L'EUROPE ET LES BOURBONS SOUS LOUIS XIV

AFFAIRES DE ROME. — UNE ÉLECTION EN POLOGNE. — CONFÉRENCES DE GERTRUTDENBERG. — PAIX D'UTRECHT

 

CHAPITRE III.

 

 

Habile conduite de Polignac à Varsovie. — Sa souplesse. — Nature de ses relations avec la reine. — Son influence sur elle. — Il emploie cette influence à perdre la cour de Vienne dans son esprit. — Il laisse le prince Jacques s'aliéner, par ses imprudences, le cœur des Polonais. — Efforts de l'abbé de Polignac pour rétablir la paix entre la Pologne et la Porte-Ottomane, et permettre à celle-ci de reporter toutes ses forces contre l'Empereur d'Allemagne, adversaire de Louis XIV. — Méfiance du nonce. — Polignac parvient à la dissiper. — Il obtient de Sobieski l'autorisation de voir l'ambassadeur tatare et d'agir. — Mustapha II. — Heureux débuts de son règne. — Il a le projet de combattre surtout les Impériaux et de ménager les Polonais. — Entrevue de Polignac et du représentant du Sultan. — Sobieski s'est résolu trop tard à cette alliance. — Il est impuissant à faire accepter sa volonté. — Divisions intérieures en Pologne. — Amertume des dernières almées de Sobieski. — Sa mort.

 

L'abbé de Polignac ne devait point se faire illusion sur cette splendeur artificielle. Dès son arrivée, il se rend un compte exact de la situation réelle, et sait trouver la voie qui le conduira au succès.

Tout d'abord il se répand et se prodigue. Son prédécesseur, le marquis de Béthune[1], qui avait voulu, peut-être par des moyens inavouables[2], traverser le mariage du fils de Sobieski avec la princesse de Neubourg, parce que cette union l'attachait plus étroitement aux nombreux ennemis de Louis XIV[3], s'était par cela même attiré une impopularité qui avait rejailli sur la France. Mais Polignac a bientôt effacé ces fâcheuses impressions, et, par des transformations successives qui sont faciles à sa nature flexible et aimable, il parvient à plaire à des gens de goûts et de caractères tout opposés[4].

Si son instruction étendue et le tour littéraire de son esprit le rendent précieux à un roi qui, même pendant la guerre, avait fait des auteurs latins ses chers et inséparables compagnons, les grâces de sa conversation et son spirituel enjouement le mettent en évidence dans une cour élégante et frivole. En même temps qu'il annonce à Sobieski, ennemi du cérémonial, l'intention dans laquelle il est de faire sans aucune pompe son entrée à Varsovie, au primat de Pologne, qu'il sait d'un goût tout différent, il offre de la part de son maître de riches et fastueux présents, et il entretient ainsi avec le futur interroi des relations si bien commencées à Holowick. Au fils aîné de Sobieski, il rappelle que Louis XIV est son parrain ; à ses jeunes frères, dont il connaît les sympathies pour la France, il conseille un voyage à Paris[5]. Dans les autres cours, il suffit de plaire au roi, à quelques favoris, peut-être à une favorite ; mais notre ambassadeur n'ignore pas qu'en Pologne il faut ménager jusqu'au moindre gentilhomme. Aussi il les voit, il les flatte, il les caresse. Aux plus grands, aux Jablonowski, aux Sapieha, aux Opalinski, aux Leszczynski, il donne l'assurance que Louis XIV a pour eux une grande estime. Aux autres, il ouvre sa bourse et il offre l'amitié du représentant du souverain sur lequel l'Europe entière a les yeux fixés. A tous il donne, dans sa splendide villa de Fleuson, de magnifiques fêtes, auxquelles assiste la cour, et qu'il sait rendre attrayantes par une abondance toute nationale.

Quant à la reine, dont la chambre était devenue le cabinet d'État, il est incontestable que durant trois années il a exercé sur elle l'empire le plus absolu. Quelle a été la source de cette influence extraordinaire ? Polignac a-t-il voulu imiter Mazarin ? Pensait-il comme lui que, quand on a le cœur, on a tout[6] ; et a-t-il appliqué ce principe pour réussir ? La beauté de la reine, qui avait résisté aux années, le degré de son intimité avec un compatriote jeune et séduisant, le peu de circonspection apporté dans leurs entretiens longs et journaliers, l'éclat et le retentissement qu'eut plus tard leur rupture, qui ne parut pas être celle de deux amis[7], peuvent expliquer les cris de la malignité publique, mais ne suffisent pas pour faire admettre par l'histoire une accusation qu'on ne trouve énoncée que dans les pamphlets de l'époque et contre laquelle protestent le caractère dont était revêtu l'abbé de Polignac et l'énorme disproportion de son âge avec celui de la femme de Sobieski[8].

Quelle qu'en soit d'ailleurs la cause, cette influence existait, et Polignac sut la tourner au bénéfice de la France. Sa tactique était toute tracée : perdre la cour de Vienne dans l'esprit de la reine, se donner auprès des grands le mérite d'avoir fait abandonner une politique impopulaire, et laisser le prince Jacques, fils aîné de Sobieski, partant le rival le plus sérieux du prince de Conti, continuer à s'aliéner le cœur des Polonais en ne dissimulant pas ses sympathies pour l'empereur d'Allemagne.

Afin d'obtenir ces importants résultats, l'abbé de Polignac entre, en les secondant, dans toutes les vues de la reine, qui favorisent d'ailleurs ses projets en ce qui concerne la succession au trône. De ses trois fils, en effet, la reine déteste l'aîné dont les disgracieux défauts physiques nuisent à ses réelles qualités morales, et qui, petit, laid, faible en apparence, sans extérieur comme sans grâce, repousse au lieu d'attirer à lui, et, selon l'expression du marquis de Béthune, porte l'exclusion sur son visage. Elle préfère Alexandre et Constantin, qui, nés sur les marches du trône, sont seuls appelés les fils du roi[9], Alexandre surtout, beau, grand, réfléchi, observateur[10], qu'elle a toujours entouré de sa plus tendre affection, et dans lequel elle aime à voir le futur successeur de Sobieski. Polignac semble partager cette préférence ; mais ce sont moins encore les préférés d'une reine, à laquelle il veut plaire, qu'il soutient, que les rivaux d'un prince qui par son âge est le plus rapproché du trône. En même temps, l'habile ambassadeur ne néglige aucune occasion de rendre plus douloureuses à l'orgueilleuse mère les blessures que la hautaine cour de Vienne ne peut s'empêcher de faire à son amour-propre ; et au procédé rigoureux de l'empereur d'Allemagne, qui cherche à traverser le mariage de l'Électeur de Bavière avec la princesse de Pologne, à cause de l'infériorité nobiliaire de la maison d'Arquien[11], il oppose la conduite généreuse de Louis XIV qui vient d'envoyer au père de la reine le collier du Saint-Esprit. Puis, après avoir cherché, par des arguments dont il n'ignore pas la faiblesse, à dissuader le prince Jacques du projet qu'il a formé d'aller à Vienne, il donne une plus grande portée à ce voyage en le faisant défendre par le roi, et la noblesse est tout à la fois reconnaissante envers l'abbé d'une intervention qu'elle croit désintéressée, et irritée contre le prince Jacques de ce que, malgré la défense de son père, il fait une démarche qui, dit-elle hautement, lui ferme le chemin du trône.

Ces intrigues de cour n'occupent pas seules l'ambassadeur français. Sa vue perçante porte plus loin, et il ne craint pas d'entrer hardiment dans les grandes affaires qui bouleversent alors l'Europe et qui intéressent au plus haut point son pays. En ce moment, une vaste coalition, dont l'empereur Léopold est le chef, se forme contre Louis XIV, et va mettre la monarchie française en péril. L'abbé de Polignac comprend que, s'il peut réussir à rétablir la paix entre la Pologne et la Porte Ottomane, celle-ci, débarrassée d'un puissant ennemi, pourra reporter toutes ses forces contre l'empereur d'Allemagne, et opérer en faveur de la France une utile diversion.

Mais la tâche était rendue difficile tant par les méfiances du parti autrichien, très-puissant à Varsovie, que par les scrupules de Sobieski. Comment, d'un côté, l'abbé de Polignac dont toutes les démarches sont épiées et commentées, parviendra-t-il à voir, l'insu de tous, l'ambassadeur tatare arrivé depuis peu en Pologne, et, en cas de succès, comment triomphera-t-il des hésitations d'un roi pieux et quelque peu timoré qui a juré par deux fois, entre les mains du pape Innocent XI, de n'abandonner jamais ni l'Allemagne, ni Venise, sous quelque prétexte que ce soit et quelque avantage qu'il y puisse trouver ?

De tous les ambassadeurs étrangers, celui qui redoute plus encore que l'envoyé de l'Empire une paix de la Pologne avec la Turquie, est le représentant de cette cour de Rome que fait trembler le seul souvenir de la terrible invasion de 1683, et qui ne voit sa sûreté comme sa tranquillité que dans la ligue des trois puissances allemande, vénitienne et polonaise contre l'infidèle[12]. Aussi, devinant par crainte le projet que l'habile patriotisme de Polignac lui a inspiré, le nonce voit ce dernier et lui fait part de ses appréhensions. Polignac, que deux séjours assez prolongés à Rome ont familiarisé avec la ruse italienne, est encore plus adroit que l'adroit prélat dont non-seulement il dissipe les soupçons intelligents, mais qu'il séduit au point de s'en faire un ami.

Après qu'il a ainsi détourné l'attention dangereusement éveillée de ses adversaires, l'actif ambassadeur commence aussitôt à exécuter son plan. Afin d'augmenter encore, si c'est possible, son influence sur la reine, il se crée de nouveaux titres à sa reconnaissance par un service des plus importants. Le projet de mariage entre la princesse Thérèse Sobieska et l'Électeur de Bavière avait été repris, et le seul obstacle à cette union était maintenant le payement d'une dot de cinq cent mille livres exigé par Maximilien-Emmanuel. Sobieski, ne parvenant pas à réunir cette somme, a déjà renoncé à cette alliance séduisante, quand, à son insu, la reine s'engage à ce payement, après avoir imaginé avec Polignac un envoi considérable de blés en France, qui sera assez lucratif pour qu'elle puisse tenir sa promesse. Ayant appris ensuite de Sobieski lui-même, dont la confiance envers l'ambassadeur français est complète, la levée du siège de Belgrade que les Turcs viennent de forcer les Allemands d'abandonner, et surprenant chez le roi de Pologne quelques signes non équivoques de satisfaction, il saisit avec empressement cette occasion de lui faire entendre qu'après cet échec l'Empereur se trouve hors d'état d'imposer à la Porte une paix avantageuse ; que, dans tous les cas, il lui sera maintenant difficile, en supposant qu'il en ait l'intention, de ménager, dans les stipulations de cette paix, les intérêts de la Pologne. Il termine en démontrant combien il serait plus facile à la cour de Varsovie de conclure elle-même un arrangement, et, de peur d'exciter la méfiance de son ombrageux contradicteur, il lui prouve en quoi cet arrangement serait plus conforme encore aux intérêts de la Pologne qu'à ceux de la France[13]. Sobieski, déjà ébranlé, reçoit sur ces entrefaites la nouvelle de l'alliance étroite conclue entre la maison de Lorraine et l'évêque de Breslau, prince de Neubourg, grand-maître de l'ordre Teutonique et beau-frère des souverains du Portugal, de l'Espagne et de l'Allemagne. L'ambassadeur français n'a pas de peine à persuader à la reine, et par conséquent au roi, que cette alliance est faite en vue de la succession prochaine au trône de Pologne, et à leur faire entrevoir le danger réel qui en résulte pour leurs enfants. Sobieski irrité l'autorise enfin à voir l'ambassadeur tatare.

Le nouveau sultan, Mustapha II, auquel Polignac va ainsi pouvoir faciliter le moyen de détourner Léopold de Louis XIV, comme un siècle et demi auparavant[14] Soliman II avait détourné Charles-Quint de François Ier, semblait, soit par son caractère, soit par l'esprit qui avait inspiré les premiers actes de son règne, devoir se prêter à cette heureuse combinaison. Moins cruel que ses prédécesseurs, et n'ayant pas eu comme la plupart d'entre eux à teindre de sang le chemin du trône, religieux, appliqué et économe, il venait de déclarer qu'il voulait gouverner lui-même. Prenant en personne le commandement de ses troupes, il renonçait à cette habitude déshonorante autant que désastreuse par laquelle les sultans, se tenant relégués au fond de leur sérail, décourageaient l'armée par leur absence, qui explique les défaites des règnes précédents, et qui allait être pour la Turquie une des causes de sa certaine et de plus en plus rapide décadence. Faisant naître ainsi des espérances qui ne se réaliseront pas, et se signalant par une sagesse et une fermeté qui devaient sitôt faire place à la timidité et à la faiblesse, Mustapha II, qui allait bientôt tomber sous le joug dégradant de ses favoris, se montrait tout d'abord fièrement indépendant, et paraissait appelé à rétablir la grandeur ottomane.

Des trois ennemis que lui assure la ligue d'Augsbourg et que maintiennent contre lui les manœuvres intéressées de la cour de Rome, il annonce l'intention de combattre vigoureusement les impériaux seuls. Quant aux Vénitiens, il ne les attaque pas encore ; il se contente d'exciter adroitement les Grecs contre eux et de les affaiblir mutuellement. Restent les Polonais qu'il ménage et dont l'habileté de Polignac va tâcher de le débarrasser.

Ne pouvant pas voir d'une manière ostensible le représentant du sultan, et désirant tenir compte des appréhensions que conservait le roi, âgé et faible, à l'égard de la cour de Vienne, Polignac fixa avec Sobieski lui-même les moindres détails de l'entrevue. Ainsi que cela avait été convenu, il se rencontra, comme par hasard, avec l'ambassadeur tatare chez un marchand où un interprète avait conduit ce dernier. Là, dans un long entretien qui avait de nombreux témoins, il ne fut question que de plaisirs et de choses futiles, et l'on se donna rendez-vous pour le surlendemain au château de Javarouf, qui appartenait à la reine[15].

Après y avoir pénétré par deux voies et par deux portes différentes, les deux ambassadeurs s'isolent dans un cabinet écarté. L'abbé de Polignac, avec une simplicité noble et facile et une aisance merveilleuse, aborde le premier le sujet de l'entrevue. Il indique quels sont les intérêts communs de la Pologne et de la Turquie. Il dit que le temps n'est plus où la nation polonaise s'étendait de l'Austrasie à la mer Caspienne, de la mer Baltique au Danube. Il montre la supériorité actuelle de l'empire d'Allemagne et la nécessité de mettre des bornes à sa puissance menaçante. Il demande, il est vrai, la reddition de Kaminieck, forteresse importante pour la Pologne, mais il fait comprendre au représentant du sultan combien il sera facile à la Porte de se dédommager sur la Transylvanie et peut-être fa Hongrie. L'ambassadeur tatare paraissant préoccupé d'un bruit relatif à des propositions de paix qui auraient été adressées par Louis XIV à l'Empereur, Polignac le rassure en lui expliquant que le roi de France n'a pas d'autre but que de séparer Léopold des princes d'Allemagne, et il ajoute aussitôt que si Louis XIV, vainqueur à Nerwinde et à Charleroi, cherche à isoler son adversaire, à plus forte raison le sultan, qui n'a pas encore combattu, doit-il s'imposer quelque sacrifice pour détacher de l'Empire la Pologne, que sa position géographique fait entrer plus naturellement dans une guerre entre deux puissances également voisines[16].

Continuez à vous charger, écrit Louis XIV à son ambassadeur[17], de la conclusion de la paix avec la Porte. Je vois avec plaisir que vous êtes bien instruit de la manière dont il faut se conduire avec les Polonais pour leur faire prendre un bon parti, et je m'assure que vous y ferez tout ce que je puis attendre de votre adresse.  Et M. de Croissy ajoute : Je prends la plume pour vous dire une vérité que j'avais prévue depuis que j'ai l'honneur de vous connaître, qui est que Sa Majesté convient qu'elle ne pouvait employer personne dans ses ambassades qui pût la servir mieux que vous. Le représentant de Mustapha II partait en effet pour Constantinople séduit et persuadé, et après avoir promis d'employer au succès de la négociation le crédit dont il jouissait dans le Divan.

Mais cette alliance avec la Turquie, qui eût été très-utile pour la France, sans être désavantageuse à la Pologne, ne devait pas avoir lieu. L'indolence d'une partie de la nation polonaise, la résistance opiniâtre de l'autre, s'y opposaient. Sobieski s'y était décidé trop tard, et il avait trop perdu de sa force pour pouvoir maintenant imposer sa volonté. Son autorité était alors si impopulaire qu'il suffisait que celui à qui les Polonais faisaient un reproche de ses trop nombreuses expéditions parlât de paix, pour qu'ils s'y refusassent, croyant voir dans chacun des actes du roi, qu'ils savaient dictés par la reine, une atteinte à leur liberté.

La lutte était en effet plus vive que jamais entre la nation et son chef, qui ne retenait le pouvoir que d'une main défaillante. Le malheureux roi n'avait pas seulement à combattre l'opposition de quelques-uns, mais encore l'indifférence paresseuse du plus grand nombre. La plupart n'agissaient pas et se reposaient. Ceux qui sortaient de cette léthargie générale s'appliquaient à le contrecarrer. Vainement leur représentait-il le mal qu'ils faisaient à leur pays, le mépris qu'en concevaient les puissances voisines, la certitude qu'ils en étaient aujourd'hui la risée et la crainte d'en être demain la proie. Vainement élevait-il sa voix au milieu des diètes et adjurait-il les sénateurs de veiller aux intérêts de la patrie en danger. Parfois des sanglots s'échappaient de sa poitrine, et l'auguste vieillard terminait 'par des larmes ses supplications. L'assemblée partageait alors son émotion ; les rivalités et les haines disparaissaient, et elle acclamait celui dans lequel elle entrevoyait un instant son sauveur. Impression passagère, retour momentané d'où ne résultait aucun remède, et qui prouve seulement que les vices de ses institutions, plus encore que les défauts de son caractère, ont précipité cette nation vers sa ruine !

Cette espérance, qu'il a constamment nourrie, de rendre la couronne héréditaire dans sa famille et de recevoir ainsi le prix le plus doux de ses travaux, Sobieski est maintenant contraint de l'abandonner, parce qu'il reconnaît avec amertume l'impopularité de ses fils et qu'il est le témoin des divisions de tous les siens. Lorsque, effrayé par la perspective de leur avenir précaire, il veut leur laisser au moins quelques richesses, ses ennemis dénaturent ses intentions et l'accusent d'avarice. Ce roi faible, mais essentiellement bon, qui écrivait dès 1683[18] : Obliger tout le monde et n'avoir rien à attendre que de Dieu, telle est ma destinée, la voyait chaque jour ainsi se réaliser. Il comptait presque autant d'ingrats que d'obligés. Léopold, dont il avait sauvé l'empire, l'avait constamment poursuivi de sa jalousie basse et haineuse. Celle qu'il avait fait asseoir à ses côtés sur un trône illustre ne voyait dans son fils aîné qu'un ennemi, dans la princesse de Neubourg, sa belle-fille, qu'une rivale en influence et en beauté, dans les grands que des complices complaisants ou des objets de sa haine, et, dans Sobieski, qui l'avait tant aimée, elle ne considérait que le roi qu'elle assombrissait et tourmentait en le poussant sans cesse à faire un testament[19], et dont elle fut même accusée, non sans raison[20], d'avoir abrégé l'existence.

Et cependant, le malheureux septuagénaire n'avait plus que peu de jours à vivre. Aux souffrances causées par ses anciennes et glorieuses blessures étaient venues s'ajouter de nouvelles et cruelles infirmités. Usé par la goutte, atteint d'hydropisie, il s'avançait assez rapidement vers la tombe sans qu'il fût nécessaire de l'y précipiter.

Le 16 juin 1696, Sobieski, qui habitait Willanow, sa résidence favorite, faisait comme d'habitude, avec l'abbé de Polignac, une promenade dans les vastes jardins de cette splendide résidence, quand tout à coup il est saisi d'un accès de fièvre, et l'on est obligé de le transporter dans ses appartements. Le lendemain, jour de la Fête-Dieu, qui est aussi l'anniversaire de la naissance du roi et celui de son élection, étant encore très-faible, mais croyant avoir repris un peu de forces, il descend au jardin et y fait quelques pas, soutenu par l'ambassadeur français et par l'évêque Zaluski. La foule, qui se presse autour du château pour fêter les deux anniversaires, peut ainsi revoir celui qu'elle va perdre à jamais. Mais le roi est bientôt contraint de rentrer dans sa demeure. Il s'y entretient de son peuple et demande ce qu'on dit de lui à Varsovie ; et, comme on lui répond que les temples sont remplis par ceux qui remercient Dieu de l'avoir fait naître et qui demandent la prolongation de sa précieuse vie, il est ému et se recueille quelques instants. Puis il se met à causer à voix basse avec la reine, l'abbé de Polignac et Zaluski, qui seuls se trouvent dans sa chambre. A cinq heures, il est tout à coup frappé d'une attaque. En ce moment, les palatins et les grands de la cour sont réunis à la table du marquis d'Arquien, auquel les intrigues de la reine sa fille ont fini par assurer la pourpre romaine. Aux cris poussés par ceux qui entourent Sobieski, le cardinal d'Arquien accourt suivi de ses hôtes dont quelques-uns chancellent d'ivresse. Aussi, lorsque le royal malade sort enfin de son anéantissement et qu'il aperçoit cette affluence, il dit d'une voix faible : Stava bene[21], comme s'il regrettait de rentrer dans cette vie qui lui pèse depuis si longtemps. Puis, ayant bête de profiter du temps que Dieu lui donne pour se réconcilier avec lui, il s'entretient avec son confesseur et reçoit les sacrements avec les marques de la plus grande piété. Il fait ensuite approcher la reine, et,' au nom de l'affection qu'il lui a toujours portée, il l'adjure de n'avoir jamais d'autre intérêt que celui de ses enfants, et il lui démontre que la concorde et l'union entre elle et ses trois fils sont pour sa famille le plus sûr moyen de demeurer sur le trône. Il consacre les derniers instants qui lui restent à sa chère Pologne, et, pendant qu'il exprime les vœux qu'il forme pour son bonheur, une seconde attaque le frappe et le tue. Au moment même où ce héros qui, au dire d'un autre héros[22], n'aurait jamais dû mourir, rendait à Dieu sa belle âme, le soleil disparaissait à l'horizon[23], la nuit se faisait, et le ciel semblait ainsi s'associer au deuil de tous.

L'abbé de Polignac, qui avait assisté jusqu'à la fin au spectacle de cette grande mort, se hâta d'en rendre compte à Louis XIV et de lui demander de nouvelles instructions pour se guider au milieu des événements qu'allait amener la vacance du trône.

 

 

 



[1] Le vidame d'Esneval ne fut qu'un chargé d'affaires qui résida à Varsovie depuis le rappel du marquis de Béthune (1691), jusqu'à la nomination de l'abbé de Polignac (1692).

[2] On l'accusait d'avoir soudoyé une armée de quatre-vingt mille Tartares et de vingt mille Turcs qui vinrent mettre à feu et à sang le patrimoine du roi.

[3] Ce mariage faisait du prince de Pologne le beau-frère du roi Pierre de Portugal, de Charles Il, roi d'Espagne, et de l'empereur Léopold.

[4] Le sénat et la noblesse eurent bientôt pour l'abbé de Polignac de grands sentiments d'estime, dit l'auteur anonyme d'une très-intéressante Histoire de Frédéric-Auguste, t. II, p. 76 ; La Haye, Gosse et Prévôt, 1734.

[5] Lettre de l'abbé de Polignac à M. de Croissy, ministre des affaires étrangères.

[6] Lettre du cardinal Mazarin à Louis XIV, du 28 août 1659.

[7] La reine, qui avait donné son portrait à l'abbé de Polignac, alla elle-même l'arracher de la chambre de l'ambassadeur.

[8] Elle avait vingt ans de plus que Polignac, c'est-à-dire à cette époque (1693), cinquante-deux ans, mais non pas soixante ans comme l'affirme M. de Salvandy dans son Histoire de Sobieski. Dans l'Art de vérifier les dates, vol. VIII, p. 136, on trouve en effet qu'elle est morte en 1716, âgée de soixante-quinze ans. Elle est donc née en 1641. Ce même chiffre est indiqué dans le tome XXII, p. 175, de la Biographie universelle, article Lagrange d'Arquien.

[9] L'aîné, le prince Jacques, était venu au monde avant que Sobieski eût été fait roi.

[10] Il pense beaucoup et fait des réflexions sur tout ce qui se passe ; il est moins vif qu'un jeune homme ne l'est ordinairement. Lettre de Polignac à Louis XIV.

[11] L'Empereur fit dire à l'Électeur que ce mariage ne lui était pas convenable, parce que les enfants qui naîtraient de cette union ne pourraient pas, à cause de la maison d'Arquien, être reçus chanoines dans les cathédrales d'Allemagne. C'étaient des chapitres où l'on exigeait les preuves de la noblesse la plus ancienne et la plus épurée.

[12] Ce traité de guerre offensive et défensive, entre l'Empereur, le roi de Pologne et les Vénitiens, avait été conclu en 1684.

[13] Je n'ai pas voulu lui donner sujet de croire (à Sobieski) que, dans la poursuite que je fais de la paix, j'ai plus d'attention aux intérêts de la France qu'à ceux de la Pologne. Lettre à M. de Croissy.

[14] En 1544.

[15] Lettre à M. de Croissy.

[16] Lettre à M. de Croissy.

[17] Lettre de Louis XIV, du 29 octobre 1695.

[18] Lettre de Sobieski à la reine, écrite du camp le 18 septembre 1683.

[19] A quoi remédierais-je ? répondit Sobieski. Ne voyez-vous pas que tous les cœurs sont corrompus et qu'un esprit de vertige s'est emparé des Polonais ? Dois-je nie flatter de ramener l'ordre par un testament ? Malheureux rois ! vivants, nous ordonnons : on ne nous écoute pas. Nous écoutera-t-on davantage quand nous ne serons plus ?

[20] La reine, dit Zaluski, qui avait plus que la prévoyance de l'avenir, qui en avait la prescience (futurorum provida et plus quam prescia), la reine me demanda de lui faire faire un testament... et plus loin, en parlant de l'entrevue qu'il eut à cette occasion avec le roi : On ne pouvait avoir un tel entretien sans terreur.

[21] J'étais bien.

[22] Charles XII prononça ces paroles sur le tombeau de Sobieski.

[23] Tous les biographes de Sobieski s'accordent en effet pour remarquer qu'il rendit le dernier soupir au moment précis du coucher du soleil.