LOUIS XIII ET RICHELIEU

TROISIÈME PARTIE

 

CHAPITRE QUATRIÈME.

 

 

Louis XIII selon la tradition. — Louis XIII dans la réalité. Modestie naturelle de ce roi. — Secret de la puissance de Richelieu. — Situation qu'il a toujours gardée vis-à-vis de Louis XIII. — Son œuvre. — La justice rendue à Louis XIII ne diminue en rien la grandeur de Richelieu.

 

Telle fut la mort du prince que nous avons suivi pas à pas depuis le jour de sa naissance, épiant ses balbutiements et ses premiers gestes, scrutant sa pensée réelle à travers ses actes, recherchant quelles ont' été les impressions de l'enfant et sous quelle influence s'est façonné son caractère, étudiant l'homme derrière le roi. Si, en effet, notre principale préoccupation a été de montrer sous leur jour véritable les rapports de Louis XIII et de Richelieu, et cela à l'aide de la correspondance inédite du premier, cette étude nous a naturellement conduits à mettre en lumière un souverain envers lequel la postérité s'est montrée cruellement injuste. Ces deux objets de nos recherches, loin de se nuire, se confondaient l'un dans l'autre, car si, dans tous les événements du règne, nous avons également eu en vue l'action du grand ministre et le concours de son maitre sans jamais amoindrir le premier, il nous était permis d'essayer de découvrir l'homme dans le second et de le présenter à nos lecteurs. Par là nous avons mêlé une étude psychologique à une étude historique. Nous ne nous sommes pas contentés de montrer ce qu'a été Louis XIII envers Richelieu ; nous avons voulu aussi pénétrer jusqu'au fond de l'âme de ce prince et donner à sa mélancolie sa vraie cause, à ses actes leurs mobiles réels, à sa vie son caractère propre, au rôle qu'il a rempli sa véritable importance.

Les personnages placés dans une haute situation ont le privilège de vivre deux fois : de leur vie réelle d'abord, puis de la vie souvent imaginaire que leur fait l'histoire. Cette sorte de transformation, nul plus que Louis XIII ne l'a subie. Les contemporains prévenus lui ont donné, et les historiens, se conformant à la tradition, lui ont attribué un caractère sans ressorts, une nature efféminée et molle, un esprit dépourvu d'énergie, incapable de volonté. On en a fait comme un automate que Richelieu maniait selon ses desseins, et qui obéissait servilement à la direction d'un ministre qu'il détestait sans oser, sans pouvoir secouer le joug. A ce Louis XIII selon la légende, à ce Louis XIII sans cesse présenté sous le même aspect invariable et que les historiens ont cru commode de peindre avec les mêmes traits absolus tranchés, consacrés par une longue tradition, nous avons substitué une image que nous croyons à la fois plus fidèle et plus logique.

Pour cela il a suffi de rechercher l'instinct dominant de Louis XIII. Cet instinct dominant a été la passion du bien de l'État et de la grandeur de la couronne. Cette passion s'est souvent heurtée contre les inclinations de l'homme ; mais elle a toujours prévalu. Il y a eu entre les sentiments du fils, de l'époux, du frère, de l'ami et les devoirs du souverain de fréquents et douloureux antagonismes. Mais la lutte a déchiré le cœur du monarque sans se manifester jamais au dehors. Elle n'a laissé de traces visibles que sur le visage mélancolique et souffreteux d'un roi dont les immolations étaient intérieures et qui n'a jamais fait parade de son dévouement à la chose publique. Il agissait sans ostentation ; il donnait son opinion avec réserve ; mais les avis qu'il donnait étaient toujours éclairés ; il écoutait plus qu'il ne parlait ; il laissait volontiers à autrui le rôle prépondérant parce qu'il lui importait peu de savoir qui paraîtrait contribuer le plus à atteindre le but, pourvu que le but fût atteint. Quant à l'opinion de la postérité, il la négligeait autant que Richelieu mettait de soin à se la rendre favorable. Il subordonnait si complètement au bien de l'État l'intérêt de sa personne, que non seulement il n'a jamais été jaloux du cardinal — ses lettres le prouvent —, mais encore il n'a pas pu l'être. Il plaçait d'ailleurs trop haut la dignité de la couronne pour qu'il ait pu concevoir de l'envie à l'égard de celui dans lequel il voyait, et qui s'est toujours contenté d'être le premier de ses sujets. Entre ces deux esprits inégalement doués, mais également attachés à la même entreprise, il y eut une intime et incessante association. Le jour où Louis XIII a été persuadé que nul autant que le cardinal n'était apte à rendre incontestée au dedans comme au dehors l'autorité royale, le pouvoir de Richelieu a été établi sur des bases inébranlables. A partir de ce moment rien n'a été capable de diminuer l'affection et la confiance du souverain. Les ennemis même de Richelieu ont été, auprès de Louis XIII, les plus utiles auxiliaires du cardinal, parce que leur haine exaltait ses services. Le secret de la puissance du ministre est dans le patriotisme intelligent de Louis XIII et dans le dévouement absolu de Richelieu. Peu à peu, et grâce à la complicité de l'histoire, celui-ci a entièrement absorbé son maitre, et, à côté du géant, le roi fainéant de la tradition a été doté par elle, et comme à plaisir, d'envie haineuse et de mesquine jalousie. Mais la correspondance de Richelieu, dans laquelle il ne cesse pas de montrer une soumission humble et une déférence respectueuse, mais les lettres, désormais connues, de Louis XIII, et que nous venons de voir si débordantes de sincère affection, remettent les deux personnages l'un à l'égard de l'autre dans leur situation véritable. Si merveilleux qu'ait été son génie, Richelieu n'a pas prétendu un seul jour être autre chose que le serviteur de Louis XIII. Jamais le prestige royal n'a été plus éclatant que durant le dix-septième siècle. Mais tandis que, depuis, ce prestige a été de jour en jour pâlissant, les admirables facultés du ministre ont été mises en pleine lumière, de telle sorte qu'après deux siècles écoulés, l'un a été de plus en plus effacé, l'autre a apparu gigantesque et certainement bien plus grand que ne l'apercevaient ses contemporains. C'est ainsi que, vus à distance, défigurés par l'éloignement, l'un injustement rapetissé, l'autre extrêmement grandi par le temps, c'est le roi qui apparaît aujourd'hui comme l'esclave et le ministre comme le maitre. Mais, dans la réalité, Louis XIII n'a jamais cessé d'être le roi, ni Richelieu d'être un sujet. Il n'est pas un seul acte du cardinal qui autorise à croire qu'il ait visé à un autre rôle qu'à celui d'instrument de la puissance royale. Or on n'est pas jaloux d'un instrument, si merveilleux qu'il soit, et d'un instrument que l'on a sans cesse la faculté de briser.

La raison vient donc à l'appui des faits pour justifier notre entreprise et fortifier nos conclusions. Ce ne sont pas seulement les documents inconnus jusqu'à ce jour et fidèlement publiés, ce n'est pas seulement l'étude approfondie du caractère de Louis XIII, c'est encore la logique qui autorise à affirmer, contrairement à tant d'avis opposés, que Louis XIII n'a pas été l'esclave couronné de Richelieu, mais bien son collaborateur actif, son ami reconnaissant et dévoué.

Si nombreux que fussent nos contradicteurs, nous n'ayons pas hésité à essayer de déraciner une erreur qui, transmise des uns aux autres, est devenue l'erreur commune. La vérité nous obligeait à cette réhabilitation qui ne tend pas à diminuer l'admiration qu'à obtenue Richelieu, de lai postérité éblouie. Le ministre d'un roi intelligent n'est pas moins grand que le ministre d'un roi imbécile. Le génie de Richelieu n'est pas moins merveilleux, pour avoir été compris de Louis XIII. Son action n'est pas moins personnelle parce qu'il a eu le roi pour auxiliaire. De la place éminente, qu'il occupe, planant au-dessus des plus grands politiques, nous n'avons pas eu la pensée de le faire descendre. Nous ne lui enlevons rien de sa gloire, qui reste intacte. Nous ne lui contestons aucune de ces créations immortelles qui, au dedans comme au dehors, ont préparé les splendeurs du règne de Louis XIV. Tel que l'a jugé l'histoire, nous l'apercevons attirant à lui toutes les forces sociales de la nation, faisant succéder partout à la licence et au désordre la justice et la régularité, donnant la sécurité à la province, l'ordre aux finances, la confiance à la bourgeoisie naissante, la discipline aux armées, la suprématie à la couronne, la force à la loi. Nous l'apercevons prodigieusement fécond en ressources dans l'infortune, excellant à tout faire converger vers le but et réussissant à tirer de la victoire toutes ses conséquences heureuses, domptant la féodalité, réduisant les huguenots, abaissant la maison d'Autriche et replaçant la France au rang qu'elle devait occuper parmi les nations. Nous nous inclinons profondément devant ce génie de premier ordre qui seul peut-être pouvait, sans jamais lasser l'admiration ni épuiser les formes de l'éloge, être loué, deux siècles durant et sous des formes toujours nouvelles, par la première compagnie littéraire du monde. Mais Richelieu n'est-il pas trop grand pour qu'il puisse être amoindri par la réparation faite à Louis XIII ? Serait-on condamné à être injuste à l'égard du ministre pour vouloir se montrer équitable envers le roi ? Est-ce donc atteindre la renommée du cardinal, que d'essayer de rendre au prince la place qui lui appartient ? Nous ne le pensons pas. Nous croyons fermement que notre entreprise, fondée sur l'équité et justifiée par le respect de la vérité, n'est pas irrévérencieuse pour le cardinal, et que le rayon de gloire restitué à un prince si méconnu ne réduit en rien la gloire éclatante de l'incomparable ministre.

 

FIN DE L'OUVRAGE