HISTOIRE DE NAPOLÉON

TOME SECOND

 

CHAPITRE VINGT-HUITIÈME.

 

 

SOMMAIRE : Arrivée à Rochefort. — Indécision de Napoléon. — Les croisières ennemies. — Projet de se rendre en Amérique. — M. de Las-Cases envoyé sur le Bellérophon. — Plan hardi de deux jeunes officiers de marine. — Napoléon se rend sur le Bellérophon. — Son arrivée en Angleterre. — Curiosité des Anglais. — Odieuse conduite du ministère anglais. — Napoléon proteste. — Il est conduit à bord du Northumberland. — Départ. — Traversée. — Arrivée à Sainte-Hélène.

1815.

 

Napoléon poursuivit sa route vers Rochefort, où il arriva le 5 juillet ; cinq jours après il monta à bord de la frégate la Saale, commandée par le capitaine Philibert, et les personnes de sa suite furent embarquées sur la Méduse. Le lendemain, les deux bâtiments étaient en rade de l'île d'Aix, et Napoléon paraissait encore résolu à chercher un refuge aux États-Unis. Le 10, tout était prêt pour appareiller avec un vent favorable ; mais, ce jour-là, des vaisseaux ennemis se montrèrent sur tous les points de l'horizon. La demande d'un sauf-conduit faite certainement avec une intention perfide par Fouché à Wellington avait donné l'éveil aux Anglais, leurs croisières accouraient pour se saisir de la victime que la trahison avait promise à la vengeance. Napoléon, qui tout en regardant l'Angleterre comme sa plus implacable ennemie, s'était fait une haute idée de la magnanimité de cette nation, Napoléon, n'imaginant pas qu'il lui fût possible d'échapper à la vigilance des bâtiments qui bloquaient la rade, envoya le comte de Las-Cases parlementer avec le capitaine Maitland du vaisseau de 74, le Bellérophon, qui était en vue. Cet officier répondit qu'il était autorisé à recevoir à son bord Napoléon et à le transporter en Angleterre ; mais qu'il ne pouvait ni lui garantir son débarquement sur les terres britanniques, ni promettre qu'un sauf-conduit lui serait accordé pour se rendre aux États-Unis.

D'après cette réponse, l'empereur résolut de gagner, à la faveur de la nuit, un brick danois qui croisait au large ; par son ordre, on disposa à cet effet deux barques demi-pontées ; mais quand elles furent prêtes, le brick avait disparu. De jeunes officiers de marine pressèrent alors Napoléon de leur confier sa destinée, et de monter, avec sa suite, sur les deux barques ; ils s'engageaient à tromper la vigilance des Anglais, et à le conduire en Amérique. Le courageux dévouement de ces braves jeunes, gens dut toucher le cœur de l'illustre proscrit ; et leurs talents, non moins éprouvés que leur valeur, garantissaient le succès de cette entreprise téméraire. L'offre ne fut cependant point acceptée, non que Napoléon s'effrayât du péril d'une aussi longue navigation sur de si frêles bâtiments ; mais il fallait s'arrêter sur les côtes d'Espagne ou de Portugal pour y prendre des vivres et de l'eau ; il ne voulut pas exposer son équipage et lui-même au ressentiment des peuples de la Péninsule.

Pressé d'embrasser un parti, et cédant à des instances vives et continuelles, Napoléon, ramené à ses premières idées, venait de prendre une résolution définitive. Il écrivit au prince régent d'Angleterre :

Altesse royale, en butte aux factions qui divisent mon pays, et à l'inimitié des plus grandes puissances de l'Europe, j'ai terminé ma carrière politique. Je me mets sous la protection des lois de la Grande-Bretagne, et je la réclame de votre altesse royale, comme du plus puissant, du plus constant, du plus généreux de mes ennemis.

Le général Gourgaud partit sur-le-champ sur la corvette anglaise le Stany, pour porter cette lettre.

Le 15 juillet 1815, Napoléon quitta définitivement la France, à l'histoire de laquelle il avait ajouté tant de triomphes et tant de revers. Il était accompagné de Bertrand, Savary, Lallemand, Montholon, et du comte de Las-Cases. Les comtesses Bertrand et Montholon étaient avec leurs maris. Le jeune comte de Las-Cases était attaché au service de l'empereur en qualité de page. Neuf officiers d'un grade inférieur et trente-neuf domestiques s'embarquèrent aussi. Les principaux personnages furent reçus à bord du Bellérophon, et les autres sur la corvette.

Napoléon sortit de la rade d'Aix à bord de l'Epervier. Le vent et la marée étaient contraires. Le capitaine Maitland envoya la chaloupe du Bellérophon pour le transporter à bord de ce vaisseau. La plupart des officiers et des matelots de l'Epervier avaient les larmes aux yeux ; ils continuèrent à saluer l'empereur par des acclamations qu'ils prolongèrent le temps qu'ils pensèrent que leurs voix pouvaient se faire entendre. Napoléon fut reçu à bord du Bellérophon avec respect. Au moment où il mit le pied sur le tillac, il ôta son chapeau et dit au capitaine Maitland, qui était venu à sa rencontre : Je viens me mettre sous la protection de votre prince et de vos lois. Napoléon fit beaucoup de questions sur la discipline du vaisseau. Il passa en revue les soldats de marine ; et satisfait de leur belle tenue, il dit à Bertrand : Que de choses on pourrait faire avec cent mille hommes comme ceux-ci !

Lorsque le vaisseau passa près d'Ouessant, Napoléon, qui était resté sur le pont, jeta plus d'une fois un triste regard sur la côte de France. Le 24 juillet, à la pointe du jour, comme on se trouvait à la hauteur de Darmouth, Napoléon fut frappé de l'aspect hardi de la côte. En entrant dans la rade de Torbay, il remarqua la beauté du site qui est célèbre ; et qui lui rappelait, disait-il, Porto-Ferrajo, dans l'île d'Elbe.

A peine le vaisseau avait-il jeté l'ancre, que le capitaine Maitland reçut de lord Keith, et bientôt après de l'amirauté, des dépêches qui lui enjoignirent de ne permettre à aucune personne, de quelque condition qu'elle fût, de venir à bord du Bellérophon. Le 26, le vaisseau eut l'ordre de se rendre dans la rade de Plymouth.

Pendant ce temps, les papiers publics que l'on apportait à bord étaient de nature à jeter l'inquiétude et la consternation parmi les illustres fugitifs. Les journaux répétaient le bruit généralement répandu que Napoléon n'obtiendrait pas la permission de débarquer, mais qu'il allait être envoyé à Sainte-Hélène, le lieu le plus sûr pour le détenir comme prisonnier de guerre. Napoléon lui-même prit l'alarme, et demanda avec instance à voir Keith. Cette entrevue entre le noble amiral et l'empereur eut lieu le 28 juillet ; mais elle ne produisit aucun résultat. Lord Keith n'avait pas encore reçu la décision du gouvernement anglais.

Bientôt, de toutes les parties de l'Angleterre, on vit accourir une affluence de curieux, et la mer se couvrit d'une telle multitude de barques autour du Bellérophon, que, malgré les défenses formelles de l'amirauté, et les efforts des canots de garde, il était presqu'impossible de les tenir à la distance d'une encablure prescrite au vaisseau. Les personnes montées sur ces barques couraient risque de se faire couler bas, s'exposant à tous les dangers d'un combat naval, plutôt que de perdre l'occasion de voir l'empereur dont elles avaient entendu si souvent parler. Lorsqu'il paraissait, il était accueilli par des acclamations auxquelles il répondait par des saluts ; toutefois il ne put s'empêcher d'exprimer sa surprise de l'excès d'une curiosité qu'il n'avait jamais vu se manifester avec tant de vivacité.

Dans la soirée du 30 juillet, le major-général sir Henri Bunbury, l'un des sous-secrétaires d'état, arriva de Londres ; il était porteur des intentions définitives du gouvernement anglais à l'égard de Napoléon et de sa suite. Le 31, lord Keith et sir Henry se rendirent auprès de l'empereur, à bord du Bellérophon, pour lui en donner communication. Napoléon reçut l'amiral et le sous-secrétaire d'état avec calme et dignité. On lui lut la lettre de lord Melville, premier lord de l'amirauté, qui lui annonçait sa destination future. Elle portait que : Les ministres anglais manqueraient à leurs devoirs envers leur souverain et ses alliés, s'ils laissaient au général Buonaparte les moyens ou l'occasion de troubler de nouveau la paix de l'Europe ; que l'île Sainte-Hélène avait été choisie pour sa future résidence, parce que sa situation locale permettrait de lui laisser plus de liberté qu'on ne pourrait lui en accorder ailleurs sans danger ; qu'à l'exception des généraux Savary et Lallemand, le général pourrait choisir trois officiers, lesquels, avec son chirurgien, auraient la permission de l'accompagner à Sainte-Hélène ; qu'il serait libre d'emmener aussi douze domestiques. D'après ce même document les personnes qui le suivraient devraient être soumises à de certaines restrictions, et ne pourraient quitter l'île sans l'autorisation du gouvernement britannique. Enfin, il était dit que le contre-amiral sir George Cockburn, nommé commandant en chef du cap de Bonne-Espérance, ne tarderait pas à mettre à la voile pour conduire le général Buonaparte à Sainte-Hélène, et que, par conséquent, il était à désirer qu'il choisît au plutôt les personnes qui devaient l'accompagner.

La lettre fut lue en français à Napoléon par sir Henry Bunbury. Il l'écouta sans l'interrompre, et sans donner aucun signe d'impatience ni d'émotion. Lorsqu'on lui demanda s'il avait quelque chose à répondre, il déclara avec beaucoup de calme et de sang-froid qu'il protestait solennellement contre l'arrêt qu'on venait de lui lire ; que le ministère anglais n'avait pas le droit de disposer ainsi de sa personne ; qu'il en appelait au peuple anglais et aux lois, et il demanda quel était le tribunal auquel il devait en appeler. Je suis venu, ajouta-t-il, me confier volontairement à l'hospitalité de votre nation ; je ne suis pas prisonnier de guerre, et quand même je le serais, j'aurais droit d'être traité d'après la loi des nations. Je suis venu comme passager sur un de vos vaisseaux, après une négociation préalable avec le commandant. S'il m'avait dit que je dusse être prisonnier, je ne serais pas venu. Je lui demandai s'il voulait me recevoir à bord et me conduire en Angleterre. Il a répondu que oui, ayant reçu ou prétendant avoir reçu des ordres précis de son gouvernement à mon égard. C'était donc un piégé qu'on me tendait. Je suis venu à bord d'un vaisseau anglais comme je serais entré dans l'une de vos villes ; un vaisseau, un village, c'est la même chose. Quant à l'île de Sainte-Hélène, ce serait un arrêt de mort. Je demande à être reçu citoyen anglais. Combien faut-il d'années pour être domicilié ?

Sir Henry Bunbury répondit qu'il croyait qu'il en fallait quatre. Eh bien donc, reprit Napoléon, que pendant ce temps le prince régent me place en surveillance, comme il l'entendra ; qu'il me mette dans une maison de campagne, au centre de l'île, à trente lieues de tout port de mer ; qu'il envoie un officier auprès de moi pour examiner ma correspondance et surveiller mes actions ; ou bien, s'il veut encore, qu'il exige ma parole d'honneur, peut-être la lui donnerai-je. Alors je jouirai d'un certain degré de liberté personnelle, et je pourrai cultiver les lettres. A Sainte-Hélène, je ne pourrais pas vivre trois mois ; avec mes habitudes et ma constitution, ce serait ma mort. Je suis accoutumé à faire vingt milles par jour, que deviendrais-je sur ce petit rocher au bout du monde ? Non, Botany-Bay est préférable à Sainte-Hélène ; j'aime mieux la mort que Sainte-Hélène. Et quel bien ma mort vous fera-t-elle ? je ne suis plus souverain. Quel danger peut-il y avoir à ce que je vive en simple particulier au sein de l'Angleterre, soumis aux restrictions que le gouvernement jugera convenables ?

Il insistait notamment sur ce point qu'il était venu volontairement à bord du Bellérophon ; qu'il avait été parfaitement libre dans son choix, et qu'il avait préféré se confier à l'hospitalité et à la générosité de la nation anglaise. Autrement, ajouta-t-il, pourquoi ne me serai-je pas rendu auprès de mon beau-père ou de l'empereur Alexandre, qui est mon ami personnel ? Nous nous sommes brouillés parce qu'il voulait ajouter la Pologne à ses états, et que ma popularité auprès des Polonais le gênait ; mais il était mon ami, et il ne m'eût pas traité de la sorte. Si votre gouvernement en agit ainsi, il vous flétrira aux yeux de l'Europe. Votre peuple même le blâmera. Vous ne savez pas, d'ailleurs, la sensation que fera ma mort, tant en France qu'en Italie. On a maintenant une haute opinion de l'Angleterre dans ces deux pays. Si vous me tuez, elle sera détruite, et bien des Anglais seront immolés. Qui pouvait me forcer à la démarche que j'ai faite ? Le drapeau tricolore flotte encore à Bordeaux, à Nantes, à Rochefort. L'armée n'est pas même encore soumise. Ou bien, si j'aimais mieux rester en France, qui m'empêchait d'y rester caché pendant des années, au milieu d'un peuple qui m'était si attaché ?

Il en revint ensuite à sa négociation avec le capitaine Maitlant, et parla des honneurs, des attentions qui lui avaient été prodigués par cet officier et par l'amiral Hotham. Et après tout, dit-il, tout cela n'était qu'un piège. Il s'étendit de nouveau sur la honte qui allait s'attacher au nom anglais. Je procure au prince, dit-il, la plus brillante page de son histoire, en me mettant ainsi à sa discrétion. Je vous ai fait la guerre pendant vingt ans, et je vous donne la plus haute preuve de confiance en me plaçant volontairement dans les mains de mes ennemis les plus invétérés et les plus constans. Souvenez-vous de ce que j'ai été, et quelle était ma place parmi les souverains de l'Europe. Celui-ci sollicitait ma protection, celui-là me donnait sa fille, tous recherchaient mon amitié. J'étais reconnu empereur par toutes les puissances de l'Europe, la Grande-Bretagne exceptée, et elle m'avait reconnu comme premier consul. Votre gouvernement n'avait aucun droit de me nommer général Bonaparte, ajouta-t-il en montrant du doigt cette qualification offensante que contenait la lettre de lord Melville. Je suis prince ou consul ; je dois être traité comme tel, et pas autrement. Quand j'étais à l'île d'Elbe, j'étais pour le moins reconnu aussi bien souverain de celte île, que Louis de France. Nous avions tous deux notre pavillon respectif, notre flotte, notre armée. Celle-ci, continua-t-il avec un sourire, était assurément sur une beaucoup plus petite échelle ; j'avais six cents soldais, et lui deux cent mille. A la fin, je lui fis la guerre, le battis, le détrônai ; mais il n'y avait rien en cela qui dût me faire perdre mon rang parmi les souverains de l'Europe.

Pendant cette scène intéressante, Napoléon répéta plusieurs fois que sa détermination n'était point d'aller à Sainte-Hélène, et qu'il désirait qu'on lui permît de rester en Angleterre.

Sir Henry Bunbury affirma alors qu'il était certain que Sainte-Hélène avait été choisie pour sa résidence, parce que sa situation permettait qu'on y accordât à Napoléon plus de liberté qu'on ne pourrait le faire dans aucune partie de la Grande-Bretagne.

Non, non, reprit vivement l'empereur, je n'irai pas là. Vous, Monsieur, si vous étiez dans ma position, vous ne voudriez pas y aller ; ni vous non plus, mylord ? Lord Keith s'inclina, et répondit qu'il était déjà allé quatre fois à Sainte-Hélène. Napoléon continua de protester qu'il ne pouvait être ni prisonnier ni envoyé à Sainte-Hélène. Je ne veux pas y aller, répéta-t-il ; je ne suis pas un Hercule, dit-il en souriant, mais vous ne me conduirez pas à Sainte Hélène. Je préfère la mort dans ce lieu même. Vous m'avez trouvé libre, renvoyez-moi, replacez-moi dans la condition où j'étais, ou laissez-moi aller en Amérique.

Il insistait beaucoup sur sa résolution de mourir plutôt que d'aller à Sainte-Hélène ; il n'avait pas beaucoup de raisons, disait-il, pour désirer de vivre. Il pria l'amiral de ne prendre aucune mesure pour le faire entrer dans le Northumberland, avant que le gouvernement eût été informé de ce qu'il avait dit, et eût signifié sa décision. Il conjura sir Henry Bunbury de communiquer sans délai sa réponse au gouvernement anglais, et dit qu'il s'en rapportait à lui pour la transmettre dans les formes. Après plusieurs questions faites à la hâte, et avec de courts intervalles de silence, il revint encore sur ce sujet important, et fit valoir les mêmes arguments qu'il avait déjà employés. Il avait espéré, disait-il, qu'il aurait eu la liberté de débarquer et de rester dans le pays sous la surveillance d'un commissaire nommé à cet effet, et qui lui aurait été d'une grande utilité pendant un ou deux ans pour lui apprendre ce qu'il aurait eu à faire. Vous pouviez choisir quelque homme respectable, car l'armée anglaise doit avoir des officiers distingués par leur probité, leur honneur, et ne pas placer auprès de moi une personne intrigante qui jouerait le rôle d'espion, et ferait des cabales. Il déclara encore une fois sa ferme résolution de ne point aller à Sainte-Hélène, et là se termina cette entrevue.

Après que l'amiral et sir Henry Bunbury se furent retirés, il rappela lord Keith, qu'il pouvait considérer comme plus favorable à sa personne, et il engagea la conversation en lui demandant son avis sur la manière, dont il devait se conduire. Lord Keith répondit qu'il était officier, qu'il s'était acquitté de son devoir, et avait remis à Napoléon les instructions dont il avait été chargé ; que s'il trouvait nécessaire de recommencer la discussion, sir Henry Bunbury devait y être appelé. Napoléon dit que ce n'était pas nécessaire. Après ce qui s'est passé, poursuivit-il, pouvez-vous me garder jusqu'à ce que je reçoive des nouvelles de Londres ? Lord Keith répondit que cela dépendait des instructions données à l'autre amiral, instructions qui lui étaient entièrement inconnues. Y a-t-il là quelque tribunal auquel je puisse en appeler ? demanda Napoléon. Lord Keith éluda en donnant l'assurance qu'il était convaincu que le gouvernement anglais prendrait toutes les dispositions qui pourraient rendre la situation de Napoléon aussi douce que la prudence le permettrait. Comment cela serait-il ! dit Napoléon relevant le papier qui était sur la table, et parlant d'un ton animé sur l'observation que lui fit lord Keith, que Sainte-Hélène était sûrement préférable à une réclusion dans un lieu très reculé en Angleterre, ou à un renvoi en France, peut-être même en Russie. En Russie ! s'écria l'empereur, Dieu m'en garde !

Pendant cet entretien, les manières de Napoléon étaient parfaitement calmes, sa voix égale et ferme. Il semblait que son esprit fut résigné, et que, prévoyant ce qu'on devait lui annoncer, il fût préparé à répondre. En exprimant sa volonté de ne point aller à Sainte-Hélène, il laissait ses auditeurs dans le doute sur ses intentions : songeait-il à prévenir sa translation par un suicide, ou à résister à la force ? Quoi qu'il en fût, le ministère anglais ne tarda pas à lui notifier son immuable détermination, en lui adressant la pièce suivante :

Il serait peu convenable à notre devoir envers notre pays et les alliés de sa majesté, que le général Bonaparte conservât le moyen ou l'occasion de troubler de nouveau la paix de l'Europe. C'est pourquoi il devient absolument nécessaire qu'il soit restreint dans sa liberté personnelle, autant que peut l'exiger ce premier et important objet.

L'île de Sainte-Hélène a été choisie pour sa future résidence ; son climat est sain, et sa situation locale permettra qu'on l'y traite avec plus d'indulgence qu'on ne pourrait le faire ailleurs On permet au général Bonaparte de choisir parmi les personnes qui l'ont accompagné en Angleterre, à l'exception des généraux Savary et Lallemand, trois officiers, lesquels avec son chirurgien auront la permission de l'accompagner à Sainte-Hélène.

 

Voici la réponse que suggéra la plus juste indignation, à la victime de cette honteuse iniquité :

Je proteste solennellement ici, à la face du ciel et des hommes, contre la violence qui m'est faite ; contre la violation de mes droits les plus sacrés, en disposant par la force de ma personne et de ma liberté. Je suis vertu librement à bord du Bellérophon ; je ne suis pas prisonnier ; je suis l'hôte de l'Angleterre. J'y suis venu à l'instigation même du capitaine, qui a dit avoir des ordres du gouvernement de me recevoir et de me conduire en Angleterre avec ma suite, si cela m'était agréable. Je me suis présenté de bonne foi, pour venir me mettre sous la protection des lois de l'Angleterre. Aussitôt assis à bord du Bellérophon, je fus sur le foyer du peuple britannique. Si le gouvernement, en donnant des ordres au capitaine du Bellérophon de me recevoir avec ma suite, n'a voulu que me tendre une embûche, il a forfait à l'honneur, et a flétri son pavillon.

Si cet acte se consommait, ce serait en vain que les Anglais voudraient parler désormais de leur loyauté, de leurs lois et de leur liberté. La foi britannique se trouvera perdue dans l'hospitalité du Bellérophon.

J'en appelle à l'histoire : elle dira qu'un ennemi, qui fit vingt ans la guerre au peuple anglais, vint librement, dans son infortune, chercher un asile sous ses lois. Quelle plus éclatante preuve pouvait-il lui donner de son estime et de sa confiance ? mais comment répondit-on en Angleterre à une telle magnanimité ? On feignit de tendre une main hospitalière à cet ennemi, et quand il se fut livré de bonne foi, on l'immola.

A bord du Bellérophon, à la mer.

Signé, NAPOLÉON.

 

Mais toutes les représentations que l'on put faire furent inutiles : on ne tint même aucun compte, dans cette conjoncture, de l'opinion du peuple anglais, qui se manifestait dans le sens d'une conduite généreuse, et, au lieu de répondre à la noble protestation de Napoléon, on pressa les préparatifs du départ.

Le 4 août, le Bellérophon mit à la voile, le lendemain matin il rencontra le Northumberland ainsi que l'escadre destinée pour Sainte-Hélène, et le Tonnant, sur lequel flottait le pavillon de lord Keith.

Ce fut alors que Napoléon fit connaître au capitaine Maitland, qu'il se soumettrait à son sort, en demandant que M. O'Meara, chirurgien du Bellérophon, eût la permission de le suivre à Sainte-Hélène, en remplacement de son propre chirurgien, à qui sa santé ne permettait pas de supporter le voyage. Son bagage fut soumis à un minutieux examen, et la faible somme de 4.000 napoléons lui fut enlevée ; on permit seulement à Marchand, son valet de chambre, d'emporter quelques centaines de louis.

Le 7 août, vers sept heures du matin, lord Keith vint dans sa chaloupe pour transporter Napoléon du Bellérophon dans le Northumberland. A une heure il fit annoncer qu'il était prêt ; un garde du capitaine fut envoyé pour en donner avis ; la chaloupe de lord Keith fut préparée, et lorsque Napoléon traversa le gaillard-d'arrière, les Soldats présentèrent les armes pendant que les tambours battaient trois roulements, sorte de salut rendu aux officiers-généraux. En arrivant sur le Northumberland, il reçut les mêmes honneurs ; mais ensuite, par ordre de l'amirauté, on supprima à son égard ces marques d'une déférence qui coûtait si peu. Il se soumit à ces mesquines vexations avec une méprisante résignation. L'ennemi qui l'avait si indignement trompé ne pouvait plus l'offenser désormais.

Une fois en mer, l'empereur employait ses matinées à lire ou à écrire, et ses soirées à se promener et à jouer aux caries. Son jeu favori était le vingt-et-un ; mais lorsque ce jeu le fatiguait, il y substituait les échecs. Quoique grand tacticien, Napoléon n'était pas fort à ce jeu, dont les combinaisons n'ont aucune analogie avec celles de la stratégie. Montholon, qui faisait ordinairement sa partie, et qui n'était tout au plus qu'un général de boudoir, avait une peine infinie à ne pas le gagner.

La fête de Napoléon, qui était aussi l'anniversaire de sa naissance, arriva pendant la traversée ; c'était le 15 d'août, auparavant consacré à saint Roch, que le pape, docile courtisan d'un pouvoir assez grand pour le protéger et l'enrichir, avait sans plus de façon éliminé du calendrier. Ce jour, fêté naguère au sein de la victoire, ou au milieu de toutes les splendeurs d'une cour brillante, l'empereur se voyait maintenant réduit à le célébrer à bord d'un vaisseau de guerre anglais qui le conduisait dans le lieu de son exil, qui devait être aussi le lieu de sa tombe. Cependant Napoléon parut gai et content pendant toute la journée, et vit avec plaisir qu'il était heureux au jeu, ce qui lui sembla d'un bon augure.

Le 15 octobre 1815, le Northumberland arriva en vue de Sainte-Hélène. Napoléon monta alors sur le pont, et se servit de sa lunette marine pour observer. Le petit, village de Saint-James était devant lui, occupant une vallée étroite, et comme enchâssé au milieu de rochers escarpés et d'une hauteur prodigieuse ; chaque plateforme, chaque issue, chaque gorge était hérissée de canons Las Cases, qui était près de Napoléon, n'aperçut pas la plus légère altération sur son visage. Les ordres du gouvernement anglais étaient que Napoléon restât à bord jusqu'à ce qu'on lui eût préparé une résidence appropriée au genre de vie qu'il allait mener désormais : mais comme ceci demandait nécessairement beaucoup de temps, sir George Cockburn prit immédiatement sur sa responsabilité de faire mettre à terre ses passagers. Napoléon débarqua le 16 octobre, soixante-dix jours après avoir quitté l'Angleterre, et cent dix jours après son départ de Paris.