L'HOMME AU MASQUE DE FER

 

CHAPITRE V.

 

 

Motifs qui empêchent d'admettre l'existence, l'arrestation et l'emprisonnement d'un fils mystérieux d'Anne d'Autriche. — L'époque où il aurait été remis à Saint-Mars ; selon les auteurs de ce système, ne peut se concilier avec aucune des dates d'envois de détenus à ce geôlier. — Autres considérations qui s'opposent formellement même à la vraisemblance du système qui fait du Masque de fer un frère de Louis XIV.

 

Oublions les scènes qui viennent d'être rappelées. Cessons un instant de tenir compte des preuves alléguées, des considérations émises, et consentons à admettre chacune des assertions précédemment combattues. Ce fils mystérieux d'Anne d'Autriche, il a vu le jour soit en 1626, ayant Buckingham pour père ; soit en 1631, à cause du danger qu'a couru la vie de Louis XIII ; soit en 1638, quelques heures après un frère dont il est cependant l'aîné. Il existe. Recueilli par un agent aussi dévoué que discret, il a été élevé à la campagne, et l'on a réussi à cacher à tous les regards la ressemblance qui décèle sa haute origine, et à mettre sa personne à l'abri de toutes les investigations. Mais à quelle époque l'a-t-on emprisonné, et pour quelle cause ? De sa jeunesse, de ses premières années passées dans l'obscurité d'une retraite, loin de la cour, point de traces, et il n'y aurait pas lieu d'en être surpris. Mais, dès qu'il devient ce prisonnier fameux que, des îles Sainte-Marguerite, Saint-Mars a amené en 1698 à la Bastille, nous avons le droit de demander et nous devons rechercher quand, comment, dans quelles circonstances, il a été arrêté et confié à son geôlier.

Il serait jusqu'à un certain point vraisemblable que, laissé libre tant qu'a vécu sa mère, on l'eût emprisonné seulement après sa mort. Mais Anne d'Autriche succombe le 20 janvier 1666, et Saint-Mars ne reçoit aucun prisonnier. L'arrestation daterait-elle, comme l'affirme Voltaire, de l'année 1661, où mourut Mazarin ? Mais Saint-Mars était alors et devait rester trois ans encore brigadier des mousquetaires, et c'est en décembre 1664 que d'Artagnan, son capitaine, le désigne au choix de Louis XIV, comme commandant de la prison de Pignerol, où, un mois après, Fouquet sera conduit et confié à sa garde vigilante. Le 20 août 1669arrive à Pignerol un second prisonnier, Eustache d'Auger. Mais, espion obscur, il est bientôt placé près de Fouquet pour lui servir de domestique. Aurait-on chargé de ce soin, aurait-on mis au service de Fouquet qui, durant toute sa vie, a vécu près de Louis XIV et d'Anne d'Autriche, un prince dont les traits rappellent ceux du roi ? Nul autre prisonnier n'est amené à Saint-Mars jusqu'à l'arrivée du comte de Lauzun, en 1671. Depuis lors, et de loin en loin, d'autres lui sont conduits, mais on connaît leurs crimes ou leurs fautes ; on n'ignore pas les causes de leur arrestation, on les voit assez maltraités, et, lorsque, en 1681, Saint-Mars passe du commandement de Pignerol au gouvernement du fort d'Exiles, il n'cm mène avec lui que deux prisonniers qu'il nomme dédaigneusement deux merles[1]. A Exiles comme à Pignerol, aux îles Sainte-Marguerite, dont Saint-Mars fut, en 1687, nommé gouverneur, comme à Exiles, si de nouveaux coupables lui sont confiés, on sait à quel motif attribuer leur détention, et rien dans leur passé, rien dans les traitements dont ils sont l'objet, rien dans leurs actes ne permet de soupçonner en aucun d'eux un frère de Louis XIV. Sans doute on ne saurait s'attendre à trouver une dépêche désignant du nom de prince un des prisonniers de Saint-Mars et, pour être convaincu, nous n'exigeons rien de semblable. Mais quand, examinant un à un chacun des détenus envoyés au futur gouverneur de la Bastille et parmi lesquels se trouve nécessairement celui avec lequel il traversera la France en 1698, nous nous rendons compte des causes de leur arrestation et nous pénétrons dans leur passé, lorsque cent dépêches authentiques[2] permettent d'affirmer qu'en dehors de ces prisonniers il n'en est pas d'autre, n'est-on pas fondé à conclure par cette question : Mais où est donc le fils d'Anne d'Autriche ?

Cette fameuse dépêche, dont un lambeau a été timidement cité, il y a quelques années, dans un ouvrage d'où il a été supprimé ensuite[3], cette dépêche à l'existence de laquelle la critique avait fini par ne plus croire[4] et dont l'importance est capitale, elle existe, elle est authentique, elle a été dictée par Barbezieux et adressée à Saint-Mars au moment où il avait sous sa garde le prisonnier qu'il conduira à la Bastille et qui y mourra en 1705.

Monsieur, j'ay receu, avec vostre lettre du 10 de ce mois, la copie de celle que monsieur de Pontchartrain vous a escrite concernant les prisonniers qui sont aux îles Sainte-Marguerite sur des ordres du roy signés de lui ou de feu monsieur de Seignelay ? Vous n'avez point d'autre conduite à tenir à l'égard de tous ceux qui sont confiés à votre garde que de continuer à veiller à leur seureté, sans vous expliquer à qui que ce soit de ce qu'a fait vostre ancien prisonnier[5].

Or, quel crime aurait commis ce prétendu frère de Louis XIV, si ce n'est celui de naître ? Objectera-t-on qu'il peut s'agir d'une faute légère commise dans la prison, et que Barbezieux ne fait, dans cette dépêche ; allusion qu'à un passé fort peu éloigné. Mais s'il recommande à Saint-Mars de ne s'expliquer à qui que ce soit, c'est évidemment que la curiosité a été excitée, et que chacun, dans l'île, essayant de la satisfaire, le ministre croit devoir recommander, plus énergiquement que jamais, une discrétion absolue. Cette discrétion aurait-elle été nécessaire, et Saint-Mars aurait-il été interrogé, s'il ne s'était agi que d'un manquement insignifiant aux règles intérieures de la prison ?

Enfin, que faut-il penser des égards, des respects, des soins particuliers, des témoignages d'une humble déférence, de toutes ces circonstances accessoires que l'on se plaît à invoquer en faveur d'une opinion que rien de certain ne justifie ? Parmi les faits sur lesquels on a tant insisté et qui forment en quelque sorte le dossier romanesque de l'Homme au masque de fer, les uns sont exacts et trouveront plus tard leur naturelle explication. Les autres, tels que le voyage de Louvois aux îles Sainte-Marguerite, ont été inventés à plaisir par l'imagination populaire et trop facilement accueillis par une crédulité complaisante. On a dit et l'on répète chaque jour, que le ministre se serait rendu dans cette île et y aurait parlé au prisonnier avec une considération qui tenait du respect[6] et en le nommant monseigneur. Or, Louvois n'a quitté la cour en 1680 que pendant quelques semaines pour se transporter à Barèges. L'on a, jour pour jour, le nom des villes qu'il a traversées[7]. Les îles Sainte-Marguerite, où Saint-Mars ne devait d'ailleurs arriver que sept ans plus tard, ne figurent pas dans l'itinéraire, et, depuis ce voyage, Louvois n'est jamais plus revenu dans le Midi. Quant à l'épisode si dramatique du plat d'argent jeté par la fenêtre et qui expose à un grand danger le pêcheur qui le trouve à ses pieds, il a son origine dans une tentative analogue faite par un ministre protestant détenu en 1692 aux îles Sainte-Marguerite. Ce ministre essaya d'intéresser à son sort, en écrivant ses plaintes non sur un plat d'argent qu'il n'avait point à sa disposition, mais sur une assiette d'étain, ce qui détermina Saint-Mars à ne lui donner désormais que de la vaisselle de terre[8]. Le fait a été plus tard appliqué à l'Homme au masque de fer, sur lequel, comme sur tous les héros de légende, se sont groupées les aventures de personnages fort divers. L'examen attentif de toutes les dépêches recueillies permettra de remonter à l'origine de chacun de ces bruits pour faire la part exacte et de la légende et de l'histoire.

Mais de ce que l'exactitude de bien des faits attribués à l'Homme au masque de fer est démentie par cet examen, on aurait tort de conclure qu'il n'a jamais existé ou que du moins on n'avait pas un grand intérêt à dissimuler son existence. Il est incontestable que Saint-Mars a, en 1698, conduit à Paris un prisonnier qui y est mort cinq ans après, qu'on désignait à la Bastille sous le seul nom de prisonnier de Provence, et dont le souvenir mystérieux s'est perpétué dans la redoutable forteresse pour ensuite se répandre rapidement dans le monde entier. Voilà les données véritables du problème. Quoique dégagé de tous les éléments étrangers qu'on y a mêlés, il subsiste et il reste à résoudre. Il est vrai qu'aux yeux de quelques-uns, en écarter la personne si séduisante d'un frère de Louis XIV, c'est en diminuer beaucoup l'intérêt. Mais, nous adressant à ceux pour qui la vérité seule a un charme souverain et incomparable, nous leur disons : L'Homme au masque de fer n'est pas un fils d'Anne d'Autriche parce qu'à l'impossibilité de fixa l'époque de sa naissance vient s'ajouter l'impossibilité non moins évidente de prouver son incarcération. Si, pour montrer que sa naissance est imaginaire, nous avons touché h des points aussi délicats, c'est que la gravité des accusations dont on a voulu de nos jours flétrir la mémoire d'Anne d'Autriche rendait nécessaires de semblables justifications. Au surplus, ces recherches seraient-elles indiscrètes, il est sans doute moins condamnable de se les permettre pour défendre que pour accuser, et de soulever certains voiles, afin de faire éclater l'innocence, que pour la calomnier.

 

 

 



[1] Tous ces faits ressortent de dépêches officielles, authentiques et transcrites par nous. Nous les donnerons plus tard quand nous introduirons Saint-Mars dans le récit.

[2] Archives du ministère de la marine. — Archives du ministère de la guerre. — Archives du ministère des affaires étrangères. — Archives impériales. — Registres du secrétariat de la maison du roi.

[3] Biographie universelle de Michaud, article de l'Homme au masque de fer, par Weiss. La seconde édition ne donne plus l'extrait de cette dépêche, relatée dans la première.

[4] Voyez entre autres l'opinion de M. Jules Loiseleur, Revue contemporaine, article déjà cité.

[5] Archives du ministère de la marine. — Archives du ministère de la guerre. — Archives impériales. — Registres du secrétariat de la maison du roi.

[6] Voltaire, Siècle de Louis XIV, ch. XXV.

[7] Louvois s'était cassé la jambe le 5 août 1679. Pour achever la guérison, qui fut lente, les médecins conseillèrent au ministre d'aller à Barèges. (Voyez le t. III, p. 513 et suivantes, de l'excellente Histoire de Louvois de M. Camille Rousset.)

[8] Dépêches de Seignelay à Saint-Mars. — Archives de la marine. — Archives impériales. — Registres du secrétariat de la maison du roi.