HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE V. — LA POLITIQUE DE PAIX (1841-1845)

 

CHAPITRE VII. — L'ÉPILOGUE DE L'AFFAIRE PRITCHARD (SEPTEMBRE 1844-SEPTEMBRE 1845).

 

 

I. La visite de Louis-Philippe à Windsor. — II. Ouverture de la session de 1845. Les menées de l'opposition. M. Molé et M. Guizot à la Chambre des pairs. Le débat de l'adresse à la Chambre des députés. Le paragraphe relatif à l'affaire Pritchard n'est voté qu'à huit voix de majorité. — III. Le ministère doit-il se retirer ? Il se décide à rester. Polémiques de la presse de gauche. La loi des fonds secrets au Palais-Bourbon et au Luxembourg. Le ministère est vainqueur. Rencontre de M. Guizot et de M. Thiers. Maladie de M. Guizot. — IV. Les premiers pourparlers sur l'affaire du droit de visite. Nomination de deux commissaires, le duc de Broglie et le docteur Lushington. L'opposition prédit l'insuccès. Le duc de Broglie à Londres. Les négociations. Le traité du 29 mai 1845. — V. Effet du traité à Paris et à Londres. Seconde visite de la reine Victoria à Eu. Succès du cabinet. Discours prononcé par M. Guizot devant ses électeurs.

 

I

L'arrangement de l'affaire Pritchard et le traité avec le Maroc avaient écarté le danger, un moment imminent, d'une rupture entre la France et l'Angleterre. Mais n'était-il rien resté de tant de soupçons et d'aigreurs réciproques ? Beaucoup d'esprits ne croyaient pas qu'il pût encore être question d'entente cordiale entre deux gouvernements qui, tout à l'heure, semblaient sur le point d'en venir aux mains. C'était la thèse des journaux opposants, de chaque côté du détroit. M. de Metternich, spectateur éloigné, mais attentif, des choses d'Occident, se flattait d'être à jamais débarrassé de ce qu'il appelait feue l'entente cordiale, cette vague formule, morte de sa mort naturelle[1]. Une visite de Louis-Philippe à Windsor allait donner tout de suite un démenti à ces appréciations. Vainement certaines personnes avaient-elles tenté d'inquiéter le Roi sur le danger de témoigner personnellement à l'Angleterre une amitié peu en harmonie avec les sentiments qui venaient d'éclater chez son peuple, il ne voulut pas retarder une démarche annoncée depuis longtemps et très désirée par la reine Victoria. Il estimait que se refuser à rendre la visite faite à Eu, serait une offense, et, quelques mois après le voyage du Czar à Londres, il n'eût pas jugé prudent de fournir un tel grief à la cour britannique.

Le 8 octobre 1844, Louis-Philippe, accompagné du duc de Montpensier et de M. Guizot, débarqua à Portsmouth et de la se rendit à Windsor. Un souverain français sur le sol d'Angleterre, cela ne s'était pas vu depuis que Jean II y avait été amené prisonnier après la bataille de Poitiers. Dans le château même de Windsor, tout parlait de la rivalité séculaire des deux nations ; dans les salles s'étalaient les trophées de Marlborough, de Nelson et de Wellington. De tels souvenirs, un tel cadre faisaient ressortir davantage encore et l'empressement du royal visiteur et l'accueil affectueux qui lui était fait[2]. Le vainqueur de Waterloo avait été envoyé au-devant de lui, avec le prince Albert, pour lui souhaiter la bienvenue à son débarquement. La Reine, toujours sous le charme de l'esprit du vieux roi, lui prodigua les marques de son attachement : entre elle et son hôte, on eût dit une intimité de famille. Elle voulut lui conférer solennellement cet ordre de la Jarretière que chacun se rappelait avoir été institué après la bataille de Crécy. La cour, entraînée par l'exemple de sa souveraine et séduite aussi par les qualités du Roi, s'associait à ces actes d'amicale courtoisie. Le peuple anglais lui-même témoignait avec éclat sa sympathie pour un prince auquel il savait gré d'être libéral et pacifique. Louis-Philippe se promenait-il un jour dans les environs de Windsor, partout, sur son passage, il était chaleureusement acclamé, beaucoup plus que ne l'avait été l'empereur de Russie, notait la Reine sur son journal ; curieux rapprochement, cette promenade le conduisait à Twickenham, où il avait séjourné pendant un premier exil, et à Claremont, où il devait bientôt trouver un nouveau refuge. Les municipalités saisissaient, avec un empressement fort remarqué, les occasions de lui rendre leurs hommages. Louis-Philippe, calquant sa visite sur celle qu'il avait reçue l'année précédente, s'était appliqué à demeurer exclusivement l'hôte de la Reine, et avait, pour cette raison, décliné les invitations de la Cité de Londres ; alors, on vit un fait sans précédent dans les annales de cette fière corporation : tous ses représentants, lord-maire, aldermen, shérifs, conseillers, se déplacèrent et vinrent apporter en grand appareil, jusque dans le château de Windsor, une adresse à celui qu'ils regrettaient de ne pouvoir fêter à Mansion-House. Dans les speeches qu'il prononçait en pareille circonstance, comme dans ses conversations de tous les instants, le Roi proclamait avec insistance, à la vive satisfaction de ses auditeurs, son amour de la paix, son désir de maintenir l'union entre les deux nations[3]. Le 14 octobre, quand vint le moment de se séparer, la Reine voulut reconduire son hôte jusqu'à Portsmouth, où il devait retrouver la frégate le Gomer qui l'avait amené. A mi-route, une forte tempête obligea Louis-Philippe à modifier son itinéraire et à aller s'embarquer à Douvres. Par une gracieuse inspiration, la reine Victoria n'en poursuivit pas moins jusqu'à Portsmouth et se rendit à bord du Gomer ; elle daigna même y accepter le déjeuner offert par l'amiral français, et porta un toast en l'honneur du Roi absent. Nos marins, qui gardaient cependant plus vives encore que toute autre partie de la nation les vieilles préventions contre l'Anglais, témoignèrent, par la chaleur de leur accueil, combien ils étaient touchés d'une si aimable démarche.

Le Roi et M. Guizot revinrent en France, enchantés de leur voyage et avec le sentiment d'avoir fait quelque chose d'utile à leur politique. Je m'applaudis, écrivait Louis-Philippe au roi des Belges, d'avoir secoué toutes les timidités qui s'inquiétaient de ma résolution de faire le voyage d'Angleterre... Tout le monde ici s'accorde à trouver non seulement que l'effet est immense, mais qu'il s'accroît encore chaque jour. C'est le traitement le plus efficace contre les préjugés heureusement si battus en Angleterre et si funestes pour le bien-être des deux pays et la prospérité du monde. J'espère et je crois que nous sommes ici en bon progrès à cet égard, et j'ai tout lieu de me flatter que si notre excellente petite reine Victoria, son sage, et bon Albert et ses sages ministres continuent ce qui est en si bon train, nous viendrons à bout de gagner les convictions des deux nations et de consolider tout à fait cette précieuse entente cordiale qui est dans l'intérêt bien entendu de tous[4]. M. Guizot, de son côté, déclarait, dans une lettre à M. de Barante, l'effet du voyage excellent des deux côtés du détroit. En Angleterre, ajoutait-il, nous n'avons, quant à présent, rien à désirer. La disposition est parfaite et la satisfaction grande. La popularité du Roi dans le public anglais a réagi sur le cabinet qui était bienveillant, mais inquiet et timide. Aujourd'hui, il est bien décidé à laisser petites toutes les petites questions et à maintenir toujours, au-dessus des incidents, des conflits locaux, des embarras momentanés, la grande politique de la paix et de la bonne intelligence avec nous. En France aussi, M. Guizot croyait le public content. — J'ai vu moi-même, disait-il, l'impression à Calais, Boulogne, Montreuil, sur toute notre route. Vif plaisir de ravoir le Roi en France. Vif et joyeux orgueil de l'accueil qu'il venait de recevoir en Angleterre et du spectacle donné en Europe. Vive satisfaction de la consolidation de la paix. Tout cela était dans tous les discours, dans toutes les conversations, sur toutes les physionomies[5].

Quoique en partie exactes, ces observations étaient, en ce qui concernait la France, un peu optimistes. Le public éprouvait tous les sentiments notés par M. Guizot, mais, en même temps, par une contradiction que nous avons plusieurs fois signalée, il prêtait volontiers l'oreille aux journalistes de gauche qui montraient, dans cette visite faite au lendemain de l'affaire Pritchard, le coup de grâce de la dignité nationale, et qui s'efforçaient de tourner contre le Roi les hommages reçus par lui en Angleterre. A les entendre, en effet, ces hommages s'adressaient non à la France, toujours jalousée et détestée, mais à la personne de Louis-Philippe, et l'on avait soin d'insinuer que, si celui-ci était populaire outre-Manche, c'était parce que, dans son royaume, il se mettait en travers du sentiment national. Plus on approchait de la rentrée des Chambres, plus la presse travaillait à éveiller ces ombrages. Il était visible que l'opposition, loin de désarmer, s'apprêtait à exploiter, dans le Parlement, les derniers incidents de la politique extérieure, et qu'une partie du public était disposée à lui prêter l'oreille.

 

II

La session s'ouvrit le 26 décembre 1844. Le discours du trône aborda hardiment les questions brûlantes. Sur l'affaire du Maroc, il célébra la paix aussi prompte que la victoire, et montra l'Algérie profitant de ce que nous avions ainsi prouvé à la fois notre puissance et notre modération. Sur l'affaire Pritchard, le Roi s'exprimait ainsi : Mon gouvernement était engagé avec celui de la reine de la Grande-Bretagne dans des discussions qui pouvaient faire craindre que les rapports des deux États n'en fussent altérés. Un mutuel esprit de bon vouloir et d'équité a maintenu, entre la France et l'Angleterre, cet heureux accord qui garantit le repos du monde. Venait ensuite un paragraphe où Louis-Philippe s'étendait avec complaisance sur son voyage à Windsor, et témoignait du prix qu'il attachait à l'intimité des deux cours. Gomme on le voit, la politique de l'entente cordiale ne se dissimulait pas. Certains journaux lui reprochaient même de se montrer provocante.

De son côté, l'opposition était fort animée. Divers symptômes lui faisaient croire qu'elle tenait enfin l'occasion, vainement cherchée par elle depuis plus de quatre ans, de jeter bas M. Guizot. Lors de la nomination du bureau de la Chambre des députés, les candidats ministériels ne l'emportèrent que péniblement. Non seulement M. Molé, mais aussi M. Dupin et même M. de Montalivet se prononçaient hautement contre le cabinet, et ne devait-on pas supposer que de tels personnages entraîneraient avec eux une partie des conservateurs[6] ? Pour ébranler ces derniers, les meneurs exploitaient surtout l'attitude de M. de Montalivet. Ils insinuaient que l'intendant de la liste civile, que l'homme du Roi ne se fût pas ainsi déclaré, s'il n'eût été autorisé d'en haut expressément ou tacitement ; ils ajoutaient qu'aux Tuileries on était fatigué de M. Guizot et qu'on y sentait la nécessité d'un nouveau relais. Les journaux racontaient tout haut que, mécontent de l'accueil assez froid fait à son discours, Louis-Philippe avait dit, au sortir de la séance d'ouverture : J'aime bien mon ministère, mais je voudrais cependant avoir des ministres dont la présence à mes côtés n'empêchât pas de crier : Vive le Roi ! Y avait-il quelque chose de vrai dans ces récits et de fondé dans ces insinuations ? Qu'en prévision d'un vote qui eût mis M, Guizot et ses collègues en minorité, le souverain se préoccupât d'empêcher que sa politique intérieure et extérieure n'en fût trop altérée, le fait n'aurait rien d'étonnant. Sous ce rapport, il pouvait ne pas lui déplaire que M. de Montalivet se conduisît de façon à être le ministre de l'intérieur de la future administration, tandis que M. Molé y dirigerait la politique étrangère. Mais s'il croyait devoir prendre des précautions en vue d'une crise possible, il était loin de la désirer ou seulement d'y être résigné d'avance. Aussi voulut-il démentir lui-même les bruits que les ennemis du cabinet cherchaient à répandre : le jour où le bureau nouvellement élu de la Chambre lui fut présenté, il dit à l'un des vice-présidents, M. Debelleyme, qui avait failli être battu par M. Billault : Monsieur, je suis enchanté que vous ayez été nommé ; j'aurais désiré que ce fût à une plus grande majorité, et ceux qui ont cru le contraire ont joué le rôle de dupes. Le propos, aussitôt répété, produisit son effet. Est-ce pour cela que, peu de jours après, lors de la nomination de la commission de l'adresse, la majorité parut raffermie, et que les commissaires élus par les bureaux furent tous, sauf un, des ministériels ?

Cette élection remonta le courage un peu ébranlé des amis de M. Guizot[7], mais sans abattre la confiance de ses adversaires. Ceux-ci paraissaient même considérer la succession du cabinet comme déjà ouverte et s'inquiétaient de la partager. M. Thiers, ne se croyant pas actuellement possible, déclara laisser la place à M. Molé, auquel il promettait, pour un an, sinon l'appui, du moins la neutralité bienveillante de l'opposition ; il lui demanda seulement de ne pas s'en tenir, comme les années précédentes, à des manœuvres de couloirs, mais de se compromettre en prononçant, à la Chambre des pairs, un discours d'opposition. M. Molé entrait vivement dans ce rôle de président du conseil en expectative ; s'occupant dès lors de choisir ses futurs collègues, il proposait des portefeuilles à divers personnages, à M. de Rémusat qui refusait, à M. Billault qui acceptait d'abord avec empressement, mais ensuite élevait des objections dès qu'apparaissait l'intention de réserver le ministère de l'intérieur à M. de Montalivet. Se heurtait-il à ces résistances, l'ancien ministre du 15 avril allait aussitôt implorer le secours de M. Thiers, qui, moitié sérieux, moitié goguenard, invitait ses amis à faciliter cette nouvelle coalition[8]. Quelque chose de ces démarches transpira dans le public, et ce fut une occasion pour le Journal des Débats de dénoncer, avec colère et non sans quelque alarme, ce qu'il appelait l'intrigue.

La discussion de l'adresse à la Chambre des pairs s'ouvrit le 13 janvier 1845. M. Molé prit le premier la parole. Tout, — l'importance du personnage, le silence qu'il avait gardé depuis quatre ans, ce que l'on entrevoyait des combinaisons ébauchées dans la coulisse, — faisait de ce discours un événement. La tâche de l'orateur n'était pas aussi simple que l'eût été celle d'un homme de gauche. Il avait trop le respect de soi et le souci de demeurer, aux yeux du Roi et de l'Europe, le ministre possible du lendemain, pour prendre à son compte les déclamations des journaux contre l'entente cordiale. Aussi reprocha-t-il à M. Guizot moins d'avoir eu une mauvaise politique que de l'avoir maladroitement appliquée. Si j'essayais, dit-il, de caractériser par un seul mot la politique de M. le ministre des affaires étrangères, je dirais qu'elle est partout et toujours une politique à outrance, à outrance même dans ses faiblesses... Ainsi M. le ministre des affaires étrangères veut la paix, et toute la France, toutes les opinions la veulent avec lui, autant que lui ; et cependant il en parle de telle manière, il montre tant d'ardeur, d'entraînement à la maintenir, il donne à croire qu'il ferait dans ce dessein de tels sacrifices, que les plus pacifiques ne croiraient pas pouvoir se dire aussi pacifiques que lui. Il veut l'alliance anglaise, et je ne pense pas qu'il y ait en France un ami de son pays, un homme sensé, surtout un esprit politique, qui ne la veuille, n'en sente l'importance autant que lui ; mais, sans le vouloir et sans le savoir, il en exagère les conséquences, et il en parle de façon à la compromettre, à susciter contre elle la susceptibilité nationale, adonner aux Français contre cette alliance, dont, en 1830, je crois avoir jeté les fondements, des préventions qui, si elles ne cessaient, pourraient devenir un sérieux embarras dans l'avenir. M. Molé justifiait ce reproche général, en invoquant l'affaire du droit de visite et celle de Taïti : à l'entendre, dans la première, M. Guizot avait provoqué lui-même, par la signature de la convention de 1841, une réaction qu'il ne savait plus comment apaiser, et il se trouvait acculé à une impasse ; dans la seconde, les désagréments et les périls de l'incident Pritchard étaient venus de ce que le gouvernement avait ordonné étourdiraient ces occupations océaniennes, qu'il se trouvait maintenant aussi embarrasse : de maintenir que d'abandonner. La conclusion était que le ministre avait accumulé autour de lui des difficultés dont il n'était pas en état de sortir.

Dans sa réponse, M. Guizot prit tout de suite avantage de ce que M. Molé admettait au fond toute la politique du cabinet, de ce qu'il n'indiquait même pas, pour les questions à traiter, de solutions différentes, et de ce qu'il se bornait à critiquer certaines erreurs de conduite. Ces erreurs auraient-elles été en effet commises, disait le ministre, y avait-il là de quoi justifier un acte d'opposition aussi grave ? Puis, déchirant vivement les voiles dont le préopinant avait enveloppé ses prétentions ministérielles, il lui demanda sans ménagement ce qu'il serait au pouvoir. Aurait-il cette situation si nette, si simple et si forte de l'administration actuelle, appelée aux affaires pour raffermir la paix et soutenue par une majorité animée des mêmes sentiments ? Il entrerait au pouvoir, continuait M. Guizot, pour pratiquer, pour maintenir la bonne politique, en la dégageant de ce qu'il appelle nos fautes ; mais il y entrerait par l'impulsion et avec l'appui de tous les hommes qui n'ont pas cessé de combattre cette politique... Il ne faut pas beaucoup de réflexion ni beaucoup d'expérience pour comprendre que c'est là une situation radicalement fausse et impuissante... Vous vous trouveriez entre une portion considérable, importante, du parti conservateur, mécontente, méfiante, irritée, et des oppositions exigeantes qui auraient bien le droit de vous demander quelque chose pour l'appui qu'elles auraient prêté à votre avènement... Vous auriez beau faire, beau vouloir, à l'instant même, la bonne politique serait, entre vos mains, énervée, abaissée, compromise. Le ministre terminait en se défendant d'avoir mis en péril l'alliance anglaise. Ceux qui la mettent en péril, disait-il, ce sont d'abord les opposants qui travaillent à grossir et à envenimer toutes les difficultés ; ce sont ensuite ceux qui accueillent à moitié ou ne repoussent qu'à moitié ces opposants. Nous les combattons les uns et les autres, ajoutait M. Guizot,

Les uns, parce qu'ils sont méchants et malfaisants,

Et les autres, pour être aux méchants complaisants

Et n'avoir pas pour eux ces haines vigoureuses

Que le vice fait naître aux âmes vertueuses.

M. Molé, fort sensible à la rudesse de cette riposte, répliqua avec amertume. Cessez, dit-il au ministre, de parler des ambitions personnelles qui vous attaquent, et dont vous ne pouvez prendre ici l'idée que dans vos propres souvenirs. Si vous pouviez juger du fond des cœurs autrement que par le vôtre, vous sauriez mieux les intentions qui m'animent et les motifs qui m'ont décidé à signaler au pays les embarras que vous lui avez donnés... Vous avez cru que je ne vous dirais pas ce que je pensais de votre politique. Eh bien, je vous l'ai dit en toute conscience... Les questions si graves que vous croyez ou que vous dites terminées sont encore toutes vives... Elles vous donneront de mauvais moments. Surmontez-les, c'est ce que je demande, et permettez-moi de dire les gros mots : Ce n'est pas votre place que j'ambitionne ; ce que je voudrais, c'est que vous pussiez tirer la France des difficultés qu'elle vous doit.

Commencée par cette sorte de duel, la discussion devint, les jours suivants, une mêlée plus générale. Divers orateurs insistèrent sur les questions que M. Molé avait marquées comme les principaux points d'attaque ; ils y ajoutèrent celle du Maroc, dont l'ancien ministre du 15 avril n'avait presque rien dit, n'approuvant pas sans doute sur ce point les critiques de l'opposition. Le ministère se défendit habilement et fortement. Plusieurs orateurs lui vinrent au secours, entre autres le duc de Broglie qui justifia le traité de Tanger dans un très remarquable discours ; rarement la raison politique avait parlé un langage aussi net, aussi lumineux, aussi élevé, aussi convaincant. D'ailleurs, bien que cette discussion eût une vivacité et une étendue inaccoutumées dans la Chambre des pairs, l'issue n'en faisait doute pour personne : au vote, la minorité opposante fut de 39 voix, la majorité de 114.

C'était maintenant le tour de la Chambre des députés. Le projet d'adresse, préparé par la commission, contenait une approbation très nette de la politique ministérielle. Sur la tactique à suivre pour y faire échec, une divergence se produisit entre les meneurs de l'ancienne opposition et les amis de M. Molé. Les premiers désiraient procéder, comme lors de la fameuse coalition de 1839, par une suite d'amendements portant sur chacun des paragraphes de l'adresse. Les seconds, afin de moins effaroucher les timides, demandaient au contraire qu'on se bornât à exprimer un regret sur l'ensemble de la politique suivie. On transigea : il fut convenu que M. de Carné présenterait d'abord un amendement général qui serait appuyé par la gauche ; mais celle-ci se réserva de présenter ensuite, s'il y avait lieu, des amendements successifs que les amis de M. Molé s'engageaient aussi à soutenir[9].

A peine la discussion fut-elle ouverte, le 20 janvier 1845, qu'on vit se précipiter à l'attaque les nouveaux coalisés, MM. Thiers, Billault, de Tocqueville, de Beaumont, Marie, à côté de MM. Dupin, Saint-Marc Girardin, de Carné. Le Maroc, Taïti et le droit de visite, tels étaient d'ordinaire les trois points traités. Le cabinet était accusé d'imprévoyance et de faiblesse, imprévoyance à laisser ou même à faire naître les questions périlleuses entre la France et l'Angleterre, faiblesse au milieu des complications qui en sortaient. Non cependant que ces divers opposants fussent d'accord sur la politique à suivre. Les uns attaquaient tout le système appliqué jusqu'alors, et c'était pour y mettre fin qu'ils cherchaient à jeter bas le ministère ; les autres prétendaient ne vouloir changer ce ministère que pour sauver le système compromis par lui. Les premiers se défendaient d'être les adversaires de l'alliance britannique et se plaignaient qu'on l'eût mise en péril ; les seconds, dénonçant dans l'Angleterre l'ennemie perfide et obstinée de la France, s'indignaient qu'on se fût rapproché d'elle. Tous ne s'en trouvaient pas moins réunis pour irriter l'amour-propre national et pour dénoncer avec véhémence le gouvernement qui sacrifiait honteusement à l'étranger les droits, les intérêts, la dignité du pays.

Secondé par plusieurs députés de la majorité, notamment MM. de Peyramont et Hébert, et par deux de ses collègues du cabinet, MM. Duchâtel et Dumon, M. Guizot fit tête avec vigueur à cette redoutable attaque. Sa défense consista surtout à exposer les faits et les négociations tels que nous les connaissons. Il se fit honneur de l'entente cordiale : à elle seule, disait-il, on devait que les incidents les plus délicats, les plus graves, n'eussent pas abouti à la rupture ni même au refroidissement des relations des deux pays. Puis, après avoir rappelé comment la France, si inquiète au moment de la crise, avait été satisfaite de la voir terminée et avait salué avec joie les résultats du voyage du Roi en Angleterre : Messieurs, s'écria-t-il, il y a loin de cette région haute et vraie à l'arène inférieure et confuse des prétentions, des agitations, des luttes de partis, de coteries, de personnes, à travers lesquelles on nous traîne depuis un mois. Dans laquelle de ces deux régions se placera la Chambre ?... Donnera-t-elle raison au premier jugement public qui a éclaté, qui régnait il y a deux mois ? Ou bien laissera-t-elle obscurcir sa vue et fausser son jugement par les nuages que les partis, les coteries, les intérêts personnels essayent d'élever autour de nous ? C'est la question que le débat actuel va décider.

Dans cette première phase de la discussion, la Chambre se trouvait en présence de l'amendement de M. de Carné, qui exprimait, d'une façon générale, le regret qu'une conduite prévoyante et ferme n'eût pas prévenu ou terminé, d'une façon plus satisfaisante, les complications récemment survenues dans la politique étrangère. Sur le désir exprimé par les amis de M. Molé qui promettaient, à ce prix, des défections nombreuses clans la majorité, le scrutin secret fut demandé. L'amendement n'en fut pas moins repoussé, le 23 janvier, par 225 voix contre 197 ; la majorité pour le cabinet était de 28 voix. Grand désappointement parmi les adversaires de M. Guizot qui se reprochaient, une fois de plus, d'avoir fait quelque fond sur l'influence de M. Molé. Parmi les ministériels, joie d'autant plus vive qu'on avait été plus inquiet. Toutefois la bataille n'était pas finie. En dépit du préjugé défavorable résultant de ce premier vote, la gauche et le centre gauche résolurent de recommencer la campagne pour leur compte et de présenter les amendements qu'ils avaient préparés sur chaque paragraphe de l'adresse.

Le 24 janvier, à l'appui du premier de ces amendements, relatif au Maroc, divers orateurs renouvelèrent contre le gouvernement l'accusation d'avoir conclu précipitamment un traité dérisoire, et de l'avoir fait par faiblesse envers l'Angleterre. M. Guizot, estimant, non sans raison, que justice avait été déjà faite de ces critiques par ses discours antérieurs et par celui du duc de Broglie, ne remonta pas à la tribune. Il y fut d'ailleurs suppléé par le maréchal Bugeaud. L'intervention de ce dernier fit d'autant plus d'effet que, dans ses conversations, il n'avait pas toujours bien parlé des négociations de Tanger[10]. On rapportait de lui quelques boutades que les opposants invoquaient à l'appui de leurs critiques. Mais, une fois à la tribune, en face de ces opposants, le maréchal se retrouva homme de gouvernement. Il confessa que, tout d'abord, plus préoccupé de l'Algérie que des affaires générales, il n'avait pas été entièrement satisfait du traité ; mais il ajouta que, depuis, les événements et ses propres réflexions l'avaient mis en doute sur sa première impression, et porté à approuver la modération du gouvernement. Il semblait qu'un tel témoignage dût être décisif. Néanmoins, l'amendement ne fut rejeté par assis et levé qu'après une épreuve douteuse.

A gauche, ce résultat parut de bon augure pour l'amendement suivant qui portait sur l'affaire Pritchard. C'était le point où l'on croyait avoir le plus de chance de faire brèche, les journaux étant parvenus à faire un je ne sais quoi d'énorme et de scandaleux de l'indemnité accordée au turbulent missionnaire. L'attaque fut soutenue à la tribune, le 25 janvier, par M. Odilon Barrot, dont la véhémence oratoire était particulièrement à l'aise au milieu de ces généralités sur l'indépendance et la dignité nationales, et par M. Dufaure, tout armé de sa puissante dialectique. Vous avez dit, répétaient à l'envi les orateurs en s'adressant au ministère, que M. Pritchard voulait détruire notre établissement ; il a fait massacrer nos soldats ; et vous, à la face de l'Europe, vous donnez une indemnité à M. Pritchard ! M. Guizot ne crut pas pouvoir se taire, comme lors de l'amendement précédent. Reprenant l'exposé des faits, il montra que, s'il avait fait des concessions, l'Angleterre en avait fait également, et que la transaction à laquelle on était ainsi arrivé était préférable à la rupture qui n'eût pu sans cela être évitée. Sa conclusion fut nette et fière : Nous n'avons, dit-il, aucun regret de ce que nous avons fait ; nous n'avons pas hésité, nous n'hésiterions pas davantage aujourd'hui... Nous sommes convaincus que nous faisons, depuis quatre ans, de la bonne politique, de la politique honnête, utile au pays et moralement grande... Mais cette politique est difficile, très difficile ; elle a bien des préventions, bien des passions à surmonter sur ces bancs, hors de ces bancs. Elle a besoin, pour réussir, du concours net et ferme des grands pouvoirs de l'État. Si ce concours, je ne dis pas nous manquait complètement, mais s'il n'était pas suffisamment ferme pour que cette politique pût être continuée avec succès, nous ne consentirions pas à nous en charger. Au vote par assis et levé, cette fois encore, la première épreuve fut douteuse ; à la seconde, malgré les réclamations de la gauche, le bureau déclara l'amendement rejeté. L'opposition ne se tint pas pour battue. Elle n'avait pu obtenir le blâme de l'arrangement conclu dans l'affaire Pritchard. Ne pouvait-elle pas du moins empêcher l'approbation satisfaite contenue dans le paragraphe de l'adresse ? Ce fut ce qu'elle tenta dans la séance du 27 janvier. D'un ton impérieux, menaçant, M. Billault montra aux députés l'impopularité électorale qu'ils encourraient, en s'associant à un tel acte par un éloge aussi précis. Je supplie la Chambre, s'écria-t-il, de prendre la seule attitude qui me semble digne dans cette affaire, le silence et, puisque malheureusement elle ne peut faire mieux, la résignation. — Savez-vous, répondit vivement un des ministres, M. Dumon, ce que l'on propose à la Chambre ? c'est de n'avoir point de politique, point d'avis sur les grandes affaires du pays, d'abdiquer... Je l'adjure solennellement de dire son avis avec netteté, avec franchise, comme il convient à son indépendance et sans s'inquiéter des influences extérieures dont on l'a menacée. Je lui demande d'affermir ou de renverser la politique du gouvernement. Le vote eut lieu au milieu d'une grande agitation. 205 voix repoussèrent le paragraphe, 213 l'adoptèrent : s'il y avait encore une majorité pour le ministère, elle était singulièrement réduite ; cela tenait à ce que douze ou quinze membres du centre s'étaient abstenus. A la proclamation du résultat, l'opposition éclata en applaudissements, en cris de triomphe, en trépignements de joie. Feignant de croire qu'elle avait entièrement gagné la bataille, elle retira aussitôt tous les amendements présentés par elle sur les paragraphes suivants. Enfin, au vote sur l'ensemble, elle s'abstint, dans l'espoir que l'on ne réunirait pas les 230 votants nécessaires à la validité du scrutin ; cette tactique avait été conseillée par M. Thiers ; mais toute la gauche n'obéit pas à la consigne : 249 députés prirent part au vote, et l'adresse se trouva adoptée par 216 voix contre 33.

 

III

Quand elle se prétendait victorieuse, l'opposition cherchait à en imposer au public ; après tout, elle n'avait pu faire passer un seul amendement. Le ministère, cependant, ne pouvait se dissimuler qu'une majorité aussi réduite était pour lui un échec : le Journal des Débats n'hésitait pas à prononcer ce mot. Dès lors, se posait une question délicate : si le cabinet ne devait pas à l'opposition de lui céder la place, ne se devait-il pas à lui-même de ne pas garder un pouvoir affaibli ? Plusieurs de ses amis, non des moins dévoués, la princesse de Lieven entre autres[11], lui conseillaient de se retirer. Leurs motifs étaient sans doute ceux que, peu auparavant, à la veille de l'ouverture des Chambres, le duc de Broglie exposait dans une lettre adressée à M. Guizot. La session prochaine sera rude et difficile, lui écrivait-il[12]. La majorité de la Chambre veut bien haïr vos ennemis ; elle veut bien que vous les battiez ; mais elle s'amuse à ce jeu-là, et toutes les fois qu'ils reviennent à la charge, fût-ce pour la dixième fois, non seulement elle les laisse faire, mais elle s'y prête de très bonne grâce, comme on va au spectacle de la foire. C'est une habitude qu'il faut lui faire perdre, en lui en laissant, si cela est nécessaire, supporter les conséquences ; sans quoi, vous y perdrez votre santé et votre réputation. Tout s'use à la longue, et les hommes plus que tout le reste, dans notre forme de gouvernement. Il y a quatre ans que vous êtes au ministère ; vous avez réussi au delà de toutes vos espérances ; vous n'avez point de rivaux ; le moment est venu pour vous d'être le maître ou de quitter momentanément le pouvoir. Pour vous, il vaudrait mieux quelque temps d'interruption... vous rentreriez promptement, avec des forces nouvelles et une situation renouvelée. Pour le pays, s'il doit faire encore quelque sottise et manger un peu de vache enragée, il vaut mieux que ce soit du vivant du Roi. Cette idée des avantages d'une retraite momentanée avait gagné jusqu'à certains membres du cabinet. A l'époque où le duc de Broglie écrivait sa lettre, M. Duchâtel s'exprimait de même dans une conversation intime avec son ami M. Vitet. Remarquez bien, lui disait-il, que si, chaque fois qu'on nous livre bataille, nous la gagnons, le lendemain c'est à recommencer. Tantôt l'un, tantôt l'autre attache le grelot ; mais, pour le détacher, c'est toujours notre tour. Ils ont des relais, nous n'en avons pas. Je reconnais que la fortune nous a presque gâtés depuis quatre ans, à la condition toutefois de ne jamais nous délivrer d'une difficulté sans nous en mettre une autre aussitôt sur les bras... C'est un métier de Sisyphe que nous faisons là. La vie publique n'est pas autre chose, je le sais ; seulement, il y faut du repos. Plus nous durons, plus la corde se tend. Nos amis ne sont plus ce qu'ils étaient il y a trois ans. Ils ont perdu ces craintes salutaires, ces souvenirs de 1840, qui les rendaient vigilants et dociles. Sans un peu de crainte, point de sagesse. Ils se passent leurs fantaisies, se donnent à nos dépens des airs d'indépendance, convaincus, quoi qu'ils fassent, que nous devons durer toujours... Ce que les amis perdent en discipline, les adversaires le gagnent en hostilité. Plus nous durons, plus ils s'irritent, ceux-là surtout qui, avant le 1er mars, étaient nos meilleurs amis ; ils nous avaient prédit que nous en avions à peine pour six mois ; je comprends leur mécompte, et qui sait où il peut les conduire ? Aussi M. Duchâtel en venait-il à se demander s'il ne vaudrait pas mieux saisir la première occasion d'un vote un peu douteux et s'en faire honorablement une porte de sortie. Sa conclusion était qu'il fallait en finir, interrompre une lutte irritante qui lasse le pays, se donnera soi-même un repos bien gagné, amasser des forces nouvelles, détendre, rajeunir, renouveler la situation[13].

Nul doute qu'en présence du vote du 27 janvier, les considérations exposées par le duc de Broglie ne fussent revenues à l'esprit de M. Guizot ; quant à M. Duchâtel, il avait dû reconnaître là l'occasion appelée par lui quelques semaines auparavant. Et cependant, le premier, après quarante-huit heures d'incertitude, renonça à donner sa démission ; quant au second, il fut, dit-on, dès le premier jour, d'avis de rester[14]. Ne sourions pas et ne songeons pas au bûcheron de la fable qui invoque la mort et n'en veut plus dès qu'elle se montre. Sans nier la part qu'a pu avoir, dans la décision prise, cet attachement au pouvoir, aussi naturel à l'homme, paraît-il, que l'attachement à la vie, il est facile d'y discerner des motifs d'un ordre plus élevé. Au dehors, les ministres se croyaient sur le point de recueillir, dans d'importantes questions, celles du droit de visite et du mariage de la reine d'Espagne, les fruits de cette entente cordiale jusque-là si méconnue ; il leur en coûtait d'y renoncer, pour eux et pour leur pays. A l'intérieur, ils s'inquiétaient sincèrement des aventures où un ministère, obligé de s'appuyer sur la gauche et de faire procéder à des élections générales, pouvait jeter la monarchie. Ils croyaient que le meilleur moyen de servir les vrais intérêts de la nation était, non d'avoir égard à l'ennui que lui causait la longue durée de leur administration, mais de lui assurer un peu de cette stabilité dont au fond elle avait surtout besoin. Enfin, ils connaissaient assez le tempérament de la majorité conservatrice, formée et maintenue par eux avec tant de peine, pour douter qu'elle fût en état de résister aux manœuvres dissolvantes d'un cabinet centre gauche, et qu'une fois décomposée et dispersée, il y eût chance de la reformer ; ils savaient bien qu'elle n'avait rien de pareil à ces partis anglais aussi compacts dans l'opposition qu'au pouvoir. L'idée médiocre qu'ils se faisaient ainsi de la solidité de leurs propres troupes les rendait assez incrédules à l'espoir de rentrée prochaine dont les flattaient les partisans de la démission, et ils écoutaient plus volontiers les esprits positifs qui qualifiaient un tel espoir de rêverie et qui conseillaient de garder la position tant qu'on avait chance de s'y maintenir[15].

Au premier rang de ces esprits positifs était le Roi. Une démission lui eût presque fait l'effet d'une désertion. On verra ce que c'est qu'un ministre qui ne veut pas s'en aller, avait-il dit en appelant M. Guizot à remplacer M. Thiers. Jusqu'alors, sa prévision n'avait pas reçu de démenti ; il s'en félicitait et comptait bien sur la même ténacité dans l'avenir. Ses sentiments, en pareille matière, apparaissent dans une lettre que, l'année suivante, il écrivait à son gendre le roi des Belges, aux prises avec une crise ministérielle. Ce qui gâte toutes nos affaires, lui disait-il, c'est qu'en général nos hommes politiques ont une surabondance de courage et d'audace quand ils sont dans l'opposition, tandis que, dans le ministère, ils sont feigherzig et toujours prêts à tout lâcher, en disant au Roi : Tire-t'en, Pierre, mon ami, comme dans la chanson. Il faut trouver un Guizot pour obvier à ces maux, un homme qui sache tenir tête à ses adversaires, et qui sache aussi secouer ses amis, lorsqu'ils s'effrayent et qu'ils viennent le tirer par les basques de son habit pour le faire tomber à la renverse, quand les adversaires n'ont pas réussi à le faire tomber sur le nez ; et c'est parce que Guizot a eu le nerf de résister à tous ces ébranlements, qu'il a déjà six ans de ministère passés et une jolie perspective d'avenir. Je conviens que la denrée est rare[16].

Le Roi n'était pas le seul à peser sur les ministres pour les détourner d'abandonner la partie. La majorité même qui avait amené la crise par son défaut de consistance, n'eut pas plutôt entendu parler de démission, qu'elle en fut toute troublée. Dès le surlendemain du fameux vote, les conservateurs les plus considérables, MM. Hartmann, Delessert, de Salvandy, Bignon, Jacqueminot, les maréchaux Sébastiani et Bugeaud provoquèrent une réunion à laquelle assistèrent ou adhérèrent 217 députés, et qui, par suite, comprenait plusieurs des défectionnaires du 27 janvier. Il y fut décidé à l'unanimité qu'une démarche serait faite auprès du cabinet pour lui demander de rester aux affaires et de maintenir sa politique. En conséquence, une députation se rendit chez le maréchal Soult et chez M. Guizot. Les ministres, dont le parti était déjà pris, ne firent pas difficulté de se rendre au vœu de la majorité. Seulement, il fut entendu que la loi des fonds secrets serait immédiatement présentée, et qu'à cette occasion, la Chambre serait mise en demeure d'émettre un vote de confiance qui ne laissât plus place à aucune équivoque.

Furieux de voir que le ministère, déclaré par eux bel et bien mort, prétendait être encore vivant, les journaux de gauche redoublèrent de violence. Ce n'est pas sans une sorte de stupéfaction qu'on relit après coup les déclamations alors courantes sur cette affaire Pritchard qui paraît aujourd'hui si insignifiante, et qu'on mesure ainsi le grossissement de ce que M. Guizot a appelé justement le microscope parlementaire. Dans cette violence, tout n'était pas entraînement de passion ; il y avait beaucoup de calcul ; on se flattait d'intimider par là une partie de la majorité. Dès le 29 janvier, les journaux de gauche publièrent, sous ce titre : Députés du parti Pritchard, la liste des 213 conservateurs qui avaient voté le paragraphe de l'adresse ; ils avaient reconstitué cette liste en dépit du caractère secret du scrutin, et annonçaient l'intention de la reproduire à des époques déterminées. Notre but n'est pas un mystère, disaient-ils ; c'est une table de proscription que nous dressons en vue des élections prochaines. Peut-être était-ce dépasser le but. Ces menaces, habilement soulignées et commentées par le Journal des Débats, montraient aux 213 proscrits qu'ils n'avaient plus à attendre aucun ménagement de la part de la gauche, et que leur sort était irrévocablement lié à celui du ministère. La colère ou tout au moins la peur redonna du courage à ceux qu'on s'était flatté de terroriser. L'irritation est grande entre les partis, notait un observateur bien placé pour savoir ce qui se passait chez les ministériels[17], plus grande qu'on ne l'avait vue depuis bien longtemps. Les conservateurs, loin d'être effrayés par les menaces, en sont devenus, plus animés, je dirai presque plus violents. Le ministère d'ailleurs ne s'abandonnait pas, et, pour en imposer à ses partisans, il révoquait deux fonctionnaires considérables, M. Drouyn de Lhuys, directeur au ministère des affaires étrangères, et le comte Alexis de Saint-Priest, ministre de France à Copenhague, qui avaient, l'un comme député, l'autre comme pair, hautement pris parti pour l'opposition.

Ce fut le 20 février 1845 que commença à la Chambre des députés le débat attendu sur les fonds secrets. Bien que la question de confiance y fût nettement et solennellement posée, il n'eut pas grande ampleur ; il ne prit que deux séances, encore la première fut-elle presque entièrement occupée par des récriminations sur la révocation de MM. Drouyn de Lhuys et de Saint-Priest. Évidemment chacun avait le sentiment que, sur les grands sujets, tout avait été dit lors de l'adresse. Entre M. Billault, le seul orateur important de l'opposition qui prit la parole, et M. Guizot, la contestation porta principalement sur la question parlementaire. Le premier soutint que le cabinet n'avait plus une majorité suffisante pour gouverner. Le ministre répondit que c'était, au contraire, l'opposition qui n'avait pas de majorité du tout, et il en donna pour preuve que ses véritables chefs, M. Odilon Barrot et M. Thiers, déclinaient, en ce moment, toute prétention ministérielle. Savez-vous, demandait-il, ce qui arrivera si le cabinet succombe ? C'est que vous n'aurez pas, à sa place, sur ces bancs, un pouvoir vainqueur. Vous aurez deux pouvoirs, un pouvoir protecteur et un pouvoir protégé. Vous aurez un pouvoir protégé, cherchant sa force, mendiant son pain, tantôt à droite, tantôt à gauche... Est-ce de là qu'on attend de la force et de la dignité pour le pouvoir et pour la Chambre ? Il termina par ces paroles : Quel que soit le vote de la Chambre, nous garderons notre opinion. Seulement, si ce vote nous est contraire, nous dirons : Qu'une nouvelle expérience se fasse ; que la France voie encore une fois ce que peut lui valoir, pour sa dignité comme pour sa sécurité, pour son influence au dehors comme pour sa prospérité au dedans, une politique incertaine, protégée par l'opposition. Le vote était attendu avec anxiété. En dehors des discours prononcés à la tribune et des polémiques de presse, de grands efforts avaient été faits, des deux côtés, pour travailler individuellement chacun des cinquante ou soixante députés supposés douteux. M. Molé, fort habile en ce genre de propagande, et M. de Montalivet, qui s'affichait de plus en plus ouvertement contre M. Guizot, s'y étaient employés activement. Ils se flattaient d'avoir réussi, et, dans leur entourage, on annonçait que le cabinet serait en minorité de 10 voix. Ce fut au contraire l'opposition qui se trouva en minorité de 24 voix : elle ne réunit que 205 suffrages contre 229.

La loi des fonds secrets fut aussitôt portée à la Chambre des pairs, où elle vint en discussion dans les premiers jours de mars. M. Molé ne pouvait se flatter de trouver au Luxembourg la revanche de l'échec subi par ses alliés au Palais-Bourbon. Toutefois, il intervint à plusieurs reprises dans le débat, se posant plus ouvertement encore que lors de l'adresse en compétiteur de M. Guizot. Rassurer le centre tout en donnant des gages à la gauche, telle fut la double tâche à laquelle il employa d'abord l'habileté de sa parole. Pour rassurer le centre, il protesta n'avoir pas changé de principes, être toujours conservateur, et se défendit même de faire en cette circonstance acte d'opposition. Pour donner des gages à. la gauche, il se proclama homme de progrès, sans préciser, il est vrai, quel progrès il se chargerait d'accomplir ; il se défendit d'être de ces ministres qui cherchent leur salut dans l'immobilité et s'imaginent que durer, c'est gouverner ; il déclara ne pas admettre qu'on divisât le pays et le Parlement en deux partis absolus et tranchés, à la façon des whigs et des tories ; suivant lui, une telle division n'était pas conforme à l'état des esprits, dans un siècle de tolérance et d'indifférence. Cela dit pour justifier la situation qu'il avait prise, il passa à l'offensive contre le cabinet en fonction. Il le montra protégé, depuis quatre ans, par une majorité qu'il ne conservait qu'à force de lui céder, ne faisant autre chose que de courir après le nombre qui lui échappait, réduit à n'avoir pas d'avis toutes les fois qu'il n'avait pas son existence à défendre, laissant affaiblir, amoindrir de plus en plus entre ses mains ce pouvoir qu'il mettait tant d'efforts à conserver. Contre M. Guizot personnellement, les traits étaient nombreux et parfois assez aiguisés ; l'orateur se plaisait surtout à évoquer les souvenirs de la coalition. Le ministre n'était pas homme à laisser une telle attaque sans réponse. Au reproche de stérilité, il opposa la comparaison de la situation extérieure et intérieure de 1840 avec celle de 1845. Sur les dispositions du parti conservateur, il argua contre son contradicteur de la démarche solennelle faite par ce parti pour demander au cabinet de ne pas se retirer. Puis, revenant à sa thèse favorite, il exposa comment M. Molé, au pouvoir, serait obligé de gagner beaucoup de terrain à gauche pour compenser celui qu'il perdrait au centre, et comment il ne pourrait le faire qu'au prix d'un changement de politique : il en conclut que seul le cabinet actuel était en état de maintenir l'intégrité de la politique conservatrice et du parti conservateur. Lui aussi, il fit un retour sur la coalition. Plusieurs, dit-il, trouvaient que l'honorable préopinant avait eu, en 1839, la bonne fortune d'une chute heureuse et honorable ; ils trouvent aujourd'hui qu'il gâte, qu'il perd cette bonne fortune ; ils s'en étonnent et s'en affligent. Commencée par ce dialogue singulièrement aigre entre les deux principaux adversaires, la discussion se prolongea pendant trois jours, un jour de plus qu'à la Chambre des députés. Plus elle avançait, plus le ton en devenait irrité. D'autres ministres intervinrent, notamment M. de Salvandy qui venait de remplacer M. Villemain au ministère de l'instruction publique. M. Molé, fort piqué de se voir combattu par un de ses anciens collègues du 15 avril, se laissa aller à prononcer sur lui ces paroles blessantes : Après la ligne de conduite que je lui ai vu suivre depuis deux ans, après le langage que je lui ai entendu tenir, je suis bien plus tenté de le plaindre que de le blâmer. Le vote ne faisait aucun doute : toutefois on remarqua que l'opposition réunit 44 voix, cinq de plus que lors de l'adresse ; à la Chambre des pairs, ce chiffre était relativement assez élevé.

Pour n'être pas considérable et éclatante, la victoire du ministère n'en était pas moins réelle. Vainement les journaux opposants affectaient-ils de le traiter toujours de moribond et déclaraient-ils que la majorité obtenue par lui sur les fonds secrets pouvait lui servir de prétexte pour garder le pouvoir, mais ne lui donnait pas la force suffisante pour l'exercer[18] ; vainement avaient-ils trop souvent occasion de le montrer sans autorité efficace sur la Chambre, réduit à laisser mutiler les lois d'affaires qu'il avait présentées, il n'en était pas moins certain que cette même Chambre avait manifesté la volonté très nette de lui conserver la direction des affaires, et surtout de ne pas la laisser prendre à ses compétiteurs. M. Guizot écrivait au duc de Broglie, le 18 mars 1845 : La situation devient non pas plus facile, mais plus ferme. Le parti conservateur est de plus en plus décidé, ce qui ne l'empêchera pas de faire encore je ne sais quelles bévues ; mais le fond est bon et restera bon. Quelle œuvre nous avons entreprise ! Et pourtant il le faut, et j'espère toujours que nous réussirons. Mais le fardeau est bien lourd. Plus je vais, plus je sens le sacrifice que j'ai fait, en ne me retirant pas au premier mauvais vote. J'y aurais gagné du repos et beaucoup de cet honneur extérieur et superficiel qui a bien son prix. Mais j'aurais, sans raison suffisante, livré ma cause à de très-mauvaises chances et mon parti à une désorganisation infaillible. Quoi qu'il m'en coûte, j'ai encore assez de force et de vertu pour ne pas regretter d'être resté sur la brèche. Le ministre ajoutait, Je 31 mars, dans une lettre adressée au même correspondant : Je crois toujours que j'irai jusqu'au bout, tantôt laissant aller les petites choses, tantôt livrant bataille sur les grandes[19].

Quant à M. Molé, il n'avait retiré de sa campagne ni réel profit, car le ministère était toujours debout, ni grand honneur, car ses anciens amis eux-mêmes étaient étonnés, attristés, scandalisés presque, de le voir engagé dans une opposition si acharnée et si personnelle, avec des alliances si suspectes. Les conservateurs, écrivait un témoin[20], sont maintenant presque aussi irrités contre lui qu'ils l'étaient contre M. Guizot du temps de la coalition. Le Roi ne cachait pas son mécontentement[21]. La bonne impression que les cabinets européens avaient gardée du ministère du 15 avril en était altérée, et M. de Metternich entre autres s'exprimait très sévèrement[22]. Ajoutons que la façon dont M. Molé s'était mis en avant et avait fait de la lutte politique du moment une sorte de duel entre lui et le ministre des affaires étrangères, avait pour curieuse conséquence, sinon de rapprocher M. Guizot de M. Thiers, du moins de détendre un peu leurs rapports personnels. Peu après la discussion des fonds secrets à la Chambre des pairs, M. Thiers, se trouvant en visite chez madame de Lieven, qui avait désiré l'entretenir sur un passage de son histoire, remarqua qu'après son entrée, la princesse donnait ordre de tenir la porte fermée pour tout le monde. Il réclama aussitôt et déclara avec insistance n'avoir aucune objection à rencontrer M. Guizot. Juste à ce moment, le ministre arriva. A la vue de M. Thiers, il fut d'abord stupéfait. Madame de Lieven se mit à rire. M. Thiers, puis M. Guizot en firent autant. L'hilarité finie, la princesse expliqua la cause de la visite, et la conversation porta, pendant quelque temps, sur l'Histoire du Consulat. Après une pause, la maîtresse de la maison s'adressa à M. Thiers : J'avais, lui dit-elle, un message à vous faire de la part de M. Guizot : c'était de vous faire observer qu'il s'est mieux comporté avec vous que vous ne l'avez fait avec lui. Vous lui aviez jeté Molé dans les jambes, et lui vous a débarrassé de Molé. Maintenant, il n'y a plus que deux possibilités politiques : vous et lui. — C'est vrai, confirma M. Guizot, je l'avais chargée de vous dire cela. M. Thiers répondit sur le même ton, et alors s'engagea, entre les deux adversaire, sur toutes les questions politiques, une conversation fort intéressante pour celle qui en était l'unique témoin, conversation pleine de liberté, de franchise et de bonne grâce ; les interlocuteurs s'accordèrent sur tous les points, sauf sur celui de la paix et de la guerre, M. Guizot maintenant que la paix pouvait être conservée, M. Thiers insistant sur ce qu'un jour ou l'autre elle serait nécessairement rompue. On se quitta en termes fort courtois[23].

La vie si rude que M. Guizot menait, depuis plus de quatre ans, sans un moment de répit, épuisait ses forces. Déjà, l'été précédent, il avait souffert de crises hépatiques assez violentes. Le voyage à Windsor lui avait été une distraction salutaire. C'est un bon cordial que le succès, écrivait-il à ce propos, le 21 octobre 1844. Mais, vers la fin d'avril 1845, à la suite des fatigues de la session, sous le coup d'irritations et d'anxiétés que son sang-froid apparent ne l'avait pas empêché de ressentir, la maladie revint si forte, qu'il fut, cette fois, obligé de prendre un congé et de se retirer au Val-Richer. L'intérim de son ministère fut confié à M. Duchâtel. Beaucoup se flattaient que M. Guizot était définitivement hors de combat, ou qu'en tout cas on allait s'habituer à marcher sans lui. Ce dernier sentiment n'était pas étranger à certains conservateurs et même peut-être à tel ou tel membre du cabinet qui s'imaginait grandir personnellement par la disparition d'un collègue si éclatant et si absorbant. L'épreuve, au contraire, se trouva tourner à la confusion de ceux qui croyaient pouvoir se passer facilement de M. Guizot. Celui-ci n'était pas éloigné depuis quelques jours que M. de Viel-Castel notait, le 1er mai, sur son journal intime[24] : Les dernières séances de la Chambre des députés ont déjà suffi pour démontrer tout ce que le ministère perd de force et de dignité par le fait de l'absence de M. Guizot. Les journaux de l'opposition en triomphent. Ils accablent M. Duchâtel de sarcasmes méprisants, et, pour rabaisser plus complètement les ministres restants, ils ne craignent pas d'exalter déjà celui qui s'est retiré momentanément. Le Constitutionnel dit qu'on va voir ce que c'est qu'une plate politique platement défendue. Le National prétend que M. Duchâtel reproduit les idées de M. Guizot, comme Scarron reproduit Virgile. Le Courrier, ce mortel ennemi de M. Guizot, dit qu'il n'a jamais paru plus grand que depuis qu'on voit à l'œuvre ceux qui essayent de prendre sa place. Le jeune prince Albert de Broglie écrivait au duc son père, alors en mission à Londres : La Chambre est fort désorganisée en ce moment. L'amiral de Mackau — ministre de la marine — a été très malheureux hier dans une réponse à M. Barrot... Le vaisseau du ministère a l'air tout désemparé ; mais les batteries de l'opposition ne sont pas bien servies non plus. Il ajoutait, dans une autre lettre, peu de temps après : Vous voyez la situation trop en noir. M. Guizot se remet très rapidement. Cette retraite, d'où il conduit tout, comme le dieu dans les nuages, et qui fait sentir son absence à la Chambre, le grandit plutôt dans l'opinion. Quand donc, après environ cinq semaines de congé, dans les premiers jours de juin, le ministre des affaires étrangères revint à son poste, son prestige parut en quelque sorte renouvelé et rajeuni. Au dehors, d'ailleurs, des événements heureux lui venaient au secours, apportant enfin la justification de l'entente cordiale et en faisant recueillir les profits. Par un juste retour, cette politique étrangère, dont les accidents avaient tant de fois ébranlé la situation du ministre, servait maintenant à la raffermir. Nous ne faisons pas seulement allusion à ce qui se passait en Espagne et en Grèce, où, comme nous le verrons plus lard, notre influence se trouvait, depuis quelque temps, avoir repris le dessus et où le pouvoir était passé aux chefs des partis français[25]. Mais à ce moment précis, notre diplomatie remportait à Londres un succès plus remarquable et plus décisif encore ; elle résolvait, d'une façon pleinement satisfaisante, ce problème du droit de visite, dont l'opposition avait tant de fois annoncé que M. Guizot ne pourrait jamais se tirer.

 

IV

On se rappelle les faits qui avaient donné naissance à la question du droit de visite : le soulèvement inattendu d'opinion provoqué par la signature de la convention du 20 décembre 1841 ; le ministère surpris, reculant peu à peu devant ce soulèvement, ajournant d'abord la ratification de la convention, puis y renonçant définitivement et faisant agréer ce refus à l'Angleterre et aux autres puissances ; l'opposition non désarmée, mais, au contraire, encouragée par cette satisfaction, et, dans la session de 1843, une nouvelle poussée dirigée, non plus contre le traité de 1841, qui avait disparu, mais contre ceux de 1831 et de 1833, c'est-à-dire contre le principe même du droit de visite tel qu'il était appliqué depuis plus de dix ans ; le gouvernement essayant d'abord de résister, déclarant toute révision des anciens traités dangereuse à demander, impossible à obtenir, ensuite contraint de céder et acceptant le mandat de poursuivre cette révision, sous la condition toutefois, expressément stipulée par lui devant la Chambre, qu'il choisirait son heure et attendrait pour ouvrir les négociations qu'elles fussent sans péril et eussent chance de réussir. Cette position prise ou subie, M. Guizot avait usé du droit qu'il s'était réservé, d'attendre. ; il s'était gardé de faire à l'Angleterre, des propositions prématurées, mais, en même temps, n'avait pas perdu de vue l'œuvre à accomplir, ne manquant pas une occasion d'en appeler au bon sens et à la bonne foi de lord Aberdeen, de lui faire comprendre la force des préventions éveillées en France et la nécessité d'en tenir compte. Tel avait été notamment l'esprit des conversations que, lors de la visite de la Reine à Eu, il avait eues avec le chef du Foreign Office ; il l'avait amené, non sans doute à accepter telle ou telle solution, mais à reconnaître plus ou moins explicitement qu'il fallait en chercher une[26].

Le terrain ainsi préparé, M. Guizot se hasarda à y faire un pas de plus ; le 6 décembre 1843, il invita son ambassadeur à Londres à reprendre avec le ministre anglais la conversation commencée à Eu, et à lui faire savoir notre désir de ne pas tarder davantage à ouvrir les négociations sur la révision des traités de 1831 et de 1833[27]. Lord Aberdeen, s'inspirant de l'entente cordiale qui venait d'être inaugurée, répondit : Vous pouvez écrire à M. Guizot que, plein de confiance dans la sincérité de sa résolution de travailler à la suppression de la traite, j'accueillerai toute proposition qui viendra de lui avec beaucoup de... prévenance, et que je l'examinerai avec la plus grande attention... Mais prenez bien garde de rien ajouter qui implique une adhésion de ma part à telle ou telle mesure ; il s'est agi, à Eu, entre M. Guizot. et moi, de commencer une négociation, non d'en préjuger l'issue. Je comprends la situation de votre ministère devant ses Chambres ; il doit aussi comprendre la mienne. Le secrétaire d'État avait en effet à compter non seulement avec l'opposition, mais avec ses propres collègues. Le premier mouvement de sir Robert Peel avait été de refuser tous pourparlers sur ce sujet. M. Guizot, disait-il avec humeur, pose des principes très justes, pour en faire ensuite une application partiale ; il parle de l'amour-propre et de la susceptibilité des assemblées ; il sait bien que l'Angleterre aussi n'est pas un pouvoir absolu, et que son gouvernement ne peut pas ne pas tenir compte de la fierté et des passions nationales. Jamais la Chambre des communes ne consentira à faire des concessions aux exigences de la Chambre des députés. Lord Aberdeen parvint cependant à l'amadouer ; il lui fit comprendre l'impossibilité de repousser à priori des propositions qui n'étaient pas connues, et obtint qu'on ne se refuserait pas à la négociation.

M. Guizot, fidèle à sa tactique expectante, ne se hâta pas de faire des propositions. Nous ne sommes pas autrement pressés de pousser l'affaire, écrivait M. Désages à M. de Jarnac, le 29 janvier 1844[28]. Il vaut mieux attendre, je crois, pour le cabinet anglais et pour nous, que le premier feu des parlements respectifs soit épuisé sur la question des ouvertures générales, et que les préoccupations parlementaires se dirigent vers d'autres voies. Les difficultés qui éclatèrent bientôt après sur les affaires de Taïti et du Maroc furent une raison de plus de retarder l'ouverture de la négociation. En attendant, notre gouvernement s'occupait de former son dossier ; il faisait faire une enquête par la marine sur les moyens nouveaux qui pourraient être proposés pour la répression de la traite. A l'automne de 1844, après l'arrangement de l'incident Pritchard et le traité de Tanger, les circonstances parurent plus favorables. M. Guizot profita donc de son voyage à Windsor, au mois d'octobre, pour causer du droit de visite, non seulement avec lord Aberdeen, mais aussi, sur le conseil de ce dernier, avec les autres ministres et même avec les chefs de l'opposition. Il se peut, leur disait-il, qu'en soi le droit de visite soit, comme on le pense en Angleterre, le moyen le plus efficace de réprimer la traite ; mais, pour être efficace, il faut qu'il soit praticable ; or, dans l'état des esprits en France, Chambres et pays, il n'est plus praticable, car, s'il est sérieusement pratiqué, il suscitera infailliblement des incidents qui amèneront la rupture entre les deux pays. Faut-il sacrifier à cette question particulière notre politique générale ? Nous croyons, nous, qu'il y a, pour assurer la répression de la traite, d'autres moyens que le droit de visite, et des moyens qui, dans la situation actuelle, seront plus efficaces. Nous vous les proposerons. Refuserez-vous de les examiner avec nous et de les adopter, si, après examen, ils paraissent plus efficaces que le droit de visite, qui aujourd'hui ne peut plus l'être ? Habilement développées, ces considérations avaient une autorité particulière dans la bouche du ministre qui avait commencé par risquer sa popularité pour défendre le droit de visite en France. Aussi firent-elles généralement une sérieuse impression, et M. Guizot quitta Windsor, convaincu que le moment était enfin venu d'engager officiellement la négociation préparée avec une si habile patience.

Le 26 décembre 1844, notre ministre adressa à M. de Sainte-Aulaire une dépêche qui devait être communiquée au cabinet de Londres ; toujours préoccupé d'amener l'autre partie à la négociation sans lui faire voir trop tôt quelle en devait être l'issue, il n'entrait pas dans le détail des moyens de répression à substituer au droit de visite réciproque ; il indiquait seulement, en termes généraux, le but à atteindre, et proposait que les deux gouvernements nommassent des commissaires qui se réuniraient à Londres pour rechercher les moyens. Lord Aberdeen, toujours notre auxiliaire, fit agréer la proposition à ses collègues. Le résultat dépendait pour beaucoup de la désignation des commissaires. M. Guizot eut une idée fort heureuse, il s'adressa au duc de Broglie, et obtint de lui qu'il acceptât cette mission. La haute considération du personnage, la notoriété de ses convictions abolitionnistes lui assuraient un crédit particulier auprès du gouvernement et du public anglais ; lord Aberdeen, sir Robert Peel, la Reine, le prince Albert témoignèrent aussitôt leur satisfaction d'un tel choix et l'espoir qu'ils en concevaient[29]. De son côté, le gouvernement britannique nomma pour son commissaire le docteur Lushington, membre du conseil privé et juge de la Haute Cour d'amirauté, fort estimé pour sa science et son caractère, à la fois whig et abolitionniste ardent, et dont l'opinion devait avoir, par suite, une importance particulière aux yeux des adversaires de la traite.

Au moment même où ces désignations préliminaires s'accomplissaient heureusement dans le huis clos des chancelleries, la session parlementaire de 1845 s'ouvrait à Paris et à Londres. Les oppositions, ayant eu vent qu'il se préparait quelque chose, portèrent la question du droit de visite aux deux tribunes. En France, les ennemis de M. Guizot partaient toujours de cette idée qu'il ne se tirerait pas de la négociation où on l'avait force à s'engager. A la Chambre des pairs, M. Molé se complut a montrer le ministre acculé dans une impasse, aussi incapable de faire céder l'Angleterre que de faire reculer la Chambre des députés ; il se refusa à prendre au sérieux l'expédient des commissaires, déclara ne rien attendre de leur intervention, et invoqua son habitude des affaires, pour prédire leur insuccès. A la Chambre des députés, M. Thiers le prit sur le même ton, et affecta de ne voir dans ce qui se faisait qu'une apparence destinée à amuser le public. Quand on est embarrassé, disait-il ironiquement, on choisit des commissaires. La meilleure défense pour M. Guizot eût été de révéler l'état exact de la négociation. Mais il eût risqué ainsi d'en compromettre le résultat ; dès le premier jour, lord Aberdeen, préoccupé des susceptibilités anglaises, l'avait averti d'être très réservé dans ses explications devant les Chambres. Plus soucieux donc d'assurer son succès final que de se procurer sur le moment un avantage de tribune, il se borna à répondre par quelques généralités et à affirmer qu'un grand pas avait été fait en décidant le gouvernement anglais à chercher, de concert avec nous, de nouveaux moyens de réprimer la traite. — On dit, ajouta-t-il, que nous poursuivons un but impossible. J'espère fermement qu'on se trompe, et que deux grands gouvernements, pleins d'un bon vouloir réciproque et fermement décidés à persévérer dans la grande œuvre qu'ils ont entreprise en commun, réussiront, en tout cas, à l'accomplir. Pendant ce temps, au Parlement anglais, lord Palmerston cherchait, sans beaucoup de succès, il est vrai, à ameuter les esprits contre toute idée de toucher aux traités de 1831 et de 1833, déclarant que ce serait sacrifier l'honneur britannique à M. Guizot. Instituer une commission, disait-il, en vue d'examiner si le droit de visite est essentiel pour la suppression de la traite, est juste aussi raisonnable que si l'on instituait une commission pour rechercher si deux et deux font quatre ou s'ils font quelque chose autre.

Arrivé en Angleterre le 15 mars 1845, le duc de Broglie y fut très bien accueilli par la cour, les ministres, et même par plusieurs des principaux whigs, depuis longtemps ses amis[30]. Cette faveur personnelle pouvait l'aider à surmonter les obstacles ; mais elle ne les supprimait pas. Dans la première audience qu'elle avait donnée à notre commissaire, la Reine lui avait dit, en faisant allusion à l'affaire qu'il venait traiter : Ce sera bien difficile. Lord Aberdeen se montra, dès le début, plein de bonne volonté, plutôt notre complice que notre adversaire, écrivait le duc de Broglie à M. Guizot. Mais il était visible que le secrétaire d'État, suspect d'être trop favorable à la France, ne se croyait pas en mesure, soit vis-à-vis de l'opposition, soit même vis-à-vis des autres membres du cabinet, de prendre seul la responsabilité d'une solution. Était-il pressé par nous, il se retranchait derrière le docteur Lushington. Je m'en remets à lui, disait-il, du soin de chercher les expédients, et j'accepterai tout de lui avec confiance. C'était donc le docteur qu'il fallait convaincre. Tant qu'il ne le serait pas, les plus conciliants n'oseraient pas se dire de notre avis. Lui gagné, les plus revêches seraient sinon convertis, du moins désarmés. Le duc de Broglie le comprit, et manœuvra en conséquence, avec une adresse souple qu'on ne lui connaissait pas. Il avait affaire, en la personne du commissaire anglais, à un esprit droit, probe, sensible aux bonnes raisons, mais un peu entêté, pointilleux, préoccupé.de son propre sens et de son succès personnel. Il ne négligea rien pour ménager ses préventions, gagner sa confiance et aussi flatter son amour-propre, car l'honnête docteur n'était pas invulnérable sur ce dernier point. Ce ne devait pas être sans succès, et le duc pourra bientôt écrire à M. Guizot : Le docteur et moi vivons comme deux frères ; comme on l'invite partout à dîner avec moi, il se trouve tout à coup être du grand monde et fêté dans des salons où il n'avait pas eu jusqu'ici un accès habituel.

La première semaine fut employée à entendre les dépositions de plusieurs officiers de marine anglais et français sur la traite et sur les moyens de la réprimer autrement que par le droit de visite. Après cette enquête, vint le moment vraiment critique, celui où les deux commissaires se communiquèrent leurs vues. Ces vues parurent d'abord assez divergentes. Le système proposé par le duc de Broglie consistait à supprimer définitivement tout droit de visite et à y substituer l'envoi, sur la côte occidentale d'Afrique, de deux escadres française et anglaise, composées d'un nombre déterminé de croiseurs et manœuvrant de concert ; de plus, des traités devaient être conclus avec les chefs indigènes, afin de pouvoir au besoin agir sur terre. Le docteur Lushington acceptait l'idée des deux escadres ; seulement, il y mettait une double condition : 1° au lieu d'abolir les conventions de 1831 et de 1833, il se bornait à les suspendre pendant cinq ans, pour permettre l'essai du nouveau système ; au terme du délai, ces conventions devaient rentrer en vigueur ipso facto, si elles n'étaient pas expressément abrogées du consentement des deux gouvernements ; 2° il établissait formellement le droit de vérifier la nationalité des bâtiments soupçonnés d'arborer un pavillon qui n'était pas le leur, droit réclamé depuis longtemps par l'Angleterre, mais contesté par d'autres puissances, notamment par les États-Unis. Notre gouvernement jugea ces deux conditions inacceptables. Sur le premier point, il avait le sentiment que nos Chambres ne seraient satisfaites que par une abolition définitive du droit de visite. Sur le second point, sans prétendre poser en principe qu'un négrier ou un pirate pouvait échapper à toute surveillance en arborant un drapeau autre que le sien, il ne voulait pas reconnaître expressément à des navires de guerre étrangers le droit d'arrêter et de visiter, en temps de paix, nos bâtiments de commerce, sous prétexte de vérifier leur nationalité ; il se rendait compte que ce genre de visite ne paraîtrait pas moins insupportable que l'autre à l'opinion française, et ne donnerait pas lieu, dans l'exécution, à de moindres difficultés. Un mois entier s'écoula en conférences sur ces deux questions, entre le duc de Broglie d'une part, le docteur Lushington et lord Aberdeen d'autre part. Inutile de raconter les péripéties diverses par lesquelles on passa. Il semblait, à certains moments, que la préoccupation où était forcément chaque partie des préventions de l'esprit public dans son pays, rendrait l'accord impossible. Mais la bonne foi et la bonne volonté apportées par les négociateurs finirent par triompher de toutes, les difficultés. On aboutit à une transaction qui était en réalité tout à notre avantage. Le traité, qui fut signé, le 29 mai 1845, par les plénipotentiaires, organisait d'abord le système des deux escadres de croiseurs et prévoyait les traités à conclure avec les chefs indigènes, conformément aux propositions de notre commissaire ; sur les conventions de 1831 et de 1833, il stipulait qu'elles seraient suspendues pendant dix ans, terme assigné à la durée du nouveau traité, et qu'au bout de ce temps elles seraient, non pas remises en vigueur si elles n'étaient abrogées d'un commun accord, mais, au contraire, considérées comme définitivement abrogées si elles n'étaient pas, d'un commun accord, remises en vigueur ; quant au droit de vérification de la nationalité des bâtiments, aucune maxime générale et absolue n'était établie ; on s'en référait aux instructions fondées sur les principes du droit des gens et sur la pratique constante des nations maritimes, qui seraient adressées aux commandants des escadres et dont Je texte serait annexé au nouveau traité.

La convention est excellente, écrivit aussitôt M. Guizot au duc de Broglie. On n'est jamais mieux arrivé à son but et de plus loin. Et il ajoutait avec une légitime fierté : A coup sûr, sans lord Aberdeen, vous et moi, si l'un des trois avait manqué, rien ne se serait fait. Il avait raison. Peu d'œuvres diplomatiques ont été plus sagement conduites, plus heureuses pour le pays et plus honorables pour ceux qui y ont pris part. Est-ce à dire que le système imaginé fût parfaitement efficace contre la traite ? A l'épreuve, il ne devait pas donner grand résultat, d'autant que les stipulations dont on attendait le plus d'effet, celles qui prévoyaient les traités à faire avec les chefs indigènes pour atteindre sur terre le commerce des esclaves, n'ont pu être sérieusement appliquées, par suite du mauvais vouloir du commandant de la station anglaise. Mais, à vrai dire, ce n'était pas là le côté principal du problème. Ce qu'on avait voulu résoudre, c'était moins une question africaine qu'une question européenne. Il s'agissait avant tout d'écarter la grosse difficulté qui, depuis plusieurs années, pesait si lourdement sur les rapports de la France et de l'Angleterre, embarrassait notre politique générale, et pouvait même un jour mettre la paix en péril. A ce point de vue du moins, le succès était complet, et la difficulté se trouvait supprimée.

 

V

Le traité du 29 mai fut connu à Paris dans les premiers jours de juin 1845, au moment même où M. Guizot, relevant de maladie, faisait sa rentrée dans les Chambres. L'effet parlementaire fut considérable, d'autant plus considérable que l'opposition avait proclamé à l'avance ce succès impossible. Tout ce qu'elle avait dit à ce sujet se retournait maintenant contre elle et faisait davantage ressortir l'heureuse habileté du cabinet. A. gauche et au centre gauche, où, depuis le commencement de la session, on avait eu le verbe si haut, on portait maintenant la tête basse et l'on ne savait plus que dire. Lorsqu'il fallut nommer, dans les bureaux, la commission chargée d'examiner les crédits demandés pour l'exécution du traité, aucune contradiction sérieuse n'osa se produire, et les ministériels l'emportèrent à de grandes majorités. Même embarras et même silence lors du débat en séance, le 27 juin ; le projet fut voté par 243 voix contre une ; les adversaires de parti pris avaient été réduits à s'abstenir. Je suis content, écrivait peu après M. Guizot[31]. La session de nos Chambres finit bien ; mes amis sont confiants, mes adversaires sont découragés. Et M. de Barante confirmait ainsi ce jugement : Jamais session ne s'est terminée dans des circonstances plus heureuses pour un ministère, plus défavorables à l'opposition[32].

Il fallait s'attendre que le traité ne fît pas une moindre impression à Londres ; seulement cette impression serait-elle aussi favorable au cabinet anglais qu'elle l'avait été au cabinet français ? Ne pouvait-on pas craindre que les concessions faites à la France ne fournissent aux adversaires de lord Aberdeen des armes pour attaquer sa politique de loyale conciliation ? En effet, dès le 2 juin, à la première nouvelle du traité, le Morning Chronicle disait : M. Guizot ne pouvait remporter un plus grand triomphe, et quelque amertume que nous inspire la pusillanimité avec laquelle les ministres anglais se sont laissé duper, nous sommes forcés dé complimenter les Français sur l'habileté avec laquelle ils ont satisfait les désirs de leurs partis extrêmes. Peu de semaines après, le 8 juillet, lord Palmerston soulevait la question à la Chambre des communes ; il constatait avec douleur qu'il ne restait plus rien du droit de visite, et déplorait la timidité avec laquelle le gouvernement s'était soumis aux exigences du cabinet de Paris. Ces attaques cependant n'eurent pas grand écho dans le public et même parmi les whigs. Le temps, dont M. Guizot s'était fait habilement un auxiliaire, avait amorti les préventions de l'opinion anglaise ; on y sentait la nécessité d'une solution, dans l'intérêt même de la répression de la traite, et, quant au choix de cette solution, on s'en rapportait volontiers à un abolitionniste aussi notoire que le docteur Lushington. Aussi sir Robert Peel eut-il facilement raison des critiques de lord Palmerston. Il renvoya à ce dernier et à sa politique de 1840 la responsabilité du soulèvement qui s'était produit en France contre le droit de visite, et s'attacha à démontrer l'efficacité de la nouvelle convention, s'abritant du reste, sur ce point, derrière les commissaires dont il fit un magnifique éloge. Il n'y eut pas de vote. Lord Palmerston, reconnaissant lui-même que le ministère était assuré d'une forte majorité, avait renoncé à proposer aucune résolution.

La politique de l'entente cordiale qui triomphait ainsi à Paris et à Londres allait trouver une confirmation nouvelle dans une démarche personnelle de la reine Victoria. Louis-Philippe, enchanté de ses deux premières entrevues avec la Reine, en 1843 à Eu, en 1844 à Windsor, eût vivement désiré qu'une telle rencontre se renouvelât tous les ans, tantôt d'un côté du canal, tantôt de l'autre[33]. Il n'avait pas semblé d'abord que ce désir eût chance d'être réalisé en 1845. La Reine avait résolu d'employer le mois d'août à faire une sorte de pèlerinage de famille en Saxe, dans le pays de son cher Albert ; sur la route, elle devait rendre au roi de Prusse la visite que celui-ci lui avait faite à Londres, en janvier 1842. A ces déplacements, on ne jugeait pas possible d'ajouter un voyage en France qui eût d'ailleurs témoigné trop clairement la volonté d'ôter toute portée politique aux politesses faites en Allemagne. Louis-Philippe avait été informé de cette impossibilité et s'y était résigné, non sans regret. Je vois bien, écrivait-il à la reine des Belges, le 12 mai, que, pour cette année, we are completely out of the question[34]. La reine Victoria se mit en route le 8 août. Après être passée par la Belgique, et avoir accepté, à Brühl, près de Cologne, l'hospitalité de Frédéric-Guillaume, qui profita de la circonstance pour évoquer dans un toast le souvenir de Waterloo[35], elle séjourna quelques semaines en Saxe, se prenant d'une vive affection pour cette chère petite Allemagne[36] sur laquelle rejaillissait quelque chose de sa tendresse conjugale. Durant ce temps, l'adroite insistance de la reine des Belges qui avait accompagné, pendant plusieurs jours, la royale voyageuse, et aussi le désir de plaire à la France, d'y contre-balancer l'effet que pouvaient v produire des incidents tels que le toast à Waterloo, déterminèrent 1a reine Victoria à modifier ses projets et à terminer sa tournée par une courte visite au château d'Eu. Elle y arriva en effet le 8 septembre. Suivant son désir, la réception garda un caractère absolument intime[37]. Tout s'y passa à merveille. La Reine fut charmée. Louis-Philippe était radieux. Après vingt-quatre heures, les deux familles royales se séparèrent plus attachées que jamais l'une à l'autre. Cette visite, à laquelle on ne s'attendait pas en Europe, y fut fort remarquée. Au delà du Rhin, on en ressentit une vive mortification dont la trace se trouve dans la correspondance de M. de Metternich[38]. En France, au contraire, la satisfaction fut générale. Venant au lendemain d'un succès de notre diplomatie, cette démarche ne pouvait avoir, même pour les esprits les moins bien disposés, qu'une interprétation flatteuse à l'amour-propre national.

Tous ces événements profitaient au cabinet, dont ils justifiaient la politique. Sa situation, naguère ébranlée, était maintenant tout, à fait raffermie. Aucune menace à l'intérieur, aucune difficulté pressante au dehors. Depuis longtemps, M. Guizot n'avait pas connu semblable tranquillité et sécurité. Après la vie si rude qu'il venait de mener, après tant de contretemps accumulés, de luttes continues, de fatigues sans répit, d'angoisses sans cesse renouvelées, le ministre, qui, aussitôt la session finie, était parti pour sa chère résidence du Val-Richer, jouissait de ce repos dans le succès. Parfois, cependant, il consentait à sortir de sa retraite. Ainsi avait-il eu, peu avant la visite de la reine d'Angleterre, l'occasion de prononcer, à un banquet offert par ses électeurs normands, un discours qui, dans le silence relatif des vacances parlementaires, eut un grand retentissement. Ce qui distinguait ce discours, c'était l'accent particulier de sérénité victorieuse avec lequel l'orateur parlait des luttes qu'il venait de soutenir : Ces luttes si vives, disait-il, quelquefois si rudes, je ne m'en suis jamais plaint, je ne m'en plaindrai jamais. C'est la condition de la vie publique dans un pays libre. Des hommes que le monde honore et à côté desquels je tiendrais à grand honneur que mon nom fût un jour placé, ont été tout aussi attaqués, tout aussi injuriés, tout aussi calomniés que moi. Ils n'en ont pas moins continué à servir leur pays ; ils n'en sont pas moins restés entourés de son regret... Le dirai-je, messieurs ? je trouve qu'on est envers l'opposition, envers les journaux, à la fois trop exigeant et trop timide. On leur demande une impartialité, une modération, une justice que ne comportent guère nos situations réciproques et la nature de notre gouvernement. Ils ont leurs passions, nous avons les nôtres. Acceptons, tolérons notre liberté mutuelle, au lieu de nous en plaindre... C'est là une part du mouvement, de l'activité de la vie politique, et il en résulte, à tout prendre, beaucoup plus de bien que de mal. Mais, en même temps que j'accepte franchement et sans me plaindre la liberté de la presse politique, ses écarts, ses injustices, ses rigueurs, je regarde comme une nécessité et comme un devoir de conserver avec elle la plus complète indépendance, de ne me laisser conduire ni par ses avis, ni par le besoin de ses éloges, ni par la crainte de ses attaques. Je m'applique, en toute occasion, à ne tenir compte que des choses mêmes, des vrais intérêts de mon pays... Permettez-moi, messieurs, de vous engagera en faire autant. Vous, mes amis politiques, lisez les journaux, sans vous irriter ni vous plaindre de leur rudesse, de leur violence ; mais gardez avec eux la pleine indépendance de votre pensée ; jugez les hommes politiques non d'après ce que ces journaux en disent, mais d'après la connaissance personnelle que vous en avez. Pour faire un essai de cette méthode, M. Guizot invitait ses auditeurs à considérer ce qu'il appelait les résultats généraux, acquis, évidents de la politique conservatrice. Il montrait, au dedans, le régime constitutionnel se déployant tous les jours librement et grandement ; au dehors, le gouvernement de la France non seulement parfaitement indépendant en Europe, mais recevant partout les témoignages d'une grande considération, et voyant des États constitutionnels se former à son image et sous son influence, en Belgique, en Espagne, en Grèce. Tout cela, s'écriait-il, s'est accompli, tout cela s'accomplit chaque jour, sans violence, sans guerre. Nous avons réussi à consommer une révolution, à fonder un gouvernement nouveau, au dedans par la légalité, au dehors par la paix. Et alors, se redressant, pour ainsi dire, en face de cette opinion par laquelle il avait été naguère méconnu, mais à laquelle, en ce moment, il en imposait par son succès : Je n'hésite pas à le dire, messieurs, et je le dis avec un orgueil juste et permis, car c'est de notre pays lui-même et de notre gouvernement tout entier que je parle, il y a là de quoi être satisfait et fier.

 

 

 



[1] Mémoires de M. de Metternich, t. VII, p. 31.

[2] Sur les détails de cette visite, voir The life of the Prince Consort, par sir Théodore MARTIN, notamment les fragments du Journal de la Reine qui y sont cités.

[3] Nous lisons, à propos d'un de ces entretiens, dans le Journal de la Reine : Le Roi est un homme extraordinaire. Il a beaucoup parlé de nos récentes difficultés et de l'émotion excessive de la nation anglaise. Il a dit que la nation française ne désirait pas la guerre, mais que les Français aiment à faire claquer leur fouet comme les postillons, sans songer aux conséquences'. Puis il a dit que les Français ne savaient pas être de bons négociants comme les Anglais, et qu'ils ne comprenaient pas la nécessité de la bonne foi qui donne tant de stabilité à ce pays-ci. La France, a-t-il ajouté, ne peut pas faire la guerre à l'Angleterre, qui est le Triton des mers ; l'Angleterre a le plus grand empire du monde. Puis, parlant de l'affaire de Taïti : Je la voudrais, au fond de la mer, dit-il, et désirerais beaucoup en être entièrement débarrassé. — Bien que Louis-Philippe fût alors très soucieux de plaire à la Reine, je doute que celle-ci ait tien entendu et exactement rapporté ce qui lui avait été dit. Elle a dû exagérer et mal comprendre certaines phrases de politesse. Le Roi n'a pu, en causant avec une souveraine étrangère, tenir, sur son propre pays, certains des propos qui lui sont ici attribués.

[4] Revue rétrospective.

[5] Lettre du 21 octobre 1844. (Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis, p. 226 à 228.)

[6] A chaque instant, raconte l'un des chefs du centre gauche, nous rencontrions à la salle des conférences, à la buvette, des députés flottants qui, après s'être assurés d'un regard circulaire qu'on ne les voyait pas, venaient à nous et nous serraient la main avec une parole ou un geste fort significatif. (Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.)

[7] La majorité conservatrice est ralliée, disait à ce propos le Journal des Débats ; la situation est rétablie. (2 janvier 1845.)

[8] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[9] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[10] Le maréchal avait eu, sur ce sujet, un langage au moins assez variable et assez incertain. Avant le traité, le 3 septembre 1844, il reprochait au prince de Joinville d'exiger trop du Maroc. Dans notre situation vis-à-vis de la jalouse Angleterre, écrivait-il, nous devons nous montrer faciles. (D'IDEVILLE, le Maréchal Bugeaud, t. II, p. 543.) Le traité fait, il se plaint qu'on n'ait pas assez obtenu. Applaudissez, vous tout seul, écrit-il au général de La Moricière, car moi, je n'applaudis pas le moins du monde. (KELLER, le Général de La Moricière, t. I, p. 365.) Il écrit dans le même sens à M. Guizot. (Mémoires de M. Guizot, t. VII, p. 176.) Mais, le 29 décembre 1844, il mande du Périgord à M. de Corcelle : Je me contente de vous dire que les résultats généraux sont bons, et que s'il eût été possible d'obtenir davantage, ce n'eût été qu'aux dépens d'un retard dans la conclusion. Ce retard aurait pu compliquer en Europe certaines questions. (Documents inédits.)

[11] The Greville Memoirs, second part, vol. II, p. 270.

[12] Lettre du 30 octobre 1844, publiée par la Revue rétrospective.

[13] Le Comte Duchâtel, par M. VITET.

[14] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[15] Ceux qui conseillaient de rester étaient appelés, dans certains milieux ministériels, les amis sérieux, par opposition aux amis romanesques qui poussaient à la démission. (Journal inédit du baron de Viel-Castel.)

[16] Revue rétrospective.

[17] Journal inédit du baron de Viel-Castel.

[18] Veut-on un spécimen des déclamations de la presse de gauche sur ce sujet. Le Siècle disait du ministère, le 28 février 1845 : C'est un gladiateur épuisé qui perd du sang à chaque pas, et dont la main défaillante, cherchant à maintenir l'appareil qui couvre la plaie sans la guérir, ajuste les plis de son manteau, souille dans l'arène. Il demande en vain la vie ou la mort ; son imperceptible et inconcevable majorité, qu'il salue tristement, le condamne à une lente agonie.

[19] Documents inédits.

[20] Journal inédit du baron de Viel-Castel.

[21] Journal inédit du baron de Viel-Castel.

[22] Lettre au comte Apponyi, du 15 mars 1845. (Mémoires de M. de Metternich, t. VII, p. 91,92.)

[23] Cet épisode est raconté par M. Greville, qui en tenait le récit de la princesse de Lieven elle-même. (The Greville Memoirs, second part, vol. II, p. 278 et p. 287, 288.)

[24] Journal inédit du baron de Viel-Castel.

[25] Je remets à plus tard l'exposé de ces affaires d'Espagne et de Grèce, afin de ne pas le morceler.

[26] Voir plus haut, ch. I, § V à VIII, et ch. II, § I, IV, VI et IX.

[27] Pour le récit des négociations qui vont suivre, je me suis principalement servi des documents cités par M. Guizot au tome VI de ses Mémoires, p. 198 et suiv.

[28] Documents inédits.

[29] M. de Sainte-Aulaire écrivait de Londres à M. de Barante, le 14 février 1845 : Nous attendons Broglie. L'accueil qui a été fait ici à son nom est une des plus flatteuses récompenses que puisse recevoir un homme public. (Documents inédits.)

[30] J'ai eu sous les yeux tous les papiers relatifs à cette mission du duc de Broglie, dépêches officielles et correspondance confidentielle. C'est sur ces documents, dont du reste M. Guizot avait déjà cité plusieurs extraits dans ses Mémoires, que j'ai rédigé le récit qui va suivre.

[31] Lettre du 22 juillet 1845. (Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis, p. 230.)

[32] Lettre du 1er août 1845. (Documents inédits.)

[33] Le Roi s'en était souvent expliqué avec le roi et la reine des Belges, qui étaient ses intermédiaires habituels avec la cour d'Angleterre. Il écrivait notamment à la reine des Belges, le 12 mai 1845 : Ce que je désire, c'est que tout s'arrange de manière que nous puissions nous donner des cals réciproques, on both sides of the channel. (Revue rétrospective.) — Lord Palmerston écrivait à son frère, le 16 mars de la même année : Louis-Philippe désire que la Reine vienne le voir à Paris, l'été prochain, et offre de lui rendre sa visite l'année d'après. Il dit que, dans l'état présent des relations entre les deux pays, les souverains devraient se rencontrer tous les ans. (BULWER, The Life of Palmerston, t. III, p. 151.)

[34] Revue rétrospective.

[35] Voici ce toast, qui ne manquait pas d'une certaine éloquence : Messieurs, remplissez vos verres ! Il y a un mot d'une inexprimable douceur pour les cœurs britanniques et allemands. Il y a trente ans, on l'entendit proférer sur les hauteurs de Waterloo par des voix anglaises et allemandes, après des jours de combat pour marquer le glorieux triomphe de nos frères d'armes. Aujourd'hui, il résonne sur les rives de notre Rhin bien-aimé, au milieu des bénédictions de la paix qui est le fruit sacré du grand combat : ce mot, c'est Victoria ! Messieurs, buvez à la santé de S. M. la reine Victoria et à celle de son auguste consort.

[36] Journal de la Reine, cité par sir Théodore MARTIN. (The Life of the Prince Consort.)

[37] Ce fut au cours de cette visite que furent échangées, au sujet du mariage du duc de Montpensier avec l'infante, sœur de la reine d'Espagne, des explications importantes sur lesquelles j'aurai à revenir quand je raconterai les négociations relatives aux mariages espagnols.

[38] Le voyage de la reine d'Angleterre en Allemagne, écrivait M. de Metternich au comte Apponyi, n'a point eu de succès. Des circonstances peu dignes d'égards dans d'autres temps que les nôtres ont contribué à ce fait. Ce qui a fini par effacer les bonnes impressions, — car, parmi de regrettables, il y en a eu aussi de bonnes, — c'est la visite à Eu. Cette visite, qui de tout temps avait été méditée par le roi Louis-Philippe, a été habilement amenée par l'intermédiaire de la reine des Belges... Sous l'influence de la famille de Cobourg, les raisons contraires au projet du roi des Français ont été étouffées..... La visite à Eu n'a été qu'une scène de la pièce qui se joue et dans laquelle tout le monde, auteur, acteurs et spectateurs, est mystifié ou mystificateur. (Mémoires de M. de Metternich, t. VII, p. 102.) — M. de Metternich s'était rencontré avec la reine Victoria au château de Stolzenfels, sur le Rhin. J'ai trouvé le prince, écrit la Reine dans son Journal, notablement plus âgé que je ne m'y attendais, dogmatisant beaucoup, parlant lentement, mais du reste très aimable.