L'EUROPE ET LES BOURBONS SOUS LOUIS XIV

AFFAIRES DE ROME. — UNE ÉLECTION EN POLOGNE. — CONFÉRENCES DE GERTRUTDENBERG. — PAIX D'UTRECHT

 

CHAPITRE VI.

 

 

L'abbé de Polignac quitte la Pologne. — Il s'arrête à Rotterdam où il voit Bayle. — Retour en France de Polignac, qui, après un assez long exil passé dans son abbaye de Bomport, rentre en faveur. — Il est envoyé à Rome comme auditeur de rote. — Il y gagne l'affection du pape Clément XI, et sait faire tomber cette affection au profit des intérêts de la France. — Il est rappelé de Rome pour représenter 'Louis XIV à Gertruydenberg.

 

Victime de l'injuste colère de Louis XIV, l'abbé de Polignac, qui avait été contraint d'entrer en Pologne à l'abri d'un déguisement[1], en revenait fugitif et disgracié comme un coupable. L'énergique et habile ambassadeur, qui avait triomphé de tous ses adversaires et imposé aux factions un prince heureusement doué et d'une origine si rassurante pour l'avenir de la Pologne, était venu échouer contre la résistance opiniâtre et fatale de ce prince lui-même. Vainqueur irrésistible à Wola, mais conseiller impuissant à Dantzig, il avait vu l'indifférence imprévue et la tristesse insurmontable de Conti anéantir le prix de tant d'efforts efficaces, et, en une nuit, une lutte longue, ardente et terminée par un succès incontestable, aboutir à un départ précipité qui était en réalité une fuite.

Polignac ne considéra dans cet échec, dont il allait porter la peine, que le renversement de ses projets les plus chers, et, si, en quittant ce théâtre agité qu'il avait rempli de sa remuante personne, il sentit son âme pleine d'amertume, c'est qu'il pensait moins encore à l'exil vers lequel il marchait, qu'à la nation infortunée brusquement empêchée, par la mystérieuse volonté de la Providence, d'être dès-lors régénérée par une dynastie française. Le coup qui le frappait lui-même dans ses intérêts et dans sa situation, ni ne l'abattit, ni ne le déconcerta. Les rigueurs de la fortune sont en effet impuissantes sur ceux qui ont dans l'esprit assez de ressources, et dans le cœur assez d'énergie, pour se réfugier dans le monde tranquille des lettres et pour y oublier les disgrâces imméritées et les déceptions inévitables. Un exil de cinq années allait permettre au souple génie de Polignac de s'exercer sur un sujet que lui fournit une rencontre fortuite, tandis qu'avant de rentrer en France, il parcourait la Hollande et visitait Rotterdam. Là se trouvait alors le plus illustre et le plus redoutable dialecticien de l'époque.

Ayant contracté de bonne heure dans les disputes de l'école le goût de la controverse et appris de Montaigne[2] à douter, à une extrême facilité pour saisir les objections joignant un vif penchant à les réfuter, sachant embrasser d'un seul coup d'œil l'argumentation de son adversaire, mais apportant autant de passion à renverser son système qu'il avait mis d'intérêt à le voir s'édifier, Bayle, fils d'un ministre ri-formé, avait tour à tour abandonné et embrassé la religion de son père, quitté la France comme relaps, erré de Toulouse à Genève et de Rouen à Sedan, donnant partout des preuves de ses talents prodigieux, mais les employant à concevoir lui-même et à engendrer chez autrui des doutes sur toutes choses[3], s'en faisant une gloire et se complaisant, tantôt à changer les vérités en problèmes, tantôt à couvrir les erreurs les plus avérées des couleurs de la vraisemblance et à leur donner ainsi l'apparence de la vérité. Ce sophiste, artificieux autant que profond, était venu terminer à Rotterdam, comme il l'avait commencée, c'est-à-dire au milieu de querelles et de pamphlets, une carrière qui aurait pu être glorieusement utile et que le scepticisme le plus audacieux devait rendre stérile. Mais comme il est réservé à la seule et équitable postérité de fixer d'une manière définitive les réputations, et que les contemporains n'obéissent le plus souvent dans leurs jugements qu'à des impressions superficielles et éphémères, grande était alors la notoriété de Bayle et les souverains eux-mêmes[4] se montraient sensibles à ses appréciations. C'est ce qui détermina Polignac à aborder cet athlète impétueux dont les forces physiques commençaient alors à fléchir, mais dont le rare esprit dominait les infirmités corporelles et devait se maintenir vigoureux et agressif jusqu'au milieu des angoisses mêmes de la mort[5]. Il venait de prodiguer dans son fameux dictionnaire[6] tout à la fois les richesses de son érudition et les efforts de sa dialectique. Dans ses entretiens avec Polignac il poussa plus loin encore, et jusqu'à leurs extrêmes conséquences, les arguments d'Épicure et ceux de Lucrèce qu'il se complaisait à citer. Vivement pressé par son antagoniste, mais ne se laissant jamais ébranler et puisant dans la contradiction de nouvelles forces, il termina une ardente et longue discussion par ces mots prononcés avec véhémence : Oui, monsieur, je suis bon protestant et dans toute l'acception du mot, car dans le fond de mon âme je proteste contre tout ce qui se dit et tout ce qui se fait ! Cette déclaration singulière et caractéristique fut accompagnée d'une citation de Lucrèce plus étendue et plus explicite que jamais. C'est là surtout ce qui frappa Polignac. L'impression qu'il emporta d'un talent qu'il admirait, mais dont il déplorait l'usage, fut moins vive encore que le souvenir incommode et pénible de l'appui qu'avait su trouver Bayle dans Lucrèce. Aussi quitta-t-il la Hollande concevant déjà le plan du poème[7] qui allait brillamment occuper sa retraite et porter des coups redoutables à l'impiété épicurienne du poète-philosophe.

Mais les belles-lettres devaient embellir, et non .remplir et absorber la vie d'un homme que sa suprême distinction et son énergique habileté destinaient tour à tour à orner une cour française ou à la représenter dignement à l'extérieur. L'abbé de Polignac revint sur l'eau, se contente de dire Saint-Simon[8], plus enclin, par sa nature inquiète et envieuse, à retracer longuement les disgrâces, qu'à raconter les retours de faveur, même les plus légitimes. Il est vrai que Louis XIV n'avait pas tendu la main au naufragé. Le fier monarque réparait le plus souvent ses injustices, mais il ne les reconnaissait jamais. Torcy, fidèle ami de l'abbé, était activement intervenu en sa faveur, et, au moment où le duc d'Anjou quittait la France pour occuper le trône d'Espagne, Polignac ayant très-adroitement félicité Louis XIV de cet événement[9], fut, quelque temps après, rappelé à Versailles. Comblé des bienfaits du roi[10], il y reparut avec cet éclat que seule peut donner une faveur excessive succédant à une disgrâce injuste et semblant vouloir la racheter. Chacun suivit avec empressement l'exemple de Louis XIV, et l'ancien exilé, fêté de tous, prompt à reprendre sa place, et, après avoir été laborieux dans la retraite, sachant être séduisant et enjoué à la cour, paraissait n'avoir jamais quitté des lieux où l'on ne se souvenait de son exil que par le redoublement de faveurs qui avait accueilli son retour. Les grâces de sa conversation aimable ne contribuèrent pas seules à ramener sur lui l'attention. Quelques fragments de son Anti-Lucrèce, déjà presque achevé, avaient été lus dans le salon très-littéraire de la duchesse du Maine. De grands éloges en furent adressés à l'auteur. Le vieux Malebranche, dont bien des idées avaient été exprimées par Polignac qui avait pensé hardiment en français avant d'écrire péniblement en latin, se félicita d'avoir trouvé son Lucrèce, et le sévère Boileau se plut à reconnaître dans certaines parties de l'œuvre la force du poète lui-même que l'auteur avait entrepris de réfuter dans son système, mais d'imiter dans ses tours et jusque dans sa langue. Ces précieux encouragements accrurent encore la réputation du nouveau poète latin, et, Louis XIV ayant désiré connaître l'ouvrage qui les avait obtenus, le second dauphin, le duc de Bourgogne, s'empressa d'en traduire le premier livre[11] et d'offrir sa version à son auguste aïeul. A de tels succès, à de tels honneurs, vint bientôt s'ajouter le plus grand, le plus envié de tous parce qu'il couronne et consacre tous les autres : l'abbé de Polignac fut à l'unanimité nommé membre de l'Académie française. Sa place était en effet marquée dans cette compagnie illustre où dès cette époque se rencontrait ce que l'Église offre de plus considérable, la diplomatie de plus distingué, la magistrature de plus éclairé, les lettres de plus éminent, et dans laquelle la France a toujours aimé à voir non-seulement la représentation variée et non interrompue de tous les genres d'esprit, mais encore la réunion éclatante de presque toutes ses gloires.

Nommé, en 1706, auditeur de rote, Polignac allait justifier une fois de plus et le choix de l'Académie française et la confiance que plaçait en lui Louis XIV. Cette charge[12], qui alors comme aujourd'hui était un acheminement aux plus hautes dignités de l'Église, il l'occupa en effet tout à la fois en politique expérimenté, en théologien profond et en écrivain élégant. Promptement initié aux matières souvent délicates qui se déroulent devant la rote[13], il put bientôt siéger avec honneur dans ce grave sénat ecclésiastique qui non-seulement connaît de tous les procès importants des États romains, mais encore dont la juridiction, en ce qui concerne les contestations bénéficiales ou patrimoniales, embrasse en cas d'appel la chrétienté tout entière. Si sa prodigieuse aptitude à comprendre permit à Polignac d'atteindre aisément ce but, ses goûts littéraires lui furent d'un grand secours auprès du savant pontife qui occupait alors le Saint-Siège. Clément XI, qui s'était montré fort satisfait de recevoir à sa cour l'auteur de l'Anti-Lucrèce, fut encore plus sensible à un acte très-courtois du nouvel auditeur. En prenant possession de sa charge, celui-ci choisit pour sujet de son discours latin un tremblement de terre qui venait de jeter la consternation dans Rome et de mettre en évidence la pieuse résignation du pape. Avec des couleurs vives et saisissantes, l'éminent orateur montra Rome ébranlée tout à coup par une secousse violente[14], le dôme de Saint-Pierre entr'ouvert, les habitants épouvantés se précipitant hors de leurs demeures, les jardins et les places publiques encombrés, et Clément XI, prosterné aux pieds des autels, demandant à Dieu d'être la seule victime de la terrible catastrophe. En se montrant habile, Polignac avait l'avantage d'être vrai. Ses, éloges furent d'autant plus agréables à celui qui les recevait qu'ils n'avaient rien d'exagéré, et qu'ils furent ratifiés par toutes les classes de la population. Ils avaient d'ailleurs le mérite, très-précieux aux yeux de Clément XI, d'être exprimés dans un excellent langage. Ce pontife, à qui e fameuse bulle Unigenitus a valu tant d'antagonistes, et parmi eux plusieurs calomniateurs, ne méritait ni les satires dont on a outragé sa mémoire, ni la bruyante renommée qui s'est faite autour de son nom. Cette solennelle condamnation du livre du P. Quesnel, qui allait déchaîner tant de tempêtes et engendrer tant de discussions théologiques, c'est Louis XIV lui-même qui la provoqua. Loin d'aimer la lutte, Clément XI, simple dans ses goûts, modeste dans ses habitudes, appréciait et recherchait les tranquilles douceurs de la retraite et les paisibles satisfactions que procure l'étude. Les querelles prolongées qui agitèrent malgré lui son long pontificat ne l'en détournèrent même point. Il aimait les écrivains ; il écrivit beaucoup lui-même, surtout dans la langue latine, qui lui était familière, et son esprit, riche en connaissances curieuses, autant que ses manières affables, rendaient sa société des plus attrayantes. C'est dire que la sympathie qui avait attiré l'un vers l'autre Clément XI et Polignac ne tarda pas à se changer en une amitié[15], bienveillante chez le pontife, respectueuse chez l'auditeur, mais sincère de part et d'autre.

Le cardinal de la Trémouille, qu'avait remplacé Polignac au tribunal de la rote et qui était demeuré à Rome comme ambassadeur, n'hésita pas à mettre à. profit cette précieuse liaison. La succession d'Espagne suscitait alors des difficultés dans toutes les cours. Le pape, cédant aux conseils intéressés de la maison d'Autriche, n'avait pas encore consenti à reconnaître Philippe V. Cet acte était pourtant d'un intérêt majeur pour la France, en ce qu'il devait exercer une influence considérable sur les sentiments de la catholique Espagne. Tous les efforts de la Trémouille, comme ceux de son prédécesseur, avaient donc tendu vers ce but, mais vainement. Le cardinal manda à Louis XIV qu'il ne voyait plus d'autre moyen d'obtenir une intervention efficace du pape que d'y employer l'adresse et l'éloquence de l'abbé de Polignac. Le roi y consentit, et Clément XI, sollicité à la fois par l'ambassadeur et par l'ami, appréciant les arguments de l'un, mais plus encore subissant la douce influence de l'autre, se détermina enfin à louer publiquement la résolution prise par Louis XIV d'accepter la succession d'Espagne, adressa des félicitations à Philippe V et lui fournit des subsides provenant des biens du clergé. Louis XIV, en apprenant cette heureuse nouvelle, reçut à la fois une lettre de la Trémouille qui rendait pleine justice à Polignac, et une autre de ce dernier qui attribuait au seul ambassadeur le succès de la négociation. Le procédé était rare et noble. Le roi, peu habitué à de telles générosités, en informa aussitôt toute la cour[16].

L'abbé de Polignac demeura encore trois ans à Rome. Il y reprit ses chères études interrompues depuis Bomport, et consacra ses loisirs à commencer cette riche et précieuse collection d'antiques échappés au temps et la barbarie, chefs-d'œuvre de ces grands maîtres sous la main desquels le marbre, le porphyre et les métaux les plus durs, acquérant de la mollesse, recevaient des formes tour à tour agréables et énergiques.

Mais la politique et les arts devaient constamment se disputer cette vie si bien remplie. Polignac fut rappelé de Rome, et reçut la mission de représenter Louis XIV à Gertruydenberg. Cette importante et délicate question de la succession d'Espagne, dont il venait d'aplanir quelques difficultés à Rome, il allait être chargé de la dénouer complètement, et, à une guerre remplie de terribles vicissitudes, de faire succéder une paix durable et établie sur les bases les plus solides.

 

 

 



[1] Quand Polignac était parti pour la Pologne, la France se trouvait en guerre avec les puissances maritimes. Il avait été obligé de se déguiser et de se donner, à Dunkerque, pour un courrier extraordinaire.

[2] C'était, avec le Plutarque d'Amyot, le sujet le plus fréquent de ses lectures.

[3] Mon talent, disait-il lui-même, est de former des doutes. — Il n'y a pas une seule page de Bayle, dit Voltaire, qui ne conduise le lecteur au doute et souvent à l'incrédulité.

[4] Les rapports de Bayle et de Christine de Suède, qui furent ensuite des plus agréables, avaient commencé par l'envoi d'une lettre pleine de hauteur et de dureté, adressée à l'auteur des Nouvelles par la reine, qui s'y était vue trop clairement et assez malignement désignée.

[5] On sait qu'attaqué, à cinquante-neuf ans, d'une maladie de poitrine, il en fut tourmenté pendant six mois sans rien changer à ses laborieuses habitudes, et qu'il mourut en quelque sorte la plume à la main.

[6] Le Dictionnaire historique et critique, publié cette même année, 1697.

[7] L'Anti-Lucrèce.

[8] Mémoires de Saint-Simon, t. III, p. 226.

[9] Sire, lui écrivit Polignac, si les prospérités de Votre Majesté ne mettent pas fin à mes malheurs, du moins me les font-elles oublier.

[10] Il reçut l'abbaye de Corbie et celle de Mouzon. (Gallia christiana, t. X, p. 1288 E.)

[11] En même temps le duc du Maine le traduisait aussi et dédiait sa traduction à la duchesse du Maine.

[12] Le tribunal de la rote, établi par le pape Jean II, en 534, se compose de douze docteurs, nommés auditeurs de rote, soit parce qu'ils sont assis en cercle quand ils jugent, soit parce que le pavé de là chambre où s'assemblaient les juges de ce tribunal était autrefois de porphyre taillé en roue. Cette dernière opinion est celle de Du Cange, qui fait dériver ce nom de rota porphyrica. Ces douze docteurs sont choisis parmi différentes nations. Trois sont Romains, un Toscan et un Pérugin alternativement, un Milanais, un Bolonais, un Ferrarais, un Vénitien, un Allemand, un Castillan, un Aragonais et un Français. Nationaux comme étrangers, ils jouissent tous des mêmes honneurs, droits et prérogatives. Ils sont assis sur les gradins au-dessous du pape aux messes pontificales, et, dans certaines cérémonies, le dernier nommé d'entre eux porte la croix devint le souverain pontife. Chacun d'eux a sous ses ordres quatre clercs ou notaires. — Dangeau donne, dans son Journal, à la date du 19 août 1686, une autre explication du mot de rote. Pour juger les causes, les douze auditeurs se partagent en trois bureaux. Quand une cause a été jugée par un de ces bureaux, on la porte devant le second, et ensuite devant le troisième, et l'affaire n'est point jugée définitivement qu'il n'y ait trois sentences conformes et qu'elle n'ait passé comme roulée par ces trois petits bureaux. C'est ce qui fait, d'après Dangeau, que tout le corps de ces juges, entre lesquels on fait ainsi rouler les causes, se nomme en italien la rota.

[13] Saint-Simon lui-même lui rend justice à cet égard. Mémoires, t. V, p. 152.

[14] Cette secousse fut la seule, et les conséquences n'en furent pas aussi graves qu'on l'avait craint d'abord.

[15] Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 250.

[16] Mémoires de Trévoux, 1742, p. 1068.