L'EUROPE ET LES BOURBONS SOUS LOUIS XIV

AFFAIRES DE ROME. — UNE ÉLECTION EN POLOGNE. — CONFÉRENCES DE GERTRUTDENBERG. — PAIX D'UTRECHT

 

CHAPITRE IV.

 

 

Louis XIV se détermine à faire poser la candidature du prince de Conti au trône de Pologne. — Motifs de cette résolution. — Prince de Conti. — Ses qualités. — Causes de l'isolement dans lequel le tient Louis XIV. — Candidats à la couronne de Pologne : les princes Jacques, Alexandre et Constantin, fils de Sobieski. — L'Électeur de Bavière, Jacques II d'Angleterre, Odescalchi, Pierre Alexévitch, Frédéric III de Brandebourg, le duc de Lorraine, le prince de Bade, Sapieha, Opalinski, Kontski, Leszczynski et Jablonowski. — Conduite inconvenante de la reine après la mort de Sobieski. — Divisions dans la famille royale. — Polignac rompt avec la reine. — Il prépare habilement les grands à accepter et à soutenir la candidature de Conti. — Il la pose éloquemment dans la diète préparatoire et il réfute les objections qu'elle soulève. — Indifférence de Conti pour le trône de Pologne. — Source de cette indifférence. — Dangers que court à Varsovie l'abbé de Polignac. — Rédaction des pacta conventa. — Promesses, réalisables autant que modérées, que fait l'abbé de Polignac au nom du prince de Conti.

 

La cour de France n'avait pas oublié qu'en 1672, Sobieski avait formé, avec le primat de Pologne et seize cents gentilshommes, une confédération dans le but de détrôner Michel Winiowski, et, ne supposant pas qu'il dût bientôt régner lui-même, avait écrit à Louis XIV, au nom des grands, pour lui demander de leur donner pour roi ou Turenne, ou Condé, ou un prince de Conti encore enfant dont Turenne serait le tuteur[1]. Le souvenir de cette demande, qui n'avait pas abouti, grâce aux manœuvres ourdies par la cour de Vienne dans le dessein de perpétuer l'anarchie, s'était effacé lorsque, peu de temps après, le glorieux vainqueur des Turcs avait été appelé sur le trône ; mais il s'était réveillé à mesure que le temps approchait où sa couronne deviendrait vacante.

Louis XIV eut pleinement raison de saisir cette occasion d'enlever la république polonaise à l'influence autrichienne, et nous ne pouvons pas accepter le jugement sévère que porte sur cette entreprise un éminent historien[2]. L'Europe se trouvait alors dans un de ces moments de calme et d'attente qu'il faut savoir employer pour se préparer aux grands événements qu'ils précèdent. Chaque jour on s'attendait à voir disparaître le dernier représentant de la branche espagnole, ce Charles II, infirme et malade dès sa naissance et qui se mourait depuis trente ans. Les deux maisons de Bourbon et d'Habsbourg, se tenant prêtes à une lutte prochaine et inévitable, devaient s'assurer partout des alliés et des positions. Comment s'étonner dès lors que les deux adversaires se soient également préoccupés de la succession de Sobieski et se soient rencontrés sur un terrain aussi agité et aussi important que celui de la Pologne ? Comment peut-on blâmer Louis XIV d'avoir suivi dans cette circonstance les conseils de Polignac, si conformes aux véritables intérêts de sa politique ? Lorsque depuis longtemps la diplomatie française n'avait cessé de chercher à éloigner la Pologne de l'Autriche et à la rapprocher de la Turquie, ne devait-il pas faire tous ses efforts pour placer à la tête de cette république un prince français, qui aurait assuré cette rupture et aurait été disposé à cette alliance également utile à la Pologne épuisée et à la France livrée alors à ses propres forces au moment de combattre un formidable ennemi ? Des trois candidats désignés autrefois par Sobieski, Turenne et Condé étaient morts, mais le prince de Conti n'était plus enfant, et il possédait toutes les qualités qui font un bon roi.

Ayant à la fois les charmes extérieurs qui attirent et les mérites solides qui attachent, François-Louis de Conti, non-seulement était digne du trône, mais, ce qui est d'une grande importance pour un candidat, il paraissait l'être. Ressemblant, a dit Voltaire[3], au grand Condé son oncle par l'esprit et le courage, il était animé du désir de plaire qui avait manqué quelquefois au grand Condé. Élevé sous les yeux de son oncle illustre qui, se retrouvant en lui, l'ai-niait à l'égal de son fils, il n'avait pas tardé à se passionner pour la gloire militaire, et il s'était successivement illustré en Hongrie, et plus tard au siège de Philisbourg et aux batailles de Steinquerke et de Nerwinde[4], où il s'était attiré l'estime du maréchal de Luxembourg. Le marquis de la Fare assure qu'il avait beaucoup d'esprit et une humeur douce qui le rendait de la plus aimable conversation qu'un homme puisse être[5], et Saint-Simon, d'ordinaire si avare d'éloges, dit de lui qu'il était les constantes délices de la cour et des armées, la divinité du peuple, le héros des officiers, l'amour du parlement et l'admiration des savants les plus profonds[6].

Comment ce prince, qui plaisait si facilement à tous, n'avait-il jamais obtenu la bienveillance de Louis XIV ? Ne pourrait-on pas attribuer cette antipathie singulière, mais réelle, aux qualités mêmes du jeune prince ? Ses vertus, ses talents, sa grande réputation, les agréments de sa personne, la popularité dont il jouissait, paraissaient sans doute aux yeux du roi faire ressortir l'incapacité du grand dauphin et l'infériorité du duc du Maine. La pureté de son sang, le seul, dit Saint-Simon[7], qui ne fût point mêlé avec la bâtardise, était d'ailleurs un démérite de plus qui excitait un dépit journalier chez madame de Maintenon et chez Louis XIV. Des lettres interceptées et qui contenaient quelques plaisanteries assez vives de Conti sur le roi qui ne l'aimait pas, et sur Louvois qui avait voulu l'empêcher d'aller combattre en Hongrie, avaient aigri davantage encore l'ombrageux monarque. Aussi était-il bien aise d'éloigner de la cour un prince dans lequel il voyait un mérite universellement reconnu et rencontrait une certaine résistance. Il fit donc préparer en Pologne son élection qui, en délivrant ses fils d'un voisinage dangereux et en faisant monter sur un trône un prince français, devait satisfaire à la fois et l'antipathie jalouse du père et le légitime amour-propre aussi bien que les intérêts du souverain.

Quels compétiteurs allait rencontrer Conti ? C'étaient d'abord les quatre enfants de Sobieski. Mais, des trois fils qui dès leur naissance avaient moins été les uns pour les autres des frères que des rivaux, l'aîné, détesté de sa mère, n'ayant pas été soutenu par son père trop faible, s'était complètement livré à la cour de Vienne et demeurait sous son influence, qui le rendait impopulaire à Varsovie. Rempli de jalousie et bientôt de haine à l'égard de ses jeunes frères, qu'il voyait le supplanter dans le cœur de sa mère, se sachant disgracieux et se voyant presque abandonné de tous, son caractère n'avait pas tardé à s'aigrir et son esprit naturellement élevé était devenu inquiet et morose. N'ayant ni l'éclat qui éblouit, ni la persévérance qui triomphe, manquant même de confiance en son succès, le prince Jacques recherchait la couronne moins encore parce qu'il comptait l'obtenir que pour l'enlever à l'un des siens. Mieux doués de la nature, tous les deux séduisants et d'une physionomie ouverte et agréable, mais l'un plus grave et plus réfléchi, l'autre plus brillant et plus caressant, Alexandre et Constantin, le premier surtout, avaient, par des qualités diverses, attiré exclusivement à eux l'affection de Marie-Casimire, et, par cela seul, la méfiance des grands[8]. Restait la princesse Thérèse, femme de l'électeur de Bavière. Mais les seigneurs disaient tout haut que, si on élevait l'électeur au trône, Marie-Casimire gouvernerait son gendre par sa fille. Elle avait en effet agi de telle manière depuis la mort de son malheureux époux qu'elle nuisait plus encore aux candidats qu'elle soutenait de sa protection qu'à ceux qu'elle poursuivait de sa haine.

Dès que Sobieski avait rendu le dernier soupir, elle s'était précipitée sur ses coffres et avait saisi tous ses joyaux. On lui demande la couronne royale pour parer, avant de l'exposer, le front du roi, et, comme elle la refuse de peur que le prince Jacques ne s'en empare, un des serviteurs est contraint de couvrir d'un casque de soldat la tête de Sobieski. Puis, s'étant présentée au château de Varsovie, dont son fils aîné s'est emparé et où il a établi des troupes, et n'ayant pas pu y pénétrer, elle revient à Willanow et ramène avec elle les restes de son époux. Jacques persiste dans son refus, ne voulant pas que sa mère s'introduise à l'abri du cercueil royal. Jean Sobieski demeura ainsi pendant plusieurs heures à la porte d'un palais, où il avait fait entrer lui-même et sa femme et son fils. Enfin, après les plus scandaleux débats, quelques évêques s'étaient interposés, et Marie-Casimire avait pu envahir à la suite de la dépouille glacée de son mari la royale habitation.

En même temps, elle envoie Jablonowski, un de ses fidèles, à Zolkiew où se trouvent les épargnes de Sobieski. Mais Jacques y accourt avant lui, et, comme ses frères veulent y entrer à sa suite, il les en chasse à coups de canon. Marie-Casimire se présente à son tour suivie des gens du cardinal d'Arquien, mais cette fois elle ne s'est pas placée sous la protection du cercueil royal, et elle ne parvient pas à pénétrer. Alors aux violences de la force succèdent le triomphe de la ruse et la guerre des écrits. D'un côté, le fils acné, de l'autre la veuve et les jeunes frères, lancent les uns contre les autres les pamphlets les plus vifs et les plus haineux. Les imputations hasardées, les insinuations calomnieuses, les injures grossières, les révélations compromettantes, y abondent. Tandis que la Pologne demeure encore calme et silencieuse sous l'impression du coup qui vient de la frapper, c'est l'intérieur de la famille royale elle-même qui offre au pays l'exemple, hélas ! bientôt suivi, de la désunion et de l'avidité : par tant de honte, les héritiers de Sobieski répudient ainsi hautement sa glorieuse succession !

Comment, au dehors, les espérances d'un grand nombre de prétendants ne se seraient-elles pas éveillées au récit de ces scènes révoltantes[9], qui écartent à jamais du trône la famille du dernier roi ? Aussi, à aucune vacance, n'avait-on compté autant de candidats à la couronne de Pologne. C'étaient d'abord, outre le prince de Conti, Jacques II d'Angleterre réfugié en France ; le prince Odescalchi, neveu du pape Innocent XI ; Pierre Alexévitch, tzar de Moskovie ; Frédéric III, électeur de Brandebourg ; puis Léopold, duc de Lorraine, que l'Empereur qui le présentait rendait par cela seul impopulaire ; le prince Louis de Bade qui se mettait sur les rangs plus encore pour l'honneur de prétendre au trône que par aucune espérance d'y réussir[10], et enfin l'électeur de Saxe ayant pour lui sa réputation d'homme de guerre, et son voisinage, qui avait permis à la Pologne de connaître la douceur de ses mœurs et sa libéralité.

Les prétendants polonais étaient : Jean-Kasimir Sapieha, grand hetman de Lithuanie ; Luc Opalinski, grand-maréchal de la couronne ; Martin Kontski, palatin de Kiiovie ; Raphaël Leszczynski, staroste général, et Stanislas Jablonowski, grand hetman de la couronne et castellan de Cracovie.

Loin d'être effrayé par le nombre des compétiteurs au trône, l'abbé de Polignac se félicite d'avoir à lutter contre des partis plus nombreux, par conséquent moins forts. Tout d'abord, et avant d'avoir prononcé le nom du prince de Conti, il déclare hautement qu'il veut conserver sa pleine liberté d'action et qu'il n'embrasse la cause d'aucun concurrent. Les instructions qu'il a reçues, dit-il, lui défendent de s'insinuer en rien dans les prochaines élections, pourvu que l'on choisisse un roi libéral, affable, généreux et indépendant de la couronne de Vienne. Cette dernière restriction est importante en ce qu'elle va autoriser notre ambassadeur à quitter le parti de la reine.

Celle-ci, après avoir longtemps hésité entre les princes Alexandre et Constantin qu'elle reconnaissait avoir également rendus impopulaires, avait subi à leur égard l'influence perfide de Polignac. Il ne craignit pas d'engager Marie-Casimire à les envoyer en France et à y placer une partie de ses capitaux. Vos fils, lui dit-il, vivront selon leur rang, et vous, madame, vous aurez une ressource qui vous mettra à l'abri des événements. Marie-Casimire convaincue, ou fascinée, fit en effet passer en France la somme, énorme pour l'époque, de quatre millions de francs, qui, portée en grande partie à la Monnaie[11], fut plus tard secrètement envoyée à Polignac pour soutenir la candidature de Conti. Les princes Alexandre et Constantin arrivèrent à Paris le 25 novembre 1696, furent comblés d'honneurs par Louis XIV et retenus longtemps dans les fêtes de la cour de Versailles.

Marie-Casimire avait d'autant plus aisément consenti à leur départ de Varsovie, qu'elle venait de s'imaginer de faire élever sur le trône un second époux de son choix. La veuve de Sobieski osa offrir sa main, ses trésors et son génie intrigant au palatin Kontski, puis au grand hetman Jablonowski. Tous les deux repoussèrent cette offre, l'un parce qu'il en comprenait l'impudeur, l'autre parce qu'il ne se méprenait pas sur le peu de succès d'une alliance pareille. L'ambitieuse femme, bouillante de colère après ce dernier refus, propose alors à Polignac de faire donner la couronne au duc de Vendôme, qui la partagera avec elle. L'ambassadeur français s'étant naturellement refusé à cette combinaison, Marie-Casimire, qui veut être mère puisqu'elle ne peut devenir femme du futur roi, triomphe alors de ses antipathies. L'ambition fait en elle l'office de la nature, elle se réconcilie avec ce prince Jacques qu'elle hait, et que naguère encore elle a cruellement repoussé, lorsque, dans son désespoir, il est venu se jeter au-devant de la voiture de sa mère pour la supplier de l'entendre. Mais cette réconciliation, que Sobieski avait vainement demandée à son lit de mort, et à laquelle elle ne se résout que parce qu'elle ne voit pas d'autre issue à son ambition, est trop tardive. Le temps où cette réunion eût été puissante est passé ; maintenant elle procure à Jacques les nombreux ennemis de sa mère, et ne lui assure pas ses partisans, qui ont appris d'elle à le haïr. C'est alors que la reine demande en faveur de son fils ainé l'appui de l'ambassadeur français. Mais celui-ci n'a pas de peine à lui prouver combien ce candidat, appartenant tout entier à la cour de Vienne, est indigne de sa protection. A cette réponse, Marie-Casimire fait éclater toute sa passion. Elle court, entourée de ses gardes, au palais de France, arrache elle-même de la chambre de Polignac son propre portrait qu'elle lui a donné, et, se plaignant amèrement à Louis XIV, prétend que son envoyé à Varsovie y dénature étrangement sa pensée. Madame, lui est-il répondu[12], rien n'est plus sincère que ce que mon ambassadeur vous a fait voir de mes sentiments pour tout ce qui vous regarde. Vous et vos enfants en devez être persuadés, comme de ma part je le suis des assurances que votre lettre me donne de votre amitié. Je me remets du surplus au même ambassadeur et suis toujours avec une estime particulière, madame ma sœur, votre bon frère, LOUIS. Par les plaintes, par les intrigues de la reine, Polignac se crut délié, et il s'estima heureux d'avoir eu le droit de rompre avec un parti qui n'aurait pas tardé à le rendre impopulaire.

Comme la nation a eu le temps de se rendre compte du peu de mérite de la plupart des compétiteurs, l'ambassadeur français commence à agir d'une façon plus directe. Il réunit à son hôtel les seigneurs les plus influents[13], et, comme quelques-uns d'entre eux veulent augmenter le nombre des piaste[14] qui prétendent à la couronne, Polignac les en dissuade en leur démontrant qu'on ne se soumet pas de bon cœur à celui que l'on croit égaler en naissance et en mérite, et que, pour ce motif, ils ne seront jamais soutenus par leurs égaux.

Parcourant ensuite les nations de l'Europe où l'on pourrait trouver un roi pour la Pologne, il commence par exclure la Suède, le Danemark et l'Angleterre, à Cause soit de la religion de ces contrées, soit de leur rivalité avec la Pologne ; il prouve sans difficulté, et à l'aide d'exemples puisés dans l'histoire même du pays, que l'élection d'un prince allemand serait désastreuse. Il ne reste donc, ajoute-t-il, que la France et l'Italie où l'on puisse trouver un chef ; mais ce chef doit être guerrier. Or on ne saurait le choisir dans l'Italie, où les talents militaires sont éteints et la valeur abâtardie par une paix de plus d'un siècle.

Enfin, le 15 mai 1697, s'ouvre la diète préparatoire dans laquelle est nommé le maréchal qui doit diriger l'élection royale. Ce maréchal est l'intermédiaire obligé d'un palatinat à l'autre. Il exerce une grande influence sur l'ordre équestre, pèse plus que personne sur les résolutions de la diète d'élection, les détermine même en faisant croire que le plus grand nombre des votants demande le candidat qu'il, désire favoriser. C'est lui aussi qui recueille les voix, qui dresse et garde le diplôme de l'élection pour le présenter à celui qui est élu. Ce choix était cloné d'une grande importance, et il ne faut pas s'étonner si les débats relatifs à cette nomination se prolongèrent pendant un mois.

Polignac ne se contente pas de défendre et de parvenir à faire nommer pour maréchal Stanislas Bielinski, complètement dévoué aux intérêts français ; il pose d'une manière définitive la candidature de Conti, qu'il annoncé avec la plus grande habileté. Ce n'est pas sans scrupule que je me présente devant vous, très-excellents sénateurs et très-illustres chevaliers, car pendant que votre sérénissime république, privée de son chef, cherche à réparer la perte qu'elle a faite aussi bien qu'à apporter du remède aux maux dont elle est menacée soit par ses ennemis, soit par les troubles qui lui peuvent survenir d'ailleurs, ce n'est qu'avec peine que je me résous à venir interrompre vos conseils, à y apporter quelque retardement ; mais, quand j'ai considéré le cas que vous avez fait du roi mon maître et l'amitié qu'il vous a toujours témoignée, je n'ai pas douté que vous ne me reçussiez avec plaisir, surtout ayant ordre de vous déclarer publiquement ce que Sa Majesté vous a témoigné par ses lettres et de vous en assurer plus expressément. Pour commencer, je crois qu'il n'est pas nécessaire que je m'étende sur la douleur que lui a causée la mort de votre sérénissime roi Jean III : cet auguste défunt a été l'admiration des princes de l'Europe pendant sa vie ; il est l'objet de leurs regrets après sa mort ; mais personne ne l'a regretté si vivement que le roi mon maître. Vous savez qu'ils étaient liés par une amitié fraternelle, et encore plus par les nœuds que forme la société de la vertu héroïque, en sorte que, Jean III étant mort, il ne reste plus d'égal à Louis le Grand ni dans les travaux guerriers, ni par le nombre de- ses victoires. Ne croyez pourtant pas, messieurs, que, pour avoir perdu un si grand prince, vous ayez en même temps perdu l'amitié du roi mon maître : le défunt se l'était acquise par ses vertus, mais ce n'était pas pour lui seul qu'il travaillait et qu'il triomphait. Ce n'est pas d'aujourd'hui que nos nations sont unies d'une affection réciproque. Il suffit de lire nos histoires communes pour en trouver des exemples très-anciens et très-fréquents. On n'y verra aucune division ; on y remarquera même que la Pologne est la seule nation avec qui la France n'a jamais eu de démêlés, tant il est vrai que Dieu a bien voulu que l'alliance de la Pologne et de la France ait toujours été parfaite, sinon par les armes, du moins par l'inclination. Ainsi on peut dire que nous n'avons jamais été qu'une nation et par conséquent que nous devons toujours vivre de même. J'ose avancer que ce bon accord vient moins de l'éloignement de nos deux royaumes que de la bonne intelligence qui règne entre nous. Je sais que ceux qui m'ont précédé dans cette ambassade ont déjà remarqué le rapport qu'il y a entre nos mœurs, nos humeurs et même nos visages, et que, si l'on y trouve quelque différence, ce n'est que par le langage et nos habits. J'avouerai seulement que votre très-puissante république a plus profité par notre amitié que par celle des autres puissances, même de celles qui sont le plus voisines. Quand vous avez conclu des traités sans notre intervention, vous n'avez fait que d'inutiles dépenses et vous êtes retombés dans de nouveaux embarras. Que vous dirai-je de plus ? Personne n'ignore la puissance du roi très-chrétien, sa fidélité pour ses alliés, et qu'il n'est pas moins invincible dans la protection qu'il leur donne qu'à repousser ses propres ennemis. Je vous offre de sa part toutes ses forces, et, comme il n'y a point eu d'interrègne parmi vous pendant lequel il n'ait témoigné quelque attention particulière, il n'a pas voulu laisser passer celui-ci sans vous offrir ses troupes, son argent et tous les secours qui dépendent de lui, afin que l'ancienne splendeur de votre nation fût conservée aussi bien que les précieux droits de sa liberté. Pour moi, messieurs, je m'estime heureux de paraître devant cette illustre assemblée, car je désirais de vous porter moi-même les témoignages solennels de la bienveillance du roi mon maître, prêt à vous en donner de plus amples quand je paraîtrai devant une nation[15] qui, seule dans l'Europe, s'est conservé le droit de couronner la vertu.

Puis, avec la même dextérité et la même éloquence onctueuse et insinuante, il énumère les qualités qui conviennent au futur roi, et il les montre réunies dans le' prince de Conti. Après avoir dit que la Pologne doit être gouvernée par un grand guerrier capable de résister aux envahissements des puissances menaçantes qui l'entourent, il montre dans Conti l'émule et le compagnon de gloire à Steinquerke et à Nerwinde du maréchal de Luxembourg, qui lui a publiquement rendu justice. Après avoir démontré qu'au milieu des dissensions qui divisent la Pologne, le futur roi doit être sage, modéré, habile dans l'art de connaître les hommes et de ménager leurs intérêts, il prouve que c'est là le caractère du candidat français, si remarquable par la douceur des mœurs, l'agrément de la personne et la sûreté du jugement. Puis il vante sa naissance supérieure, son courage à l'épreuve, sa qualité de neveu et d'élève du grand Condé, et, terminant par ce qui devait séduire au plus haut degré ses auditeurs, il promet la reddition de Kaminieck, en assurant que le vainqueur des Ottomans en Hongrie saura bien l'être encore sur les frontières de Pologne[16].

La candidature de Conti ainsi posée, Polignac met la même habileté à la défendre. Au reproche adressé par l'ambassadeur de la cour de Vienne à Louis XIV d'aspirer à une monarchie universelle, il répond que la France est trop éloignée de la Pologne pour chercher à l'opprimer[17] ; qu'elle a toujours été utile à ses alliés, et que l'accusation d'attenter à la liberté européenne doit être portée avec bien plus de raison à la maison d'Autriche qui domine en Allemagne, à Madrid, en Sardaigne, à Naples et jusque dans la Sicile. Pour réfuter l'objection tirée de la similitude d'origine de Conti et de la reine détestée, il rédige une admirable lettre adressée à son redoutable adversaire, l'évêque de Cujavie[18], dans laquelle il démontre avec force : qu'on ne saurait appréhender une ressemblance de mœurs et d'inclination que chez ceux qui sont du même sang, et que par conséquent les fautes commises par Marie-Casimire ne doivent écarter que ses enfants. Du reste, ajoute habilement l'ambassadeur, par quels conseils la femme de Sobieski s'est-elle attiré la haine de toute la nation ? Est-ce par ceux de la France ou par ceux de la maison d'Autriche ? A qui a-t-elle voulu plaire quand elle a retiré les troupes de la Hongrie, quand elle a uni la Pologne à l'Allemagne, quand elle a marié le prince Jacques avec la princesse de Neubourg ?

Examinant ensuite les titres dés protégés de l'Empereur, il supplie la Pologne d'éviter le sort de la Hongrie et de la Bohême. L'Empereur est voisin, dit-il éloquemment, on le doit craindre. Le roi de France est éloigné, il ne peut nuire et il peut être utile. L'Allemagne, en vous offrant un roi, ne considère que les intérêts de son ambition. La France, en vous proposant un candidat, tache, il est vrai, de nuire à la cour de Vienne ; mais, en cherchant à vous soustraire à. sa fatale influence, elle vous sert... Que dira l'Empereur ? insinuez-vous à ceux qui veulent la nomination du prince de Conti... Que dira l'Empereur ! Il sera contraint d'avouer que les Polonais sont plus sages que les Hongrois et les Bohèmes !C'est d'ailleurs, ajoute-t-il, ce qui a déterminé vos ancêtres, se trouvant dans la position où vous êtes aujourd'hui, à préférer Henri de Valois à Ernest d'Autriche. Et, ne voulant laisser aucun avantage à ses contradicteurs, il aborde le premier la délicate question de la fuite de Henri III. Il fait remarquer, à ce sujet, que les larmes répandues alors par les Polonais étaient versées non parce qu'ils regrettaient de l'avoir élu, mais parce qu'ils ne le possédaient plus. On ne doit rien appréhender de semblable, dit-il en terminant, du prince de Conti qui a cela de particulier que, dans l'ordre de succession, neuf princes le séparent encore de la couronne de France.

Mais, pendant que l'abbé de Polignac faisait agir tous les ressorts de l'intrigue et toutes les forces de l'éloquence en faveur du prince français[19], quelle était la conduite de celui-ci ?

Conti, que son panégyriste disait si différent de Henri III, partageait les répugnances du Valois pour la Pologne et il devait l'imiter dans sa fuite. Loin de désirer le succès d'une élévation à laquelle il n'avait jamais pensé, il allait jusqu'à la craindre. Il était prince du sang, jouissait de l'estime et de l'affection publiques, et l'antipathie imméritée de Louis XIV excitait, en faveur du délaissé, une compassion qui le servait. Élevé d'ailleurs auprès du dauphin et lié avec lui d'une tendre amitié, il espérait être dédommagé, sous le règne du fils, des froideurs injustes du père. Enfin, il était passionnément amoureux de la duchesse de Bourbon[20], et il ne trouvait pas, même dans la perspective d'une couronne, un motif suffisant de s'expatrier. Aussi parut-il toujours froid dans cette affaire, très-empressé à en signaler toutes les difficultés, et trouva-t-il aisément des prétextes pour retarder un départ qu'il ne pouvait pas envisager sans émotion[21]. Sa présence en Pologne aurait pourtant été bien nécessaire, les difficultés et les dangers augmentant chaque jour autour de l'ambassadeur français. Le parti autrichien, que l'or de Vienne rend de plus en plus puissant, ayant voulu s'opposer à la présence de Polignac à Varsovie comme étant un obstacle à la liberté des élections, l'abbé répond qu'il consent volontiers à se rendre à la campagne, mais à cette condition que les autres ambassadeurs l'y précéderont[22]. Le prince Jacques, voyant alors sa cause complètement perdue, a recours aux derniers moyens et il forme un complot contre la vie de Polignac. Mais une indiscrétion, commise par un des complices en état d'ivresse, instruit du complot le grand maréchal de la couronne qui, après avoir écrit à la reine une lettre foudroyante[23], offre à l'ambassadeur français des gardes que celui-ci a le courage et l'habileté de refuser.

Une nouvelle difficulté naît pour Polignac du manque d'argent. Votre Majesté peut croire, écrit-il à Louis XIV, par la force du parti que j'ai formé, qu'il a fallu mettre souvent la main à la bourse, et que plus les Polonais sont avides, plus on est obligé de suivre leur humeur et de satisfaire leur faible. Mais toutes les ressources de la France étaient alors employées à soutenir une guerre européenne, et le monarque était réduit à n'envoyer que des promesses, quand il aurait fallu beaucoup d'or.

Le moment était en effet venu où l'on dressait les articles appelés pacta conventa qui étaient le relevé des offres de chaque candidat, offres que tous faisaient naturellement le plus séduisantes et le plus nombreuses possible. Cet usage, autrefois précieux rempart des libertés publiques, était devenu le prétexte de honteuses exigences et de plus honteuses concessions. Dans l'entraînement de leur ambition, dans le feu de leur enthousiasme, tous les prétendants se dévouaient corps et biens aux volontés des Polonais. Ils ne reculaient devant rien pour plaire. Entretien de troupes, alliances difficiles à nouer, conquête de provinces éloignées, trésors inépuisables, victoires sur les Turcs, serments, apostasies, sacrifices de toute nature, ils promettaient tout, ne demandant en revanche qu'un peu de gratitude. Mais l'avidité de la noblesse était telle qu'il était malaisé de la rassasier. Les offres les plus exorbitantes, les dons les plus magnifiques étaient acceptés, souvent sans entraîner les suffrages ; les exigences croissaient avec le nombre et la prodigalité des concurrents, et l'illustre couronne qu'avaient portée les Hedwige, les Jagellon et les Sobieski, devenue l'objet d'une ignoble spéculation, était maintenant assurée non au plus digne, mais au plus offrant.

C'est un véritable mérite pour Polignac d'avoir traversé cette épreuve sans y compromettre sa dignité ni celle du prince de Conti. Tandis qu'un des prétendants, l'Italien Livio Odescalchi, donnait aux Polonais le détail circonstancié de ses richesses, et engageait à la sérénissime république ses forteresses, ses maîtresses et ses tableaux[24] en échange d'une simple candidature, l'ambassadeur français n'offrait, comme on l'avait fait au moment de l'élection de Henri de Valois[25], ni une ligue perpétuelle entre les deux pays, ni l'entretien de quatre mille Gascons et d'une flotte dans la Baltique, ni le payement des dettes de la république[26], mais il s'engageait seulement à quelques dons aux principaux seigneurs et à la prise de Kaminieck dont la possession était si importante, ne faisant ainsi que des promesses qu'il savait pouvoir être tenues, et dont l'exécution possible devait contribuer à la sûreté de la Pologne.

 

 

 



[1] Lettre de Sobieski à Louis XIV, du 14 juillet 1672. Déjà, quelques mois auparavant, plusieurs palatins avaient proposé de donner la couronne au comte de Saint-Pol. C'était le second fils, issu du second mariage du duc de Longueville avec la sœur du grand Coudé, si connue dans la Fronde sous le nom de duchesse de Longueville. L'aîné, envoyé à Rome chez les Jésuites, s'y fit prêtre en 1666, et renonça à tous ses biens en faveur de son cadet, comte de Saint-Pol. Celui-ci, dès son adolescence, était allé combattre pour la chrétienté à Candie. Il jouissait d'une réputation universelle de courage, de grandeur d'âme et de dignité. Au moment où l'on songeait à le proclamer roi de Pologne, il était tué au passage du Rhin. — Mémoires de Saint-Simon, tome IV, p. 19.

[2] Simonde de Sismondi, Histoire des Français, t. XXVI, p. 229 et suivantes. Cet écrivain s'est trop souvent inspiré, dans le récit du règne de Louis XIV, des Mémoires de Saint-Simon, dont il intercale fréquemment de très-longs extraits dans sa narration.

[3] Siècle de Louis XIV.

[4] A Nerwinde (29 juillet 1693), Conti s'était emparé du village de Landen et il avait ainsi puissamment contribué à la victoire.

[5] Marquis de la Fare, t. LXV, p. 253.

[6] Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 308.

[7] Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 309.

[8] Au surplus, le prince Alexandre n'avait pas encore vingt-cinq ans, âge exigé pour pouvoir prétendre au trône.

[9] Voici une lettre de l'abbé de Polignac qui montre les dissentiments et les querelles que l'on vit éclater dans les diétines réunies très-peu de temps après la mort de Sobieski. Cette lettre a été trouvée à la bibliothèque des Raczynski à Posen, dans les papiers inédits du baron Hoverbeck, ambassadeur de l'électeur de Brandebourg à Varsovie. Elle est traduite du polonais.

Varsovie, le 31 août 1696.

La diétine a été ouverte le 29 courant. Les discordes et les zizanies ont commencé en même temps.

Le cardinal Radziejowski, ayant à officier, a ordonné l'exhibition du dais. Les Lubomirski, mécontents de ce qu'il soutenait la cause de la reine, ont suscité contre lui quelques-uns des nonces qui ont réclamé de ce que le primat s'attribue les prérogatives qui ne lui appartiennent pas et ont quitté l'église en protestant. Le grand-maréchal de la Couronne, Lubomirski, a fait faire de son côté au primat qui était déjà à l'autel des plaintes sur cet abus (comme il l'appelait). Tout cela a occasionné un grand trouble pendant cette cérémonie religieuse.

De suite, à la première assemblée de la diète, on a traité la question de l'élection du maréchal de la diète que les provinces, la grande Pologne, la petite Pologne et la Lithuanie, avaient l'habitude d'élire tour à tour. Il s'agissait de savoir en ce moment par quelle province le maréchal devait cire choisi ; la dernière diète de Varsovie ayant été dissoute, il y avait incertitude s'il fallait la prendre pour non avenue.

Les Lithuaniens soutiennent qu'il faut la considérer comme ayant eu lieu, parce qu'ils sont intéressés à avoir leur tour à la prochaine diète élective ; ce qui leur serait d'un grand avantage dans ce cas. La session était fort tumultueuse, mais, en fin de compte, cela s'est gaiement terminé par suite de l'entrée de l'évêque de Posen, babillé pontificalement, crosse en main et précédé par des prêtres portant des cierges et l'eau bénite. L'évêque disait qu'il voulait bénir l'assemblée ; sur ce, quelqu'un demanda si c'était pour exorciser la République qu'il s'était muni de l'eau bénite. Tout le monde s'est mis à rire, et l'évêque a été obligé de sortir.

Ce même jour, dans la chambre sénatoriale, on a fait enlever le dais qui surmontait le trône pour ôter au cardinal l'envie de s'y asseoir.

La session terminée, les Lubomirski ont fait des efforts pour déterminer le cardinal à abandonner la reine, qui ne voulait pas quitter Varsovie, et plus elle s'y refusait, plus la noblesse redoutait ses intrigues et désirait son départ.

Le cardinal Radziejowski a dit qu'il voulait du dais comme cardinal parce qu'il en avait le droit, mais pas comme primat, et a ajouté que s'il pensait au dais il ne pensait pas à la couronne (littéralement : s'il avait le dais au-dessus de la tête, au moins il n'avait pas la couronne dans la tête). C'était une pointe contre le prince Lubomirski qui, comme on le dit et comme cela parait être réellement, a le dessein de devenir roi.

La reine, enchantée de toutes ces zizanies, pousse le cardinal par l'entremise de Mme la castellane de Lenczyc (Towianska). D'autre part les femmes suscitent, autant qu'elles le peuvent, les maris et les frères, et on peut dire que les femmes brouillent la Pologne.

Ni hier ni aujourd'hui, il n'y a pas eu accord sur l'élection du maréchal ; si cela dure ainsi, la diète ne se terminera pas en quinze jours, et alors il pourra se faire que toute la noblesse monte à cheval et acclame pour roi quelqu'un auquel personne ne songe encore.

De nouveaux désordres paraissent sur les frontières où les troupes se révoltent, se confédèrent, comme on dit ici. Leur chef est Baranowski (une simple lance towavzysz). Deux bannières du castellan de Cracovie (Zablonowski) ont rejoint les confédérés. Ses ennemis disent que c'est lui avec la famille royale qui ont suscité ce soulèvement. Dieu sait comme il en sortira !

On a amené ici quelques Tartares qui accusent le castellan de Cracovie d'avoir écrit au Kan des Tartares de lancer sa horde en Wolhynie, en Podolie et en Ruthénie, où les Lubomirski et les Potocki ont leurs biens. C'est une basse calomnie, mais cela s'est fait pour perdre le castellan, qui sert la reine fidèlement.

Dans toutes ces discordes, je me tiens à l'écart et me prépare des amis en attendant.

Les instructions des diétines lithuaniennes sont de n'admettre à la couronne ni les princes royaux ni aucun piaste.

Je reste avec un profond respect, etc.

POLIGNAC.

[10] Mémoires de Saint-Simon, t. I, p. 244.

[11] Deux millions de livres furent portés à la Monnaie. Dix-huit cent mille livres furent placées sur le revenu des postes.

[12] Lettre de Louis XIV, du 15 décembre 1696.

[13] Histoire de Frédéric-Auguste déjà citée, t. II, p. 87 et 130.

[14] On appelait d'abord piaste les gentilshommes d'une famille qui prétendait être descendue des plus anciens rois de Pologne. Puis, dans la suite, un roi piaste était un roi originaire de Pologne, comme Sobieski par exemple ; piaste était opposé à étranger.

[15] Au moment de l'élection royale.

[16] Saint-Simon reproche amèrement à l'abbé de Polignac la promesse faite par lui, au nom de Conti, de reprendre Kaminieck, et S. Sismondi (Histoire des Français, t. XXVI, p. 230) répète ce reproche en qualifiant d'extravagante cette promesse. Si Saint-Simon ne s'était pas laissé emporter par sa passion, si le trop sévère historien des Français avait un peu plus profondément étudié cette importante question de l'élection de Conti à laquelle il ne consacre que deux pages, ils n'auraient pas porté l'un et l'autre une accusation aussi légèrement formulée et sans fondement. Outre que le courage déployé récemment par le prince lui aurait permis de tenir l'engagement pris par son représentant, c'était le moyen le plus sûr de plaire à sa nation. Ce qui le prouve, c'est que le futur roi Auguste II commencera tout d'abord par s'occuper du siège de cette importante forteresse.

[17] On lui répondit en appliquant à Louis XIV le vers du poète : An nescis longas regibus esse manus ? Ne savez-vous pas que les rois ont les mains longues ?

[18] Cet évêque se nommait Stanislas Domjki. Cujavie, dans la grande Pologne, fut le premier siège qu'il obtint, et Cracovie, dans la petite Pologne, le second qu'il occupa. Amelot de la Houssaye, dans ses Mémoires chronologiques, historiques et politiques, avance que Domjki avait offert à Polignac d'unir sa faction à celle de la France, si l'abbé voulait, lui céder sa nomination future au cardinalat, et que, l'ambassadeur français ayant fièrement refusé cette offre, sou parti en aurait beaucoup souffert. Cette anecdote n'a aucune vraisemblance ; elle n'est d'ailleurs relatée par aucun des historiens de cet interrègne.

[19] C'est le témoignage que lui rend M. Guizot dans une étude consacrée à Auguste II.

[20] Louise-Françoise de Bourbon, fille légitimée de Louis XIV et de Mme de Montespan, et qui avait épousé en 1685 Louis de Bourbon, 3e du nom.

[21] Mémoires de Saint-Simon, t. I, p. 285. — Souvenirs de madame de Caylus, p. 511, t. VIII de la collection Michaud et Poujoulat.

[22] La reine fut contrainte de quitter Varsovie et de se rendre à Beilan, où elle séjourna jusqu'au moment de l'élection royale. Quelques palatins avaient même proposé de la faire sortir du royaume.

[23] La reine se vengea. Elle fit dénoncer à Louis XIV la conduite de son ambassadeur, et l'on dénatura si bien les faits que le monarque ombrageux envoya à Varsovie l'abbé de Châteauneuf, afin de vérifier les accusations portées contre Polignac, ou de justifier sa conduite. L'abbé de Polignac avait d'ailleurs prévenu ce dessein en écrivant au roi : Je demande une grâce à Votre Majesté avec la plus grande soumission, c'est que, si elle n'a pas confiance en moi pour croire que l'affaire dont je suis chargé soit en si bon état que je l'ai annoncé, elle ait la bonté d'envoyer quelqu'un de sa part en Pologne pour voir tout ce qui s'y dit et ce que l'on fait parmi la grande et la petite noblesse, sur quel pied sont les concurrents, à quoi en sont réduits la reine et le prince royal. Pourvu que celui qui viendra de votre part soit un homme juste et sincère, et, comme moi, uniquement attaché au service de Votre Majesté, qu'il soit témoin de mes actions et des progrès que je fais auprès de cette république. Plus la cour — il entendait par là la reine et le prince Jacques — se porte à des moyens extrêmes, aussi bien dans les assemblées que partout ailleurs, plus elle montre la faiblesse, de sa faction, et toutes les tentatives qu'elle fait contre moi ne servent, Dieu merci, qu'à faire prendre des résolutions vigoureuses contre elle.

Au surplus, l'abbé de Châteauneuf rendit complètement justice à l'abbé de Polignac, et il joua auprès de lui le rôle le plus secondaire. Voici ce que dit de lui l'historien de Frédéric-Auguste (t. II, p. 137) : L'abbé de Châteauneuf trouva les affaires de France en aussi bon état que la reine en avait déclaré la situation déplorable. Il constata que presque toute la noblesse était pour le prince de Conti.

[24] Un mauvais plaisant déconcerta les prétentions d'Odescalchi en annonçant que celui-ci avait un scabreux procès à soutenir en Pologne, et que, parmi les prodiges qu'il offrait de donner à la république, se trouvaient les statues de Pasquin et de Marforio (la Pologne historique, t. III, p. 7).

[25] Le détail des engagements pris au nom du duc d'Anjou se trouve dans l'Histoire de la Pologne, de Chevé, t. II, p. 45 et suivantes. Voir aussi Henri de Valois et la Pologne en 1572 de M. le marquis de Noailles, t. Il, p. 331 et suivantes.

[26] Elles s'élevaient à trois millions quand le duc d'Anjou monta sur le trône de Pologne. En outre, Henri devait, tant qu'il vivrait, verser tous les ans dans le Trésor national quarante-cinq mille florins de ses revenus et entretenir gratuitement, aux écoles de Paris ou de Cracovie, cent jeunes Polonais. — Quant à Auguste II, il autorisait ses agents à s'engager, en son nom, à la conquête de la Livonie sur la Suède.