LE CARDINAL DE RETZ

SON GÉNIE ET SES ÉCRITS

 

PAR MARIUS TOPIN

Ouvrage qui a obtenu le prix d'éloquence de l'Académie française.

PARIS - DIDIER ET Cie - 1872

 

 

PREMIÈRE PARTIE. — L'HOMME

DEUXIÈME PARTIE. — L'ÉCRIVAIN

 

Voilà huit ans que, pour la première fois, j'ai présenté au public cette étude sur le cardinal de Retz, parée de la précieuse distinction que l'Académie française venait de lui accorder. La bienveillance, avec laquelle ce petit livre a été accueilli, rend aujourd'hui nécessaire une troisième édition. Cette bienveillance est assurément le résultat de la haute recommandation de ce corps illustre. Mais clic est due aussi à l'intérêt persistant qu'inspire tout ce qui touche à ce grand, à cet immortel conspirateur que son goût si vif pour l'opposition rend nécessairement populaire dans notre France frondeuse, dont les aventures romanesques seraient attrayantes, même si elles n'étaient qu'œuvre d'imagination, et qui, après avoir agité son siècle par ses intrigues, pénétrera, grâce au récit qu'il en a fait, jusqu'à la postérité la plus reculée. Ce maître en l'art de conspirer, ce peintre vigoureux et animé qui rend séditieux par contagion, cet écrivain de génie qui, dans la retraite, a le don des grandes vues, lui qui, dans l'action, n'avait guère suivi que les voies étroites et tortueuses, ce précurseur et cet émule de Saint-Simon, intéressera toujours dans le pays du beau langage, de l'esprit et de l'opposition.

Ce n'est pas qu'on puisse découvrir la moindre ressemblance entre les agitations de son époque, et celles qui troublent la nôtre. Alors au moins tout ce qui mérite le respect, tout ce qui sert de base indispensable à la société était laissé hors du débat. Aujourd'hui hélas ! le cardinal de Retz répudierait tous ceux qui conspirent et ne se reconnaîtrait en aucun d'eux. Ses tristes successeurs diffèrent de lui moins encore parce qu'ils frappent ce qu'il a constamment respecté, que parce qu'ils sont assurément incapables de laisser après eux un immortel tableau de leurs passions et de leurs actes, et, comme Retz, d'intéresser le lecteur à leurs fautes en les racontant.

 

Marius Topin.

Paris, 4 août 1871.

 

L'envie de parler de nous, et de faire voir nos défauts du côté que nous voulons bien les montrer, fait une grande partie de notre sincérité.

(La Rochefoucauld. — Maxime 383)

 

Le nom du cardinal de Retz éveille dans l'esprit des idées bien diverses. D'un cote apparaissent les conspirations et les duels qui remplissent sa jeunesse, ses intrigues souterraines, ses combats au grand jour, ses amours, sa prison, ses romanesques tentatives d'évasion, les innombrables dangers qu'il a courus, son départ de Nantes, ses courses dans l'étranger et sa retraite éclatante, et il ressemble en quelque sorte à un héros d'imagination. De l'autre, on se rappelle l'influence qu'il a un moment exercée sur les hommes et les choses de son temps, le rôle important qu'ila joué dans une des époques les plus agitées de nos annales et par lequel il appartient à l'histoire. Enfin on se garde d'oublier le récit de cette vie, qui tient en même temps de l'histoire par la réalité des personnages et la tragique gravité des événements, et du roman par l'audace des projets et la singularité des aventures. Mais, en considérant ici les principaux actes de l'homme, les vrais ressorts de sa conduite, son inquiète vanité, l'incohérence de ses desseins, tantôt la violence, tantôt le ridicule des moyens, l'entière inutilité de tant de bruit et de mouvement ; là, l'incontestable talent de l'auteur, le rare intérêt des récits, l'infinie variété des tableaux, une profonde connaissance du cœur humain et l'entraînante vivacité du langage, on ne peut s'étonner que, devant la postérité, le titre principal de Retz soit celui de grand écrivain. Cette célébrité, but avoué de toute sa vie, qu'il a ambitionnée dès son plus jeune âge, et qu'il a poursuivie pendant de longues années, il l'a surtout trouvée en racontant cette vie même, et, après avoir assez vécu pour voir anéantir ses espérances, sa popularité, et son éphémère réputation de frondeur, il a élevé, d'un seul coup, un magnifique monument qui le place parmi les plus admirables narrateurs de noire langue.

Mais cette gloire posthume, dont il ne lui a pas été donné de jouir lui-même, il ne l'a point obtenue sans une juste et dure compensation. Jouant le premier rôle dans son récit, il occupe la scène presque constamment, et, quand il la quitte, on l'aperçoit, on l'entend encore dans les coulisses souffler le rôle des acteurs. Or, s'il excelle à nous montrer la pièce, il ne parvient pas à l'ennoblir. Il nous la montre telle qu'elle est, hélas ! et cette exactitude, cette vérité d'observation, en nous faisant admirer l'écrivain, nous font condamner l'homme. L'un y perd ce que l'autre y gagne, et, si nous sommes tout d'abord entraînés par le charme de son récit, un moment de réflexion suffit pour nous ramener au blâme de sa conduite. Ce n'est pas qu'il ne tienne à se justifier. S'il est impitoyable pour les fautes d'autrui, s'il se plaît à nous montrer les mobiles secrets et peu louables de chacun des acteurs de la Fronde, il sait, avec la même habileté, trouver à la plupart de ses actes une heureuse et toujours nouvelle explication. Il s'avoue quelquefois coupable, mais pour avoir le droit de s'excuser le plus souvent, et sa sincérité apparente est d'autant plus dangereuse, qu'elle dissimule plus adroitement l'intention de nous abuser.

C'est là que se trouve un des plus puissants attraits de ses Mémoires. Ces efforts de tous les instants, que fait l'auteur pour se dérober à notre juste sévérité, surprennent d'abord le lecteur, mais, à une seconde lecture, ne peuvent pas lui échapper. Alors commence pour lui l'étude la plus intéressante. Il se donne le plaisir difficile, mais délicat, de poursuivre l'habile frondeur à travers les dédales les plus inextricables de l'intrigue. Il se rend compte de chacun des pas faits en avant, faits en arrière ; il se réjouit de découvrir ce qu'un talent inouï lui avait d'abord dissimulé ; une réflexion, un mot, un silence même sont pour lui, dans celte poursuite piquante, des indices révélateurs ; il saisit le coupable dans les arrangements étudiés d'une phrase ; de simple lecteur il devient juge sévère, sévère mais ravi, car il ne peut s'empêcher d'admirer encore celui qui a voulu le tromper. Les séductions de l'art le plus fin, réunies au charme incomparable de l'histoire, tel est, en effet, le secret du succès des Mémoires du cardinal de Retz.

C'est ce que je vais essayer de montrer, en suivant le cardinal de Retz lui-même dans son récit, en signalant ses aveux, et en me contentant de distinguer dans les témoignages ceux qu'il donnera, de ceux, bien moins suspects, qu'il laissera échapper. Faudra-t-il indiquer les sympathies de celui que nous avons à étudier, ses goûts, son caractère, une œuvre de sa jeunesse, quelque étrangère à lui-même qu'elle paraisse tout d'abord, nous les exposera. Faudra-t-il examiner sa vie tout entière, il va nous la retracer dans ses Mémoires, ce qui est déjà intéressant, et de plus tâcher de la justifier, ce qui doublera l'intérêt. Mais ne cherchons pas Retz ailleurs. Ce serait courir risque de mal le connaître et quitter le plus aimable des conteurs. Il s'étalera avec complaisance devant nous, nous dira lui-même, et, le plus souvent, malgré lui, ce qu'il est. Il est vrai qu'il ne soulèvera spontanément qu'une seule partie du voile qui le couvre, mais ce voile est d'une si admirable transparence, qu'à travers ses tissus, quelque habilement qu'ils soient formés, nous apercevrons sans trop de peine celui qui s'y cache.

Et comment pourrait-il ne pas en être ainsi ? Lorsque, après une longue suite d'agitations et d'intrigues, le redoutable adversaire de Mazarin, vaincu plutôt que changé par les événements, alla, moins par lassitude que par nécessité, se retirer à Commercy, pouvait-il oublier ce passé qui, à ses yeux, faisait toute sa gloire, et, tel que nous le connaissons, ne devait-il pas s'y replonger tout entier par la pensée, et redemander à son imagination complaisante le retour de scènes perdues à jamais pour lui ? Que de fois n'a-t-il pas dû, dans ces longues heures d'isolement et de repos succédant tout à coup au mouvement et au bruit, évoquer de séduisants souvenirs, se transporter à Paris dans l'émeute, au parlement, au milieu du feu et du tumulte, et, rajeunissant de dix années, se retrouver encore le coadjuteur des barricades ! L'imagination offre souvent ces suprêmes et chères consolations.

Et si Retz se plaisait dans le souvenir de ce passé, comment n'aurait-il pas trouvé le plus grand charme à le raconter ? Exposer ses manœuvres et ses intrigues, n'était-ce pas pour lui les continuer ? N'était-ce pas pour lui recommencer ses harangues au carrefour, ses sermons dans l'église, ses luttes, ses attaques et ses dangers ? Retz, en écrivant ses Mémoires, obéit bien moins à une intention froidement calculée qu'à un entraînement irrésistible. Pendant les quelques années qui avaient suivi sa retraite, il était mort ; il est ressuscité dans son œuvre et s'y est mis tout entier.

C'est ce qui constitue sa véritable originalité. Elle n'est point telle cependant que, par certains cotés, il ne se rapproche pas des plus célèbres auteurs de Mémoires, mais toujours en demeurant lui-même. Il saura, comme Saint-Simon, observer et analyser le cœur de l'homme, et il nous le fera connaître dans ses moindres replis, mais ce sera surtout en considérant le sien. Il saura, comme La Rochefoucauld et les autres frondeurs, trouver, en passant, des excuses à ses fautes, mais nous le verrons prendre un tel plaisir a nous entraîner à sa suite dans le développement de ses intrigues, que nous nous demanderons s'il n'aime pas mieux encore les reproduire et les expliquer que les justifier. II saura toucher à tous les événements qu'il aura traversés et nous donner à propos de la Fronde d'intéressants et de profonds aperçus politiques, mais subsidiairement, en quelque sorte. Nous verrons passer dans son immense galerie bien des hommes avec leurs ridicules et leurs faiblesses, leurs ambitieux projets, leurs tristes mobiles et leurs fins singulières, mais nous verrons surtout un homme.