ROYALISTES & RÉPUBLICAINS

L'EXTRÊME DROITE ET LES ROYALISTES SOUS LA RESTAURATION

 

 

 

S'il n'y avait de royalistes que ceux qui pensent comme vous, le nombre en serait trop restreint.

(Réponse de M. de Villèle à M. de la Bourdonnaye.)

 

La Restauration est l'âge héroïque du régime parlementaire en France. Les luttes de tribune et de presse ont alors un éclat, une vivacité et une franchise de couleur qui ne devaient plus se retrouver. M. de Tocqueville, dans une lettre écrite en 1842 à M. Royer-Collard, le félicitait d'avoir pu jouer son rôle sur un si grand théâtre, et il faisait, non sans envie ni sans une sorte de découragement mélancolique, un retour sur ce qu'était devenue la vie publique pour les hommes de la génération suivante[1]. — Hélas ! qu'aurait-il pu dire s'il était venu encore plus tard ? — De 1815 à 1830, les partis se jettent dans le combat avec une énergie de jeunesse et même un emportement qui mettent en saillie leurs qualités et leurs défauts. Aussi nul temps n'est-il plus favorable pour les étudier et les juger. Combien il y aurait à dire, par exemple, sur cette gauche bonapartiste et prêtrophobe qui se prétend libérale quand elle n'est que révolutionnaire, qui parle de droit à la tribune et conspire dans les casernes et les sociétés secrètes Violente et hypocrite, ne joue-t-elle pas aux dépens de la France et de la liberté, dans le seul dessein de jeter bas les Bourbons, ce qu'après coup un de ses journaux proclamera n'avoir été qu'une comédie de quinze ans ? Quant aux libéraux sincères, est-il une plus décisive épreuve pour voir où les conduisent les oppositions trop défiantes, les exigences trop absolues, la méconnaissance des transactions et des ménagements qui sont la condition de toute politique, surtout aux époques de transformation, et les alliances sans scrupule arec les partis révolutionnaires ? Les plus illustres d'entre ces libéraux n'ont-ils pas, d'ailleurs, confessé loyalement leurs fautes et proclamé leur repentir[2] ?

Ce n'est pas cependant, pour cette fois, de la gauche que nous avons dessein de nous occuper. Le parti conservateur aimerait sans doute mieux qu'on lui montrât le spectacle toujours un peu consolant et flatteur pour son amour-propre des fautes commises par ses adversaires. Mais il est plus profitable et plus viril de lui signaler celles qu'il a commises lui-même, ou qui du moins ont été commises en son nom et sous son drapeau. Il faut toujours faire son propre examen de conscience avant de faire celui d'autrui. Seulement il convient que la portée de cette étude ne soit pas faussée. Si l'on ne parle pas de la gauche, ce n'est pas qu'on l'absolve : si l'on ne parle que des partis de droite, ce n'est pas qu'on attribue tout le mal à leurs seules fautes.

Voudrait-on même comparer les mérites, peser les responsabilités respectives de tous les partis, la gauche devrait, sans aucun doute, être jugée le plus sévèrement ; elle est la plus coupable dans l'échec de la Restauration. Or cet échec n'a-t-il pas été un malheur et un crime ? n'a-t-il pas empêché la liberté d'être fondée en France comme elle l'est en Angleterre ? ne nous a-t-il pas condamnés à vivre désormais, et peut-être, hélas ! à mourir d'expédients césariens et révolutionnaires ? Cette réserve faite, — et elle était nécessaire pour prévenir tout malentendu, — il sera permis de faire porter principalement celte étude sur la conduite des hommes de droite.

La droite est un grand parti qui a pu, comme tous les autres, commettre des fautes, mais qui a sa place et son action nécessaires dans le jeu régulier des institutions libres. Elle représente des principes essentiels et des intérêts permanents. C'est une conception trop étroite de voir uniquement en elle le champion chevaleresque de l'hérédité monarchique et de la légitimité. La droite est plus encore ; elle représente des forces sociales qui ne sont pas la nation entière, mais dont aucune nation ne peut se passer. En elle se trouvent les traditions de respect et d'autorité, le calme dans les positions acquises d'où naît le désintéressement politique, l'idée de famille étendue au delà des générations vivantes, si puissante pour inspirer à chacun le soin délicat de sa bonne renommée. En elle résident au plus haut degré la puissance et la vertu nécessaires pour résister aux vices naturels de toute démocratie. Elle est, en un mot, le corps principal du parti conservateur. Elle devrait même n'avoir pas d'autre rôle si on avait enfin mis hors de contestation les bases constitutionnelles qui, dans un état normal, ne sauraient être le sujet ordinaire des débats politiques. L'idéal serait que ces jacobites fussent seulement des tories.

Mais à côté, au delà de la droite, — et trop souvent dans la droite, la compromettant et l'entraînant, — est un parti qui prétend avoir les mêmes principes et les exagère, qui montre un grand zèle pour les mêmes causes et ne fait, en général, que leur nuire ou même les perdre. Le nom de ce parti a varié suivant les temps. Sa prétention, d'ailleurs, a toujours été de se confondre avec la droite, d'être lui-même la vraie et l'unique droite. En 1815 on disait les ultras, plus tard les pointus, la défection ou la contre-opposition. Pour plus de facilité, disons l'extrême droite, bien que ce nom semble plutôt appartenir à notre vocabulaire actuel qu'à celui du commencement du siècle.

Si l'on voulait rechercher la généalogie de l'extrême droite, il faudrait remonter jusqu'aux débuts de la Révolution. On la voit dès lors à l'œuvre : elle contribue, avant 1792, à perdre la monarchie, en empêche le rétablissement après le 9 thermidor, contrarie, souvent combat ouvertement les patriotiques efforts des grands royalistes, de Mounier, de Malouet, de Mallet du Pan, et même de Cazalès. Ouvrez au hasard les écrits de Manet, de 1789 à 1800, vous y trouverez, gravés d'une main vigoureuse et souvent irritée, les traits de ce parti qu'il a rencontré sur son chemin, chaque fois qu'il a tenté de défendre ou de relever la cause royale. Il les connaît, ces hommes qui ne se forment aucune idée de ce qu'est devenue la France ; qui tournent dans le même cercle de visions, d'opiniâtreté contre l'évidente, de contre-sens, de divisions et d'égoïsme ; qui repoussent toute conduite compatible avec les personnes, avec les préjugés et les intérêts du temps, avec la force impérieuse des circonstances ; qui, n'ayant pu défendre ce qui a été détruit, perdent leurs forces à vouloir ramasser chaque particule des débris et préfèrent rester dans la rue, si l'on n'est pas exactement logé comme on l'était avant le tremblement de terre ; qui se félicitent de l'accroissement des désordres comme d'un acheminement à la plus rapide contre-révolution. Il faut entendre de quel accent Manet flétrit ces coupables écrivains qui fomentent la discorde, fécondent toutes les semences de schisme entre les amis sincères du roi et de la monarchie ; cette école misérable de l'intolérance de parti, indigne de rien défendre de louable, parce qu'elle ne sait rien sacrifier, repoussant, outrageant, menaçant de ses vengeances ceux qui viennent à elle sans adopter toutes ses idées, anathématisant tous ceux qui ne se rencontrent pas sur sa ligne géométrique d'opinions ; en un mot, ces hommes dont on ne peut jamais obtenir la moindre politique, mais que le besoin de la haine semble tourmenter. Poursuivi de leurs injures, il s'écrie que ces bonnets rouges déguisés ont, à l'exemple des Jacobins, leurs formules, leur régime de terreur et jusqu'à leur père Duchêne. Il s'impatiente et voudrait mettre fin à ce déluge de sottises, faire taire ces impertinents pamphlétaires. Il est tenté parfois de rire de ces extravagances ; mais il s'arrête et il a bientôt, au contraire, envie de pleurer, en songeant que l'on parle et agit au nom du Roi.

Telle était l'extrême droite d'alors, peinte par un homme de droite, par le plus fidèle et le moins suspect des royalistes. S'est-elle continuée sous la Restauration ? Parmi les anciens émigrés, qui entourent le trône relevé en 1814, il en est beaucoup que le temps a mûris, que les événements ont éclairés, et qui ont imité de près ou de loin la sage transformation de Louis XVIII faisant, en 1814, la Déclaration de Saint-Ouen, après avoir écrit, en 1795, celle de Vérone. Mais n'en est-il pas d'autres qui semblent n'avoir rien appris, rien oublié, et qui voient toujours dans le nouvel état social le spoliateur de leurs biens, le meurtrier de leurs parents et de leur roi, le persécuteur de leur Dieu ? Ces ultras de la Restauration n'ont peut-être pas identiquement les mêmes théories, le même programme que les adversaires de Manet du Pan. On a beau se boucher les yeux et les oreilles, on ne peut échapper entièrement à l'action du temps et des événements. Mais ce sont à peu près mêmes tendances, mêmes passions, mêmes procédés, même tempérament. Dans ce siècle mobile et bouleversé, c'est par là, plus encore que par les doctrines, que les partis sont fidèles à eux-mêmes.

Il ne suffit pas de surprendre l'extrême droite dans quelque moment de crise, dans l'enivrement d'une victoire ou dans l'ahurissement du péril. Il faut la suivre dans les années relativement paisibles et régulières, quand elle devrait être en pleine possession de son expérience, de son sang-froid et de sa clairvoyance. Il faut, en outre, lui demander compte de ce qu'elle a fait, non pas contre telle ou telle thèse libérale, mais contre la monarchie ; non pas contre des adversaires ou des amis froids des Bourbons, mais contre leurs plus illustres défenseurs. Il est trois noms qui, à des titres divers, doivent être gravés au premier rang dans le livre d'or du parti royaliste : Serre, Villèle, Martignac. Ces ministres, se succédant l'un à l'autre, M. de Serre de 1818 à 1821, M. de Villèle de 1821 à 1828, M. de Martignac de 1828 à 1829, remplissent tonte l'histoire de la Restauration, entre les tâtonnements du début et l'agonie de la fin. Différents par leurs qualités, par leur caractère et par leurs procédés politiques, ils ont, en réalité, travaillé à la même œuvre ; ils ont cherché à fonder la monarchie avec les Bourbons et la Charte. Dévoués de tradition et d'intérêt, de cœur et de raison à cette cause, en quelque sorte nés et morts royalistes, ils n'ont pas connu d'autre drapeau. Aujourd'hui, des hauteurs de l'histoire, on peut mieux juger les hommes et les choses que sur le plain-pied de la politique contemporaine. Il n'est pas de conservateur éclairé qui ne déplore l'échec de l'œuvre entreprise successivement par ces trois ministres, comme l'un des malheurs irréparables de la monarchie, de la liberté et de la France ; il n'est pas de.légitimiste qui ne sente qu'enlever à son parti l'honneur d'avoir fourni et en quelque sorte improvisé, à une époque d'inexpérience générale, de tels hommes d'État, ce serait le découronner.

Quelle a donc été la conduite de l'extrême droite en face de ces trois grands royalistes ?

 

 

 



[1] Lettre à Royer-Collard, octobre 1842 (Nouvelle Correspondance inédite de M. de Tocqueville, p. 205).

[2] Voir notamment les extraits des Notes biographiques inédites, du duc de Broglie, cités par M. Guizot. (Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1871.)