HISTOIRE DE NAPOLÉON

TOME SECOND

 

CHAPITRE VINGTIÈME.

 

 

SOMMAIRE : Combat de Valontina. — Bataille de la Moskowa. — Marche sur Moscou. — L'armée russe évacue cette capitale. — Le gouverneur Rostopchin.

1812.

 

Napoléon s'occupa de faire rétablir promptement sur le Borysthène les ponts qui avaient été brûlés, l'armée française passa et se porta à la poursuite des Russes, qui se retiraient par la route de Moscou. A une lieue, on atteignit le premier échelon de leur arrière-garde, qui fut aussitôt culbutée qu'aperçue.

L'affaire de Smolensk avait privé l'armée ennemie de douze mille combattants, dont le tiers était resté sur la place. Bien que nous eussions été assaillants, cette perte fut triple de la nôtre. A côté d'un soldat français, on voyait les cadavres de cinq à six Russes. L'ennemi avait eu plusieurs généraux tués. De notre côté, le général Grabowski était mort glorieusement sur le champ de bataille.

Pendant que le centre de l'armée poursuivait sa marche triomphante, le général Gouvion Saint-Cyr, à qui le maréchal Oudinot, grièvement blessé devant Polotsk, avait cédé son commandement, remportait sur la Dwina les avantages les plus signalés, où Wittgenstein, oyant cru surprendre à Dunabourgla division Grand-Jean, avait luimême été défait. Une partie de son artillerie était tombée en notre pouvoir, ainsi qu'un grand nombre de prisonniers. Le général ennemi se jugea si complètement battu, qu'il resta deux mois entiers sans oser rien entreprendre. Ce succès fut acheté par la perte des généraux bavarois Deroy et Siebein : le premier fut particulièrement regretté ; il était presque octogénaire et comptait soixante ans de service. Napoléon, ignorant sa mort, le nomma comte, avec une dotation de trente mille francs.

Sur ces entrefaites, l'armée de Barclay de Tolly, ayant suspendu son mouvement rétrograde devant Napoléon, s'était arrêtée sur le plateau de Valontina, que les Moscovites nomment le Champ-Sacré. Celte position qu'une tradition religieuse faisait regarder comme inexpugnable, fut abordée par les divisions Ledru et Gudin ; celle-ci attaqua à la baïonnette avec une telle impétuosité, que les Russes s'enfuirent. Tant de valeur coûta la vie au brave général qui la commandait ; cette mort fut bien vengée. Les soldats firent un grand carnage de l'ennemi, qui laissa le Champ-Sacré couvert de ses débris. Trois généraux russes furent tués, un quatrième fut fait prisonnier.

Le 127e régiment, qui jusqu'alors n'avait pas encore reçu le baptême du feu, conquit à Valontina le droit de porter une Aigle. On dit qu'en voyant les vainqueurs de cette journée, Napoléon s'écria : Poursuivons nos succès ; avec dépareilles troupes, on doit aller au bout du monde ! Jusqu'à cette époque, on avait cru que l'empereur, voulant seulement rétablir le royaume de Pologne, bornerait ses conquêtes aux villes de Witepsk et de Smolensk, qui, par leur position, ferment l'étroit passage compris entre le Borysthène et la Dwina ; mais la nouvelle d'une victoire remportée à Ghorodestchna par Schwartzenberg sur le général Tormasow, commandant en chef l'armée de Wolhynie, ayant dissipé tous les soupçons relativement à la coopération des Autrichiens, il fut décidé que l'armée continuerait son mouvement offensif.

Animés par leurs succès, enthousiastes d'un chef qui les avait conduits triomphants dans presque toutes les capitales de l'Europe, les Français manifestaient la plus grande ardeur, et n'écoutant que leur courage, suivaient aveuglément l'impulsion qui leur était communiquée.

Les Russes, fidèles au système de défense qui leur était prescrit, se reliraient en détruisant tout ce qui se trouvait sur leur passage, chassant devant eux les habitans et emmenant les bestiaux, ils incendiaient les maisons, occupaient les ponts, embarrassaient les routes, et saccageaient les récoltes.

Notre armée s'avançait au milieu de cette affreuse dévastation. Divisée en trois colonnes, elle occupait un espace de six lieues de largeur, et ne donnait pas à l'ennemi le temps de s'arrêter. Aussitôt qu'il paraissait vouloir prendre position, il était attaqué et débusqué sur-le-champ. Il avait manifesté l'intention de tenir dans un défilé en avant de Dorogobouch, et y avait élevé des redoutes ; mais à notre approche, il les abandonna après avoir incendié la ville. Les jours suivants amenèrent de nouvelles escarmouches où la valeur de nos soldats obtint toujours l'avantage. Le 30 août le général Caulaincourt était aux portes de Viasma, dont les Russes ne défendirent que faiblement la belle position. Après un léger combat, ils mirent le feu aux ponts, ainsi qu'aux principaux édifices, et se retirèrent. L'armée entra dans cette ville au moment où elle était la proie des flammes. On parvint à maîtriser le feu, et à sauver les deux tiers des maisons. La population entière avait fui vers Moscou ; le nombre des malheureux qui refluaient vers cette capitale, s'élevait déjà à plus de quinze mille.

Nos troupes, pressées par la famine, assaillies par les privations de tout genre, poursuivaient leur marche avec la plus grande activité ; une seule journée suffit à l'avant-garde pour arriver à Ghiat. Le quartier-général alla bientôt s'y établir. Le 4 septembre, une reconnaissance, poussée en avant, vint annoncer que l'armée russe était postée sur le Kologha. Une forte position qu'elle occupait à Ghridneva fut attaquée sur-le-champ ; elle s'y défendit et l'évacua pendant la nuit.

Le lendemain, Napoléon ayant mis, dès le point du jour, toutes ses colonnes en mouvement, donna l'ordre d'enlever un mamelon fortifié, qui couvrait la gauche de l'ennemi. Le feu commença à quatre heures du soir. Après deux heures d'un combat très-vif, la redoute fut emportée à la baïonnette par la division Compans : les Russes, mis en déroute, laissèrent sur le champ de bataille plusieurs milliers de morts. Mille de nos soldats périrent dans cet assaut ; aussi, quand le lendemain l'empereur, passant en revue le 61e régiment, qui avait le plus souffert, demanda au colonel ce qu'il avait fait d'un de ses bataillons : Sire, répondit-il, il est dans la redoute.

Toute la journée du 6 se passa en reconnaissance de part et d'autre. Les deux armées étaient à peu près d'égale force : chacune d'elles comptait dans ses rangs cent trente mille combattants. Les Russes n'étaient plus commandés par le général Barclay de Tolly, dont le plan désastreux les avait effrayés. Maintenant ils obéissaient au prince Kutusow, désigné par tous les Moscovites comme le sauveur de la patrie. C'étaient les victoires de Kutusow, qui avaient tout préparé pour faciliter avec le divan des négociations avantageuses : les officiers et les soldats vénéraient ce vieux guerrier, si célèbre dans les annales de la Russie : en le revoyant parmi eux, ils avaient fait éclater des transports de joie ; en effet, à peine arrivé, il avait annoncé que bientôt on ne rétrograderait plus, et dans la vue de sauver Moscou, dont Napoléon n'était qu'à cinq journées de marche, il avait choisi entre Ghiat et Mojaïsk une forte position où l'on pût livrer une de ces mémorables batailles, dont les résultats décident souvent du sort des empires. La fatigue de nos soldats, l'épuisement de nos chevaux semblaient promettre aux Russes une victoire facile : les Français, de leur côté, se croyaient assurés du succès, puisqu'ils se trouvaient dans une situation où il fallait absolument vaincre ou périr ; cette idée exaltait tellement leur courage, que, malgré la force de l'ennemi, malgré ses inexpugnables retranchements, ils regardaient Moscou comme une conquête infaillible et prochaine. Tout-à-coup, le 7 septembre, avant le jour, le bruit du tambour se fait entendre : déjà les officiers sont prêts, les soldats saisissent leurs armes, et tous n'attendaient que le signal du combat, lorsqu'on lut à l'ordre la proclamation suivante :

Soldats ! voilà la bataille que vous avez tant désirée, désormais la victoire dépend de vous, elle nous est nécessaire ; elle nous donnera l'abondance, de bons quartiers d'hiver et un prompt retour dans la patrie ! Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Witepsk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre conduite dans celte journée ; que l'on dise de vous : Il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou.

 

Toute l'armée répondit par des acclamations qui se prolongeaient encore, lorsqu'à travers un épais brouillard, on vit surgir un soleil radieux : Voila le soleil d'Austerlitz ? s'écria alors Napoléon. L'armée agréa cet heureux présage, et se sentit électrisée par un si glorieux souvenir. Deux circonstances d'un grand intérêt pour Napoléon étaient survenues la veille. Un officier français lui avait apporté le portrait du roi de Rome : Napoléon le fit placer à l'extérieur de sa tente pour satisfaire la curiosité, non seulement des officiers mais même des soldats, qui accouraient en foule pour voir le fils de leur empereur. En même temps un aide-de-camp de Marmont était arrivé d'Espagne, porteur de dépêches qui annonçaient la perte de la bataille de Salamanque. L'empereur supporta avec fermeté cette nouvelle fâcheuse, et bannissant bientôt et l'idée de son bonheur domestique et celle de ses revers dans la Péninsule, il ne songea plus qu'à méditer les plans qui devaient fixer la victoire sous ses aigles.

A la pointe du jour, Napoléon parcourt le front de son armée ; vers sept heures la bataille s'annonça avec un horrible fracas : près de deux mille pièces de canon tonnaient sur un espace de deux lieues.

Davoust, avec les divisions Compans, Desaix, et trente canons en tête, s'avance rapidement sur la première redoute ennemie. Alors la fusillade des Russes commence : les canons français ripostent seuls. L'infanterie marche sans tirer ; elle se hâtait pour arriver sur le feu de l'ennemi et l'éteindre ; mais Compans, général de cette colonne, et ses plus braves soldats tombent blessés ; le reste, déconcerté, s'arrête sous cette grêle de balles pour y répondre, quand Rapp accourt remplacer Compans : il entraine encore ses soldats, baïonnette en avant et au pas de course, contre la redoute ennemie. Déjà il y touchait lorsqu'à son tour il est atteint : c'était sa vingt-deuxième blessure. Un troisième général, qui lui succède, tombe encore ; Davoust lui-même est frappé.

Pendant ce temps, le prince Eugène faisait de semblables efforts pour déloger l'ennemi du village de Semoneskoie et des retranchements qui l'environnaient. Jamais bataille ne fut disputée plus vivement. L'impétuosité de l'attaque des Français emporta enfin les redoutes ; mais les Russes se rallièrent sous la ligne même du feu de l'ennemi, et retournèrent au combat pour reprendre leurs retranchements. Le prince Poniatowski, qui formait la droite, s'était mis en mouvement pour tourner la forêt, sur laquelle les Russes appuyaient leur gauche et que longeait le maréchal Davoust. Deux batteries de soixante pièces de canon chacune, battant la position des Russes, avaient été construites pendant la nuit. La batterie de droite, armée avec l'artillerie de réserve de la garde, avait commencé le feu. Bientôt la mousqueterie s'engagea. Le vice-roi, formant la gauche, s'empara rapidement du village de Borodina, et lorsque le maréchal Ney se mit en mouvement sous la protection de soixante pièces de canon, et se porta contre le centre, mille pièces de canon vomirent la mort de part et d'autre. A huit heures, les positions des Russes étaient enlevées, leurs redoutes prises, et l'artillerie française couronnait les mamelons. Tout alors devint à l'avantage des Français ; les Russes virent la bataille perdue qu'ils ne la croyaient que commencée. Partie de leur artillerie était prise, et le reste évacué sur les lignes du derrière.

Dans cette extrémité, l'armée russe prit le parti de rétablir le combat, et d'attaquer avec toutes ses masses, ces mêmes positions qu'elle n'avait pu garder. Trois cents pièces de canon françaises, placées sur les hauteurs, foudroyèrent ces masses, et les soldats russes allaient mourir au pied de ces parapets qu'ils avaient élevés les jours précédents avec tant de soin.

Napoléon ordonna alors une charge de front, la droite en avant, et ce mouvement le rendit maître des trois quarts du champ de bataille. Il restait aux Russes leurs redoutes de droite : le général Morand les enleva, mais il ne put s'y maintenir. Les Russes, encouragés par ce succès, firent avancer leurs dernières réserves, dont la garde impériale faisait partie : ils attaquèrent le centre des Français, sur lequel avait pivoté la droite ; on craignit un moment qu'ils n'enlevassent le village brulé. La division Friand s'y porta aussitôt avec quatre-vingts pièces de canon, qui arrêtèrent d'abord et écrasèrent ensuite les colonnes russes, qui, pendant deux heures, se tinrent serrées sous la mitraille, n'osant pas avancer, ne voulant pas reculer. Le roi de Naples décida leur incertitude par une charge de cavalerie, qui pénétra dans les brèches faites aux masses. Le général Caulaincourt chargea aussi, entra, à la tête des intrépides cuirassiers, dans là redoute de gauche par les gorges, et tourna contre les Russes les canons qui étaient dans la redoute ; c'est là qu'il mourut au milieu de son triomphe.

Dès ce moment la bataille fut gagnée : la canonnade continua encore ; mais les Russes ne se battaient plus que pour leur salut. La garde impériale française n'avait pas eu besoin de donner.

Dans cette mémorable journée, chaque corps s'était couvert de gloire. Ney, Murat, Poniatowski, Grouchy, Belliard arrachèrent à l'ennemi la victoire la plus disputée ; et jamais faits d'armes plus brillons n'attestèrent la supériorité des armes françaises. Les Russes, à qui leurs efforts désespérés pour se remettre en possession de leur ligne de redoutes avaient occasionné des pertes immenses, comptèrent plus de quinze mille hommes tués et trente mille blessés. Les Français perdirent dix mille hommes, et eurent vingt mille blessés.

Cette victoire, si chèrement achetée, fut pauvre en résultats réels : à peine huit cents prisonniers et quelques pièces de canon en furent les trophées. Napoléon campa sur le champ de bataille et se mit le lendemain à la poursuite de l'ennemi. Les Russes ayant opéré, leur retraite en bon ordre, avaient pris position à quatre lieues seulement du champ de bataille.

L'infatigable Murat était déjà sur la route de Mojaïsk ; il avait cru se rendre maître de cette place, et avait même envoyé avertir l'empereur qu'il y pourrait coucher. Mais la force de l'ennemi, qui couvrait les routes de Moscou et de Ralouga, dans une position inexpugnable, le força de s'arrêter.

Murat se disposait à attaquer Kutusow à forces égales, lorsque le 11 il reconnut que l'armée russe avait disparu une seconde fois ; sa retraite avait été si bien conduite, si habilement masquée, que Napoléon, qui arrivait alors pour combattre, ne put savoir si elle avait pris la roule de Moscou ou celle de Kalouga. Dans cette incertitude, il fut obligé de rester à Mojaïsk jusqu'au 12 ; il apprit alors positivement que les Russes se dirigeaient vers leur capitale.

Napoléon ne pouvait supposer que les Russes voulussent abandonner leur capitale sans tenter un second effort, et il désirait d'autant plus qu'ils entreprissent de lui résister, qu'ayant été rejoint par deux divisions de l'armée d'Italie, les pertes de Borodino se trouvaient ainsi à peu près réparées ; l'armée française comptait plus de cent mille hommes. Avec de telles forces, il était certain de la victoire ; mais à la suite d'un conseil de guerre dans lequel tous les généraux russes avaient été appelés à donner leur avis, il avait été décidé qu'on ne hasarderait pas une seconde bataille, et que Moscou, la ville sainte, ne serait pas défendue. Le 14 septembre, les troupes traversèrent les rues de la métropole, les yeux baissés, sans drapeaux déployés, sans roulements de tambours, et sortirent par la porte de Kalomna. Leurs longues colonnes étaient suivies dans leur retraite par la plus grande partie de la population. Cependant, avant de partir, le comte Rostopchin, gouverneur de la ville, tint une cour publique de justice. Deux hommes furent amenés : l'un russe, enthousiaste qui s'était nourri en Allemagne des anciennes doctrines de notre république française, et qui avait été assez exalté pour les exprimer à Moscou ; l'autre français, que la marche de ses compatriotes avait enhardi au point de tenir quelques propos politiques indiscrets. Le père du jeune russe était accouru ; on s'attendait à le voir intercéder pour son fils ; mais c'était sa mort qu'il venait demander.

Je vous accorde, lui dit le gouverneur, quelques instants pour lui faire vos adieux, et lui donner votre bénédiction.

Moi, bénir un traître ! s'écria le Brutus scythe : malédiction à qui trahit sa patrie !

Ce fut le signal de sa mort : la tête de ce malheureux vola sous le sabre de l'exécuteur.

Pour toi, dit Rostopchin au Français, tu devais désirer l'arrivée des Français ; sois donc libre, mais va dire aux tiens que la Russie n'avait qu'un seul traître, et qu'il est puni.

Il ordonna qu'on ouvrît les prisons et qu'on mît en liberté les criminels qui s'y trouvaient ; puis, abandonnant la ville superbe à ces bandits, il monta à cheval et suivit la marche de l'armée, qui emmenait avec elle les archives, le trésor, des magasins immenses, des richesses et des provisions de toute espèce. Les nobles et les riches étaient depuis long-temps partis.