LE PARTI LIBÉRAL SOUS LA RESTAURATION

 

CHAPITRE VI. — LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC, 1828-1829.

 

 

§ 1. — L'HEURE DÉCISIVE POUR LE PARTI LIBÉRAL.

Dans chaque acte du drame parlementaire, il est d'ordinaire un parti auquel les événements donnent le rôle prépondérant et imposent par suite la principale responsabilité. Au lendemain des élections de 1824, c'était la droite ; c'est le parti libéral après celles de 1827. On a dû blâmer certains procédés de la gauche, pendant les quatre dernières années du ministère Villèle : néanmoins l'histoire s'en prend surtout aux royalistes eux-mêmes, de l'usage malhabile qu'ils avaient fait d'une victoire si complète et d'une si grande puissance. Maintenant le parti libéral a vu la fortune lui revenir. Va-t-il à son tour se montrer plus sage et plus clairvoyant ? C'est un des instants décisifs de son histoire ; il peut beaucoup pour le bien ou pour le mal, réparer ou consommer ses fautes passées, suivant qu'il aura ou non l'intelligence et le courage de faire ce qu'il doit à son pays et à lui-même.

Si battu qu'ait été M. de Villèle dans les élections, le parti libéral n'était pas cependant assez victorieux, pour être en droit d'exiger la remise immédiate du ministère à ses représentants. La nouvelle Chambre était partagée en trois minorités inégales : l'ancienne droite ministérielle composée d'environ cent soixante députés, la défection de droite qui en comprenait quatre-vingts, et les groupes de gauche cent quatre-vingts. En fait d'ailleurs, et même en droit parlementaire, ne fallait-il pas compter avec les sentiments personnels du roi ? Dans ces conditions, comment les opposants d'hier ne se seraient-ils pas estimés heureux de voir en quelles mains était remise la succession de M. de Villèle ? d'autant plus heureux que Charles X n'avait certes pas eu conscience de ce qu'il faisait. Il avait cru accepter seulement pour un temps les suppléants, un peu effacés et nullement gênants, du cabinet précédent. Le nouveau ministère ne devait point, on le sait, répondre à l'attente du roi. Il inaugurait aussitôt une politique de larges réformes, de conciliation généreuse, qui cherchait à obtenir l'appui des libéraux, en se montrant confiant envers eux, système de fusion, d'oubli et de liberté, par lequel on espérait ramener toutes les opinions à la royauté. C'était reprendre, après huit ans, l'œuvre si malheureusement interrompue du duc de Richelieu et de M. de Serre[1]. De plus, le principal membre du cabinet, M. de Martignac, se trouvait être un des grands charmeurs de la tribune, homme d'État souple, aimable, qui semblait choisi pour désarmer les vieilles rancunes, pour rendre plus faciles aux amours-propres les retours et les réconciliations nécessaires[2].

Dès la première heure, le ministère donnait des gages éclatants de sa bonne foi et de sa bonne volonté. C'étaient, dans l'ordre spécialement politique, l'élévation de M. Royer-Collard à la présidence de la Chambre ; les réformes très-libérales proposées à la législation sur la presse et les élections ; les nominations de fonctionnaires ; la conduite suivie à l'extérieur, notamment dans les affaires de la Grèce. Dans l'ordre religieux, il poussait son désir de complaire à la gauche jusqu'à faire signer au roi les ordonnances de juin 1828 sur les petits séminaires et les jésuites, satisfaction fâcheuse donnée aux passions ameutées contre le clergé, triste contre-partie des imprudentes complaisances du ministère précédent pour l'extrême droite. Enfin, la jeune génération, engagée dans le mouvement intellectuel, ne devait-elle pas avoir l'impression qu'on lui faisait réparation pour le passé et qu'on lui rouvrait l'avenir, quand elle voyait ses maîtres les plus aimés et les plus illustres remonter dans les chaires de la Sorbonne, d'où quelques-uns avaient été exclus depuis tant d'années ? Tout est changé et bien changé, disait M. Guizot, à sa première leçon. Il y a sept ans, nous n'entrions ici qu'avec inquiétude, préoccupés d'un sentiment triste et pesant... Aujourd'hui, nous arrivons tous, vous comme moi, avec confiance et espérance, le cœur en paix et la pensée libre[3]. Aussi La Fayette lui-même était-il obligé de confesser que les ministres se montraient de bonne grâce, et qu'il existait un air de mieux auquel on ne pouvait être insensible. Faire un accueil cordial au nouveau ministère, le seconder loyalement, tels étaient donc le devoir et l'intérêt évidents des amis clairvoyants de la liberté.

Rien de moins homogène que la coalition victorieuse aux élections de 1827. En dehors même de l'extrême droite, la gauche comprenait des éléments fort disparates : d'un côté, les survivants ou les successeurs de l'ancienne opposition antidynastique qui, en dépit des feintes de tactique auxquelles ils se prêtaient momentanément, cherchaient toujours, ou désiraient une révolution[4] ; d'autre part, les libéraux les plus modérés, ralliés ou résignés aux Bourbons, souhaitant leur maintien, ou, en tous cas, résolus à ne rien faire pour les renverser : nuances diverses qui allaient de M. Casimir Périer à M. Royer-Collard[5]. Le ministère ne songeait pas à satisfaire ni à conquérir les premiers : il devait même s'attendre à provoquer chez eux d'autant plus d'hostilité et de colère qu'il réussirait mieux dans son œuvre de conciliation et d'apaisement. Le concours des seconds, au contraire, lui était indispensable. Il fallait donc une séparation entre les deux. Alors pourrait se former, avec les libéraux dynastiques et les royalistes libéraux, cette majorité modérée, dont les éléments, malheureusement dispersés et divisés, existaient pourtant dans l'Assemblée nouvelle.

Après l'expérience des huit dernières années, quel homme eût pu regretter de modifier une classification de partis dont les vices étaient apparus si évidents ? N'avait-on pas vu ce qu'avaient souffert la droite ou la gauche, dans ce face à face sans intermédiaire : les violents devenus les maîtres de chaque côté, poussant d'abord les opposants aux conspirations, de 1820 à 1823, ensuite les royalistes aux exagérations provocantes qui avaient suivi la victoire de 1824 ; entre les deux, les modérés du centre, annihilés, portés vers la droite d'abord, rejetés vers la gauche ensuite, mais toujours à la remorque d'une politique qui n'était pas la leur ; et enfin, comme conclusion, les dissensions intestines des vainqueurs, la coalition monstrueuse des libéraux et des ultras ? Où trouver une plus éclatante démonstration par les faits de la nécessité de reformer entre les extrêmes, avec les esprits tempérés des deux camps, le grand parti moyen, médiateur, royaliste et libéral, dont l'échec et la dissolution avaient été, en 1820, le malheur de la monarchie et de la liberté ?

Pour arriver à cette combinaison nouvelle des forces parlementaires, il fallait sans doute l'habileté du ministère et la bonne volonté des modérés de la droite. Mais, par l'effet des circonstances, le nœud de l'opération était à gauche. Ce qu'il fallait avant tout, c'était que les dynastiques du centre gauche se prêtassent à rompre avec leurs alliés révolutionnaires. En cela nous avons pu dire que la responsabilité principale pesait sur le parti libéral. L'œuvre n'était pas sans difficulté. Les années avaient fortifié les liens qu'il s'agissait de rompre, aigri les animosités qu'il convenait d'apaiser. Mais aussi la pratique du gouvernement représentatif n'avait-elle pas enseigné aux hommes politiques de 1828 ce que leurs prédécesseurs n'avaient pu apprendre dans l'aventure démoralisante des Cent-Jours, la nécessité de se modérer, ne fût-ce que par intérêt, d'accepter, par loyauté ou par résignation, le gouvernement existant, de mettre leur ambition à y trouver légalement leur part d'influence et de pouvoir, au lieu de poursuivre vainement la chimère périlleuse d'une révolution ? Une telle leçon ne devait-elle pas être comprise surtout par les jeunes générations, étrangères aux ressentiments du passé, plus disposées à regarder en avant qu'à ressasser de vieilles querelles, pour elles reléguées dans l'histoire ? Tout à l'heure les libéraux pouvaient invoquer comme excuse de leur action commune avec la gauche l'obligation de trouver à tout prix des alliés, dans leur bataille contre M. de Villèle ; la droite, d'ailleurs, il faut l'avouer, les avait en quelque sorte poussés elle-même à cette alliance, par ses provocations et ses maladresses ; les torts avaient été au moins partagés. Aujourd'hui, voici M. de Villèle à terre ; les menaces de théocratie et d'ancien régime sont évanouies ; on n'en est plus à compter les avances faites, les gages fournis par le nouveau ministère au parti libéral. Celui-ci va-t-il donc donner une preuve, la seule réelle, de cette loyauté dynastique, de cette modération constitutionnelle, si 'souvent proclamées par lui dans ces dernières -années, en se dégageant des éléments suspects auxquels il s'était laissé associer par entraînement d'opposition ? Va-t-il montrer que ses attaques contre M. de Villèle n'avaient ni visé, ni atteint la royauté ? Sa victoire sur la droite aura-t-elle pour résultat de fonder la liberté et d'écarter révolution ? Son devoir, s'il veut le remplir, est bien clair. L'un des esprits les plus éminents parmi les libéraux d'alors, le duc de Broglie, l'a dit en rappelant ses souvenirs de cette époque : La conduite à tenir était pour nous écrite en grosses lettres. Rien n'était plus aisé pour le centre gauche que de se mettre en accord avec le centre droit, et de réduire la droite et la gauche, même unies, ce qui ne pouvait arriver que par accident, à l'état de minorité habituelle. Rien n'était plus aisé dès lors que de prendre à notre compte le ministère Martignac qui ne demandait pas mieux. Il ne fallait pour cela que mettre de côté nos petites animosités et nos petites lubies.

 

§ 2. — L'UNION DE TOUTES LES GAUCHES. (1828.)

Aux appels que leur adresse le ministère, aux ouvertures que leur fait le centre droit, pour former une majorité nouvelle, les libéraux répondent aussitôt en posant comme règle le leur conduite politique l'union perpétuelle, indissoluble des divers groupes de la gauche. Afin d'en donner un signe matériel, ils forment de tous ces groupes une seule réunion parlementaire qui se tient d'abord rue Grange-Batelière, ensuite rue Richelieu et rue de Rivoli, et où l'on délibère en commun sur l'attitude à prendre par le parti entier. S'il s'y manifeste des velléités de scission, elles viennent des impatients, non des modérés, et ceux-ci se félicitent quand, à force de diplomatie et parfois de concessions, ils ont prévenu la rupture. La thèse habituelle de leurs journaux ou de leurs orateurs est qu'il y a seulement deux partis, la gauche et la droite, et que le ministère doit être mis en demeure de choisir entre les deux. Le Journal des Débats établit que le cabinet doit marcher avec la gauche tout entière, et que ce serait une folie de vouloir, par la réunion du centre droit et du centre gauche, constituer un parti assez fort pour résister aux attaques des deux extrémités. Benjamin Constant dit dans le Courrier : On veut détacher le centre droit de ce qu'on nomme l'extrême gauche ; mais cette utopie ne peut se réaliser. La gauche restera unie, bien qu'il y ait dans ses rangs des impatients et des résignés. Le gouvernement des centres, vainement tenté, en 1820, par un homme dont le nom commandait le respect, ne saurait être repris. Le jeune libéralisme ne s'exprime pas autrement dans le Globe : Ces distinctions de centre gauche et de gauche sont des souvenirs de 1819. Depuis lors, dix ans nous ont passé sur la tète. Si la victoire nous est venue en 1827, et si elle promet de nous demeurer, c'est à la condition que rien des vieilles distinctions, des vanités de coterie ne reste entre les membres qui composent aujourd'hui la majorité... Les véritables éléments de la majorité sont à gauche, sans distinction de centre ni d'extrémité.

Telle était la conséquence fâcheuse de plusieurs années d'opposition commune, où le centre gauche s'était chaque jour laissé davantage confondre avec la gauche. Les liens noués pendant ce temps se trouvaient plus forts que ses affinités naturelles, ses inspirations honnêtes, ses appréhensions patriotiques. II lui semblait maintenant que cette alliance révolutionnaire à laquelle il s'était prêté le premier jour, évidemment avec répugnance et comme à un expédient passager, était sa condition normale et permanente ; ou du moins, s'il pensait autrement, il n'osait le dire. Peut-être aussi, certains ambitieux de ce parti, qui se croyaient à la veille d'arriver au pouvoir, estimaient-ils avantageux à leurs intérêts particuliers de ne pas se confondre dans les rangs ministériels, et de rester au contraire à la tête des gauches réunies. Ils s'imaginaient représenter ainsi une force distincte, imposante, secourable ou menaçante suivant les circonstances, et avec laquelle le gouvernement serait obligé de traiter et de composer[6]. Il eût été sans doute plus politique de désintéresser ces convoitises en les satisfaisant. C'était trop compter sur le détachement des libéraux, de croire qu'ils se contenteraient du triomphe de leurs idées, sans se préoccuper de celui de leurs personnes. Faute de conduite, à laquelle les répugnances du roi avaient condamné le ministère. Et cependant, même à ce point de vue des intérêts individuels, les chefs du centre gauche se trompaient : ils eussent mieux servi leur ambition, en paraissant pour le moment n'avoir souci que de leurs principes ; il ne leur eût fallu qu'un peu de patience.

A cette union, obstinément maintenue, du centre gauche et de la gauche, doivent être attribués le défaut de cordialité, les taquineries impérieuses, souvent l'injustice, toujours l'incohérence, qui marquèrent, pendant la session de 1828, l'attitude des libéraux en face du ministère. Parfois tel acte ou telle parole de M. de Martignac leur arrachait une„ approbation ; mais ils la donnaient de 'mauvaise grâce, s'en tenaient au strict nécessaire, reprenaient aussitôt leur défensive méfiante, et saisissaient avec empressement, dès le lendemain, l'occasion de manifester une exigence ou d'infliger un blâme. Ils affectaient une manière hautaine de ne pas confondre leur cause avec celle du cabinet, même lorsqu'ils étaient obligés de le soutenir ; ils se plaçaient à côté et en dehors de lui, quand ils n'étaient pas contre lui.

Un journal de gauche, le Courrier, rédigé par MM. Chatelain, Mignet, Rabbe, de Kératry, semblait avoir pris à tâche d'empêcher tout rapprochement entre le parti libéral et le ministère. Chaque jour il donnait le mot d'ordre de la défiance et du mécontentement implacable, ou tançait, en un langage singulièrement âpre, les velléités de conciliation. Pour lui, M. de Martignac était l'humble continuateur de M. de Villèle, et ne devait pas être mieux traité. Que tels fussent le langage et la conduite d'hommes qui étaient au fond les ennemis mortels de la Restauration, on n'en saurait être surpris. Le fait grave, c'est que, grâce à l'union des gauches, ces violents étaient mêlés aux rangs des libéraux plus modérés, et finissaient presque toujours par leur donner le ton. Le Constitutionnel devenu vieux, riche, satisfait de sa position acquise, eût été volontiers moins batailleur ; mais pour ne pas s'exposer aux semonces du Courrier, il le suivait, quoique d'un pas un peu alourdi. Les anciens royalistes du Journal des Débats, les jeunes libéraux du Globe, dans leurs moments de justice et de clairvoyance, comprenaient la faute commise par leurs amis de la Chambre qui, pouvant être majorité, continuaient à se conduire comme s'ils étaient encore minorité opposante, et parfois ils ne taisaient pas leur blâme. Trop souvent cependant l'exemple du Courrier les entrainait ou les effarouchait ; s'ils étaient alors moins haineux, ils étaient peut-être plus méprisants[7]. La pression s'exerçait même sur des députés qu'on aurait crus étrangers aux passions violentes. M. Ternaux allait un jour jusqu'à déclarer qu'il avait seulement dans le ministère une confiance conditionnelle, et il menaçait de lui refuser le budget, tant qu'on ne serait pas rentré dans la Charte.

Considérez les vicissitudes de la loi sur la presse : c'est comme un résumé de toute la conduite de la gauche à cette époque. Le projet du gouvernement apportait des réformes importantes : il supprimait la nécessité de l'autorisation préalable, la censure facultative et les procès de tendance. Aussi, dans la première heure de sincérité, les libéraux y font-ii très-bon accueil. Le Constitutionnel approuve. La satisfaction du Journal des Débats s'exprime sur un ton presque lyrique. Les vœux de la France ont été entendus, s'écrie-t-il ; la loi nouvelle est le gage le plus tranquillisant de l'heureuse union du roi et de la Charte. Digne frère de Louis XVIII, permettez à notre amour de vous faire hommage de votre justice et de vos bienfaits ! Mais le Courrier vient, de sa voix sévère, troubler ces expansions, et il signifie tout net qu'on ne doit pas trouver cette loi meilleure que celle de M. de Peyronnet. Vainement Benjamin Constant se hasarde-t-il à protester et à déclarer que cette comparaison lui paraît d'une injustice extrême, le journal maintient son dire. On voit alors peu à peu le Constitutionnel d'abord, le Journal des Débats ensuite, reconnaître que la loi, louée par eux naguère, est une autre Bastille, sur laquelle on a écrit le mot liberté ; et le Courrier, contemplant avec fierté les effets de son pouvoir, se félicite que l'unanimité du parti constitutionnel se soit reformée contre une loi inique, monstrueuse, odieusement destinée à ressusciter les mesures du Comité de salut public. Même changement d'attitude se produit parmi les députés de la gauche. Quand vient la discussion, presque tous ceux qui, au premier moment, s'étaient inscrits pour la loi, intimidés par le Courrier, parlent contre. L'un d'eux surtout se fait remarquer par son animosité, annonce qu'il repoussera le projet entier, et, traitant les ministres de constitutionnels honteux, leur déclare une guerre ouverte ; cet orateur est celui-là même qui tout à l'heure faisait l'apologie de la loi : c'est Benjamin Constant[8]. Sans doute un admirable discours où M. de Martignac laisse apparaître, avec une dignité fière, la tristesse et le dégoût que lui inspire cette palinodie, rétablit un peu la fortune du projet, et regagne, sinon l'approbation cordiale et reconnaissante, du moins les votes d'une partie de la gauche. Encore le Courrier réprimande-t-il vivement les députés qui faiblissent ; le Constitutionnel, toujours docile, déclare que désormais la méfiance est à l'ordre du jour, et tous deux s'entendent pour railler le Journal des Débats qui, par une troisième variation, en est revenu à défendre la loi. Le projet est enfin voté tant bien que mal ; mais le résultat politique cherché par le cabinet, et qui devait être, dans sa pensée, le prix des concessions faites aux libéraux, ce résultat n'était pas atteint.

La gauche faisait preuve d'autant plus d'imprévoyance qu'elle ne pouvait ignorer les sentiments secrets du roi. Celui-ci ne voyait dans le ministère qu'un essai déplaisant, périlleux, qu'Il tentait sans confiance, avec le désir même d'un insuccès, et qu'il comptait bien pouvoir prochainement interrompre. En attendant, ses vrais conseillers étaient hors du cabinet ; il correspondait avec M. de Villèle, et était résolu à saisir la première occasion d'appeler M. de Polignac aux affaires[9]. Un seul fait eût rendu quelque autorité à M. de Martignac : le succès de sa politique, et surtout la formation d'une majorité. Ne conçoit-on pas ce qui devait se passer dans l'esprit du roi ? Son ministre, toutes les fois qu'il sollicitait de lui quelque concession nouvelle, lui disait, pour triompher de ses répugnances, que ce serait un moyen de séparer les libéraux des révolutionnaires et de les gagner à la royauté. La concession faite, la gauche en prenait possession, mais en maugréant, et demeurait le lendemain aussi boudeuse, aussi hostile qu'elle l'était la veille. N'était-ce pas à ceux qui n'avaient pas, comme Charles X, à sacrifier leurs préférences, de montrer les premiers cette bonne grâce et cette confiance que le roi avait le tort de ne pas témoigner à ses conseillers ?

Le ministère arriva cependant à la fin de la session de 1828, ayant fait voter, par des majorités incertaines et composées d'éléments variables et incohérents, les lois présentées par lui ; mais c'était en quelque sorte un résultat négatif. L'œuvre politique qu'il avait en vue n'était pas accomplie. Les libéraux refusaient de répondre à son appel ; ils préféraient demeurer liés à la gauche. Si les choses n'avaient même pas tourné plus mal, si le cabinet demeurait debout, s'il était encore temps pour les partis mieux éclairés de réparer leurs fautes, si une place restait à l'espérance, on ne le devait qu'à M. de Martignac. Le duc de Broglie, qu'on ne se lasse pas de citer sur cette époque, le reconnaît dans ses notes : La session fut close le 18 août, dit-il. Le nouveau ministère s'y était fait grand honneur, aux yeux du moins des gens sensés, des vrais connaisseurs. Élevé dans une position très-délicate, entre le roi qui ne guettait qu'une bonne occasion de s'en défaire, et la Chambre qui n'avait de parti pris sur rien, peu soutenu par le centre droit qui le trouvait trop enclin de notre côté, plus médiocrement encore par nous qui n'y prenions pas confiance, sa conduite, en toute occasion, avait été prudente et ferme, hardie et mesurée ; il ne s'était impatienté, ni du décousu de nos allures, ni de la multiplicité de nos exigences ; nous avions avec lui gagné du terrain, et nous en aurions gagné plus encore si nous avions agi de concert. Ce pouvait être, à notre grand profit, un ministère Richelieu, un ministère libéral par position et modéré par caractère, un ministère soutenu par nous et supporté par le roi[10].

 

§ 3. — DIVERSES FIGURES DE LIBÉRAUX EN 1828.

Ces vérités que le duc de Broglie devait apercevoir si claires après coup, n'y avait-il donc personne, en 1828, dans les rangs du parti libéral, qui en eût l'intelligence et entreprît de les faire prévaloir ? Il suffit quelquefois d'un homme sachant vouloir et osant agir, pour arrêter un parti sur la pente où l'entraînent ses passions et ses faiblesses. C'est en tout cas un mérite d'essayer. Cet homme, où le chercher ? Dans la gauche ? Ce qu'aurait été le général Foy s'il avait vécu, nul ne peut le dire. Benjamin Constant paraît avoir eu l'intuition de ce qu'il aurait fallu faire ; mais son cœur n'était pas aussi ferme que son esprit était perspicace. A la moindre sommation des puissances populaires, il rentrait dans le rang et emboîtait le pas derrière les violents[11].

Ne pouvait-on pas attendre mieux des libéraux dynastiques ? M. Royer-Collard, élu par six collèges, devenu président de la Chambre, ayant donné des gages de son libéralisme par son opposition à M. de Villèle, et toujours fort dévoué à la légitimité, semblait indiqué pour servir d'intermédiaire entre le cabinet et les modérés de la gauche. Satisfait de sa nouvelle position, il était alors moins chagrin, sinon plus espérant. Il désirait le maintien du cabinet, et s'employait volontiers à prévenir les cabales qui pouvaient se former contre lui. Mais, par nature, il était plus imposant qu'influent. D'ailleurs, il avait grand souci, on l'a vu de tout temps, de ne pas laisser confondre sa propre cause même avec celle des gouvernements auxquels il voulait du bien. Il n'engageait donc pas résolument sa responsabilité au service du ministère, et son concours ne dépassait pas une bienveillance un peu hautaine et lointaine. Encore était-il, de tous les doctrinaires, celui qui avait le plus de sympathie pour le cabinet.

Parmi les chefs du centre gauche d'alors étaient d'autres personnages, nouveaux venus dans la Chambre, qui n'avaient jamais pris place sur le canapé des doctrinaires, mais qui n'en jouaient pas moins un rôle actif, soit à la tribune, soit dans les conseils du parti. Tels étaient notamment le général Sébastiani et M. Dupin. Avec son affectation d'élégance, ses poses recherchées, ses éternels gants blancs, sa coiffure artistement combinée, le général Sébastiani ne répondait pas au type du vieux soldat de l'Empire. Plus diplomate qu'homme de guerre, il passait pour habile dans les manœuvres de la politique. Il n'était pas sans esprit de conversation, bien que parfois il fatiguât ses interlocuteurs par une importance qui allait jusqu'à la fatuité[12]. A la tribune, il avait peu de succès : nul enthousiasme, nulle flamme, dans sa parole froide et flasque. C'était l'opposé du général Foy qu'il avait, disait-on, le désir de remplacer. Fort ambitieux, assez remuant, ses goûts de grand seigneur se trouvaient un peu à la gêne dans la cohue démocratique. Aussi pouvait-on le compter parmi ceux qui, au fond, étaient le moins disposés à s'enfermer dans l'impasse d'une opposition irréconciliable, et que le gouvernement eût le plus facilement rapprochés de soi, à condition de satisfaire leurs prétentions personnelles. En attendant, il gardait une attitude d'observation, attentif à se rendre possible, en se montrant par moments plus sage, plus modéré, plus politique que les autres hommes de la gauche, mais aussi demeurant à distance, sans s'engager, sans se livrer, tant qu'il n'aurait pas reçu le prix de son concours.

Si le général Sébastiani était le politique du nouveau centre gauche, M. Dupin en était l'orateur le plus dispos et le plus abondant. Qu'il s'agît d'un petit incident ou d'une grave question, on était à peu près assuré de le voir monter à la tribune. Il avait acquis au barreau une aptitude qui lui faisait une place à part dans des assemblées où, à cette époque, presque tous les discours étaient écrits : il était improvisateur, prêt à entrer avec promptitude et vigueur dans n'importe quel débat. Il 'arrivait d'ailleurs à la Chambre précédé de son renom d'avocat libéral et gallican. Depuis le maréchal Ney jusqu'au Constitutionnel, en passant par Béranger et tant d'autres, que de procès retentissants il avait plaidés ! La petite bourgeoisie l'avait alors en grande faveur ; il était vraiment son homme par ses qualités et par ses défauts. Elle goûtait ce mélange de hardiesse et de prudence, cette sagesse subalterne et égoïste qui tenait grand compte de l'intérêt, ignorait l'enthousiasme, et résumait la morale de la vie, comme la politique du pays, dans la formule : chacun chez soi et pour soi. Elle aimait cette parole un peu vulgaire, sans délicatesse, sans grâce, sans émotion profonde, mais rapide, vive, lucide, dans sa vigoureuse familiarité ; un peu brusque, tout en demeurant fort adroite ; aussi prête à l'offensive qu'à la riposte ; pleine de verve, sinon d'esprit, avec des saillies de bon sens ou d'humour ; donnant aux idées de tout le monde un tour de proverbe ; d'ailleurs, nullement clarifiée ni affinée, roulant confusément les anecdotes, les bons et les méchants mots, les dissertations érudites et les lazzis au gros sel, les dictons populaires et les centons latins ; ayant, nomme on l'a dit justement, de l'Intimé aux mauvais endroits et du Paysan du Danube aux meilleurs[13]. Qui ne connaissait celle figure commune et forte, sans noblesse, non sans originalité, bien en harmonie avec le talent de l'homme ; ce masque abrupt et raboteux qui portait comme la marque de cette race du Morvan, sauvage et laborieuse, âpre et sobre ; ce front bosselé et saillant ; ces yen vifs et mobiles à demi cachés sous des sourcils touffus et disgracieux ; ce bas de visage qui semblait taillé pour donner des coups de boutoir ; cette démarche inégale et puissante ; et jusqu'à cette tenue dont la simplicité, frisant la négligence, semblait provoquer la caricature ?

Par sa popularité comme par son talent, M. Dupin était appelé à tenir une place considérable dans la Chambre. Est-ce donc lui qui va entreprendre de redresser la direction mauvaise suivie par la gauche ? S'il s'était posé en libéral, il n'avait jamais pris parti contre la Restauration. Il partageait les susceptibilités des classes moyennes, non les haines de la démocratie. Rien n'indiquait que, par tempérament ou conviction, il dût préférer toujours la popularité de l'opposition aux avantages d'un rapprochement avec de pouvoir. Mais il ne fallait pas attendre de lui une vue un peu haute des choses politiques. Avec cette modestie orgueilleuse du roturier dédaignant la noblesse qu'il ne peut avoir, il disait n'être qu'un légiste, non un homme d'État. Il avait raison, et dans sa vie publique il restera toujours avocat[14]. De plus, une prudence avisée, terre à terre, l'empêchait de jamais compromettre sa responsabilité dans les initiatives d'intérêt général qui coûtaient quelques peines et faisaient courir certains risques. Son égoïsme limitait et rapetissait son ambition. II avait ainsi quelques points de ressemblance avec un de ses clients, Béranger. De là une sorte d'isolement méfiant et rétif. Assez sûr de sa force pour n'avoir pas besoin de s'appuyer sur les autres, il était trop craintif pour s'attacher à personne, parti ou gouvernement. Cette indocilité, cette indépendance peu maniable qui devaient marquer la conduite parlementaire de M. Dupin, tenaient donc en réalité, non à une fierté ombrageuse, mais à un manque de courage et de caractère. Ce n'était pas un tel homme qui pouvait tenter un effort généreux, pour se mettre en travers des entraînements d'un parti, et pour servir une autre cause que son intérêt propre, étroitement entendu.

Il était, parmi les vétérans de la vieille opposition, un député qui faisait sous ce rapport contraste absolu avec l'avocat du centre gauche : caractère impétueux, véhément, passionné, mais énergique, intrépide jusqu'à l'héroïsme, se révoltant et rejetant aussitôt toute indécision au seul soupçon de lâcheté ; un de ces hommes de combat et de commandement pour lesquels la parole est action, et qui, loin de reculer devant la responsabilité, sont attirés par elle, s'y jettent tout entiers, la tète haute, la poitrine découverte, y jouent sans compter leur vie et leur honneur ; — c'était Casimir Périer. Nous ne l'avons guère connu jusqu'ici que comme un des plus implacables adversaires de la droite[15] ; sa fougue, qui tenait moins à ses opinions qu'à son tempérament, a pu le faire prendre parfois, à tort du reste, pour un ennemi des Bourbons. Depuis la mort du général Foy, dans les sessions si ardentes de 1826 et de 1827, il avait été le leader de la gauche. Il fallait le voir, dans quelqu'une de ses terribles colères, étreindre l'infortuné M. de Villèle de ses mains violentes, le frapper à coups redoublés, sans lui laisser un instant de répit, puis rentrer chez lui, encore ivre de joie et d'orgueil, prendre sur son bureau les cahiers du budget, les mettre en pièces, et faire voler les feuillets au feu, en s'écriant qu'il venait de traiter ainsi, aux yeux de la France entière, le ministre et sa loi de finances !

Mais après la chute de M. de Villèle, paraît s'accomplir en Casimir Périer un travail mystérieux dont il n'a jamais fait confidence au public, et qu'on devine seulement par quelques signes extérieurs. La fumée de la bataille, qui naguère obscurcissait tout, s'étant un peu dissipée, le combattant, calmé par la victoire, se sera pris à regarder autour de lui. Il aura découvert alors l'œuvre de renversement qui avait été poursuivie à ses côtés, et à laquelle il s'était associé, sans s'en bien rendre compte. Il aura reconnu les pronostics menaçants d'une crise prochaine. Considérant quelques-uns de ses compagnons d'armes, son âme fière aura éprouvé les premiers dégoûts des camaraderies révolutionnaires[16]. En même temps, à la vue des périls à conjurer, cet homme de gouvernement, jusqu'alors déclassé dans l'opposition, aura senti se dégager en lui, des violences souvent désordonnées auxquelles il s'était livré, quelque chose, non pas de moins passionné, mais de plus sérieux et de plus puissant, instinct supérieur, don rare qu'il ne se connaissait pas, que ses amis non plus ne discernaient pas en lui[17], et qui n'était autre que le génie du pouvoir.

Dès lors, un changement notable se produit dans l'attitude de M. Périer. Cet orateur tout à l'heure si prompt, si peu ménager de lui-même et de ses adversaires, prend prétexte du mauvais état de sa santé pour garder un silence bientôt remarqué[18]. On le voit assidu au jeu du roi. Lors du voyage de Charles X dans l'Est, il se rend à Troyes dont il était député, pour rendre ses hommages au prince, reçoit une décoration de sa main, et danse même, dit-on, un quadrille avec la duchesse d'Angoulême. Ces relations avec la cour faisaient jasai ses anciens amis de gauche. Quelques-uns murmuraient même tout bas les mots de défection et de convoitise ministérielle[19]. La vérité est que l'opposant d'hier voyait les défenseurs effrayés de la monarchie tourner de plus en plus les yeux de son côté ; il lui suffisait de prêter l'oreille, pour entendre son nom fréquemment prononcé aux alentours du trône. Pourquoi eût-il été disposé à repousser l'appel que pourrait lui adresser la royauté ? Le patriotisme comme le souci de.sa légitime ambition lui eussent au contraire conseillé d'y répondre. Jusqu'à quel point des pourparlers furent-ils entamés pour le faire entrer au ministère ? On serait embarrassé de préciser. Il est certain que plusieurs des amis les plus dévoués et les plus éclairés de la royauté désiraient une combinaison de ce genre. Si M. de la Ferronnays donna sa démission de ministre des affaires étrangères, l'état de sa santé ne fut qu'un prétexte ou du moins une occasion : la vraie raison fut le regret de n'avoir pu décider le roi à faire appeler M. Périer[20]. Qui peut dire ce qu'il fût advenu si Charles X, mieux éclairé, avait consenti à surmonter ses répugnances, et si le grand homme d'État avait employé à prévenir la révolution l'énergie indomptable qu'il devait dépenser à la limiter ? L'œuvre eût été moins difficile ; elle eût été plus féconde pour son pays, plus glorieuse encore pour lui.

Cette grande tâche lui échappant, ne lui en restait-il pas une plus humble et encore fort utile ? C'eût été de seconder efficacement le ministère, en usant de son autorité sur le parti libéral pour le déterminer, le contraindre, à être plus bienveillant et plus juste. Malheureusement, Casimir Périer était de ces natures entières et impérieuses, prêtes à se dévouer corps et âme, mais à la condition qu'en retour on leur livre le plein commandement. Il ne croyait pouvoir utilement concourir au sauvetage du navire en détresse, que si on le faisait capitaine, avec liberté de régler la manœuvre et de disposer l'équipage comme il l'entendrait. D'ailleurs, il différait trop de M. de Martignac, pour comprendre et ne pas dédaigner un peu cette action toute de souplesse, de conciliation et de séduction ; il concevait la politique autrement. Aussi, tout en rendant justice aux intentions du cabinet, et ne voulant rien faire qui l'entravât, il ne croyait pas à sa force et à sa durée ; il ne s'associait pas directement à son œuvre, et demeurait à l'écart, en quelque sorte à la disposition de la monarchie en péril, à la fois ému du rôle qui pourrait d'une heure à l'autre lui être imposé, et impatient de le jouer. Silencieux à la tribune, il s'épanchait dans l'intimité sur l'aveuglement d'un pouvoir qui ne savait pas reconnaître où serait son sauveur, et il considérait d'un œil anxieux, avec, un sentiment mêlé de colère et peut-être de remords, la révolution qui s'approchait.

 

§ 4. — LE PÉRIL RÉVOLUTIONNAIRE.

Casimir Périer n'avait pas tort d'être inquiet, et en cela il montrait qu'il avait la vue d'un homme d'État. Les événements n'ont que trop donné raison à ses alarmes. Cependant, pour un observateur superficiel, il eût semblé que jamais la dynastie n'avait eu moins d'ennemis. La gauche persistait en effet dans la tactique constitutionnelle qui lui avait si bien réussi. Elle faisait même volontiers apparat de son royalisme, et affectait, quand Charles X venait lire le discours du trône, de crier : Vive le roi ! aussi haut que la droite. Ses orateurs, ses journaux répétaient tous les jours que la monarchie était désormais unanimement acceptée, aimée, et que, sauf les rêves d'une poignée infime d'exaltés, il n'y avait nulle part de desseins révolutionnaires[21]. Quelque député de la droite disait-il que le roi avait des adversaires à gauche, de ce côté s'élevait aussitôt une protestation indignée. M. de Schonen ou M. de Chauvelin n'étaient pas les moins ardents à réclamer, et M. Dupin s'écriait, aux applaudissements de toute l'ancienne opposition : Rien n'est plus blessant pour nous que de nous entendre sans cesse accuser d'être les ennemis de ce qui est chéri, adoré, béni ! En août 1828, les provinces de l'Est, naguère les plus travaillées par le carbonarisme, accueillaient Charles X avec sympathie, souvent même avec enthousiasme. Les populations entières se pressaient sur son passage, en habits de fête ; de longues processions de jeunes filles couronnées de fleurs, des cortèges de cavaliers portant des lances ornées de flammes blanches, venaient à sa rencontre, et dans les villes où il s'arrêtait, les députés libéraux, MM. Benjamin Constant, Saglio, Kœchlin, Casimir Périer, Salverte, Cunin-Gridaine, tenaient à être les premiers à lui présenter leurs hommages. Quand M. Cauchois-Lemaire lançait, dans une Lettre au duc d'Orléans, l'idée à peine dissimulée que ce prince devrait s'emparer de la couronne, les libéraux de toute nuance ne cachaient pas la contrariété que leur causait une témérité si peu en harmonie avec leur tactique ; ils désavouaient cette brochure, et La Fayette lui-même, dans une lettre intime, regrettait que l'auteur eût fait cette plaisanterie qui ne menait à rien. Dirons-nous que toutes ces manifestations constitutionnelles n'étaient qu'une feinte habile, une manœuvre perfide ? Non. On a déjà vu ce qu'il fallait penser des démonstrations analogues qui s'étaient produites en 1824. Chez les uns, c'était sincère ; chez les autres, c'était une résignation de plus ou moins bonne grâce à ce qui leur paraissait désormais inévitable. C'était en tout cas un état de l'esprit public, dont, avec quelque adresse et quelque intelligence de la situation, la monarchie eût pu tirer profit[22]. Mais l'illusion eût été grande d'en conclure, comme le faisaient tant d'orateurs et de journaux, que toute menace de renversement avait disparu, qu'on pouvait concentrer ses efforts contre la droite, sans avoir rien à redouter à gauche, et que, par suite, il n'y avait nulle raison, pour le parti libéral, de rompre avec les opposants suspects d'arrière-pensée antidynastique.

Au contraire, pour qui voulait regarder avec quelque attention, les symptômes étaient nombreux qui révélaient la permanence du péril révolutionnaire. L'association Aide-toi, le ciel t'aidera, avait été fondée, à la veille des élections de 1827, par les jeunes gens du Globe, dans un dessein d'opposition, vive-sans doute, mais strictement légale et constitutionnelle. Aussitôt d'anciens carbonari, républicains d'aspiration et de doctrine, et membres d'une société secrète, dite des Francs-Parleurs, MM. Bastide, Boinvilliers, Cavaignac, Joubert, Thomas, Carnot, Desloges, Marchais, Sautelet, etc., avaient demandé à se fondre avec la nouvelle association. On n'avait pas osé les repousser. Les derniers venus étaient d'abord restés au second plan ; ils avaient laissé nommer M. Guizot président ; il leur suffisait, pour commencer, de s'être introduits dans la place. Après les élections et la constitution du cabinet, les libéraux dynastiques, estimant que leur but était atteint, voulurent dissoudre la société ; les ardents s'y opposèrent et firent prévaloir leur avis : il ne leur convenait pas de détruire des cadres dont ils comptaient se servir un jour pour une autre campagne. Tout n'est pas fini, disaient-ils ; le mal d'ailleurs n'est pas au ministère ; il est à la cour, et c'est jusque-là qu'il faut aller[23]. Quelques modérés plus prévoyants que les autres, M. Vitet et M. Duchâtel par exemple, se retirèrent ; le plus grand nombre demeura. M. Guizot continua à être président, dans l'espoir, disait-il, de conserver quelque influence sur ses associés révolutionnaires. En réalité, ceux-ci, sans vouloir encore arborer ouvertement leur drapeau, étaient les maîtres ; ils avaient fait plus que de déposséder les modérés ; ils les avaient joués et enlacés. C'est l'image de ce qui se passait alors dans l'opposition. Les hommes de renversement se pliaient pour la forme à la tactique constitutionnelle, parce qu'ils y voyaient leur intérêt momentané ; mais ils s'emparaient de plus en plus de tous les moyens d'action ; et, fait plus grave, les dynastiques consentaient à demeurer à côté d'eux et à couvrir de leur bonne réputation les desseins pervers de leurs alliés.

D'ailleurs, parmi les adversaires de la monarchie, quelques-uns ne se contenaient qu'avec une visible répugnance. La Fayette sentait bien que le pays voulait le repos ; mais il ne dissimulait pas le peu de confiance que lui inspirait ce centre gauche, qui tremblait, disait-il, de compromettre l'autorité royale, la dynastie légitime et la tranquillité publique, tremblement qui le conduirait à ne compromettre que la cause de la liberté. Il expliquait comment lui et ses amis se réservaient, si la Charte était continuellement violée, de rester, autant qu'ils le pourraient, dans la plénitude de leurs imprescriptibles droits. Aussi le vieux chef des conspirateurs se tenait-il à l'écart, gardant une sorte d'attitude expectante. D'autres personnages, plus indisciplinés et plus impatients de se mettre en avant, se posaient d'ores et déjà en intransigeants, se refusaient à tout ménagement de tactique et prêchaient la guerre ouverte, implacable au ministère. Telle était à peu près, nous l'avons vu, la politique que le Courrier défendait, avec trop de succès, dans la presse. Elle était professée à la Chambre, d'une façon plus tapageuse du reste qu'influente, par un personnage récemment nommé député, l'abbé de Pradt.

Ancien membre de la droite à l'Assemblée constituante, vivant dans l'émigration des secours des princes, rentré en France en 1802, attaché dès lors à la personne et à la fortune de Napoléon dont il avait été l'aumônier, — sinécure d'un genre particulier[24], — par lui nommé archevêque, grand officier de la Légion d'honneur, chargé de missions diplomatiques, M. de Pradt n'en avait pas moins fait du zèle royaliste en 1814, et il aimait à se vanter d'avoir remis les Bourbons sur le trône. Il était passé ensuite an camp libéral, et y avait publié force brochures et pamphlets. Ce rôle nouveau l'avait fait élire député, en 1827. Personnage vaniteux, léger, brouillon, parleur et écrivassier infatigable, besogneux d'argent et d'applaudissements, sans consistance ni considération, saltimbanque mitré, comme l'appelait Chateaubriand, il avait rêvé de jouer un rôle éclatant à la Chambre. Déçu dans son amour-propre, il donna au bout de peu de temps sa démission, par une lettre où il se plaignait amèrement des défaillances d'une opposition sans énergie, qui ne comprenait pas comment la session de 1828 devait être, au régime importé en 1814, ce que l'Assemblée constituante avait été pour l'ancien régime. Puis il engageait avec Benjamin Constant, sur la ton-duite de la gauche, une polémique d'abord aigre-douce et bientôt injurieuse. Un peu plus tard, M. Voyer d'Argenson et M. Chauvelin devaient donner leur démission pour un motif analogue. C'est à périr d'ennui, disait ce dernier à M. de Barante ; nous vivons sous une discipline de modération et de prudence qui peut être fort sage, fort estimable, fort nécessaire, mais qui m'est insupportable. On ne peut pas monter à la tribune sans être sermonné par ses amis ; ils sont inquiets de ce que nous allons dire. Nous en sommes venus à être régentés par M. Royer-Collard !

Si M. de Pradt avait contre lui les chefs parlementaires, il avait pour lui Béranger, qui écrivait, en avril 1828, à un de ses amis :

Pour en venir à votre abbé, je vous dirai que tout le monde de la conciliation le désapprouve, mais que ceux qui sont restés fidèles aux principes et qui gémissent de voir la marche que des meneurs intrigants ont fait prendre à la Chambre, sans approuver complètement sa retraite, lui savent gré de sa lettre d'adieu... J'avais déjà l'assurance de l'influence que les petits intérêts avaient prise sur tout le côté gauche. Comme je suis habitué à lutter souvent seul contre le ramas des politiques de salon, j'eus à défendre cette lettre, et je crois ne l'avoir pas toujours fait sans efficacité. D'ailleurs, les vrais patriotes y ont vu un commencement de lumière répandue sur la marche mystérieuse suivie par les meneurs. Elle a donc en définitive produit un heureux effet.

 

Depuis longtemps, Béranger désapprouvait la tactique de modération suivie par les députés de la gauche. Il s'en exprimait avec amertume dans sa correspondance. Quand, en 1828, son intention de faire paraître un nouveau volume de chansons, dont plusieurs étaient ouvertement factieuses, fut connue des chefs du parti libéral, ceux-ci tâchèrent de le détourner de cette publication. Le chansonnier tint bon, et il a écrit lui-même à ce propos

Plus on me prêcha le silence, plus je sentis la nécessité de le rompre, en protestant ainsi, à ma manière, contre une fusion (c'était le mot du moment) qui égarait l'opinion publique et pouvait servir à l'affermissement du principe légitimiste. J'avais acquis alors assez d'influence pour espérer que nia tentative ne serait pas sans quelque succès. Le volume fit scandale, surtout dans les rangs de la haute opposition, dont plusieurs chefs, qui se croyaient près de devenir ministres, me maudissaient de loin, sans jamais oser cesser de me tendre la main, quand ils me rencontraient.

 

Le dernier trait est caractéristique. A peine, en effet, Béranger était-il poursuivi, comme il s'y attendait, que les journaux de gauche criaient à la persécution ; MM. Laffitte, Bérard, Sébastiani accompagnaient le chansonnier à l'audience ; et tous les chefs du parti libéral se croyaient obligés d'aller faire visite au condamné dans sa prison. Celui-ci pouvait rire, à part lui, de l'embarras où il avait mis ses amis les modérés, et de l'hommage qu'il les contraignait de rendre en sa personne à la politique antidynastique.

Sans doute une grande partie de la gauche parlementaire désapprouvait, sinon toujours pour le fond des idées, du moins au point de vue de la tactique, l'opposition irréconciliable. Mais cette témérité trop franche et peu habile de quelques irréguliers trahissait la persistance des passions révolutionnaires, et aussi parfois la façon dont ces passions s'imposaient aux libéraux qui auraient voulu être plus sages. On pouvait noter, d'ailleurs, des symptômes plus alarmants encore. Presque toutes les élections partielles auxquelles donnaient lieu les doubles nominations amenaient, malgré la résistance timide et le déplaisir secret des modérés de la gauche, le succès des candidats de la nuance la plus avancée et la plus hostile aux Bourbons. On remarquait parmi les élus les généraux Lamarque, Clausel[25] et Demarcay, MM. de Salverte, de Corcelle, Bavoux, etc. Béranger triomphait, et il écrivait à un de ses amis :

Toutes les recommandations de M. Royer-Collard ont échoué. Aucun des candidats qu'il soutenait n'a pu réussir, même dans les collèges où il avait été nommé, et presque partout, dans ces arrondissements, les choix ont été le produit d'opinions vigoureuses ; ce qui prouve, en dépit de ses partisans, qu'il est loin d'être l'expression de l'opinion publique en France, comme on voulait nous le faire croire. A Paris, lui, Casimir Périer et le Constitutionnel ont vu repousser leur livrée et porter les hommes contre qui l'on s'était permis les plus coupables manœuvres. Sauf Dupont de l'Eure, aucun député de Paris n'a eu d'influence dans nos élections.

 

C'était recommencer l'élection de Grégoire en 1819. Quoi de plus propre à montrer aux libéraux où les conduisait leur alliance obstinée avec la gauche, et qui en devait recueillir le profit dans le pays ? Mais, quoique très-mortifiés au fond des élections, ces libéraux se refusaient à convenir du péril qu'elles révélaient ; et si un député de la droite le dénonçait, ils protestaient avec véhémence et prenaient la défense des nouveaux élus. Cette faiblesse des modérés, nous le répétons, était peut-être plus alarmante encore que les passions des violents. Aussi conçoit-on qu'en dépit de toutes les manifestations dynastiques de l'ancienne opposition parlementaire, les amis éclairés de la monarchie fussent inquiets. Lamartine, alors secrétaire d'ambassade à Florence, écrivait, en octobre 1828, de Paris où il était venu passer quelques jours : La politique générale me paraît, entre nous, moins rassurante de près que de loin. Il n'y a pas fanatisme révolutionnaire, mais il y a détachement complet du royalisme et des Bourbons.

 

§ 5. — LE RENVERSEMENT DU MINISTÈRE. (1829.)

Telle était la situation, quand s'ouvrit la session de 1829. Pouvait-on espérer que le parti libéral, éclairé par tant d'avertissements, comprendrait enfin son devoir et son intérêt ? Par le discours du trône, le cabinet lui faisait encore une nouvelle avance. D'autre part, il eût fallu être aveugle pour ne pas voir que le roi, excité par la droite, s'apprêtait à congédier son ministère, afin de remettre le gouvernement à ses hommes de confiance ; seulement, ne pouvant de lui-même en prendre l'initiative, il attendait l'occasion que lui fournirait la gauche. Tout se réunissait donc pour engager les esprits sages de ce dernier parti à donner à M. de Martignac l'appui cordial, le concours résolu qu'ils lui avaient refusé en 1828. Le contraire se produisit, et l'on n'ignore pas à quelle occasion.

Le ministère avait présenté deux lois importantes sur l'organisation départementale et municipale, lois vraiment libérales, qui substituaient les conseils élus aux conseils nommés, et les investissaient d'attributions encore limitées, mais sérieuses. C'était un pas décisif dans la voie du self government local. Il semblait que le sentiment dominant chez les libéraux dût être la satisfaction et la reconnaissance. Telle fut, en effet, l'impression première. Mais bientôt les vieilles habitudes d'opposition, l'intimidation exercée par les violents, firent reprendre le dessus à l'esprit critique, taquin et batailleur. On éplucha les projets : il ne fut plus question que de leurs lacunes, à cette époque inévitables, nullement du progrès qu'ils faisaient faire. Enfin, pour mieux montrer à quelle inspiration de mesquine chicane on obéissait, on résolut de faire échec au ministère sur l'ordre dans lequel devaient être discutées les deux lois. Le conflit allait chaque jour s'aigrissant, au grand plaisir des feuilles de la droite. Il n'est bruit dans tout Paris, disait l'une d'elles, que de la rupture qui se prépare entre le ministère et le parti libéral. Le roi, de son côté, suivant son plan, et voyant approcher l'occasion qu'il cherchait, ne permettait à M. de Martignac de faire aucune concession, ni de rien changer aux projets primitifs. Fait étrange, les députés du centre gauche paraissaient les meneurs de cette opposition[26]. L'un des rapporteurs était M. Dupin ; l'autre était le général Sébastiani, et son rapport qui, sous des formes courtoises, contenait une contradiction formelle des vues du gouvernement, avait été, dit-on, écrit par M. Guizot. Quel pouvait être le dessein de ces hommes politiques ? Comment des esprits modérés, pour des contestations secondaires, même pour une querelle de procédure, risquaient-ils de jeter la monarchie, la liberté, le pays, dans les aventures qui devaient être la conséquence d'une crise ministérielle ? Était-ce dépit de n'avoir pas encore les portefeuilles qu'ils s'étaient cru sur le point d'obtenir ? Espéraient-ils qu'en cas d'échec de M. de Martignac, le roi serait obligé de recourir à eux, et s'imaginaient-ils forcer ainsi les portes du ministère qu'ils s'impatientaient de voir seulement à demi ouvertes devant eux ?

Quoi qu'il en soit, l'accord n'ayant pu se faire dans les commissions, le débat vint à la tribune sur la question de priorité -entre les deux lois. Au vote, on vit, par une manœuvre inattendue, une partie de la droite se joindre à la gauche et infliger ainsi un premier échec au ministère. Je me rappelle, dit M. Dupin dans ses Mémoires, la sensation étouffée que produisit sur nous cette coïncidence des deux ailes de l'Assemblée se levant à la fois, pour obtenir un vote qui contrariait le ministère et qui malheureusement allait compromettre.son existence. Il y eut dans les centres un bruit sourd, quelque chose de semblable à un navire qui sombre.

Si fâcheux que fût ce vote, le fond de la question n'était pas atteint. Il était encore temps pour les libéraux de s'arrêter. La conduite de l'extrême droite, les cris de joie de la presse ultra-royaliste étaient bien faits pour leur montrer quels desseins ils avaient servis. Personne ne pouvait se faire désormais illusion sur la portée et les conséquences du conflit. Les délais qui séparaient les diverses phases de la discussion donnaient d'ailleurs tout le loisir de la réflexion et le temps du repentir. M. Royer-Collard conseillait de transiger. Il voyait avec tristesse et regret la voie où s'engageait l'opposition. M. Dupin, rendant compte dans ses Mémoires d'une conférence tenue chez M. Royer, où le général Sébastiani avait développé son plan de campagne, dépeint ainsi l'attitude du président : Pendant tout ce temps, M. Royer-Collard gardait le silence. Il observait attentivement et se contentait de froncer de temps en temps le sourcil à sa manière, en faisant marcher sa perruque d'avant en arrière, et d'arrière en avant, mouvement qui était regardé dans la Chambre comme un indice de l'agitation de sa pensée : cuncta supercilio moventis. Et cependant, sous l'empire d'on ne sait quel aveuglement, les libéraux persistaient dans leur opposition. Nul ne pouvait être surpris d'entendre le Courrier s'écrier : Que le ministère tombe ! Il vaut mieux avoir en face des adversaires prononcés que des hommes équivoques ! Mais le Globe lui aussi poussait au conflit : Entre le ministère et le parti national, disait-il, c'est une guerre à mort !

Dans ces conditions s'ouvrit le débat sur le fond. Vainement M. de Martignac, placé entre les exigences de la gauche, les pièges de la droite et les résistances du roi, faisait-il d'admirables efforts d'éloquence et de patriotisme : les libéraux, bien loin de désarmer, s'obstinaient et se passionnaient à la lutte, parfois presque aussi amers et violents qu'au temps de M. de Villèle. Enfin, après quelques détours, la question se trouva posée, sur un article d'une importance médiocre, qui traitait des conseils d'arrondissement. On revit au vote la manœuvre du premier jour, et ce fut une fois de plus, grâce au concours, sinon des voix de la droite, du moins de son abstention, que la gauche mit le cabinet en minorité. A peine le résultat proclamé, les ministres quittèrent la salle, déclarant qu'ils allaient prendre les ordres du roi.

Commença-t-on alors, dans le parti libéral, à être troublé de la besogne qu'on venait de faire ? On l'aurait cru, à voir l'agitation qui se produisit aussitôt dans ses rangs. Tandis que la droite, qui avait su ce qu'elle voulait et était arrivée à ses fins, demeurait sur ses bancs, immobile, silencieuse, mais triomphante, les députés de la gauche et du centre gauche se levèrent, quittèrent leurs places et se groupèrent confusément dans l'hémicycle. Ce n'étaient que colloques ardents, récriminations qu'on se renvoyait de l'un à l'autre, interrogations anxieuses. Que va-t-il se passer ? demandait-on. Est-ce donc une retraite ? On percevait les mots de faux calcul, de fausse manœuvre, adressés aux meneurs de gauche Pendant ce temps, M. de Martignac et M. Portalis se rendaient aux Tuileries et y annonçaient leur défaite. Je vous le disais, répondit le roi, en leur serrant fortement la main ; il n'y aucun moyen de traiter avec ces gens-là. Il est temps de nous arrêter. Les ministres rentrèrent à la Chambre, apportant une ordonnance qui retirait les deux projets de loi. La politique de conciliation et de confiance libérale se déclarait impuissante et vaincue.

De ce jour, en effet, le ministère est virtuellement renversé ; s'il survit nominalement, quelques semaines encore, c'est qu'on a besoin de lui pour faire voter le budget ; mais le roi a son parti bien arrêté de le congédier aussitôt la session terminée. L'épreuve incommode, déplaisante, qu'il avait consenti à subir, a échoué, comme il le prévoyait, comme il le désirait. Aussi n'a-t-on plus grand cœur à suivre les incidents qui précèdent cette conclusion désormais inévitable. La gauche, au fond peu fière de sa victoire[27], croit s'étourdir, en continuant l'opposition mesquine et querelleuse qui vient d'aboutir à un si heureux résultat. Le Globe tâche de se persuader qu'on a fait œuvre salutaire, en sortant, à tout risque, de la voie honteuse des compromis, et que toute la cause du mal était dans le ministère, dans cette administration maladroite, colérique, qui ne savait que diviser et aigrir. La droite triomphe et menace, avec un aveuglement qui n'a d'égal que celui de la gauche. Pour avoir un spectacle, non pas moins douloureux, mais moins rebutant, il faut, dans ces luttes des derniers jours, considérer M. de Martignac : il souffrait pour lui, sans doute, de tant d'injustices, de ses intentions méconnues, de ses projets avortés ; il souffrait plus encore pour son pays des catastrophes où il le voyait précipité par les passions contraires, mais en quelque sorte alliées pour le mal, des deux partis opposés. Apportant jusqu'au bout à la tribune, sans découragement bien que sans espoir, l'apologie mélancolique et fière de sa politique, moins en vue du présent, alors irrémédiablement compromis, que pour défendre devant l'histoire son honneur, et avec le sien, celui de tous les modérés, victimes des passions extrêmes, il trouvait, pour cette suprême protestation et pour cet avertissement prophétique, des accents dont, encore aujourd'hui, on n'entend l'écho qu'avec émotion.

Dans cet épilogue d'opposition sans intérêt et sans dignité, il est toutefois un symptôme qu'il importe de noter ; car il annonce une situation nouvelle. C'est la réapparition au parlement et dans la presse de la polémique ouvertement antidynastique qui en avait été écartée depuis 1824. Signe que bientôt la parole ne sera plus aux constitutionnels, et que les révolutionnaires s'apprêtent à reprendre aux libéraux le premier rôle. Ceux-ci ont-ils prévu cette conséquence de leur victoire ? En tous cas, ils peuvent en avoir dès lors un avant-goût. Le Constitutionnel prélude à la campagne que va entreprendre tout à l'heure le National, en commençant à jeter comme une menace, dans les discussions quotidiennes, le souvenir de la révolution de 1688. Et à la veille même de la clôture de la session, le général Lamarque s'écrie à la tribune :

Deux cents ans se sont écoulés depuis que, de l'autre côté de la blanche, on parlait aussi de violer la grande Charte, de renvoyer les Chambres, de fixer l'impôt par ordonnance. On l'essaya. Vous savez quels furent les résultats. (Violents murmures à droite. Silence à gauche.) Débris échappés à tant de naufrages, nous ne voudrons pas encore tenter une funeste expérience ; elle ne nous a que trop appris que les peuples ont aussi leurs coups d'État. (Violente interruption à droite. A l'ordre ! Vous prêchez la révolte ! A l'ordre !) Je dis que les peuples ont aussi leurs coups d'État (A l'ordre !), et que, bouleversant la terre jusque dans ses entrailles, ils ne laissent sur le sol que de sanglantes ruines ! (Violente agitation.)

 

Aussitôt la session finie, le roi répond à ces menaces en congédiant M. de Martignac et ses collègues, sans y mettre ni façon, ni presque politesse, et il appelle M. de Polignac au ministère. Dès lors le champ est ouvert, des deux côtés, aux violents, aux rêveurs de coups d'État et aux faiseurs de révolutions. Le dernier effort tenté par les modérés a échoué, et, comme du temps du duc de Richelieu et de M. de Serre, il a échoué en grande partie par le fait des libéraux.

Ceux-ci reconnaîtront après coup la faute qu'ils ont commise, en renversant le ministère Martignac. Presque tous ceux qui ont pris part à cette opposition, et qui plus tard ont été amenés à écrire sur cette époque, ont fait — avec plus ou moins de franchise et d'humilité, suivant le caractère de chacun, — leur mea culpa. La confession la plus digne, la plus sincère, est certainement celle du duc de Broglie ; nous en avons déjà cité plusieurs fragments. Après avoir rappelé le devoir si simple et si évident qui s'imposait aux libéraux et qu'ils ne surent pas remplir, le noble duc conclut ainsi : Il fallait être aussi étourdis que nous le fûmes, pour faire ce que nous fîmes. M. Dupin dit dans ses Mémoires que la retraite de M. de Martignac lui fit une vive peine, et il cite la lettre qu'il lui adressa à cette occasion. Il exprimait le regret de voir que le Roi se privait de ses services, au moment peut-être où ils allaient lui devenir plus que jamais nécessaires. Puis il ajoutait : Malgré la contradiction, quelquefois peut-être trop vive de ma part, que la différence de nos positions a fait naître entre nous, j'avoue qu'un attrait invincible me rapprochait toujours de votre personne, lors même que je croyais devoir m'éloigner de vos opinions. Peut-être n'étions-nous pas très-loin de nous accorder. M. Guizot qui, en dehors de la Chambre, avait pris une part active à l'opposition contre la loi départementale, reconnaît, dans ses Mémoires, que le parti libéral avait obéi, en cette circonstance, à deux esprits très-peu politiques, l'esprit d'impatience et l'esprit de système, la recherche de la popularité et la rigueur de la logique. Ailleurs il déclare que les libéraux n'avaient qu'à prendre possession du progrès libéral qu'on leur offrait et à soutenir décidément le ministère qui le leur offrait ; mais, ajoute-t-il, l'esprit critique étouffa l'esprit politique. M. Duvergier de Hauranne, qui avait été rédacteur du Globe, dit dans son Histoire parlementaire, tout en insistant sur les fautes du roi : Aujourd'hui l'opinion la plus accréditée, c'est que les principaux torts sont du côté de la gauche, et qu'elle est inhabilement tombée dans le piège qu'on lui tendait. M. Odilon Barrot, fort engagé, en 1829, dans la partie la plus ardente de l'opposition, a écrit dans ses Mémoires : Peut-être le parti libéral et constitutionnel eût-il pu détourner l'orage, si, plus politique et moins impatient, il eût soutenu résolument le ministère Martignac... Au lieu de cela, l'opposition engagea une lutte avec ce ministère, sur l'organisation municipale et départementale dont le gouvernement avait pris l'initiative dans un sens vraiment libéral. La droite ne manqua pas de profiter de cette faute... M. Saint-Marc Girardin, qui avait fait, vers la fin de la Restauration, ses débuts dans la presse libérale, a dit en 1869 : Le ministère Martignac a beaucoup grandi dans sa chute... Nous ne l'avons connu qu'après l'avoir perdu, et nous l'avons regretté plus que nous ne l'avons aimé.

Il n'est pas, du reste, d'événements sur lesquels l'histoire se soit prononcée avec aussi peu d'hésitation. Il y a eu comme une intuition universelle que là eût été le salut, et qu'alors avait été commise la faute irréparable. Chaque pas nouveau, descendu  dans notre voie d'instabilité révolutionnaire, nous en a convaincus davantage, et l'on s'est reporté, avec une sorte d'attrait plein de charme, mais aussi avec un regret amer, vers cette chance qu'on avait pour toujours laissé échapper. En même temps, la renommée gracieuse du vaincu de 1829 a pris, dans l'esprit des générations nouvelles, une sorte de grandeur mélancolique. Repentir inefficace des coupables ! Réparation tardive de la postérité ! La grande partie commencée en 1814, et qui avait pour enjeu la liberté, la paix et la grandeur de la France, n'en avait pas moins été irrévocablement perdue, le jour où M. de Martignac avait été renversé. Encore si cette expérience cruellement achetée devait servir à notre éducation politique ! Si les libéraux apprenaient, une fois pour toutes, le- péril et le crime des oppositions trop exigeantes, des impatiences ambitieuses et surtout des alliances avec les partis de révolution !

 

 

 



[1] D'après un observateur fort avisé, lord Palmerston, alors de passage à Paris, cette politique était précisément celle qui convenait à la situation. La chose la plus heureuse pour la France, écrivait-il à un de ses amis d'Angleterre, serait un gouvernement qui suivrait le système du feu duc de Richelieu. Seulement, il marquait aussitôt les raisons qui lui faisaient douter du succès : Les difficultés sont grandes, à cause de la disette d'hommes éminents. Buonaparte a écrasé tout autre ; dans la politique et dans la guerre, il n'a permis à personne qu'à lui-même de penser et d'agir, et n'a laissé, en conséquence, que des généraux de division et des préfets de département, aucun homme capable de commander une armée ou de gouverner un pays. Et cependant, ajoutait-il, la France est prospère, elle n'a besoin que de la paix pour devenir puissante. L'intérêt de sa dette est seulement de sept millions sterling, et son fonds d'amortissement est de trois millions sterling ; les taxes sont légères et le peuple heureux. (Lettre du 10 janvier 1829. — The Life of Viscount Palmerston, par air Henry Lytton BULWER, t. I.)

[2] Sur cette séduisante figure de M. de Martignac'  nous ne pouvons que renvoyer à ce que nous en avons dit dans notre Étude sur l'extrême droite. Voir Royalistes et Républicains. — On consultera aussi avec fruit l'intéressant volume publié par M. Ernest Daudet, sur le Ministère de M. de Martignac. (Dentu, 1875.)

[3] Ce n'était sans doute pas l'idéal irréprochable d'un enseignement supérieur. Le contre-coup et comme la chaleur des luttes politiques et religieuses du dehors s'y faisaient trop sentir. Mais quel éclat ! quelle vie, quel mouvement chez les élèves ! Que d'espérances, que d'élans précipités vers l'avenir ! Chez les professeurs quelle hardiesse, parfois téméraire, mais répondant aux aspirations de l'esprit public ! — soit que M. Guizot, avec son autorité sobre et sévère, avec sa parole déjà si haute et si tranchée, remontât aux origines de la liberté politique, en racontant à grands traits le développement de la civilisation en Europe ; — soit que M. Cousin, avec sa flamme éblouissante, fit la théorie du progrès, sous prétexte d'une introduction générale à l'Histoire de la philosophie, et, exposant comment la victoire de la Charte avait compensé la défaite de nos armées, s'écriât, devant ses auditeurs transportés : Non, nous n'avons pas été vaincus à Waterloo !. — soit que M. Villemain, avec les grâces ingénieuses et la séduction insinuante de son éloquente critique, terminât son tableau du dix-huitième siècle en faisant revivre devant une jeunesse passionnée de libertés parlementaires les grands débats des communes d'Angleterre !

[4] Presque tous les personnages connus de cette opposition avaient été élus, quelques-uns plusieurs fois : La Fayette, de Schonen, Dupont de l'Eure, Manguin, Bignon, Labbey de Pompières, de Chauvelin, de Pradt, etc. On pourrait rapprocher d'eux Benjamin Constant et M. Laffitte, bien qu'ils fussent d'opinions un peu moins avancées. On calculait que les cent quatre-vingts libéraux de la nouvelle Chambre se divisaient à peu près par la moitié entre la gauche et le centre gauche.

[5] Ne pouvait-on pas supposer que cette opinion tempérée n'était pas celle qui répondait le moins bien au sentiment général, quand on voyait M. Royer-Collard élu à la fois dans sept collèges ? C'est à cette occasion que le maréchal Soult disait au roi ce mot, depuis lors si souvent répété : Sire, il ne faut pas vous abuser, la France est centre gauche.

[6] A cette époque, en effet, il fut question à diverses reprises de ministères pour M. Casimir Périer, M. Ternaux, le général Sébastiani ou le général Gérard, d'une direction générale pour Benjamin Constant, d'un poste à la Cour de cassation pour M. Dupont de l'Eure, etc., etc. Ces perspectives paraissent avoir vivement occupé quelques-uns de ces personnages, las de leur longue et stérile opposition. M. Dupont de l'Eure écrivait à Béranger, en décembre 1828, une lettre embarrassée, où se trahissait, d'une façon assez amusante, le combat qui se livrait en lui entre le désir d'avoir la place et les obligations de son rôle d'incorruptible. Je sens vivement, disait-il, tout le prix, pour le pays, d'une bonne administration de la justice, et la nécessité pour tout bon Français d'y concourir autant qu'il est en lui ; mais, mon digne ami, n'y a-t-il pas en vous quelque chose qui vous crie de ne rien avoir de commun, même de loin, avec des hommes aussi corrompus que le sont ceux qui nous gouvernent ?... Au surplus, nous n'en sommes pas là... Mais si, par impossible, cela arrivait, je réprimerais mon premier mouvement qui me porterait à refuser, et je ne prendrais un parti définitif qu'après avoir consulté quelques amis, en tête desquels mon cœur a pris l'habitude de vous, placer.

[7] Le Journal des Débats écrivait par exemple un jour : Fontenelle alité, dans son extrême vieillesse, disait à son médecin qui l'interrogeait sur le mal qu'il sentait : Je ne sens qu'une difficulté d'être. C'est aussi la maladie du ministère. Seulement, il éprouve après six semaines ce que Fontenelle éprouvait à quatre-vingt-dix-neuf ans.

[8] Benjamin Constant était coutumier de ces faiblesses. Il avait donné le même spectacle en 1819, à propos de la loi sur la presse présentée par M. de Serre. Il y avait d'abord applaudi, mais, réprimandé à ce sujet par le Constitutionnel, il s'était hâté de l'attaquer.

[9] Le danger de voir arriver un ministère Polignac était d'autant plus sérieux, que Charles X n'y était pas seulement poussé par son propre penchant. Une lettre récemment publiée de lord Palmerston qui, comme nous l'avons déjà dit, était alors à Paris, contient à ce propos une révélation assez surprenante. On lit en effet dans cette correspondance, à la date du 30 mars 1829 : Le duc de Wellington écrivit une lettre au roi de France, en décembre, quand Polignac prit un congé de quinzaine, marquant qu'il profitait, pour présenter ses hommages à Sa Majesté, au commencement d'une nouvelle année, du retour à Paris d'un de ses plus fidèles et dévoués serviteurs, et qu'il pensait ne pouvoir pas donner une plus forte preuve du grand intérêt qu'il prenait au bien de Sa Majesté, qu'en la suppliant de permettre à Polignac d'exposer devant elle la véritable nature de la situation de Sa Majesté et des dangers qui l'entouraient. Là-dessus Polignac parla et prêcha sur la révolution, et débita, toutes les absurdités que pouvait suggérer l'esprit tory et ultra. (Life of Palmerston, par BULWER, t. I.)

[10] Fragment inédit cité par M. Daudet, dans son étude sur le ministère de M. de Martignac.

[11] Vers cette époque, en janvier 1829, répondant à Béranger, qui lui reprochait d'être engagé dans la fusion, c'est-à-dire dans le rapprochement qui se négociait, disait-on, entre le gouvernement et quelques chefs libéraux, Benjamin Constant, alors dans une de ses heures de clairvoyance et de droiture, écrivait cette lettre déjà citée en partie : Je crois fermement que la France ne peut, d'ici à quelque temps, être libre qu'en consolidant, sur les bases actuelles, la dose de liberté qu'elle possède ou doit posséder. Je puis avoir tort ; mais j'ai la conviction que nous devons nous en tenir à la monarchie constitutionnelle. Je sais ou crois savoir que les vieux gouvernements sont plus favorables à la liberté que les nouveaux. Si la dynastie se déclare hostile, advienne que pourra. Ma mission n'est pas de sauver ceux qui voudraient se perdre... Mais tout désir de renversement, sans autres motifs que des souvenirs ou des haines, n'entrera jamais dans ma pensée. Il ajoutait à la vérité : Ceci me ramène à la fusion. Je répète que je n'y travaille point ; que pas un de ceux qui y travaillent ne m'en ont parlé ; que si elle a lieu de manière que la portion hésitante et égoïste se fonde dans la portion libérale, j'en serai charmé ; mais que je m'opposerai toujours à ce que cette dernière se laisse affaiblir par l'autre. On le voit, derrière ces déclarations, il y avait toujours la thèse de l'union de toutes les gauches.

[12] Lord Palmerston écrivait de Paris, d la date du 13 janvier 1829 : J'ai dîné hier chez Flahaut, et j'ai rencontré Sébastiani et Talleyrand. Ce dernier paraît abattu et a peu parlé. Le premier est un fait important et plein de lui-même. Il soutenait, d'une voix haute et dans un style déclamatoire, qu'il est de premier intérêt pour le pays d'avoir une grande ville capitale, parce que cela tend à créer une opinion publique et à augmenter la liberté politique de l'État ; que Paris n'est pas assez grand et doit être poussé ; que le meilleur moyen d'y arriver serait d'exempter de taxes, pendant quinze à vingt ans, toutes les maisons qu'on bâtirait" d'ici à une certaine période... Après le diner, il me fit l'honneur de me dire avec franchise que c'était grand dommage que tous les partis en Angleterre et le gouvernement eussent une idée si fausse du principe d'après lequel on devrait traiter avec la France. Il est essentiel et indispensable à la France de reculer sa frontière jusqu'au Rhin ; Landau et Sarrelouis lui sont particulièrement nécessaires. Tant que la politique de l'Angleterre s'opposera à ces annexions, une alliance cordiale ne pourra exister entre l'Angleterre et la France ; et la France, dont l'intérêt réel est dans ses relations avec l'Angleterre, sera conduite à s'unir plutôt avec la Russie et la Prusse, ou avec toute autre puissance qui l'aiderait à atteindre son but. La Prusse, quoiqu'à première vue intéressée à empêcher ces agrandissements de la France, pourrait être gagnée par des morceaux de l'Autriche ou de la Saxe, on par le Hanovre. J'exprimai de grands doutes qu'on pût trouver en Angleterre aucun parti assez éclairé pour envisager cette affaire à ce point de vue, et j'ajoutai qu'il serait très-difficile de persuader à la nation d'accepter un tel arrangement. (Life of Palmerston, par BULWER.)

[13] M. de Pontmartin a très-spirituellement défini le talent de M. Dupin : une étoffe ferme, solide, tenace, compacte, bonne au soleil et à la pluie, à la fois rude et souple, et surtout remarquable, par ses couleurs variées.

[14] La politique, a dit encore M. de Pontmartin, n'a jamais été pour M. Dupin qu'une cause, un procès, un plaidoyer, où il s'agissait, non pas d'approfondir et de comprendre les périls de la société, les difficultés du pouvoir, les éléments de stabilité qu'il perdait... mais de contenter juges et plaideurs, accusés et partie civile, sans trop se brouiller avec le réquisitoire, de combiner adroitement de beaux restes de popularité avec de beaux chiffres d'honoraires, et des privautés de Paysan du Danube avec des privilèges de courtisan... Il n'a jamais eu de parti, il a eu des clients. Il n'a ni pensé, ni agi, ni déserté, ni trahi : il a plaidé. Tout, chez lui, a ce caractère de plaidoirie continuelle, jouée en des variations innombrables. — Aussi M. Dupin a-t-il dit lui-même dans ses Mémoires : La vie politique m'a toujours moins convenu que la vie judiciaire. C'est à demi et comme à regret que je m'y suis laissé engager.

[15] Nous avons déjà eu à nous occuper de M. Périer, dans cette première partie de son rôle politique. (Chap. II, § 4.)

[16] Casimir Périer, exprimant trois ans plus tard au général de Ségur les raisons qui le faisaient hésiter à accepter le ministère, lui disait : Renoncera-t-on à ces prostitutions de la royauté devant les républicains et les anarchistes, à l'avilissement des camaraderies révolutionnaires ?

[17] M. Royer-Collard parlait, sur la tombe de Casimir Périer, de ces instincts merveilleux qui étaient comme la partie divine de l'art de gouverner, et qui constituaient la vocation de ce grand ministre, et il ajoutait : Jusqu'à ces derniers temps, nous l'ignorions, il l'ignorait lui-même.

[18] Je demandais hier à Casimir Périer, écrivait La Fayette dans une lettre intime, s'il ne parlerait pas à l'occasion du budget ; il m'a bien compris, et j'espère le revoir au moins une fois à la tribune. Son silence est remarqué et blâmé.

[19] Un article publié par Carrel, dans le National du 25 mai 1831, sous forme de lettre au vice-président du conseil, article auquel nous avons déjà fait allusion, révèle d'une façon assez saisissante les soupçons et le mécontentement mêlé de surprise qu'avait éveillés, chez les adversaires des Bourbons, l'attitude nouvelle prise par Casimir Périer sous le ministère Martignac. Carrel rappelle d'abord longuement l'opposition de M. Périer, si violente, si passionnée, si implacable, si bien faite pour satisfaire pleinement, les hommes qui détestaient la Restauration. Il se complaît dans ce tableau afin de faire mieux ressortir le contraste, puis il arrive à 1828 : Il vous en souvient, monsieur le ministre : à peine eut-on voté l'adresse qui qualifia de déplorable le ministère renversé en grande partie par votre opposition, que vous vous enfermâtes dans le silence, non pas mystérieux, mais au contraire facile à deviner, d'un homme qui n'est pas sans espoir d'arriver aux affaires, et qui sent le besoin de se purger de la réputation de tracasserie, de violence et d'esprit révolutionnaire, qu'on ne manque jamais de s'attirer en faisant de l'opposition... Vous fûtes souffrant, accablé, mourant, tant que M. de Martignac travailla à réaliser sa fameuse conception politique, le juste milieu de ce temps-là. Il entrait dans ce plan de choisir un certain nombre de pairs dans les centres et même dans le côté gauche de la Chambre. Vous étiez de ceux qui n'avaient à désirer au monde que de la naissance ou les titres qui en tiennent lieu. La cour pensant à vous, vous lûtes visité par l'auguste prince, qui depuis... Vous plûtes au roi gentilhomme, par la magnificence et le bon goût que vous déployâtes, en lui faisant les honneurs de votre usine ; et vous en fûtes récompensé par l'exclamation bien connue qu'il laissa échapper, en se séparant de vous : Mais il est né, cet homme-là ! Vous portez encore à la boutonnière la preuve du plaisir avec lequel vous fûtes vu, dans ce temps, par nos princes légitimes. Or il est écrit : Nul ne peut servir deux maîtres ; et plus vous croissiez en grâce et en faveur devant le vieux châtelain des Tuileries, plus se refroidissait cette confiance que dix années de l'opposition la plus vive vous avaient obtenue de vos concitoyens. Les électeurs de Troyes, voyant en vous un homme destiné à la pairie, se disposaient à vous quitter, avant d'être quittés par vous, si la brutale rupture du 8 août ne vous eût rendu, bien malgré vous, à l'opposition, votre vocation première, et n'eût fait évanouir les espérances de pairie pour vous et les vôtres, qui vous avaient humanisé un moment jusqu'à vous faire danser dans un quadrille de cour, vous qui, dans ce temps-là, marchiez à peine, et ne trouviez plus la force d'articuler un mot qui rappelât à vos commettants le député de gauche...

[20] Ce fait ressort d'une conversation de M. de la Ferronnays avec le comte d'Estourmel, que ce dernier a rapportée dans ses Souvenirs.

[21] Le général Sébastiani protestait de l'alliance indissoluble qui existait et qui existerait toujours entre le roi et la France. M. Étienne raillait la peur hypocrite de ceux qui affectaient de redouter les passions de la multitude : Celle-ci, disait-il, n'aspirait, comme les députés, qu'à la conservation, à la gloire de la monarchie constitutionnelle, à l'alliance indestructible du trône et des libertés publiques. — M. Viennet : Aucune révolution n'est imminente ni possible ; pour l'observateur sans passion et sans intérêt, il est surtout une vérité rassurante, c'est que le trône et la famille qui l'occupe sont depuis longtemps en dehors des questions qui nous divisent ; la Restauration est à cet égard un fait accompli. — Benjamin Constant s'exprimait de même. — Le Journal des Débats affirmait qu'il n'y avait plus à craindre ni révolution ni conspirations. — Le Globe : La Restauration n'a plus à lutter contre des préventions passionnées ; il s'agit de gouvernement, non de dynastie. — Le Constitutionnel publiait une série d'articles pour établir qu'il n'y avait plus à redouter de révolution, et que tout le monde, à l'exception d'un petit noyau de fanatiques, voulait le roi et la Charte. — Aussi un ancien député de l'opposition de droite, M. de Leyval, s'écriait un jour, dans une effusion d'espérance : La voix de la Chambre va monter jusqu'au trône. Qu'elle dise au prince que, s'il fut deux peuples dans un peuple, ils se sont donné le signe de paix... Le royalisme est devenu libéral, et le libéralisme est devenu monarchique !

[22] Comment douter de l'étendue de ce mouvement de résignation et de ralliement monarchiques, quand on le voit gagner jusqu'à des hommes comme M. Etienne, l'un des coryphées de l'ancien libéralisme bonapartiste et le rédacteur du Constitutionnel ? A eu croire les Mémoires de Fauche Borel, M. Etienne se serait exprimé ainsi, en 1828, dans une conversation avec cet ancien agent royaliste : Lorsque le roi arriva et qu'il s'assit sur son trône, au regard qu'il jeta sur la Chambre des députés, nous vîmes qu'évidemment Sa Majesté avait été prévenue contre la Chambre ; mais au moment où le roi prononça, avec un élan solennel, ces mots : La Charte que mon frère a octroyée... la Charte que j'ai jurée à Reims... la Charte que je jure de faire observer.... les acclamations partirent avec enthousiasme. Le visage du roi rayonnant alors de sincérité, nous nous dîmes, comme par inspiration : Le roi est à nous, et nous sommes à lui. — On pourrait rapprocher de cette conversation la lettre de Benjamin Constant à Béranger que nous avons citée plus haut.

[23] C'est un témoin peu suspect, M. de Vaulabelle, qui leur prête ce langage.

[24] M. de Pradt s'appelait lui-même, sous la Restauration, l'ex-aumônier du dieu Mars.

[25] En apprenant l'élection du général Clausel, qui avait été condamné à mort par contumace après les Cent-Jours, le roi s'écria : C'est un coup de canon tiré contre les Tuileries.

[26] M. Dupin rapporte dans ses Mémoires que certains députés du centre gauche avaient l'habitude de se réunir chez M. Royer-Collard, pour conférer sur la conduite à tenir : c'étaient MM. Bertin de Vaux, Le Pelletier d'Aunay, Gautier, Humblot-Conté, Sébastiani et Dupin. Vers le milieu de mars, ajoute M. Dupin, une conférence, demandée par le général Sébastiani, fut convoquée extraordinairement. Il s'agissait d'intervertir l'ordre dans lequel les deux projets de loi avaient été présentés par le ministère, et de faire passer la loi départementale avant la loi communale. Les auteurs de ce manège, dont quelques-uns étaient doctrinaires, avaient imaginé en théorie cette formule que la liberté vient d'en haut, et ils en concluaient logiquement, disaient-ils, qu'il fallait commencer par organiser le département, avant d'organiser la commune. Je répondais en praticien que la liberté vient d'où elle peut, et que, dans notre histoire, l'ère de la liberté française avait au contraire commencé par l'établissement des communes... Mais ce motif n'était pas de nature à toucher Sébastiani et ses adhérents. Ces messieurs se souciaient peu d'être maires de village, mais beaucoup désiraient faire invasion dans les conseils généraux, afin d'influer sur la haute administration. Pour satisfaire leur impatience, il fallait donc, à tout prix, commencer par la loi départementale. D'ailleurs, ce que l'on voulait surtout, c'était de contrecarrer le cabinet.

[27] Béranger écrivait à cette époque : Nos députés paraissent avoir peur d'être obligés de se brouiller avec le ministère ; ils sont embarrassés de la victoire qu'ils ont obtenue à propos de la loi départementale.