HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE VI. — L'APOGÉE DU MINISTÈRE CONSERVATEUR

DE LA FIN DE 1845 AU COMMENCEMENT DE 1847

 

CHAPITRE III. — LE SOCIALISME.

 

 

I. Le mal des masses populaires. Les socialistes dérivés du saint-simonisme. Pierre Leroux. Sa vie, son système et son action. — II. Buchez. Son origine et sa doctrine. Prétention d'unir le catholicisme et la révolution. L'Atelier. Dissolution de l'école buchézienne. — III. Fourier. Le phalanstère et l'attraction passionnelle. La liberté amoureuse. Fantaisies cosmogoniques. Fourier à peu près inconnu avant 1830. Développement du fouriérisme lors de la dissolution de la secte saint-simonienne. Ce qu'il devient après la mort de Fourier. Son influence mauvaise. — IV. Buonarotti. Par lui le babouvisme pénètre, après 1830, dans les sociétés secrètes. Fermentation communiste à partir de 1840. — V. Cabet. Le Voyage en Icarie. Propagande icarienne. — VI. Louis Blanc. Son enfance et sa jeunesse. Ses débuts dans la presse républicaine. Sa brochure sur l'Organisation du travail. Critique du système. Succès de Louis Blanc auprès des ouvriers. — VII. Proudhon. Son origine. Son isolement farouche. Son état d'esprit en écrivant son premier Mémoire contre la propriété. La propriété, c'est le vol ! Argumentation du Mémoire. L'effet produit. Second et troisième Mémoire. Proudhon et le gouvernement. Le Système des contradictions économiques. Impuissance de Proudhon à faire autre chose que démolir. Son action avant 1848. — VIII. Le socialisme devenu révolutionnaire. Attitude des radicaux et de la gauche en face du socialisme. Le gouvernement et les conservateurs savent-ils se défendre contre ce danger ? Les économistes. Il eût fallu la religion pour redresser et pacifier les esprits du peuple. La bourgeoisie trop oublieuse de ses devoirs envers l'ouvrier. La société, jusqu'en 1848, ne croit pas au péril.

 

I

Pour connaître les parties faibles, les côtés dangereux de cette société en apparence si prospère et si régulière, suffit-il d'avoir indiqué certains défauts de la classe alors régnante ? Non. Au-dessous de la bourgeoisie étaient des masses profondes qui, pour ne pas jouer de rôle dans le drame parlementaire, pour être en dehors du pays légal, n'en avaient pas moins, à raison de leur seul nombre, une importance chaque jour accrue par le développement de l'industrie, par les progrès de l'instruction, par la diffusion de la presse. Les politiques étaient trop souvent tentés de ne pas s'inquiéter de ce qui se passait dans l'esprit de ceux qui ne votaient pas. Périlleuse négligence que l'historien, éclairé par les événements postérieurs, serait encore plus inexcusable d'imiter. Il lui faut donc quitter la scène brillante, mais restreinte, où semblait alors se concentrer toute la vie de la nation, s'éloigner du Parlement, des salons, de la Bourse, des cercles littéraires, pour descendre dans les ateliers, l'es cabarets, les carrefours, chercher ce qu'on y dit, ce qu'on y pense, ce qu'on y désire. Point n'est besoin d'un long examen pour reconnaître qu'à l'époque où nous sommes arrivés, cette foule populaire, au moins celle des grandes villes, était travaillée par un mal mystérieux, redoutable, qui, à l'insu des autres classes inattentives et distraites, la pénétrait de plus en plus profondément. Sous une forme différente et appropriée au milieu où il sévissait, ce mal n'était pas sans analogie avec celui-là même que je viens de signaler dans la bourgeoisie : c'était encore la même conception toute matérialiste de la vie substituée aux croyances idéalistes, la convoitise égoïste remplaçant la tradition chrétienne du sacrifice et de la résignation, la négation ou l'oubli de l'autre monde rendant plus âpre et plus impatiente la recherche de la jouissance ici-bas. Seulement cet état d'esprit, qui dans les classes élevées avait déjà beaucoup de conséquences fâcheuses, en avait de pires encore dans les parties souffrantes de la nation, dans celles qui étaient moins à même de se procurer le bien-être dont la soif s'allumait en elles. Ne se trouvaient-elles pas ainsi conduites naturellement à vouloir, à préparer la transformation, le bouleversement de l'état social ? Tel était en effet le rêve fiévreux qui possédait alors l'imagination de la classe ouvrière. Pour cette nouvelle maladie, on venait d'imaginer un nom nouveau que, vers 1846, la bourgeoisie commençait à prononcer avec inquiétude, bien qu'il n'eût pas encore le retentissement effrayant que les événements de 1848 devaient lui donner, — le nom de socialisme.

Dans les dernières années de la monarchie de Juillet, le socialisme revêtait des formes variées, se partageait en écoles et en sectes diverses. C'est seulement en considérant séparément chacune d'elles, en esquissant l'une après l'autre les figures de leurs fondateurs, en résumant leurs doctrines, que l'on pourra se faire une idée de ce mouvement si complexe.

A l'entrée de cette galerie parfois fort étrange, nous rencontrons d'abord plusieurs inventeurs de systèmes qui relevaient plus ou moins directement du saint-simonisme. On se rappelle, en effet, que le saint-simonisme avait prétendu changer non seulement la religion, mais la société[1]. C'était lui qui, usant le premier d'une formule trop répétée depuis, avait dénoncé le régime actuel du travail comme l'exploitation de l'homme par l'homme. Il imputait les inégalités et les souffrances aux vices du mécanisme social, et attribuait au gouvernement le pouvoir de les faire disparaître par un remaniement de ce mécanisme. Dans ce dessein, il proposait de détruire ou de mutiler la famille et la propriété ; donnait à l'État le droit de disposer des individus, de leurs idées, de leurs biens, de prononcer sur leurs aptitudes et leurs vocations, de répartir entre eux les instruments et les fruits du travail, ainsi que les revenus du capital, pour aboutir, non, il est vrai, à une égalité absolue, mais à une hiérarchie où chacun serait classé suivant sa capacité et rétribué selon ses œuvres. Et surtout il se montrait vraiment le devancier de toutes les écoles socialistes, en remplaçant le renoncement chrétien et l'attente des compensations futures par la recherche exclusive, impatiente, du bien-être immédiat. Non content d'avoir prêché cette société nouvelle, il avait tenté de l'organiser. Sans doute, la banqueroute ne s'était pas fait attendre, banqueroute d'hommes et d'argent, comme écrivait un disciple désabusé. Mais, en se dissolvant et en se dispersant, la secte avait en quelque sorte répandu partout les germes des idées fausses dont elle était infestée ; de là, dans les années qui suivirent, une éclosion de faux prophètes dont beaucoup sortaient des rangs du saint-simonisme et qui, presque tous, s'inspiraient plus ou moins de ses doctrines.

Tel fut d'abord Pierre Leroux. Tout en lui, — son aspect robuste et massif, je ne sais quoi d'un peu grossier dans sa structure, et jusqu'à cette épaisse chevelure dont la caricature devait plus tard s'amuser, — trahissait une origine populaire. Né en 1797, élevé, en qualité de boursier, dans les collèges de l'État, il s'était fait admettre à l'École polytechnique. Mais la mort de son père, survenue à ce moment, et l'obligation où il fut de subvenir immédiatement aux besoins de sa mère et de ses trois frères et sœurs, ne lui permirent pas d'y entrer. Réduit à chercher un gagne-pain, il finit, après plusieurs mécomptes qui ne le disposèrent pas à l'indulgence pour l'organisation sociale, par se placer comme correcteur dans une imprimerie. En même temps, il continuait à étudier pour son compte, absorbant, avec une avidité un peu gloutonne et sans beaucoup les digérer, une immense quantité de connaissances historiques, scientifiques, philosophiques. En 1824, l'imprimerie où il travaillait s'étant trouvée à vendre, il la fit acheter par un de ses amis et s'en servit pour fonder, de concert avec son ancien camarade Dubois, le Globe, dont on sait la brillante carrière. Il écrivit dans ce recueil, tout en faisant le métier de prote. Après 1830, resté presque seul au Globe ; tandis que les autres rédacteurs s'élevaient à des positions plus ou moins considérables dans l'administration ou dans la politique, il ressentit quelque amertume de cette sorte d'abandon et en fut encore plus porté à condamner l'état social. Cette disposition d'esprit le jeta dans le saint-simonisme, dont il fut l'un des dignitaires ; le Globe devint l'organe de la secte. Mais, par certains côtés naïfs, honnêtes et un peu tristes de sa nature, il ne put s'accommoder de la direction voluptueuse donnée par Enfantin à son Église, et s'en sépara l'un des premiers. Il se fit alors prophète à son tour et tenta de fonder une doctrine nouvelle, celle des humanitaires. Le Globe étant mort entre ses mains, il continua, pendant toute la monarchie de Juillet, à exposer sa doctrine dans divers livres[2], dans la Revue encyclopédique, dans l'Encyclopédie nouvelle, à laquelle collaborait un autre ancien saint-simonien, Jean Reynaud, dans là Revue indépendante et dans la Revue sociale.

Cette doctrine formait tout un système de philosophie mélangé de panthéisme, de mysticisme et de sensualisme. On nous dispensera de l'exposer. L'œuvre serait d'ailleurs malaisée. Si l'esprit de Pierre Leroux ne manquait ni de puissance ni de profondeur, sa pensée était obscure et la forme plus obscure encore. A force de creuser les idées, il s'y enfouissait. Notons cependant sa théorie de la vie future, où l'on retrouve la répugnance accoutumée des socialistes à placer le paradis hors de la terre : il repousse le matérialisme, qui ne voit rien au delà du tombeau ; mais, s'il nous fait revivre après notre mort, ce n'est pas dans un autre monde, c'est dans l'humanité, par une suite indéfinie de métempsycoses ; le bonheur existera pour nous dans le perfectionnement constant de cette humanité.

Pierre Leroux n'était pas un pur spéculatif ; il ne philosophait que pour trouver la formule d'une société nouvelle. Des trois termes de la devise révolutionnaire, liberté, égalité, fraternité, c'est l'égalité qui est, suivant lui, le but auquel doit aboutir le mouvement social. Nous sommes entre deux mondes, écrit-il, entre Un monde d'inégalité qui finit et un monde d'égalité qui commence. Il estime que, jusqu'à présent, l'égalité n'a existé que d'une façon illusoire ; le capital du bourgeois y fait obstacle, autant qu'autrefois le privilège du seigneur féodal. Et c'est, pour le philosophe subitement transformé en tribun, l'occasion de déclamations véhémentes contre le capital, contre la rente, contre l'exploitation des prolétaires par les propriétaires. Quant au remède, il croit le trouver dans une association toute particulière qu'il appelle la triade. L'homme, dit-il, est sensation, sentiment, connaissance. A cette division de l'être humain répond la division de la société humaine, qui se compose des savants ou hommes de la connaissance, des artistes ou hommes du sentiment, et des industriels ou hommes de la sensation. Supposez qu'un savant, un artiste et un industriel s'associent et opèrent de concert, leurs opérations s'accompliront dans les meilleures conditions possibles, parce qu'ils se compléteront les uns les autres. Telle est la triade dont Pierre Leroux fait l'élément primitif de la société, à ce point que, pour lui, l'individu isolé ne compte pas. On n'est quelqu'un ou quelque chose qu'à la condition d'être trois. Une réunion de triades forme un atelier ; une réunion d'ateliers, une commune ; une réunion de communes, un État. A travers les tergiversations et les obscurités de notre auteur, il apparaît bien que son État sera le seul possesseur du capital et le seul directeur du travail : c'est ainsi qu'après une grande dépense de philosophie il aboutit à la conclusion banale des plus vulgaires théories socialistes.

Pierre Leroux ne parvint pas à fonder une véritable secte ni à remuer les foules ; toutefois il ne laissa pas que d'exercer une certaine influence sur le mouvement des idées, en groupant autour de lui des adhérents parmi lesquels étaient des esprits de valeur ; de ce nombre fut Mme Sand[3], qui sous cette inspiration écrivit, de 1840 à 1848, plusieurs romans ouvertement socialistes[4]. Ce théoricien abstrait et confus avait, dans l'apostolat intime, quelque chose de convaincu, de chaleureux, parfois même de candide et de tendre, qui n'était pas sans action sur les intelligences et sur les cœurs ; ajoutez-y la sympathie provoquée par son courage au travail, par son désintéressement et par sa pauvreté stoïque. Il ne devait pas cependant réussir dans les assemblées parlementaires, où le jeta l'explosion socialiste de 1848 ; ses discours, aussi inintelligibles qu'interminables, lui valurent une sorte de renom ridicule, en même temps que le voisinage des Montagnards, au milieu desquels il siégeait et avec lesquels il paraissait se confondre, lui faisait perdre quelque chose de son caractère pacifique et philosophique. Il eut cette dernière disgrâce de mourir en 1871, pendant la Commune, et de recevoir de ceux qui s'étaient alors emparés de Paris le compromettant hommage d'obsèques solennelles.

 

II

Buchez, comme Pierre Leroux, sortait du saint-simonisme. Né en 1796, d'une famille pauvre, il s'était élevé, par son travail et son énergie, à une carrière libérale. D'opinions fort avancées, il fut, dans les premières années de la Restauration, avec Flottard et Bazard, l'un des fondateurs de la Charbonnerie française, se mêla à toutes les conspirations, et fut poursuivi pour participation au complot de Belfort. Sa nature droite se dégoûta bientôt de ces sanglantes violences, et, en 1826, il devint l'un des chefs de l'école saint-simonienne. N'y ayant pas trouvé satisfaction pour ses idées morales, il s'en éloigna peu avant 1830. Au cours des recherches philosophiques auxquelles il se livrait avec une honnête sincérité, une évolution graduelle s'était accomplie dans son âme : matérialiste quand il conspirait, théiste pendant sa phase saint-simonienne, il avait fini par se prendre d'admiration pour l'Évangile et le Christ, sans cesser cependant d'être révolutionnaire, et s'était formé tout un système sous cette double et contradictoire inspiration. Après les événements de Juillet, à l'heure de la grande propagande d'Enfantin et de ses disciples, il voulut opposer chaire à chaire, et ouvrit chez lui, rue de Chabannais, des conférences publiques qui lui attirèrent des disciples fervents. Cette prédication orale ne lui suffit pas : en 1831, il fonda un recueil périodique, l'Européen, dont l'existence fut assez précaire et intermittente, les abonnés peu nombreux, mais dont les articles furent remarqués[5]. Il entreprit en même temps, avec un de ses disciples, M. Roux-Lavergne, une Histoire parlementaire de la Révolution, dont les quarante volumes furent terminés en 1839 : compilation énorme où l'on trouve les débats des Chambres, les délibérations du club des Jacobins et de nombreuses reproductions de la presse révolutionnaire ; en tête de presque tous les volumes sont des préfaces dans lesquelles le chef d'école expose ses doctrines religieuses, sociales et politiques. Enfin, en 1839, il publia trois gros volumes sous ce titre : Essai d'un traité complet de philosophie, au point de vue du catholicisme et du progrès. Buchez n'a rien de l'écrivain : sa pensée, déjà par elle-même assez obscure et confuse, est encore épaissie, embrouillée et alourdie par la forme dont il la revêt. L'étrange mélange qu'il fait d'aspirations mystiques et de réminiscences jacobines n'est pas de nature à rendre l'impression plus nette. Toutefois, si indigestes que soient ses écrits, ils contiennent des idées qui ont agi sur une partie de ses contemporains.

Venu de la révolution et attiré par le catholicisme, Buchez s'efforce de les unir. L'une et l'autre lui paraissent se résumer dans les mêmes principes : fraternité et égalité. Si l'égalité est le but auquel doit aboutir la société, tout doit venir de la fraternité. Cette fraternité n'est pas un instinct plus ou moins vague, c'est un devoir précis, fondé sur la révélation divine. Les rapports des hommes entre eux et l'organisation du pouvoir reposent sur cette double parole du Christ : Aimez votre prochain comme vous-même, et : Que le premier parmi vous soit votre serviteur. Ce n'est pas seulement dans la région des idées spéculatives, c'est aussi dans celle des faits historiques que Buchez prétend unir la révolution et le catholicisme. Depuis Clovis jusqu'à 1789, en passant par les croisades et la Ligue, il croit retrouver partout un effort de la France pour remplir sa mission divine, qui est de propager la fraternité dans le monde entier. La révolution surtout lui paraît avoir ce caractère ; tout en reprochant aux révolutionnaires d'avoir, par moments, sacrifié la fraternité populaire à l'individualisme bourgeois et d'avoir méconnu la vérité religieuse, il pousse plus loin que personne l'apologie des crimes de 1792 et de 1793. Il est vrai que la justification appliquée par lui à la Terreur s'étend à l'Inquisition, que la Saint-Barthélemy est louée par les mêmes raisons que les massacres de Septembre, et que la faction des Seize, sous la Ligue, est exaltée au même titre que le Comité de salut public. Dans ces divers événements, l'auteur voit l'application d'un principe qu'il affirme être commun au catholicisme et à la révolution, la souveraineté du peuple. C'est même par là que le catholicisme se distingue, à ses yeux, du protestantisme, fondé sur l'individualisme, sur la souveraineté du moi. — Cette souveraineté du peuple, dit-il, ne signifie autre chose que la souveraineté du but d'activité commune qui fait une nation. L'individu peut se tromper sur son but d'activité ; l'universalité du peuple ne se trompera pas. Toutefois Buchez réserve au pouvoir le principe initiateur, de sorte que la souveraineté du peuple, déjà confondue avec la souveraineté du but, finit par aboutir à la souveraineté de ceux qui ont conscience de ce but : tels ont été, par exemple, les jacobins pendant la Révolution. Quant à ceux qui se mettent en contradiction avec ce but, ou qui se montrent seulement incrédules, ils peuvent être traités en ennemis. L'intérêt du but social justifie tout. Pour le moment, cependant, Buchez ne songe pas à user de la force : c'est par la persuasion qu'il veut établir le règne de la fraternité. Son moyen pratique est l'association, mais l'association libre et volontaire. Il commence par s'adresser aux ouvriers et les engage à mettre en commun leurs outils, leur argent, leur travail, et à se constituer un capital inaliénable auquel ils ajouteront, chaque année, le sixième de leurs bénéfices ; tous les salaires des associés seront égaux, calculés uniquement sur la durée du travail ; le gérant, nommé par les ouvriers, ne doit être, suivant la parole du Christ, que le serviteur de tous ; la fortune sociale fera face aux éventualités du chômage et de la maladie. Donc plus de misère, plus d'inégalité, plus de conflits entre le travail et le capital. Buchez se flatte que, par la contagion de l'exemple, ces associations s'étendront à l'industrie entière, puis à l'agriculture. Quand tous les individus accompliront ainsi le devoir de la fraternité, l'État s'organisera sur ce modèle ; César, lui aussi, deviendra le serviteur de tous, et la France pourra enfin remplir sa mission dans le monde.

Tout cela formait un ensemble étrange et singulièrement mêlé. Est-il besoin d'en marquer les points faibles ou vicieux ? Qui ne voit, par exemple, quelle large part de chimère il y avait dans ce rêve d'associations fraternelles et égalitaires, embrassant tous les travaux industriels et agricoles ? Est-il rien de plus outrageant pour la conscience que cette apologie des crimes révolutionnaires ? rien de plus contraire à la liberté que cette souveraineté du but social ? Sur ces deux derniers points, Louis Blanc et les autres historiens ou théoriciens du néo-jacobinisme ne feront guère que copier l'auteur de l'Histoire parlementaire. Enfin, rien de plus faux que celte prétendue communauté de principes entre la révolution et l'Évangile. Pour l'établir, Buchez était obligé de se faire une religion à lui[6] ; il ne se contentait pas sans doute d'une sorte de philosophie chrétienne, et professait un catholicisme positif fondé sur le dogme révélé ; mais ce catholicisme était singulièrement déformé et incomplet ; il y était beaucoup question de l'amour des hommes, peu de l'amour de Dieu, nullement de l'autorité de l'Église ou de la participation aux sacrements ; celui que l'on proposait à l'adoration était moins l'Homme-Dieu qu'une sorte de Christ social, personnel à la vérité, vivant, mais mal défini.

Néanmoins, cette doctrine toute spiritualiste, imprégnée de moralité et de charité chrétiennes, proclamant les devoirs du peuple avant de revendiquer ses droits, lui parlant de dévouement au lieu de jouissance, était bien supérieure à celle des autres écoles socialistes. Plusieurs de ses adeptes étaient des âmes généreuses et pures ; tel catholique, qui se trouvait les approcher, revenait surpris, touché, édifié même de leurs sentiments[7]. Ils se recrutèrent, au début, dans la jeunesse bourgeoise, notamment parmi les artistes et les médecins. Mais cela ne suffisait pas à Buchez, qui désirait surtout gagner des ouvriers. Il y réussit et provoqua la fondation d'un certain nombre de petites associations coopératives. Enfin, en septembre 1840, sous la même inspiration, parut le premier numéro de l'Atelier, organe des intérêts moraux et matériels des ouvriers ; ce recueil devait durer jusqu'en 1850.

L'Atelier se distinguait des autres publications démocratiques en ce qu'il était fondé, soutenu et rédigé exclusivement par de véritables ouvriers vivant de leur travail personnel[8] ; ce fut le premier journal où ces ouvriers traitèrent eux-mêmes les questions qui les intéressaient. A ce point de vue, il mérite de fixer un moment l'attention de l'histoire. L'Atelier se disait socialiste, mais en protestant que son socialisme n'était hostile ni à la religion, ni à la nationalité, ni à la famille, ni même à la propriété, bien que sur ce dernier point il fût moins absolu ; il n'hésitait pas à combattre les fouriéristes, les communistes, les icariens, les socialistes autoritaires, et substituait à leurs orgueilleuses et périlleuses chimères la propagande plus modeste des associations coopératives selon la formule de Buchez. Politiquement, il faisait campagne avec l'extrême gauche, demandait le suffrage universel, attaquait la bourgeoisie et tous ceux qu'il appelait les privilégiés, faisait l'apologie de la Terreur, à commencer par le meurtre de Louis XVI ; toutefois, il avouait honnêtement les faiblesses et les vices du parti radical, détournait les ouvriers de tout désordre, de toute conspiration, de toute affiliation aux sociétés secrètes. L'un des caractères les plus remarquables de ce journal était le souci que les ouvriers rédacteurs avaient de la moralisation de leurs frères, la gravité émue avec laquelle ils leur prêchaient le devoir, la fraternité, le sacrifice ; ils dénonçaient, avec une pudeur indignée, tout ce qui, dans les journaux, dans les livres, au théâtre, pouvait corrompre le peuple. Cette morale dont ils étaient si préoccupés, ils ne lui reconnaissaient, comme leur maître, d'autre fondement que le christianisme, et, sans respect humain, malgré les étonnements, les sourires ou les réclamations d'une partie de leurs lecteurs, ils proclamaient la nécessité de ranimer dans le peuple l'antique foi de ses pères. — Si les laïques, et particulièrement les démocrates, disaient-ils encore, voulaient se donner la peine d'examiner sans prévention, d'étudier, de suivre le mouvement des idées, ils comprendraient bientôt la grandeur du dogme chrétien ; ils verraient la puissance qu'il peut donner même à des intelligences aussi peu cultivées que les nôtres ; ils verraient que là est la vérité invincible, et ils s'y attacheraient, parce qu'ils comprendraient qu'il n'y a d'unité possible que par un lien spirituel, que par la reconnaissance d'un principe commun, obligatoire pour tous. Le dogme ne leur suffisait pas ; ils professaient qu'on ne pouvait se passer d'une Église, d'un pouvoir spirituel indépendant, d'un corps spécialement chargé de conserver le principe moral et de l'enseigner d'une manière uniforme. Ce n'était pas sans doute que les idées régnantes dans l'Église catholique leur convinssent toutes. Ils reprochaient au clergé de ne s'être pas fait révolutionnaire. Jusqu'à présent, déclaraient-ils, nous ne sommes ralliés qu'au principe de l'institution catholique ; mais aux personnes, nous ne nous y rallierons que lorsqu'elles nous sembleront dignes de la haute mission d'enseigner le christianisme. En attendant, ils recommandaient aux démocrates d'éclairer le clergé, de le rassurer, de l'attirer, au lieu de le traiter en ennemi ou en suspect. La Révolution, disaient-ils, n'a qu'à se proclamer chrétienne, à ne vouloir que ce que le christianisme commande ; alors le clergé sera bien obligé de s'unir à elle.

Telles étaient les idées développées avec autant de sincérité que de persévérance par les rédacteurs de l'Atelier. Les ouvriers de ce petit groupe se distinguaient de la plupart de leurs camarades par leur tenue morale, intellectuelle et même extérieure. Un jour, celui d'entre eux qui représentait le journal eut à comparaître en justice : les témoignages contemporains portent trace de l'étonnement qu'on éprouva à entendre un ouvrier parler à ses juges avec tant de modération, de décence, de bon goût, de respect pour tout ce qui devait être respecté. L'Atelier ne fut pas sans action religieuse sur les ouvriers de Paris : il ne les ramena pas à la foi complète, qu'il ne possédait pas pour son compte ; mais il inspira à une partie d'entre eux une certaine sympathie pour le catholicisme, les habitua à le regarder comme un allié possible, et non plus comme un ennemi fatal. On put se rendre compte du changement produit, le jour où le peuple redevint une fois de plus le maître de Paris. Si ce même peuple, qui avait brisé la croix en 1830, lui a porté les armes en 1848 ; si les prêtres, outragés et menacés dans les rues après les journées de Juillet, y ont trouvé, après celles de Février, une pleine sécurité et même souvent des hommages, on le dut en partie à l'influence de Buchez et de ses disciples.

Toutefois, en dépit de ses côtés honorables et bienfaisants, l'école buchézienne n'était pas viable. Elle avait pu jeter une flamme, donner un élan, mais pour peu de temps. Elle portait en elle-même des germes de contradiction et de décomposition qui ne devaient pas tarder à se développer. La plupart des associations ouvrières fondées sous son inspiration, après avoir prospéré pendant les premiers mois ou les premières années de ferveur, succombèrent à des difficultés nées dans leur propre sein : la variété des besoins et des capacités y rendait intolérable l'égalité des salaires ; on ne trouvait plus de directeurs qui consentissent à être, par désintéressement fraternel, les serviteurs de tous ; enfin, l'impatience et l'imprévoyance des associés refusaient de laisser le sixième des bénéfices dans la caisse sociale. A cette faillite économique s'ajouta une faillite doctrinale. Les adhérents reconnurent à l'épreuve, ceux-ci plus tôt, ceux-là plus tard, l'impossibilité d'unir les principes opposés de la révolution et du catholicisme. Force était de choisir. Ils se divisèrent. Les uns, avec M. Corbon, s'enfoncèrent dans la révolution, en répudiant comme une illusion toutes les aspirations chrétiennes. Les autres, au contraire, se sentirent poussés à devenir pleinement catholiques, quelques-uns à se faire prêtres ou même moines : tel fut M. Roux-Lavergne, l'un dès principaux collaborateurs du maître, qui devint chanoine de Rennes ; tels furent surtout quatre jeunes hommes admirables, d'une âme singulièrement pure et généreuse, Réquédat, Piel, Besson, Olivaint ; les trois premiers répondirent à l'appel de Lacordaire et moururent, à la fleur de l'âge, sous l'habit de Saint-Dominique[9] ; le quatrième, attiré vers la Compagnie de Jésus, devait, après une sainte vie, succomber martyr de sa foi pendant la Commune[10]. Ce n'est certes pas un médiocre honneur pour une école que d'avoir séduit un moment de pareils hommes. Quant à l'honnête, mais inconséquent Buchez, ceux de ses disciples qui étaient devenus catholiques furent longtemps réduits à dire tristement de lui : Il est pour nous le portier de l'Église, lui seul n'entre pas. Il devait cependant être récompensé de sa droiture ; sur son lit de mort, il vit un prêtre et finit en chrétien[11].

 

III

Les écoles fort différentes de Pierre Leroux et de Buchez ne sont pas les seules qui soient nées du démembrement du saint-simonisme. On peut rattacher à la même origine, au moins dans une certaine mesure, une secte beaucoup plus importante, la secte fouriériste. Non sans doute que Fourier, qui avait exposé complètement son système dès 1808, ait emprunté ses doctrines à Saint-Simon, dont les premiers plans de réorganisation, encore bien incertains et vaporeux, datent de 1817 ; mais, comme on le verra tout à l'heure, ce que le fouriérisme devait recevoir du saint-simonisme, c'était l'élan de propagande et le personnel même de ses apôtres.

Né en 1772, à Besançon, d'une famille de commerçants modestes, Fourier paraît avoir eu la première impression du mal social à cinq ans, un jour où il fut puni pour avoir dit la vérité à un client que son père cherchait à abuser. Empêché, faute de naissance, d'entrer, comme il l'eût désiré, à l'école des officiers du génie, il fut réduit à embrasser la carrière commerciale, qui lui déplaisait. Il venait de s'établir épicier à Lyon, en 1793, quand, dans la révolte de la ville contre la Convention, son magasin fut pillé et lui-même obligé de faire le coup de feu contre les troupes républicaines. Arrêté après la prise de la ville, il n'échappa qu'avec peine à la mort et fut incorporé, comme simple soldat, dans un régiment de cavalerie. Il fit ainsi quelques campagnes, puis, rendu à son premier métier, il se trouva, en 1799, commis d'un négociant marseillais qui l'employa à des spéculations peu délicates. Toutes ces souffrances morales ou matérielles, venues soit des habitudes frauduleuses du commerce, soit de l'inégalité des classes, soit du désordre public, l'amenèrent à cette conclusion que la civilisation avait fait fausse route : ce n'était pas la nature humaine, c'était la société qu'il déclarait mauvaise. Peut-être, en d'autres temps, se fût-il contenté de gémir sur ce mal, sans se croire en état d'y remédier. Mais il avait été témoin de tant de changements pendant la Révolution ; tout était tellement déraciné, bouleversé ; il avait vu pousser à ce point la prétention de tout refaire à nouveau, qu'aucune transformation ne l'intimidait ni ne lui semblait impossible. Non cependant qu'il entendît, avoir rien de commun avec les révolutionnaires : il les détestait et les dédaignait, il leur en voulait aussi bien pour les épreuves qu'il avait personnellement subies sous leur règne qu'à cause de leur esprit de négation et d'anarchie ; jamais il ne s'indignait plus vivement que quand on paraissait le confondre avec les agitateurs du parti républicain. Ce fut en 1803, par un article publié dans un recueil lyonnais, qu'il fit, pour la première fois, entrevoir quelques-unes de ses idées. En 1808, il les exposa d'ensemble, dans son livre sur la Théorie des quatre mouvements, et les compléta, en 1822 et 1829, par deux autres ouvrages sur l'Association domestique et agricole et sur le Nouveau monde industriel. Tout en édictant les lois et en traçant le plan de la société future, il vivait médiocrement des emplois subalternes qu'il tenait dans diverses maisons de commerce, à Lyon d'abord, à Paris ensuite.

Dans l'œuvre de Fourier, rien du vague de Saint-Simon. Jamais la chimère n'a été traitée avec une précision si mathématique. Comme le feront après lui presque tous les socialistes, il croit trouver dans l'association le remède aux maux résultant de la concurrence, du salariat et de la misère. Son association doit unir non seulement les capitaux, mais les ménages, les familles, et, pour cette raison, il l'appelle association domestique. Jusqu'à présent, le monde était sous le régime de l'ordre morcelé, chaque famille ayant son ménage, chaque commerçant sa boutique, chaque industriel son atelier, chaque cultivateur son champ. A l'ordre morcelé, Fourier propose de substituer l'ordre combiné. Soient trois cents familles ayant actuellement trois cents ménages différents ; il s'agit de les réunir en un seul ménage, en un seul atelier ; au lieu de trois cents champs, on aura un seul domaine exploité en commun. Le réformateur fait alors un tableau merveilleux des économies qui seraient ainsi réalisées. On est ébahi, écrit-il, quand on évalue le bénéfice colossal qui résulterait de ces grandes associations. Fourier, à la différence des communistes, respecte le capital et ne rêve pas l'égalité absolue ; il divise le revenu en trois parts : quatre douzièmes au capital, trois douzièmes au talent, cinq douzièmes au travail. Chacune de ces associations, composée de dix-huit cents membres, vivant sur un seul domaine d'une lieue carrée, logée dans un édifice commun magnifiquement installé, constitue un phalanstère. Le phalanstère se subdivise en phalanges, puis en séries, enfin en groupes, chaque groupe se composant de sept ou neuf individus. Tous les rapprochements se font librement ; tous les dignitaires sont élus ; nulle coercition, nul régime autoritaire.

Mais comment faire que, dans une association si nombreuse, la vie commune soit agréable ou même seulement tolérable ? Comment maintenir le bon ordre et l'harmonie dans cette caserne sans officiers et sans discipline, dans ce couvent sans supérieurs et sans règle ? Comment obtenir que chaque associé accomplisse spontanément la part de travail nécessaire au profit commun ? Pour y parvenir, Fourier, ne se contentant plus de refaire la société, entreprend de refaire l'ordre moral, de créer, pour ainsi dire, un homme nouveau. Telle est, en effet, la portée de cette thèse de l'attraction passionnelle par laquelle il prétend résoudre ou plutôt supprimer le redoutable problème de l'existence du mal sur la terre. L'homme doit avoir, dit-il, un moyen d'être heureux sur cette terre ; autrement, Dieu ne serait ni bon ni sage. Le tout est de découvrir ce moyen : c'est ce que les civilisés n'ont pas encore su faire. Se fondant sur cette unité du plan divin qu'il appelle l'économie de ressorts, le fondateur du phalanstère estime que la loi de l'attraction, découverte par Newton dans le monde physique, doit régir aussi le monde moral. Mais quelle attraction ? Fourier, imbu des idées sensualistes du siècle dernier, ne voit dans l'homme que l'être sensible, entraîné à agir par les passions. L'attraction doit donc être passionnelle. Jusqu'alors on nous enseignait à contenir nos passions, et l'on nous avertissait que la raison nous était donnée pour cet usage. Erreur, dit notre étrange moraliste ; c'est se faire une idée absurde de Dieu que de supposer qu'il a créé un homme composé de deux ressorts contradictoires. D'ailleurs, en fait, la raison est toujours la plus faible, même chez ceux qui ont charge de prêcher la vertu. Les passions seules viennent de Dieu. Le devoir et la morale, le mérite et le démérite sont une invention de l'homme dont il faut se débarrasser au plus vite. Chaque individu n'a qu'à suivre ses passions ; il trouvera ainsi son plaisir, en même temps qu'il concourra au plan divin. Ne craignez pas qu'il en résulte quelque désordre ; car il est posé en axiome fondamental que les attractions sont proportionnelles aux destinées. Si l'on a pu avoir jusqu'ici mauvaise opinion des passions sans frein, c'est qu'elles ne se mouvaient pas dans le milieu qui leur convenait. Elles trouveront ce milieu avec le phalanstère. Dangereuses dans une réunion restreinte, elles peuvent se développer sans heurt dans une association nombreuse ; leur variété et leur mobilité permettent alors à chacune de se satisfaire, en même temps que la gradation infinie des nuances intermédiaires facilite tous les rapprochements, toutes les libres formations des groupes et des séries. A ce propos, Fourier se livre à une analyse de ces passions, tantôt subtilement ingénieuse, tantôt absurdement arbitraire, les classant, les étiquetant, les numérotant et décrivant leur mécanisme[12].

Par l'effet d'une autre loi que le novateur se vante d'avoir également découverte, chacun, en cherchant à satisfaire sa passion, se trouvera accomplir l'œuvre utile au bien commun. Le travail ne sera plus imposé ni pénible ; il se confondra avec la libre recherche du plaisir, et sera si attrayant qu'on verra s'y livrer ceux qui s'y dérobent aujourd'hui, les oisifs, les enfants, et même les scissionnaires, nom courtoisement donné aux voleurs, aux vagabonds, aux mendiants de profession. Chaque passion devient dès lors une source d'activité bienfaisante. Fourier prend, par exemple, la gourmandise, qu'il regarde comme particulièrement féconde et qu'il déclare être la mère de toute industrie : il prétend que, pour satisfaire sa passion, le gourmand trouvera plaisir à faire la cuisine, plus encore à cultiver le sol. Psychologie discutable, soit dit en passant : on peut aimer à manger des fruits ou des légumes délicats, sans être porté à se donner la peine de les apprêter et surtout de les faire pousser. Y aura-t-il des goûts pour toutes les occupations et dans la proportion convenable ? Fourier répond imperturbablement par son théorème des attractions proportionnelles aux destinées. L'homme doit trouver, dans sa nature même, quelque chose qui l'attire vers tout ce qu'il est appelé à faire ; autrement, la logique divine serait en défaut. Cette loi s'appliquera même pour les travaux immondes : se fondant sur le goût de malpropreté qu'il a remarqué chez beaucoup d'enfants, l'organisateur du phalanstère se flatte de leur faire accomplir par plaisir les besognes les plus répugnantes, et il les fait opérer, vêtus de gaze aux tendres couleurs et couronnés de roses ; c'est la théorie des petites hordes, qui obtint, à son apparition, un certain succès de rire.

Les petites hordes sont surtout absurdes. Voici qui devient odieux. En lâchant la bride à toutes les passions, Fourier ne fait pas d'exception pour l'amour, ou plutôt pour la volupté charnelle. Il n'interdit pas, sans doute, le mariage permanent à ceux qui ont le goût du familisme, mais il ne l'approuve ni ne l'encourage. La famille lui paraît être le plus imparfait des groupes, par cette raison, entre autres, qu'on ne peut changer de père et d'enfants, tandis qu'on peut changer d'amants, d'amis ou d'associés. Il préfère donc de beaucoup la liberté amoureuse, la promiscuité des sexes, qui sera le régime ordinaire du phalanstère. Il aime à s'étendre sur ce sujet. Tout est prévu, classé, dénommé avec un sang-froid d'impudeur, une sorte d'inconscience lubrique dont j'aurais quelque embarras à apporter ici des spécimens. Ne vous inquiétez pas de ce que deviendront les petits enfants : Fourier n'a jamais vu en eux que des objets malpropres et incommodes, et il les laisse sous la surveillance des bonnes, dans les séristères. D'ailleurs, il compte sur la stérilité, qui est la conséquence ordinaire de la débauche, et voit même là un frein bienfaisant au développement excessif de la population. Quant au bonheur des individus, le cynique réformateur déclare, d'un ton pénétré, que les plaisirs d'une Laïs, d'une Ninon ou d'un duc de Richelieu ne peuvent en donner l'idée, et il évoque les souvenirs du Parc-aux-Cerfs, auquel il s'étonne qu'on ait trouvé à redire.

Fourier estime qu'il suffira d'une épreuve locale de son système pour que l'attrait entraîne le reste des hommes et pour qu'au bout de deux ou trois ans toutes les populations du globe se soient organisées d'elles-mêmes en six cent mille phalanstères. Alors plus de patrie ; le novateur goûte aussi peu le patriotisme que le familisme. Les phalanstères se rapprocheront librement pour constituer des centres provinciaux, des royaumes, des empires, puis une métropole universelle qui sera construite sur le Bosphore. Les titres de souveraineté s'échelonneront, depuis l'unarque, qui commande à une phalange, jusqu'à l'omniarque, qui est l'empereur du globe, en passant par le duarque, qui commande à quatre phalanges, le triarque à douze, le tétrarque à quarante-huit. Commander est du reste un mot impropre ; tous les dignitaires sont élus, et chaque membre du phalanstère n'est tenu d'obéir qu'à ses propres passions. Quand cette organisation fonctionnera partout, le monde sera arrivé à l'état d'harmonie. Les cinq mille ans qui se sont écoulés depuis le commencement de la terre et pendant lesquels l'humanité a passé successivement par les phases édénique, sauvage, patriarcale, barbare et civilisée, ont été une période de malheurs et d'épreuves ; vient ensuite une période de prospérité qui durera soixante-dix mille ans, et à laquelle succédera une dernière période de calamités, longue de cinq mille ans.

Fourier ne ressent pas plus d'embarras à disposer du monde physique que du monde moral et social. Il nous annonce gravement qu'au jour où l'harmonie régnera par la vertu du phalanstère et de l'attraction passionnelle, la nature se mettra à l'unisson des progrès de l'humanité. La terre, qui n'a produit jusqu'à présent que deux créations, sur dix-huit qu'elle doit successivement opérer, redeviendra féconde : cette planète est en effet un être qui a deux âmes, deux sexes, et qui procrée par la conjonction de son fluide boréal et austral. Alors la mer se dessalera et deviendra une boisson agréable, pareille à la limonade. Les orangers fleuriront en Laponie, et les tropiques jouiront d'un climat tempéré. Des anti-baleines traîneront nos vaisseaux, et des anti-lions nous transporteront avec une telle rapidité que, partis de Calais le matin, nous déjeunerons à Paris, dînerons à Lyon et souperons à Marseille. Mercure, ayant appris l'alphabet et les conjugaisons, établira une espèce de télégraphe pour nous transmettre, en vingt ou trente heures, des nouvelles de nos antipodes. Six lunes, jeunes et brillantes remplaceront la lune, morte de fièvre putride, qui nous jette aujourd'hui quelques rayons décolorés. L'homme aura sept pieds, vivra cent quarante-quatre ans, dont cent vingt ans d'exercice actif en amour. Le genre humain sera porté au grand complet de trois milliards, et il y aura habituellement sur le globe trente-sept millions de poètes égaux à Homère, trente-sept millions de géomètres égaux à Newton, et ainsi de tous les talents.

Contraste étrange ! A le regarder par certains côtés, Fourier paraît un esprit d'une réelle puissance, bien supérieur, en tout cas, aux autres faiseurs de systèmes sociaux[13] ; cependant, à chaque page de ses œuvres, on est choqué par quelque absurdité, par quelque extravagance qui semble d'un fou. Il était personnellement d'une probité délicate, désintéressé, simple, naïf, menait une vie tranquille, sans désordre ou tout au moins sans scandale[14] ; cependant nulle doctrine n'est plus immorale que la sienne ; jamais glorification et organisation plus éhontée de la débauche ne sont sorties d'un cerveau humain. Qu'est-ce que ces nombreuses marques de folie et cette large tache d'impureté, sinon le châtiment ordinaire de l'orgueil humain quand il prétend refaire l'œuvre de Dieu ?

Lorsqu'ils parurent, — en 1808, 1822 et 1829, — les livres de Fourier n'eurent aucun retentissement. Les journaux ne firent même pas au novateur l'honneur de le réfuter. Ce fut à peine si, plusieurs années après sa première publication, il put compter deux disciples, d'abord M. Muiron, chef de division à la préfecture de Besançon, ensuite M. Victor Considérant, élève distingué de l'École polytechnique. Triste de cet insuccès, il était réduit à vivre humblement et même pauvrement[15]. Il n'eût pu publier ses livres en 1822 et en 1829, si M. Muiron et quelques autres amis n'en avaient fait les frais. Mais sa foi n'était pas ébranlée. Il suivait son idée, insensible et comme étranger à tout le reste. Convaincu qu'un seul essai suffirait à convertir le monde, il annonça qu'il attendrait, tous les jours, à midi, l'homme riche qui voudrait lui confier un million afin de faire les frais du premier phalanstère. Pendant dix ans, il ne manqua pas un seul jour de rentrer chez lui, à l'heure indiquée, pour recevoir ce visiteur attendu qui ne vint jamais.

La révolution de Juillet ne changea d'abord rien à la situation de Fourier. Le silence et l'ombre, dont il semblait [ne pouvoir sortir, contrastaient avec le bruit et l'éclat qui se faisaient autour des saint-simoniens. Il assistait à la parade de ces derniers, en spectateur ironique, dédaigneux et probablement aussi un peu jaloux. On ne conçoit pas, écrivait-il à M. Muiron, comment ces histrions sacerdotaux peuvent se former une si nombreuse clientèle. Et encore : Vous voulez que j'imite leur ton, leurs capucinades sentimentales. C'est le ton des charlatans. Jamais je ne pourrai donner dans cette jonglerie. Ce fut cependant de ce côté que vint le coup de vent qui, après plus de vingt ans d'attente, enfla pour la première fois ses voiles. Lors du démembrement de l'école saint-simonienne, deux de ses membres importants, M. J. Lechevalier et M. A. Transon, rebutés par les doctrines d'Enfantin, mais non désabusés des chimères, passèrent au fouriérisme et lui apportèrent une ardeur de propagande que personne n'avait encore déployée à son service. M. Lechevalier commença des leçons publiques, tandis que M. Transon publiait, dans la Revue encyclopédique de Pierre Leroux et de Jean Reynaud, un résumé de la thèse phalanstérienne. Encouragés par ces accessions, les fouriéristes de la veille se mirent aussi en mouvement. Le maître lui-même fit des conférences à Paris ; Considérant ouvrit un cours à Metz ; de nombreuses publications furent lancées dans le public. Jamais tant de bruit ne s'était fait autour de cette doctrine. Quelques mois après, en 1832, l'école se sentit assez fortement constituée pour se donner un organe périodique qui s'appela le Phalanstère ou la Réforme industrielle. Bientôt même, grâce au concours de M. Baudet-Dulary, député, un essai de colonisation phalanstérienne fut tenté à Condé-sur-Hesgres, près de Rambouillet ; il échoua complètement. Quoique les adeptes expliquassent cet échec par l'insuffisance des moyens, l'effet en fut fâcheux, et le crédit du fouriérisme s'en trouva singulièrement ébranlé. D'ailleurs, la lumière projetée sur les livres du chef de la secte avait pour résultat de mettre en relief les immoralités et les extravagances qui y pullulaient : les premières soulevaient un cri de réprobation, les secondes un éclat de rire, plus redoutable encore. Vainement les phalanstériens s'emportaient-ils contre ceux qui se scandalisaient ou s'égayaient, vainement accablaient-ils les journaux de leurs explications justificatives : le mouvement des adhésions s'arrêta ; plusieurs fidèles même s'éloignèrent, entre autres MM. Lechevalier et Transon ; ce dernier, d'une âme ardente, généreuse, compatissante aux malheureux, devait trouver bientôt après, dans le catholicisme, la vérité qu'il avait longtemps cherchée avec droiture auprès des faux prophètes. Force fut, en 1834, d'interrompre la publication de la Réforme industrielle.

Fourier, toutefois, tenait bon : ne fléchissant ni sous le sarcasme, ni sous l'indignation, il anathématisait ce monde imbécile et aveugle, exprimait son mépris pour ces petits Français incapables de comprendre la vérité, flétrissait ses adversaires qu'il classait sous vingt-huit catégories, et continuait à demander imperturbablement le million dont il avait besoin pour fonder son premier phalanstère. Traité toujours par ses disciples de révélateur, de démiourgos du monde sociétaire, d'architecte du bonheur sur la terre, il morigénait ceux d'entre eux qui, par peur du rire ou du scandale, voulaient faire quelques sacrifices au sens commun ou au sens moral. Je ne ferai pas de basses concessions, leur disait-il. Faut-il croire que la constance du maître rendit du cœur aux disciples ? Toujours est-il qu'en 1836 il se produisit comme une reprise de la propagande fouriériste. La Réforme industrielle reparut sous le titre de la Phalange ; c'était Considérant qui la dirigeait. Fourier ne put lui donner que quelques articles. Il mourut, le 9 octobre 1837, à l'âge de soixante-cinq ans, entouré de ses adeptes qui firent graver sur sa tombe ses deux maximes : Les attractions sont proportionnelles aux destinées. — La série distribue les harmonies.

Cette mort ne mit pas fin au fouriérisme, qui, débarrassé de son bizarre fondateur, prit au contraire plus de développement et s'organisa en une sorte de corporation sous la direction de Considérant. Ce dernier, qui avait beaucoup plus de talent d'exposition que Fourier, alla, de ville, en ville, faire des prédications de phanérogamie et d'harmonie passionnelle. Des hommes, dont quelques-uns ne manquaient pas de valeur, MM. Cantagrel, Vidal, Toussenel, Laverdant, etc., concouraient à cet apostolat. Grâce à la munificence d'un Anglais, la Phalange put paraître trois fois par semaine ; bientôt même, l'école eut son journal quotidien, la Démocratie pacifique. Sans abandonner l'ensemble de la doctrine du maître, ses disciples en laissaient prudemment dans l'ombre les parties les plus choquantes, pour s'attacher surtout à la thèse économique ; ils ne parlaient plus, du reste, d'une transformation rapide et universelle, mais seulement d'un travail d'amélioration successive. Fidèles, en cela, à l'esprit du fondateur de l'école, ils prirent, surtout au début, grand soin de ne pas se confondre avec le parti révolutionnaire, et se piquèrent d'être des pacifiques, comme le disait le titre même de leur journal. Aussi étaient-ils mal vus des démocrates militants, qui leur reprochaient de louvoyer dans les eaux du monde officiel. Sur beaucoup de questions courantes, ils parlaient comme les conservateurs. La vérité est qu'ils ne se rattachaient à aucun parti. Ils affichaient un grand dédain de la comédie parlementaire et se vantaient d'avoir tué la politique. Pour eux, il n'y avait qu'une question, la question sociale : L'organisation du travail, disaient-ils, la grande idée soulevée au commencement du siècle par Fourier, emporte dans son tourbillon non seulement ceux qui l'acceptent, mais encore ceux qui s'efforcent de lutter contre elle. Avec le temps, toutefois, ils tendirent à se rapprocher de l'extrême gauche, sans se confondre avec elle, et, vers la fin de la monarchie de Juillet, on les retrouvait presque toujours faisant campagne contre M. Guizot.

En somme, après être resté pendant de longues années absolument ignoré et impuissant, le fouriérisme finissait par prendre une place relativement importante dans le mouvement intellectuel de ce temps. Ses thèses étaient sans doute trop abstraites et trop compliquées pour être comprises et goûtées des masses ; la plupart de ses adeptes étaient des bourgeois, des esprits d'une certaine culture ; quelques-uns, d'anciens élèves de l'École polytechnique. Mais si ceux-là étaient peu nombreux qui acceptaient et professaient toute la doctrine, on en retrouvait comme un reflet dans beaucoup d'esprits dévoyés. Il n'était pas jusqu'à la littérature sur laquelle elle ne fît sentir son action. Déjà l'on a eu occasion de signaler le concours donné au socialisme par certains romanciers ; concours très efficace, carie roman pénétrait là où l'on se fût ennuyé d'un livre abstrait ; il arrivait à la raison par l'imagination, ce qui est, chez beaucoup, le chemin le plus facile et le plus prompt ; il donnait aux chimères une apparence dévie. Parmi ces romanciers socialistes, nul ne fut plus lu et n'exerça plus d'action qu'Eugène Sue. L'homme et son œuvre nous sont déjà connus[16]. Pour le moment, je veux seulement noter que l'un de ses grands romans-feuilletons de cette époque, les Sept Péchés capitaux, publié dans, le Constitutionnel, était la détestable mise en scène des pires théories de Fourier sur la légitimité des passions. Politiquement, le fouriérisme a exercé aussi une certaine influence, et cette influence a été mauvaise. Bien que non populaire, il a contribué à développer dans le peuple cette idée fausse et dangereuse que toute souffrance et tout mal viennent de l'organisation défectueuse de la société, et qu'ils disparaîtraient avec un simple changement de cette organisation. En outre, si peu intelligibles que les subtilités de l'attraction passionnelle fussent pour des natures grossières, celles-ci n'étaient que trop disposées à en retenir ces assertions simples, que le devoir n'existe pas, que toute passion est légitime et que la vie se résume dans la recherche du plaisir. En tout cela, le fouriérisme faisait œuvre de décomposition sociale et morale, frayait la voie aux révolutionnaires, dont il prétendait se distinguer, et assumait sa part de responsabilité dans leurs méfaits.

 

IV

En étudiant le fouriérisme, le saint-simonisme et les autres écoles prétendues pacifiques qui en dérivaient, nous avons retrouvé l'une des origines du socialisme révolutionnaire. Cette origine n'est pas la seule. Il en est une autre qui, pour être moins apparente, peut cependant être reconnue : pour cela, il faut remonter jusqu'à Gracchus Babeuf, qui prêchait hautement, sous le Directoire, l'abolition de la propriété et le partage de toutes les terres, de toutes les richesses. Cette filiation a échappé à la plupart des contemporains ; mais aujourd'hui l'on a la preuve que, des égaux de 1796 aux socialistes de la fin de la monarchie de Juillet, la tradition s'est continuée sans interruption. Un homme s'est trouvé, en effet, pour la recevoir des mains de Babeuf, la garder avec une sorte de piété sauvage et la transmettre aux générations nouvelles : c'est Buonarotti.

Né à Pise, en 1761, d'une famille qui prétendait descendre de Michel-Ange, Philippe Buonarotti s'était jeté avec passion dans la révolution française. Il prit part à la conspiration des Égaux, fut condamné avec Babeuf et jeté en prison pendant que ce dernier était exécuté. Sous la Restauration, on le retrouve à Bruxelles et à Genève, fort engagé dans la Charbonnerie, servant de lien entre les ventes françaises et les ventes italiennes. Il était resté fidèle à la sinistre mémoire de son premier chef, et publia, en 1828, une Histoire de la conspiration de Babeuf, à laquelle il joignit un exposé des doctrines communistes de ce personnage. Rentré à Paris après 1830, il fit paraître une nouvelle édition de son livre. Presque ignoré de la bourgeoisie régnante, pauvre, vivant de quelques leçons de musique, recueilli, vers la fin de sa vie, par le marquis Voyer d'Argenson, qui, avec Charles Teste, frère du futur et trop fameux ministre, fut son plus dévoué partisan, il tenait, dans le parti révolutionnaire, le rôle d'une sorte de patriarche du fanatisme démagogique, souvent consulté et exerçant son action non seulement en France, mais à l'étranger ; la jeune Italie et Mazzini relevaient de lui. A sa mort, survenue en 1837, M. Trélat publia une notice enthousiaste : La vie de Buonarotti, disait-il, s'est prolongée soixante-dix-sept ans, sans qu'on y ait découvert aucune tache[17]. Un peu plus tard, au cours de son Histoire de dix ans, M. Louis Blanc faisait un éloge non moins ému de l'ancien complice de Babeuf, le comparait aux sages de l'ancienne Grèce et proclamait que ses opinions étaient d'origine céleste ; puis il le montrait, du fond de son obscurité, gouvernant de généreux esprits, faisant mouvoir des ressorts cachés, entretenant avec la démocratie du dehors des relations assidues, et tenant les rênes de la propagande, qu'il fallût soit accélérer le mouvement, soit le ralentir[18]. Les honneurs rendus par les initiés à la mémoire du vieux conspirateur communiste se sont prolongés jusqu'à nos jours ; en 1869, M. Ranc a donné une nouvelle édition de l'Histoire de la conspiration de Babeuf ; dans sa préface, il insiste sur l'influence considérable de Buonarotti : C'est grâce aux babouvistes, dit-il, que, pendant le premier Empire et la Restauration, la tradition révolutionnaire n'a pas été un seul instant interrompue, et que, dès les premiers jours de 1830, le parti républicain s'est trouvé reconstitué[19].

Buonarotti usa naturellement de son autorité sur le parti démocratique, pour y propager ses idées communistes. Son livre, à peu près le seul de ce genre qui existât dans les premières années de la monarchie de Juillet, se lisait dans les ateliers, et les ouvriers s'y infectaient de babouvisme. C'est évidemment sous son influence que, peu après 1830, les idées socialistes ont pénétré dans les sociétés secrètes et y ont pris, d'année en année, une place plus large. On les a vues apparaître, dès la fin de 1833, chez les sectionnaires des Droits de l'homme, qui pourtant étaient surtout des agitateurs politiques et des doctrinaires républicains[20]. Elles furent plus visibles encore dans la société des Familles et dans celle des Saisons, sous l'inspiration de Blanqui et de Barbès[21] ; le journal l'Homme libre, qui fut, en 1838, l'organe clandestin de la seconde de ces associations, était absolument babouviste. En même temps, des journaux révolutionnaires, comme le Bon Sens, rédigé par MM. Cauchois-Lemaire, Rodde et Louis Blanc, ouvraient une porte plus ou moins large aux élucubrations antisociales. Certaines petites feuilles, l'Égalité et l'Intelligence, ne renfermaient pas autre chose.

Ce fut surtout après l'émeute avortée du 12 mai, vers la fin de 1839 et en 1840, que se produisit, dans les bas-fonds révolutionnaires, une sorte de fermentation communiste. Les sectes se multiplièrent : égalitaires, communistes, révolutionnaires, fraternitaires, communitaires, comrnunautistes, unitaires, etc. Comme on redoutait que cette variété ne nuisît à la puissance de l'action, un certain nombre de meneurs se réunirent à Londres, en novembre 1839, pour arrêter un programme commun[22]. On avait choisi une ville étrangère, par crainte de la police parisienne. Un rapport fut rédigé sur les moyens à prendre pour mettre la France dans une voie révolutionnaire, le lendemain d'une insurrection victorieuse. Le premier acte devait être la constitution d'un triumvirat dictatorial nommé, non par la majorité du peuple, qui pourrait se tromper, mais par les auteurs de l'insurrection. Ce triumvirat décrétera, entre autres mesures, la suspension de l'exportation des grains, le maximum sur les denrées alimentaires et le droit de tout homme à l'existence. Le gouvernement se fera, au profit de la nation, premier manufacturier, directeur suprême de toutes les industries ; il aura des magasins pour vendre ses produits et créera des ateliers nationaux. Les enfants, à partir de cinq ans, seront enlevés à leurs parents et livrés au gouvernement, pour que celui-ci leur inculque les bons principes. Tout auteur d'un livre ou d'un article de journal tendant à rétablir l'ancien ordre de choses sera condamné comme contre-révolutionnaire. Quant aux dépenses publiques, on y fera face par les moyens suivants : émission de papier-monnaie ; séquestration des biens appartenant aux familles des individus qui ont participé aux actes gouvernementaux depuis 1793 ; capitalisation de l'impôt dans certains cas ; abolition de l'hérédité des fortunes en ligne collatérale ; attribution à l'État de la quotité disponible dans les héritages en ligne directe. Ce rapport, dont je ne fais connaître qu'incomplètement les odieuses extravagances, fut imprimé à Londres et distribué aux délégués, qui s'ajournèrent au mois de septembre 1840 pour prendre une décision. Ils se retrouvèrent en effet réunis à cette date et, après délibération, adoptèrent à l'unanimité les conclusions du rapport.

Tout en s'organisant ainsi dans l'ombre, les communistes s'enhardissaient à faire des manifestations publiques ; tel fut, le 1er juillet 1840, le banquet de Belleville, dont il a été parlé[23]. Des publications de toutes sortes[24], de petits journaux, peu connus du monde bourgeois, mais ayant accès dans les ateliers, notamment la Fraternité, fondée en 1845, répandaient leurs doctrines et surtout leurs haines dans les centres industriels. De nombreux ouvriers s'improvisaient apôtres du communisme auprès de leurs camarades. Je connais personnellement à Lyon et dans la banlieue, écrivait Proudhon en 1844, plus de deux cents de ces apôtres qui tous font la mission en travaillant... Tout cela, vous pouvez m'en croire, aboutira à quelque chose, et le mouvement n'est pas près de se ralentir ; il y a progrès, et progrès effrayant au contraire[25]. Ces prédicateurs trouvaient facilement des auditeurs. La propagande du communisme, observait alors Henri Heine, possède un langage que chaque peuple comprend : les éléments de cette langue universelle sont aussi simples que la faim, l'envie, la mort. Cela s'apprend facilement[26]. Par moments, les passions ainsi surchauffées dans les bas-fonds sociaux faisaient explosion au dehors. Tel avait été, à la fin de 1841, l'attentat de Quénisset, œuvre de la secte des Égalitaires[27]. Plusieurs années après, un procès criminel révélait l'existence d'une autre secte, fondée en juillet 1846, celle des Communistes matérialistes : ceux-ci, ouvriers de leur état, avaient décidé de détruire le gouvernement et la société, non par l'insurrection ouverte, mais en se servant des moyens nouveaux fournis par la physique et la chimie ; pour se procurer l'argent nécessaire, ils étaient convenus de recourir au vol, estimant que le vol commis en vue de l'affranchissement de l'humanité était licite. Ce fut à l'occasion d'un de ces vols qu'ils furent poursuivis et condamnés[28]. Quelques rares observateurs jetaient les yeux, de temps à autre, sur ce travail souterrain et en étaient épouvantés : de ce nombre était Henri Heine, qui revenait souvent sur ce sujet, dans ses lettres à la Gazette d'Augsbourg. Il ne se lassait pas de signaler cet antagoniste de l'ordre existant, qui garde son terrible incognito et qui réside, comme un prétendant nécessiteux, dans les sous-sols de la société officielle ; puis il ajoutait : Communisme est le nom secret de cet adversaire formidable qui oppose le règne des prolétaires, dans toutes ses conséquences, au règne actuel de la bourgeoisie. Ce sera un épouvantable duel. Gomment se terminera-t-il ? C'est ce que savent les dieux et déesses dont la main pétrit l'avenir. Pour notre part, nous savons seulement que le communisme, bien qu'il soit peu discuté à présent et qu'il traîne son existence souffreteuse dans des mansardes cachées, sur sa couche de paille misérable, est pourtant le sombre héros à qui il est réservé un rôle énorme, quoique passager, dans la tragédie moderne, et qui n'attend que la réplique pour entrer en scène[29].

 

V

L'agitation communiste dont nous venons de parler était à peu près anonyme. Les publications, assez nombreuses à partir de 1839, dans lesquelles des écrivains déclassés ou même de simples ouvriers traçaient le plan d'une société idéale où tout serait partagé sous la surveillance de l'État, demeuraient ignorées en dehors d'un petit cercle ; elles témoignaient de la fermentation des esprits plutôt qu'elles n'exerçaient elles-mêmes une action étendue. Il est un livre cependant qui, sans être plus éloquent ni plus original que les autres, s'est trouvé avoir trop de retentissement, et a contribué trop efficacement à populariser le communisme, pour qu'on ne fasse pas à l'œuvre et à son auteur une place à part : nous voulons parler du Voyage en Icarie, publié en 1840 par M. Cabet.

A cette date, Etienne Cabet était âgé de cinquante-deux ans ; figure ronde et béate, expression vulgaire avec affectation de sensibilité philanthropique ; faux bonhomme, rusé, égoïste, et qui, avant de prendre, par calcul, ce masque paterne, avait été l'un des violents du parti révolutionnaire. Fils d'un tonnelier de Dijon, il fit ses études comme boursier, puis, devenu avocat, il joua, sous la Restauration, un rôle actif dans les sociétés secrètes. Ce lui fut un titre suffisant, en août 1830, pour que M. Dupont de l'Eure l'envoyât d'emblée procureur général à Bastia ; mais l'exagération de ses opinions le fit révoquer par le ministère Périer ; il en garda une amère rancune au gouvernement de Juillet. Nommé député par les électeurs de la Côte-d'Or, il siégea à l'extrême gauche, fonda le journal le Populaire et publia divers pamphlets contre la monarchie. Ses excès de plume lui attirèrent plusieurs poursuites et, en 1834, une condamnation à deux ans de prison. Il se réfugia alors en Angleterre, où il resta jusqu'en 1839. Ce fut là, en lisant Thomas Morus et en causant avec Owen, qu'il résolut de se faire socialiste, communiste même, et qu'il composa son Voyage en Icarie. Il en avait terminé le manuscrit dès le commencement de 1838 ; mais, rendu prudent par ses premières mésaventures judiciaires, il consulta ses amis, entre autres Lamennais, pour savoir si un tel livre ne l'exposerait pas à des poursuites. Il en retarda la publication jusqu'en janvier 1840, et encore, à cette époque, le fit-il paraître d'abord sans bruit et sous le pseudonyme de Dufruit. Ce ne fut qu'aux éditions suivantes qu'il osa le signer de son nom.

Le Voyage en Icarie est une sorte de roman, ce qui permet à l'auteur d'en prendre à son aise avec les réalités et lui rend faciles les affirmations les plus arbitraires. Voici la fable : Un jeune Anglais, lord Carisdall, se rend, en décembre 1835, dans l'Icarie, où la société est organisée selon les idées de Cabet, et où, par suite, tout le monde est aussi heureux que vertueux. Les honneurs de ce pays sont faits au voyageur par un jeune homme dont le grand-père, un ancien duc, avait été le compagnon du charretier Icar, fondateur de l'Icarie ; le père de ce même jeune homme, autrefois magistrat éminent, est serrurier de son état, et sa sœur, après avoir reçu la plus brillante éducation, exerce la profession de couturière. N'est-ce pas un coup de maître, pour gagner le cœur des ouvriers, que de débuter ainsi en ramenant à leur niveau et en mêlant à leurs rangs les aristocrates de la naissance et de l'éducation ? En Icarie, les biens sont communs ; l'État possède tout le capital social et en répartit les revenus entre les membres de la société, non plus même suivant la capacité, comme le voulaient les saint-simoniens, mais suivant les besoins de chacun ; il loge, habille, nourrit tous les citoyens ; la table est même fort recherchée, ce qui ne devait pas être la moins efficace des séductions à l'adresse des affamés[30]. Chacun travaille, mais, comme dans le phalanstère, le travail est attrayant et, grâce à des machines merveilleuses, ne dure que cinq ou six heures par jour. N'objectez pas que l'absence d'intérêt personnel produira, comme toujours, la paresse. L'auteur affirme que nul ne se refusera à travailler, du moment où l'oisiveté sera, en Icarie, aussi infâme qu'ailleurs le vol. Tout est réglé par l'autorité, le lever, le coucher, le travail, les repas, le silence, les conversations, les chants, les récréations. Personne qui ne reçoive sa tâche, aussi bien le savant et l'artiste que les manœuvres. On ne peut écrire de livres nouveaux qu'avec la permission ou plutôt sur la commande du gouvernement ; quant à ceux des livres anciens que le pouvoir juge dangereux, ils sont brûlés. Ni juges, ni avocats, ni gendarmes, dans cette société d'où, paraît-il, les mauvaises passions de l'homme ont été extirpées en même temps que la propriété. Si, par impossible, un crime était commis, l'auteur en serait enfermé dans une maison de santé, car ce ne pourrait être qu'un fou. Il semblerait que ce communisme dût aboutir à la promiscuité des sexes ; Cabet conserve cependant la famille, et nous affirme même qu'en Icarie elle sera garantie contre toute impureté, contre toute faiblesse. Cette sorte d'inconséquence venait-elle d'un scrupule de pudeur ? N'était-elle pas plutôt un calcul de prudence ? En effet, à ceux de ses disciples qui, plus logiques, concluaient à la communauté des femmes, le maître se bornait à répondre qu'ils s'exposeraient ainsi à être poursuivis comme les saint-simoniens, et que c'était déjà bien assez de s'attaquer à la propriété, sans se mettre, au même moment, sur les bras les défenseurs de la famille. Il semblait donc arrêté surtout par une considération d'opportunité.

Cabet se défend de vouloir imposer son régime par la violence. En attendant que les peuples séduits aient fait du monde une vaste Icarie, il veut bien indiquer les mesures transitoires par lesquelles on peut s'acheminer vers cette transformation : suppression de l'armée ; prélèvement de cinq cents millions sur le budget pour entretenir des ateliers nationaux et payer Je logement des pauvres ; fixation par l'État du salaire des ouvriers et du prix des objets de consommation, impôt progressif sur la richesse et le superflu.

Le système icarien ne tient aucun compte des conditions de la nature humaine ni des plus simples exigences du bon sens ; il n'est du reste pas plus agréable pour une imagination délicate que satisfaisant pour une raison droite ; mais la nullité, la platitude, l'absurdité, le ridicule même ne sont pas des motifs d'insuccès auprès du vulgaire. Dans l'œuvre de Cabet, tout était combiné, avec une certaine adresse subalterne, pour caresser et séduire la convoitise, l'amour-propre, la jalousie des pauvres gens. Cette vision de vie facile et plantureuse, présentée comme une réalité vivante, touchait ceux qui peinaient, mieux que n'eussent pu le faire les raisonnements les plus rigoureux ou les plus ingénieuses inventions. Ajoutez un certain ton de sensibilité dont la naïveté populaire était facilement dupe. Aussi le succès fut-il considérable. Le législateur de l'Icarie devint, dans une partie du monde ouvrier, l'objet d'une sorte de dévotion attendrie ; traité de père par ses adeptes, il recevait des députations d'hommes et de femmes venant lui apporter d'immenses bouquets. Ce rôle d'idole plaisait à son égoïsme et à son orgueil. Ignorant tout ce qui n'était pas lui, il souriait avec une bienveillance dédaigneuse, quand quelqu'un lui parlait d'autre chose que de ses ouvrages. On ne saurait d'ailleurs lui refuser une certaine habileté d'organisation et de propagande. D'une fécondité égale à sa médiocrité, il multipliait les brochures, toutes roulant sur les doctrines icariennes, promettant le même bonheur et la même égalité ; c'était généralement un dialogue où son partisan, maître Pierre, confondait maître Jacques, son adversaire, le tout avec accompagnement de lettres dans lesquelles des correspondants inconnus ou supposés témoignaient de leur admiration et de leur vénération pour le réformateur. Il avait trouvé moyen de se créer une armée de courtiers fanatiques qui s'en allaient placer ses brochures dans les ateliers de Paris et de province, au profit de ses idées et de sa bourse. Ainsi se formèrent des centres icariens à Lyon, à Toulouse, à Marseille, à Limoges, à Mulhouse, à Saint-Quentin et dans d'autres villes industrielles. Si bien qu'au lendemain de la révolution de 1848, Cabet est apparu comme une des puissances avec lesquelles le gouvernement provisoire était obligé de compter. Quelle plus saisissante preuve de son crédit que la douloureuse odyssée de ces centaines d'ouvriers et d'ouvrières qui sont partis alors, sur la foi de sa parole, pour les solitudes du Texas, afin d'y chercher cette Icarie dont le mirage avait séduit et allumé leurs grossières imaginations ! Qui peut même affirmer que ces malheureux seront désabusés, quand, après le plus lamentable des avortements, ils reviendront décimés, déguenillés et décharnés ?

 

VI

Ce fut en 1840, quelques mois après la publication du Voyage en Icarie, que Louis Blanc fit paraître sa brochure sur l'Organisation du travail : il n'avait pas encore trente ans. Il était né en 1811, à Madrid, où son père remplissait les fonctions d'inspecteur des finances du roi Joseph ; sa mère était une Pozzo di Borgo, d'une distinction rare et d'une vive piété ; son grand-père maternel, royaliste ardent, avait été guillotiné pendant la Terreur. La chute de Napoléon priva Je père de Louis Blanc de sa place et laissa sa famille dans la gêne. Toutefois, en souvenir de l'aïeul, Louis XVIII accorda une pension à l'ancien fonctionnaire impérial et des bourses de collège à ses deux fils. Ceux-ci, ayant terminé leurs études et perdu leur mère, étaient en route pour chercher fortune à Paris, quand éclata la révolution de 1830[31]. Cet événement les priva de la pension faite à leur père : ce n'était plus seulement la gêne, c'était la misère, d'autant que, sous ce coup, M. Blanc, déjà malade et assombri, vit sa raison s'égarer. Voilà donc Louis, à dix-neuf ans, cherchant péniblement un gagne-pain, en compagnie de son frère cadet. Tour à tour copiste, clerc d'avoué, répétiteur, frappant à des portes qui ne s'ouvraient pas toujours, non seulement il était entravé dans son ambition, mais n'avait pas chaque soir de quoi manger : dénuement que le contraste lui faisait ressentir plus encore, quand, invité par un parent riche, et dissimulant sa pauvreté, il se retrouvait, pour quelques heures, dans ce monde élégant où le sort l'avait fait naître[32]. Que d'amertumes s'amassèrent alors dans cette âme, énergique sans doute, tenace, mais orgueilleuse, haineuse, jalouse ! Que de serments d'Annibal contre la société à laquelle le jeune homme s'en prenait de ses privations et de ses humiliations ! Lui-même a dit plus tard, en 1848, dans une de ses conférences du Luxembourg : Si je n'ai pas été ouvrier comme Albert et comme vous, j'ai subi de votre existence tout ce qu'elle peut contenir de plus amer. Moi aussi, j'ai été pauvre, j'ai vécu à la sueur de mon front ; dès mes premiers pas dans le monde, j'ai porté le fardeau d'un ordre social inique, et c'est alors que, devant Dieu, devant ma conscience, j'ai pris l'engagement, si je cessais un jour d'être malheureux, de ne jamais oublier ce qui a fait le malheur d'un si grand nombre de mes frères.

Aux souffrances de la pauvreté s'ajoutait, pour le jeune Louis Blanc, la mortification, peut-être plus douloureuse encore, de sa petite taille ; il avait un aspect si enfantin que, même plus tard, tous ceux qui le voyaient pour la première fois lui donnaient douze ou treize ans[33] et le traitaient en conséquence, les hommes ne le prenant pas au sérieux et les femmes riant de ses velléités galantes. En quête d'une place, il fut conduit, un matin, par M. Flaugergues, chez le duc Decazes, grand référendaire de la Chambre des pairs ; celui-ci était assis sur son lit, lisant un journal. M. Flaugergues, après les formalités d'usage, recommanda son protégé au duc, qui, se tournant vers Louis Blanc, le frappa légèrement sur la joue : Eh bien, dit-il, nous verrons ce qu'on peut faire pour ce petit garçon. — Je sortis et ne le revis plus, racontait, longtemps après, Louis Blanc encore tout mortifié de cette scène ; et il ajoutait, en savourant sa vengeance : Étrange moquerie du destin ! Le 1er mars 1848, il était donné à ce petit garçon de coucher dans le lit où il avait vu le duc assis, plusieurs années auparavant, et que le duc venait de quitter[34].

Bientôt, cependant, l'horizon s'éclaircit devant Louis Blanc. Il trouva une place de précepteur chez un fabricant d'Arras, et fit ses débuts de journaliste dans la feuille radicale de cette ville. Revenu à Paris en 1834, il collabora au Bon Sens, au National, au Monde, se fit remarquer par Carrel, se lia avec Godefroy Cavaignac, et acquit assez d'importance pour devenir, le 1er janvier 1837, — il n'avait alors que vingt-cinq ans, — rédacteur en chef du Bon Sens ; puis, ce journal ayant disparu en 1838, il fonda et dirigea la Revue du progrès, dans laquelle écrivirent Félix Pyat, Etienne Arago, E. Duclerc, Dupont l'avocat, Godefroy Cavaignac, Dornès, Mazzini, etc.. Aussi Henri Heine pouvait-il dire de lui, en 1840, qu'il était une des notabilités du parti républicain, et il ajoutait : Je lui crois un grand avenir, et il jouera un rôle, ne fut-ce qu'un rôle éphémère ; il est fait pour être le grand homme des petits, qui sont à même d'en porter un pareil avec facilité sur leurs épaules[35]. Son talent était déjà ce qu'on l'a connu depuis, plus d'un rhéteur que d'un homme politique. La phrase était bien faite, soignée, d'allure noble et solennelle, non sans élégance, ni même parfois sans une certaine éloquence sentimentale qui rappelait le dernier siècle, mais un peu monotone, manquant de relief, d'imprévu et de jeunesse. Il tenait beaucoup de Rousseau pour la forme et le fond. Fort occupé et fort soigneux de son succès, attentif à flatter le peuple et à se faire en même temps, auprès des délicats, le renom d'un lettré, habile surtout à se ménager des appuis dans les journaux démocratiques de toute nuance, il savait, au besoin, se faire modeste et doucereux, tout en demeurant au fond très dédaigneux et très personnel[36].

En entrant dans la presse, Louis Blanc s'était engagé dans le parti républicain extrême, se posant en radical, en jacobin, nullement libéral et faisant ses dévotions à Robespierre. Mais, bien qu'il parût alors principalement préoccupé de poursuivre une révolution politique, il se distinguait de la plupart des hommes à côté desquels il écrivait, par un accent et un tour d'idées socialistes. Avec le temps, ce caractère devint de plus en plus marqué, et fut tout à fait dominant dans les articles de la Revue du progrès. Il n'était pas jusqu'à l'Histoire de dix ans, parue en 1840, où ne se trahît le parti pris de changer la société : sans doute, ce pamphlet historique était avant tout une machine de guerre contre la monarchie de Juillet ; mais derrière cette monarchie l'écrivain poursuivait, avec une singulière âpreté de haine et de dénigrement, la bourgeoisie, envisagée comme la personnification des idées économiques régnantes, de la concurrence, du laisser-faire, du crédit individuel, de la féodalité financière, de l'individualisme, de toutes ces doctrines sans entrailles qui ne songent qu'à augmenter la masse des biens, sans tenir compte de leur répartition, qui éloignent l'intervention de tout pouvoir tutélaire dans l'industrie, qui protègent le fort et laissent l'existence du faible à la merci du hasard[37].

Ce fut surtout par sa brochure sur l'Organisation du travail, publiée en septembre 1840[38], que Louis Blanc prit rang parmi les théoriciens du socialisme. L'auteur débutait par poser vivement cette question : Le pauvre est-il un membre ou un ennemi de la société ? Qu'on réponde. Il trouve, tout autour de lui, le sol occupé. Peut-il semer la terre pour son propre compte ? Non, parce que le droit de premier occupant est devenu droit de propriété. Peut-il cueillir les fruits que la main de Dieu fait mûrir sur le passage des hommes ? Non, parce que, de même que le sol, les fruits ont été appropriés. Louis Blanc poursuivait ses interrogations ; il montrait le pauvre ne pouvant pas même tendre la main ou s'endormir sur le pavé des rues, parce qu'il y a des lois contre la mendicité ou le vagabondage ; puis il ajoutait : Que fera donc ce malheureux ? Il vous dira : — J'ai des bras, j'ai une intelligence... Tenez, prenez tout cela, et en échange, donnez-moi un peu de pain. C'est ce que font et disent aujourd'hui les prolétaires. Mais, ici même, vous pouvez répondre au pauvre : — Je n'ai pas de travail à vous donner. Que voulez-vous qu'il fasse alors ? Vous voyez bien qu'il ne lui reste plus que deux partis à prendre : se tuer ou vous tuer. L'auteur concluait que l'État devait assurer du travail au pauvre ; non que cette conclusion lui parût satisfaire pleinement aux exigences de la justice ; il faudrait davantage pour établir véritablement le règne de la fraternité ; mais du moins, ce travail une fois assuré, la révolte ne serait plus rendue nécessaire. Ce résultat, si modeste qu'il fût, Louis Blanc constatait qu'il n'était pas atteint. Pourquoi ? A cause de la concurrence ; là est, selon lui, tout le mal, le vice capital de l'organisation sociale. La liberté du travail n'est qu'un mensonge : elle aboutit à une guerre sauvage, non seulement entre le capital et le travail, mais entre le travail et le travail, entre le capital et le capital ; elle amène, par suite, la baisse continue des salaires, l'écrasement des faibles, l'asservissement des pauvres et la constitution d'une féodalité industrielle. Suivait un tableau tragique des misères du prolétariat ouvrier, des vices et des crimes qui en sont la conséquence, de la famille dissoute, de l'enfance atrophiée et pervertie, etc. Que tout fût imaginaire dans ce tableau, nul ne pourrait l'affirmer ; mais l'auteur exagérait violemment le désordre, envenimait et exaspérait perfidement les souffrances ; et puis, n'était-il pas arbitraire d'imputer à la seule concurrence un mal qui avait beaucoup d'autres causes économiques et surtout morales ?

Où Louis Blanc cherchait-il le remède ? Tout d'abord, resté factieux en devenant utopiste, il combattait ceux qui, comme les fouriéristes et les saint-simoniens, se bornaient à rêver le changement de la société sans vouloir bouleverser le gouvernement. Pour lui, si la révolution sociale est le but final, la révolution politique est le moyen nécessaire. L'émancipation du prolétariat lui paraît d'ailleurs une œuvre trop compliquée pour s'accomplir par des efforts individuels. Il y faut appliquer la toute-puissance de l'État. Donc les prolétaires doivent commencer par s'emparer du pouvoir. Prenez-le pour instrument, leur dit-il, sous peine de le rencontrer comme obstacle. Cet État, dont Louis Blanc ne craint pas de développer sans mesure l'autorité et l'intervention, sera le régulateur suprême de la production ; à lui de prévenir les crises qui naissent de la libre concurrence. Comment, d'après quels principes, sur quelles données ? L'auteur néglige de l'indiquer. L'État doit être en outre le banquier des pauvres et leur fournir les instruments de travail. Sur ce point, Louis Blanc veut bien préciser son système. Le gouvernement fera un grand emprunt dont le produit servira à créer des ateliers sociaux affectés aux diverses branches de l'industrie. Les statuts de ces ateliers, rédigés par les pouvoirs publics, auront force de loi. Les salaires y seront égaux, par cette raison qu'ils doivent être réglés non d'après la capacité ou les œuvres, mais d'après les besoins. Il paraît que le vieux mobile de l'intérêt personnel sera heureusement remplacé, chez l'ouvrier émancipé, par le sentiment de l'honneur collectif, et par une disposition, présumée permanente, à la fraternité et au dévouement. La hiérarchie des fonctions, dans l'intérieur de chaque atelier, sera constituée par le gouvernement, la première année ; par l'élection, les années suivantes. Les hommes ainsi appelés à remplir l'office des patrons, des ingénieurs, des chefs d'usines et de comptoirs, ceux qui devront apporter la science, l'expérience, la direction, l'esprit d'initiative ou de prévoyance, si essentiels au succès de l'entreprise industrielle, n'auront pas un salaire plus considérable que le moindre ouvrier ; ils n'auront non plus aucune responsabilité. Quant aux capitalistes, ils sont autorisés, invités même à apporter leur argent ; on leur servira un intérêt garanti par l'État, qui prend ainsi à sa charge tous les risques de la gestion ; mais ils ne toucheront rien des bénéfices. Ces bénéfices seront divisés en trois parts : l'une, répartie également entre tous les membres de l'atelier ; l'autre, destinée à l'entretien des vieillards, des malades, et à l'allégement des crises industrielles ; la troisième, consacrée à fournir des instruments de travail à ceux qui voudraient faire partie de l'association, de telle sorte que celle-ci pourra s'étendre indéfiniment, même au delà des possibilités de la consommation. Chaque membre aura le droit de disposer de son salaire, mais l'auteur compte bien que l'association des travaux conduira à l'association des besoins et des plaisirs, c'est-à-dire au communisme complet, qui est en effet le dernier mot du système. Il compte aussi que les ateliers nationaux feront une concurrence mortelle à l'industrie privée, ainsi réduite, avant peu, à capituler aux mains de l'État ; au besoin, on s'arrangerait pour qu'il en fût ainsi : c'est ce que Louis Blanc appelle se servir de la concurrence pour tuer la concurrence. Révolution complète qu'il nous affirme devoir s'accomplir facilement, rapidement et pacifiquement. Ce ne sera du reste qu'une transition, et il nous laisse entrevoir, dans les brumes de l'horizon, un règne plus complet de la fraternité.

Cette périlleuse et absurde chimère ne supporte pas un moment l'examen. Un tel régime, en admettant qu'il y eût moyen de l'établir, serait la ruine de notre industrie, qui ne pourrait soutenir la concurrence avec l'industrie étrangère, et ne garderait même plus un seul entrepreneur capable, un seul ouvrier laborieux ; il serait la-ruine de l'État, devenu le banquier de toutes ces entreprises condamnées à la faillite ; il serait la ruine de la liberté, qui n'aurait plus aucune place en face de cet État omnipotent, omnifaisant et omnipayant ; il serait enfin la ruine de la dignité humaine, disparaissant sous le niveau et dans la confusion de ce communisme égalitaire. Rien d'original dans ces erreurs économiques et morales ; on pourrait indiquer celle qui est empruntée au saint-simonisme, celle qui vient de Fourier, celle qui a été ramassée dans les écrits de Cabet ou de Buonarotti. Encore Louis Blanc a-t-il, par rapport à ses devanciers, notamment à Saint-Simon et à Fourier, l'infériorité de ne pas nous offrir un système complet, avant une réponse telle quelle à toutes les questions de l'âme humaine. Il ne voit dans la société que le travail industriel, dans le travail industriel que le problème de la concurrence, et, pour guérir les abus dé cette concurrence, il n'a pas d'autre remède que de la supprimer. Ce n'est donc plus l'œuvre complexe et longuement méditée d'un esprit philosophique, mais l'improvisation d'un journaliste qui, cherchant un moyen d'agitation et de popularité, a rassemblé à la hâte quelques idées fausses, prises de-ci et de-là. Il n'y a de nouveau et appartenant vraiment à Louis Blanc que la forme éloquente donnée à ces idées, et le ferment redoutable de passion révolutionnaire qui y est introduit.

Le succès fut considérable, plus considérable que celui de toutes les autres publications socialistes. Plusieurs éditions se succédèrent. Ces mots : organisation du travail, qui n'étaient pas d'ailleurs de l'invention de Louis Blanc et que M. Arago avait déjà portés à la tribune de la Chambre, le 16 mai 1840[39], devinrent la formule des revendications du prolétariat. La faiblesse scientifique du système facilitait sa diffusion ; ce remède si sommaire, dont quelques pages suffisaient à donner la recette, cette vue si restreinte et si superficielle de tant de graves problèmes étaient, beaucoup plus que la complication touffue de Fourier ou la profondeur abstraite de Pierre Leroux, à la portée des lecteurs populaires. Seule l'imagination sensible de papa Gabet pouvait leur plaire autant ; encore Louis Blanc, parce qu'il tendait à la constitution d'une secte moins étroite, moins délimitée que celle de l'Icarie, trouvait-il un public plus étendu. Le beau langage du rhéteur, loin d'éveiller la méfiance des ouvriers, semblait les flatter d'autant plus qu'il était moins conforme à leur tour habituel d'esprit et à leur façon de s'exprimer. Et surtout, avec quelle âpre jouissance les mécontents et les malheureux se répétaient ces déclamations passionnées, où ils trouvaient à la fois la vengeance et l'exaspération de leurs souffrances ! Nul écrivain ne contribua davantage à rendre la démocratie laborieuse impatiente de son sort, à lui souffler la haine de la société personnifiée dans la bourgeoisie ; nul surtout ne travailla plus efficacement à lui faire croire qu'un changement de législation et de gouvernement pouvait faire disparaître tous ses maux, et qu'il lui suffirait de mettre la main sur le pouvoir pour effectuer ce changement, de rendre quelques décrets pour en recueillir aussitôt l'immense bénéfice. Pendant un temps, Louis Blanc n'a eu qu'à jouir de la popularité ainsi conquise, et c'est grâce à celle-ci qu'il a pu s'imposer, le 24 février 1848, comme membre du gouvernement provisoire. Mais, par un châtiment mérité, il s'est vu aussitôt sommé d'apporter au prolétariat la réalisation de l'immense et trompeuse espérance par laquelle il avait avivé ses convoitises. On sait à quelle lamentable banqueroute le parlement ouvrier du Luxembourg a promptement abouti, et comment, pour faire diversion aux embarras et aux humiliations de cette banqueroute, l'auteur de l'Organisation du travail s'est jeté et perdu dans les émeutes démagogiques.

 

VII

Il est un homme qu'on ne peut omettre dans la galerie des socialistes de ce temps, et qu'il serait cependant malaisé de rattacher à quelqu'une des écoles déjà étudiées ; c'est Proudhon. Pour connaître son œuvre, il faut, avant tout, le connaître lui-même : il s'agit ici bien plus de l'analyse d'un tempérament que de celle d'un système, de l'histoire d'une passion que de celle d'une doctrine. Né à Besançon, en 1809, d'un ouvrier et d'une fille de campagne servante pour les gros ouvrages, employé, dans son enfance, à garder les vaches ou à faire le métier de garçon de cave, Pierre-Joseph Proudhon avait obtenu, par l'entremise de quelques personnes charitables, d'être admis au collège en qualité d'externe non payant. Ce fut donc encore un boursier, comme Pierre Leroux, comme Cabet, comme Louis Blanc. Écolier ardent et opiniâtre au travail, mais sans cesse entravé et humilié par sa misère, venant au collège en sabots et sans chapeau, puni maintes fois pour avoir oublié des livres qu'il n'avait pas le moyen d'acheter, ne trouvant pas de quoi dîner chez ses parents, au retour d'une distribution de prix où il avait remporté les premières couronnes, il se montrait déjà sombre, farouche, irritable[40]. Un jour que, suivant son instinct d'âpre curiosité, il avait, dans la bibliothèque de la ville, demandé à la fois un grand nombre d'ouvrages, le bibliothécaire, savant fort obligeant qui devait être un de ses protecteurs, s'approcha de lui et lui demanda en souriant : Mais, mon petit ami, qu'est-ce que vous voulez faire de tous ces livres ? L'enfant leva la tête, toisa l'interrogateur et, pour toute réponse, lui jeta brusquement un : Qu'est-ce que cela vous fait ?[41] L'obligation de gagner sa vie ne lui permit pas de terminer complètement ses études. Successivement correcteur, typographe, prote, il acquit, en 1836, une petite imprimerie dans laquelle il fit de mauvaises affaires. En 1838, il brigua et obtint de l'Académie de Besançon la pension Suard ; cette pension de 1.500 francs était accordée, pour trois ans, au jeune homme sans fortune qui montrait d'heureuses dispositions dans les lettres, les sciences, le droit ou la médecine.

C'était, pour ce fils d'ouvrier, une occasion de s'ouvrir une carrière bourgeoise, d'autant mieux que l'honnête Académie paraissait prendre au sérieux et exercer avec sollicitude le patronage qu'elle avait assumé à son égard. Elle lui avait désigné, à Paris, pour correspondant et protecteur, un de ses membres qui faisait aussi partie de l'Académie française, M. Droz. Proudhon, bien que peu porté à la reconnaissance, a dû plusieurs fois rendre témoignage des bontés qu'avait eues pour lui ce moraliste aimable et bienveillant[42]. D'autres personnages considérables, M. Jouffroy, M. Cuvier, lui faisaient également favorable accueil. Mais, chagrin, défiant, misanthrope, il repoussait ces avances et restait dans son coin[43]. Était-ce modestie ? C'était plutôt orgueil du plébéien qui a peur de ne pas faire assez bonne figure dans un salon[44]. Le rôle de protégé lui paraissait humiliant. Et puis n'attendez pas de lui la patience de suivre la filière, de prendre la queue des candidats ; mieux valait, à son avis, tenter, à un moment donné, de sortir des rangs et de brusquer la renommée. Enfin, sans avoir encore toutes les opinions qu'il affichera bientôt, il se proclamait déjà républicain, égalitaire, il avait répudié toutes les croyances chrétiennes de son enfance et surtout possédait, au moins en germe, toutes les haines, toutes les amertumes qui feront plus tard explosion dans ses divers écrits. En recevant sa pension, il s'était fait le serment de ne pas abandonner ses frères du prolétariat, de ne pas se laisser attirer dans la hiérarchie sociale, mais, bien au contraire, de demeurer hors de cette hiérarchie pour la combattre[45]. Je pourrais, écrivait-il le 17 décembre 1838, choisir d'autres voies de me pousser et de me faufiler ; je ne le veux pas. Je refuse d'aller aux soirées de M. Droz, de voir M. Nodier, M. Baguet, M. Jouffroy, etc., et je n'y mettrai pas le pied... Ma nomination par l'Académie n'a pas effacé mes souvenirs, et ce que j'ai haï, je le haïrai toujours. Je ne suis pas ici pour devenir un savant, un littérateur homme du monde ; j'ai des projets tout différents. De la célébrité, j'en acquerrai, j'espère ; mais ce sera aux frais de ma tranquillité et de l'amour des gens. Et, l'année suivante, le 15 octobre 1839, il ajoutait : Je n'attends rien de personne ; je rentrerai dans ma boutique, l'année prochaine, armé, contre la civilisation, jusqu'aux dents, et je vais commencer, dès maintenant, une guerre qui ne finira qu'avec ma vie[46]. Le bon M. Droz ne comprenait pas grand'chose à la manière d'être d'un si incommode pupille, et ne savait comment l'apprivoiser.

Si Proudhon se refuse à prendre rang dans la vieille société, ce n'est pas pour s'enrôler dans quelqu'un des partis révolutionnaires. Dès le premier jour, il se vante de n'appartenir à aucune opinion[47], et il gardera cette attitude jusqu'au bout. Il se dit républicain, mais proclame son mépris et son aversion pour toutes les coteries qui prennent cette étiquette ; leur conduite lui paraît stupide, leur programme absurde[48]. Il sera bientôt en état de guerre continuelle, implacable, avec les hommes du National, et ne se sentira jamais plus heureux que quand, par quelque attaque effroyable, il les aura fait pleurer et grincer des dents[49] ; il traite fort mal ceux qu'il appelle les séides de Robespierre et les dévots à Marat[50]. Il n'est pas davantage disposé à s'affilier à l'une des sectes socialistes. Je ne suis, écrit-il le 29 mai 1840, ni saint-simonien, ni fouriériste, ni babouviste, ni d'aucune entreprise ou congrégation réformiste. Un autre jour, après avoir parlé de tous les prédicateurs d'évangiles nouveaux : Je n'ai pas envie, ajoute-t-il, d'augmenter le nombre de ces fous[51]. Individualiste à outrance, il ne pardonne pas aux communistes de détruire la personnalité et la dignité humaines[52]. Et surtout, il se révolte contre les impuretés de la réhabilitation de la chair, de l'amour libre et autres divagations érotiques[53]. S'il est donc révolutionnaire et socialiste, c'est à sa manière, qui n'est celle de personne autre ; il n'éprouve le besoin de se ranger sous aucun drapeau, et la conspiration qu'il se dispose à poursuivre est, comme il le dit lui-même, une conspiration solitaire[54].

Proudhon ne voulut pas se dévoiler tout d'un coup. En 1839, il publia un Discours sur la célébration du dimanche, sujet mis au concours par l'Académie de Besançon. Un peu d'attention suffit sans doute pour y découvrir en germe presque toutes les idées du socialisme égalitaire qui seront développées dans ses ouvrages ultérieurs ; mais il tâchait de les couvrir du nom de Moïse, et les entourait d'amplifications inoffensives ou même presque édifiantes. La menace existait, seulement elle était dissimulée ; et s'adressant au lecteur qu'il supposait intrigué par le mystère, l'auteur s'écriait : Infortuné, comment me comprendriez-vous si vous ne me devinez pas ? Le public ne chercha ni à comprendre ni à deviner. Le Discours passa inaperçu, et personne ne s'arrêta à déchiffrer l'énigme qu'il pouvait contenir. L'Académie de Besançon seule s'en occupa ; bien qu'un peu effarouchée, elle accorda une médaille à son pensionnaire, et se borna à faire quelques réserves par l'organe de son rapporteur, l'abbé Doney, qui devait être plus tard évêque de Montauban.

Proudhon fut étonné et quelque peu mortifié de n'avoir pas fait scandale[55] ; il en conclut à la nécessité de frapper plus fort, et se mit à rédiger son Mémoire sur la propriété. Dans quel état d'esprit ? On en peut juger par sa correspondance : Je suis épuisé, découragé, consterné, écrivait-il le 12 février 1840. J'ai été pauvre l'année dernière, je suis, celle-ci, indigent[56]..... Je suis comme un lion ; si un homme avait le malheur de me nuire, je le plaindrais de tomber sous ma main... Mon travail sur la propriété est commencé... L'ironie et la colère s'y feront trop sentir. C'est un mal irrémédiable. Quand le lion a faim, il rugit... Malheur à la propriété ! malédiction !... Il est vrai que, sur certains passages de mes lettres, on doit trembler pour ma tête. Hé ! Dieu de mon âme, c'est que je m'apprête à faire trembler les autres... Il faut que je tue, dans un duel à outrance, l'inégalité et la propriété. Ou je m'aveugle, ou elle ne se relèvera jamais du coup qui lui sera bientôt porté[57]. Le dernier trait est naïf ; il trahit cet orgueil qui était le fond de l'âme de Proudhon et peut-être l'explication de beaucoup de ses actes. L'auteur était persuadé, en effet, que son livre serait l'événement le plus remarquable de 1840. Un autre jour, il écrivait : Je fais un ouvrage diabolique qui m'effraye moi-même ; et il terminait ainsi sa lettre : Priez Dieu pour moi. Le plus souvent, ce qui dominait en lui, c'était une sorte de joie sauvage, à la pensée de la consternation qu'il allait jeter dans les esprits : Mon ouvrage est fini, et j'avoue que j'en suis content. Je ne puis y penser sans un frémissement de terreur. Quand je songe à l'effet qu'il produirait infailliblement, publié par un Arago, j'éprouve les mêmes palpitations qu'un Fieschi, à la veille de faire partir une machine infernale[58].

Le Mémoire parut en juin 1840 : c'était un volume de deux cent cinquante pages. Dès les premières lignes, à cette question : Qu'est-ce que la propriété ? Proudhon répondait : La propriété, c'est le vol. Le défi, la recherche du scandale étaient manifestes : sorte de rubrique de charlatan, pour faire retourner les passants auxquels l'auteur en voulait de n'avoir pas été émus par les hardiesses plus enveloppées du Discours sur le dimanche. Il fallait, a-t-il dit plus tard pour expliquer sa conduite, étonner l'ennemi par l'audace des propositions... Un parti ne se fût point prêté à cette tactique ; elle exigeait une individualité résolue, excentrique même, une âme trempée pour la protestation et la négation. Orgueil ou vertige, je crus que mon tour était venu[59]. Toute sa vie, il devait, comme-un nouveau cynique, se plaire à stupéfier le badaud, plus encore, à l'épouvanter. Lui représentait-on que ce n'était pas le moyen de gagner les gens, et que l'on prenait plus de mouches avec une cuillerée de miel qu'avec cent tonneaux de vinaigre ? Il ne s'agit pas de prendre des mouches, répondait-il : il s'agit de les tuer[60]. Parfois, il semblait tirer vanité de sa violence. La propriété, c'est le vol ! écrivait-il, il ne se dit pas, en mille ans, un mot comme celui-là. Je n'ai d'autre bien sur la terre que cette définition de la propriété, mais je la tiens plus précieuse que les millions de Rothschild. Infatuation d'autant plus étrange qu'en réalité la formule n'était pas de lui, et qu'il l'avait empruntée à Brissot de Warville[61]. A d'autres moments, il s'excusait presque d'avoir crié si fort. Cela sert avec les sots, disait-il ; les sages aperçoivent le motif et pardonnent à l'auteur[62]. Et il ajoutait plus tard, en 1849, dans le Représentant du peuple, toujours à propos de la même phrase : Cela se dit une fois ; cela ne se répète pas. Laissons cette machine de guerre, bonne pour l'insurrection, mais qui ne peut plus servir aujourd'hui qu'à contrister les pauvres gens.

Après cet exorde tapageur, l'auteur du Mémoire tâche de détruire les divers fondements sur lesquels les philosophes, les économistes ou les jurisconsultes font reposer la propriété ; il la déclare une idée contradictoire, une institution malfaisante, et surtout lui reproche d'être en opposition avec la justice. Pour lui, la justice est l'égalité, l'égalité absolue, l'égalité des conditions, des fortunes, des salaires. C'est à tort que le saint-simonisme et le fouriérisme ont dit : A chacun selon sa capacité. Toute part réclamée au nom du talent n'est qu'une rapine exercée sur le produit du travail. L'auteur regarde d'ailleurs le talent comme une difformité qui tendra à disparaître avec l'égalité des conditions, et il nous offre la perspective terne et morne d'une société où toutes les intelligences seront nivelées comme les salaires. Il supprime la concurrence : la valeur de chaque objet ne varie plus selon l'offre et la demande ; elle est tarifée d'après un critérium absolu et immuable, qui est la durée du travail nécessaire pour le produire ; aucun compte n'est tenu du talent dépensé, ni de la difficulté vaincue ; c'est l'Académie des sciences qui sera chargée de faire cette tarification. Tout cela ressemble fort aux rêveries des communistes ; et cependant Proudhon se défend d'aboutir à la communauté, qu'il répudie au nom de la liberté et de la dignité humaines. Ajoutons qu'entre temps l'auteur conclut de la négation de la propriété à celle de l'autorité et se proclame anarchiste. Quant à Dieu, l'heure de sa condamnation n'a pas encore sonné ; bien au contraire, le Mémoire se termine par une sorte de prière adressée au Dieu de liberté et d'égalité.

Démolir, Proudhon s'y entend, et le mot même lui est familier. Mais, cela fait, il ne semble guère s'inquiéter de reconstruire. A peine, dans les dernières pages de son Mémoire, esquisse-t-il vaguement une théorie de la possession par laquelle il se flatte de remplacer la propriété, sans tomber dans la communauté. Cette possession paraît être la propriété individuelle, moins ce que l'auteur appelle l'usure, c'est-à-dire moins la rente, le fermage ; elle ne dure qu'à condition d'être effective ; elle est transmissible par succession, sous cette réserve que nul ne doit cumuler deux héritages. Avec cette possession individuelle, aliénable, transmissible, que deviendra l'égalité absolue des conditions présentée par l'auteur comme la conséquence et même comme la raison de l'abolition de la propriété ? S'il y a conflit entre les deux principes, quel pouvoir prononcera dans une société où l'on a proclamé l'anarchie ? Nous pourrions multiplier à l'infini ces questions. Proudhon n'a essayé de répondre à aucune. En réalité, après avoir accumulé les plus audacieuses négations, il n'apporte pas une seule affirmation sérieuse. Lui-même avait le sentiment de son impuissance et cherchait à s'en excuser. Raillant fort dédaigneusement la présomption des faiseurs de système, fouriéristes ou autres, il disait, à la fin de son Mémoire : Quant à la science de la société, je déclare que je n'en connais rien de plus que le principe — il entendait par là le principe d'égalité absolue —, et je ne sache pas que personne aujourd'hui puisse se flatter d'avoir pénétré plus avant. Mais il n'admettait pas qu'on l'engageât à suspendre la démolition, jusqu'au jour où il serait en mesure de tracer le plan du nouvel édifice : J'ai prouvé le droit du pauvre, disait-il ; j'ai montré l'usurpation du riche ; je demande justice ; l'exécution de l'arrêt ne me regarde pas. Si, pour prolonger de quelques années une jouissance illégitime, on alléguait qu'il ne suffit pas de démontrer l'égalité, qu'il faut encore l'organiser, qu'il faut l'établir sans déchirements, je serais en droit de répondre : Le soin de l'opprimé passe avant les embarras des ministres... le mal connu doit être condamné et détruit... on ne temporise pas avec la restitution.

La rapide analyse qui vient d'être faite de cet écrit ne saurait donner l'idée de sa forme : tout un appareil de métaphysique, d'économie politique, de jurisprudence, d'algèbre même, et en même temps toutes les brusqueries, les familiarités, les amertumes, les invectives, les personnalités de la polémique la plus emportée. L'auteur lui-même définissait ainsi ce qu'il appelait le genre Mémoire : Moitié science, moitié pamphlet, noble, gai, triste ou sublime... La science pure est trop sèche ; les journaux trop par fragments ; les longs traités trop pédants. C'est Beaumarchais, c'est Pascal qui sont mes maîtres[63]. Dans le double personnage que cherchait ainsi à jouer Proudhon, le pamphlétaire était bien supérieur au savant. Celui-ci se montrait lourd, obscur, ennuyeux, pénible à suivre ; celui-là, bien que dépourvu de grâce, de souplesse et de variété, bien que manquant souvent le but par excès de tension et de véhémence, était cependant alerte, rapide, vigoureux ; il avait le tour vif et brusque, un entrain endiablé, une langue ferme, saine, précise ; il excellait surtout dans le corps à corps, plus puissant à assommer un homme qu'à discuter une idée. Et quand, par hasard, il avait la chance de n'être plus dans le faux, quand il s'attaquait aux sottises ou aux vilenies de quelque socialiste rival, il avait des saillies de bon sens, et même des révoltes d'honnêteté, d'une saisissante vigueur. Malgré ces bons côtés, l'ensemble était sans agrément, indigeste et peu lisible. Aussi le public n'en connaissait-il réellement que quelques pages ou, pour mieux dire, quelques phrases. Ce qui faisait le plus défaut à Proudhon, c'était le cœur : pas d'autre émotion que celle de la colère. Quand il voulait être pathétique, imiter Jean-Jacques ou Lamennais, il tombait dans la mauvaise rhétorique. Il se piquait pourtant de ne pas faire œuvre de littérature, de n'être pas gent de lettres[64]. Vaine prétention ! Quoique fort différent de Louis Blanc, il était aussi un rhéteur, ou, si l'on aime mieux, un sophiste, ce qui n'est qu'une autre variété de la même espèce.

Le Mémoire sur la propriété ne fit pas tout d'abord le bruit que son auteur en attendait. Inconnu, vivant dans l'ombre et l'isolement, Proudhon eût eu besoin, plus que tout autre, d'être signalé au public par la presse ; il n'avait rien fait pour se ménager son concours. Sauf la Revue du progrès de Louis Blanc, pas un journal ne parla de son livre. Au bout de quelques mois, cependant, les cinq cents exemplaires de la première édition se trouvaient placés, et il était question d'en faire une nouvelle. A l'Académie de Besançon, le Mémoire causa d'autant plus d'émotion qu'il avait été dédié à cette compagnie, avec une lettre-préface quelque peu ironique ; certains académiciens ne demandaient pas moins que la déchéance du pensionnaire ; après de longues délibérations, pendant lesquelles ce dernier se montra tour à tour humble et menaçant, l'Académie, toujours bonne personne, écarta les mesures de rigueur. Ce ne fut pas le seul corps savant dont Proudhon eut alors à se louer. Il avait fait hommage de son livre à l'Académie des sciences morales ; M. Blanqui, l'économiste, se chargea du rapport : tout en réfutant les doctrines émises, il traita l'auteur en homme de science et, par là même, le couvrit aux yeux du ministre de la justice, qui était, en ce moment, sollicité de déférer aux tribunaux l'ennemi de la propriété.

Cette indulgence, loin de désarmer Proudhon, l'enhardissait. Je n'ai pas commencé pour reculer, écrivait-il[65]. Aussi le voit-on faire paraître, coup sur coup, en avril 1841 et en janvier 1842, deux nouveaux Mémoires, le premier de forme relativement modérée, le second plus violent que jamais[66]. Il y revient sur les mêmes thèses, sans addition ni atténuation. Tout en visant surtout la propriété, il maltraite avec rudesse, chemin faisant, Lamennais, Considérant et le National. Le dernier de ces pamphlets lui valut une poursuite devant la cour d'assises de Besançon, ce qui ne laissa pas que de lui faire, un moment, assez peur ; mais il s'en tira avec la finesse d'un paysan franc-comtois : à l'audience, il débita, d'un ton bonhomme et tranquille, une exposition si volontairement obscure de sa doctrine, que les braves jurés, n'y comprenant rien, se persuadèrent avoir devant eux un savant, non un conspirateur, et qu'ils l'acquittèrent. Le seul résultat du procès fut de mettre l'auteur un peu mieux en vue, ce qui lui était d'autant plus utile que les journaux, même ceux d'extrême gauche, continuaient à faire le silence autour de ses œuvres. Je vais mon chemin sans leur secours, disait-il, ce qui prouve quelque chose. Il ajoutait, un autre jour : Inconnu à la presse et aux confréries littéraires et politiques, je perce peu à peu ; mes brochures se vendent, et mon libraire ne paraît point mécontent[67]. Toutefois, le résultat était encore peu brillant. Proudhon écrivait, en effet, toujours à la même époque : Je puis dire, en toute vérité, que je n'ai pas un partisan, au moins déclaré ; le peuple ne peut suivre de si longues et si abstraites inductions. — Du côté du peuple, lit-on dans une autre lettre, je suis vu avec plus de défiance que de sympathie ; les petits journaux d'ateliers me montrent assez de mauvais vouloir ; les communistes me regardent comme une espèce d'aristocrate. Et un peu plus tard : Je n'ai encore personne. Personne ! Je suis délaissé. J'espère que dans un an le public se décidera ; mais combien les écrivains sont lâches et égoïstes ![68]

Proudhon commençait-il à se fatiguer et à s'inquiéter de cet isolement ? En 1842 et 1843, nous le voyons solliciter un petit emploi à la mairie de Besançon ; en même temps, il envoyait ses écrits à M. Duchâtel, ministre de l'intérieur, et lui expliquait longuement comment on pourrait tourner, au profit du pouvoir, les théories les plus radicales ; peut-être, écrivait-il à un de ses amis, ne seras-tu pas étonné si je te dis que, dans deux ans, je serai tout entier, avec armes et bagages, dans le gouvernement[69]. Quelques personnes en ont conclu qu'il y avait eu alors, chez ce révolté, une sorte de détente, une velléité de désarmement : pure illusion. Sans doute, il n'attachait que peu d'importance aux formes politiques, et si la monarchie eût consenti à être l'instrument de ses idées, il n'aurait eu aucun scrupule à s'allier avec elle ; mais il ne pouvait sérieusement espérer son concours. Ce qu'il cherchait donc, en 1842 et 1843, c'était seulement une sorte d'abri d'où il pût continuer, avec plus de sécurité et sans risque d'un nouveau procès, sa guerre contre la société. Il rêvait, comme il le disait lui-même, l'avantage d'être à la fois le réformiste le plus avancé de l'époque et le protégé du pouvoir[70]. C'est que, malgré son tempérament batailleur et son audace de plume, il n'avait nullement le goût du martyre : il en avait même le mépris[71]. De plus, au bénéfice d'être ainsi le protégé du gouvernement, il comptait joindre le plaisir de le tromper ; or, rien ne l'amusait tant que de duper ceux qui se fiaient à lui. Voyez avec quel rire sournois il raconte, à cette même époque, le tour qu'il est en train de jouer à un magistrat qui, voulant faire un livre de droit criminel pour se pousser à la députation, l'a choisi comme secrétaire et collaborateur ! Il nous dépeint ce magistrat comme un brave homme, honnête, de courte vue, voltairien, libéral, mais propriétaire comme un diable  se piquant d'aristocratie, traitant les radicaux et les socialistes de charlatans et d'escrocs, et ne voulant rien dire qui pût compromettre sa toge et contrarier ses opinions. Le perfide secrétaire profite de la confiance qu'on lui témoigne pour glisser, dans le travail qui lui est commandé, ses propres thèses plus ou moins dissimulées, se réservant, une fois le livre paru, loué, récompensé peut-être, de mettre en lumière ces passages et de sommer l'auteur nominal d'en accepter les conséquences. Comme il se gaudit par avance de ce scandale d'un juge de Paris convaincu d'être anti-propriétaire et égalitaire ! Comme il se promet de le pousser à bout sans pitié ! Ou mon homme criera : Vive l'égalité ! A bas la propriété ! dit-il, ou je le change en bourrique[72]. Le livre n'ayant pas été publié, cet honnête complot avorta ; mais il révélait bien l'instinct de ruse subalterne qu'avait gardé ce fils de paysan. C'était évidemment un tour du même genre que Proudhon méditait de jouer au gouvernement, dans le cas où celui-ci eût accepté ses avances[73]. Au fond, les sentiments de l'ennemi de la propriété étaient toujours les mêmes ; ils se trahissent à chaque page de sa correspondance : Je déguise ma colère par prudence pure et nécessité, écrit-il le 3 avril 1842... mais, oh ! millions de tonnerres de diable, je vous jure que tout ce qui est différé n'est pas perdu. Et peu après : Je suis plus convaincu que jamais qu'il n'y a pas place pour moi dans le monde, et je me regarde comme en état d'insurrection perpétuelle contre l'ordre de choses[74]. Non qu'il rêve d'un coup de force, d'une émeute ; il les répudie même[75] ; mais il poursuit sans relâche ce qu'il appelle l'inversion de la société[76].

Jusqu'à présent ce n'est toujours qu'une œuvre de démolisseur que nous avons vu faire à Proudhon. S'y est-il donc renfermé jusqu'en 1848 ? Il sentait cependant qu'on avait le droit de lui demander son plan de reconstruction. Le livre sur la Création de l'ordre dans l'humanité, en 1843, fut un premier effort pour répondre à cette attente, effort très ambitieux et très malheureux ; ce livre, présenté comme une révélation prodigieuse, fut peu lu, encore moins compris, et l'auteur lui-même dut avouer, après coup, qu'il était au-dessous du médiocre[77]. Il tenta un nouvel effort, en 1846, en publiant le Système des contradictions économiques, ou Philosophie de la misère. Cet ouvrage en deux volumes, avec cette épigraphe orgueilleuse : Destruam et œdificabo, fit un peu plus de bruit que Je précédent, ne fût-ce qu'à cause des injures qui y étaient dites à la Providence ; c'est là qu'après une page de blasphèmes sans précédents peut-être dans notre littérature, Proudhon s'écriait : Dieu, c'est sottise et lâcheté ; Dieu, c'est hypocrisie et mensonge ; Dieu, c'est tyrannie et misère ; Dieu, c'est le mal ! Sous couleur d'appliquer la dialectique hégélienne dont les mystères venaient de lui être révélés[78], il ne faisait qu'opposer, entrechoquer, ruiner toutes les idées, soutenant le pour et le contre, tantôt montrant, dans l'économie politique, une routine condamnée par les faits, la consécration de la misère et du vol, tantôt faisant des chimères et des immoralités socialistes la critique la plus vengeresse, semblant d'ailleurs éprouver une sorte de joie maligne à démolir chacune des thèses par l'autre. Les rares lecteurs qui avaient le courage de le suivre dans ces enchevêtrements d'antinomies sortaient de là tout étourdis d'avoir été ainsi balancés, tournés et retournés ; ils ne savaient plus que penser soit d'eux-mêmes, soit de l'auteur, et se demandaient si celui-ci ne s'était pas livré à un pur jeu d'ergotage. Selon la phraséologie allemande par laquelle il obscurcissait encore sa pensée, Proudhon venait de poser la thèse et l'antithèse. Restait à en déduire la synthèse, où se trouverait la vérité tant attendue. Mais on eût cherché vainement cette synthèse dans le livre ; elle était renvoyée à un ouvrage ultérieur, que l'auteur se bornait à annoncer sous ce titre : Solution du problème social. C'est qu'il ne possédait pas cette solution ; comme il le disait lui-même, il la cherchait.

Cette recherche durait encore, quand éclata la révolution de 1848 ; Proudhon en fut tout d'abord abasourdi — c'est son propre mot — et même quelque peu désappointé. Dans le rôle nouveau que cet événement lui faisait, se montra-t-il plus apte à formuler un système qui ne fût pas une pure négation ? Non : il aboutit seulement à ces théories du crédit gratuit et de la banque du peuple, dont M. Bastiat et M. Thiers firent une si prompte justice. Exaspéré de son insuccès, Proudhon se jeta alors plus avant que jamais dans les violences démagogiques, jouant, avec une sorte de vertige et de frénésie, ce qu'il appelait son infernale partie, jouissant de l'influence malfaisante qu'il avait enfin acquise sur le peuple révolutionnaire, et s'enorgueillissant peut-être plus encore d'être devenu l'épouvantail de la bourgeoisie.

Mais revenons au Proudhon d'avant 1848, le seul qui doive nous occuper ici. Il est maintenant manifeste que le sophiste pamphlétaire s'était lancé sans savoir où il allait ; que, du premier jour au dernier, il avait marché à l'aventure, brisant tout sur son passage, sans autre inspiration, comme il l'avouait lui-même, que son immense colère, beaucoup plus excentrique que vraiment original, nullement créateur. On comprend dès lors qu'il n'ait pas groupé de parti autour de lui. A peine, vers la fin de la monarchie de Juillet, voyait-il quelques amis nouveaux, MM. Darimon, Langlois, Chaudey, Mathey, Massol, remplacer les anciens qui s'étaient éloignés. En réalité, il demeurait toujours un isolé, en guerre avec toutes les factions, avec toutes les sectes. Il écrivait, le 26 mars 1847 : La répulsion que j'inspire est générale, depuis les communistes, républicains et radicaux, jusqu'aux conservateurs et aux jésuites, les jésuites de l'Université y compris. Dans la masse ouvrière elle-même, bien qu'il commençât à être plus connu, il était loin d'avoir alors le renom et la popularité de Louis Blanc ou de Cabet. Un rapport de police disait de lui, en 1846 : Ses doctrines sont très dangereuses ; il y a, au bout, des coups de fusil ; heureusement ce n'est pas lu. Très peu de gens, en effet, lisaient d'un bout à l'autre les écrits de Proudhon. Seulement, de leurs profondeurs obscures jaillissaient, comme éclairées d'une lueur sinistre, certaines phrases qui frappaient tous les yeux. On eût compté les ateliers où avaient pénétré les Mémoires sur la propriété et le Système des contradictions économiques ; mais il n'était pas un recoin des faubourgs où n'eussent été entendus les cris : La propriété, c'est le vol ! et : Dieu, c'est le mal ! Ainsi isolées de tout développement, ces formules n'apportaient pas aux ouvriers une doctrine économique ou philosophique ; elles leur faisaient l'effet d'une sorte de tocsin, d'appel à la révolte, au pillage des riches, au massacre des prêtres. Ceux mêmes qui n'en concluaient pas à la violence immédiate y désapprenaient ce qui pouvait leur rester encore des vieux respects. Je n'ai pas la bosse de la vénération, écrivait un jour Proudhon[79], et si je forme un vœu, c'est de l'écraser sur le front de tous les mortels. Il n'y réussit que trop bien. D'autres avaient déjà enseigné au peuple à détester la société et à nier la Providence ; Proudhon lui apprit à leur montrer le poing et à leur cracher au visage.

 

VIII

La revue de l'armée socialiste est enfin terminée. Nous connaissons maintenant tous les sophistes qui, dans les dernières années de la monarchie de Juillet, travaillaient à pervertir l'esprit du peuple et à exciter ses passions ; nous savons d'où ils venaient et où ils allaient. Rarement un tel effort avait été fait pour renverser la société. Sans doute, il y avait eu de tout temps des utopistes rêvant je ne sais quel remède aux maux qui résultent de l'inégale distribution des richesses. Mais ces rêveurs n'étaient pas des perturbateurs ; ces fantaisies n'avaient rien d'agressif. Le saint-simonisme lui-même, bien qu'il ait servi en quelque sorte de transition entre la chimère inoffensive des Salente d'autrefois et la réalité destructive du socialisme contemporain, bien qu'il contînt en germe presque toutes les erreurs et les convoitises des sectes plus récentes, était demeuré cependant un mouvement pacifique, étranger aux partis politiques. Tel fut aussi le caractère des fouriéristes à leurs débuts et de quelques autres des théoriciens dont il vient d'être parlé. Mais à partir de 1840, notamment avec Louis Blanc, avec Proudhon, avec la plupart des communistes, nous sommes en présence d'un phénomène tout nouveau. On dirait que la barrière qui avait séparé jusqu'alors le monde des réformes sociales de celui des agitations politiques s'est abaissée. Le rêveur passe tribun ; la secte se transforme en faction ; la thèse d'école tend à devenir un mot d'ordre d'insurrection ; l'utopie fait alliance avec les passions démagogiques, poursuit, par la violence révolutionnaire, la réalisation immédiate de ses plans, et trouve, dans l'immense prolétariat industriel né, à cette époque même, de la transformation économique, des souffrances pour entretenir, aviver les appétits et les haines, des demi-instructions pour se prendre aux sophismes, des forces pour mettre en œuvre les desseins de renversement. Il y a là une menace d'une particulière gravité. Qu'on ne se rassure pas en relevant les divergences de doctrine qui existent entre ces diverses écoles ; incapables de s'entendre pour une affirmation commune, elles s'accordent dans une négation ; elles s'attaquent aux mêmes institutions, et surtout remuent les mêmes colères, exaspèrent les mêmes douleurs, allument les mêmes convoitises. Leur action destructive a plus d'unité que leurs théories.

En même temps que les socialistes devenaient révolutionnaires, les radicaux, par une évolution correspondante, se rapprochaient du socialisme, dont le concours leur paraissait utile pour leur œuvre d'opposition subversive. Dès 1840, l'exemple de ce rapprochement avait été donné, non sans éclat, par M. Arago, réclamant à la tribune une nouvelle organisation du travail. Plusieurs, sans doute, dans le parti républicain, répugnaient à suivre cet exemple. Au National, on soutenait volontiers qu'avant de parler de révolution sociale il fallait d'abord faire la révolution politique. Mais à côté et un peu au delà du National, la Réforme, fondée en 1843, sous les auspices de M. Ledru-Rollin, était loin d'avoir les mêmes répugnances. Parmi les membres de son comité elle comptait M. Louis Blanc, acceptait de ses mains un programme entièrement conforme aux idées de cet écrivain, et lançait, en 1845, dans les ateliers de Paris, une pétition rédigée sous la même inspiration. Il est d'ailleurs à remarquer que certains radicaux qui reculaient ou hésitaient devant les conclusions doctrinales du socialisme s'associaient, par calcul de tactique ou par entraînement déclamatoire, à ses excitations et à ses provocations. Tel était le cas de Lamennais. Interrogé en 1838 par Cabet, il avait répondu n'avoir pas encore d'idées arrêtées sur ce que devrait être l'organisation du travail[80], et plus tard, en 1847, dans une lettre adressée au National, tout en applaudissant aux tentatives des écoles communistes, il déclarait ne pas approuver les moyens qu'elles proposaient, notamment la façon dont elles supprimaient la propriété individuelle. Mais cela ne l'empêchait pas de maudire avec elles la société actuelle et de la déclarer sataniquement organisée par les riches contre les pauvres. Sa rhétorique, si étrangement mélangée de colère et de pitié, se plaisait à peindre la misère et la servitude du prolétaire ; il avait déjà commencé dans les Paroles d'un croyant ; il continua dans une série de pamphlets de plus en plus véhéments : Peuple, peuple, s'écriait-il, réveille-toi enfin ! Esclaves, levez-vous, rompez vos fers... Voudriez-vous qu'un jour, meurtris par les fers que vous leur aurez légués, vos enfants disent : Nos pères ont été plus lâches que les esclaves romains ; parmi eux, il ne s'est pas rencontré un Spartacus ![81] Par une inconséquence singulière, l'auteur se défendait de vouloir la violence, et s'interrompait par moments pour prêcher la justice à ceux dont il venait d'irriter longuement les convoitises et les ressentiments. Naturellement, ses excitations enflammées étaient mieux entendues que ses conseils de sagesse. J'ai vu des ouvriers, écrivait Proudhon[82], qui, après la lecture du dernier ouvrage de Lamennais, demandaient des fusils et voulaient marcher à l'instant.

Si du radicalisme nous remontons aux régions plus tempérées de l'opposition dynastique, nous n'y trouvons plus d'accointances avec le socialisme. Quand la gauche était obligée de s'expliquer, elle répudiait les faux prophètes ; mais elle s'en occupait peu. N'attendez pas de sa part une réprobation continue, une lutte active : ses efforts sont tendus d'un autre côté, contre le gouvernement. Les socialistes profitaient même parfois de sa tendance accoutumée à prendre sous sa protection tous les révoltés, même ceux qui lui étaient au fond les plus antipathiques. Et puis c'était aussi chez elle un parti pris de nier le péril social, par crainte que les intérêts effrayés ne se rejetassent du côté des conservateurs. Ajoutons enfin que, par le tour donné dans les dernières années à ses polémiques, par ses déclamations contre la corruption de la classe régnante, par sa façon de présenter l'organisation politique comme l'exploitation du pays par une sorte d'oligarchie bourgeoise, elle fournissait inconsciemment des armes aux socialistes.

Le gouvernement et les conservateurs voyaient-ils mieux le danger et savaient-ils le combattre ? Il ne s'agissait pas uniquement de réprimer les désordres matériels, d'intenter quelques procès de presse, dé dissoudre quelques associations, de prendre quelques précautions de police. La politique qui eût borné là sa tâche eût été singulièrement courte et étroite. Il fallait faire plus que punir la manifestation extérieure du mal, il fallait guérir le mal lui-même.

Il y avait tout d'abord, au fond du socialisme, des idées fausses : s'occupait-on de les redresser ? Il semblait que cette tâche incombât particulièrement aux économistes, école nouvelle, d'origine plus ou moins britannique, active, remuante, déjà importante et aspirant à l'être plus encore. A elle de faire justice des chimères et des sophismes, au nom du bon sens, des lois naturelles, des faits nécessaires. Or si l'on ouvre le Dictionnaire d'économie politique au mot Socialisme, et si l'on consulte la bibliographie des ouvrages publiés pour et contre, pendant la monarchie de Juillet, on trouvera une longue liste d'ouvrages pour, et à peu près rien contre ; il a fallu l'explosion de 1848 pour que les économistes s'aperçussent qu'il y avait une société à défendre. A peine doit-on faire exception pour M. Louis Reybaud, qui publia, de 1840 à 1843, deux volumes intitulés : Études sur les réformateurs modernes[83] ; encore l'auteur avait-il moins pour objet de redresser les idées populaires que d'intéresser la curiosité bourgeoise, en la mettant au courant d'un mouvement qu'elle ignorait. M. Reybaud était le premier à reconnaître qu'on n'avait pas réfuté les socialistes. La société, disait-il, ne leur a répondu que par l'indifférence. Pour les réduire au silence, il eût fallu peu d'efforts. La société n'a pas daigné prendre cette peine ; elle était trop haut, eux trop bas... A quoi bon se charger d'une justice qui se faisait toute seule ?... Le socialisme avoué est fini ou bien près de finir[84]. Les économistes ne firent donc à peu près rien, à cette époque du moins, pour contre-balancer, dans l'esprit du peuple, tant de détestables enseignements. D'ailleurs, si même ils s'en fussent occupés, auraient-ils eu, avec leurs allures un peu froides et sèches, avec leur thèse, parfois impitoyable, du laisser faire et du laisser passer, ce qui convenait, sinon pour mettre en lumière des erreurs de doctrine, du moins pour aller au cœur des misérables, pour satisfaire des aspirations fondées sur le besoin, pour désarmer des passions alimentées par la souffrance ?

A vrai dire, ce qu'il eût fallu, c'était moins de réfuter tel ou tel sophisme, que de remédier à la déviation morale et intellectuelle qui avait permis à ces sophismes de trouver crédit dans tant d'esprits. Le gouvernement pensait probablement avoir commencé cette œuvre, en s'attaquant à l'ignorance et en développant l'instruction primaire. Il semble bien, en effet, qu'en pareille matière le concours des maîtres d'école puisse être fort utile, à une condition cependant, c'est que ces derniers ne deviennent pas, par une sorte de trahison, les complices de l'ennemi. Il faut croire que, malgré ses honnêtes efforts, le gouvernement de Juillet ne s'était pas suffisamment prémuni contre cette trahison, car il devait suffire, au lendemain de la révolution de Février, d'une criminelle incitation du pouvoir, devenu momentanément révolutionnaire, pour transformer une bonne partie des instituteurs publics en apôtres officiels du socialisme. L'école ne suffisait donc pas, et elle pouvait même devenir un danger de plus. Avec elle et au-dessus d'elle, il fallait le concours de l'Église. Le socialisme était avant tout la contradiction des idées chrétiennes qui avaient été, depuis tant de siècles, le fondement de la vie morale et sociale. Un de ses docteurs le définissait : un effort pour matérialiser et immédiatiser le paradis spirituel des chrétiens, et un autre résumait ainsi l'état d'esprit de ses adeptes : Ils ne croient pas et ils veulent jouir. Aussi, dans le peuple, les progrès du socialisme allaient de front avec ceux de l'impiété, et d'une impiété si radicale que Proudhon lui-même, malgré la joie sauvage qu'il en ressentait, ne laissait pas que d'en être épouvanté[85]. Le remède ne pouvait être que dans le retour à la religion : seule, elle pouvait vraiment redresser les esprits et pacifier les cœurs des prolétaires ; seule, elle pouvait donner à ces derniers les explications et les espérances qui leur rendaient la vie intelligible et supportable. Parmi les hommes du gouvernement, il en était plusieurs qui paraissaient comprendre cette vérité, et nul, par exemple, ne l'avait exprimée plus éloquemment que M. Guizot[86]. C'était évidemment pour s'y conformer que le législateur avait maintenu l'enseignement du. catéchisme dans l'instruction primaire. Toutefois, le christianisme, malgré le terrain regagné depuis 1830, occupait encore une trop faible place dans les idées et dans la vie de la classe dirigeante, pour qu'on pût attendre de celle-ci une sorte d'apostolat religieux : son exemple agissait le plus souvent en sens contraire. Et puis, par une malheureuse coïncidence, le gouvernement se trouvait, depuis 1841, à propos de la liberté d'enseignement, en lutte avec les influences catholiques ; au lieu d'encourager leur action bienfaisante, il était amené à prendre des précautions contre leurs prétendus empiétements, aussi préoccupé de marchander au clergé et aux congrégations leur part dans l'éducation de quelques enfants, qu'il eût dû l'être de leur confier l'éducation. de cet autre grand enfant qu'on appelle le peuple. Aucune autre doctrine, aucune autre force morale n'occupait ni ne pouvait occuper, dans la bourgeoisie, la place que le christianisme y avait malheureusement perdue. Ce n'était pas la moindre cause de faiblesse de cette bourgeoisie en face du socialisme. Henri Heine lui-même, tout incrédule qu'il était, en avait le sentiment plus ou moins net : il insistait sur l'avantage incalculable qui ressortait, pour le communisme, de la circonstance que l'ennemi qu'il combattait ne possédait, malgré toute sa puissance, aucun appui moral en lui-même. Et il ajoutait : La société actuelle ne se défend que par une plate nécessité, sans confiance en son droit, même sans estime pour elle-même, absolument comme cette ancienne société dont l'échafaudage vermoulu s'écroula lorsque vint le fils du charpentier[87].

Au fond du socialisme, il n'y avait pas seulement une perversion des esprits et des cœurs, il y avait aussi, ne l'oublions pas, une souffrance, souffrance réelle et profonde. Vainement le progrès économique avait-il augmenté d'une façon générale le bien-être du peuple : vainement celui-ci était-il mieux logé, mieux vêtu, mieux nourri, mieux soigné dans ses maladies ; en même temps, par une de ces lois mystérieuses qui déroutent et humilient la raison humaine, le premier résultat de ce développement industriel dont notre siècle s'enorgueillissait, semblait être l'apparition d'un mal nouveau, d'une forme spéciale de paupérisme qu'on appelait précisément le paupérisme industriel : misère matérielle et morale, parfois plus hideuse que tout ce qu'on avait vu à des époques réputées moins prospères, et surtout rendue plus insupportable par le voisinage et le contraste de la richesse que ces misérables contribuaient à créer. Pour avoir raison du socialisme, il n'eût donc pas suffi de prouver qu'il avait tort ; il fallait supprimer ou soulager les souffrances qui étaient après tout sa principale raison d'être. Il serait fort injuste de dire, comme on l'a fait parfois, que la monarchie de Juillet ne s'est pas occupée des ouvriers. Sans mise en scène tapageuse, elle a fait beaucoup pour eux : développement des caisses d'épargne, des conseils de prud'hommes, de l'assistance publique, des brevets d'invention, des écoles, projets sur les caisses de retraite et sur les monts-de-piété, etc., etc. ; et certes mieux vaut un gouvernement qui s'applique à résoudre modestement la question sociale sans la poser, que celui qui la pose bruyamment sans la résoudre. Toutefois, si peu de cas qu'on fasse du charlatanisme, n'est-on pas tenté de regretter que le gouvernement d'alors n'ait pas fait un peu plus montre de l'intérêt qu'il portait aux travailleurs ? Ceux-ci, en le voyant presque toujours absorbé, au moins en apparence, par des questions qui ne les touchaient aucunement, étaient plus disposés à écouter le sophiste qui affectait au contraire d'être exclusivement occupé de leur cause. D'ailleurs, il faut bien l'avouer, une partie de la bourgeoisie oubliait trop ses devoirs envers l'ouvrier. Je l'ai déjà dit, cette bourgeoisie, malgré ses qualités réelles, manquait un peu d'élévation d'esprit et de chaleur de cœur ; elle ne savait pas assez regarder en haut et aimer en bas. Et puis, dans ses rangs, combien d'individus, étourdis et comme grisés par l'étonnant progrès économique qui naissait de leurs efforts et dont ils tiraient d'immenses bénéfices, en proie à une sorte de fièvre de gain, de spéculation et de jouissance, irritaient le prolétariat par leur égoïste indifférence, en même temps que leurs exemples lui enseignaient toutes les convoitises matérialistes ! De là, le cri de révolte et d'envie qui semblait parfois répondre, d'en bas, au culte du veau d'or qui régnait en haut. Là encore, n'est-ce pas la religion qui eût pu apporter le vrai remède au mal social, en rapprenant à cette société bourgeoise la leçon trop oubliée du renoncement pour soi et de la charité envers les autres ? Dès 1837, Ozanam, considérant d'un côté le camp des pauvres, de l'autre le camp des riches, dans l'un l'égoïsme qui veut tout retenir, dans l'autre l'égoïsme qui voudrait s'emparer de tout, demandait qu'au nom de la charité, les chrétiens s'interposassent entre les deux camps, qu'ils allassent, transfuges bienfaisants, de l'un à l'autre, obtenant des riches beaucoup d'aumônes, des pauvres beaucoup de résignation ; qu'ils se fissent médiateurs entre un paupérisme furieux et désespéré et une aristocratie financière dont les entrailles s'étaient endurcies ; et alors, dans le rêve généreux de sa jeunesse, il voyait cette charité paralysant, étouffant l'égoïsme des deux partis, diminuant chaque jour les antipathies ; les deux camps se levant, jetant leurs armes de colère et marchant à la rencontre l'un de l'autre, non pour se combattre, mais pour se confondre, s'embrasser et ne plus faire qu'une bergerie sous un seul pasteur, unum ovile, unus pastor[88]. Mais, hélas ! bien petit était le nombre de ceux qui pensaient et surtout agissaient comme Ozanam !

En somme, force est de reconnaître que la société se défendait mal contre ses adversaires. Heureux encore quand elle ne se faisait pas leur alliée, en prêtant la publicité de ses journaux et l'autorité de ses applaudissements à des écrits qui, comme les romans d'Eugène Sue, étaient l'une des plus redoutables machines de guerre du socialisme. A vrai dire, dans la bourgeoisie, on ne croyait pas au danger. Le travail, parce qu'il se faisait sous terre, échappait aux regards distraits. Le suffrage restreint avait cette conséquence qu'il ne laissait de place à aucune manifestation électorale ou parlementaire des idées qui fermentaient dans les masses ouvrières. Tout le monde, a écrit depuis un homme mêlé à la politique de ce temps, M. Saint-Marc Girardin, se laissait prendre aux apparences décevantes du gouvernement représentatif, apparences d'autant plus décevantes que, comme elles ont leurs agitations de tribune et leurs troubles d'assemblée, l'inquiétude que causent ces troubles et ces agitations fait croire qu'il n'y a pas à craindre de dangers plus grands et plus sérieux... Les fossés qu'il fallait chaque jour éviter sur la route nous cachaient, chose étrange, le précipice qui nous attendait... La vie animée du gouvernement représentatif nous distrayait et nous trompait. Nous nous occupions de nos malaises, et nous négligions notre maladie. De temps à autre, cependant, le désordre, d'ordinaire caché, se faisait jour au dehors ; il se produisait comme des crevasses qui laissaient entrevoir la flamme du volcan et par lesquelles s'échappait même quelque jet de lave incandescente ; ainsi fut-il, par exemple, à la fin de 1841, lors des révélations qu'avait amenées l'instruction de l'attentat de Quénisset contre le duc d'Aumale. Le monde politique prêtait un moment l'oreille ; il poussait un cri de terreur ; le Journal des Débats déclarait que la question n'était plus de savoir comment serait résolu tel problème parlementaire, mais bien s'il y aurait ou non un ordre social. Seulement, l'alarme ne durait pas : au bout de quelques jours, on ne songeait plus qu'il pût y avoir un autre danger que les manœuvres de M. Thiers ou les déclamations de M. Odilon Barrot. Le préfet de police, dont c'était la mission particulière de regarder à ce qui se passait dans les bas-fonds sociaux, signalait parfois au ministre de l'intérieur l'activité croissante de la propagande socialiste. Là est la véritable plaie de l'époque, disait-il en terminant l'un de ses rapports, et l'on doit reconnaître que, chaque année, elle fait de nouveaux progrès. Un pareil état de choses me paraît de nature à éveiller la haute sollicitude du gouvernement[89]. Le ministre probablement n'eût pas demandé mieux que de prendre en considération cet avertissement ; mais, au même moment, il en était détourné par quelque incident de presse ou de tribune, par quelque préoccupation électorale. On devait arriver ainsi jusqu'à la chute de la monarchie, sans avoir jamais sérieusement pensé au danger du socialisme. Rien, du reste, ne donne mieux l'idée de cette étonnante sécurité, de cette inattention obstinée, de ce prodigieux aveuglement, que la stupeur épouvantée de la bourgeoisie, quand, le 24 février 1848, le socialisme, surgissant tout armé des barricades, vint exiger sa place, à l'Hôtel de ville, parmi les maîtres de la France.

 

 

 



[1] Voir, au tome I, le chapitre sur le SAINT-SIMONISME.

[2] De l'égalité (1838). Réfutation de l'éclectisme (1839). Malthus et les économistes. De l'humanité (1840).

[3] Béranger, qui aimait Pierre Leroux, écrivait de lui, le 20 janvier 1840 : Il faut que vous sachiez que notre métaphysicien s'est fait un entourage de femmes a la tête desquelles sont mesdames Sand et Marliani, et que c'est dans des salons dorés, à la clarté des lustres, qu'il expose ses principes religieux et ses bottes crottées. Tout cet entourage lui porte à la tête, et je trouve que sa philosophie s'en ressent beaucoup.

[4] A cette époque, Proudhon écrivait : George Sand est tout à fait entré dans nos idées. (Correspondance de Proudhon, t. II, p. 160.)

[5] L'Européen, interrompu à la fin de 1832, fut repris en 1835 et continué, sans grande régularité, jusqu'en 1838. Il se distribuait à 500 exemplaires, mais ne comptait guère que 100 abonnés.

[6] Buchez avait inspiré à un jeune artiste de ses élèves un dessin du Christ prêchant la fraternité au monde, dans lequel il prétendait résumer sa doctrine. Le Christ est porté sur un globe où est écrit le mot FRANCE ; il foule aux pieds le serpent de l'égoïsme et tient à la main une banderole où on lit FRATERNITÉ. Deux anges, coiffés du bonnet phrygien, l'accompagnent, et sur leurs auréoles brillent les noms de LIBERTÉ, ÉGALITÉ. La Liberté tire un glaive ; l'Égalité porte un livre ouvert, avec ce texte : Aimez votre prochain comme vous-même et Dieu pardessus tout. Que le premier parmi vous soit votre serviteur. Détail significatif : sur la gravure, œuvre d'un autre buchézien, on a effacé ces mots : et Dieu pardessus tout. (Vie du Révérend Père Besson, par E. CARTIER, t. I, ch. II.)

[7] M. Ozanam raconte, dans une lettre écrite de Lyon, le 26 août 1839, au Père Lacordaire, qu'un catholique influent de cette ville, jusqu'alors légitimiste, avait été mis en rapport, durant un voyage à Paris, avec les amis de Buchez. Il admira la pureté de leur religion, ajoute Ozanam, conçut un véritable enthousiasme pour leurs personnes, et, de retour ici, il propagea ses nouveaux sentiments, et voici qu'une douzaine de nos plus dévoués absolutistes sont abonnés au National. (Lettres d'Ozanam, t. I, p. 303.)

[8] Le premier numéro de l'Atelier contenait la note suivante : L'Atelier est fondé par des ouvriers, en nombre illimité, qui en font les frais. Pour être reçu fondateur, il faut vivre de son travail personnel, être présenté par deux des premiers fondateurs, qui se portent garants de la moralité de l'ouvrier convié à notre œuvre. Les hommes de lettres ne sont admis que comme correspondants. Les fondateurs choisissent, chaque trimestre, ceux qui doivent faire partie du comité de rédaction.

[9] Vie du Révérend Père Besson, par M. CARTIER, et Vie du Père Lacordaire, par M. FOISSET.

[10] Pierre Olivaint, par le Père Charles CLAIR.

[11] Buchez mourut à Rodez, en 1865, dans une chambre d'hôtel. Ce fut un de ses anciens collègues de l'Assemblée constituante qui, l'ayant su malade, vint le voir et l'amena à recevoir un prêtre.

[12] Fourier attache une importance capitale aux passions qu'il appelle mécanisantes : la cabaliste, ou esprit de rivalité et d'intrigue ; la papillonne, ou besoin de changement, et la composite, ou désir d'unir les passions des sens à celles de l'âme. Ces trois passions ont mission de régler le mécanisme des neuf autres passions sensuelles ou affectueuses et d'établir entre elles ce rythme et cet équilibre qu'on nomme la sagesse. Pour les esprits qui s'intéressent aux choses philosophiques, cette partie du système de Fourier est assez curieuse ; mais nous ne pourrions y pénétrer plus avant sans sortir du cadre, de cette histoire politique.

[13] Certains de ses contemporains, même en dehors de ses disciples, exagéraient même singulièrement cette puissance ; Béranger écrivait, le 25 mars 1837 : Fourier est bien certainement un génie prodigieux, quoique incomplet.

[14] Fourier n'avait rien cependant d'un ascète. D'après certains renseignements, il aurait même eu un certain goût du vin et des habitudes peu chastes ; peut-être est-ce pour cela qu'il faisait, dans le phalanstère, la part si large à la gourmandise et à la liberté amoureuse. (Cf. un article publié par M. Auguste DUCOIN, dans le Correspondant du 25 janvier 1851, sous ce titre : Particularités inconnues sur quelques personnages des dix-huitième et dix-neuvième siècles.)

[15] Que de fois, écrivait plus tard Heine, j'ai vu Fourier, dans sa redingote grise et râpée, marcher rapidement le long des piliers du Palais-Royal, les deux poches de son habit pesamment chargées, de façon que de l'une s'avançait le goulot d'une bouteille et de l'autre un long pain ! Un de mes amis, qui me le montra la première fois, me fit remarquer l'indigence de cet homme, réduit à chercher lui-même sa boisson chez le marchand de vin et son pain chez le boulanger. (Lutèce, p. 377.)

[16] Voir au chapitre précédent, § VIII.

[17] Cette brochure, imprimée à Épinal, parut en juin 1838.

[18] Histoire de dix ans, t. IV, p. 183, 184.

[19] Gracchus Babeuf et la conjuration des Égaux, par BUONAROTTI, préface par RANC, 1869. — Dans cette préface, M. Ranc présente la conjuration de Babeuf comme le dernier effort tenté par les républicains pour enrayer la contre-révolution ; il admire le plan du comité insurrectionnel de 1796 et les mesures qu'il avait préparées pour désarmer la bourgeoisie.

[20] Voyez notamment, en octobre 1833, la Déclaration de la Société des droits de l'homme. (Cf. plus haut, t. II, ch. X, § I.)

[21] Cf. plus haut, t. III, ch. I, § V, et ch. V, § V.

[22] Les renseignements qui suivent sont empruntés au curieux livre de M. Maxime DU CAMP sur l'Attentat Fieschi, p. 276 et suiv.

[23] Voir plus haut, t. IV, ch. II, § IX.

[24] Tels furent par exemple le Code de la communauté, par M. DESAMY, les écrits divers de M. J.-J. May, rédacteur de l'Humanitaire, de M. Pillot, ancien collaborateur de l'abbé Châtel, de M. Constant, prêtre apostat, etc.

[25] Correspondance de Proudhon, t. II, p. 136.

[26] Lutèce, p. 211.

[27] Voir plus haut, t. V, ch. I, § II et III.

[28] Juillet 1847.

[29] Lutèce, p. 258. Cf. aussi p. 209, 211, 366, 367.

[30] Tu vois donc, mon pauvre ami, écrit un Icarien, que le gouvernement fait ici bien autre chose que notre monarchie ; tandis que la royauté fait tant de bruit pour un bon roi qui voulait que chaque paysan pût mettre la poule au pot le dimanche, la république donne ici, sans rien dire, à tous et tous les jours, tout ce qui ne se voit ailleurs que sur la table des aristocrates et des rois.

[31] Voir, sur ces premières années de M. Louis Blanc, le brillant discours prononcé par M. Pailleron, lors de sa réception à l'Académie française. Le spirituel académicien remplaçait M. Charles Blanc.

[32] On a raconté comment, à bout de ressources, Louis Blanc s'était décidé à réclamer l'appui du général Pozzo di Borgo, parent de sa mère. L'accueil fut plein de politesse. Le général interrogea le jeune homme sur son avenir, promit son appui, puis, quand il estima que l'entretien s'était suffisamment prolongé, il sonna et donna à demi-voix un ordre à son valet de chambre. Celui-ci, au bout de peu d'instants, rentra, tenant à la main une bourse convenablement garnie. Louis Blanc, déjà assez mal à l'aise de sa démarche, fut fort irrité du procédé, repoussa la bourse avec colère et quitta brusquement le général. Cette version est du moins celle qui circulait dans le monde démocratique. (STERN, Histoire de la révolution de 1848, t. II, p. 42, 43.)

[33] Henri Heine écrivait, le 6 novembre 1840 : M. Louis Blanc est un homme encore jeune, de trente ans tout au plus, quoique, d'après son extérieur, il semble un petit garçon de treize ans. En effet, sa taille on ne peut plus minime, sa petite figure fraîche et imberbe, ainsi que sa voix claire et fluette qui paraît n'être pas encore formée, lui donnent l'air d'un gentil petit garçon échappé à peine de la troisième classe d'un collège, et portant encore l'habit de sa première communion. (Lutèce, p. 138.) A la même époque, M. Nettement, se trouvant chez M. Laffitte, à une réunion de journalistes de l'opposition, et voyant un jeune garçon à côté du maître de la maison, s'étonnait que celui-ci eût gardé auprès de lui son petit-fils, pour lui faire prendre une leçon de politique. Ce jeune garçon était M. Louis Blanc, déjà important dans la presse républicaine. (Histoire de la littérature pendant la monarchie de Juillet, t. II, p. 475.)

[34] Histoire de la révolution de 1848, par M. Louis BLANC, t. I, ch. VIII.

[35] Lutèce, p. 140.

[36] C'est encore Henri Heine qui écrivait, en 1840 : Ce tribun imberbe donne cependant à sa réputation de grand patriote, à sa popularité, les mêmes petits soins que ses rivaux donnent à leurs moustaches ; il la soigne on ne peut plus, il la frotte, la tond, la frise, la dresse et la redresse, et il courtise le moindre bambin de journaliste qui peut faire insérer dans une feuille quelques lignes de réclame en sa faveur. (Lutèce, p. 141.)

[37] Passim dans l'introduction de l'Histoire de dix ans.

[38] On a souvent imprimé que cette brochure avait été publiée en 1839. C'est une erreur. La première ébauche du travail parut sous forme d'article, dans la livraison d'août 1840 de la Revue du progrès. Ce furent les grèves survenues au commencement de septembre qui donnèrent à Louis Blanc l'idée de transformer cet article de revue en une brochure de propagande.

[39] Voir plus haut, t. IV, ch. II, § IX.

[40] Il écrivait lui-même, peu après, à l'Académie de Besançon : Je poursuivis mes humanités, à travers les misères de ma famille et tous les dégoûts dont peut être abreuvé un jeune homme sensible et du plus irritable amour-propre. (Correspondance de P.-J. Proudhon, t. I, p. 26.)

[41] P.-J. Proudhon, par M. SAINTE-BEUVE.

[42] Correspondance de P.-J. Proudhon, t. I, p. 73, 218.

[43] Correspondance, p. 84, 188, 256.

[44] Il écrivait, quelques années auparavant : J'éprouve encore cette sotte honte d'un berger que l'on veut faire entrer dans un salon. Je crains, comme des bêtes effrayantes, les visages que je n'ai jamais vus ; je recule toujours à voir les gens même qui peuvent m'être utiles et me vouloir du bien ; je n'ai de présence d'esprit et d'aplomb que lorsque je me vois seul et que c'est ma plume qui parle. Mérite fort commun, mais que voulez-vous ? je sais que je ne brille ni par les dehors, ni par l'élocution ; j'aime mieux n'être vu ni connu de personne. (Correspondance, t. I, p. 10.)

[45] Correspondance, t. I, p. 59, 60.

[46] Correspondance, t. I, p. 76 et 154.

[47] Correspondance, t. I, p. 142.

[48] La conduite du parti républicain, écrit Proudhon, le 15 novembre 1840, a été, comme toujours, stupide depuis deux ou trois mois. Ou bien encore : Les radicaux sont annihilés par leur ineptie et leur incapacité. (Correspondance, t. I, p. 254, 313.) Il n'a pas assez de sarcasmes pour le dada réformiste ou pour les velléités belliqueuses de la gauche.

[49] Correspondance, t. I, p. 333 ; t. II, p. 6.

[50] Correspondance, t. II, p. 13, et Confessions d'un révolutionnaire, § I. — Pas un homme important de l'extrême gauche qu'il ne déteste. Je souscrirais volontiers pour une couronne civique, écrivait-il, à celui qui nous délivrerait de Lamennais, de Cormenin et d'A. Marrast. (Correspondance, t. I, p. 255.) Lamennais surtout lui est antipathique. Quoi qu'on dise de cet homme, écrit-il, je répondrai toujours que je n'aime pas les apostats. Il pouvait changer d'opinion, mais il ne devait jamais faire la guerre à ses confrères dans le sacerdoce ni au christianisme. (Ibid., t. I, p. 333.) Et plus tard : Le plus grand bonheur qui pourrait arriver au peuple français, ce serait que cent députés de l'opposition fussent jetés à la Seine, avec une meule au cou ; ils valent cent fois moins que les conservateurs, car ils ont, de plus que ceux-ci, l'hypocrisie. (Ibid., t. II, p. 277.) Des journalistes de gauche, il ne pense pas plus de bien : Ils ne comprendront jamais de moi autre chose, dit-il, sinon que je les hais et les méprise.

[51] Proudhon écrira, un jour, de Fourier, que son système est le dernier rêve de la crapule en délire ; de Pierre Leroux, dont cependant il avait paru un moment se rapprocher, que la sottise le dispute à la méchanceté dans ses élucubrations ; de Louis Blanc, qu'il est le plus ignorant, le plus vain, le plus vide, le plus impudent, le plus nauséabond des rhéteurs. Cabet ne sera pas mieux traité.

[52] Dans la théorie communiste, les hommes lui paraissent attachés comme des huîtres, côte à côte, sans activité ni sentiment, sur le rocher de la fraternité.

[53] Quand il lui faudra discuter cette partie de la doctrine socialiste, il se plaindra d'être obligé de remuer ce fumier, et il s'écriera : Loin de moi, communistes ! Votre présence m'est une puanteur, et votre vue me dégoûte.

[54] Plus il va, plus il semble trouver une sorte d'âpre jouissance à se voir seul en guerre contre tous : J'aurai raison contre tout le monde, écrit-il, ou je succomberai à la peine... Le nombre des adversaires vous épouvante ; il m'anime, au contraire. Car je crois que, dans la carrière antireligieuse, anti-propriétaire, antimonarchique, où je suis entré, s'il y avait une seule opinion avec laquelle je ne fusse pas en désaccord, je ne serais plus d'accord avec moi-même. (Correspondance, t. II, p. 241.)

[55] Il s'était attendu, en effet, à produire une vive émotion : Quand on saura dans le public, écrivait-il le 1er juin 1839, que je suis l'auteur de ce Discours, ce sera un beau tapage. Je puis dire que je viens de passer le Rubicon. (Correspondance, t. I, p. 129.)

[56] Ces embarras pécuniaires venaient surtout de l'imprimerie dont Proudhon ne pouvait ni se débarrasser ni tirer profit. Tel était son dénuement que, voulant aller voir un de ses amis à Besançon, il fit à pied la route de Paris à cette ville. Il priait ses correspondants de ne lui écrire que par occasion, parce qu'il n'avait pas le moyen de payer les ports de lettre.

[57] Cette idée revenait sous toutes les formes, dans sa correspondance : Je ne connais rien dans la science, écrivait-il encore, dont la découverte ait jamais produit un effet pareil à celui que la lecture de mon ouvrage est capable de produire. Je ne dis pas : qu'il soit compris ; je dis seulement : qu'il soit lu, et c'en est fait de la vieille société.

[58] Correspondance, t. I, p. 166, 182, 183, 189, 191, 212, 213, 216.

[59] Confession d'un révolutionnaire.

[60] Correspondance, t. I, p. 251.

[61] Brissot avait écrit, en effet, dans ses Recherches philosophiques sur le droit de propriété et le vol : La propriété exclusive est un vol dans la nature. Le voleur, dans l'état naturel, c'est le riche.

[62] Correspondance, t. I, p. 308.

[63] Correspondance, t. I, p. 333, 334.

[64] Je n'ai pas le loisir de travailler mon style, je suis trop pauvre et trop mal dans mes affaires, pour m'amuser à être gent de lettres. — Je me soucie de style et de littérature comme de cela. Quand je parle au public, je tâche que mon expression soit bien nette, bien carrée, bien mordante : je n'ai pas d'autre poétique... (Correspondance, t. I, p. 182 ; t. II, p. 242.)

[65] Correspondance, t. I, p. 324.

[66] Le premier était intitulé : Lettre à M. Blanqui ; le second : Avertissement aux propriétaires, ou Lettre à M. Considérant, rédacteur de la Phalange, sur une défense de la propriété.

[67] Il écrivait encore : J'ai la chance de réunir tout le monde contre mes publications, ce qui produit une conspiration de silence à mon égard. Mes publications ont l'air d'être clandestines, et cependant elles s'insinuent partout et déjà portent leur fruit.

[68] Correspondance, t. I, p. 332, 338, 339, 350, et t. II, p. 18.

[69] Correspondance, t. II, p. 6, 10.

[70] Correspondance, t. II, p. 70. — Peu auparavant, il expliquait ainsi sa démarche auprès de M. Duchâtel : Le pouvoir est encore plus bête que méchant, et j'ai résolu d'avoir désormais quelque homme puissant parmi mes défenseurs. (Ibid., t. I, p. 314.)

[71] Il y a un homme que je déteste à l'égal du bourreau, disait-il, c'est le martyr. Il blâmait Lamennais aimant mieux aller en prison que demander sa grâce. Galilée, à genoux devant le tribunal de l'Inquisition, écrivait-il, et reniant l'hérésie du mouvement de la terre pour recouvrer sa liberté, me paraît cent fois plus grand que Lamennais... Je respecte les mannequins, je salue les épouvantails. Je suis en monarchie, je crierai : Vive le Roi ! plutôt que de me faire tuer.

[72] Correspondance, t. I, p. 297, 305, 311, 312, 313, 319, 320, 330, 331.

[73] Quelqu'un, en tout cas, l'avait deviné : c'était le maire de Besançon, qui expliquait ainsi pourquoi il ne voulait pas donner à Proudhon la place qu'il demandait dans les bureaux de la mairie : Je crains qu'il ne fasse de nous, comme des académiciens, des niais ou des instruments. (Correspondance, t. II, p. 80.)

[74] Correspondance, t. II, t. II, p. 28 et 93.

[75] Correspondance, t. II, p. 199, 200.

[76] Correspondance, t. II, p. 259.

[77] Confession d'un révolutionnaire, § XI.

[78] Il avait été initié par M. Grün, sorte de missionnaire hégélien venu à Paris, en 1844, pour se mettre en rapport avec les socialistes. Dans le récit qu'il a écrit de son voyage, M. Grün parle avec un grand dédain de Cabet, de Considérant, de Louis Blanc ; il réserve toute son admiration pour Proudhon.

[79] Correspondance, t. II, p. 239.

[80] Questions immenses, disait-il, et qui pour moi sont loin d'être résolues.

[81] C'est à chaque page qu'on trouve, dans les écrits de Lamennais, ces exclamations incendiaires. Voyez, par exemple, ce fragment d'une brochure intitulée le Pays et le gouvernement : Ô peuple, dis-moi, qu'es-tu ? Ce que tu es ! si j'ouvre la Charte, j'y lis une solennelle déclaration de ta souveraineté : cela fut écrit après ta victoire. Si je regarde les faits, je vois qu'il n'est point, qu'il ne fut jamais de servitude égale à la tienne... Paria dans l'ordre politique, tu n'es, en dehors de cet ordre, qu'une machine à travail. Aux champs, tes maîtres te disent : Laboure, moissonne pour nous. Tu sais ce qu'on te dit ailleurs, tu sais ce qui te revient de tes fatigues, de tes veilles, de tes sueurs. Refoulé de toutes parts dans l'indigence et l'ignorance, décimé par les maladies qu'engendrent le froid, la faim, l'air infect des bouges où tu te retires après le labeur des jours et d'une partie de la nuit, réclames-tu quelque soulagement, on te sabre, on te fusille, ou, comme le bœuf à l'abattoir, tu tombes sous le gourdin des assommeurs payés et patentés.

[82] Correspondance de Proudhon, t. I, p. 169.

[83] Quelques-unes de ces études avaient paru dans la Revue des Deux Mondes, de 1835 à 1840.

[84] Revue des Deux Mondes, 1er mars 1843.

[85] Correspondance de Proudhon, t. II, p. 134 à 137, et p. 169.

[86] V. notamment les articles publiés par M. Guizot, dans la Revue française de février, juillet et octobre 1838.

[87] Lettre du 25 juin 1843 (Lutèce, p. 380).

[88] Lettres du 9 mars 1837 et du 12 juillet 1840.

[89] Rapport dit 19 janvier 1847, publié par la Revue rétrospective.