L'HOMME AU MASQUE DE FER

 

CHAPITRE IX.

 

 

François de Vendôme, duc de Beaufort. — Son portrait. — Sa conduite pendant la Fronde. — Médiocrité de ce personnage. — Motifs allégués par Lagrange-Chancel à l'appui de son système. — Leur invraisemblance. — Raisons qui m'ont déterminé à rechercher des preuves qui ne permettent plus de douter de la mort de Beaufort à Candie.

 

Comme Monmouth, prince royal et issu d'une liaison illégitime, aventurier comme Monmouth, François de Vendôme, duc de Beaufort, a eu, comme Monmouth, le rare privilège d'être assez aimé du peuple pour qu'on ait longtemps douté de sa mort. Dix ans après l'expédition de Candie, où il disparut, les femmes de la halle faisaient encore dire des messes, non pour le repos de son âme, mais pour le prompt retour de sa personne[1], et ces doutes persistants ont valu à Beaufort, comme à Monmouth, l'honneur d'être compté parmi ceux en qui l'on a vu le mystérieux prisonnier des Îles Sainte-Marguerite.

Mais ce sont là les seuls points de ressemblance entre le fils naturel de Charles II et le peut-fils de Henri IV. Leurs caractères, leurs aventures, leur personne offrent le contraste le plus complet, et ces deux idoles de la populace anglaise et française ont dû leur égale popularité à des dons entièrement opposés.

Élevé à la campagne, dans l'ignorance la plus absolue, et ayant exclusivement consacré ses premières années aux rudes-exercices de la chasse, Beaufort conserva toute sa vie de cette éducation de la nature une grossière empreinte qui en fit le personnage le plus réellement original de la cour d'Anne d'Autriche et de Louis XIV. Quand, à la fin du règne de Louis XIII, il vint au Louvre dans cette cour qui était pourtant bien loin d'être encore la plus polie de l'Europe, il ne larda pas à choquer les moins délicats et à se heurter contre les plus légitimes exigences. Sa force athlétique, dont il faisait volontiers parade, ses traits accentués et énergiques, l'animation immodérée de son geste, sa constante affectation à tenir le poing sur la hanche, le ton de sa voix, tout, jusqu'à ses moustaches sans cesse relevées par bravade, contribuait à lui donner l'apparence la plus provocante. La rusticité de ses manières n'avait d'égale que la rudesse de son langage. Il n'avait pas même reçu l'instruction vulgaire de la bourgeoisie, et, manquant de discernement pour suppléer par l'observation à son ignorance entière, il mêlait le plus étrangement du monde dans ses paroles les termes de chasse, qui lui étaient très-familiers, aux expressions de cour, qu'il employait sans trop les comprendre[2]. Cynique par habitude, prétentieux par le désir d'imiter, il s'était formé une langue qui aurait, dit le cardinal de Retz, déparé le bon sens de Caton[3]. Ce jargon acheva de rendre ridicule celui dont l'aspect seul était déjà déplaisant. Mais il prit sa revanche à l'armée, où ses défauts étaient moins choquants et où il put déployer ses qualités viriles. Insouciant de tout péril, d'un courage même téméraire, rompu aux fatigues les plus accablantes, et, dès son enfance, familier avec tous les exercices du corps, il cessa de faire sourire, excita l'admiration au siège de Corbie, de Hesdin et d'Arras, et, quand il revint à la cour, il y fut précédé d'un renom de bravoure qui lui rallia une partie de ses détracteurs. On ferma les yeux sur ses travers, et l'on fut mieux disposé à apprécier sa mâle franchise et son honnêteté. Aussi, quand, à la veille de la mort de Louis XIII, Anne d'Autriche put craindre que le duc d'Orléans ou le prince de Condé ne fissent enlever le dauphin et le duc d'Anjou, c'est à Beaufort, comme au plus honnête homme de France[4], qu'elle confia la garde de ses deux fils. Fier d'abord de cette distinction flatteuse, il né tarda pas à l'oublier et à se jeter très-étourdiment dans les aventures de la Fronde, où il fit une assez triste figure. Entraîné par la duchesse de Montbazon dans la cabale des Importants, brutal envers Mazarin, puis enfermé à Vincennes[5], allié au prince de Condé après avoir été l'ennemi de sa sœur, la duchesse de Longueville, adversaire acharné de la cour après s'être montré le gardien du trône et le protecteur de la régente, tour à tour au service des passions étroites et des intérêts mesquins des ducs d'Elbeuf et de Bouillon, du maréchal de la Motte et du cardinal de Retz, ne sachant bien ni pour quelle cause il combattait, ni quel but il poursuivait, Beaufort se détacha de la Fronde aussi légèrement qu'il y était entré, et il se rapprocha de la cour, avec aussi peu d'avantages qu'il en avait obtenu des frondeurs pour se séparer d'elle. À l'incapacité de discerner au milieu des partis la voie qu'il devait suivre, Beaufort joignait une dangereuse ignorance de sa nullité politique, et, comme beaucoup de ceux qui manquent de jugement, il s'efforçait de dominer par les qualités dont il était le plus dépourvu. Aussi vaniteux qu'étourdi, se croyant appelé à jouer un grand rôle[6], il pensait avoir de l'aptitude aux affaires en en parlant le jargon ; il se plaisait à donner des conseils à ceux qui le conduisaient à leur guise, et, nuisant à ses qualités réelles par celles qu'il voulait affecter, il ne parvint à exercer de l'influence que sur la multitude ; mais il y réussit entièrement. Si, pour plaire à ses sujets, il faut parler leur langage, partager leurs goûts, avoir leurs allures, être tour à tour brusque et familier, grossier et hautain, nul n'a mieux mérité que Beaufort d'être le roi des halles. Ce titre, que l'histoire a ratifié, ses contemporains le lui décernèrent unanimement, et le peuple l'accepta par enthousiasme. Il suivait dans les rues avec amour ce bon prince qui avait consenti à venir loger près de lui, dans le quartier le plus populeux[7], dont les femmes admiraient la blonde chevelure et l'air martial, et qui ne dédaignait pas à l'occasion, tantôt sur une borne, de discourir avec la populace, tantôt de déployer sa vigueur dans les rixes de carrefour.

Mais ce roi de la populace devint, à la majorité de Louis XIV, le plus soumis des sujets. Lagrange-Chancel, pour établir le système qui fait du duc de Beaufort l'Homme au masque de fer, et pour expliquer sa prétendu détention à Pignerol, parle de son esprit remuant, de la part qu'il eut à tous les mouvements de partis du temps de la Fronde[8]. Il ajoute que sa dignité de grand amiral, dans laquelle il avait remplacé son père, le mettait journellement en état de traverser les grands desseins de Colbert, chargé du département de la marine. Rien n'est moins exact, et, en 1663, époque où Beaufort devint grand amiral, les passions allumées durant la Fronde étaient éteintes, les ambitions satisfaites ou assoupies. Les chefs les plus remuants, comme la Rochefoucauld, s'étaient plongés dans une oisiveté peu menaçante. Ceux qui avaient été les plus hostiles tenaient alors à montrer le plus de soumission et de servilité. Tandis que le cardinal de Retz, retiré à Commercy, se dédommageait de son inaction et de se impuissance en écrivant ses immortels Mémoires, le prince de Conti épousait la nièce même de Mazarin, et Condé recevait du roi avec gratitude l'ordre du Saint-Esprit[9]. Les membres de la noblesse les plus indociles et les plus arrogants, qui avaient ébranlé l'autorité la de régente, contraint la cour de quitter Paris, renvoyé Mazarin, agité tout le royaume, pressés maintenant dans les antichambres de Louis XIV, se disputaient l'insigne honneur d'assister à son coucher et d'y tenir un bougeoir.

Beaufort ne fut pas le moins empressé à satisfaire le monarque absolu. Peu fait pour le commandement, auquel le rendait impropre une impétuosité extrême, il recevait très-humblement les sévères réprimandes de Louis XIV et de Colbert, et il supportait le joug du maître avec autant de docilité qu'il était dur et impérieux à l'égard de ses officiers[10]. S'il les menaçait à tout propos de les maltraiter et de les faire jeter à la mer, il se soumettait dans ses expéditions navales au contrôle et presque à la domination de l'intendant mis à ses côtés par Colbert[11]. Rien donc en lui n'était dangereux pour la cour, ni son caractère dont seuls ses subordonnés subissaient la violence, ni ses talents qui étaient à peu près nuls, ni ses prétentions qui étaient alors fort réduites, ni sa popularité qui ne dépassait guère les limites de son royaume des halles. Bien plus, il avait aux yeux du roi le mérite de tenir par son père[12] à ces princes d'une naissance illégitime que Louis XIV devait constamment favoriser, d'abord par intérêt politique afin de les opposer aux héritiers légitimes des grandes familles, puis par affection paternelle, quand ses propres amours en eurent promptement accru le nombre, et à qui, par un orgueil de plus en plus immodéré, il devait successivement accorder le pas sur les pairs, puis le rang de princes royaux, et enfin, à la honte de tout le royaume, des droits au trône de France. On ne voit donc pas pour quel motif Louis XIV aurait cherché à se défaire d'un prince assez médiocre pour ne pas exciter sa jalousie, trop soumis pour qu'on pût craindre de lui une révolte, et qui, fils de bâtard, préparait et justifiait par son exemple l'élévation prochaine et de plus en plus scandaleuse de tous les bâtards du grand roi.

Avant l'expédition de Candie, où, d'après Lagrange-Chancel et ceux qui partagent son opinion[13], on aurait envoyé Beaufort pour l'enlever et le condamner ensuite à une détention perpétuelle, y a-t-il, dans la carrière maritime de l'amiral, un acte par lequel il soit entré en rébellion contre la cour ? Est-ce dans l'expédition de 1664, où, malgré l'avis de ses lieutenants dont les uns veulent d'abord attaquer Bone, les autres Bougie[14], Beaufort, suivant trop strictement les instructions précises de Louis XIV, dirige l'attaque sur Gigéry dont il s'empare prématurément et compromet les résultats de la campagne par obéissance scrupuleuse à des ordres donnés à distance et qu'il aurait fallu être assez audacieux pour enfreindre ? Est-ce en 1666, lorsqu'il est chargé de commander l'escorte de la nouvelle reine de Portugal[15], et qu'en dépit de son ardeur et d'une noble envie de courir à la rencontre des Anglais, il consent, pour obéir, à demeurer immobile dans les eaux du Tage ?

Mais admettons que la cause de cette détention, vainement cherchée, ne puisse nous être connue ou bien que l'humble déférence de Beaufort envers Louis XIV n'ait pas détruit dans son esprit le souvenir des violences qui rendaient l'amiral si intraitable à l'égard de ses officiers. Admettons un crime imaginaire pour expliquer un enlèvement que rien de certain ne justifie. Les précautions prises après l'enlèvement s'expliqueraient jusqu'à un certain point par la popularité dont fouissait Beaufort à Paris, et Saint-Foix, réfutant Lagrange-Chancel, a trop affirmé le contraire.

L'autorité du roi était affermie, dit-il[16], et la détention du grand Condé lui-même, si on avait jugé à propos de le faire arrêter, n'aurait pas causé la moindre émeute. Assurément, mais en aurait-il été de même pour le roi des halles, à l'égard duquel la populace avait encore une véritable idolâtrie ?

Celui-là seul des nombreux arguments de Lagrange étant admis, et la nécessité de dérober Beaufort à tous les regards étant reconnue, son enlèvement a-t-il été possible à Candie, au milieu de la flotte et en présence de l'armée ? Quelles ont été les causes de cette expédition, et peut-on y surprendre le désir du roi d'y envoyer Beaufort pour s'en défaire ensuite ? Enfin ce personnage, que toutes les relations, publiées jusqu'à ce jour, s'accordent à dire disparu, a-t-il été tué réellement, comme on se contente de le supposer, et peut-on invoquer des preuves tout à fait concluantes de sa mort ? C'est ce qu'il est essentiel d'examiner. La critique contemporaine a jusqu'ici réfuté l'opinion que nous combattons, en se servant uniquement de la correspondance de Louvois avec Saint-Mars[17] et en montrant qu'aucun mot de ces dépêches ne permet de croire que Beaufort ait été détenu à Pignerol. Continuons à pousser plus loin cette démonstration, et ainsi que nous avons tenté de le faire pour l'hypothèse d'un frère de Louis XIV, pour celles de Vermandois et Monmouth, ne nous contentons pas de cette preuve indirecte, car au silence gardé par Saint-Mars et Louvois sur chacun de ces personnages, lés sceptiques pourraient objecter la suppression des dépêches les concernant ou l'emploi exclusif de messages verbaux.

Voilà pourquoi, au lieu d'invoquer l'uniforme argument fondé sur l'examen des dépêches du geôlier avec son ministre, nous ne nous en sommes servis que subsidiairement, et après avoir, au préalable, cherché à établir qu'un frère mystérieux de Louis XIV n'a jamais existé, que Vermandois a succombé devant Courtrai et que Monmouth est mort sur l'échafaud. Cette double démonstration, qui nous parait indispensable en une matière où chacun, ayant depuis longtemps une opinion qui lui est chère, est peu disposé à accepter ce qui tond à la détruire, essayons-la pour Beaufort à son tour.

 

 

 



[1] Plusieurs veulent gager ici, écrivait Guy-Patin le 26 septembre 1669, que M. de Beaufort n'est pas mort. O utinam ! — Et dans une autre lettre du 14 janvier 1670 : On dit que M. de Vivonne a, par commission, la charge de vice-amiral de France pour vingt ans ; mais il y en a encore qui veulent que M. de Beaufort n'est point mort et qu'il est seulement prisonnier.

[2] Mémoires de la duchesse de Nemours, t. XXXIV ; Mémoires de Brienne, de Conrart, de Montglat et de la Rochefoucauld. — Il formait, dit la duchesse de Nemours, un certain jargon de noms si populaires ou si mal placés, que cela le rendait ridicule à tout le monde, quoique ces mots, qu'il plaçait si mal, n'eussent peut-être pas laissé de paraître fort bons s'il avait su les placer mieux, n'étant mauvais seulement que dans les endroits où il les mettait.

[3] Mémoires du cardinal de Retz, p. 9.

[4] C'est ainsi qu'elle le désignait alors.

[5] Il y fut enfermé en 1643 et s'en évada en 1649. Ce fut au sujet de cette évasion que Condé, incarcéré à son tour à Vincennes, répondit, à quelqu'un qui lui conseillait l'Imitation de Jésus-Christ pour adoucir les ennuis de la captivité, qu'il aimait mieux l'imitation du duc de Beaufort.

[6] On sait qu'il alla demander un jour au président Bellièvre s'il ne changerait pas la face des affaires en donnant un soufflet au duc d'Elbeuf. Je ne crois pas, lui dit gravement le magistrat, que cela puisse changer autre chose que la face du duc d'Elbeuf.

[7] Rue Quincampoix.

[8] Année littéraire. Lettre de Lagrange-Chancel à M. Fréron au sujet de l'Homme au masque de fer.

[9] Art de vérifier les dates, t. VI, p. 273 et 217.

[10] Œuvres de Louis XIV, t. V, p. 588 et suivantes.

[11] Relation de Gigéry faite au roi par M. de Gadagne, lieutenant général. Bibliothèque impériale, manuscrits. Ce document a été déjà donné en partie par Eugène Sue au tome II, page 66, de son Histoire de la marine française, dans laquelle, au milieu des fantaisies et des procédés du roman, et à côté d'un dialogue très-expressif, mais qui trop souvent n'a même pas le mérite de la vraisemblance, on trouve des pièces inédites d'une très-grande valeur et la preuve de longues et patientes recherches.

[12] César de Vendôme, fils naturel de Henri IV et de Gabrielle d'Estrées, et dont le duc de Beaufort était le second fils, né en janvier 1616. (Art de vérifier les dates, t. XII, p. 521.)

[13] Tels que Lenglet-Dufresnoy. Plan de l'histoire générale et particulière de la monarchie française, t. III, p. 268 et suivantes, Paris, 1754.

[14] Mémoire de M. de Gadagne, déjà cité. Le chevalier de Clerville soutint que les ordres du roi portaient d'attaquer Gigéry et que, si on négligeait leur exécution, autant valoir attaquer Bone que Bougie. À cela, M. de Gadagne répondit que l'un n'empêchait pas l'autre, et qu'ayant d'abord pris Bougie, on attaquerait Gigéry, puis Bone ; mais que l'attaque de Bougie devait précéder toutes les autres, puisque la possession de cette place, voisine de Gigéry, empêcherait les Maures d'y porter aucun secours, lorsqu'on ferait le siège de cette dernière ville. M. de Beaufort allait se rendre à ces raisons, lorsque M. de Clerville le ramena à ses sentiments.

[15] Marie de Savoie, duchesse de Nemours, femme d'Alphonse VI, roi de Portugal.

[16] Réponse de Saint-Foix et recueil de tout ce qui a été écrit sur le prisonnier masqué, p. 20, 1770.

[17] Entre autres, M. Paul Lacroix (bibliophile Jacob), Histoire de l'Homme au masque de fer, 1840, p. 161.