chez lui, l’emportait sur les talents politiques, et son énergie ressemblait moins à la force qu’à la violence. Aussi l’autorité du comte, connue depuis peu de temps et mal affermie, inspirait-elle plus de crainte que de confiance. La lutte intestine des Bourguignons et des Armagnacs absorbait les forces militaires de la nation. Pour faire face à l’invasion étrangère, le gouvernement avait loué des mercenaires lombards, espagnols et génois. Les uns, archers, les autres marins de profession, ces auxiliaires devaient, à prix d’argent, défendre et sur terre et sur mer, une patrie qui n’était point la leur. L’argent manquait pour payer la solde qui leur était due.

En temps de paix, le roi devait se défrayer de ses charges, à l’aide de ce qu’on appelait les revenus ordinaires de son domaine. Tel était l’idéal, au moyen âgé, d’une équitable et sage administration. Depuis longtemps, la gestion financière de Charles VI avait excédé ce cadre normal. Les tailles ou impôts directs et extraordinaires, de toute espèce, étaient devenus- périodiques. Ils produisaient peu et ne suffisaient point, quoique portés à un taux excessif et renouvelés à des intervalles d’une brièveté inusitée. Le gouvernement eut recours à un expédient plus ancien, mais non moins désastreux. Il altéra les monnaies. Le 10 mai 1417, une ordonnance royale prescrivit l’émission de nouvelles espèces. De ce nombre étaient des moutons d’or qui devaient avoir cours pour vingt sous tournois ou seize sous parisis la pièce. Le 29 du même mois, dit le Journal de Paris, il fut crié que nul ne prit d’autre monnaie que celle du roi, et que l’on ne comptât que par livres et par sous. Et furent aussi criés à prendre petits moutons d’or pour seize sous parisis, qui n’en valaient pas plus de onze[4].

Comme ces produits totalisés ne s’élevaient pas au niveau des dépenses, on frappa un nouvel impôt sur le sel. Les contribuables, condamnés de par la loi, à devenir consommateurs, furent taxés. A l’un, la taxe allouait arbitrairement deux septiers, ou trois septiers de sel. Tel autre, plus riche, en recevait d’office un muid ou un demi-muid. Le prix du septier était fixé à quatre écus. Il devait être acquitté d’avance et au comptant, sous peine, pour le contribuable, de loger des garnisaires à ses dépens ou d’être mis en prison[5].

Telle était, lorsque le prince Charles parvint au rang de dauphin, la situation des affaires publiques en général et spécialement au point de vue des finances. Ici se place un épisode remarquable et dont le véritable caractère ne semble pas avoir été mis sous un jour suffisant par les précédents historiens.

Isabeau de Bavière, mère de Charles VII, fut un personnage important de cette période. Le souvenir de cette princesse s’est transmis jusqu’à nous avec une éclatante et populaire notoriété. Son nom seul suffit, en même temps, pour susciter une image terrible, objet d’horreur et d’exécration. La calomnie, cependant, ne s’attaque pas exclusivement et toujours à l’innocence. Souvent l’opinion publique, égarée, prête aux riches ; et, soit faute de lumière, soit inattention, elle classe ou flétrit inexactement les coupables. Ce défaut de justice relative nous semble avoir été le partage d’Isabeau de Bavière.

Isabelle était née en 1370. Charles VI, âgé de dix-sept ans, l’épousa, en 1385, par amour (circonstance rare dans les mariages de princes), et sur la foi d’un charmant portrait. Peint d’après nature, ce tableau subsiste encore, au Louvre[6], parmi les richesses artistiques les plus précieuses et les plus anciennes de la collection royale. Une beauté chaste et pure, la beauté qui s’ignore, s’exhale dans cette image. Isabelle y respire avec la fraîcheur de ses quinze printemps. A l’inspection de cette effigie, le jeune roi n’eut point de cesse que ses yeux n’eussent contemplé le modèle. Tandis qu’on l’amenait sans retard de Bavière, Charles se rendit au devant d’elle en la ville d’Amiens. Lorsqu’il la vit enfin, l’idéal, pour lui, bien loin de tomber en poudre au toucher du réel, rayonna d’un nouveau prestige. Trois jours après il l’épousait, sans dot, dans la cathédrale d’Amiens.

Isabeau de Bavière, comme toutes les créatures de Dieu, apportait avec elle l’innocence, de la jeunesse, virginité de l’âme et du corps. Chez elle, la douceur, la beauté ornaient ce trésor naturel et le relevaient, d’attributs séduisants et modestes. L’universel auteur n’avait mis dans son âme, ni la corruption, qui l’empoisonna plus tard, ni cette perversité profonde et grandiose, qu’on lui a gratuitement attribuée.

Les premières années de son union, avec le jeune roi de France, s’écoulèrent comme dans l’enivrement d’un songe. Des comptes authentiques ont conservé, jusqu’à nous, les preuves multipliées de cette passion ardente, de cette tendresse mutuelle et romanesque[7].

Mais le roi Charles, avec un tempérament énergique et sanguin, avait reçu du ciel un esprit faible, un caractère mobile et sans appui moral. Quatre ans de possession rassasièrent ses sens. En 1389, il partit pour son fameux voyage de Languedoc, véritable pèlerinage aux autels de Vénus. Il partit, négligeant la jeune reine, qui allait bientôt le rendre père pour la troisième fois. L’épouse, dans ce voyage, fut bien oubliée. Charles revint trois mois après, épuisé, vieux à vingt ans. Au fond de ces voluptés effrénées, il avait laissé la santé de son corps et de son esprit. L’idole de ses premières amours, Isabelle, dès lors, fut de plus en plus délaissée.

Isabelle cependant demeura fidèle même à l’infidèle. Armée de sa conscience, pure jusqu’alors, elle s’enferma dans le devoir comme au sein d’une citadelle, avec les ressources de sa beauté, de sa jeunesse et l’espérance. Vain espoir. Le roi devint fou. A travers les désordres de la maladie et parmi les vapeurs de son esprit troublé, d’autres femmes avaient le don de le toucher encore. Charles VI, par exemple, reconnaissait la belle Valentine, qui, plus d’une fois, charma, du son de sa voix, ses redoutables accès. Le roi, souvent, alors, se calmait et lui disait : Chère sœur.

Mais, dans cet enfer de la démence, il n’avait emporté aucun souvenir de l’amour que sa jeune épouse lui avait naguère inspiré. Lorsque celle-ci paraissait devant ses yeux, les traits de la reine, au lieu de réveiller en lui comme une vibration de tendresse endormie, au lieu d’y ranimer la vivante effigie d’un objet connu et aimé, ses traits lui apparaissaient comme ceux d’une étrangère. Ses traits le glaçaient d’indifférence, le frappaient de surprise et rallumaient le plus souvent toutes ses fureurs. Même sans la voir, il lui prodiguait les signes de l’aversion et l’outrage. Dans l’écusson de ses armes, que le mobilier du palais multipliait sous ses regards, le blason de Bavière, fuselé d’argent et d’azur, s’unissait aux fleurs de lis d’or. Par fois la vue de ces figures suffisait pour irriter ses sens dévoyés. Il se précipitait alors sur ces symboles, avec colère, et voulait les mettre en pièces.

Bientôt là maladie du roi empirant, il tomba dans une négligence absolue de sa personne. Doué d’une force herculéenne et inaccessible aux soins d’autrui, son corps devint une plaie immonde, qu’habitait une repoussante vermine. La reine, dans ses entretiens avec lui, subissait des sévices et des coups. Pendant quinze années (de 1392 à 1407), Isabelle de Bavière, conduite au lit royal parla raison d’État, continua de pourvoir à la postérité de la monarchie.

Sans doute, indépendamment de la voix stoïque du devoir, d’amples compensations s’offraient à une épouse dévouée, à la reine qui eût été digne de son titre et du rang que lui avait octroyé la Providence. Un rôle difficile, mais sublime, appartenait à Isabelle, si la nature l’eût douée des talents et des vertus nécessaires pour le remplir.

Isabelle, et nous retombons ici dans la stricte justice de la vérité, n’était nullement sublime. Le ciel, l’avait faite, de tout point, moralement, médiocre et vulgaire. Le poison de l’exemple coulait autour d’elle, à pleins bords, dans les mœurs d’un siècle corrompu. La séduction vint la trouver sous le toit domestique. Depuis le jour où elle mit le pied sur la terre de France, un jeune prince, à pou près de son âge, la poursuivit de ses recherches et ne la quitta plus. Compagnon assidu de sa vie intime, inévitable témoin de ses mouvements, partout il la suivait, l’entourait, l’enlaçait ; épiant le moindre de ses pas, de ses gestes, et prévenant d’un piége, chacun de ses actes ou de ses pensées. Louis, duc d’Orléans, était le vice aimable : il la perdit. Le jeune homme, puis l’amant grandit à ses côtés. Il grandit à mesure que le veuvage d’un époux vivant creusait, pour elle, un vide, au sein de la demeure conjugale. Par lui et pour lui, Isabelle descendit successivement tous les degrés qui mènent du dépit à la faute et de l’innocence au scandale et à l’impudeur.

La reine eut pour premier précepteur d’immoralité le frère du roi ; son propre frère, Louis de Bavière, dit le Barbu, lui donna d’autres leçons et acheva de la corrompre. Ce Louis, type étrange et vil, était pourvu d’une stature et de membres athlétiques. Il n’avait cependant pas même le vulgaire courage de combattre pour se dé-, fendre. La nature semblait l’avoir construit de la sorte, pour montrer, dans ce géant, la caricature d’un corps sans âme. Insatiable de richesses, de voluptés et de débauche, l’unique ressort de son esprit tendait à l’exaction. Il l’exerçait alternativement sur ses sujets de Bavière et sur le trésor de sa sœur ou du roi de France, trésor qu’il tenait perpétuellement assiégé[8].

Isabelle, docile et molle écolière, apprit du premier de ces maîtres la galanterie, et du second, la cupidité.

A l’époque où nous sommes parvenus (avril 1417), Isabelle de Bavière comptait quarante-sept ans. Une vieillesse rapide devint le fruit de ses fatigues maternelles et de ses écarts. La reine, comme on sait, avait donné douze rejetons, de l’un et de l’autre sexe, à la tige royale. Le 23 novembre 1407, Louis d’Orléans, lorsqu’il fut assassiné, sortait de chez la reine. Celle-ci pleurait alors un enfant mort-né, le dernier de ses fils, qu’elle avait perdu depuis très peu de jours. La naissance de cet enfant marqua, pour Isabeau de Bavière, le terme de la période maternelle.

Pour elle, la saison des passions galantes ne tarda point à se clore également, par un arrêt de la nature ou de la Providence. Au retour de l’âge, elle fut atteinte d’une obésité qui la rendait difforme. Le 31 décembre 1409, des lettres patentes attribuèrent à la reine, à défaut du roi, le gouvernement. Cet acte public, en même temps, prévoyait le cas où cette princesse elle-même, par suite de cette infirmité, se trouverait empêchée de présider le conseil[9].

De toutes les superstitions qui assaillaient le pauvre esprit d’Isabelle, celle qui dominait, en elle, toutes les autres, était la terreur de la mort. Nulle créature n’aimait la vie pour la vie, avec un instinct plus sensible. Isabelle fit son premier testament en 1411. On peut voir, dans ce symptôme, un signe sérieux et certain. Des lors, aux yeux de la pécheresse, l’existence, avec son passé allier, n’offrait plus devant ses regards la perspective des jouissances qu’elle avait antérieurement recherchées. Elle n’offrait plus l’illusion, ni même l’espérance (ou le souci) d’un long reste à parcourir. Ses jours, il est vrai, devaient se succéder encore pendant de nombreuses années. Mais déjà, sur cette terre, la période de l’expiation avait commencé pour elle. Les infirmités, la maladie,’l’infortune, se multiplièrent en s’aggravant, sur son front. Au mois de décembre 1415, la reine se rendit de Melun à Paris. Elle se fit porter en litière, à épaules d’hommes ; par des relais de piétons, qui se succédaient. La monture du cheval, qu’elle avait aimée passionnément dans sa jeunesse, lui fut de bonne heure interdite. Elle dut même renoncer, comme moyen de transport, à ces chars rapides et perfectionnés, dont elle avait précédemment fait usage.

Devenue podagre, la reine, en avril 1416, était obligée, pour se mouvoir à l’intérieur, de se faire traîner dans une chaise roulante. Jean sans Peur, duc de Bourgogne, avait élevé dans son hôtel d’Artois, rue Mauconseil, une chambre forte, construite en pierre, à l’épreuve d’un siège et du canon, où il couchait le soir[10]. L’annonce de la guerre des .Anglais, mêlée à celle des Bourguignons, redoublait, à cette époque, les terreurs d’Isabelle. Dans les manoirs de Saint-Paul et de -Vincennes, qu’elle habitait, la reine s’était fait faire des logements ou retraits de bois, fermés de divers engins de serrurerie, fréquemment renouvelés. C’est là qu’elle reposait la nuit, sous la tutelle immédiate de gardiennes ou gardes-malades, qui se relayaient pour veiller.

La médecine, comme elle se pratiquait alors, et les actes de piété, tels que la reine les exerçait, constituaient on peut le dire en toute sûreté de conscience, une double superstition qu’Isabelle combinait d’étrange manière. Elle buvait l’or potable et les pierres précieuses, sous forme d’élixir. A la date citée en dernier lieu, la reine recevait les soins de maître Guillaume le Pelletier, physicien du roi. Ce docteur fut en outre chargé de faire faire pour ladite dame et à sa dévotion, une neuvaine-quinzaine en l’église Notre-Dame de Montfort. Cette princesse accomplissait de tous côtés, à ses dépens, des pèlerinages par procuration. Au moment où elle venait de perdre son fils, le dauphin Jean, Isabelle de Bavière chargea l’un de ses aumôniers de payer neuf livres quatre sous à sœur Jeanne la Brune, religieuse à Saint-Marcel, pour trente-six jours que ladite sœur avait jeûné pour et à la dévotion de madite dame la reine[11].

Partout où la reine de France, suivie de ses dames d’honneur, fixait son séjour, une garnison nombreuse de gendarmes habitait auprès d’elle, pour veiller à la sûreté de leur commune demeure. La reine, à l’aide des minutieuses précautions que nous avons rappelées, parvenait à isoler sa personne. Elle se préservait ainsi, malgré cette cohabitation, d’un voisinage, dangereux peut-être, et plus probablement incommode. Ces mesures, à ce qu’il semble, ne produisirent point de semblables résultats, en ce qui concerne les dames d’honneur d’Isabelle. Ces dames, jeunes pour la plupart et de haute condition, se faisaient remarquer par un luxe, une extravagance de costume, qui formaient avec la gravité des circonstances et avec la détresse financière, un scandaleux contraste. La conduite même de ces compagnes de la reine était sévèrement incriminée par la malignité publique.

Le 14 novembre 1416, par ordre de la reine, le serrurier de la cour avait posé deux serrures, l’une à boite, l’autre à ressort, garnies de cinq clés, par lui mises (les serrures) et assises en deux huis (ou portes) au retrait des damoiselles de ladite dame, en l’ostel de Saint-Paul. Ces cinq clés étaient destinées aux cinq principales dames d’honneur de la reine. Le témoignage unanime des chroniqueurs du temps autorise à croire que les dépositaires de ces cinq clés en firent un usage peu favorable à la bonne renommée des jeunes personnes placées sous leur garde, et qui habitaient en cour, jour et nuit, dans la compagnie de la reine[12].

Parmi les capitaines de gens d’armes préposés à la garde du corps de la reine et de ses dames d’honneur, se trouvait un chevalier nommé Louis de Bosredon.

C’était un gentilhomme d’Auvergne, aussi distingué par son rang que par son mérite et ses actions militaires. Fidèlement attaché, depuis 1408, au parti royal ou Armagnac, il rendit à cette cause, en mainte rencontre, de signalés services. Il avait exercé de grands commandements dans l’armée des princes, sous les ordres du comte d’Armagnac, et parfois de pair avec ce dernier. Plus heureux que le connétable, M. de Bosredon se trouvait à la bataille d’Azincourt. Il s’y montra, comme toujours un brave chevalier. L’éclat de sa valeur, la confiance dont il jouissait auprès de la reine, étaient de nature à lui susciter l’envie de plus d’un rival, et même celle, peut-être, du tout-puissant connétable. Il remplissait aux côtés d’Isabelle de Bavière, indépendamment des fonctions de capitaine, l’emploi de grand-maître de l’hôtel de la reine. A ce dernier titre, les détails d’intérieur, concernant l’habitation de la reine et ses dames d’honneur, étaient soumis à sa juridiction[13].

La reine, vers le 15 avril 1417, résidait, avec le dauphin Charles, à Vincennes. En ce moment, le roi jouissait, dans sa santé, d’une amélioration passagère. Par ordre du comte d’Armagnac, le prévôt de Paris, Tannegay Duchatel, tout dévoué au connétable, conduisit le roi à Vincennes. Il avait eu soin de se munir d’une forte escorte, bien armée.

Informée de cette visite, Isabeau de Bavière envoya au-devant du roi le dauphin son fils, sous la conduite de M. de Bosredon, son grand-maître d’hôtel. Celui-ci était également accompagné de ses hommes d’armes. Louis de Bosredon se disposait à offrir au roi ses hommages. Mais aussitôt le prévôt de Paris, exécutant les instructions précises qu’il avait reçues du connétable, déclara au grand-maître de l’hôtel qu’il le faisait, au nom du roi, prisonnier. L’escorte de M. de Bosredon fut mise en fuite et dispersée. Après une entrevue de Charles VI et d’Isabelle, le prévôt de Paris ramena le roi et le dauphin au sein de la capitale[14].

Quant au capitaine des gardes et grand-maître de l’hôtel de la reine, il fut emmené à la tour de Montlhéry, où il demeura quelque temps chargé de chaînés et garrotté. Puis on le fit venir à Paris, pour le juger au Châtelet, sous l’autorité du prévôt. La cour du parlement, à laquelle appartenait, en pareil cas, l’administration d’une justice régulière, n’eut aucune connaissance de la cause. Cette soustraction du justiciable à son juge légal et le choix de la juridiction du prévôt, suffiraient pour dénoncer, dans ce procès, une véritable exécution politique. En effet, le malheureux capitaine fut soumis à la torture, jugé, condamné et livré à la mort dans l’ombre du huis clos. Pendant la nuit, la Seine reçut un sac de cuir qui contenait la victime. Sur le sac, il y avait cette inscription : Laisse, passer la justice du roi ![15]

Les prétendus aveux tirés du prévenu : dans ce drame judiciaire furent soustraits, comme les débats ; à la lumière et aux garanties de la publicité. La gravité même de ces révélations, fictives ou extorquées, servit de -prétexte au mystère. On sema le bruit que les désordres, reprochés à de grandes dames, n’étaient point le seul grief, auquel la mort du grand-maître de la reine avait dû servir d’expiation. L’honneur conjugal du roi, lui-même, murmurait-on,. avait été souillé par le coupable. La reine ; en conséquence, fut aussitôt inquiétée : Séparée du dauphin et de Marie d’Anjou sa belle-fille, elle eut recours à l’autorité du roi Louis et de la reine de Sicile, par un message qu’elle leur écrivit de Vincennes le 17 avril 1417. Le lendemain, par ordre du connétable et au nom du roi Charles VI, elle quittait cette résidence. De là, Isabelle de Bavière fut conduite, en dépit de ses représentations, au château de Blois. La reine fut enfin reléguée à Tours[16]. Les particularités dans lesquelles on est entré ci-dessus, permettent au lecteur d’apprécier, dès à présent, combien ces perfides insinuations, en ce qui concernait personnellement la reine Isabeau, se trouvent peu compatibles avec la vraisemblance. La suite des faits achèvera d’éclairer cet épisode.

Isabelle de Bavière était avare et prodigue tout ensemble. Elle dissipait avec profusion et ne se lassait pas de thésauriser : elle enfouissait. Sur un seul exercice, entre autres, de sa trésorerie, l’exercice antérieur à 1416, on remarque ce chapitre : deniers baillés comptant à la reine. Le total s’élève à cent quatre mille six cent quatre-vingt-deux livres, dix-sept sous huit deniers tournois : 104,682l 17s 8dt. On peut multiplier par quarante cette somme, pour se faire une idée approximative de l’équivalent en francs de notre monnaie actuelle. La reine absorbait ces sommes énormes, en dehors de ses dépenses proprement dites, imputées sur d’autres chapitres de ses budgets. Une partie notable de ces deniers, provenant des subsides et littéralement de la misère publique, était convertie par elle en vaisselle d’argent, en perles, en diamants non montés et en lingots d’or. Elle plaçait, sous main, ces valeurs à titre de dépôts, non seulement dans les coffres de ses diverses demeures, mais çà et là, chez des marchands, ou banquiers et chez les gens d’Église. L’abbaye de Saint-Denis, la cathédrale de Chartres, reçurent ainsi des fidéicommis clandestins. Le 20 mai 1416, Jean Picard, premier secrétaire de la reine, se présenta devant les sous-prieur du couvent de la Trinité, à Vendôme. Il était porteur de trois mille francs, en écus d’or à la couronne. L’envoyé de la reine montra aussi un acte en bonne forme, scellé et signé du nom et de la main d’Isabelle. L’acte et l’argent furent confiés aux religieux. L’un et l’autre devaient être restitués à volonté, sur l’ordre de la reine. Quant aux dépositaires, afin qu’ils gardassent, touchant cette remise, un silence perpétuel, la reine stipulait, dans l’acte, que la somme, si elle n’était pas réclamée par la déposante et durant sa vie, appartiendrait au couvent.

Les Bénédictins de Vendôme conservèrent effectivement le secret. Mais Jean Picard, secrétaire de la reine, et Guillaume Toreau, son chancelier, trahirent leur maîtresse. Le connétable n’ignorait pas le fait de ces enfouissements. Exilée de Vincennes, la reine demanda qu’on la conduisît à Melun. Elle-même avait accommodé à ses goûts ce séjour, qui lui appartenait en propre, dès le présent, et à titre de douaire. Mais le connétable s’opposa expressément au choix qu’Isabelle avait fait de cette résidence. Une fois qu’il sut la reine internée à Blois, le comte d’Armagnac envoya des émissaires à Melun. Là ces derniers firent main-basse sur des sommes considérables que la reine y avait cachées. Le dépôt de Vendôme et d’autres encore devinrent ainsi la proie du connétable, et rendirent à l’État des ressources précieuses[17]. Dans sa faiblesse et ses perplexités, la reine inclinait parfois vers le duc de Bourgogne. Cette attitude, cette manœuvre louvoyante inquiétait et irritait le comte d’Armagnac. Se défaire politiquement de la reine, s’emparer du dauphin, dépouiller à la fois Isabelle d’un reste de pouvoir et enfin de l’argent qu’elle avait thésaurisé, tel fut, selon toute apparence, le triple but que se proposa le connétable[18].

Louis de Bosredon, capitaine de la reine et son maître d’hôtel, était le principal obstacle à ce projet. Il en fut la victime désignée. Nous avons dit plus haut les Prétextes qui servirent à colorer son exécution judiciaire. Si nous interprétons les- faits et les documents avec fidélité, les véritables motifs de cet audacieux coup de main furent ceux qui viennent d’être indiqués en dernier lieu.

 

 

 



[1] Ordonnances, t. X, p. 404.

[2] Journal de Paris, Panthéon, p. 625.

[3] Religieux, t. VI, p. 91.

[4] Seize sous parisis étaient égaux en valeur à vingt sous tournois. — Ordonnances X, 407. Journal de Paris, p 624. Séance extraordinaire pour les finances, présidée au parlement par le connétable, 24 mai 1417. X. X. 1480, f° 92, v°.

[5] Religieux de Saint-Denis, t. VI, p. 68. Journal de Paris, p. 625.

[6] Écoles hollandaises, etc., n° 592 du dernier livret. Cette peinture nous parait devoir être restituée à un maître français.

[7] Isabeau de Bavière, 1859, in-8°, p. 16 et suiv.

[8] Iselin, Lexicon, t. III, p. 285. Isabeau de Bavière, ibid.

[9] Religieux de Saint-Denis, t. IV, p. 283.

[10] Cette chambre, ou du moins le corps de logis subsiste encore. Voy. Guilhermy, Itinéraire archéologique de Paris, 1855, in-12, pages 299 et 300.

[11] Compte des menus plaisirs de la reine, dans Jean Chartier, etc., t. III, p. 284.

[12] Jean Chartier, t. III, p. 230. Religieux de Saint-Denis, t. IV, J. des Ursins, dans Godefroy, p. 336, etc.

[13] Cousinot. Cabinet des titres : dossier Bosredon.

[14] Religieux, t. VI, p. 71. Cousinot, p. 163. J. des Ursins, p. 336. Conférez Monstrelet, t. III, p. 175 et les Versions bourguignonnes, Voy. aussi Daniel, Histoire de France, 1755, in-4°, t. VI, p. 522.

[15] Mêmes autorités. Lefèvre de Saint-Remi, Panthéon, p. 413. Journal de Paris, même édition, p. 624.

[16] Ibid. Jean Chartier, etc., t. III, p. 275 et 285.

[17] Isabeau de Bavière, passim, et les renvois. E. de Lépinois, Histoire de Chartres, 1857, in-8°, t. Il, p. 71. Gaguin, Annales (1417), etc.

[18] Le 15 mai 1417 et jours suivants, divers conseils de finances furent tenus en cour de parlement. Bernard, le 26, ouvrit la séance en exposant qu’il lui fallait de l’argent prêt et prompt pour les affaires du royaume. Les trésoriers de France présents déclarèrent que huit à neuf cent mille francs leur étaient nécessaires pour le service de quatre à cinq mois, exercice courant ; et il n’y a rien de finances, ajouta l’un d’eux, qui ne soit jà mangé jusqu’à juin prochain. Dans cette même séance, le prévôt de Paris déposa, sur le bureau du conseil, des placards séditieux affichés à la porte des églises de Rouen sous le sceau du duc de Bourgogne, et qui avaient été saisis par ordre de l’autorité. Le 9 juin, Bernard d’Armagnac communique aux conseillers une cédule en parchemin, annexée au procès-verbal de la séance et dont l’original nous est resté. Cette cédule avait été dressée par des commissaires du conseil et approuvée par le connétable. Elle contient un résumé succinct des mesures proposées ainsi que des ressources indiquées pour subvenir aux nécessités financières. Cette liste se termine ainsi : Item des joyaulx et argent de la royne. (X. X. 1486, f° 92 et 95.)