L'HOMME AU MASQUE DE FER

 

INTRODUCTION.

 

 

Arrivée de l'Homme au masque de fer à la Bastille. — Sa mort. — Considérations générales sur ce prisonnier fameux. — Motifs qui m'ont déterminé à faire sur lui de nouvelles recherches. — Plan et but de cet ouvrage.

 

Le 18 septembre 1698, à trois heures de l'après-midi, le sieur de Saint-Mars, arrivant des îles Sainte-Marguerite, faisait son entrée dans le château de la Bastille. Il venait d'en être nommé gouverneur. Dans sa litière se trouvait avec lui un prisonnier, au visage couvert d'un masque de velours noir, et dont Saint-Mars, accompagné de plusieurs gens d'armes à cheval, avait été, dans le long trajet parcouru depuis la Provence, le gardien inséparable et vigilant. A Palteau, domaine situé entre Joigny et Villeneuve-le-Roi, et qui appartenait à Saint Mars, celui-ci s'était arrêté, et pendant longtemps les vieux habitants de Villeneuve se sont rappelés avoir vu la mystérieuse litière traversant le soir la grande rue de leur bourg. Le souvenir de cette apparition s'est perpétué dans le pays, et les incidents singuliers qui l'ont marquée, répétés par les vieillards à chaque génération nouvelle, sont parvenus jusqu'à nous. Le soin qu'eut Saint-Mars, pendant le repas, de tenir son prisonnier le dos opposé aux fenêtres, les pistolets que l'on voyait à la portée du soupçonneux geôlier, leurs lits, qu'il fit placer à côté l'un de l'autre, tant de précautions, un tel mystère, devaient vivement exciter la curiosité des paysans accourus et à jamais alimenter leur conversation. A la Bastille, le prisonnier fut mis dans la troisième chambre sud de la tour de la Bertaudière, préparée par le porte-clefs Dujonca, qui, quelques jours avant leur arrivée, en avait reçu, de Saint-Mars, l'ordre écrit[1].

Cinq ans après, le mardi 20 novembre 1703, à quatre heures du soir, le pont-levis de la redoutable forteresse s'abaissait et donnait passage à un triste et funèbre convoi. Quelques hommes portant un mort, et, pour seule escorte, deux employés subalternes de la Bastille, sortaient silencieusement et se dirigeaient vers le cimetière de l'église Saint-Paul. Rien de plus saisissant que la vue de ce groupe semblant se glisser furtivement à l'abri de la nuit tombante. Rien de plus abandonné, et en apparence dé plus obscur, que ces dépouilles inconnues que suivaient deux étrangers se hâtant de remplir une tâche. Autour de la fosse, comme la veille près du lit du mourant, nulle douleur, nuls regrets. Le prisonnier de Provence était tombé malade le dimanche. Le mal s'étant tout à coup aggravé le lundi, l'aumônier de la Bastille avait été appelé trop tard pour qu'il eût le temps d'aller chercher les derniers sacrements, assez tôt néanmoins pour adresser au moribond quelques rapides et banales exhortations. Sur le registre de l'église Saint-Paul, ml l'inscrivit sous le nom de Marchialy. A la Bastille, on l'avait toujours nominé le prisonnier de Provence[2].

 

Tel est le mystérieux personnage qui, ignoré et délaissé dans l'obscurité d'une prison pendant la dernière partie de son existence, a été, quelques années après sa mort, célèbre dans le monde entier, et dont le souvenir romanesque et piquant a, depuis plus d'un siècle, séduit toutes les imaginations, attiré l'attention universelle et exercé inutilement la patience et la sagacité de bien des esprits. Devenu le héros de la plus fameuse des légendes, il a eu le rare privilège d'exciter partout la curiosité publique, sans jamais ni la lasser, ni l'assouvir. A toutes les époques et dans toutes les classes, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, aussi bien qu'en France, de nos jours comme du temps de Voltaire, on a eu le plus ardent désir de pénétrer le secret de ce long emprisonnement. Napoléon Ier regrettait vivement de ne pouvoir satisfaire ce désir[3]. Le roi Louis-Philippe s'entretenait quelquefois de ce problème, dont il avouait ne pas connaître la solution[4], et, si d'autres souverains[5] ont donné à entendre qu'ils ne l'ignoraient point, la contradiction de leurs paroles ferait croire qu'ils n'étaient pas mieux instruits, mais qu'à leurs yeux la connaissance et la transmission du ténébreux secret devaient compter parmi les prérogatives de la couronne.

Dans la longue liste des écrivains qu'a attirés et tentés l'Homme au masque de fer, ce sphinx de notre histoire, des noms illustres se mêlent à des noms moins connus aujourd'hui. Pendant trente ans, Voltaire, Fréron, Saint-Foix, Lagrange-Chancel et le P. Griffet se sont livrés à une brillante joute dans laquelle chacun des adversaires a beaucoup mieux réussi à renverser les opinions opposées qu'à faire triompher la sienne propre. Vingt fois, et de nos jours encore, le débat a été repris, momentanément abandonné ; puis repris encore. De loin en loin ont surgi de nouveaux systèmes, toujours étayés de preuves vagues et faibles, et bientôt frappés par de fortes et de solides objections. Cinquante deux écrivains[6] ont tour à tour essayé d'éclairer cette question, mais sans que la lumière ait été faite, et l'on peut affirmer qu'un siècle de controverses et d'efforts n'a pas encore dissipé l'ombre mystérieuse dont le prisonnier de Saint-Mars est enveloppé.

Tant d'échecs successifs, en irritant encore davantage la curiosité, ont fait croire qu'il était impossible d'obtenir un résultat incontestable et définitif. Chaque explication nouvelle ayant été victorieusement repoussée presque aussitôt qu'émise, on a désespéré d'atteindre le but et quelques-uns sont allés jusqu'à le proclamer hors de la portée humaine. L'histoire du Masque de fer restera probablement à jamais obscure, dit M. Michelet[7]. L'Homme au masque de fer sera toujours vraisemblablement un problème insoluble, dit-on ailleurs[8], et M. Henri Martin déclare que l'histoire n'a pas le droit de se prononcer sur ce qui ne sortira jamais du domaine des conjectures[9].

Si des procédés différents avaient été employés par les nombreux écrivains qui ont poursuivi cette solution, je n'aurais eu la témérité d'en augmenter le nombre ; mais une étude attentive de leurs écrits montre qu'ils ont tous eu le même point de départ et qu'ils ont tous cédé à une seule préoccupation. Tous ont eu présente à la mémoire cette observation de Voltaire : Ce qui redouble l'étonnement, c'est que, quand on envoya ce prisonnier à l'ile Sainte-Marguerite, il n'a disparu de l'Europe aucun personnage important[10]. Tous se sont demandé si en effet il n'a disparu de l'Europe aucun personnage important, et ils ont aussitôt appliqué leurs efforts à découvrir, quel qu'il pût être, un personnage considérable disparu dans la période qui s'étend de 1662 à 1703. Dès qu'à l'aide de la moindre vraisemblance ils pensaient avoir trouvé leur héros, ils lui adaptaient le masque de velours noir et voyaient en lui le fameux enseveli du 20 novembre 1703. Érigeant leur conjecture en système, ils s'en faisaient les ardents propagateurs, et ils adoptaient ce qui était favorable à ce système aussi aisément qu'ils niaient avec énergie ce qui pouvait y être opposé. Quand la liste des hommes illustres compris dans cette longue période a été épuisée, quelques-uns n'ont pas craint d'en sortir, et plutôt que de renoncer à voir le Masque de fer dans tel personnage vivant encore en 1706, par exemple, ils n'ont eu d'autre ressource, pour ne pas abandonner une si chère découverte, que de reculer de quelques années la mort du prisonnier de Saint-Mars[11]. Mais les uns comme les autres de ces ingénieux et inventifs écrivains étaient de bonne foi. S'aveuglant sur les défectuosités de leur plaidoyer, ils n'en considéraient que la partie la moins faible, et, à défaut d'un grand nombre de partisans, ils finissaient toujours, ce qui est facile, par se persuader eux-mêmes.

Convaincu de la médiocrité d'un procédé qui avait produit de si éphémères résultats, j'ai pensé que, l'extraordinaire ayant été aussi inefficace, un moyen plus simple conduirait peut-être sinon à une solution nouvelle — on ne saurait l'espérer, quand vingt-cinq hypothèses ont déjà été émises —, du moins à une solution cette fois décisive, à une conviction absolue, à la certitude enfin de n'avoir à appréhender de la part du lecteur ni doute ni objection. Commençant l'étude do cette question sans aucune opinion arrêtée, et avec la ferme résolution de ne chercher qu'une chose, la vérité, j'ai entrepris de recueillir dans toutes les archives les dépêches authentiques relatives aux prisonniers d'État sous Louis XIV depuis l'année 1660 jusqu'à 1710. Sans me préoccuper des ministres signataires et des prisonniers qu'elles concernaient, sans limiter mes recherches à Saint-Mars, à Pignerol, aux lies Sainte. Marguerite ou à la Bastille, j'ai classé ces dépêches, parmi lesquelles plus de trois cents sont inédites, suivant l'ordre de leur date. Elles se sont alors prêté un mutuel secours, se sont expliquées les unes par les autres, et de cette longue et minutieuse enquête, lentement poursuivie à travers des monceaux de documents, est sortie, je l'espère, une solution définitive.

Cette solution, il était opportun de l'obtenir[12]. Dans ce siècle, où les ressources de l'historien se sont accrues par le progrès de certaines sciences, par tant de spectacles offerts en enseignement à ses fécondes méditations, par une connaissance plus complète des institutions et des faits, par la faculté de pénétrer dans des dépôts qu'on avait cru devoir rester à jamais inaccessibles aux investigations, dans ce siècle qui est littérairement le siècle de l'histoire, il importait de ne pas laisser dans nos annales, et sans le résoudre, un problème qui a attiré si fréquemment l'attention des étrangers. C'est ce qui m'a déterminé à entreprendre une tâche que quelques-uns estimeront sans doute plus curieuse qu'importante. Mais à l'intérêt particulier de ce sujet viendra s'ajouter celui qui s'attache aux principaux personnages dans lesquels tour à tour on a vu le prisonnier de Saint-Mars. Avant de mettre en scène le véritable Homme au masque de fer, j'étudierai rapidement, et à l'aide de documents inédits, les illustres usurpateurs de ce nom romanesque, afin que cet ouvrage ne serve pas seulement à satisfaire une curiosité banale, mais encore puisse éclairer d'un jour nouveau quelques-uns des points les plus singuliers de notre histoire intérieure.

 

 

 



[1] Estat de prisonnies qui sont envoies par l'ordre du Roy à la Bastille à commenser du mescredy honsiesme du mois d'octobre que je suis entré en possession de la charge de lieutenant du roy en l'année 1690, par Dujonca, f° 37, verso. (Archives de l'Arsenal.) — Lettre de Barbezieux, ministre de la guerre, à Saint-Mars, du 19 juillet 9698 : Vous pouvez escrire par avance au lieutenant de Sa Majesté de ce chasteau de tenir une chambre preste pour pouvoir mettre ce prisonnier à vostre arrivée. — Dépêche inédite tirée des Archives du ministère de la guerre. — Traditions recueillies à Villeneuve-le-Roi. — Registres du secrétariat de la maison du roi.

[2] Estat de prisonnies qui sortet de la Bastille à commenser du honsiesme du mois d'octobre que je suis entré en possession en l'année 1690, par Dujonca, f° 80, verso. (Archives de l'Arsenal.) — Registre des baptêmes, mariages et sépultures de la paroisse de Saint-Paul, S. 1703 à 1705, t. II, n° 100. (Archives de l'Hôtel de Ville. — Registres du secrétariat de la maison du roi. (Archives impériales.)

[3] Souvenirs de la duchesse d'Abrantès, recueillis par M. Paul Lacroix (bibliophile Jacob).

[4] Je dois ce renseignement à l'obligeance de M. Guizot.

[5] Surtout Louis XVIII, dont le langage est en complet désaccord avec celui de Louis XV. Mais je reviendrai ultérieurement sur ce point du débat.

[6] Voltaire, Prosper Marchand, le baron de Crunyngen, Armand de la Chapelle, chevalier de Mouhy, duc de Nivernais, la Beaumelle, Lenglet-Dufresnoy, Lagrange-Chancel, Fréron, Saint-Foix, le P. Griffet, l'historien anglais Hume, de Palteau, Sandraz de Courtilz, Constantin de Renneville, le baron d'Heiss, Sénac de Meilhan, de la Borde, Soulavie, Linguet, le marquis de Luchet ; Anquetil, le P. Papon, Malesherbes, Dulaure, chevalier de Taules, chevalier de Cubières, Carra, Louis Dutens, l'abbé Barthélemy, Quentin Crawfurd, de Saint Mihiel, Bouche, Champ-fart, Millin, Spittler, Roux-Fazillac, Regnault-Warin, Weiss, Delort, Georges Ellis, Gibbon, Auguste Billiard, Dufay, bibliophile Jacob, M. Paul Lecointre, M. Letourneur, M. Jules Loiseleur, M. de Bellecombe, M. Mérimée, M. Sardou, sans compter les auteurs d'histoire générale, comme MM. S. Sismondi, Henri Martin, Michelet, Camille Rousset, Depping, et tous ceux qui ont écrit sur cette question des articles de dictionnaires.

[7] Histoire de France, t. XII, p. 435.

[8] Art de vérifier les dates, t. VI, p. 292.

[9] Histoire de France, t. XIV, p. 514.

[10] Voltaire, Siècle de Louis XIV, p. 289.

[11] M. de Taulès par exemple, partisan du système qui fait du Masque de fer le patriarche de Constantinople, Avedick, et que j'étudierai dans la suite de ce travail.

[12] Il y a peu de mois encore (Moniteur du 30 septembre 1868), à propos du beau recueil de documents inédits publiés par M. Ravaisson sous le titre d'Archives de la Bastille, M. de Lescure émettait le vœu de voir définitivement trancher cette question. Depuis longtemps je m'en occupais, mais non sans m'être assuré auprès du savant conservateur de l'Arsenal que je n'empiétais pas sur son terrain et qu'il n'avait en portefeuille, pour la suite de sa publication, non parvenue encore à l'époque de l'entrée à la Bastille de l'Homme au masque de fer, aucun travail sur le fameux prisonnier. — Parmi les auteurs contemporains, outre M. Paul Lacroix (bibliophile Jacob), qui a soutenu en 1840 le système de Fouquet, M. Jules Loiseleur, dans la Revue contemporaine du 31 juillet 1867, et H. de Bellecombe, dans l'Investigateur de mai 1868, ont donné à leurs travaux cette conclusion, à savoir que l'Homme au masque de fer était un espion inconnu, obscur et dont on ne saurait jamais le nom. Nous reviendrons plus tard surtout aux deux études de MM. Lacroix et Loiseleur, l'une fort ingénieuse, Vautre révélant une pénétrante sagacité, toutes deux d'une érudition très-variée et très-sûre.