HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE VII. — LA CHUTE DE LA MONARCHIE (1847-1848).

 

CHAPITRE PREMIER. — UNE SESSION MALHEUREUSE (Mars-août 1847).

 

 

I. Ebranlement de la majorité. Les conservateurs progressistes. M. Duvergier de Hauranne et sa proposition de réforme électorale. Elle est repoussée à une grande majorité. La réforme parlementaire est écartée à une majorité moins forte. — II. Le gouvernement avait-il raison de se refuser absolument à toute réforme ? Il est accusé d'un parti pris d'immobilité. Le Roi est pour beaucoup dans cette immobilité. Lassitude de M. Duchâtel. Il désire que le ministère cède la place à d'autres. — III. Échecs infligés par la Chambre à plusieurs ministres. On reconnaît la nécessité de remplacer trois d'entre eux. Affaiblissement résultant de cette crise partielle. — IV. La mauvaise récolte. Désordres amenés par la crainte de la disette. Embarras monétaires. Trouble jeté dans les affaires de chemins de fer. Contre-coup sur les finances de l'Etat. Conséquences politiques de ce malaise économique. — V. Projet de M. de Salvandy sur l'enseignement secondaire. Son avortement. M. de Montalembert et M. Guizot à la Chambre' des pairs. — VI. L'apologétique révolutionnaire. Les histoires de MM. Louis Blanc et Michelet. Les Girondins de Lamartine. Etat d'esprit de l'auteur. Caractère du livre. Effet produit par sa publication. — VII. La campagne de corruption. Premières révélations sur l'affaire Cubières. Dénonciations de M. de Girardin et débats qui en résultent. Vote des satisfaits. — VIII. Mise en accusation de MM. Teste, Cubières, Pellapra et Parmentier. Le procès. M. Teste convaincu de son crime. Condamnation. — IX. Effet produit dans le public par le procès Teste. M. Guizot s'explique, à la Chambre des pairs, sur l'accusation de corruption. — X. La session finit tristement. Gémissement des amis du cabinet. Cause et caractère du mal.

 

I

La discussion de l'adresse, au début de la session de 1847, avait été, pour le ministère, l'occasion d'un éclatant succès. Non seulement il était sorti pleinement vainqueur du débat sur les mariages espagnols, mais un amendement blâmant sa politique intérieure avait été repoussé par 243 voix contre 130, et l'ensemble de l'adresse adopté par 248 voix contre 84. Depuis 1830, aucun ministère ne s'était vu à la tête d'une majorité aussi forte. M. Guizot, qui, pendant tant d'années et à travers tant de vicissitudes, avait travaillé à constituer cette majorité, se flattait d'avoir enfin atteint son but. Au lendemain même de l'adresse, il écrivait à l'un de ses ambassadeurs : Le parti conservateur existe réellement dans les Chambres, dans les collèges électoraux, dans le pays. Il repose sur des intérêts puissants, sur les intérêts des positions faites dans notre société actuelle et qui n'aspirent qu'à se consolider ; sur des convictions réfléchies, car ces intérêts ont compris que notre politique seule peut les consolider ; sur des passions vives et publiques, suscitées par les luttes que cette politique soutient depuis seize ans. Le parti conservateur est donc et devient chaque jour davantage un parti d'action et de gouvernement qui fait ses propres affaires et soutient sa propre politique, attaché à cette politique par amour-propre comme par intérêt[1].

A peine M. Guizot avait-il eu le temps de se féliciter de ces résultats qu'un incident se produisait, bien de nature à faire douter de l'existence ou tout au moins de la solidité de sa majorité. Le 22 mars 1847, la Chambre avait à élire un vice-président : il s'agissait de remplacer M. Hébert qui venait d'être appelé aux fonctions de garde des sceaux, vacantes par la mort de M. Martin du Nord. Le candidat du ministère était M. Duprat. Après deux tours de scrutin dans lesquels une partie des voix conservatrices se détournèrent sur M. de Belleyme, M. Léon de Malleville, candidat de l'opposition, l'emporta par 179 voix contre 178. Adversaire acharné du cabinet, il s'était fait, à la tribune, une sorte de spécialité des accusations de corruption ; plusieurs fois déjà, il avait eu à ce propos des prises avec M. Duchâtel ; naguère, dans la discussion de l'adresse, il avait été l'un des trois signataires de l'amendement sur la politique intérieure, amendement repoussé à une forte majorité.

Cette nomination inattendue souleva un cri de triomphe dans la gauche, tandis que les partisans du cabinet étaient dans une sorte de stupeur. Le dépit des amis personnels de M. de Belleyme était pour quelque chose dans ce soudain revirement ; il ne suffisait pas à l'expliquer. Dans la majorité conservatrice, issue des élections de 1846, la proportion des députés nouveaux était beaucoup plus grande que de coutume ; plusieurs, parmi eux, jeunes, ambitieux, n'avaient nul goût à venir prendre rang à la queue des anciens, comme des conscrits incorporés dans une armée déjà organisée ; loin de se faire solidaires de tous les partis pris, de tous les ressentiments, de toutes les responsabilités de l'ancienne politique conservatrice, ils rêvaient de la modifier, de lui imprimer leur marque, de lui donner quelque chose de plus entreprenant, de plus novateur. Ils s'appelaient eux-mêmes des conservateurs progressistes. L'un d'eux, le marquis de Castellane, avait annoncé, dès la discussion de l'adresse, l'entrée en scène de la fraction plus jeune du parti conservateur, qui, disait-il, apportait la fidélité des anciens combattants, sans la passion des anciennes luttes, et il la montrait, se faisant un devoir de réclamer des réformes. Ce que seraient ces réformes, les progressistes ne le savaient pas bien encore ; pour le moment, ils voulaient surtout foire comprendre au gouvernement la nécessité de compter avec eux. Une élection de vice-président, qui n'engageait qu'une question de personne, leur avait paru une occasion favorable pour donner un avertissement de ce genre. Aussi bien l'entrée dans le cabinet de M. Hébert, qui, comme député et procureur général, personnifiait l'ancienne politique en ce qu'elle avait de plus résistant[2], n'était pas plus pour satisfaire leurs velléités novatrices, que le mot d'ordre donné par le ministère, dans une élection de vice-président, ne convenait à leurs prétentions d'indépendance.

Cette attitude d'une partie de la majorité était d'autant plus remarquée, que la même dissidence se manifestait, beaucoup plus tranchée, hors du Parlement. La Presse était depuis longtemps l'un des organes, sinon les plus considérés, du moins les plus répandus et les plus bruyants du parti conservateur ; avec le Journal des Débats, qu'elle jalousait, elle faisait émulation de zèle ministériel, d'ardeur agressive contre l'opposition. Au commencement de 1847, le propriétaire de ce journal, M. Emile de Girardin, s'étant vu refuser par le gouvernement certaines faveurs, notamment un titre de pair pour le général de Girardin dont il passait pour être le fils naturel, la Presse devint peu à peu maussade, menaçante, ouvertement hostile. Son grief apparent était la résistance du cabinet aux réformes, principalement aux réformes économiques. Dès qu'elle entrevit dans la majorité des ferments de scission, elle s'appliqua à les développer, à les envenimer, se faisant le champion des dissidents, dépassant souvent de beaucoup leur pensée, mais, par ce moyen, se flattant de les compromettre et de les entraîner. Sans doute, le rédacteur en chef de la Presse n'avait pas grande autorité morale ; chacun devinait les dessous de son évolution, et quand le Journal des Débats voulait mortifier et intimider les conservateurs en velléité d'indépendance, il affectait de croire que M. de Girardin était leur chef. Mais ce n'en était pas moins un polémiste actif, plein de ressources, en possession d'un instrument puissant de publicité, ayant l'oreille d'une partie de la bourgeoisie et, à tous ces titres, capable de faire beaucoup de mal à ceux qu'il attaquait. Le cabinet avait déjà assez peu de défenseurs parmi les journaux, pour qu'il ne fût pas indifférent d'en voir passer un au camp adverse. Contre toutes les feuilles de centre gauche, de gauche, de droite royaliste, il n'avait plus guère à son service que le Journal des Débats, qui, malgré sa rédaction et sa clientèle d'élite, ne pouvait faire tête, seul, à toute une armée. Les statisticiens évaluaient à vingt mille le chiffre des abonnés de la presse ministérielle, contre cent cinquante mille qu'ils attribuaient à la presse opposante[3]. Une telle inégalité était un danger gravé, surtout dans une société où les révolutions avaient détruit ou amoindri plusieurs des forces traditionnelles qui servent d'ordinaire de point d'appui aux gouvernements. L'existence d'une majorité parlementaire, issue d'un suffrage restreint, n'était pas une compensation suffisante, et d'ailleurs qu'arriverait-il, si, comme l'élection de M. de Malleville pouvait le faire craindre, cette majorité venait à être ébranlée ?

Le gouvernement devait être impatient de savoir exactement quelle était l'étendue de cet ébranlement. Y avait-il dislocation définitive, formation d'un nouveau tiers parti, ou n'était-ce qu'un accident passager et réparable ? Une occasion s'offrait à lui de mettre les conservateurs à l'épreuve : immédiatement après l'élection de son vice-président, la Chambre avait à discuter un projet de réforme électorale.

Trop de bruit devait se faire, avant peu, autour de cette réforme, pour qu'il n'importe pas d'en rappeler les antécédents et d'indiquer ce qui la mettait dès lors plus en vue. On n'a pas oublié comment, en 1840, sous le ministère de M. Thiers, les radicaux avaient tenté, sans grand succès, il est vrai, de faire de l'agitation autour de la réforme électorale[4]. Sous le ministère du 29 octobre, à la veille des élections générales de 1842, la question fut reprise, cette fois non plus seulement par les radicaux, mais au nom de tous les groupes de gauche ; une proposition déposée par M. Ducos, appuyée par MM. Dufaure et de Lamartine, combattue par M. Guizot, fut écartée à 41 voix de majorité[5]. Pendant la législature suivante, de 1842 à 1846, à peine trouve-t-on à signaler, en 1845, la proposition faite par un député d'autorité fort médiocre, M. Crémieux ; elle fut rejetée après un débat sans importance. Dans la session de 1846, aux approches de nouvelles élections générales, c'eût été le moment de poursuivre une telle réforme, si on l'avait crue mûre ; mais l'opposition était alors absorbée par d'autres questions, notamment par la politique étrangère ; se croyant, chaque jour, sur le point de détacher une partie de la majorité ministérielle, elle ne songeait pas à se plaindre du mode de suffrage qui lui laissait de telles espérances. Tout changea avec les élections de 1846. En face d'une majorité ministérielle de plus de cent voix, ne croyant plus avoir rien à attendre de la Chambre, les adversaires du cabinet s'en prirent au. système électoral qui venait de leur être si défavorable. A les entendre, s'ils avaient été battus, ce n'était pas que l'opinion leur fût contraire, c'était que le mode de scrutin ne permettait pas à l'opinion de se manifester librement et sincèrement. Ainsi se trouvèrent-ils conduits, moins par une impulsion venue du pays, que par le dépit de leur impuissance parlementaire, à attribuer à la question de la réforme électorale une importance qu'elle n'avait pas encore eue.

Dès le mois d'août 1846, dans une réunion du centre gauche, M. Thiers, jusqu'alors mal disposé pour cette réforme, et qui plus d'une fois avait laissé voir qu'elle était, à ses yeux, une niaiserie, et une niaiserie dangereuse, se prononça ouvertement pour que la question fût soulevée ; il offrit même, aux acclamations des assistants, agréablement surpris, d'en prendre, l'initiative. M. Duvergier de Hauranne, chargé de l'aider dans l'élaboration du projet, y travailla activement pendant les vacances parlementaires ; aux approches de la session de 1847, il était en mesure de communiquer aux chefs de la gauche et du centre gauche les résultats de cette étude préliminaire. Mais, pendant ce temps, M. Thiers, ayant cru trouver dans les mariages espagnols un terrain d'attaque qu'il jugeait plus favorable et qui convenait mieux à ses habitudes, avait été repris de ses répugnances contre la réforme électorale. Il trouva à redire à tout ce qui était proposé ; à peine admettait-il l'augmentation du nombre des députés ; d'accroître le nombre des électeurs, il ne voulait pas entendre parler. On lui répondit de la gauche et du centre gauche que la proposition était annoncée, attendue, et que l'abandonner serait abdiquer aux mains du cabinet. Plusieurs des opposants, d'ailleurs, ne jugeaient pas que les mariages espagnols offrissent un moyen d'attaque bien avantageux, et ils tenaient beaucoup à ne pas mettre tout leur enjeu sur cette unique carte. Demeuré seul de son avis, M. Thiers ne put le faire prévaloir ; il en conçut une vive humeur contre ses alliés, qu'il ne ménagea pas dans ses propos. Naturellement, il ne fallait plus compter sur lui pour présenter le projet. M. Duvergier de Hauranne s'en chargea à sa place et se donna à cette tâche, avec son ardeur accoutumée. Dès le milieu de janvier 1847, il publiait une longue brochure, presque un livre, sous ce titre : De la Réforme parlementaire et de la Réforme électorale. Il ne se bornait pas à y traiter la question spéciale, dans tous ses détails, avec une netteté incisive. Craignant qu'elle ne suffît pas à échauffer le public, il avait soin de la rattacher à un grief plus général, celui qui avait servi à faire la révolution de 1830 et la coalition de 1839 : il dénonçait les entreprises du pouvoir personnel. — Le gouvernement représentatif est en péril, s'écriait-il au commencement de sa brochure ; ce n'est point, comme en 1830, la violence qui le menace, c'est la corruption qui le mine. Dans toute la suite de son écrit, il en revenait toujours à accuser le pouvoir royal de détruire le pouvoir parlementaire et de faire prévaloir toutes les idées, toutes les habitudes des gouvernements despotiques. — Reste à savoir, ajoutait-il, s'il convient à la France de se prosterner, en 1847, devant le principe qu'elle a vaincu en 1830. Sans doute il reconnaissait qu'on ne pouvait toucher à ces redoutables questions, sans provoquer des frémissements et des colères ; mais, à son avis, il eût été lâche de s'en laisser effrayer ou troubler. La brochure de M. Duvergier de Hauranne fut un signal pour la presse opposante, qui, ainsi munie d'arguments, commença sur ce sujet une polémique assez vive. Enfin, le 6 mars, quand on crut l'opinion suffisamment préparée, le projet fut déposé : il comportait l'abaissement du cens à 100 francs et l'adjonction des capacités, c'est-à-dire environ deux cent mille électeurs de plus ; en outre, le nombre des députés était porté de quatre cent cinquante-neuf à cinq cent trente-huit. Le changement ainsi proposé était vraiment peu de chose, et il y avait une sorte de disproportion entre les arguments employés et les conclusions auxquelles on aboutissait. C'est qu'au fond, le centre gauche et même la gauche ne redoutaient pas moins que la majorité conservatrice une extension considérable du droit de suffrage. Quelques mois auparavant, M. Odilon Barrot, causant avec M. Cobden qui s'étonnait qu'on s'agitât tant pour demander si peu, déclarait que l'adjonction de deux cent mille électeurs lui suffirait largement : il ne jugeait pas la masse du peuple mûre pour exercer un droit de vote, et ne voyait de sécurité, pour le gouvernement constitutionnel, que dans un suffrage très restreint[6]. Le gouvernement n'hésita pas à combattre le projet de M. Duvergier de Hauranne, comme il avait combattu les projets présentés précédemment sur le même sujet. Il essaya même d'écarter tout débat, en obtenant des bureaux qu'ils n'autorisassent pas la lecture de la proposition[7]. Il allait trop loin. Sur neuf bureaux, trois refusèrent de le suivre jusque-là : il n'en fallait pas plus pour que la question de prise en considération fût portée devant la Chambre.

C'était cette discussion qui se trouvait à l'ordre du jour, le 23 mars 1847, au lendemain de l'élection du vice-président. Le public l'attendait avec une curiosité anxieuse, non à cause du fond de la question, auquel, en dépit des efforts de l'opposition, il demeurait toujours assez indifférent, mais à raison du doute que la nomination de M. Léon de Malleville avait fait naître sur les dispositions de la majorité. A défaut de M. Thiers, dont le silence fut remarqué, de nombreux orateurs soutinrent la proposition, entre autres MM. Duvergier de Hauranne, Billault, de Beaumont, Odilon Barrot. Ils alléguèrent les vices du système électoral, l'étroitesse de sa base, ses injustes exclusions, ses inégalités déraisonnables, la facilité qu'il offrait à la corruption ; ils montrèrent cette corruption devenue générale et annulant de fait le gouvernement représentatif ; enfin, ils reprochèrent au gouvernement sa stérilité, son inertie, et le mirent en demeure d'accomplir les progrès' annoncés naguère par M. Guizot dans le discours de Lisieux. Suivant sa coutume, M. Duchâtel, dans sa réponse, développa de préférence les raisons pratiques : il insista sur ce que rien n'indiquait, dans le pays, un désir de cette réforme, et sur ce qu'une loi de ce genre ne pouvait être adoptée qu'à la veille d'élections générales. M. Guizot prit les choses de plus haut. Il exposa doctrinalement les avantages du système qui, au lieu de placer le droit électoral dans le nombre, le plaçait dans la capacité politique. Rencontrait-il, au cours de ses développements, le suffrage universel, il l'écartait avec un dédain superbe ; à M. Garnier-Pagès, qui lui criait : Son jour viendra, il répondait : Il n'y a pas de jour pour le suffrage universel... la question ne mérite pas que je me détourne, en ce moment, de celle qui nous occupe. Plus loin, s'adressant à ceux qui l'accusaient de ne vouloir d'aucun progrès, il dissertait éloquemment sur les conditions du vrai progrès, qui n'était pas seulement un changement ; il rappelait que, dans un régime de liberté où toutes les idées, toutes les ambitions sont en mouvement, où l'on demande trop, où l'on veut avoir trop vite, où l'on pousse trop fort, la mission du gouvernement était de marcher lentement, mûrement, de maintenir, de contenir. Cet ordre d'idées le conduisait naturellement à s'occuper de ceux des conservateurs qui se disaient progressistes. La grosse question du débat n'était-elle pas de savoir comment ils voteraient ? De la gauche, on leur avait fait plus d'une invite. Les paroles que leur adressa M. Guizot furent moins une prière qu'une leçon, moins une caresse qu'une réprimande. Il railla ces députés qui voulaient agir tout de suite, à l'entrée de cette législature, avant de la bien connaître, avant de bien connaître leurs collègues, avant de bien connaître le gouvernement près duquel ils agissaient, avant de se bien connaître peut-être eux-mêmes ; il leur rappela que, d'ordinaire, les tiers partis ne tournaient pas à l'utilité du pays, à la considération et à la force de ceux qui les composaient ; puis il les mit en demeure, ou de rester avec le gouvernement et de marcher avec lui, ou de passer dans les rangs de l'opposition. Il professait, quant à lui, qu'il valait mieux, pour le pays et pour le cabinet, maintenir fermement cette politique avec une majorité moins forte, que l'affaiblir pour conserver une majorité plus nombreuse. Ce langage était, par plus d'un côté, mortifiant pour ceux auxquels il était adressé, mais il leur en imposa. M. de Castellane, tout en se plaignant avec amertume de l'espèce de défi que le ministre avait porté à certains membres, déclara que ses amis repousseraient la prise en considération. La réforme électorale fut écartée par 252 voix contre 154. Jamais elle n'avait eu contre elle une aussi forte majorité.

Le jour même où la Chambre se prononçait ainsi contre la réforme électorale, le 26 mars 1847, M. de Rémusat déposait une proposition de réforme parlementaire. C'était, pour le ministère, un second défilé à franchir, plus difficile que le précédent. La réforme parlementaire, qui tendait à exclure de la Chambre la plupart des fonctionnaires, n'avait pas été proposée moins de dix-sept fois depuis 1830 ; elle répondait à un mouvement d'opinion plus sérieux et à un besoin plus réel que la réforme électorale ; on ne pouvait nier qu'il n'y eût là des abus qui, chaque jour, fournissaient davantage matière aux critiques de l'opposition[8]. La discussion sur la prise en considération s'ouvrit le 19 avril. M. de Rémusat défendit son projet avec habileté. A défaut de M. Guizot, qui garda le silence, M. Duchâtel et M. Hébert insistèrent, au nom du cabinet, sur l'impossibilité de voter, dès le début d'une législature, une proposition qui obligerait à de nouvelles élections, ou mettrait en suspicion une Chambre appelée à siéger encore pendant cinq ans. Les conservateurs progressistes allaient-ils être, dans ce débat, aussi dociles et aussi timides que dans l'autre ? M. Billault s'efforça de piquer leur amour-propre par un mélange assez adroit de caresses et d'épigrammes. Sur cet appel direct, M. de Castellane, toujours disposé à se mettre en avant, prit la parole. Tout le monde reconnaît, dit-il, qu'il y a quelque chose à faire, même M. le ministre de l'intérieur qui regarde la question comme une simple question de limites. Si c'est une question de limites, qu'on nous dise donc, à nous qui voulons sérieusement faire quelque chose, ce qu'on veut faire, quand et comment on le voudra !... Y a-t-il une époque précise de la législature actuelle où le ministère voudra faire quelque chose ? Encore une fois, qu'il nous le dise ! Tous les yeux se tournèrent vers le banc des ministres : M. Guizot fit un geste négatif. Le ministère me dit non, reprit M. de Castellane ; je le savais d'avance, mais j'ai dû lui en faire la demande une dernière fois. Eh bien donc, le ministère repoussant toute réforme au fond, en principe, nous croyons, nous, qu'il y a opportunité à voter tout à l'heure la prise en considération de la proposition de M. de Rémusat. Cette fois, la scission était ouverte. Au vote, le ministère n'en conserva pas moins la majorité ; mais cette majorité fut assez notablement réduite : elle avait été de 98 voix sur la réforme électorale ; elle ne fut plus que de 49.

Du côté du gouvernement, on affecta de ne pas s'émouvoir de cette diminution, et de voir là, pour la majorité, moins un affaiblissement qu'un débarras. Le Journal des Débats disait, avec une ironie plus hautaine que prudente : Les prétendus Christophe Colomb du parti conservateur, qui sont las de ce vieux monde et vont à la recherche du nouveau, ont librement donné cours à leur fantaisie ; mais ils ont pu voir que le ministère et cette pauvre majorité arriérée étaient parfaitement en état de se passer d'eux... Puisqu'ils veulent courir les aventures, il faut espérer qu'ils en rapporteront quelque expérience. Il n'y a rien de tel que les voyages pour former la jeunesse. Il ajoutait, quelques jours plus tard : Qu'ils aillent dans l'opposition !... Nous ne leur reprocherons qu'une chose, c'est d'y aller trop tard. Ils auraient dû s'apercevoir plus tôt qu'il y a et qu'il y aura toujours un abîme entre le parti faiseur et le parti conservateur. Ces derniers mots s'adressaient plus particulièrement à M. de Girardin, qui demandait, dans la Presse, que le pouvoir passât des parleurs aux hommes d'affaires.

 

II

Les considérations par lesquelles les ministres avaient combattu la double réforme électorale et parlementaire, semblaient, par beaucoup de côtés, parfaitement raisonnables. Néanmoins, à voir comment les choses devaient tourner, on se prend à douter de l'opportunité de la résistance, si justifiée que celle-ci parût sur le moment. En ce qui touche notamment la présence des fonctionnaires dans la Chambre, qu'eût-on compromis en s'engageant à résoudre cette question avant la fin de la législature ? C'eût été répondre au sentiment de la majorité elle-même ; car, parmi les députés qui avaient repoussé par discipline la proposition de M. de Rémusat, la plupart n'hésitaient pas à reconnaître que, sur ce point, il y avait quelque chose à faire[9]. Sans doute, il n'en était pas de même de l'extension du droit de suffrage, qui soulevait beaucoup plus d'objections, ne fût-ce que celle qui était tirée de l'indifférence manifeste du public. Toutefois, que penser de la valeur de cette dernière objection, quand on voit, dix mois après, l'état des esprits devenir tel que, de l'aveu du même M. Guizot, cette réforme ne pourra plus être évitée ? Au lieu de s'exposer ainsi à la subir plus tard en vaincu, n'eût-il pas été plus habile de s'en saisir tout de suite, avant que les partis y eussent donné une importance factice, et de tenter de l'accomplir quand on pouvait encore la limiter, en rester le maître et en recueillir l'avantage ? Dans ces conditions, le corps électoral n'aurait pas été gravement modifié, et puis, quels qu'eussent été les inconvénients d'une concession, ils auraient été difficilement comparables aux dangers que la résistance devait si rapidement faire naître.

Cependant, si le gouvernement se refusait absolument à entendre parler d'aucune des deux réformes, il aurait peut-être eu un moyen de les repousser sans trop de péril : c'eût été de mettre en avant quelque autre projet qui fît diversion aux manœuvres des partis hostiles, occupât l'opinion, et amusât cette imagination populaire que le pouvoir, en France surtout, ne laisse jamais impunément sans aliment. La chose, il est vrai, était malaisée. On se butait au dilemme que j'ai déjà plusieurs fois indiqué : d'une part, il semblait nécessaire d'avoir égard à ce goût maladif du changement que nos révolutions avaient éveillé dans l'esprit public ; d'autre part, ces mêmes révolutions avaient tant ébranlé la société, qu'on avait peine à imaginer un changement qui fût sans péril. Quelque difficile que fût ce problème, c'était la tâche du gouvernement de tenter de le résoudre. En 1847, moins qu'à toute autre époque, il pouvait s'y dérober : il se trouvait en face d'une Chambre nouvelle, et qui, comme telle, devait être particulièrement désireuse de faire du nouveau ; il avait à contenter une majorité qui, se sentant assurée de sa prépondérance numérique, cessant d'avoir à combattre journellement pour son existence, n'était plus disposée à considérer sa besogne comme accomplie, quand elle avait repoussé les attaques et maintenu le statu quo. Ce que pourrait être l'œuvre à laquelle elle rêvait d'attacher son nom, elle eût été fort embarrassée de le préciser ; mais elle était toute prête à s'en prendre au ministère, s'il ne la lui faisait pas accomplir. A priori même et par le seul fait de son grand âge, ce ministère vieux de plus de six ans était suspect, aux yeux de cette Chambre née d'hier, d'avoir trop le goût de l'immobilité et le besoin du repos. Un moment, au lendemain des élections du 1er août 1846, on avait pu croire que M. Guizot se rendait compte de ce que l'opinion attendait de lui ; il avait paru comprendre que, si sa grande victoire électorale pouvait être interprétée comme une approbation du passé, elle lui créait pour l'avenir des devoirs nouveaux ; que le programme de résistance un peu négative qui, depuis Casimir Périer, avait suffi aux jours de péril, ne suffisait plus dans la sécurité du succès ; qu'il fallait rajeunir la vieille politique conservatrice. C'est alors que, le 2 août 1846, en s'adressant à ses électeurs de Lisieux, il avait annoncé solennellement que, désormais, rassuré sur la paix extérieure et l'ordre intérieur, il serait en mesure de donner satisfaction au désir de mouvement et de réforme. Toutes les politiques vous promettent le progrès, avait-il dit dans une phrase devenue aussitôt célèbre ; la politique conservatrice seule vous le donnera[10]. Mais quelques semaines ne s'étaient pas écoulées que les mariages espagnols venaient donner une tout autre direction à sa pensée. L'affaire avait été tout de suite assez compliquée, avait exigé assez d'efforts pour absorber toute son attention. Convaincu que ce qui suffisait à l'occuper et à le satisfaire suffisait également à occuper et à satisfaire l'opinion, il n'avait plus jugé nécessaire de préparer d'autre objet à l'activité parlementaire de la nouvelle Chambre. C'est ainsi qu'au début de la session de 1847, en dehors des questions étrangères, aucun projet considérable et de nature à intéresser l'opinion ne s'était trouvé prêt à être déposé par le gouvernement.

Cette abstention, à laquelle s'était ajouté bientôt le veto opposé par le ministère aux deux propositions de réforme, avait été interprétée comme un parti pris d'inaction. De là, dans la majorité, une surprise, une déception et bientôt un mécontentement, qui ne se manifestaient pas seulement par quelques défections, mais aussi par l'état d'esprit de ceux dont le vote n'avait pas failli. Au cœur même du parti conservateur, divers symptômes trahissaient le doute, l'esprit de critique, les tentations d'indiscipline, la lassitude des vieilles luttes, le désir vague de quelque chose de nouveau. Ces sentiments, qui éclataient sans ménagement dans les conversations de couloirs, arrivaient parfois jusqu'à la tribune. Tel fut un incident qui se produisit, le 27 avril 1847, au cours de la discussion des fonds secrets. L'auteur en fut un député, naguère ardent ministériel, M. Desmousseaux de Givré. Amené à se demander pourquoi la majorité de cent voix, issue des élections de 1846, paraissait sur le point de se diviser, il proclama que le mal venait de l'inertie du gouvernement, et il montra les ministres répondant sur toutes les questions : Rien, rien, rien ! Aussitôt répercutés, grossis par les journaux opposants, ces mots : Rien, rien, rien ! eurent un retentissement énorme. On affectait d'y voir le résumé exact de la situation. Jamais, quand il défendait le ministère, M. Desmousseaux de Givré n'avait ainsi occupé le public. La Presse inscrivit les trois mots en tête de ses colonnes, à la place où naguère elle avait mis, comme épigraphe, la promesse de progrès faite par M. Guizot dans son discours de Lisieux. Le Journal des Débats ne contribuait pas à calmer la polémique, quand il répliquait sur le même ton : Le parti conservateur, à son tour, n'a que trois mots à répondre aux faiseurs utopistes : Rien, rien, rien ! vous n'obtiendrez rien.

L'immobilité qu'on reprochait à la politique du gouvernement n'était pas imputable seulement au cabinet. Le Roi y avait plus de part encore, et souvent c'était lui qui l'imposait à ses ministres. Il avait alors soixante-quatorze ans. Son intelligence, bien que toujours supérieure, se ressentait du poids de l'âge. Cette charge, venant s'ajouter à celle d'un règne déjà long et toujours laborieux et difficile, avait amené chez lui quelque fatigue et quelque affaiblissement : de là, sa crainte du mouvement et du changement. Il tâchait de se persuader que la France, ayant, elle aussi, traversé beaucoup de vicissitudes, devait avoir le même goût. Il oubliait que le pays n'avait pas vieilli avec lui, qu'il se rajeunissait incessamment par l'avènement de générations nouvelles, oublieuses des déceptions passées, ouvertes aux espérances, aux illusions, impatientes d'agir à leur tour. Des malentendus de ce genre se produisent quelquefois entre vieillards et jeunes gens. En outre, Louis-Philippe était d'autant plus porté à écarter ou à ajourner les problèmes sociaux et politiques soulevés autour de lui, que moins que jamais il croyait possible d'y trouver une heureuse solution. Son expérience, en s'allongeant, avait encore accru la part de scepticisme et de désenchantement qui de tout temps s'était mêlée à sa sagesse. Ses propos, qu'il n'avait pas, on le sait, l'habitude de beaucoup mesurer, semblaient parfois d'un homme découragé qui se sentait lié à une tâche impossible. Tenez, disait-il un jour à M. Guizot qui lui témoignait son habituel optimisme, je souhaite de tout mon cœur que vous ayez raison ; mais ne vous y trompez pas : un gouvernement libéral en face des traditions absolutistes et de l'esprit révolutionnaire, c'est bien difficile ; il y faut des conservateurs libéraux, et il ne s'en fait pas assez. Vous êtes les derniers des Romains. Un autre jour, il s'écriait, en se prenant la tête dans les mains[11] : Quelle confusion ! quel gâchis ! Une machine toujours près de se détraquer ! Dans quel triste temps nous avons été destinés à vivre ! L'âge avait eu sur Louis-Philippe un autre effet : il augmentait chez lui, en même temps que la défiance des choses, la confiance en soi. Cette confiance, que lui avaient justement donnée tant de difficultés surmontées, menaçait de tourner en une obstination irritable et impérieuse qui tenait de la sénilité. Admettait-il quelqu'un à lui parler, il n'écoutait guère que ce qui rentrait dans ses idées ; la contradiction l'impatientait sans l'avertir. II oubliait que le premier avantage de l'irresponsabilité royale dans le régime constitutionnel est que le souverain peut, sans se diminuer, se prêter à des politiques diverses, gouverner avec des ministres de nuances opposées, et il menaçait, pour le cas où l'on prétendrait modifier ce que, depuis longtemps, il appelait assez imprudemment son système, de se retirer au château d'Eu et de remettre le gouvernement à la régence. Ceux qui approchaient le Roi étaient péniblement surpris de voir qu'à la fin de 1846 et au commencement de 1847, il faisait souvent allusion à cette abdication possible. Le plus fâcheux était que ces boutades ne restaient pas renfermées dans les Tuileries, et qu'il en arrivait quelque écho dans les couloirs du palais Bourbon. Commentées sans bienveillance, elles n'augmentaient pas le crédit parlementaire du cabinet, qu'on semblait dès lors fondé à accuser d'être l'instrument trop docile du pouvoir personnel. Et surtout elles compromettaient le souverain, le rendaient responsable d'une politique peu populaire, et, par l'éventualité même qu'elles faisaient entrevoir, accoutumaient les esprits à rêver d'autre chose que d'une simple crise ministérielle.

L'espèce d'inertie dont le gouvernement semblait alors si étrangement affecté avait encore une autre forme. Ce qui manquait à la majorité, ce n'était pas seulement la grande impulsion politique qu'il eût appartenu au Roi et à M. Guizot de donner, c'étaient aussi les soins de tous les jours. Cette partie de l'œuvre ministérielle, la plus modeste, mais non la moins utile sous un régime parlementaire, avait été jusqu'alors accomplie avec beaucoup d'habileté par M. Duchâtel. Sans cesse attentif aux dispositions générales de la Chambre et aux dispositions particulières de chaque député, soigneux des hommes autant que des choses, le ministre de l'intérieur avait su faire, avec adresse et tact, sans dédain des petites précautions et des petits moyens, ce qui était nécessaire pour raffermir les fidélités douteuses, calmer les susceptibilités, désintéresser les ambitions, prévenir les caprices, maintenir l'harmonie et la discipline. Le tour pratique et la netteté judicieuse de son esprit, la sûreté de son commerce, la facilité de son abord, la distinction de ses manières, et jusqu'au prestige de sa grande fortune, tout chez lui convenait à ce rôle. Telle avait été son action qu'aux yeux de plusieurs, l'armée ministérielle lui appartenait plus qu'à M. Guizot. Après les élections de 1846, en face d'une majorité accrue d'éléments si divers, il était plus nécessaire encore que M. Duchâtel continuât son travail : on l'avait entendu dire alors : Nous avons cent conservateurs nouveaux ; il nous faudra trois mois pour les former. Et cependant, quand arriva la session de 1847, il ne se montra pas pressé de s'occuper de cette formation. Une sorte d'indolence, qui était du reste le fond de sa nature, semblait avoir remplacé sa vigilance et son activité d'autrefois. A peine le voyait-on à la Chambre, et, coup sur coup, il prit des congés pour cause de maladie.

Sa maladie était réelle et se manifestait par des accès de fièvre répétés. Mais n'y avait-il pas là aussi une fatigue plus politique encore que physique, et comme une velléité de distinguer sa fortune personnelle de celle du cabinet ? On l'a beaucoup dit alors. On prétendait que M. Duchâtel, gêné de l'impopularité et jaloux de la prépondérance de M. Guizot, méditait de le supplanter et de former, sans lui, un autre ministère conservateur, moins provocant dans l'ordre des doctrines, quoique aussi rassurant pour les intérêts ; plus terne, mais plus solide, faisant en même temps moins de bruit oratoire et plus d'affaires. Qu'autour du ministre de l'intérieur on ait caressé quelque rêve de ce genre, c'est possible et même probable ; que le ministre personnellement se soit arrêté à un semblable projet, rien ne le prouve. Il est à remarquer, au contraire, que le principal intéressé, M. Guizot, a rendu après coup un hommage éclatant à la fidélité de son collègue[12]. Seulement, ce qui est incontestable, c'est que, depuis quelque temps, M. Duchâtel estimait que le ministère, usé par sa durée même, ferait bien de céder la place à des hommes nouveaux. Déjà, à la veille de la session de 1845, on avait vu poindre chez lui cette idée[13]. Il y était revenu depuis, notamment à la fin de 1846, sous le coup d'un vif mécontentement personnel : pour cause ou sous prétexte d'urgence, la décision relative au mariage du duc de Montpensier avait été prise entre le Roi, la Reine et M. Guizot, sans consulter les autres membres du cabinet ; fort blessé du procédé, M. Duchâtel en fut d'autant. plus porté à voir d'un œil peu favorable la décision ainsi prise[14] ; pendant quelques jours, il fut à peu près résolu à porter au Roi sa démission, qui eût forcément entraîné la dislocation du cabinet tout entier ; il y était poussé par des hommes considérables dont il suivait volontiers les avis, entre autres par le chancelier Pasquier, peu favorable, il est vrai, à M. Guizot ; la réflexion le fit reculer : il ne voulut ni causer une telle joie à l'opposition, ni se faire soupçonner par les conservateurs d'obéir à une susceptibilité mesquine. Un peu plus tard, lors de l'élection de M. de Malleville comme vice-président, il laissa voir encore quelque velléité de retraite, sans y insister beaucoup. En somme, il restait à son poste, toujours correct et loyal, mais triste, inquiet, un peu boudeur, ayant peu de cœur à sa besogne, et guettant l'occasion d'une retraite toujours désirée.

 

III

La Chambre faillit faire payer cher au ministère la négligence dont il usait à son égard. Le cheval auquel on laisse la bride sur le cou a bien vite fait quelque sottise, même quand il n'est pas, de son naturel, rétif ou violent. Coup sur coup, plusieurs des ministres se trouvèrent mis en minorité dans les affaires de leur ressort particulier, et parfois d'une façon assez mortifiante. Visiblement, la majorité croyait pouvoir ne pas se gêner avec eux. Il lui était d'autant moins difficile de leur faire sentir sa mauvaise humeur, que, par l'effet d'une sorte d'indolence égoïste, les membres du cabinet semblaient déshabitués de se prêter mutuellement appui. Chacun d'eux se présentait séparément devant l'opposition, sans être secondé par ses pairs, ni couvert par son chef. Situation pleine de risques pour ceux qui manquaient d'adresse ou de prestige. M. Guizot ne vit d'abord, dans les mésaventures de ses collègues, que des accidents sans gravité : il lui semblait que les votes hostiles ne portaient que sur des questions spéciales, et que, dût-on regarder tel ou tel ministre comme assez grièvement atteint, il serait bien temps, après la session, d'examiner s'il convenait de le remplacer[15]. Mais cette sécurité ne dura pas. Vers la fin d'avril et dans les premiers jours de mai, divers symptômes révélèrent, tout d'un coup, que le cabinet entier avait été blessé et dangereusement blessé par les coups frappés sur plusieurs de ses membres.

M. Guizot, sentant un peu tardivement que le mal était dû en grande partie à ce qu'il s'était tenu personnellement en dehors des débats, saisit, le 6 mai, une occasion de se montrer à la tribune. M. Billault venait, à propos des crédits supplémentaires, d'attaquer l'ensemble de la politique extérieure. Avec une maîtrise supérieure et un succès incontesté, M. Guizot passa en revue toutes les affaires où notre diplomatie avait alors à agir. Il ne voulut pas terminer son discours sans faire allusion aux difficultés parlementaires du moment. Il reconnaissait que, dans une Chambre nouvelle, il pouvait y avoir, entre une majorité et un cabinet au fond d'accord, des malentendus, des méprises et des embarras ; mais il se refusait à voir là rien de grave et de profond. Je pense, ajouta-t-il, que ce n'est pas sur des embarras momentanés, sur des tentatives plus ou moins habilement concertées ou voilées, qu'une scission se fait entre une majorité et un gouvernement. Pour le compte du cabinet, je n'hésite pas à dire qu'il ne voit, dans les convictions de la majorité, rien qui contrarie les siennes. Si la majorité pensait autrement à l'égard du cabinet, elle est parfaitement la maîtresse de le lui témoigner, et il s'en apercevra sur-le-champ. La majorité applaudit. Le lendemain, l'un des collaborateurs de M. Guizot au ministère des affaires étrangères, M. Désages, écrivait à M. de Jarnac, notre chargé d'affaires à Londres. Le ministre a eu hier, à la Chambre, un immense succès. Ce succès a raffermi bon nombre d'esprits un peu ébranlés. On a reconnu bien vite que la situation, toute la situation appartenait encore à M. Guizot et n'appartenait qu'à lui[16].

M. Désages se faisait illusion sur l'effet du discours. Si grand qu'eût été le succès oratoire de M. Guizot, il ne suffisait pas à raffermir le cabinet tout entier. Bien au contraire, les lézardes inquiétantes qui s'étaient produites dans l'édifice ministériel s'élargissaient avec une telle rapidité que c'était à se demander si un effondrement n'était pas imminent. Il n'y avait plus une minute à perdre pour aviser. Les conservateurs éclairés se rendaient compte que, pour échapper à une crise totale, force était de prendre les devants et d'opérer spontanément un remaniement partiel. Deux jours après le discours de M. Guizot, le 7 mai, le duc de Broglie, écrivant à son fils, lui exposait comment l'imprévoyance, le discrédit moral, la nullité de tel ou tel ministre rendaient une recomposition du ministère inévitable. — Ce qui l'a rendu plus inévitable encore, ajoutait-il[17], c'est l'indolence du ministère en général, quand il s'est vu à la tête d'une majorité de cent voix, et la fantaisie de cette majorité qui, pour se divertir, s'est amusée à déchiqueter, pièce à pièce, le ministère dans ses conversations, et à procurer à trois ou quatre de ses membres des échecs consécutifs sur quelques points de détail. Quoi qu'il en soit des causes, la majorité est, en ce moment, en pleine dissolution, et le ministère, par contrecoup, sans qu'il y ait, pour cela, la moindre raison, je ne dis pas suffisante, mais le moindre prétexte. Il faut recomposer le ministère et, par lui, la majorité.

Une fois convaincus du péril dont ils ne s'étaient pas d'abord doutés, le Roi et M. Guizot n'hésitèrent pas, pour alléger la nef qui menaçait ainsi de sombrer en mer calme, à jeter par-dessus bord les trois ministres qui paraissaient le plus compromis, celui des finances, M. Lacave-Laplagne, celui de la guerre, le général Moline Saint-Yon, et celui de la marine, l'amiral de Mackau : les deux derniers consentirent à donner leur démission ; le premier, réfractaire au rôle de bouc émissaire, dut être destitué. Le plus grave en cette affaire ne fut peut-être pas l'obligation où l'on s'était trouvé subitement de sacrifier une partie des ministres ; ce fut la difficulté qu'on éprouva à les remplacer. Leur succession fut offerte à divers personnages parlementaires, qui la déclinèrent : si bien que M. Guizot, comprenant la nécessité d'en finir très vite, s'adressa à des fonctionnaires dévoués qui n'étaient même pas à Paris, et imposa, par télégraphe, à leur dévouement, l'acceptation des portefeuilles vacants. Tout put être ainsi conclu en quarante-huit heures. Le 10 mai, le Moniteur annonça que M. Jayr, préfet de Lyon, était nommé ministre des travaux publics, en remplacement de M. Dumon, qui devenait ministre des finances ; que le général Trézel, commandant la division militaire de Nantes, était appelé au ministère de la guerre, et M. de Montebello, ambassadeur à Naples, au ministère de la marine. Tous trois étaient pairs de France. Le premier, qui avait fait sa carrière dans l'administration préfectorale, était un administrateur habile ; le second, soldat brave et intègre, très estimé pour ses vertus et son caractère, avait eu peu de bonheur dans sa vie militaire ; c'est lui qui commandait lors du désastre de la Macta ; le troisième, fils aîné du maréchal Lannes, avait occupé des postes diplomatiques secondaires, sans y trouver l'occasion d'un rôle considérable ; il avait détenu en outre, pendant quelques jours, le portefeuille des affaires étrangères, dans le ministère provisoire et incolore constitué le 31 mars 1839, à la suite de la coalition. Aucun d'eux n'avait d'importance parlementaire ni de signification politique bien déterminée.

C'était une solution, mais une solution peu brillante. M. de Viel-Castel notait dans son journal intime, à la date du 11 mai : Le sentiment de l'affaiblissement moral du cabinet, par suite de la modification qu'il vient d'éprouver et des incidents qui l'avaient précédée, est universel[18]. Deux jours plus tard, M. Génie, chef du cabinet de M. Guizot, écrivait à M. de Jarnac : Le ministère, qui comptera bientôt sept années de durée, était remarquable en ce qu'aucune scission n'avait éclaté clans son sein ; les remplacements qui ont eu lieu depuis 1842 avaient des causes connues et inévitables : les uns étaient morts ; les autres étaient notoirement dans un état grave de maladie[19]. Ici, rien de tout cela ; le vent de la Chambre des députés emporte trois ministres ; les ministres restants l'ont senti, l'ont vu et ont cédé... La majorité conservatrice s'est émue, inquiétée. La petite fraction de cette majorité qui, depuis, six mois, cherche à prendre de l'importance, a considéré ce résultat comme un succès, mais comme un succès insuffisant[20]. Ce n'était pas seulement dans l'intimité que les amis du cabinet constataient l'atteinte portée à son prestige. Le Journal des Débats le déplorait publiquement, et ce lui était une occasion de faire l'examen de conscience du gouvernement. Le ministère, disait-il le 12 mai, n'a pas déployé assez d'activité et de vigilance depuis la discussion de l'adresse. Il a cru que la majorité lui était acquise ; il l'a pour ainsi dire abandonnée à elle-même... La Chambre n'a pas été gouvernée. Quelques jours plus tard, on lisait dans la chronique politique de la Revue des Deux Mondes : Un ministère qui, de l'aveu des représentants de l'opposition, était, il y a trois mois, maître incontesté du champ de bataille, a perdu, peu à peu, une partie des avantages de cette situation ; il s'est trouvé un beau jour compromis, sérieusement menacé. Était-ce par quelque triomphe imprévu de l'opposition ? Non ; s'il a été harcelé d'une façon périlleuse, c'est par ses propres amis ; c'est d'eux qu'il a reçu des atteintes et des blessures.

Tels paraissaient être l'ébranlement et le malaise laissés par cette crise partielle, que l'opposition crut le moment favorable pour tenter de la transformer en une crise totale. Le 14 mai, M. Odilon Barrot interpella le ministère sur les modifications qui venaient d'être apportées à sa composition. La gauche comptait sur les divisions de la majorité et tout spécialement, sur le ressentiment de M. Lacave-Laplagne, qu'elle caressait maintenant, après l'avoir fort vilipendé tant qu'il était au pouvoir. On avait eu soin de préparer à l'avance, pour le cas de victoire, un ministère Molé-Dufaure. Tous ces calculs furent trompés. M. Guizot, prévenu par ses amis du trouble des esprits, fut prudent et habile ; évitant les chausse-trapes où M. Barrot se flattait de le faire tomber, il ne dit rien qui pût blesser les ministres congédiés et fit surtout appel à l'union des conservateurs contre l'opposition. M. Lacave-Laplagne, de son côté, eut le bon goût et le bon sens de ne pas faire le jeu de la gauche ; gardant une grande réserve sur ce qui le concernait, il engagea, lui aussi, la majorité à demeurer unie et protesta de sa fidélité conservatrice. Les néo-progressistes, qu'on avait dit être prêts à une levée de boucliers, se tinrent cois. Ainsi déçue dans toutes ses espérances, l'opposition fut réduite à battre en retraite assez piteusement. L'issue de ce débat rendit à M. Guizot sa sécurité un peu dédaigneuse, et, quelques jours après, il écrivait à M. Rossi, son ambassadeur à Rome : Je ne vous dis rien de nos affaires intérieures. Point de danger réel ; les embarras et les ennuis d'une Chambre nouvelle ; les anciens un peu fatigués ; les nouveaux pas encore dressés ; des fantaisies peu profondes, mais très vaniteuses ; des ambitions peu puissantes, mais très remuantes ; l'alliance momentanée des chimères honnêtes et des prétentions intéressées[21].

 

IV

Quelque déplaisants que fussent les accrocs inattendus de la machine parlementaire, le pays s'en fût distrait et consolé assez facilement, s'il eût trouvé ailleurs des satisfactions d'un ordre plus positif. On sait que la politique l'intéressait beaucoup moins qu'autrefois, et que, de plus en plus, il paraissait surtout préoccupé de ses intérêts matériels. Il venait précisément de traverser une période de grande prospérité commerciale et industrielle[22] ; il en avait joui, et ce n'avait pas été pour le ministère conservateur le moindre titre à la faveur publique que d'avoir présidé à un tel développement de richesse. Or voici qu'au commencement de 1847, cette prospérité faisait place à une crise économique, dont le public souffrait plus encore que de l'inconsistance de la majorité et de l'émiettement du cabinet.

Cette crise avait pour cause première un accident dont le gouvernement ne pouvait être responsable ; c'était la mauvaise récolte de 1846. On s'en ressentait d'autant plus que l'année 1845, ayant été médiocre, n'avait pas laissé d'excédents de grains. Le mal nous avait pris un peu à l'improviste. Un mois avant la moisson, on croyait à de beaux résultats ; tout avait été compromis par la chaleur et la sécheresse excessives des dernières semaines. Les entraves de la législation douanière et l'imperfection des moyens de transport ne permettaient pas alors de parer aussi facilement et aussi promptement qu'on le fait aujourd'hui aux insuffisances de la production nationale. D'ailleurs, plusieurs des pays voisins de la France n'avaient pas été plus favorisés. Il se produisit donc, à la fin de 1846, un renchérissement des céréales qui alarma aussitôt le public. Les imaginations effrayées se voyaient déjà aux prises avec la disette. Le ministre du commerce, M. Cunin-Gridaine, mal informé par ses enquêtes administratives, crut d'abord à une, panique non justifiée, et publia, le 16 novembre 1846, une circulaire aux préfets, destinée à rassurer les esprits. Mais l'optimisme ministériel ne pouvait prévaloir contre un fait trop réel : le blé manquait. Le gouvernement comprit, un peu tardivement, qu'il était en face d'un danger grave qui exigeait de promptes mesures. Une ordonnance royale autorisa l'admission en franchise des grains étrangers ; les conseils municipaux furent invités à suspendre également les droits d'octroi ; dans les ports, la police sanitaire reçut ordre de réduire notablement les quarantaines pour les bâtiments apportant du blé ; le département de la guerre et celui de la marine décidèrent d'acheter toute leur consommation hors de France ; les fourgons de l'artillerie furent employés à transporter dans l'intérieur du pays les provisions qui s'accumulaient sur les quais des ports. Ces remèdes étaient malheureusement insuffisants ; d'ailleurs, il y avait eu du temps perdu ; l'hiver était venu, rendant les charrois plus difficiles. Le prix de la farine montait toujours. Paris et, à son exemple, de nombreuses communes s'imposèrent de lourdes dépenses pour maintenir à un prix normal le pain consommé par les indigents. Sur plusieurs points, des chantiers et des ateliers furent ouverts par l'État et les municipalités, en vue de fournir du travail aux malheureux. La charité privée, comme toujours, fit plus encore que l'assistance officielle. Malgré tout, la misère était grande. Dans le centre de la France, elle se trouvait encore augmentée par suite des inondations extraordinaires qui avaient porté le ravage et la ruine sur les bords de la Loire et de ses affluents. Le chiffre inaccoutumé des retraits opérés dans les caisses d'épargne révélait la détresse des classes pauvres : il dépassait de plus de trente millions celui des versements. En même temps que les corps souffraient, les esprits se troublaient, les passions fermentaient. De graves désordres éclatèrent dans les départements de l'Ouest et du Centre. Des paysans et des ouvriers s'opposaient par la violence à la circulation des grains, pillaient les bateaux ou les voitures dans lesquels on les transportait, les greniers où on les conservait, envahissaient les marchés, et prétendaient forcer les propriétaires à vendre leur récolte à un certain prix. De véritables bandes de mendiants terrorisaient les fermes isolées. Sur plusieurs points, le sang coula ; des scènes atroces eurent lieu dans l'Indre, à Buzançais et à Bélâbre, où plusieurs maisons furent saccagées et deux propriétaires massacrés. On eût dit qu'un vent de jacquerie soufflait sur la France. Le gouvernement se montra ferme. Il demanda des crédits pour augmenter l'effectif des divisions territoriales et être ainsi présent en force partout où des désordres pourraient éclater. Près de cinq cents individus, poursuivis devant les tribunaux, furent frappés de peines diverses. La cour d'assises de l'Indre, entre autres, prononça, à raison des faits de Buzançais et de Bélâbre, plusieurs condamnations aux travaux forcés et trois condamnations à mort, qui furent aussitôt exécutées. La presse radicale ne manqua pas de s'apitoyer sur les victimes de la justice bourgeoise. Sous le coup de cette répression sévère, le désordre matériel disparut, mais non sans laisser quelque malaise dans les esprits, irritation chez les uns, inquiétude chez les autres.

Par un enchaînement fatal, la crise des subsistances avait amené une crise monétaire. L'encaisse métallique de la Banque de France était tombée de 252 millions à 80 et même bientôt à 57. Cette diminution vraiment inquiétante tenait principalement aux masses d'argent qu'il avait fallu sortir de France pour payer les blés achetés en Russie et ailleurs. Elle tenait aussi à ce que d'autres pays, non moins éprouvés par la disette, étaient venus chercher à Paris le métal précieux dont ils étaient à court. Un relèvement du taux de l'escompte semblait s'imposer. La Banque, désirant vivement l'éviter, essaya de plusieurs autres remèdes, par exemple d'achats' de lingots à Londres ; tous furent impuissants ; l'encaisse baissait toujours. Dès lors, il n'était plus possible d'hésiter, et l'escompte fut porté à 5 pour 100. Cette mesure produisit tout d'abord sur le marché un effet de gêne et d'inquiétude ; les affaires en furent entravées, le crédit resserré ; mais elle eut un bon résultat au point de vue monétaire ; au 15 mars, l'encaisse était remontée à 110 millions. A cette époque, il est vrai, la Banque recevait un secours fort inattendu dont j'ai déjà eu occasion de parler : 50 millions en numéraire lui étaient remis par le Czar, pour acheter des rentes françaises[23]. La France rentrait ainsi en possession de l'argent que nos importateurs de grains avaient récemment envoyé en Russie. Rien ne pouvait venir plus à propos pour l'aider à sortir de ses embarras monétaires. On comprend le calcul du Czar : il était le premier intéressé à nous mettre à même de continuer des achats dont son pays profitait, et il devait s'attendre que cet argent reprendrait bientôt le chemin d'Odessa.

Le trouble jeté sur le marché se fit surtout sentir dans les affaires de chemins de fer, où, depuis quelques années, la spéculation était singulièrement surexcitée[24]. Plus on avait été aveugle dans ses engouements, plus on était prompt à la panique ; plus on s'était engagé témérairement, plus la ruine menaçait d'être grande. On vit s'effondrer le cours des actions, non seulement de celles qui avaient été évidemment surfaites par l'agiotage, mais aussi de celles qui représentaient une valeur sérieuse. Les souscripteurs se refusaient à compléter leurs versements. Sur beaucoup de lignes, les travaux étaient interrompus ou allaient l'être. Si quelques compagnies, comme celle du chemin de fer du Nord, étaient de force à supporter cette bourrasque, plusieurs menaçaient de sombrer, notamment celles qui, dans l'affolement des dernières années, avaient consenti des rabais excessifs. A bout de ressources, elles imploraient de l'État un peu d'aide ou tout au moins une atténuation de leurs charges. Leur ruine eût gravement retardé et compromis la construction des chemins de fer ; or, il n'y avait déjà eu que trop de temps perdu : en ce moment même, quand il s'agissait de transporter les grains dont on avait un besoin si urgent, la France voyait bien ce qu'il lui en coûtait de n'avoir pas encore un réseau ferré un peu complet ; le gouvernement fut donc amené à faire voter une série de lois qui, sous diverses formes, portaient secours à plusieurs des compagnies en-détresse. Avec ces expédients, on parvint, tant bien que mal, à écarter quelques-unes de leurs difficultés financières, mais sans les rendre florissantes : le temps seul devait effacer le discrédit moral que les déboires d'une spéculation imprudente faisaient peser sur ce genre d'affaires.

Tant de crises avaient nécessairement leur contre-coup sur les finances publiques. On se rappelle qu'à la fin de la session de 1846, elles paraissaient en bon état : le ministère se félicitait de les avoir dégagées des embarras que lui avait légués le cabinet du 1er mars[25]. Quelques mois s'écoulent, et voici qu'à la suite de la mauvaise récolte, les embarras renaissent : le terrain qu'on croyait avoir gagné semble perdu. C'est d'abord l'équilibre du budget ordinaire, si laborieusement reconquis en 1844 et 1845, après quatre années de déficit, qui est de nouveau compromis. D'une part, les dépenses s'accroissaient des secours donnés aux populations éprouvées par la disette et les inondations, du prix beaucoup plus élevé dont il fallait payer l'alimentation des armées de terre et de mer, enfin des augmentations d'effectif jugées nécessaires pour maintenir partout l'ordre[26]. D'autre part, le rendement des impôts indirects, qui, depuis quelque temps, avait accusé une progression annuelle de 24 millions en moyenne, faiblissait sous le coup du malaise général ; sans doute, l'élan était tel que le ralentissement ne se faisait pas tout de suite sentir, et que le résultat total de 1846, malgré la crise des derniers mois, faisait encore ressortir, par rapport à 1845,une augmentation de 19 millions ; mais, dans les premiers mois de 1847, le déchet était considérable : ce n'était pas seulement un arrêt ; c'était un recul marqué. Accroissement des dépenses, diminution des recettes, il y avait là une double cause de déficit : ce déficit était pour le budget ordinaire de 1846, de 45 millions ; il s'annonçait beaucoup plus fort pour 1847[27].

La crise n'avait pas une influence moins fâcheuse sur le budget extraordinaire. On sait quel avait été le système établi par la loi du 11 juin 1842, pour les dépenses de chemins de fer, et étendu depuis à beaucoup d'autres dépenses : prévues pour plus d'un milliard, effectuées pour environ 400 millions, ces dépenses avaient été laissées provisoirement à la charge de la dette flottante, jusqu'au jour où l'extinction des découverts budgétaires permettrait d'y appliquer les réserves de l'amortissement[28]. Au commencement de 1846, on croyait ce moment arrivé : la liquidation du passé paraissait terminée ; les découverts accumulés de 1840 à 1844 allaient être éteints et même laisser libre, sur les 77 millions composant les réserves de l'amortissement en 1846, une somme de 57 millions qui pourrait être affectée aux travaux publics. Mais, pour cela, il fallait que l'équilibre du budget ordinaire, rétabli en 1845, ne fût pas de nouveau détruit. Le retour du déficit faisait évanouir ces espérances, bouleversait ces calculs, et ajournait indéfiniment l'échéance où les réserves de l'amortissement seraient disponibles. Or, comme les grands travaux n'étaient pas, ne pouvaient pas être complètement interrompus, — on avait prévu de ce chef, en 1847, une dépense de 197 millions, — ils retombaient à la charge de la dette flottante, qui se trouvait notablement grossie : de 400 millions, chiffre qu'elle avait atteint en janvier 1846, elle s'élevait à 600 millions et menaçait d'atteindre presque 700 millions à la fin de 1847.

C'était beaucoup pour l'époque, d'autant que, par l'effet de la crise, les ressources qui alimentaient d'ordinaire cette dette flottante devenaient moins abondantes et moins faciles. Elles étaient de deux natures : les unes qui venaient spontanément au Trésor : avances des receveurs généraux, dépôts des communes et des établissements publics, portion non consolidée des fonds des caisses d'épargne ; les autres que le Trésor, au contraire, allait chercher par l'émission des bons royaux. La première catégorie de ces ressources se trouvait notablement réduite par les retraits opérés dans les caisses d'épargne, par les dépenses que les communes s'imposaient pour abaisser le prix du pain et ouvrir des ateliers de charité, et en général par tous les besoins d'argent nés de la disette, des inondations et du mauvais état des affaires. Dès lors, force était de demander davantage à l'émission des bons du Trésor. Une loi du 20 juin 1847 autorisa le ministre des finances à porter cette émission de 210 à 275 millions. Mais, au moment où il fallait émettre un plus grand nombre de bons, ceux-ci, toujours par l'effet de la crise, se plaçaient plus difficilement ; le crédit de l'État, sans être ébranlé, se ressentait des embarras du marché ; dès le mois d'avril 1847, le ministre des finances était obligé d'élever à 5 pour 100 l'intérêt des bons du Trésor ; ce ne fut qu'au mois d'août suivant qu'il jugea possible de le ramener à 4 ½. Tous ces faits mettaient davantage en lumière l'inconvénient d'une dette flottante trop considérable, et le gouvernement était amené à chercher les moyens de la réduire. Un seul s'offrait à lui : consolider une partie de cette dette, en la transformant en dette perpétuelle. Dans ce dessein, il se fit autoriser, par une loi du 8 août 1847, à contracter, quand il jugerait le moment favorable, un emprunt de 350 millions. On verra plus tard dans quelles conditions et dans quelle mesure les circonstances permettront de réaliser cet emprunt.

Le ministère ne pouvait chercher à dissimuler cet état embarrassé des finances : plus d'une fois, au cours de la session, il s'en expliqua franchement, sans découragement, mais non sans mélancolie. Il avait soin d'en bien marquer l'origine accidentelle, de faire tout remonter à la mauvaise récolte et aux inondations. Les commissions du budget, de leur naturel un peu sévères et maussades, appuyèrent plus encore sur ce qu'elles appelaient les tristes aspects des exercices de 1846 et de 1847 ; elles ne contestaient pas que les fléaux survenus à la fin de 1846 n'en fussent une des causes ; mais, à leur avis, ce n'était pas la cause unique ; il y avait aussi de la faute du gouvernement, qui, dans l'enivrement des années prospères, était allé trop vite, avait voulu tout faire à la fois, et qui avait eu le tort plus grave encore de ne pas prévoir les mauvais jours[29]. Ce reproche contenait une part de vérité. Non sans doute qu'il eût été loisible au gouvernement de se soustraire à l'obligation, très lourde et très périlleuse en effet, de tout faire à la fois : ni l'exécution des chemins de fer, ni la conquête de l'Algérie n'eussent pu être retardées ou ralenties, sans qu'il en coûtât plus cher encore au pays ; et si l'on y avait ajouté les dépenses militaires, suite de l'alerte de 1840, la faute n'en était pas au ministère du 29 octobre. Son tort était ailleurs : il consistait à avoir adopté, pour l'exécution des grands travaux, des combinaisons financières supposant la persistance d'un ciel sans nuage ; on ne s'était pas assez précautionné contre les accidents possibles. Défaut de prévoyance qui, sans être la cause première et principale de la crise, avait contribué à la rendre, quand elle était survenue, plus sensible et plus troublante. Des finances moins engagées eussent mieux supporté le coup de la disette et des inondations.

On voit combien nombreuses et graves étaient, pour les fortunes privées et pour la fortune publique, les conséquences de la mauvaise récolte de 1846. Rarement un simple accident climatérique avait produit une telle succession de contrecoups. Le mal, d'ailleurs, n'était pas spécial à la France ; il s'étendait à tous les pays où les blés avaient manqué. En Angleterre, il sévissait plus rudement encore que chez nous. Sous le coup d'une disette qui, en Irlande, prenait, suivant l'expression de lord John Russell, le caractère d'une famine du treizième siècle, les finances du Royaume-Uni, très florissantes pendant les années précédentes, étaient devenues tout à coup fort embarrassées. De très gros déficit succédaient brusquement à de gros excédents. Le rendement des impôts baissait de 37 millions, pendant le premier trimestre de 1847. L'ébranlement du crédit faisait tomber les consolidés de 93 à 79 ½. La Banque royale, effrayée du vide de ses caisses, hésitait à escompter les meilleurs papiers. Une véritable panique se produisait chez les actionnaires des compagnies de chemins de fer. Les faillites se multipliaient. Toutes les transactions étaient suspendues. En somme, le désordre économique semblait d'autant plus désastreux que le pays avait été surpris au milieu d'un mouvement d'affaires plus actif et plus compliqué, dans une fièvre de spéculation plus intense. La crise n'était pas seulement plus aiguë qu'en France, elle devait durer plus longtemps : au milieu de 1847, quand on voyait déjà chez nous les signes d'un retour de prospérité, le mal ne diminuait pas outre-Manche : bien au contraire, il menaçait de s'aggraver encore.

La pensée des embarras plus grands de l'Angleterre ne suffisait pas à consoler le public français de ses propres déboires. Il demeurait surpris, inquiet, triste d'avoir vu se voiler si rapidement une prospérité dont il s'était fait une agréable et fructueuse habitude. L'opposition ne manquait pas d'exploiter cette humeur et tâchait de la tourner en grief contre le gouvernement. Naguère, quand les intérêts matériels avaient pleine satisfaction, elle avait imaginé de reprocher au cabinet d'en être trop préoccupé ; maintenant qu'ils étaient en souffrance, elle l'accusait de les avoir compromis, et elle ne se trompait pas en croyant ce second moyen d'attaque plus efficace que le premier. Aussi avec quel entrain passionné s'appliquait-elle à rendre plus douloureux et plus irritants les malaises du pays ! On eût dit que dans chaque symptôme fâcheux qu'elle pouvait enregistrer, elle voyait une bonne fortune. Le tort ainsi fait non seulement au ministère, mais à la monarchie, fut considérable : parmi les causes complexes de cette maladie de l'esprit public qui fut le prodrome de la révolution de Février et qui la rendit possible, il faut évidemment faire une certaine part à la crise économique, née de la mauvaise récolte de 1846.

 

V

Obligé, parla situation embarrassée des finances, d'ajourner certaines réformes économiques qui eussent, du moins au début, diminué les recettes du Trésor[30], le gouvernement aurait dû chercher, ce semble, à compenser cette immobilité forcée dans l'ordre des progrès matériels, par une activité plus féconde pour ce qui regardait le progrès moral. Une occasion s'offrait à lui : c'était la question toujours pendante de la liberté, d'enseignement[31], question plus large que son étiquette ; car, en réalité, elle renfermait le plus important des problèmes qui s'imposent aux hommes politiques du dix-neuvième siècle, celui du rapprochement à opérer entre l'État moderne et l'Église antique, entre la liberté et la foi. Un calme relatif s'était fait sur ce sujet, après les luttes si vives des années précédentes. Le moment paraissait venu de conclure une sorte de concordat, de pacifier définitivement les esprits par un nouvel édit de Nantes.

Comme j'ai déjà eu plusieurs fois occasion de l'indiquer, M. Guizot personnellement comprenait l'importance de la liberté d'enseignement et était disposé à l'accorder. Il en avait pris l'engagement solennel, dans son discours du 31 janvier 1846[32]. Il n'était pas, du reste, sans s'apercevoir que, même au point de vue politique, le parti catholique commençait à devenir une force avec laquelle il fallait compter. Aux élections générales de 1846, M. de Montalembert, imitant la tactique par laquelle M. Cobden venait de faire triompher en Angleterre la liberté commerciale, avait donné comme mot d'ordre à ses amis, de se tenir en dehors des questions débattues entre le ministère et l'opposition, et de porter l'appoint souvent décisif de leurs voix au candidat, quel qu'il fût, qui prendrait un engagement en faveur de la liberté d'enseignement. Sans doute, dans ce rôle tout nouveau pour eux, les catholiques s'étaient montrés novices, incertains, ignorants de leur force et de leur nombre. Toutefois, ils avaient contribué à l'échec de plusieurs de leurs adversaires, avaient fait triompher quelques-uns de leurs plus chauds amis, entre autres M. de Falloux, et, parmi les élus d'opinions diverses, ils en comptaient cent quarante-six qui s'étaient prononcés pour la liberté religieuse. Bien que, parmi ces promesses de candidats, toutes ne fussent pas également sincères et solides, c'était un grand changement par rapport à la Chambre précédente, où les intérêts religieux n'étaient pour ainsi dire pas représentés. Les Catholiques ne s'endormirent pas sur ce succès relatif ; ils lancèrent des pétitions qui, dès les premiers mois de 1847, réunissaient plus de cent mille' signatures. Ainsi stimulé, le ministère ne pouvait se dérober. Le 12 avril 1847, M. de Salvandy déposa le projet promis.

L'exposé des motifs n'était pas, comme celui de M. Villemain en 1844, un plaidoyer contre la liberté d'enseignement ; tout au contraire, avec la pompe chaleureuse qui lui était habituelle, M. de Salvandy y proclamait le droit de la famille, condamnait le monopole, rendait hommage à l'action de la religion dans l'éducation et reconnaissait tout ce qu'avaient de légitime les préoccupations du clergé en semblable matière. Malheureusement, la loi elle-même ne répondait pas à ce préambule. Ses dispositions, bien que plus conciliantes que celles du projet de 1844, étaient beaucoup moins larges et libérales que le projet de 1836, chaque jour plus regretté par les catholiques. Si M. de Salvandy n'était pas aussi exigeant que M. Villemain pour les certificats et grades imposés à qui voulait enseigner, il l'était cependant assez pour que ces conditions équivalussent souvent à une-interdiction. Si, pour certaines répressions, il substituait les tribunaux à l'Université, il donnait à celle-ci des droits considérables de surveillance, de direction et de juridiction sur les établissements libres, lui accordait jusqu'au pouvoir de désigner tous les livres de classe, et maintenait le certificat d'études. S'il posait le principe d'un grand conseil de l'instruction publique plus large que le conseil royal de l'Université, il faisait, dans ce conseil, une part dérisoire aux éléments non universitaires. Enfin, s'il n'obligeait plus les professeurs à déclarer eux-mêmes qu'ils ne faisaient point partie d'une congrégation religieuse, il maintenait contre les membres de ces congrégations, l'interdiction d'enseigner. En même temps, il proposait sur l'instruction primaire une loi à laquelle on reprochait 'de diminuer lès libertés concédées en 1833, et, à propos de projets préparés par lui sur renseignement du droit et de la médecine, il disait à ceux qui réclamaient la liberté de l'enseignement supérieur : Le gouvernement n'est pas préparé au fait, et il nie le droit.

On était loin des espérances qu'avaient fait concevoir aux catholiques les sentiments personnels de M. de Salvandy et surtout le mémorable discours de M. Guizot. Aussi l'abbé Dupanloup, si disposé qu'il fût à la conciliation, publiait-il une critique nette et ferme, bien, que toujours courtoise, du projet sur l'instruction secondaire. Le comité pour la défense de la liberté religieuse disait, dans une de ses circulaires : Jamais l'attente publique n'a été plus complètement trompée. On nous avait promis la liberté, on ne nous en donne même pas le semblant... Cette loi ne peut ni ne doit satisfaire aucune opinion, pas plus les partisans du monopole que -les amis de la liberté. Il n'est peut-être personne en France, excepté M. le comte de Salvandy lui-même, qui puisse voir là une bonne loi et une solution définitive. Et la circulaire déclarait, en terminant, que la lutte devait être reprise avec plus d'énergie que jamais, Le comité multiplia en effet ses appels, pour ramener l'armée catholique au combat. Son insistance même révélait qu'il rencontrait quelque inertie. Était-ce lassitude d'une lutte déjà bien longue pour des hommes dont le tempérament n'était pas militant ? Était-ce difficulté de se remettre en train, après le désarroi que la mission de M. Rossi et l'intervention de la cour romaine avaient jeté, en 1845, parmi, les catholiques ? Était-ce certitude qu'avec les progrès déjà faits, le succès final n'était qu'une question de temps, et que, tôt ou tard, le gouvernement se déciderait de lui-même à faire le dernier pas ? Était-ce répugnance à augmenter les embarras d'un ministère déjà affaibli, et dont la chute livrerait le pouvoir à M. Thiers, plus engagé que jamais avec les partis révolutionnaires ? Toujours est-il qu'on ne parvenait pas à exciter un mouvement pareil à celui de 1844. Ce n'était pas seulement l'épiscopat, mais aussi une partie des laïques qui se tenaient à l'écart.

Pour avoir mécontenté les catholiques, M. de Salvandy n'avait pas satisfait leurs adversaires. A peine le projet connu, le Journal des Débats, le Constitutionnel et le National ne l'attaquèrent pas moins que l'Univers. Ces hostilités se firent jour dans la Chambre. Le ministre s'y était cru d'abord sûr de la victoire : dans la nomination de la commission, il était parvenu à faire passer, sur neuf membres, sept ministériels, dont cinq fonctionnaires ; mais, fidèle à l'esprit de son projet, il avait écarté ceux de ses amis qui étaient nettement partisans de la liberté d'enseignement. Dès lors, les commissaires se trouvèrent accessibles aux suggestions des ennemis du clergé : poussés d'un côté par M. Thiers, de l'autre par le Journal des Débats, qui, dans ces questions, appuyait presque toujours l'opposition, ils en vinrent à faire échec au ministre, modifièrent le projet dans un sens restrictif, et notamment rétablirent l'obligation pour tout professeur d'affirmer qu'il n'était pas membre d'une congrégation. Les travaux de la commission se résumèrent dans un rapport rédigé par M. Liadières et déposé le 24 juillet. Ce rapport, tout imprégné de préoccupations voltairiennes, était sur plus d'un point la contradiction de l'exposé des motifs de M. de Salvandy. Aussitôt mis en pièces par M. de Montalembert, dans un écrit d'une ironie terrible, il ne devait pas être plus discuté que ne l'avait été celui de M. Thiers. Une fois encore, l'effort tenté pour résoudre le problème de la liberté d'enseignement aboutissait à un avortement.

M. Guizot devait être le premier à en gémir. Dans les derniers jours de la session, à la Chambre des pairs, M. de Montalembert reprocha vivement au ministère d'avoir été, sur cette question, comme sur toutes les autres, impuissant à tenir ses promesses de réformes ; puis, rappelant le malaise et le trouble des esprits, il s'écria, en s'adressant directement à M. Guizot : Qu'y a-t-il de plus infirme dans ce pays ? Vous l'avez proclamé avec plus d'éloquence que personne, avec une éloquence incomparable : c'est l'état des âmes ; c'est elles qui ont besoin qu'on leur prêche le dévouement, le désintéressement, la pureté ; c'est l'éducation morale de ce pays qui est, sinon à refaire, du moins à modifier et à épurer profondément. Et comment vous y prendrez-vous ? C'est une banalité que de le dire, vous ne pouvez vous y prendre sérieusement que par cette forte discipline des âmes et des consciences qui se trouve dans la religion. Et comment fortifieriez-vous son action ?... Par la liberté que nous garantissent et nous promettent la Charte, le bon sens et la raison ; par la liberté du dévouement, du désintéressement et de la charité. Qu'avez-vous fait pour assurer cette liberté ? Rien. Et l'orateur demandait comment M. Guizot, avec ses doctrines personnelles, avec les exemples que lui donnaient alors les hommes d'État anglais, s'était résigné à passer au pouvoir sans y laisser une seule trace de son dévouement à la liberté religieuse. La réponse du ministre eut un accent particulier. Plus que jamais on put entrevoir dans ses paroles comme un hommage à la cause défendue par son contradicteur et un regret d'être obligé, par situation, à la combattre. Il commença par remercier M. de Montalembert du caractère de la lutte qu'il venait d'ouvrir. Bien loin de contester ce que l'orateur catholique avait dit sur la nécessité de développer la liberté et la foi religieuses : Je pense comme lui, s'écria-t-il, que, pour toutes les maladies morales de la société, c'est le premier des remèdes et celui auquel le gouvernement doit avant tout son appui. Il promit d'aider la liberté religieuse à conquérir ce qui lui manquait encore : s'il n'avait pas fait plus dans cet ordre d'idées, c'était parce qu'il avait dû tenu compte de préventions qu'il espérait bien voir disparaître un jour ; puis il disait à M. de Montalembert, d'un ton qui n'était pas celui dont il combattait ses autres adversaires : Vous méconnaissez bien souvent l'état et la pensée du pays... Si vous aviez le gouvernement entre les mains, si vous sentiez les difficultés contre lesquelles il faut lutter, — permettez-moi de vous le dire, vous êtes un homme sincère, un homme de courage, — eh bien ! je suis convaincu que vous ne feriez ni plus ni autrement que les ministres qui siègent sur ces bancs ; ou, si vous faisiez autrement, vous perdriez à l'instant même, ou vous compromettriez pour bien longtemps la cause et les intérêts qui vous sont chers. Le pays est susceptible et malade à cet égard, depuis plus longtemps et pour plus longtemps que vous ne croyez. Il y a un mal profond dans l'état du pays, au fond de ses idées sur la religion, sur les rapports de la religion avec la politique, de l'Église avec l'État... Encore une fois, prenez patience ; ayez plus de confiance dans nos institutions, et dans la liberté, et dans le gouvernement, et dans le temps. Oui, il y a encore à faire pour ramener le pays à des idées plus justes, à des influences plus salutaires, à des influences qui pénètrent dans les âmes ; cela se fera, avec la prudence que nous y apportons, avec le temps que nous y mettons.

Il y avait une part de vérité dans ce que disait M. Guizot : l'état d'esprit, non seulement de l'opposition, mais des conservateurs, était un obstacle sérieux à sa bonne volonté. M. de Montalembert, comme il arrive d'ordinaire aux opposants, ne tenait pas, assez compte des difficultés que rencontrait le pouvoir. Mais il est certain aussi que le ministre eût pu montrer plus de résolution, de hardiesse, en un mot, gouverner davantage. S'il avait lu dans l'avenir, il en aurait compris la nécessité, non dans l'intérêt des catholiques, mais dans celui de la monarchie elle-même ; car c'est à elle qu'allait manquer, pour s'honorer par cet acte de justice, le temps duquel le ministre attendait, avec une confiance fondée, le plein triomphe de la liberté religieuse. Quoi qu'il en soit, n'est-il pas évident qu'une cause ainsi combattue était une cause moralement victorieuse ? De ces paroles ministérielles, qui sont comme les novissima verba du gouvernement de Juillet dans ces questions, ressortait un aveu solennel que le succès des idées défendues par M. de Montalembert était désirable et qu'il était certain dans un délai plus ou moins éloigné. Comment se produirait le dénouement, dès ce moment prévu ? Par quels moyens triompherait-on des derniers obstacles ? Combien faudrait-il de temps ? Les politiques les plus clairvoyants eussent été embarrassés de le préciser. On voyait le but devant soi : mais les derniers détours de la route qui y conduisait échappaient aux regards. C'est le moment que choisit d'ordinaire la Providence pour intervenir, par des coups inattendus, brouillant tous les calculs humains, brusquant les transitions, mûrissant en quelques instants les solutions qui semblaient encore exiger de longues années.

 

VI

Tandis que le gouvernement ne réussissait pas à accomplir une réforme qui eût contribué à redresser les esprits et à relever les âmes, ses ennemis déployaient au contraire, dans tous les ordres d'idées, une activité malfaisante. Au commencement de 1847, des écrivains considérables, M. Louis Blanc, M. Michelet et surtout M. de Lamartine, publiaient, simultanément et avec grand fracas ; des livres tendant à glorifier le drame sanglant de 1792 et de 1793[33]. C'était un pas de plus dans la réhabilitation déjà commencée, sous la Restauration, par MM. Thiers et Mignet. Parmi les œuvres historiques qui comptaient et qui se faisaient lire du grand public, rien n'avait encore été écrit d'aussi audacieusement révolutionnaire. Depuis lors, sans doute, d'autres ouvrages ont exalté les pires terroristes, mais ils n'ont eu ni le même retentissement, ni la même action ; bien au contraire, les œuvres les plus considérables publiées sur la Révolution, pendant le second Empire ou la troisième République, ont témoigné d'une réaction dont les livres de M. Quinet, de M. de Tocqueville et de M. Taine marquent en quelque sorte les étapes successives. On peut donc fixer aux premiers mois de 1847 l'apogée de ce que le fou duc de Broglie appelait l'apologétique du régime révolutionnaire. Il semble qu'à cette date, les néo-girondins et les néo-montagnards aient été avertis par une sorte de mot d'ordre mystérieux, que le moment était venu de tenter un grand effort pour surprendre la conscience du public et s'emparer de son imagination. Survenant après des années de tranquillité, cet effort n'était pas le contre-coup de la révolution de la veille ; c'était l'avant-coureur de la révolution du lendemain.

M. Louis Blanc et M. Michelet entrent d'abord en scène : ils font paraître le premier volume de leur Histoire de la Révolution, l'un le 6, l'autre le 13 février 1847 ; la suite devait venir ultérieurement[34] ; mais ce début suffisait à révéler le caractère de l'œuvre. On comprend qu'un tel sujet ait attiré M. Louis Blanc, qui, dès ses débuts, avait pris position comme journaliste radical, historien antimonarchiste et docteur en socialisme[35]. Quant à M. Michelet, l'espèce de vertige furieux où venait de le jeter sa campagne contre les Jésuites, le goût qu'il y avait contracté de la popularité mauvaise[36], ne lui laissaient plus la sérénité d'esprit nécessaire pour continuer régulièrement l'histoire de France, commencée par lui aux jours où il n'était qu'un savant tout occupé à fouiller le passé, un artiste appliqué à le faire revivre. De là, le parti subit et étrange qu'il prend, après avoir fini le règne de Louis XI, de sauter trois siècles et de passer tout de suite à la Révolution. Sur ce nouveau terrain, il pourra demeurer en contact avec les passions au milieu desquelles il a vécu depuis quelques années, et il retrouvera cet applaudissement de la foule dont sa vanité surexcitée ne sait plus se passer[37].

Si les deux historiens se proposent d'exalter toute la Révolution, ils ont cependant des doctrines fort différentes et au fond ne s'entendent guère mieux que leurs héros respectifs, Robespierre et Danton. M. Louis Blanc commence par affirmer d'un ton superbe que l'histoire de la Révolution n'a pas encore été écrite. Demeuré sophiste dogmatique et superficiel, habitué à plier les faits à ses théories arbitraires, il prétend tout résumer dans la lutte de la fraternité socialiste qui est le bien, contre l'individualisme bourgeois qui est le mal. La fraternité, qu'il fait remonter jusqu'à Jean Huss, Etienne Marcel et la Ligue, et dont le Contrat social de Rousseau a été l'Évangile, lui parait personnifiée, pendant la Révolution, par les jacobins, les montagnards, le comité de salut public, et principalement par Saint-Just et Robespierre, apôtres et martyrs de ce principe ; l'individualisme, dérivé de la Réforme et de Voltaire, est représenté par les constituants, les girondins et les dantonistes. Le 9 thermidor est la date lamentable, celle à laquelle a avorté la Révolution. Les crimes ne gênent pas M. Louis Blanc ; il s'en tire par des phrases de rhéteur sur ces hommes insensibles à la peur, supérieurs aux remords, qui, par un dévouement sans exemple et sans égal, ont mis au nombre de leurs sacrifices leurs noms voués, s'il le faut, à une infamie éternelle ; il les loue d'avoir épuisé l'épouvante, rendu la terreur impossible par son excès même, et se plaint de l'ingrate pusillanimité qui a fait voiler leurs statues. Son idéal, c'est la dictature révolutionnaire et niveleuse.

M. Michelet n'est pas de sang-froid quand il aborde l'histoire de cette Révolution qui est pour lui l'objet de tout amour, de tout culte, de toute foi, la source de toute lumière, le soleil de justice, le mystère de vie. N'attendez pas de lui, en semblable matière, la méthode, la critique, le calme de l'historien. Il ne se possède pas. Sa main est convulsive, son esprit en proie à une surexcitation fiévreuse. L'art même s'en ressent. Les divagations lyriques ou élégiaques abondent. A côté de pages merveilleuses où le drame populaire revit avec un éclat radieux ou terrible, des incohérences, des disproportions énormes, le tout au gré d'une fantaisie passionnée. Comme il vient d'être en lutte avec le clergé, il salue surtout dans la Révolution. L'antichristianisme, entre toutes les haines qui bouillonnent dans ce livre, haines des rois, des riches, des bourgeois, des Anglais, celle qui domine de beaucoup est la haine des prêtres. A ses yeux, le héros de la Révolution, ce n'est pas tel ou tel homme, c'est la force collective, anonyme, qui a tout soulevé, tout brisé, et à laquelle il se plaît à donner le premier rôle. Il l'appelle le peuple, le peuple infaillible, dont il partage, au fur et à mesure des événements, les émotions, les troubles, les terreurs, les colères. Cette idée de l'infaillibilité du peuple lui fait légitimer toutes les violences, toutes les cruautés de là foule. L'émeute, d'ailleurs, le fascine : vient-elle à passer devant lui, il la suit en chantant la Marseillaise. Sur les crimes individuels, sa conscience semble d'abord garder un peu plus de liberté de jugement ; mais, le plus souvent, ses velléités de réprobation finissent par s'évanouir devant la théorie des crimes nécessaires. Ne fait-il pas, d'ailleurs, d'étranges distinctions ? S'il se prononce contre les jacobins, il se proclame montagnard ; s'il n'aime pas Robespierre, il exalte Danton et réhabilite Chaumette. Et puis, à mesure qu'il avancera, il s'échauffera au feu des passions qu'il évoque, si bien qu'à la fin son inquiétude sera d'avoir été trop sévère pour les hommes héroïques qui, en 93 et 94, soutinrent la Révolution défaillante, et que son récit du 9 thermidor sera tout à la gloire de Saint-Just et de Robespierre. Il s'attendrira sur les cœurs sensibles des terroristes, sur la bonté du' cordonnier Simon envers Louis XVII. Par contre, tout est calculé pour supprimer la compassion à laquelle ont droit les victimes. L'historien omet ce qui les rendrait intéressantes, ou même les calomnie pour tâcher de les rendre odieuses. Ne parle-t-il pas avec amertume, en quelque endroit, de ce spectre de la pitié qui, sortant du fond de tant de tombeaux, s'élève contre le génie de la Révolution et lui barre le chemin ? Son histoire est faite précisément pour chasser ce spectre.

Si importants que fussent les livres de M. Louis Blanc et de M. Michelet, ils n'eussent eu à eux seuls qu'une action assez restreinte. Bien autre fut le retentissement de l' Histoire des Girondins par M. de Lamartine : d'autant que celui-ci ne se borna pas, comme les deux précédents, à entrer en matière par la publication d'un premier volume, mais qu'il fit paraître coup sur coup, du 20 mars au 12 juin 1847, les huit tomes de son ouvrage. On n'a pas oublié sous l'empire de quels sentiments M. de Lamartine avait solennellement annoncé, en 1843, qu'il passait à l'opposition[38]. Depuis lors, il avait tourné les forces de son éloquence, sinon contre la monarchie dont il ne se déclarait pas encore l'adversaire, du moins contre la politique du règne. Malgré l'éclat de sa parole, il ne rencontrait dans la gauche parlementaire, pas plus qu'il ne l'avait trouvée naguère au centre, l'occasion du rôle extraordinaire auquel aspirait son ambition à la fois immense et vague. Il demeurait un isolé[39]. S'il s'étonnait d'être ainsi méconnu, il ne doutait pas pour cela de sa destinée. Dès le 10 février 1843, il annonçait à un de ses amis qu'avant cinq ans il serait maître de la France. Souvenez-vous-en, ajoutait-il[40], et moquez-vous de ceux qui se moquent de moi. Je ne suis rien, mais les situations, en politique comme à la guerre, sont toutes-puissantes. Or, j'ai l'œil qui sait les voir de loin, et le pied qui ose hardiment s'y poser. A défaut de l'importance qu'on lui refusait dans la Chambre et dans les partis classés, il se plaisait à regarder croître son prestige et son influence dans le pays même. J'ai maintenant, écrivait-il, des forces extérieures au Parlement, toujours plus grandes et fanatiques. Je ne suffis pas aux audiences, aux adresses... Preuve que je touche la fibre où elle devient sensible[41]. Et plus tard : Je ne suffis pas aux enthousiasmes[42]. Ce n'était pas là seulement ce que M. Doudan appelait alors les effroyables explosions de vanité de M. de Lamartine[43]. J'ai déjà eu occasion de noter que tout n'était pas illusion dans l'idée qu'il se faisait de sa popularité[44]. Quel était son but ? Il ne le précisait pas : mais, évidemment, moins il trouvait de place pour lui dans le jeu régulier de la machine parlementaire, plus il rêvait de je ne sais quelle grande crise qui le porterait au sommet, en abaissant tous ceux qui ne prenaient pas maintenant au sérieux ses prétentions politiques. S'il se faisait encore quelque scrupule d'appeler ouvertement ce bouleversement, il se plaisait à le regarder venir[45]. Je n'ai rien à faire qu'à attendre, écrivait-il à un ami, le 24 décembre 1846. Le Roi est fou ; M. Guizot est une vanité enflée ; M. Thiers, une girouette ; l'opposition, une fille publique ; la nation, un Géronte. Le mot de la comédie sera tragique pour beaucoup. Il était, du reste, prêt à toutes les audaces, à toutes les témérités. Il brûle de se compromettre, disait alors de lui M. Cousin[46].

Est-ce par suite de ce désir de se compromettre que, dès 1843, à peine passé à gauche, il avait formé le projet d'écrire un livre sur les Girondins ? Ses opinions nouvelles étaient sans doute pour beaucoup dans le choix d'un pareil sujet. Toutefois, ce livre n'avait pas été prémédité tel qu'il finit par être écrit : dans la pensée première de l'auteur, il devait réagir contre les histoires fatalistes ou apologétiques de la Révolution. Mais M. de Lamartine eut bientôt oublié son dessein d'être le juge de la Révolution, et n'en fut plus que le chantre ; il s'était échauffé, la plume en main, comme font certains orateurs à la tribune, fièvre littéraire autant que politique, entraînement de dramaturge non moins que passion de tribun. Par moments, sans doute, il s'arrêtait inquiet, et, pressentant l'influence possible d'un tel livre, il demandait à quelques-uns de ses confidents : Si vous aviez une révolution dans la main, l'ouvririez-vous ?[47] Le scrupule ne tenait pas longtemps devant l'ivresse de l'artiste, devant l'irritation de l'opposant, devant l'impatience du joueur téméraire appelant l'inconnu, pour y trouver la revanche de ses déboires présents. Loin donc de refermer la main, il l'ouvrait toute grande, et les feuillets incendiaires s'en échappaient avec une effrayante rapidité.

Il avait suffi à M. de Lamartine de parcourir superficiellement quelques Mémoires, de jeter les yeux sur quelques documents inédits, de causer avec quelques acteurs de la Révolution ou avec leurs fils, pour improviser, en dix-huit mois, huit volumes. Aussi rien d'une histoire sérieuse et complète : des disproportions encore plus énormes que chez M. Michelet ; les épisodes qui lui plaisaient développés sans mesure, tandis que les événements les plus considérables étaient omis ; les faits altérés, les dates transposées avec une fantaisie souveraine ; tout subordonné à l'effet littéraire et dramatique ; beaucoup de portraits, fort brillants de couleur, mais dessinés d'invention, représentant les personnages, non tels qu'ils avaient été, mais tels que l'auteur les voyait, ou plutôt tels qu'il se voyait en eux, car, dans sa pensée, c'est lui qui était en scène ; sous les masques les plus divers, sous celui de Mirabeau comme sous celui de Vergniaud, on retrouve toujours ce que M. Sainte-Beuve appelle le profil de Jocelyn-tribun. Jamais l'imagination ne s'est jouée avec un pareil sans-gêne de faits historiques récents. Il a élevé l'histoire à la hauteur du roman, disait Alexandre Dumas ; tel autre faisait observer que c'était machiné comme un feuilleton ; les plus polis parlaient d'épopée : personne ne pouvait y reconnaître une histoire. Mais quelle vie ! quel souffle ! quelle poésie ! Que de morceaux charmants ou superbes ! Comment ne pas être ébloui par cette angue de pourpre et d'or à laquelle on ne pouvait reprocher qu'un excès de richesse ! Et si le drame n'était pas vrai, combien du moins il était pathétique !

Quant aux idées, on a pu dire qu'il y en avait pour tous les goûts. L'auteur vibre et résonne à chaque souffle qui passe ; il s'attendrit ou s'irrite, tantôt avec les uns, tantôt avec les autres, et il parait entièrement possédé par l'émotion du moment. Lorsque, au gré de ces impressions successives, son point de vue change, il ne s'attarde pas à revenir sur ses pas pour corriger ce qu'il a écrit la veille et rétablir une sorte d'harmonie ; de là des contradictions dont il est le seul à ne pas s'étonner. Essaye-t-il de conclure, la splendeur de la phrase ne parvient pas à cacher ce que la pensée a de flottant et d'incohérent. Toutefois, ce qui finalement se dégage du livre, c'est la glorification de la Révolution entière, de la Révolution sainte et nécessaire, dont l'idée est si grande et si lumineuse qu'elle rejette dans l'ombre les accidents secondaires, les erreurs et les crimes des hommes qui en ont été les instruments. Le sang versé finit même par ne plus être aux yeux de l'auteur que la condition mystérieuse de la germination de cette idée. Et puis, s'il ne refuse pas sa pitié aux victimes, quels sont les bourreaux qu'il n'a pas tour à tour exaltés ! Au début, ses héros sont les girondins ; à la fin, il passe aux montagnards, à Robespierre et à Danton. Lui qui certes ne voudrait pas imiter ces monstres ni les proposer comme modèles, il aboutit à les idéaliser tous, jette sur leurs laideurs le voile magique de sa poésie et tâche de leur donner je ne sais quoi de surhumain qui ne permette plus de leur appliquer la mesure de la morale ordinaire[48].

Le livre produisit un grand effet, et son apparition prit les proportions d'un événement. La première édition fut tout de suite épuisée. Le public haletant se jetait sur chaque volume, à mesure qu'il était mis en vente, et le dévorait fiévreusement. A Londres, M. Greville notait sur son journal : L'Histoire des Girondins est le plus grand succès de librairie qu'on ait vu depuis plusieurs années. Aucun roman-feuilleton n'avait davantage passionné la curiosité de la foule, ne s'était à ce point emparé de son imagination. On ne parlait pas d'autre chose dans les salons comme dans les ateliers. La société d'alors, aussi peu clairvoyante, en cette circonstance, que naguère au sujet des Mystères de Paris, était la première à grandir la fortune d'un livre qui devait lui être si funeste[49].

M. de Lamartine n'avait pas eu pleine conscience, en écrivant son histoire, de la secousse qu'elle allait imprimer aux esprits. Toutefois, il n'était pas homme à s'étonner d'un succès, ni à se troubler d'une responsabilité. Le soir même du jour où les deux premiers volumes ont été lancés, le 20 mars 1847, il écrit à un ami : J'ai joué ma fortune, ma renommée littéraire et mon avenir politique sur une carte, cette nuit. J'ai gagné. Les éditeurs m'ont écrit, à minuit, que jamais, en librairie, un succès pareil n'avait été vu... C'est surtout le peuple qui m'aime et qui m'achète... J'ai vu des prodiges de passion pour les Girondins... Des femmes les plus élégantes ont passé la nuit pour attendre leur exemplaire. C'est un incendie. L'écrivain jouit, s'enivre de cette popularité. Il voit dans l'écho que rencontre sa parole le signe que la France, jusque-là endormie, s'éveille, et qu'enfin les temps sont venus. La grande crise dont le rêve l'avait toujours hanté, mais qui n'était qu'une vision lointaine et vague, lui semble se rapprocher et prendre corps. Lui qui, naguère encore, se défendait de poursuivre autre chose qu'une réforme, il se plaît à entendre dire que son livre sème partout le feu dur des révolutions[50]. N'est-il pas dès lors assuré, en cas de bouleversement, d'y jouer le premier rôle ? Il ne contredit ni ne se défend, quand quelque interlocuteur lui montre le peuple prêt à l'acclamer président de la république[51]. Sans doute, il ne forme aucun projet précis, ne noue aucune conspiration ; mais il se familiarise de plus en plus avec l'idée d'un événement formidable qui fera de lui l'arbitre souverain des destinées de la France et de l'Europe ; il se tient prêt à développer hardiment sa voile au vent d'orage qu'il sent monter à l'horizon.

Qui oserait dire, après l'événement, que M. de Lamartine s'exagérait l'action de son livre ? Il a fait, pour ainsi dire, entrer l'idée révolutionnaire, toute parée de sa poésie, dans cette imagination populaire que le gouvernement bourgeois avait eu le tort de laisser vide. Sous ce rapport, son influence a été beaucoup plus considérable et plus néfaste que celle de MM. Michelet et Louis Blanc. Ceux-ci ont pu augmenter l'audace, échauffer le fanatisme des jacobins ; l'auteur des Girondins a habitué, attiré à la révolution ceux qui en étaient les adversaires naturels et qui, avant lui, en avaient peur et horreur. Aussi est-ce devenu un lieu commun de dire que cette publication a été l'une des causes de la révolution du 24 février. Ce n'est pas la seule fois qu'on peut relever de semblables responsabilités à la charge de la littérature. Un ancien membre de la Commune de 1871, l'auteur des Réfractaires, M. Jules Vallès, cherchant comment ses pareils étaient devenus des révolutionnaires, les appelait les victimes du livre, et au premier rang des livres dont l'odeur chaude les avait ainsi grisés et jetés dans la mêlée, il nommait l'Histoire des Girondins.

 

VII

Il y avait pour la monarchie de Juillet quelque chose de plus dangereux encore que la réhabilitation et la glorification de la Révolution : c'était ce qui tendait à déconsidérer la monarchie elle-même. L'opposition travaillait, de toutes ses forces, à cette déconsidération, en reprenant, plus violemment que jamais, l'accusation de corruption autour de laquelle elle avait déjà commencé, dans la session de 1846, à faire grand bruit[52]. Tout lui servait pour ce dessein, même des incidents particuliers qui, en d'autres temps, eussent été considérés comme de simples faits divers. Découvrait-on quelques malversations à la direction des subsistances de Rochefort ou à la manutention militaire de Paris ; dirigeait-on des poursuites pour prévarication contre certains fonctionnaires algériens ; deux candidats étaient-ils condamnés, sur l'initiative du ministère public, pour avoir acheté les votes de leurs électeurs, l'opposition prétendait aussitôt généraliser ces faits : à l'entendre, c'étaient les signes d'une corruption partout tolérée ou même encouragée par le gouvernement. Malheureusement, elle allait avoir de bien autres scandales à exploiter.

A la fin d'avril 1847, le tribunal de la Seine était saisi d'un procès intenté par M. Parmentier, directeur des mines de Gouhenans (Haute-Saône), à plusieurs de ses cointéressés, parmi lesquels était le général Despans-Cubières, pair de France, ancien ministre de la guerre. Le procès en lui-même était peu sérieux, et n'avait été fait que pour mettre au jour des lettres écrites par le général Cubières, à un moment où la société de Gouhenans sollicitait du gouvernement la concession d'une mine de sel. La première de ces lettres, datée du 14 janvier 1842, était ainsi conçue : Mon cher monsieur Parmentier, tout ce qui se passe doit faire croire à la stabilité de la politique actuelle et au maintien de ceux qui la dirigent. Notre affaire dépendra donc des personnes qui se trouvent maintenant au pouvoir... Il n'y a pas un moment à perdre. Il n'y a pas à hésiter sur les moyens de nous créer un appui intéressé dans le sein même du conseil. J'ai les moyens d'arriver jusqu'à cet appui ; c'est à vous d'aviser aux moyens de l'intéresser... Dans l'état où se trouve la société de Gouhenans, ce ne sera pas chose aisée que d'obtenir l'unanimité et l'accord, quand il s'agit d'un sacrifice. On se montrera sans doute très disposé à compter sur notre bon droit, sur la justice de l'administration, et cependant rien ne serait plus puéril. N'oubliez pas que le gouvernement est dans des mains avides et corrompues, que la liberté de la presse court risque d'être étranglée sans bruit l'un de ces jours, et que jamais le bon droit n'eut plus besoin de protection. Suivaient, à des dates rapprochées, plusieurs autres lettres où le général Cubières insistait sur sa proposition première, puis faisait connaître qu'on n'avait pas été satisfait de la somme d'abord offerte, qu'on exigeait davantage, et pressait M. Parmentier de céder sans retard à ces exigences. Aucun ministre n'était nommé ; mais chacun pouvait se rendre compte qu'à cette date le titulaire du ministère des travaux publics était M. Teste, devenu depuis président de chambre à la cour de cassation.

On conçoit quelle fut l'émotion du public, quand, le 2 mai 1847, ces lettres se trouvèrent reproduites par tous les journaux ; on conçoit également le parti que l'opposition voulut aussitôt en tirer. Quant au cabinet, il n'eut pas un instant d'hésitation : dès le lendemain, 3 mai, le ministre des travaux publics, M. Dumon, déclara, en réponse à une interpellation de M. Muret de Bord, que la concession des mines de Gouhenans avait été régulièrement faite, mais que le gouvernement, pour calmer de trop vives alarmes, allait demander à la justice d'examiner, si cette concession avait été obtenue par de coupables manœuvres. Une ordonnance royale du 6 mai saisit la cour des pairs, seule compétente pour juger un de ses membres, et renvoya devant elle le général Cubières, prévenu de corruption et d'escroquerie. Deux jours auparavant, devant cette même assemblée, M. Teste avait désavoué, dans les termes les plus énergiques, toute participation aux faits dénoncés.

Il n'y avait qu'à attendre en silence les résultats d'une instruction ouverte avec une si honnête promptitude. Mais cela n'eût point fait l'affaire de l'opposition. Ne voyant là qu'un scandale à exploiter, elle s'appliqua à entretenir, à aviver l'émotion, et surtout à faire croire qu'il ne s'agissait pas d'un méfait particulier et exceptionnel. M. Crémieux renouvela une proposition déjà votée en 1844 par la Chambre des députés et écartée par la Chambre des pairs ; il s'agissait d'édicter une sorte de suspicion générale, également outrageante pour le Parlement et pour l'administration, et d'interdire aux membres des deux Chambres de s'intéresser dans les concessions de travaux publics, — chemins de fer ou autres, — accordées par le gouvernement. Après une séance orageuse[53], remplie de dénonciations personnelles, et d'où il ressortit que, dans les conseils d'administration des chemins de fer, les députés opposants étaient aussi nombreux que les ministériels, la prise en considération fut votée ; le ministère ne s'y était pas opposé ; il était résolu à combattre la proposition au fond, mais il estimait que, pour dissiper tant de vapeurs malsaines, un débat approfondi serait plus utile que nuisible. En fait, la proposition ne devait jamais venir en discussion.

Après M. Crémieux, ce fut le tour de M. Emile de Girardin, plus difficile encore à prendre au sérieux dans ce rôle de vengeur de la conscience publique. On sait quels griefs tout personnels l'avaient jeté récemment dans l'opposition. Il crut trouver dans un fait de presse l'occasion de prendre à parti le cabinet. M. Solar et M. Granier de Cassagnac avaient fondé, en 1845, à grand fracas de réclames, l'Époque, journal à très bon marché, qui tâcha de se faire une place par le caractère agressif et tapageur de son conservatisme. Après avoir dévoré beaucoup d'argent et vécu d'expédients plus ou moins honorables, ce journal venait de disparaître au commencement de 1847, en laissant ses gérants engagés dans des procès d'assez fâcheux aspect. M. de Girardin se mit alors à raconter, dans la Presse, toutes sortes d'histoires où il montrait les propriétaires de l'Époque, à court d'argent, battant monnaie avec le crédit dont ils jouissaient auprès des ministres ; M. de Girardin ajoutait, et là était la gravité de son assertion, que les minis, très avaient connu, toléré, secondé ce trafic. Il parlait, entre autres, d'un privilège de théâtre pour l'obtention duquel 100.000 francs avaient été versés dans la caisse de l'Époque, d'une promesse de pairie vendue 80.000 francs, de marchés du même genre faits pour des lettres de noblesse, des croix d'honneur, etc., etc.

La Chambre des pairs, émue de l'allégation relative à la promesse de pairie et y voyant une atteinte à sa dignité, eut l'idée assez bizarre de citer M. de Girardin à sa barre. C'était ouvrir la porte à bien des débats. En effet, le prévenu étant membre de la Chambre des députés, il fallait que celle-ci délibérât d'abord s'il lui convenait d'autoriser les poursuites. Il paraissait impossible que M. de Girardin ne profitât pas de cette première délibération pour justifier ses accusations. La gauche, qui y comptait, se montrait disposée à le soutenir chaleureusement. Le débat s'engage le 17 juin. Le public, affriandé par l'espoir d'un scandale, remplit, à s'étouffer, toutes les tribunes de la Chambre. A la surprise générale, M. de Girardin se montre tout d'abord peu empressé à remplir son rôle d'accusateur. Il faut que, de toutes parts, des bancs de la majorité comme de ceux de la gauche, on le mette itérativement en demeure, pour qu'il se décide à prendre la parole. Il renouvelle alors ses accusations, en ajoute même une plus extraordinaire encore, celle d'une promesse faite aux maîtres de poste, moyennant 1,200.000 fr., d'un projet de loi favorable à leurs intérêts ; seulement, arrivé au moment de donner ses preuves, il feint de redouter le scandale et propose que la Chambre se forme en comité secret. M. Duchâtel s'élève aussitôt avec indignation contre cette manœuvre hypocrite ; il déclare que le gouvernement ne craint pas la pleine lumière, qu'il la veut au contraire, et, après une scène tumultueuse, il contraint M. de Girardin à retirer sa demande. Voilà donc ce dernier au pied du mur ; il va vider son dossier. La curiosité et l'émotion sont au comble. Mais quelle déception ! L'accusateur n'apporte pas l'ombre d'une preuve ou même d'une indication ; il se borne à répéter ses affirmations ou s'abrite derrière quelque petit journal satirique. La stupeur est grande dans les rangs de la gauche, où l'on se sent tout honteux d'être associé à une si piteuse campagne. La tâche du ministère est singulièrement simplifiée. A des preuves, il lui eût fallu répondre par des preuves contraires ; pour détruire un oui, il lui suffit d'y opposer un non. M. Duchâtel le prononce avec une netteté, une assurance, un sang-froid, que fait encore ressortir l'embarras de son contradicteur. Le point le plus délicat était l'affaire du privilège de théâtre : le ministre ne nie pas le versement de 100.000 francs qui a été en effet établi par des débats judiciaires, mais il affirme que l'administration et ses intermédiaires y ont été tout à fait étrangers. Sur toutes les autres questions, sa dénégation est absolue. L'excellent effet de ce discours est complété par quelques mots de M. Guizot : M. de Girardin, à défaut de preuves sur la promesse de pairie négociée par l'Époque, s'était fait fort d'établir qu'un fauteuil de pair avait été offert au général de Girardin sous la condition que la Presse cesserait son opposition ; M. Guizot riposte par un coup droit, en lisant une lettre, vieille de plusieurs années, par laquelle M. Emile de Girardin offrait lui-même de modifier la ligne de son journal, si son père était appelé à siéger au Luxembourg. En somme, la déroute du dénonciateur est complète. Le public oublie même ce qu'il reste d'un peu suspect dans certaines affaires, comme celle du privilège de théâtre, pour voir seulement le contraste entre les énormités que M. de Girardin s'était engagé à démontrer et l'impuissance misérable dont il vient de faire preuve. Il y a bien longtemps, écrit un observateur au sortir de cette séance[54], que le ministère n'avait obtenu un triomphe pareil ; sa position en est évidemment raffermie. Le Journal des Débats exulte. La Presse balbutie. Les feuilles de gauche, contraintes à avouer l'humiliante défaite de leur allié, sont réduites, pour se consoler, à soutenir que, si M. de Girardin n'a pas prouvé ses assertions, le ministère est loin d'avoir établi victorieusement son innocence.

Ensuite du vote de la Chambre des députés qui a autorisé les poursuites, M. de Girardin comparaît, le 22 juin, devant la Chambre des pairs. Aussi déférant à l'égard de la haute assemblée qu'il a été injurieux pour les ministres, il proteste n'avoir jamais voulu porter atteinte à son honneur, et rappelle qu'il l'a toujours défendue contre ses ennemis. Cette attitude lui vaut l'indulgence des juges, et il est renvoyé des fins de la citation. Naturellement, il se sert aussitôt de la décision des pairs pour se relever de la fâcheuse posture où l'a laissé la discussion à la Chambre des députés, et il reprend, dans son journal, le verbe plus haut que jamais : à l'entendre, son acquittement est la condamnation du gouvernement et suffit à prouver que ses accusations étaient fondées. Il ose même, le 25 juin, au cours de la discussion du budget, traiter de nouveau la question, à la tribune du palais Bourbon. Il répète la plupart de ses dénonciations ; s'il en abandonne quelques-unes, comme le roman des maîtres de poste, il en imagine de nouvelles. Ce ne sont toujours que de pures affirmations, sans rien à l'appui. La gauche elle-même ne peut feindre de croire que la preuve ait été faite ; mais, dit-elle, on est en face de deux affirmations qui se contredisent, et, pour savoir où est la vérité, il faut que le gouvernement saisisse la justice, en poursuivant M. de Girardin, ou que la Chambre ordonne une enquête parlementaire. Le ministère n'a nulle envie de se prêter à des mesures dont le premier résultat serait de prolonger le scandale ; et surtout il sait trop ce dont le jury est capable, pour mettre son honneur entre ses mains. M. Duchâtel répond donc que, dans une affaire toute politique, il ne comprend pas d'autre juge que la Chambre ; il ajoute qu'une enquête ne peut être proposée là où il n'y a pas même un commencement de preuve, une raison de douter. Il réitère, en outre, sur tous les points, les dénégations les plus péremptoires. Sa parole est aussitôt confirmée par un témoignage qui ne laisse pas de produire de l'effet sur la Chambre : M. Benoist Fould, désigné par plusieurs journaux comme celui avec lequel aurait été négociée la promesse de pairie, prend la parole pour opposer un démenti solennel et catégorique à tout ce qui a été raconté. M. de Girardin n'en revient pas moins à la charge. La séance n'est plus qu'une mêlée confuse, tumultueuse, où se croisent les démentis et les outrages. Pour retrouver une pareille scène, il faudrait remonter jusqu'à cette journée où l'opposition jetait à la face de M. Guizot son voyage à Gand : encore, en 1844, y avait-il moins de boue remuée. A la fin, la Chambre lassée, écœurée, indignée, se décide à fermer la bouche au calomniateur : elle vote, à la majorité énorme de deux cent vingt-cinq voix contre cent deux, un ordre du jour ainsi conçu : La Chambre, satisfaite des explications données par le gouvernement, passe à l'ordre du jour.

A voir les termes de la motion et le chiffre des voix, la victoire du gouvernement était complète ; jamais il n'avait eu une majorité si forte. Et cependant cette discussion n'en laissait pas moins une impression fâcheuse. C'est le caractère redoutable et perfide de certaines accusations qu'il est dangereux d'avoir à se défendre contre elles, alors même qu'on parvient à en triompher. Et puis, s'il était bien prouvé que M. de Girardin ne méritait aucun crédit, il l'était moins que tout eût été irréprochable, sinon dans les actes du gouvernement, du moins auprès de lui. L'un des amis du cabinet, le même qui croyait la partie gagnée après la séance du 17 juin, écrivait, le soir du débat[55] : On ne s'entretient qu'avec tristesse de la scandaleuse séance. Les ministériels, tout en se félicitant du vote qui Fa terminée, reconnaissent que la situation qui avait rendu un vote indispensable est pénible, fâcheuse pour le pouvoir et le pays. Aussi les journaux de l'opposition affectaient-ils de croire que le gouvernement sortait de là tout couvert de boue ; ils le montraient fuyant honteusement la lumière d'un débat judiciaire et arrachant à la majorité, qui ne le lui avait donné qu'à regret, un vote purement politique. S'emparant de la formule même de l'ordre du jour, ils faisaient du mot satisfaits, une sorte de sobriquet injurieux dont ils prétendaient flétrir nominativement tous ceux qui venaient de se rendre, par leur vote, solidaires de la corruption ministérielle.

 

VIII

Le lendemain même du jour où la Chambre des députés s'efforçait d'en finir avec les dénonciations de M. Emile de Girardin, la Chambre des pairs prenait, ensuite de l'instruction ouverte sur les faits révélés par les lettres du général Cubières, une décision qui allait fournir de bien autres armes aux exploiteurs de scandales. Cette instruction, menée avec autant d'habileté que de conscience par le chancelier Pasquier, n'avait pas duré moins de six semaines. On s'y était montré résolu à ne rien laisser dans l'ombre. Il faut, disait le rapporteur, M. Renouard, sonder de telles plaies d'une main courageuse ; l'opinion publique ne s'égare pas quand on lui dit tout. Certains points étaient apparus tout de suite assez nettement : on se rendait compte de la difficulté que, à raison de ses fâcheux antécédents, la société de Gouhenans avait dû éprouver à obtenir la concession qu'elle désirait ; on trouvait trace de la proposition faite par le général Cubières de lever ces difficultés en remettant cent mille francs au ministre, du consentement donné à cette proposition par M. Parmentier, le directeur de la société, de la part prise à ces démarches par l'un des actionnaires, M. Pellapra. Mais il était une autre question sur laquelle on hésita davantage, à- cause de sa gravité même et de l'obscurité dont elle parut d'abord enveloppée : la corruption, évidemment préméditée, voulue, concertée, avait-elle été en fait accomplie ? Les cent mille francs avaient-ils été remis au ministre ? M. Teste, qui dès le début avait été entendu comme témoin, devait-il passer au rang des accusés ? On voyait bien que M. Parmentier avait remis à M. Pellapra vingt-cinq actions pour le couvrir de la somme qu'il se chargeait de verser aux mains du ministre ; mais on voyait aussi que, plus tard, en le menaçant de faire du scandale, le même M. Parmentier avait contraint M. Pellapra à lui restituer ces actions. Fallait-il en conclure que rien n'avait été payé au ministre ? C'était la thèse de M. Parmentier, qui expliquait ainsi la répétition de ses titres. Toutefois, les correspondances saisies, notamment les lettres nombreuses échangées, pendant plusieurs années, entre MM. Pellapra et Cubières, ne concordaient pas avec cette allégation ; elles supposaient, au contraire, que le versement des cent mille francs avait été fait ; il en ressortait même qu'après la restitution des actions à M. Parmentier, M. Pellapra, ne voulant pas supporter seul la perte de la somme versée, avait obtenu du général Cubières la promesse de l'indemniser jusqu'à concurrence de cinquante mille francs. Ces preuves finirent par convaincre le chancelier et les pairs instructeurs de la culpabilité de M. Teste : ils ne reculèrent pas devant la douloureuse obligation de le mettre en cause. Le 26 juin, conformément à leur avis et aux réquisitions du procureur général, la cour, statuant en chambre du conseil, décida la mise en accusation de MM. Teste, Cubières, Pellapra et Parmentier. Quinze jours étaient donnés à la défense pour se préparer.

Les quatre accusés étaient d'importance fort inégale. Le public ne s'intéressait pas à M. Parmentier, un de ces faiseurs d'affaires sans scrupules, qu'on n'est jamais étonné de voir finir en police correctionnelle. M. Pellapra lui-même, bien que riche capitaliste et ancien receveur général, n'était pas celui qui attirait le plus l'attention. Ce qui causait une émotion extrême, c'était de voir sous le coup d'une accusation déshonorante deux pairs de France, anciens ministres, parvenus aux premiers rangs, l'un de l'armée, l'autre de la magistrature. M. Cubières, né en 1786, avait eu de brillants états de service sous l'Empire ; sous-lieutenant à dix-sept ans, colonel à vingt-cinq, il avait été couvert de blessures à Waterloo ; en 1832, lors de l'occupation d'Ancône, il avait été chargé d'une mission politique délicate ; en 1840, il avait reçu de M. Thiers le portefeuille de la guerre. On comprend mal qu'un tel passé ait conduit le général à se faire complice des tripotages d'un Parmentier ; mais, de mœurs légères, avide d'argent, il s'était laissé prendre par la fièvre de spéculations alors régnante. Quant à M. Teste, qui avait soixante-sept ans en 1847, c'était un grand vieillard, légèrement courbé par l'âge, encore vigoureux, avec une belle figure, une physionomie grave et un peu triste ; homme à la fois de travail et de plaisir, ayant beaucoup de talent, très peu de principes. Sa vie avait été fort mouvementée. Né, dans les environs de Nîmes, d'un père engagé dans le mouvement de 1789 et de 1792, il avait traversé, pendant son enfance et son adolescence, les violentes péripéties de l'époque révolutionnaire. Sous l'Empire, il devint vite l'un des avocats les plus renommés du Midi. Compromis pour avoir accepté des fonctions sous les Cent-jours, il ne fut pas proscrit en 1815, mais prit de lui-même le parti de s'établir en Belgique ; il paraît avoir été de ceux qui, par haine des Bourbons, rêvaient alors de pousser le prince d'Orange au trône de France. Ce ne fut qu'après 1830 qu'il rentra dans sa patrie : on le vit alors, à cinquante ans, entreprendre de se faire, à Paris, une position d'avocat et se pousser bientôt à la tête du barreau, par son éloquence sobre et puissante, par sa science du droit et son intelligence des affaires ; en 1838, il obtenait les honneurs du bâtonnat. Presque aussitôt après son retour en France, il avait été élu député ; mais, comme beaucoup d'avocats, il était loin d'avoir Retrouvé, à la Chambre, les mêmes succès de parole et la même importance qu'au Palais de justice. Sans convictions, paraissant apporter au milieu des luttes politiques une sorte d'indifférence ennuyée, un moment mêlé au tiers parti qui convenait à l'état flottant et incertain de ses opinions, il finit par accepter d'être le porte-parole habituel et en quelque sorte l'avocat parlementaire du maréchal Soult. Ce rôle un peu subalterne ne lui fut pas sans profit. Le maréchal lui fit une place dans son cabinet du 12 mai 1839, et, en 1840, exigea pour lui, de M. Guizot qui ne s'en souciait guère, le portefeuille des travaux publics. On le lui retira en décembre 1843, sans qu'aucune raison politique fût donnée de cette mesure. Rien de précis sans doute n'avait été découvert ; mais, devant certains bruits qui circulaient dans le inonde financier, on ne s'était pas soucié de laisser plus longtemps à M. Teste le maniement des grandes affaires de chemins de fer. Malheureusement, par une faiblesse trop fréquente en pareil cas, les ministres ne crurent pas possible de se séparer d'un collègue sans lui donner une compensation ; il fut fait pair de France, grand officier de la Légion d'honneur, et, ce qui était plus grave encore, président de chambre à la cour de cassation.

Les accusés n'avaient pas été mis en état d'arrestation provisoire. Leur position sociale semblait une garantie suffisante contre une fuite qui eût été l'aveu de leur culpabilité. Cependant, l'avant-veille du jour fixé pour les débats, M. Pellapra, ne se sentant pas de force à affronter la lutte et l'angoisse des audiences publiques, disparut. M. Teste, au contraire, fit remettre au Roi cette lettre digne et habile : Sire, je dois à Votre Majesté, en retour d'un dévouement dont je me suis efforcé de multiplier les preuves, la dignité de pair de France et l'honneur de siéger dans la plus haute magistrature du royaume, comme l'un de ses présidents. J'aborde demain une épreuve solennelle, avec la ferme confiance d'en sortir sans avoir rien perdu de mes droits à l'estime publique et à celle de Votre Majesté. Mais un pair de France, un magistrat, qui a eu le malheur de traverser une accusation de corruption, se doit à lui-même de se retremper dans la confiance du souverain qui lui a conféré ce double caractère. Je dépose entre les mains de Votre Majesté ma démission de la dignité de pair de France et celle des fonctions de président à la cour de cassation, pour n'être défendu, dans les débats qui vont s'ouvrir, que par mon innocence. L'innocence, en effet, n'eût pas parlé un autre langage.

Les audiences commencèrent le 8 juillet. La curiosité du public était très surexcitée, et, malgré la chaleur, il y eut grande affluence au palais du Luxembourg. La première séance, consacrée tout entière à la lecture des pièces, fut sans intérêt. Mais, dans la soirée, le bruit se répandit que des documents compromettants pour M. Teste se trouvaient aux mains d'un député, M. de Malleville. Celui-ci, mandé par M. Pasquier, lui remit la copie de lettres échangées entre le général Cubières et M. Pellapra ; ces lettres se rapportaient aux arrangements conclus par ces deux personnages après la restitution des vingt-cinq actions à M. Parmentier ; le général y faisait assez triste figure ; on l'y voyait essayer, par des menaces de scandale, de se soustraire à l'engagement pris par lui de supporter sa part des cent mille francs, mais pas une des lettres qui n'impliquât la réalité du payement fait au ministre. Comment ces pièces étaient-elles en la possession de M. de Malleville ? Il fut bientôt évident que c'était le général Cubières qui les lui avait fait parvenir par une voie détournée. Le système de défense de M. Parmentier, en cela favorable à M. Teste, tendait à faire croire que MM. Cubières et Pellapra n'avaient rien déboursé pour obtenir la concession, et qu'ils avaient essayé de garder pour eux la somme destinée au ministre. Le général avait un moyen d'écarter cette imputation, plus déshonorante encore que toutes les autres : c'était de prouver que les cent mille francs avaient été payés ; seulement, du même coup, il se reconnaissait coupable du crime de corruption. Impatient de faire voir qu'il n'était pas un escroc, sans s'avouer trop ouvertement corrupteur, il prit un moyen terme, et, tout en évitant encore de se découvrir personnellement, il voulut faire arriver indirectement aux juges des pièces établissant la réalité du versement. Devant cette révélation qui aggravait la situation de M. Teste, M. Pasquier crut nécessaire d'empêcher qu'il ne suivît l'exemple de M. Pellapra. Le soir même, il le fit arrêter, ainsi que les deux autres accusés. Certains indices donnèrent depuis à supposer que la précaution n'avait pas été superflue, et que M. Teste était sur le point de s'enfuir.

La seconde audience s'ouvrit par l'interrogatoire du général Cubières. Celui-ci s'y montra singulièrement embarrassé ; il voulait bien qu'on crût à la vérité des faits établis dans les pièces communiquées par M. de Malleville, mais il ne se souciait pas d'en faire lui-même la déclaration. Spectacle pénible que celui de ce vieux soldat qui, sous la pression de l'accusation, balbutiait de maladroites échappatoires, s'embrouillait et se perdait au milieu de ses mensonges, faisait, malgré lui, des demi-aveux qu'il cherchait ensuite à reprendre, sans qu'une seule fois le péril de son honneur lui arrachât un cri du cœur. Cette attitude piteuse contrastait avec le sang-froid de M. Teste, qui intervint plusieurs fois au cours de l'interrogatoire de son coaccusé, mettant habilement en lumière tout ce qui pouvait lui servir, jetant des doutes sur ce qui lui nuisait, aussi libre d'esprit et de parole que s'il n'eût rempli là qu'un rôle d'avocat. M. Parmentier, questionné ensuite, persista plus que jamais à accuser MM. Pellapra et Cubières d'avoir abusé de sa confiance en supposant une dépense qu'ils n'avaient pas faite. Restait l'interrogatoire de M. Teste, qui fut renvoyé au jour suivant.

Entre temps, le général Cubières, se découvrant davantage, fit remettre directement à M. Pasquier l'original des lettres dont M. de Malleville avait communiqué la copie. Chaque jour donc, un nouveau fait venait augmenter les charges pesant sur M. Teste. Celui-ci, cependant, n'en paraissait ni embarrassé, ni abattu. Il soutint son interrogatoire avec une force d'esprit et de corps étonnante chez un homme de son âge. Jamais sa parole n'avait été plus prompte, plus ferme. Ses réponses étaient autant de plaidoiries, souvent éloquentes, toujours habiles. Pas une accusation à laquelle il ne fit tête. Était-il serré de trop près, se sentait-il touché, avec quelle vigueur il se retournait et fonçait sur l'assaillant ! C'était lui qui raffermissait, qui ranimait ses avocats, notamment M. Paillet, dont le visage trahissait l'embarras et l'angoisse de conscience. Ni le président ni le procureur général ne parvinrent à le faire se départir du système qu'il avait arrêté d'avance. Des gens, disait-il en substance, s'étaient concertés pour lui demander une concession ; son collègue, M. Cubières, son ancien client, M. Pellapra, l'en avaient entretenu ; rien là que de très naturel. La concession avait été accordée après une instruction régulière. Que s'était-il passé, depuis ? Les associés avaient pu faire entre eux des arrangements, échanger, des actions, s'accuser de dol, d'escroquerie. Il ne connaissait rien de ces tristes affaires, n'en voulait rien connaître, et s'indignait qu'on prétendît y mêler un ministre du Roi. Lui opposait-on les pièces récemment produites, celte correspondance échangée entre le général Cubières et M. Pellapra, d'où ressortait si clairement la réalité du versement des cent mille francs, il ne se démontait pas ; il donnait à entendre que M. Pellapra avait abusé de la crédulité du général et avait gardé pour lui l'argent. Il estimait sans doute que l'accusé absent était le moins dangereux à charger, et que sa fuite rendait plausibles les accusations portées contre lui.

M. Pellapra était-il donc aussi hors d'état de se défendre que le supposait M. Teste ? Avant son départ, prévoyant que, pour échapper à l'accusation d'escroquerie, il pourrait avoir intérêt à avouer et à démontrer lui-même la réalité de la corruption, il avait remis à sa femme un dossier dont elle devait user en cas de nécessité. Après l'interrogatoire de M. Teste, madame Pellapra jugea le moment venu de remplir le mandat que lui avait donné son mari. Le matin même de la quatrième audience (12 juillet), elle adresse au chancelier un certain nombre de pièces, toutes tendant à établir que les cent mille francs ont été effectivement payés ; les plus importantes étaient des notes constatant diverses opérations financières de M. Pellapra, entre autres un placement en bons du Trésor qui paraissait bien destiné à solder l'engagement pris envers le ministre. A la lecture de ces documents, si accablants qu'ils paraissent, M. Teste ne faiblit pas. Il se débat contre l'accusation qui l'enveloppe et le presse. Avec une étonnante présence d'esprit, il argué de certaines obscurités des notes financières, pour jeter du doute sur leur sens. Acculé au bord de l'abîme, il se raidit, dans un suprême effort, pour ne pas y tomber. Des témoins ont été cités, afin de donner quelques éclaircissements sur les papiers qui viennent d'être communiqués à la cour. C'est d'abord M. Roquebert, le notaire de. M. Pellapra ; la considération dont il jouit augmente la valeur de son témoignage. Toutes les explications qu'il fournit sur les notes de son client en font ressortir la portée accusatrice. Le procureur général lui pose alors cette question : M. Pellapra vous a-t-il parlé des cent mille francs donnés à M. Teste ? Tous les regards se tournent vers M. Roquebert : celui-ci garde le silence pendant quelques instants ; son angoisse est visible ; des larmes remplissent ses yeux ; enfin, il se décide à répondre : M. Pellapra m'a dit qu'il avait donné cent mille francs à M. Teste. L'émotion du témoin est extrême ; il fait effort pour retenir des sanglots qui bientôt éclatent. M. Teste, naguère si prompt à discuter les témoignages, ne trouve à adresser à M. Roquebert que cette question insignifiante : A quelle époque M. Pellapra vous a-t-il fait cette confidence ?En 1844, répond le témoin. M. Teste n'ajoute rien ; il se sent vaincu. Sa pâleur est affreuse ; il s'essuie le front ; ses traits, qui se décomposent avec une effrayante progression, trahissent l'agonie de son âme ; en quelques instants, il vieillit de dix ans. Les assistants considèrent ce drame avec une émotion poignante. L'écrasement devait être plus complet encore. Commission rogatoire a été donnée à un juge d'instruction pour vérifier au ministère des finances s'il n'a pas été fait, aux dates indiquées par les notes de M. Pellapra, des acquisitions de bons du Trésor, soit pour lui, soit pour le compte de M. Teste. Avant la fin de l'audience, le président est en mesure de communiquer à la cour le résultat de ces vérifications ; elles confirment toutes les indications de M. Pellapra ; elles établissent notamment que ce dernier a touché, le 12 septembre 1843, divers bons montant à 94.000 francs, et que, ce même jour, M. Charles Teste, député, fils du ministre, a versé au Trésor, contre un seul bon, la somme de 95.000 francs. Le silence dans lequel est écoutée cette lecture, et qui se prolonge quelque temps après qu'elle a été finie, montre l'impression produite. M. Teste se borne à demander copie de ce document, et il ajoute : J'ai à m'informer de l'opération qui me paraît être personnelle à mon fils.

Au sortir de l'audience, M. Teste est si affaissé qu'il lui faut être soutenu par deux personnes pour regagner la prison. Il dîne cependant avec son fils et ses avocats. Les convives partis et les portes fermées, il saisit de chaque main des pistolets de poche, qui très probablement lui ont été apportés par son fils, et il se tire simultanément deux coups, l'un dans la bouche, l'autre au cœur : le premier ne part pas, parce que le renversement de l'arme a fait tomber la capsule ; l'autre ne produit qu'une contusion ; la balle, au lieu de pénétrer dans le corps, a roulé à terre. Les gardiens accourent au bruit. M. Pasquier est prévenu. M. Teste se laisse soigner sans témoigner d'une grande émotion, et, désirant un livre, demande un roman d'Alexandre Dumas, Monte-Cristo. Certaines personnes ont supposé que cette tentative de suicide n'avait été qu'une comédie : ce n'était pas l'opinion du chancelier.

Le lendemain, M. Teste écrivait au président de la cour des pairs : Les incidents de l'audience d'hier ne laissent plus de place-à la contradiction en ce qui me concerne, et je considère, à mon égard, le débat comme consommé et clos définitivement. J'accepte d'avance tout ce qui sera fait par la cour, en mon absence. Elle ne voudra sans doute pas, pour obtenir une présence désormais inutile à l'action de la justice et à la manifestation de la vérité, prescrire contre moi des voies de contrainte personnelle, ni triompher par la force d'une résistance désespérée. Ce n'était pas le gémissement d'un coupable qui se repent ; c'était le découragement d'un joueur qui reconnaît avoir perdu là partie. Jusqu'au bout, il apparaissait que le sens moral manquait absolument à cet homme. La loi n'y faisant pas obstacle, le procès se continua en l'absence de M. Teste. La cinquième audience fut remplie par le réquisitoire du procureur général et les plaidoiries des avocats. La délibération en chambre du conseil, sur l'application des peines, ne dura pas moins de quatre jours ; des efforts furent tentés pour atténuer le châtiment, du général Cubières. M. Teste fut condamné à la dégradation civique, 94.000 francs d'amende et trois années d'emprisonnement ; MM. Cubières et Parmentier, à la dégradation civique et 10.000 francs d'amende ; les 94.000 francs déposés au Trésor furent confisqués au profit des hospices. Quelques jours après, M. Pellapra se présentait devant la cour et était condamné aux mêmes peines que MM. Cubières et Parmentier[56].

 

IX

Le public avait suivi avec une émotion chaque jour croissante les péripéties de ce drame judiciaire. Le peuple n'était pas moins occupé que les salons et les cercles politiques des révélations produites devant la Chambre des pairs, et l'impression qu'il en ressentait était loin d'être saine et rassurante. Rien n'était mieux fait pour aider aux passions socialistes que tant de sophistes et de tribuns travaillaient alors à répandre chez les ouvriers. Au cours même du procès, un incident de rue permit d'entrevoir à quel point étaient ainsi excités contre les riches le mépris et la colère des pauvres. Le 5 juillet, le duc de Montpensier donnait à Vincennes, pour l'inauguration du polygone d'artillerie, une fête brillante à laquelle fut convié tout ce qu'il y avait alors à Paris de haute société mondaine et officielle. Pendant une partie de la soirée, défilèrent, à travers le quartier et le faubourg Saint-Antoine, des équipages remplis de femmes en grande toilette et d'hommes en uniformes brodés. De tels spectacles n'éveillent ordinairement que de la curiosité dans les foules populaires. Cette fois, les ouvriers, rangés en haie des deux côtés de la rue, avaient une figure sombre, menaçante ; ils accueillaient chaque voiture par des railleries, des huées. A bas les voleurs ! tel était le cri qui dominait. D'autres ajoutaient : Le peuple n'a pas de pain, pendant que ces coquins-là s'amusent ! Plusieurs de ceux qui furent témoins de cette scène en rapportèrent une impression de surprise inquiète. Peu de jours après, M. Duvergier de Hauranne, se trouvant avec M. Recurt, ancien président de la société des Droits de l'homme, et qui connaissait bien le quartier Saint-Antoine où il exerçait la médecine, lui demanda si le parti républicain avait été pour quelque chose dans la manifestation faite contre les invités du duc de Montpensier. Pour rien du tout, répondit M. Recurt, et je vous avoue que nous en avons été aussi effrayés que vous. Puis, après avoir insisté sur le caractère socialiste de cet incident : Il y a là, ajoutait-il[57], un travail, un danger auquel on ne songe pas assez. Ce que je puis vous affirmer, c'est que la manifestation dont vous me parlez est la plus grave que j'aie vue. Si nous l'avions voulu, il nous était facile de la tourner en émeute, peut-être en révolution.

Les condamnations prononcées par la cour des pairs ne mirent pas fin à l'émotion. Sans doute, à raisonner de sang-froid, le gouvernement, par sa promptitude à saisir la justice, par la rigueur inflexible avec laquelle avaient été conduite l'instruction et dirigés les débats, venait de montrer qu'il n'avait rien de suspect à cacher, et que personne ne ressentait plus que lui l'horreur de la corruption. Aucune des investigations poursuivies pendant plusieurs semaines, des pièces saisies, des dénonciations provoquées, aucun des témoignages reçus n'avait fait entrevoir, dans l'administration française, en dehors du ministre accusé, la plus petite trace de prévarication : tous les fonctionnaires, sauf un, sortaient absolument intacts de cette redoutable épreuve. Et même, à voir la pauvreté de M. Teste, qui n'avait pas de quoi payer entièrement son amende, ne devait-on pas conclure, ou bien qu'il n'avait pas cherché d'autres occasions de faire argent de ses fonctions, ou que nos mœurs et nos institutions avaient singulièrement entravé ses desseins malhonnêtes ? Un régime où la concussion n'avait pas pu être plus lucrative n'était certes pas corrompu. D'ailleurs, l'émotion ressentie, le scandale produit, ne suffisaient-ils pas à prouver que la prévarication était alors un fait bien exceptionnel ? Il est des temps et des pays où le cas de M. Teste eût laissé les esprits beaucoup plus calmes. En somme, tout montrait qu'il n'y avait pas là autre chose qu'un crime individuel, un accident isolé. Mais l'opposition s'inquiétait peu de raisonner juste et de juger avec équité. Ayant entrepris d'établir que le gouvernement était corrompu et corrupteur, elle n'avait pu, jusqu'à présent, mettre la main sur aucune preuve sérieuse ; elle était bien obligée de s'avouer l'avortement ridicule et misérable des dénonciations de M. de Girardin ; dans de pareilles circonstances, un ministre solennellement convaincu de prévarication, c'était une bonne fortune qu'elle saisissait avec une sorte d'empressement et de joie cyniques. Elle affecta de voir là le symptôme d'un état général et la justification de toutes les accusations qu'elle n'avait pu prouver. La France, disait un de ses journaux, a maintenant des preuves incontestables de cette dégradation morale si souvent signalée dans les hautes régions du pouvoir[58].

Ce langage ne trouvait malheureusement que trop d'échos. Divers sentiments, de valeur différente, y aidaient : indignation sincère des honnêtes gens, plaisir malsain que les petits ont à mal penser des grands, facilité des esprits simples à accepter, sans y regarder de près, certaines généralisations. Dès le lendemain de la condamnation, un observateur que j'aime à citer à cause de son exactitude, écrivait dans son journal intime : Ce procès laisse dans les âmes un profond sentiment d'angoisse et de tristesse... on sent que la position du pouvoir est ébranlée. Il ajoutait, quelques jours plus tard : Il est impossible de le méconnaître : le procès a porté un coup très grave à la considération du gouvernement. Au lieu d'y voir la preuve qu'en France il y a une justice même pour les coupables de l'ordre le plus élevé, et que les délits, punis avec tant de rigueur, ne sont pas apparemment passés dans nos mœurs d'une manière absolue, on en conclut que la corruption est universelle dans le monde officiel, ceux qui viennent d'être condamnés ayant été seulement plus malheureux ou plus maladroits que les autres. C'est ainsi qu'on raisonne dans le peuple, toujours disposé à considérer les riches et les puissants comme autant de pillards et d'oppresseurs ; c'est ainsi qu'en jugent les provinces, dont l'esprit jaloux et crédule accueille si facilement tout ce qui tend à incriminer Paris et l'administration centrale[59].

M. Guizot était habitué à supporter les outrages des partis, à lutter contre les préventions et les injustices de l'opinion. Mais, cette fois, l'attaque prenait un tel caractère qu'il en était presque découragé. Écrivant à M. le duc de Broglie, il ne pouvait retenir ce gémissement : J'ai grand besoin de repos, moralement encore plus que physiquement. Ma lassitude est extrême de cette lutte continue contre toutes les pauvretés et les bassesses humaines, tantôt pour les combattre, tantôt pour les ménager[60]. Toutefois, si las et si dégoûté qu'il fût, il ne voulut pas laisser finir la session sans s'expliquer sur ce cri de corruption qui retentissait partout. Il le fit, le 2 août, à la tribune de la Chambre des pairs, pendant la discussion du budget. Suivant son habitude, ce fut en s'élevant à d'éloquentes généralités qu'il tenta d'avoir raison des attaques. Il expliqua tout d'abord que s'il n'en avait pas parlé plus tôt, c'est qu'il avait confiance dans l'empire de la vérité, et qu'il était convaincu que les accusations non fondées finissaient toujours par tomber d'elles-mêmes. Puis, après avoir rappelé que Washington, lui aussi, avait été indignement calomnié, il ajoutait : Tout homme qui entre un peu avant dans la vie publique peut s'attendre aux calomnies, aux outrages ; mais aussi il peut s'attendre à l'oubli des injures et des calomnies, s'il a réellement mérité l'estime de ses concitoyens. De notre temps, je le répète, les honnêtes gens peuvent être tranquilles ; les malhonnêtes gens ne doivent jamais l'être. Et s'il y a un lieu dans lequel on puisse prononcer une telle parole, c'est dans cette enceinte. Comment ! on parle de corruption ! On dit, — car c'est là le grief le plus exploité, — qu'il n'y a de justice que contre les faibles, que contre les pauvres ; que les puissants et les riches échappent à l'action des lois ! On dit cela, et, si ces paroles entraient dans cette enceinte et la traversaient, elles recevraient, à chaque pas, un démenti de tous ces bancs !... Messieurs, on se fait, sur le pays aussi bien que sur le gouvernement, les plus fausses idées. Il n'est pas vrai que le pays soit corrompu. Le pays a traversé de grands désordres ; il a vu le règne de la force, et souvent de la force anarchique ; il en est résulté un certain affaiblissement, je le reconnais, des croyances morales et des sentiments moraux ; il y a moins de force, moins de vigueur, et dans la réprobation et dans l'approbation morales. Mais la pratique dans la vie commune du pays est honnête, plus honnête qu'elle ne l'a peut-être jamais été. Le désir, le désir sincère de la moralité dans la vie publique, comme dans la vie privée, est un sentiment profond dans le pays tout entier. Pour mon compte, au milieu de ce qui se passe depuis quelque temps, au milieu — il faut bien appeler les choses par leur nom, — au milieu du dégoût amer que j'en ai éprouvé, je me suis félicité de voir mon pays si susceptible, si ombrageux, si méfiant. Ce sentiment rendra aux croyances, aux principes de moralité, cette fermeté qui leur manque de nos jours. Voulez-vous me permettre de vous dire comment nous pouvons y contribuer d'une manière efficace ? Nous croyons trop vite à la corruption et nous l'oublions trop vite... Soyons moins soupçonneux et plus sévères. Tenez pour certain que la moralité publique s'en trouvera bien. Noble et beau langage, mais où il est facile de discerner un profond accent de tristesse. C'est que M. Guizot ne se faisait pas grande illusion sur l'efficacité immédiate de sa parole. Je parlais, a-t-il dit lui-même plus tard, pour ma propre satisfaction et mon propre honneur, plutôt que dans l'espoir de dissiper les mauvaises impressions qui agitaient alors l'esprit public[61].

 

X

Voilà donc ce qu'était devenue cette session qui avait semblé d'abord promettre au ministère une destinée si facile et si brillante. Quel changement depuis l'éclatant triomphe des élections de 1846 et de la discussion de l'adresse au commencement de 1847 ! Jamais on n'avait vu des vainqueurs perdre aussi rapidement le fruit de leurs victoires. Une sorte de malchance avait accumulé, en quelques mois, toutes sortes de maux : ébranlement de la majorité, dislocation du cabinet, crise économique, perversion de l'esprit public par la littérature révolutionnaire, enfin et surtout cette série de scandales perfidement exploités. Tel était le contraste entre les espérances du début et les tristesses de la fin, que tous en étaient frappés. Les opposants n'étaient pas naturellement les moins empressés à le mettre en lumière. Tandis que M. de Montalembert montrait, avec une gravité-douloureuse, la majorité, à l'origine si triomphante, tout à coup épuisée, dévorée par je ne sais quel mal intérieur qui l'a jetée fatiguée, impuissante, au milieu de toutes les misères de la plus petite politique qu'on ait jamais vue[62], M. Thiers s'écriait, avec une malice triomphante : Si quelque chose pouvait me réjouir, ce serait l'abaissement croissant de ces ministres de la contre-révolution ; ils sont comme un vaisseau qui a une voie d'eau et qu'on voit s'enfoncer de minute en minute[63]. Les amis mêmes du cabinet ne cachaient pas leur désappointement et leur inquiétude. Un député dévoué à M. Guizot, l'un des satisfaits, M. d'Haussonville, publiait un article où, dénonçant le mal de la situation, il s'en prenait au ministère qui n'avait pas su gouverner la majorité[64]. Le chroniqueur politique de la Revue des Deux Mondes, alors conservateur, constatait qu'une sorte de découragement semblait s'être emparé des intelligences, qu'une inquiétude sourde agitait les imaginations ; et il ajoutait : Si nous avons la satisfaction de voir que l'ordre matériel n'a pas reçu d'atteintes... sommes-nous dans toutes les conditions de cette sécurité morale qui n'est pas un des moindres besoins de la société ?[65] Il n'était pas jusqu'au Journal des Débats qui n'en vint à proclamer que la session n'avait pas été bonne. — Encore une semblable, disait-il, et non seulement le ministère, mais le parti conservateur n'y résisterait pas. Puis, après avoir constaté que le ministère s'était présenté, devant la Chambre, sans idée arrêtée, sans projets bien mûris, soucieux seulement de gagner du temps, et que la majorité inexpérimentée, n'ayant reçu de direction de personne, s'était livrée à ses fantaisies, il insistait sur le mal fait par les récents scandales. Depuis six semaines, disait-il, le public n'a eu, pour aliment de sa curiosité, que les débats d'un lamentable procès et ces questions personnelles que fait toujours naître l'oisiveté politique. On ne lui a rebattu les oreilles que d'accusations infamantes, de soupçons odieux ; on ne lui a donné que des scènes de police correctionnelle ou de cour d'assises. L'opposition a profité de ces tristes circonstances ; elle n'a rien négligé pour jeter dans les âmes la tristesse et le découragement, pour faire croire que notre gouvernement tout entier n'était que désordre, que laisser-aller, que corruption ; et, jusqu'à un certain point, il faut le reconnaître, elle a réussi à ébranler l'opinion[66]. Cet aveu, fait par l'organe du ministère, des foutes passées et du péril présent, eut un grand retentissement, d'autant que la presse de gauche ne manqua pas d'y faire écho, en l'interprétant comme un cri de détresse.

Quand les amis du cabinet parlaient ainsi tout haut, devant le grand public, que ne disaient-ils pas tout bas, dans leurs épanchements intimes ? M. de Viel-Castel écrivait dans ses notes journalières : La session qui vient de se terminer est assurément la plus triste et la plus étrange qu'on ait vue depuis 1830. Sans donner aucune force à l'opposition, sans surtout la mettre en mesure de s'emparer de la direction des affaires, elle a constaté, dans la majorité conservatrice, un état d'impuissance, d'atonie, de découragement, qui ressemble au marasme, et elle a frappé le cabinet d'une déconsidération telle que, même en l'absence d'adversaires capables de le remplacer au pouvoir, on se demande s'il pourra le garder. C'est un grand problème que de savoir comment il se relèvera de cet abaissement[67]. M. de Barante, après avoir observé l'état des esprits dans son département, croyait devoir envoyer à M. Guizot ces renseignements et ces avertissements : Je n'ai pas à vous apprendre que les conservateurs, ceux mêmes qui professent pour vous confiance et admiration, sont sous une impression de tristesse et d'inquiétude sans malveillance ; les déclamations haineuses des journaux n'ont pas beaucoup agi sur eux, mais il y a évidemment une réaction contre ce soin des intérêts privés, ces complaisances et ces ménagements pour les personnes, ces distributions de faveurs et d'emplois, et surtout cette faiblesse pour les exigences des députés, qui ont été plus ou moins nécessaires pour composer une majorité. Je ne prends pas ces blâmes et ces vœux au pied de la lettre. Si on se jetait passionnément dans une réforme puritaine, on n'irait pas loin sans trébucher. Vous avez cependant à prendre un autre aspect, non point avec jactance, mais tranquillement et de manière que le public s'en aperçoive... Vous y songerez, malgré tant de grandes affaires extérieures qui doivent vous occuper. Le moment est critique, il exige une extrême prudence[68]. Tout en donnant ces utiles conseils à M. Guizot, M. de Barante n'était pas cependant des esprits un peu courts qui attribuaient le mal de la situation uniquement à certaines maladresses ou à quelques petits abus trop facilement tolérés ; il savait bien que ces maladresses et ces abus n'étaient pas en rapport avec l'effet produit. Nous pouvons, écrivait-il à un de ses parents, nous tirer tant bien que mal des embarras et des périls actuels. On les exagère beaucoup. Il y en a qui sont accidentels et passagers. Mais ce qui est plus général, plus profond, c'est l'état moral des sociétés européennes : tant d'amour de la liberté, un tel fanatisme d'égalité, une si grande ardeur d'intérêt privé, la haine ou le mépris de l'autorité ; et tout cela, sans aucun contrepoids de convictions religieuses ou d'habitudes morales : voilà le mal que nous avons vu croître depuis soixante ans. L'expérience des dix-huit dernières années est même plus remarquable. Nous avons obtenu ce que nous voulions, ou plutôt ce que nous avions cru vouloir ; nous avons réussi à conserver l'ordre intérieur et la paix ; nous avons joui de la prospérité ; et nous sommes en disposition moins sensée, moins honnête, moins rassurante que le 30 juillet 1830. Ce sont de tristes réflexions, de funestes conjectures pour l'avenir. Pourtant tout est calme ; chacun souhaite l'ordre et le repos ; l'esprit de conservation a une majorité évidente ; mais les calculs de l'intérêt ne sont pas une base solide ; la moindre affection désintéressée serait plus rassurante[69]. Ces réflexions d'un ami de la monarchie de Juillet n'étaient malheureusement que trop fondées, et elles méritent de servir de conclusion à la mélancolique histoire de cette session. Dans le mal moral qu'il signale, est la seule explication suffisante de l'étonnant revirement qui s'était produit en si peu de mois. En effet, quelque dangereux que fussent par eux-mêmes les accidents qu'une étrange fatalité avait multipliés pendant la première moitié de 1847, ils n'eussent pas été à ce point malfaisants, s'ils fussent survenus dans un corps social à peu près sain. La vérité est qu'en dépit de certaines apparences, ce corps était gravement malade. Ce n'était pas impunément que, depuis soixante ans, il avait subi la secousse de tant de révolutions.

 

 

 



[1] Lettre à M. de Flahault, du 24 février 1847. (Documents inédits.)

[2] Sur les circonstances dans lesquelles M. Hébert avait été nommé procureur général, voir plus haut, t. V, chapitre Ier, § III.

[3] C'est le chiffre que répétera M. de Forcade en 1849.

[4] Voir plus haut, t. IV, ch. II, § IX.

[5] Voir plus haut, t. V, ch. Ier, § IX.

[6] JOHN MORLEY, The Life of Richard Cobden, t. I, p. 417.

[7] Le Journal des Débats fit vivement campagne dans ce sens. La proposition n'est pas sérieuse, déclarait-il. Toute la question est de savoir si la majorité se prêtera chrétiennement à entendre les injures qu'on veut lui dire. Nous ne croyons pas, quant à nous, qu'il soit nécessaire de pousser la mansuétude jusque-là.

[8] Voir ce qui a été déjà dit des arguments invoqués pour ou contre cette réforme, t. IV, ch. II, § VI.

[9] M. de Viel-Castel écrivait sur son journal intime, à la date du 25 avril 1847 : Lorsqu'on s'entretient en particulier avec les conservateurs les plus prononcés, à peine en trouve-t-on qui ne conviennent qu'il est urgent d'apporter une barrière à l'envahissement progressif des fonctions publiques par les députés. Seulement ils varient sur les mesures à prendre. (Documents inédits.)

[10] Voir plus haut, t. V, chapitre Ier, § V.

[11] Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 91.

[12] M. Guizot s'est exprimé en ces termes, sur la tombe de M. Duchâtel : ... En même temps qu'il faisait preuve de ces rares qualités de l'esprit, il déployait la grande qualité du caractère ; il était un parfait homme d'honneur, dans l'acception la plus stricte et la plus élevée du mot, constamment fidèle à ses opinions, à sa cause, à ses amis, malgré les dissentiments particuliers qui naissent quelquefois, entre amis, dans la vie politique.

[13] Voir plus haut, t. V, ch. VII, § III.

[14] C'est jouer gros jeu pour peu de chose, disait M. Duchâtel dans son intimité ; c'est sacrifier à des satisfactions de famille et à un éclat apparent les sérieux intérêts du pays... Se brouiller avec l'Angleterre, à moins que l'honneur de la France ne le commande impérieusement, jamais il n'y faut consentir, et aujourd'hui moins que jamais. N'avons-nous pas assez de nos révolutionnaires, sans nous mettre encore sur les bras tous ceux qu'elle peut lancer dans toutes les parties du monde ? (Notice sur M. Duchâtel par M. Vitet.)

[15] M. Génie, chef de cabinet de M. Guizot, écrivait, quelques jours plus tard, à M. de Jarnac : On savait bien qu'il y avait eu quelques échecs personnels ; que tout le monde ne s'en était pas relevé ; que deux, ou trois, ou quatre membres du cabinet étaient blessés ; mais on se faisait illusion sur la gravité des atteintes, et l'on croyait qu'il serait possible de traverser la session sans le modifier. (Lettre du 13 mai 1847, Documents inédits.)

[16] Lettre du 6 mai 1847. (Documents inédits.)

[17] Documents inédits.

[18] Documents inédits.

[19] Voici, en effet, quelles avaient été les modifications ministérielles depuis le 29 octobre 1840 : M. Lacave-Laplagne avait remplacé, en 1842, M. Humann, décédé ; en 1843, l'amiral Roussin avait remplacé l'amiral Duperré, qui se retirait pour cause de santé ; il avait lui-même, au bout de quelques mois, cédé la place à l'amiral de Mackau ; dans la même année, une question toute personnelle, nullement politique, avait fait remplacer M. Teste par M. Dumon ; en 1845, M. Villemain, malade, avait été remplacé par M. de Salvandy, et le maréchal Soult, fatigué, avait remis le portefeuille de la guerre au général Moline de Saint-Yon. Enfin, au commencement de 1847, M. Hébert avait remplacé M. Martin du Nord, décédé.

[20] Lettre du 13 mai 1847. (Documents inédits.)

[21] Lettre du 28 mai 1847. (Documents inédits.)

[22] Cf. plus haut, t. VI, ch. II.

[23] Sur cet incident et sur l'impression qu'il causa dans le monde politique, voir plus haut, t. VI, ch. VI, § VIII.

[24] Voir plus haut, t. VI, ch. II, § Ier.

[25] Voir plus haut, t. VI, ch. II, § III.

[26] Ces deux dernières causes élevèrent le budget de la guerre de 302 millions, qui était le chiffre de 1845, à 331 en 1846, et à 349 en 1847, et le budget de la marine de 114 millions, chiffre de 1845, à 130 en 1846, et 133 en 1847.

[27] Le déficit du budget ordinaire de 1847 devait être de 109 millions ; il eût été plus fort encore, sans l'amélioration notable qui se produira dans la seconde moitié de l'année.

[28] Voir plus haut, t. VI, chapitre premier, § II.

[29] Voir les rapports de M. Bignon sur le budget des dépenses, et celui de M. Vuitry sur le budget des recettes, à la Chambre des députés. Voir aussi le rapport de M. d'Audiffret, à la Chambre des pairs.

[30] Telles furent notamment la réforme postale et la réduction de l'impôt du sel, qui étaient vivement désirées par la Chambre.

[31] Voir plus haut, t. V, ch. VIII.

[32] Voir plus haut, t. V, ch. VIII, dernier §.

[33] Voir plus haut, t. V, ch. III, § II.

[34] Le second tome de M. Louis Blanc paraîtra le 31 octobre 1847, et l'ouvrage, qui ne comprend pas moins de douze volumes, ne sera complet qu'en 1862. Le second tome de M. Michelet sera publié le 20 novembre 1847, et l'ensemble de l'ouvrage, comprenant sept volumes, sera terminé en 1853.

[35] Cf. plus haut, t. VI, ch. III, § VI.

[36] Cf. plus haut, t. V, ch. VIII, § VI.

[37] On ne peut pas prendre au sérieux l'historiette rapportée par M. Michelet, en 1869, pour expliquer sa résolution. Il raconte que, visitant un jour la cathédrale de Reims, il avait vu, à l'extérieur de l'une des tours, une guirlande de suppliciés, tous hommes du peuple. Je ne comprendrai pas les siècles monarchiques, s'écria-t-il à cette vue, si d'abord, avant tout, je n'établis en moi l'âme et la foi du peuple. Et ce fut sous cette inspiration qu'il se décida soudainement à entreprendre l'histoire de la Révolution française.

[38] Voir t. V, chap. III, § III.

[39] On trouve les aveux suivants, à toutes les pages de sa correspondance : Je suis mal vu ; on a peur de moi... — Le monde ne veut pas de moi... — Je n'ai pas un adhérent... — On ne veut pas de moi. (Lettres du 2 février, du 14 juillet 1844 ; du 22 juin et du 29 octobre 1845.)

[40] Lettre du 10 février 1843.

[41] Lettre de 1844.

[42] Lettre d'avril 1846.

[43] Lettre du 19 septembre 1845. (X. DOUDAN, Mélanges et lettres, t. II, p. 74.)

[44] Un observateur clairvoyant et désintéressé, M. Sainte-Beuve, notait en 1846 : L'autorité de Lamartine, auprès des esprits réfléchis, n'a pas gagné dans ces dernières années ; il n'a pas même acquis grand crédit au sein de la Chambre, malgré toute son éloquence ; mais, au dehors et sur le grand public vague, son renom s'étend et règne de plus en plus ; il le sait bien, il y vise, et bien souvent, quand il fait ses harangues à la Chambre, qui se montre distraite ou mécontente, ce n'est pas à elle qu'il s'adresse, c'est à la galerie, c'est aux gens qui demain le liront. Je parle par la fenêtre, dit-il expressivement. (Notes et Pensées, Causeries du lundi, t. XI, p. 458.)

[45] Ce pays est mort, écrit-il le 7 juillet 1845 ; rien ne peut le galvaniser qu'une crise. Comme honnête homme, je la redoute ; comme philosophe, je la désire.

[46] Voici quelles circonstances fut tenu ce propos. Un libraire en quête d'un article sur Jésus-Christ, pour je ne sais quelle publication, était venu le demander a M. Cousin. Celui-ci refusa. L'éditeur se retirait désolé ; il avait déjà descendu plusieurs marches de l'escalier, lorsque M. Cousin, se penchant sur la rampe, rappela l'éditeur et lui dit gaiement : Allez voir Lamartine : il vous le fera ; il brûle de se compromettre. (Souvenirs sur Lamartine, par Charles ALEXANDRE, p. 5 et 6.)

[47] RONCHAUD, La Politique de Lamartine, t. I, p. LIX.

[48] M. de Lamartine, causant avec M. de Carné, quelques mois après la publication des Girondins, lui disait. : Si l'on m'applaudit, c'est que j'accomplis une œuvre de tardive justice ; c'est que, sans faire l'apologie ni des crimes ni des criminels, ainsi qu'on m'en accuse, je montre que nos malheurs n'ont pas été perdus pour l'humanité, et que les principaux acteurs du drame, cédant parfois à la violence de leurs passions, mais pénétrés de la foi qui fait les martyrs, ont poursuivi des vérités fécondes, en y risquant jusqu'à l'honneur de leur mémoire. S'il a pu m'arriver de les grandir, c'est que j'ai cherché à saisir toujours les idées sous les hommes, et cela beaucoup moins dans l'intérêt de la renommée de ceux-ci qu'au profit de la Révolution, dont la cause est désormais inséparable de celle de la France. (Correspondant du 10 décembre 1873.) — Plus tard, en 1861, M. de Lamartine, reconnaissant tardivement le péril et l'injustice de son œuvre, a fait son mea-culpa dans la Critique de l'Histoire des Girondins.

[49] Voir, par exemple, une lettre de M. Doudan du 26 mars 1847 (Mélanges et lettres, t. II, p. 115), et une Lettre parisienne du vicomte DE LAUNAY (Mme de Girardin), en date du 4 avril 1847 (t. IV, p. 237).

[50] Lettre du 20 mars 1847.

[51] Conversation avec M. Sainte-Beuve, rapportée par M. DE MAZADE. (Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1870, p. 599.)

[52] Voir plus haut, t. VI, ch. I, § III.

[53] 10 mai 1847.

[54] Journal inédit du baron de Viel-Castel.

[55] Journal inédit du baron de Viel-Castel.

[56] M. Teste vécut encore quelques années, après sa sortie de prison ; il mourut en 1854. Le général Cubières obtint de la cour de Rouen, le 17 août 1852, un arrêt de réhabilitation, rendu par application de l'article 619 du Code d'instruction criminelle, et mourut l'année suivante. M. Parmentier ne survécut que six mois à sa condamnation.

[57] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[58] National du 18 juillet 1847.

[59] Journal inédit du baron de Viel-Castel.

[60] Lettre du 8 juillet 1847. (Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis, p. 249.) Plus tard, après la révolution de Février, le 15 avril 1848, M. Guizot, revenant sur son état d'esprit à la fin de la session de 1847, écrivait à M. de Barante : J'étais très fatigué, moralement surtout, fatigué et triste, non que je prévisse ce qui est arrivé, mais je me sentais engagé dans une lutte que le succès aggravait au lieu d'y mettre fin, indéfiniment aux prises avec les erreurs vulgaires et les passions basses. Je me relève de ce pénible état d'âme. (Documents inédits.)

[61] Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 44.

[62] Discours du 2 août 1847 à la Chambre des pairs.

[63] Lettre du 25 juin 1847, adressée à M. Panizzi.

[64] De la situation actuelle, par M. D'HAUSSONVILLE, Revue des Deux Mondes du 1er juillet 1847.

[65] Livraison du 1er août 1847.

[66] Articles du 28 et du 31 juillet 1847.

[67] Journal inédit de M. de Viel-Castel, 11 août 1847.

[68] Lettre de M. de Barante à M. Guizot, du 8 septembre 1847. (Documents inédits.)

[69] Lettre du même à M. d'Houdetot, en date du 25 septembre 1847. (Documents inédits.)