HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE V. — LA POLITIQUE DE PAIX (1841-1845)

 

CHAPITRE V. — BUGEAUD ET ABD EL-KADER (1840-1844).

 

 

I. Abd el-Kader recommence la guerre à la fin de 1839. Le maréchal Valée reçoit des renforts. La campagne de 1840. Ses médiocres résultats. — II. Débats à la Chambre des députés. Idées exprimées par le général Bugeaud. M. Thiers songe à le nommer gouverneur de l'Algérie, mais n'ose pas. Cette nomination est faite par le ministère du 29 octobre. — III. Antécédents et portrait du général Bugeaud. — IV. Système de guerre que le nouveau gouverneur veut appliquer en Afrique et qu'il a proclamé à l'avance. — V. Les lieutenants qu'il va trouver en Algérie. Changarnier. La Moricière. Ce dernier, comme commandant de la division d'Oran, a été le précurseur du général Bugeaud. — VI. Le gouverneur entre tout de suite en campagne, au printemps de 1841. Occupation de Mascara et destruction des établissements d'Abd el-Kader. — VII. L'armée apprend à vivre sur le pays. Campagne de l'automne de 1841. — VIII. La Moricière s'installe à Mascara. Sa campagne d'hiver autour de cette ville. Les résultats obtenus. Bugeaud défend La Moricière contre les bureaux du ministère de la guerre. Bedeau à Tlemcen. — IX. Le sergent Blandan. Expédition du Chélif au printemps de 1842 et soumission des montagnes entourant la Métidja. La Moricière continue ses opérations autour de Mascara. — X. Campagne de l'automne 1842. Changarnier et l'Oued-Fodda. Grands résultats de l'année 1842. — XI. Retour offensif d'Abd el-Kader dans l'Ouarensenis au commencement de 1843. Fondation d'Orléansville. — XII. La smala. Le duc d'Aumale. Surprise et dispersion de la smala. Effet produit. — XIII. Bugeaud est nommé maréchal. Ses difficultés avec le général Changarnier. — XIV. Abd el-Kader est rejeté sur la frontière du Maroc. — XV. Le gouvernement du peuple conquis. Les bureaux arabes. La colonisation. — XVI. L'Algérie et le parlement. Rapports du gouverneur avec M. Guizot et avec le maréchal Soult. Bugeaud et la presse. — XVII. Bugeaud a eu le premier rôle dans la conquête. Ses lieutenants. L'armée d'Afrique. La guerre d'Algérie a-t-elle été profitable à notre éducation militaire ?

 

I

Un jour, en janvier 1842, comme les orateurs de l'opposition dénonçaient l'abaissement, la pusillanimité de la politique extérieure, et reprochaient au gouvernement de Juillet de n'avoir fait aucune conquête : Cela est faux, s'écria M. Guizot ; vous êtes engagés, depuis dix ans, dans la conquête d'un grand territoire. La guerre d'Afrique est une conquête à laquelle vous travaillez tous les jours... Consultez l'Europe, consultez les connaisseurs en fait de conquête et d'agrandissement territorial ; vous verrez ce qu'ils diront : ils regardent tous l'occupation de l'Afrique par la France comme un grand fait, comme un fait destiné à accroître beaucoup, un jour, son influence et son poids en Europe. En effet, de même que la prise d'Alger avait été l'œuvre de la Restauration, la soumission de l'Algérie fut celle de la monarchie de 1830 et spécialement de ce ministère du 29 octobre, si facilement accusé de manquer de toute énergie belliqueuse. Guerre d'un caractère particulier, qu'on peut bien qualifier de grande guerre, si l'on considère l'importance des armées mises en campagne, le nombre des morts et le chiffre des dépenses[1] ; mais, en même temps, guerre locale, sans contre-coup en Europe, ne mettant pas en péril la paix du monde, bien plus, impliquant l'existence et le maintien de cette paix, car le gouvernement qui n'en eût pas été assuré, aurait été étrangement téméraire de se lancer dans une pareille entreprise et, suivant l'expression du maréchal Bugeaud, de grever, pour tant d'années, d'une aussi lourde hypothèque, son armée et ses finances[2]. Je suis frappé, écrivait M. Guizot le 18 octobre 1842, de la nécessité d'agir en Afrique, pendant la paix de l'Europe ; l'Afrique est l'affaire de nos temps de loisir[3].

Pour comprendre ce que fut l'œuvre du ministère du 29 octobre en Algérie, il faut remonter un peu en arrière et reprendre l'exposé des affaires de cette région à la fin de 1839, au moment où allait recommencer avec Abd el-Kader la guerre un moment suspendue par le traité de la Tafna[4]. Dès le milieu de cette année, tous les indices révélaient une crise imminente, et il était manifeste que la paix boiteuse, subsistant depuis deux ans, ne durerait plus longtemps. L'émir avait son parti arrêté. Le 3 juillet 1839, il avait fait décider en principe la guerre sainte par l'assemblée des grands, se réservant de la déclarer au moment qu'il jugerait convenable ; puis il avait employé août et septembre à parcourir les tribus, excitant les esprits et amassant de l'argent. Soucieux de ne pas paraître provoquer la rupture, il attendait un prétexte. Le maréchal Valée le lui fournit à la fin d'octobre, par l'expédition des Portes de Fer. Depuis longtemps, le gouverneur désirait établir une communication par terre entre la province de Constantine et Alger. Impossible de suivre l'ancienne voie romaine qui passait au sud, dans les États de l'émir ; il fallait donc chercher un chemin plus au nord, au milieu des tribus kabyles, dans le pâté montagneux du Djurdjura. Là, une seule fissure se présentait, celle du Biban ou des Portes de Fer, de tel renom, que les Turcs ne s'y étaient jamais aventurés. Le maréchal Valée n'hésita pas à y lancer une colonne légère de 2.500 hommes d'élite, sous les ordres du duc d'Orléans. Elle devait se diriger à vol d'oiseau de Sétif à Alger, à travers un pays absolument inconnu et affreusement tourmenté, en passant à gué plusieurs rivières qu'une seule nuit de pluie pouvait rendre infranchissables. Grâce au secret gardé, à la rapidité de la marche, à la vigueur des troupes, à l'audace heureuse du commandement, la colonne, partie, le 18 octobre 1839, de Mila près de Constantine, arriva saine et sauve à Alger, quinze jours après. Elle en avait été quitte pour quelques escarmouches avec Ben-Salem, lieutenant d'Abd el-Kader. Mais on avait eu plus de bonheur que de prudence. Les Portes de Fer avaient été trouvées plus dangereuses encore qu'on ne s'y attendait : c'était une gorge de quinze à vingt mètres de largeur, entre deux murailles à pic, hautes de cent à deux cents mètres, en quelque sorte crénelées pour la fusillade ; et ce défilé se prolongeait pendant 6 kilomètres. Il fallut sept heures pour le franchir. Chacun se rendait compte qu'une poignée d'hommes eût pu tout arrêter. Un orage éclata quelques heures après le passage ; s'il fût arrivé plus tôt, l'armée était noyée entre les rochers. Aussi, l'un des résultats les plus clairs de cette hasardeuse expédition fut-il de nous convaincre qu'il fallait chercher ailleurs la communication militaire entre les deux provinces.

Louanges à Dieu, s'écria Abd el-Kader en apprenant les nouvelles du Biban, l'infidèle s'est chargé de rompre la paix ; à nous de lui montrer que nous ne craignons pas la guerre. Aussitôt il envoya partout l'ordre de prendre les armes. Le 20 novembre 1839, au jour fixé par lui, Arabes et Kabyles se précipitaient comme une trombe dévastatrice sur la plaine de la Métidja. En un moment, les fermes européennes qui commençaient à s'y établir étaient détruites, les colons mis en fuite ou massacrés, les tribus alliées de la France razziées et décimées. Malgré tant d'indices qui eussent dû le mettre en éveil, le gouverneur général fut absolument surpris et se trouva hors d'état de chasser les envahisseurs. Ses troupes étaient dispersées et immobilisées dans les postes qu'il avait partout multipliés et qui n'avaient servi à rien contre l'invasion. Les premiers détachements, trop faibles en nombre, qui se hasardèrent à en sortir, furent fort maltraités, tel un bataillon du 24e qui, en une seule affaire, eut cent cinq morts et quatre-vingt-sept blessés. Le Sahel lui-même, massif montagneux auquel s'appuie Alger, paraissait menacé ; la panique gagna la ville où l'on arma les batteries de l'enceinte ; on pouvait se croire revenu aux plus mauvais jours de 1831. Cette épreuve jugeait le système défensif du maréchal Valée. Ce fut seulement après plusieurs semaines, grâce surtout à l'énergie des colonels Changarnier et de La Moricière, qui commandaient l'un le 2e léger à Boufarik, l'autre les zouaves à Koléa, qu'on commença à faire un peu moins mauvaise figure. Encore nos troupes n'en étaient-elles pas à reprendre l'offensive : elles se, bornèrent à débloquer les postes conservés dans la Métidja ; plusieurs avaient dû être évacués et détruits.

Le premier effort de l'ennemi s'était porté contre la province d'Alger. Il ne s'attaqua qu'un peu plus tard à nos établissements, si restreints d'ailleurs, de la province d'Oran. Là aussi, nos troupes se trouvèrent réduites à une défensive qui ne fut pas toujours heureuse[5]. Dans la province de Constantine, où Abd el-Kader n'avait jamais pu établir sérieusement sa puissance, notre situation était meilleure, grâce au concours de plusieurs grands chefs indigènes ; ceux-ci bataillaient pour notre cause et envoyaient, en grand apparat, au général commandant la division, les oreilles coupées sur les cadavres des partisans de l'émir.

Dès le commencement de l'attaque, le maréchal Valée avait fait parvenir en France un cri d'alarme, demandant avec instance des renforts immédiats. Sous l'influence du duc d'Orléans, le ministère, — c'était alors celui du 12 mai 1839, présidé par le maréchal Soult, — prit aussitôt des mesures pour porter l'effectif de l'armée africaine de 40.000 hommes à près de 60.000. Le Roi et son conseil, écrivait le prince royal au maréchal Valée, ont accepté, sans hésitation, sans récrimination, la situation actuelle de l'Algérie. L'opinion publique, la presse ont suivi cet exemple ; les Chambres seront entraînées de même. Jamais général en chef n'aura été soutenu et traité comme vous l'êtes : appui moral, récompenses pour vos troupes, pouvoir d'agir, liberté de mouvements, renforts immédiats et abondants, vous aurez tous les éléments du succès... Puis, parlant de lui-même, le prince ajoutait, avec cet accent de patriotisme qui vibrait si souvent dans ses lettres : Reprendre, pour une lutte solennelle, une place encore chaude, si je puis m'exprimer ainsi, parmi les troupes que je viens de commander dans une expédition presque pacifique, répondre à l'appel que l'Afrique fait à ses défenseurs, c'est plus qu'un droit pour moi, c'est, à mes yeux, un devoir d'honneur qui fait taire toute autre considération et qui a été apprécié par le Roi et son conseil. J'ai écarté l'offre d'un commandement distinct du vôtre : le service en eût souffert. Je n'ai d'autre ambition que le bien général. Je partirai d'ici avec mon frère d'Aumale qui fera ses premières armes sous vos ordres. L'opinion publique et la presse se préoccupent vivement de mon départ, et tant que cela ne va pas jusqu'à des manifestations qui troubleraient ma liberté, je ne puis qu'être touché d'une sollicitude qui me prouve que mes efforts pour me tenir à la hauteur de ma position n'ont pas été complètement perdus ; mais ni les motifs qu'on allègue, ni aucune considération d'intérêt, ni aucun calcul d'avenir ne pourront me retenir ici, lorsque, dans mes inflexibles idées de point d'honneur, je crois avoir un devoir à remplir. Le cri de ma conscience me conduira en Afrique ; Dieu réglera l'avenir[6]. A l'ouverture de la session, le 23 décembre 1839, le Roi parla avec fermeté de la nécessité de punir l'agression de l'émir et d'en rendre le retour impossible, afin que rien n'arrêtât le développement de prospérité que la domination française garantissait à une terre qu'elle ne quitterait plus. La Chambre, si longtemps incertaine dans ses vues sur l'Algérie, s'associa à ces sentiments. Sa volonté fut même mise particulièrement en lumière par le vote d'un amendement qui corrigeait sur ce point la rédaction proposée par la commission ; cette rédaction, tout en insistant sur la vigueur avec laquelle la guerre devait être poussée, laissait planer quelque doute sur l'usage qui serait fait de la victoire ; l'amendement, voté à une grande majorité, sur la demande du ministère, substitua à cette rédaction un peu équivoque une phrase où, reprenant les expressions mêmes du discours royal, on parlait de cette terre que la domination française ne quitterait plus.

Les renforts arrivèrent en Algérie dans les premiers mois de 1840. Le maréchal Valée se trouva ainsi en mesure de former un petit corps expéditionnaire, bientôt porté à dix mille hommes, et dans lequel étaient réunis les Africains les plus renommés, le général Duvivier, les colonels de La Moricière, Changarnier et Bedeau. Le duc d'Orléans commandait l'une des divisions, et son jeune frère le duc d'Aumale, alors chef de bataillon, faisait partie de son état-major. D'après le plan concerté avec le gouvernement, tout l'effort devait être porté dans la province d'Alger où l'on voulait s'emparer de Cherchel à l'ouest sur le bord de la mer, de Miliana au sud-ouest dans les terres, et de Médéa au sud. On se flattait que ces villes, une fois revenues en notre possession, serviraient de rempart à la plaine de la Métidja. Le plan fut exécuté comme il avait été conçu. Le maréchal occupa Cherchel le 15 mars, Médéa le 17 mai, Miliana le 8 juin. Aucune de ces villes ne fut défendue : les deux premières furent trouvées désertes, la troisième en flammes. Sur la route, à l'aller et au retour, il fallut souvent en venir aux mains avec Abd el-Kader ou avec ses lieutenants. Le plus rude et le plus brillant de ces combats eut lieu avant d'arriver à Médéa, sur ce col de Mouzaia, tant de fois arrosé de notre sang depuis la première expédition du général Clauzel : Abd el-Kader occupait, avec ses réguliers et de nombreux auxiliaires, les crêtes et le piton qui dominaient à gauche le passage ; ainsi défendue, cette forteresse naturelle paraissait inaccessible ; rien ne put arrêter l'élan de nos soldats entraînés par Changarnier et La Moricière. Mais quel était le fruit de ces victoires ? Vainement, à chaque rencontre, l'emportait-on sur Abd el-Kader, celui-ci ne se laissait pas envelopper ni même serrer de trop près. Toujours vaincu, jamais mis hors de combat, il continuait à tenir la campagne, harcelant toutes nos marches offensives et encore plus nos retraites. Ainsi quelques jours après le combat de Mouzaia, comme l'armée repassait le col pour revenir dans la Métidja, l'arrière-garde fut si soudainement et si violemment attaquée, qu'on put craindre un moment sa destruction.

Malgré les efforts faits et le sang versé, cette campagne était donc sans résultat décisif. L'armée en avait le sentiment et, chose fâcheuse, s'en prenait à son chef. Plusieurs fois, il avait paru qu'avec sa lenteur méthodique, encore augmentée par l'âge, le maréchal laissait échapper les meilleures occasions. Artilleur éminent, il ne possédait pas au même degré les qualités fort différentes du général d'armée ; de plus, nourri dans les traditions de la grande guerre européenne, il n'avait pas l'intelligence de cette guerre d'Afrique qui exigeait tant de prestesse dans les mouvements, tant de promptitude dans le coup d'œil. La Moricière traduisait le sentiment général, quand il écrivait alors dans une lettre confidentielle[7] : On n'a pas d'idée de ce que c'est que dix mille hommes conduits de la sorte ; cela dépasse de beaucoup tout ce que je pouvais imaginer. Cependant le gouverneur était satisfait. Le plan de campagne est exécuté, disait-il dans son rapport au ministre ; la France est fortement établie dans la vallée du Chélif ; de grandes communications relient à la Métidja Médéa et Miliana. Le moment approche où les tribus se sépareront de l'émir. Singulière illusion ! Le maréchal Valée avait, laissé à Médéa et à Miliana, non des corps de troupes assez forts pour rayonner aux environs, mais les garnisons indispensables à la garde des villes : toujours le parti pris de défensive. Aussi, à peine l'armée s'était-elle éloignée, que ces garnisons étaient bloquées, sans communications régulières avec Alger, constamment attaquées, souvent manquant de vivres, et surtout exposées à la démoralisation, conséquence de leur attitude passive et de leur isolement. Horribles villes, écrivait alors un de nos plus solides soldats[8], véritables prisons, dans lesquelles on a jeté trois mille individus, et qui sont autant de gouffres où disparaissent ces malheureux abandonnés. Vivres et munitions, tout devait être apporté de la côte, et chaque ravitaillement exigeait une nouvelle armée, une nouvelle expédition, de nouveaux combats contre l'ennemi qui tenait toujours l'a campagne. C'était recommencer purement et simplement ce qu'avait fait le général Clauzel au lendemain de la prise d'Alger, comme si le temps n'avait rien fait gagner ni l'expérience rien appris. Ces expéditions répétées épuisaient l'armée, d'autant que le chiffre des troupes mobilisables était singulièrement restreint : presque tout l'effectif continuait à être absorbé par la garde des nombreux postes que le maréchal avait établis autour du Sahel et dans la Métidja.

Ces postes nous donnaient-ils au moins quelque sécurité ? Non ; les coureurs ennemis s'avançaient jusqu'aux portes d'Alger. A peu de distance de la ville, des détachements de deux cents hommes étaient surpris et massacrés. Un témoin[9] a tracé ce tableau de nos possessions africaines après la campagne de 1840 ; il se suppose devant une carte, marquant en noir ce qui nous appartient véritablement : Alger est à vous, disait-il, et même, pourvu que la nuit soit encore éloignée, vous pouvez vous promener à une lieue aux environs. Trois ou quatre points clans un rayon de trois ou quatre lieues ; ce sont vos postes ou camps de la Maison-Carrée, du Fondouk, de l'Habra, etc. Vous possédez la surface qu'ils occupent et les alentours jusqu'à portée de fusil, mais à condition de n'y rien semer, de n'y rien bâtir ; à condition d'avoir, derrière vos fossés, suffisamment de vivres et de munitions pour attendre la colonne de ravitaillement. Lorsqu'il n'y a pas d'eau dans l'intérieur du camp, les soldats ne vont à la fontaine qu'en force suffisante. Ils sont dévorés de vermine, excédés de fatigue et d'ennui, décimés par la fièvre, par le soleil, par les exhalaisons pestilentielles des marécages. Heureux ceux qui peuvent lire quelques lambeaux d'un vieux journal ! J'ai entendu des officiers, enfermés dans ces prisons brûlantes, dire que l'esprit le mieux trempé ne peut résister à trois ou quatre mois d'un pareil supplice. Beaucoup s'adonnent aux liqueurs fortes, demandant à l'abrutissement de les sauver de la folie. Mais poursuivons : un point à Douera, un point à Boufarik, un autre à Blida, deux autres à Goléa et à Cherchel. Vous entretenez dans chacun de ces endroits un certain nombre de troupes et quelques cabaretiers qui empoisonnent ce que la fièvre et l'Arabe ont laissé vivre. Voilà votre province d'Alger... J'oubliais vos villes de Médéa et de Miliana, deux grands tombeaux, au bout d'un chemin sur lequel vous pourriez construire vingt pyramides triomphales des ossements de vos soldats. L'auteur de ce tableau n'exagérait pas l'insalubrité des postes occupés dans la province d'Alger. Tel bataillon, qui en arrivant dans l'un d'eux comptait 700 hommes, se trouvait, au bout de peu de temps, réduit à 210. Ces malheureux, écrivait un de leurs officiers[10], sont frappés de la fièvre comme de la foudre ; ils tombent, et l'on n'a que le temps de les porter à l'hôpital. C'est à l'occupation de ces retranchements bien plus qu'aux combats, si meurtriers fussent-ils, qu'il faut attribuer le chiffre très élevé des pertes de l'armée en 1840 : 9.300 morts sur un effectif de 60.000 hommes[11].

En dépit des bulletins optimistes que le maréchal Valée lui adressait de la meilleure foi du monde, le ministre de la guerre finissait cependant par s'apercevoir du fâcheux état des choses : La situation générale, écrivait-il, ne s'est pas améliorée depuis le commencement de la campagne. Nous occupons, il est vrai, Médéa et Miliana, mais dans des conditions jusqu'ici peu favorables. Les partis arabes n'en demeurent pas moins à peu près maîtres de la plaine, et les communications entre nos postes sont difficiles et rares. Il est urgent de remédier, par des opérations heureuses et décisives, à un tel état de choses dont il y aurait bientôt à s'alarmer[12]. Comment répondre au vœu du ministre ? L'armée était dans un état de lassitude physique et surtout morale qui ne semblait plus permettre de lui imposer de nouveaux efforts. On en était à se demander si, avec des soldats surmenés, des officiers découragés, il serait possible de continuer les opérations indispensables au ravitaillement des villes occupées. Heureusement Changarnier se trouvait là, toujours prêt à agir et sachant entraîner les autres ; il était la grande ressource du maréchal dans ses embarras ; simple colonel ou général de récente promotion, il se voyait attribuer le commandement de presque toutes les expéditions, qu'il menait à bien avec un rare mélange d'audace, d'énergie et d'adresse. Les généraux sont à Alger, écrivait le capitaine de Montagnac[13], n'ayant pas d'emploi et n'en demandant pas. Il y a ici un général qui est tous les généraux d'Afrique : c'est Changarnier. Y a-t-il une expédition à organiser ? vite on ramasse des fractions de tous les corps et l'on prend mon Changarnier. Y a-t-il une razzia à faire ? Changarnier. S'agit-il d'établir un télégraphe dans les nuages ? encore Changarnier, toujours Changarnier... Du reste, il répond à la confiance qu'on a en lui : il se bat bien. Sa réputation va toujours grandissant, et bientôt la terre ne sera plus assez vaste pour la contenir.

Même avec un si énergique lieutenant, le maréchal Valée était loin de faire tout le nécessaire. Miliana a été ravitaillée, le 23 juin 1840, pour trois mois. Depuis lors, on n'a plus eu de communication avec la ville, de nouveau bloquée. Les trois mois se sont écoulés sans que l'on ait trouvé moyen d'envoyer un nouveau convoi. Dans la nuit du 27 au 28 septembre, un homme vêtu en Arabe se présente au palais du gouverneur : c'est un échappé de Miliana ; les nouvelles qu'il apporte sont telles, qu'en toute hâte une colonne est organisée par Changarnier. Le 4 octobre, après avoir livré plusieurs petits combats, elle arrive à Miliana. Quel spectacle ! La moitié de la garnison est dans le cimetière, un quart dans les hôpitaux ; le reste se (traîne sans force et sans courage, incapable de défendre les remparts que l'ennemi, mal informé, n'a heureusement pas attaqués[14]. Tel a été le résultat des fatigues, des maladies et surtout de la nostalgie causée par cet état de séquestration, d'isolement et d'abandon. Il faut prendre dans le corps expéditionnaire les éléments d'une garnison entièrement nouvelle. La colonne ainsi réduite ramène, non sans peine, à Alger, les débris de l'ancienne garnison, contre lesquels la mort devait s'acharner jusqu'au bout. Des 1.236 hommes laissés en juin 1840 dans Miliana, 70 seulement survivaient au 31 décembre. Lamentable incident, qui eut tout de suite un douloureux retentissement et qui n'était pas fait pour relever le prestige du maréchal Valée, soit en Afrique auprès de l'armée, soit en France auprès du public et du gouvernement.

 

II

Pendant que la guerre se poursuivait avec ces fortunes diverses, survenaient, en France, des débats parlementaires et des crises ministérielles qui avaient leur contre-coup sur les affaires algériennes. Avant même que le maréchal Valée eût reçu ses renforts et commencé sérieusement ses opérations, son système avait rencontré, à la tribune de la Chambre, un contradicteur autorisé, redoutable, qui avait l'habitude de dire très haut ce qu'il pensait et de ne ménager personne : c'était le général Bugeaud. Il y avait déjà plusieurs années que ce personnage jouait, dans les affaires d'Afrique, un rôle important dont les diverses phases semblaient, il est vrai, peu concordantes. Le même homme qui, en 1836, par la victoire de la Sickack, était apparu comme l'un des plus vigoureux adversaires d'Abd el-Kader, avait négocié et signé, en 1837, le traité de la Tafna, qui faisait la part si large à l'émir, si étroite à la France. A cette époque, il professait très haut et à tout venant que l'entreprise algérienne était une sottise, que la conquête serait pénible, la colonisation impossible, et que le mieux était de s'en aller[15]. Mais, depuis lors, une évolution s'était accomplie dans son esprit. Sans désavouer sa première opposition, en persistant même à déclarer l'entreprise peu heureuse, il avait fini par trouver que la France était trop engagée pour reculer. Dès lors, il estimait que le pire était de piétiner sur place, et qu'on devait aller de l'avant ; l'évacuation écartée, il ne voyait plus qu'une issue, la conquête complète et rapide. Dans cette façon nouvelle de considérer les choses, il apportait son habituelle impétuosité, exposant en toute occasion ses idées avec une verve abondante et puissante. Ainsi, avait-il pris la parole, le 15 janvier 1840, lors de la discussion de l'adresse, mêlant assez étrangement, avec une égale vivacité, l'apologie de sa conduite personnelle dans le traité de la Tafna et la critique de l'occupation restreinte. Je ne serai pas suspect, disait-il, quand je déclarerai que l'occupation restreinte me paraît une chimère. Cependant, c'est sur cette idée qu'avait été fait le traité de la Tafna. Eh bien ! c'est une chimère ! Elle vient d'être jugée par les faits. C'est à grands frais, avec un grand déploiement de forces et de fortifications, que vous avez voulu garder la petite zone réservée dans la province d'Alger. Vous avez vu ce qui est arrivé ! Au moment où la guerre a éclaté, nos points retranchés ont été franchis ; les Arabes se sont précipités dans la plaine de la Métidja, y ont fait disparaître l'ombre de colonisation que nous y avions si péniblement établie. Je dis que l'occupation restreinte est une chimère, une chimère dangereuse. Tant que vous resterez dans votre petite zone, vous n'attaquerez pas votre adversaire au cœur. Lors même que vous étendriez un peu cette zone, l'ennemi aurait plus d'espace qu'il ne lui en faut pour subsister... Une reste donc, selon moi, que la domination absolue, la soumission du pays... Puisque mon pays est en Afrique, je désire qu'on ne s'y débatte plus dans l'impuissance. Nous nous agitons, depuis dix ans, pour faire les choses du monde, je ne dirai pas les plus futiles, mais les plus infructueuses. Je pense que les grandes nations, comme les grands hommes, doivent faire les fautes avec grandeur. Oui, à mon avis, la possession d'Alger est une faute ; mais puisque vous voulez la faire, il faut que vous la fassiez grandement, car c'est le seul moyen d'en obtenir quelque fruit. Il faut donc que le pays soit conquis et la puissance d'Abd el-Kader détruite. Le but ainsi nettement fixé, l'orateur indiquait les moyens de l'atteindre : c'était de, substituer au système des postes fortifiés la création de six colonnes mobiles, parcourant le pays dans tous les sens et atteignant les Arabes dans leurs intérêts agricoles, les seuls saisissables en Afrique.

Le ministère, qui venait d'approuver le plan du gouverneur, n'était pas disposé à suivre les conseils du général Bugeaud. Mais, quelques semaines plus tard, il était renversé et cédait la place au cabinet du 1er mars 1840, formé par M. Thiers. Le nouveau président du conseil arrivait au pouvoir, fort animé pour la conquête de l'Algérie et assez prévenu contre le maréchal Valée. La position de ce dernier, au premier moment fort menacée, ne fut raffermie que par l'influence du duc d'Orléans qui s'apprêtait alors à rejoindre l'armée d'Afrique. Ce ne fut pas pour bien longtemps. A peine les opérations militaires étaient-elles commencées que, devant la médiocrité et l'incertitude des résultats, M. Thiers sentit renaître ses premiers doutes sur l'homme et sur son système. Quant au général Bugeaud, il trouvait dans ces faits la confirmation de ses idées, et, le 14 mai 1840, il saisissait l'occasion de la discussion des crédits, pour insister avec plus de vivacité encore sur la critique du plan suivi par le maréchal Valée. Si l'on veut, disait-il, occuper Médéa, Miliana, Cherchel, on aura tous les inconvénients de l'occupation restreinte multipliés sur une plus grande échelle. A l'entendre, ce n'est pas 2.400 hommes qu'il faudrait mettre à Médéa, ce serait 8.000 hommes en état de prendre l'offensive. Il y a, ajoutait-il, un système qu'il faut abandonner, c'est le système de la multiplication des postes retranchés. Je n'en connais pas de plus déplorable. Il nous a fait un mal affreux... Que diriez-vous d'un amiral qui, chargé de dominer la Méditerranée, amarrerait ses vaisseaux en grand nombre sur quelques points de la côte et ne bougerait de là ? Vous avez fait la même chose... C'est le système de la mobilité qui doit soumettre l'Afrique. Il y a entre le système de l'occupation restreinte par les postes retranchés et celui de la mobilité toute la différence qu'il y a entre la portée du fusil et la portée des jambes. Les postes retranchés commandent seulement à la portée du fusil, tandis que la mobilité commande le pays à vingt ou trente lieues. Il faut donc être avare de retranchements et n'établir un poste que quand la nécessité en est dix fois démontrée... Vous voulez rester imperturbablement en Afrique ! Eh bien, il faut y rester pour y faire quelque chose. Jusqu'à présent, on n'a rien fait, absolument rien. Voulez-vous recommencer ces dix ans de sacrifices infructueux, ces expéditions qui n'aboutissent qu'à brûler des maisons et à envoyer bon nombre de soldats à l'hôpital ? Vous ne pouvez continuer quelque chose d'aussi absurde, messieurs. Puisque vous êtes condamnés à rester en Afrique, il faut une grande invasion qui ressemble à celle que faisaient les Francs, à celles que faisaient les Goths ; sans cela, vous n'arriverez à rien. Et l'orateur ne cachait pas à la Chambre qu'une armée de 90.000 hommes était nécessaire. Tout en trouvant le général Bugeaud trop absolu, M. Thiers tomba d'accord avec lui qu'on avait eu tort d'éparpiller les troupes et de multiplier les postes ; la meilleure tactique, selon le président du conseil, eût été de s'emparer de quelques points principaux et de rayonner de là dans tous les sens. Lui aussi repoussait absolument la chimère de l'occupation restreinte. Enfin, aux adversaires de l'entreprise algérienne qui tiraient argument des résultats incertains de la campagne, il répondait-en célébrant avec une vivacité éloquente les profits que nous réservait cette conquête et aussi, d'une façon plus générale, l'avantage qu'il y avait pour la France à se battre quelque part[16].

Cette discussion n'avait pas raffermi le maréchal Valée. Le ministère comprenait la nécessité de le changer ; une seule chose l'arrêtait, la difficulté que présentait le choix du successeur. Un candidat sans doute était indiqué et paraissait s'offrir : le général Bugeaud. En une question où tant de gens tâtonnaient, il avait un système, le professait bien haut et se faisait fort de réussir là où les autres avaient échoué. Dans beaucoup d'esprits, l'idée gagnait qu'il pourrait bien être l'homme de la situation. Le général s'attendait à être choisi. Il est toujours fortement question de m'envoyer en Afrique, écrivait-il à un de ses confidents, et je crois même que c'est arrêté, mais qu'on ne veut pas le publier encore... Je n'ai fait aucun mouvement. Sans être Achille, on vient me chercher sous ma tente[17]. Cependant les jours s'écoulaient, et le ministère n'osait avouer le choix qu'il avait peut-être décidé in petto : c'est qu'il se croyait obligé de ménager la gauche et que celle-ci détestait le général Bugeaud. Jusqu'à quand ces préventions de parti eussent-elles ainsi retardé une mesure si évidemment commandée par l'intérêt de l'Algérie ? Quoi qu'il en soit, le cabinet du 1er mars tomba sans avoir rien fait, et la question se trouva renvoyée au cabinet du 29 octobre, avec beaucoup d'autres non moins graves, plus graves même, qui composaient l'onéreux héritage laissé par M. Thiers à ses successeurs.

Les nouveaux ministres n'avaient aucune raison d'être effarouchés par la couleur politique du général Bugeaud, mais ne pouvaient-ils pas l'être par ses desseins militaires ? Le nommer, c'était s'engager à fond dans la guerre d'Afrique, renoncer à tout expédient d'occupation restreinte, entreprendre la conquête de la régence entière, se condamner à obtenir de la Chambre, jusqu'alors peu généreuse en cette matière, beaucoup d'hommes et beaucoup d'argent, et cela pendant de longues années. Le général n'avait laissé sur ce point aucune équivoque. Il ne s'était pas expliqué seulement à la tribune, dans des circonstances où il pouvait être soupçonné de quelque entraînement de discussion ou de quelque exagération oratoire : un jour que le Roi était particulièrement préoccupé des affaires d'Algérie, des opinions divergentes qui se manifestaient à ce sujet, de la stérilité des efforts faits jusqu'alors, il avait appelé le général Bugeaud et, en plein conseil des ministres, lui avait demandé son avis. Sire, dit le général, si le pays cultivé, le Tell algérien, se prolongeait indéfiniment dans le sud, il faudrait évacuer demain matin ; la conquête serait impossible. Mais la fortune veut que l'épaisseur du pays cultivé ne soit en moyenne que de trente lieues, et qu'au delà soit le petit désert. Qu'est-ce qui fait que, depuis dix ans, vous multipliez les efforts sans parvenir à soumettre les Arabes ? C'est qu'Abd el-Kader a toujours derrière lui une région où il peut lever l'impôt et recruter des soldats. Toutes les fois que vous laissez à l'ennemi l'impôt et le recrutement, la guerre est interminable. Il faut prendre la totalité du Tell, et alors, l'émir, n'ayant plus ni impôt ni recrutement, sera forcé de capituler. Et comme le Roi, frappé du bon sens de ce raisonnement, avait fait cette question : Si je vous chargeais de cette entreprise, accepteriez-vous, et à quelles conditions ?J'accepterais, répondit le général, mais je demanderais au Roi cent mille hommes de son armée et cent millions de son budget pendant sept ans[18]. Pour peu que M. Guizot et ses collègues eussent été les politiques timides et mesquins que la gauche dénonçait et flétrissait si bruyamment, de telles perspectives eussent eu de quoi les faire hésiter ou même reculer. Tout au contraire, avec une pleine connaissance des suites de leur résolution, ils proposèrent au Roi de nommer le général Bugeaud gouverneur général. Quant à Louis-Philippe, il trouvait bien un peu lourde l'entreprise algérienne. Le duc de Broglie a raison, disait-il volontiers, l'Algérie est une loge à l'Opéra qui coûte bien cher. Mais dès qu'il lui fut démontre que l'honneur et l'intérêt du pays étaient engagés, il prit son parti des sacrifices à faire, si lourds fussent-ils : réponse anticipée aux fausses lettres que la presse légitimiste allait publier, quelques semaines plus tard, en vue de faire croire que le Roi avait promis à l'Angleterre l'évacuation de l'Algérie[19]. L'ordonnance qui appelait le général Bugeaud à remplacer le maréchal Valée fut signée le 29 décembre 1840. Cette date est importante dans l'histoire de la conquête de l'Algérie : elle marque la fin des tâtonnements stériles et le commencement des opérations efficaces.

 

III

Au moment où il prenait en main la direction des affaires algériennes, le général Bugeaud avait cinquante-six ans. Forte stature, large poitrine, visage coloré, voix mâle et rude, regard hardi, allure décidée, tout en lui respirait le commandement. Les qualités de l'âme, de l'intelligence et surtout du caractère étaient supérieures, mais avec des inégalités et des contrastes qu'expliquent son origine et les vicissitudes de sa vie. D'une famille noble du Périgord, Thomas Bugeaud de la Piconnerie perdit sa mère quand il n'avait que dix ans. Son père, ruiné par la révolution, d'un tempérament violent et dur, ne s'intéressant qu'à son fils aîné, retira le jeune Thomas de l'école où l'avait placé sa mère, et le laissa absolument à lui-même, sans lui faire donner aucune éducation. L'enfant ainsi abandonné se réfugia à la campagne, avec ses sœurs aînées dont la tendresse mettait seule un peu de douceur dans sa vie, n'ayant en fait d'instruction que ce que les pauvres filles, non moins délaissées elles-mêmes, pouvaient lui apprendre, passant son temps à chasser, à pêcher, à vagabonder au milieu des landes et des bois avec les petits paysans de son âge, dans un tel dénuement que, faute de souliers, il se fabriquait lui-même des espèces de sandales. Cette étrange existence se prolongea jusqu'en 1804, où Thomas, âgé de dix-neuf ans, s'engagea dans les vélites de la garde impériale. Il prit ce parti par pauvreté, non par goût. Longtemps ses lettres témoignèrent de ses regrets pour la vie rustique, de son désir de quitter le militaire. Toutefois, par sentiment du devoir, par vaillance naturelle, plus encore que par ambition, il écrivait à sa sœur aînée, lors de sa première entrée en campagne : Je t'assure que je mourrai ou que je me distinguerai. Caporal de la garde à Austerlitz en 1805, sous-lieutenant de la ligne en 1806, blessé à la fin de la même année dans la campagne de Pologne, il fut envoyé, en 1808, à l'armée d'Espagne, où il resta jusqu'en 1814, successivement capitaine, chef de bataillon, major. Sur ce nouveau théâtre, dans une guerre de surprises et d'embuscades, il eut occasion de faire œuvre d'initiative et de commandement, bien qu'encore dans un grade relativement peu élevé ; de brillants faits d'armes, de vigoureux coups demain attirèrent sur lui l'attention de ses chefs, particulièrement du maréchal Suchet qui le prit en haute estime. Ce fut la première Restauration, bien accueillie par lui, qui lui donna ses épaulettes de colonel. Mais s'étant rallié à Napoléon pendant les Cent-Jours, il fut mis en demi-solde après la seconde Restauration. Il se retira alors en Périgord, dans le vieux domaine de sa famille, et, portant sur l'agriculture son énergie accoutumée, il transforma le pays qui l'entourait. Ainsi passa-t-il quinze années, loin de tout bruit et de toute agitation, refusant de prendre part aux conciliabules républicains et bonapartistes dans lesquels on cherchait à l'attirer.

Le gouvernement de Juillet lui rouvrit l'armée et le fit général. Élu député en 1831, conservateur résolu, implacable, provocant, il n'était pas d'humeur à jouer les rôles muets. C'était un orateur original, primesautier, n'ayant pas toujours autant démesure que de verve, prompt, sur ce champ de bataille comme sur les autres, à prendre l'offensive, particulièrement animé contre les journalistes qui, naturellement, n'étaient pas en reste avec lui et le dépeignaient comme un soudard brutal, ennemi du peuple et courtisan du prince. Il n'était pas d'ailleurs jusqu'à son rôle militaire, son service de général qui ne le mît en butte aux attaques des partis : en 1833, il acceptait, par dévouement au Roi, la mission pénible de garder la duchesse de Berry à Blaye, et s'attirait ainsi les- ressentiments des légitimistes ; en 1834, placé à la tête d'une des brigades de l'armée de Paris, il irritait les républicains par sa vigueur à réprimer l'émeute du 13 et du 14 avril ; c'est alors que se produisit le douloureux incident si perfidement exploité par l'opposition sous le nom de massacre de la rue Transnonain, — incident dont, en tout cas, le général Bugeaud n'était aucunement responsable, car les soldats incriminés appartenaient à la brigade du général de Lascours, non à la sienne. Les journaux n'en prodiguèrent pas moins leurs invectives à celui qu'ils se plaisaient à appeler le geôlier de Blaye et le bourreau de la rue Transnonain. Le général n'était pas homme à prendre en patience de telles attaques. Il en coûta cher à un député de la gauche, M. Dulong, pour avoir répété à la Chambre ce que disaient les journaux : le mot de geôlier, lancé par lui dans une interruption, lui valut d'être tué en duel par l'ancien commandant du château de Blaye. Le général Bugeaud n'était pas moins indigné, quand on l'accusait de cruauté dans l'affaire delà rue Transnonain ; rien ne lui eût été plus facile que de dégager sa responsabilité ; mais longtemps il se refusa à le faire, pour n'avoir pas l'air de charger son camarade, le général de Lascours ; lorsque sa femme et ses sœurs pleuraient sous la violence des outrages : Mes amies, leur disait-il, je vous en prie, soyez plus calmes ; croyez-vous que je ne souffre pas ? Dieu a été méconnu, outragé, abreuvé d'ingratitude sur cette terre. Ai-je le droit de me plaindre ? Ce fut seulement après la révolution de Février, le 28 mars 1848, qu'il se décida à publier une lettre pour prouver que le fait, prétexte de tant de calomnies, n'était pas imputable à des soldats placés sous ses ordres. Les attaques des journaux avaient du moins ce résultat que le général Bugeaud, avant d'avoir pu conquérir son renom militaire, était déjà très connu du public. Lui-même, un jour, constatait plaisamment à la tribune la notoriété et l'importance dont il était ainsi redevable à ses adversaires. La presse ne m'a pas fait de mal, disait-il ; au contraire, elle m'a fait du bien ; car, sans les outrages qu'elle s'est efforcée de me faire subir, eh ! mon Dieu, mon nom serait presque inconnu en France. (On rit.) On saurait à peine qu'il existe un général Bugeaud, tandis qu'aujourd'hui, partout où je vais pour la première fois, je suis un objet de curiosité. (Nouveaux rires.) On s'empresse sur mon passage ; on veut voir cette espèce d'ogre politique, cet orateur de corps de garde, dont l'éloquence sent la poudre à canon, dit M. de Cormenin dans sa biographie des députés ; et je l'en remercie : c'est une très bonne odeur que celle de la poudre à canon. Dernièrement, étant à Lille dans le salon du préfet, — ce n'était pas jour de réception, — le salon se remplit tellement, qu'on fut obligé d'en ouvrir un autre, tant on était curieux de me voir (hilarité générale), et l'on fut tout étonné de voir que j'étais un homme à peu près comme un autre, et que je parlais à peu près comme tout le monde[20].

Si impétueusement qu'il se fût jeté dans les luttes politiques, le général Bugeaud n'en tenait pas moins à rester avant tout un homme de guerre. C'était comme tel qu'il se sentait capable de faire de grandes choses et qu'il aspirait à donner sa mesure. L'expérience militaire qu'il avait acquise dans la première partie de sa carrière se trouvait avoir été très variée et très complète. Il avait vu la grande guerre que les officiers plus jeunes, uniquement formés en Algérie, ne connaissaient pas, et, en outre, il avait fait, pendant six ans, en Espagne, une guerre de guérillas qui le préparait merveilleusement aux campagnes d'Afrique. Judicieux et attentif, il avait ainsi amassé un riche fonds d'observations qui lui servait non seulement à se guider lui-même, mais à enseigner les autres : car c'était son habitude, son goût, on dirait presque sa manie, si la chose n'avait été le plus souvent fort profitable, d'être, avec tous ceux qui l'approchaient, petits ou grands, en état permanent de professorat militaire[21]. Les souvenirs d'Espagne étaient ceux qu'il évoquait le plus volontiers, pour en tirer des leçons sur la façon de combattre les Arabes. A ces avantages de l'expérience s'ajoutaient ceux que le général Bugeaud tenait de la nature. Il avait beaucoup des dons du capitaine : la décision prompte et audacieuse, le coup d'œil sûr et étendu, l'énergie persévérante, obstinée, l'activité infatigable, le sang-froid intrépide et l'entière liberté d'esprit dans le péril, la hardiesse à assumer et l'aisance à porter les responsabilités, cette autorité particulière du commandement qui fait non seulement que l'armée obéit, mais qu'elle va au feu avec confiance et donne ses efforts sans compter, enfin et surtout deux qualités se complétant l'une l'autre et qui devaient apparaître dans son œuvre à un degré tel, qu'on peut y voir vraiment ses qualités maîtresses : un bon sens que rien ne troublait et une volonté que rien n'arrêtait.

Cette forte et brillante figure n'était pas sans quelques ombres. S'étant formé seul, le général Bugeaud manquait de ce je ne sais quoi de réglé, de mesuré, que donne l'éducation. De là, chez lui, des lacunes, des écarts subits, des saillies excessives. La puissance de volonté, la fermeté de décision, l'ardeur de conviction, la confiance en soi qui faisaient sa force, tournaient parfois en intolérance impérieuse ; entier, absolu, obstiné, il jugeait mal ceux qui le contredisaient et avait parfois trop de goût pour les approbateurs dociles. Il donnait ce spectacle singulier d'un homme qui aimait à discuter et qui avait horreur d'être discuté, recherchant les controverses où sa verve lui donnait de grands avantages, mais s'y montrant susceptible, irritable, beaucoup moins maître de lui que dans une vraie bataille. Son indépendance à l'égard de ses supérieurs était ombrageuse, et le gouvernement qui l'employait trouvait en lui un instrument plus efficace que commode. Bonhomme avec les petites gens, il était parfois cassant, maladroit, blessant avec ceux d'un rang supérieur. Non dépourvu de finesse, il manquait de tact. Les qualités aussi bien que les défauts, tout chez lui était recouvert d'une écorce rugueuse que les frottements du monde ne parvinrent jamais à polir : c'était comme la marque ineffaçable de son origine. Il semblait même mettre sa coquetterie à montrer d'autant plus en lui le paysan et le soldat que son rôle se trouvait être plus élevé. Et cependant qui se fût arrêté à cet extérieur eût mal connu le général Bugeaud. Pénétrez plus avant, vous découvrirez une âme qui n'était pas sans délicatesse et même un esprit qui n'était pas sans culture. Rien de plus touchant et de plus charmant que la correspondance du jeune vélite de vingt ans avec ses sœurs : beaucoup de cœur, une droiture fière et un peu sauvage, une pureté naïve[22]. Cet homme si rude fut le plus affectueux, le plus caressant des pères. Je ne me souviens pas, disait-il un jour à ses enfants, d'avoir reçu de mon père un seul baiser ; voilà pourquoi je vous accable de ces tendresses qui ont tant manqué à mon cœur aimant. A défaut d instruction première, il avait saisi, à peine entré au régiment, toutes les occasions de travailler et d'apprendre ; plus tard, il avait profité de sa retraite, pendant la Restauration, pour faire des lectures ; en tout temps, il s'était développé par l'observation personnelle. Ce qu'il avait ainsi acquis, il 'épanchait autour de lui en conversations abondantes, d'un tour singulièrement vif et pittoresque. Des choses de l'intelligence, c'étaient les côtés positifs et pratiques qu'il goûtait le plus ; il affectait même de dédaigner la poésie ; pourtant il avait le cœur à la fois trop haut et trop sincère pour ne pas en subir, parfois à son insu, l'empire et l'attrait. Un jour, sur la frontière du Maroc, il apprend que ses aides de camp sont réunis dans leur tente pour lire le poème de Jocelyn. Ah ! ils lisent des poésies, ces messieurs ! s'écrie-t-il, puis, entrant brusquement chez eux : Belle occupation, ma foi ! que la vôtre, messieurs ! Avez-vous donc tant d'heures à perdre pour lire des rêveries de songe-creux ? Ah ! les poètes et les députés poètes qui font de la politique ! En vérité, je vous croyais plus sérieux. Et le voilà s'emportant contre les rimailleurs, gent inutile et nuisible. Le soir cependant, après dîner, la conversation étant revenue sur le même sujet, il consent à entendre un passage du poème. A peine lui a-t-on lu une page : Donnez-moi cela ! s'écrie-t-il, et, arrachant le volume des mains du lecteur, il se met à relire, de sa voix puissante et 'bien timbrée, le récit de la mère de Jocelyn mourante, puis, gagné par l'émotion, il continue jusqu'au moment où les mots étranglés s'arrêtent dans sa gorge ; de grosses larmes coulent sur ses joues. Ah ! c'en est trop, cette fois, dit-il en riant, voilà que je vais pleurer comme vous. Et il rejette le livre.

 

IV

Le général Bugeaud débarqua à Alger, le 21 février 1841. Il avait été précédé ou allait être suivi par de nombreux renforts. L'effectif qui, de 17.900 hommes en 1831[23], avait été successivement élevé à 63.000 hommes, chiffre qu'il atteignait en 1840, se trouva porté à près de 80.000 hommes ; il devait encore être augmenté, les années suivantes. Ce n'était pas tout : comme l'a très justement indiqué le général Trochu, le nouveau gouverneur apportait avec lui une force qui devait faire autant pour la conquête que les soldats et l'argent, force toute morale qui a été, dans les mains du général Bugeaud, l'instrument de tous les succès de sa carrière : il ne doutait pas, et il sut prouver qu'il ne fallait pas douter, à une armée qu'une perpétuelle alternative de succès et de revers, dans une entreprise dont le but était resté jusque-là mal défini, avait laissée clans l'incertitude. Cet esprit de décision, cette assurance, d'un effet si salutaire, s'étaient manifestés, avant tout commencement d'exécution, dans la netteté avec laquelle le gouverneur avait arrêté son système de guerre. Loin d'en faire mystère, il l'avait, pour ainsi dire, proclamé sur les toits. On n'a donc, pour exposer ce-système, qu'à recueillir ce qu'il avait alors dit et écrit à plusieurs reprises.

Tout d'abord le général entendait répudier la défensive et y substituer une offensive énergique. La meilleure manière de défendre et de protéger, disait-il, c'est d'attaquer et de faire redouter à l'ennemi les maux dont il nous menace. Mais quel genre d'offensive ? En Europe, il suffit ordinairement de gagner une ou deux batailles, de s'emparer de la capitale ou de quelques autres points importants, pour que l'adversaire soit obligé de s'avouer vaincu. En Algérie, rien de pareil. Il était dans la tactique d'Abd el-Kader d'éviter les grandes batailles, ou en tout cas de ne pas s'y engager trop à fond, de ne pas s'y laisser étreindre de trop près. Et puis, fût-on parvenu à livrer une telle bataille, les résultats n'en auraient été nullement décisifs. On n'avait pas affaire à une armée régulière qui, une fois dispersée, ne compte plus, mais à la population elle-même qui se retrouvait toujours sur pied, population fanatisée et dominée par son chef, courageuse, habituée à combattre, dont on a pu dire que chacun y naissait un fusil à la main et un cheval entre les jambes. C'est après s'être rendu bien compte des conditions toutes spéciales de cette guerre que le général Bugeaud avait arrêté sa tactique : en place des grandes batailles impossibles ou inefficaces, une action multiple et incessante ; au lieu d'une armée concentrée, beaucoup de petites colonnes toujours en mouvement. Atteindre Abd el-Kader, il savait que c'était difficile ; s'emparer de lui, il ne s'en flattait guère ou, en tout cas, il voyait là une chance tellement incertaine, qu'on ne pouvait faire de sa réalisation la base d'un plan de campagne ; mais du moins voulait-il le poursuivre sans trêve, le prévenir, le déjouer, l'épuiser matériellement, ruiner son prestige en le montrant partout traqué. Cette sorte de chasse personnelle ne suffisait pas : il fallait aussi agir contre les tribus dévouées à notre ennemi ou dominées par lui, les contraindre à lui refuser l'impôt et le recrutement. Là même était le nœud principal de la guerre. Comme le général l'avait dit au Roi dans une conversation déjà citée, tant qu'Abd el-Kader pourrait lever des soldats et trouver de l'argent, la lutte ne serait pas terminée. Sur les moyens d'obtenir cette soumission des tribus, le gouverneur n'avait pas des idées moins arrêtées ; il les avait exposées ainsi à la tribune, dès le 15 janvier 1840 : En Europe, nous ne faisons pas seulement la guerre aux armées, nous la faisons aux intérêts ; quand nous avons battu les armées belligérantes, nous saisissons les centres de population, de commerce, d'industrie, les douanes, les archives, et bientôt ces intérêts sont forcés de capituler... Il n'y a à saisir, en Afrique, qu'un intérêt, l'intérêt agricole : il y est plus difficile à saisir qu'ailleurs, car il n'y a ni villages ni fermes. J'y ai réfléchi bien longtemps, en me levant, en me couchant ; eh bien ! je n'ai pu découvrir d'autre moyen de soumettre le pays que de saisir cet intérêt... Je dirais aux commandants des colonnes : Votre mission n'est pas de courir après les Arabes, ce qui est fort inutile ; elle est de les empêcher de semer, de récolter, de pâturer. Et comme l'auditoire n'entendait pas sans murmurer cette théorie des razzias : Ces murmures, ajouta l'orateur, semblent me dire que la Chambre trouve le moyen trop barbare. Messieurs, on ne fait pas la guerre avec la philanthropie. Qui veut la fin veut les moyens... J'ai la conviction que vous pouvez obtenir la soumission des trois provinces par le système que je viens d'indiquer. En effet, les Arabes ne peuvent vivre qu'en Algérie. Dans le désert, point de grain ; un pâturage rare... Les Arabes pourront fuir dans le désert à l'aspect de vos colonnes, mais ils n'y pourront rester ; il leur faudra capituler. Lorsqu'ils viendront à vous, ce sera le moment d'exiger des garanties, la remise de leurs chevaux, de leurs armes, pour leur permettre de s'établir sur leur ancien territoire, derrière vous.

L'exécution de ce plan, à travers un pays sans routes, sans ponts, sans villages, enchevêtré de montagnes presque inaccessibles, de ravins presque infranchissables, avec un climat brûlant pendant l'été, glacé pendant l'hiver, exigeait avant tout des troupes très légères et très mobiles, aussi mobiles que l'ennemi à atteindre. En 1836, quand le général Bugeaud avait fait sa première apparition en Afrique, avec mission de relever les affaires compromises de la division d'Oran, à peine débarqué, il avait réuni les officiers et leur avait tenu ce petit discours : Messieurs, je suis nouveau en Afrique, mais, selon moi, le mode employé jusqu'ici pour poursuivre les Arabes est défectueux. J'ai fait de longues campagnes en Espagne ; or, la guerre que vous faites ici a une grande analogie avec celle que nous avions entreprise, en 1812, contre les guérillas. Vous me permettrez d'utiliser l'expérience que j'ai acquise à cette époque. Comment, traînant avec vous tant de canons et tant de voitures, prendre l'offensive sur un ennemi qui l'a toujours eue jusqu'à présent, qui est dégagé d'attirail et mobile à ce point que vous le déclarez insaisissable ? Il faut vous faire aussi légers que lui ; il faut vous débarrasser de ces impedimenta qui sont pour vous une cause permanente de faiblesse et de péril. Vous êtes liés à leur existence ; vous les suivez péniblement là où ils peuvent passer, quand ils peuvent passer. Je vous déclare que j'ordonne l'embarquement de ce matériel de campagne, de ces voitures et de ces canons. Nos soldats porteront plus de vivres. Une petite réserve sera chargée sur des chevaux et des mulets. A cet ordre de renvoi des canons, les vieux Africains s'étaient scandalisés, et ils avaient chargé le colonel Combes de porter leurs remontrances à ce nouveau venu qui prétendait tout changer. Le général Bugeaud maintint son ordre, et la victoire lui donna raison. Depuis lors, tout avait confirmé la justesse de son premier coup d'œil. Aussi revenait-il en Afrique plus convaincu que jamais des avantages de la mobilité et résolu à ne rien négliger pour l'augmenter encore. L'idée, du reste, ne rencontrait plus de résistance. Tous, au contraire, généraux, officiers, soldats, se prêtaient à l'appliquer et aidaient à la développer. De ce concours, devaient sortir beaucoup d'innovations heureuses dans la disposition des colonnes, le chargement, le fourniment, le costume et la nourriture des soldats, chacune tendant à accroître la rapidité des mouvements.

Si mobiles que fussent ces colonnes, on ne pouvait s'attendre qu'elles allassent bien loin si elles partaient toujours de la mer et devaient y revenir pour se ravitailler. Il fallait leur trouver des bases d'opérations plus près de l'ennemi. Voilà pourquoi, tout en supprimant les postes fortifiés, si inutilement multipliés par son prédécesseur, le général Bugeaud avait le dessein d'occuper quelques points dans l'intérieur des terres. Il ne s'agissait plus d'y enfermer de malheureuses garnisons condamnées à la défensive, mais au contraire d'en faire l'appui ou le point de départ des opérations offensives. Le gouverneur expliquait ainsi lui-même la raison d'être de ces occupations : Je n'ai de postes que sur les lignes parallèles à la mer, non pas pour garder ces lignes contre l'invasion de l'ennemi, ce qui est impossible, mais pour rapprocher ma base d'opérations de la zone sud du Tell et du désert. Ces postes, aux yeux des esprits superficiels, pourront paraître une déviation de mes principes de guerre en Afrique qui reposent sur la mobilité. Ce serait une grave erreur, car ils ont pour objet au contraire d'accroître la mobilité, et voici comment : si une colonne, partant de la mer pour opérer à quarante lieues, était obligée de revenir à la mer afin de refaire ses vivres et ses munitions, de déposer ses malades et ses blessés, elle perdrait en action pour la guerre effective sept ou huit jours pour revenir à la mer, sept ou huit jours pour revenir sur le théâtre des opérations. Il lui faut donc quelques postes bien placés pour pouvoir se ravitailler. On consacre ainsi une portion de son effectif à rendre le reste mobile pour beaucoup plus longtemps[24]. Ou seraient fixés ces postes ? Quel en serait le nombre ? Au début, le général Bugeaud, par réaction contre le système antérieur, n'en voulait que très peu, trop peu. Chaque fois que ses lieutenants proposaient une occupation, son premier mouvement était de la repousser comme contraire au système de la mobilité. Mais ces idées trop absolues devaient s'amender. Peu à peu, a mesure que notre domination s'étendra, il arrivera à constituer trois lignes de postes, parallèles entre elles : d'abord, celle du littoral, pied-à-terre obligé des arrivages de la métropole ; ensuite, la ligne centrale, embrassant dans son rayonnement tout le Tell ; enfin les postes avancés, sur la frontière du désert. Le plan du nouveau gouverneur se dessine donc nettement ; il peut se résumer ainsi : offensive vigoureuse au moyen de plusieurs petites colonnes très mobiles ; poursuite incessante de l'émir et razzia des tribus qui lui demeuraient fidèles ; occupation de postes peu nombreux, choisis non pour servir de barrière à l'ennemi, mais pour rapprocher de lui la base des opérations.

 

V

Avec ce nouveau système de guerre et particulièrement avec la multiplicité des colonnes, le gouverneur, ne pouvant être partout à la fois, sera souvent obligé de s'en rapporter entièrement, pour l'exécution, aux chefs de ces colonnes. Le général Bugeaud a cette chance de trouver dans l'armée d'Afrique, au moment où il en prend la direction, des officiers de rare valeur, déjà formés, qui faisaient cette guerre depuis plusieurs années et qui même avaient, du pays et de la population, une expérience plus longue que la sienne. Deux d'entre eux sont alors particulièrement en vue : La Moricière et Changarnier. Leurs faits d'armes viennent précisément de leur valoir à tous deux, le même jour, le 21 juin 1840, les étoiles de maréchal de camp. Le premier n'a que trente-quatre ans ; six ans et huit mois auparavant, il était simple capitaine. Le second, notablement plus âgé, a quarante-sept ans, mais il a franchi plus rapidement encore, en quatre ans et cinq mois, la distance du grade de capitaine à celui de général.

Changarnier a attendu longtemps avant de pouvoir montrer ce qu'il vaut. Quand, en 1835, on l'envoie à l'armée d'Afrique, il est au service depuis vingt ans et capitaine depuis douze ; on ne sait guère alors de lui qu'une chose, c'est qu'il est très brave, peu endurant, et qu'il a eu plusieurs duels dont il est sorti à son avantage ; officier de la garde royale pendant toute la Restauration, cet antécédent l'a fait passer pour légitimiste et a nui à son avancement. Mais à peine l'Algérie lui fournit-elle l'occasion d'agir, qu'on le distingue : au bout de quelques mois, il est chef de bataillon. L'année suivante, en 1836, quand le maréchal Clauzel s'apprête à marcher contre Constantine, il écrit au général Rapatel : Envoyez-moi, par le retour de la frégate, le bataillon du commandant Changarnier, cet officier que j'ai remarqué dans l'expédition de Mascara. On sait de quelle gloire le commandant se couvre dans la retraite qui suit l'échec subi devant Constantine : c'est lui qui sauve l'armée ; aussi, au soir de l'une de ces anxieuses journées, le maréchal Clauzel, causant au bivouac avec plusieurs officiers, leur disait-il : Si je recevais une blessure, je me hâterais de mettre aux arrêts tous les officiers supérieurs en grade à Changarnier ou plus anciens que lui. ki je suis tué, ma foi, dépêchez-vous de vous insurger et de lui décerner le commandement, sinon vous êtes tous... perdus ! Ce nom, jusqu'alors inconnu, est désormais dans toutes les bouches, en Algérie comme en France. Il est fait colonel après l'expédition des Portes de Fer, et son régiment, le 2e léger, devenu, grâce à l'habileté du commandement, à la vigueur de l'entraînement, célèbre dans l'armée d'Afrique, balance la réputation des zouaves de La Moricière, et partage avec eux l'honneur des tâches les plus difficiles et les plus périlleuses. Comme naguère le maréchal Clauzel, le maréchal Valée a discerné dans cet officier l'étoffe d'un chef d'armée, et il s'arrange pour lui réserver, malgré son grade relativement inférieur, le commandement de presque toutes les expéditions. On ne compte plus les faits d'armes de Changarnier. Tout ce qu'il entreprend réussit. Son énergie demeure intacte, alors que tant d'autres sont las et découragés. Sa réputation s'est étendue jusque chez les Arabes, qui connaissent la sonnerie de son régiment et qui ne prononcent qu'en tremblant le nom de Changarlo. Il jouit de ce succès qu'il a si longtemps attendu, mais il n'en est pas étonné. Il a en soi-même une confiance dont l'expression presque naïve paraît parfois entachée d'orgueil et d'infatuation ; mais, après tout, elle est justifiée et elle est une de ses forces ; elle explique l'entrain avec lequel il aborde toutes les difficultés, son incomparable sang-froid dans le péril et aussi son ascendant sur les hommes qu'il commande. Sous ses ordres, le soldat est capable d'efforts qu'il ne ferait pas avec un autre : sa fermeté, sa ténacité, son audace sont contagieuses. Les autres officiers ne laissent pas que de jalouser un peu une fortune devenue tout à coup si rapide. D'autant que le caractère de Changarnier, toujours digne, n'est pas toujours commode ; il est plus poli qu'aimable ; avec une parfaite courtoisie, il a peu de cordialité ; avec une réelle élévation d'âme et certains côtés du désintéressement, ceux qui viennent de la fierté, il est personnel, susceptible et sévère ; il ne sait ni pardonner une offense ni dissimuler le mépris que lui inspire une vilenie. Toutefois ceux-là mêmes qui se croient des raisons d'en vouloir à l'homme sont obligés de rendre hommage au général ; Saint-Arnaud, qui n'est pas de son bord, l'appelle le Masséna africain. Ce soldat si vigoureux est en outre un esprit très cultivé ; M. Guizot devait dire de lui, plus tard : Changarnier sait écrire, et M. Sainte-Beuve le qualifiera de véritable autorité littéraire.

La Moricière nous est connu ; déjà j'ai eu occasion d'esquisser cette physionomie si française[25]. Comme pour Changarnier, c'est Constantine qui a rendu son nom partout célèbre ; à un an de distance, il a trouvé dans un assaut la gloire que son émule avait acquise dans une retraite[26]. Héroïsmes de genre différent, mais de valeur égale. Si nul n'est plus énergique et plus indomptable que Changarnier, nul n'a la bravoure plus brillante et plus entraînante que La Moricière. Le premier, plutôt frêle, la voix faible, toujours correct, recherché même dans ses manières et sa mise, eût fait volontiers comme ces soldats de la garde impériale qui allaient au feu en grande tenue et en gants blancs. Chez le second, petit, mais vigoureux, l'allure et le costume sont plus à là diable : une grande ceinture rouge s'enroulant sur une tunique fanée et poussiéreuse ; de longs cheveux s'échappant d'une chachia, sorte de calotte arabe ; les bottes en maroquin rouge et la grande selle aussi à la mode indigène. Ce n'est pas seulement à cause de ces détails extérieurs qu'on peut voir en lui l'Africain par excellence. Si Changarnier a passé plusieurs années en Algérie, il ne semble y avoir vu qu'un champ de bataille où la France attendait de lui la victoire et où il pouvait honorer son nom ; mais il lui eût été indifférent de se battre ailleurs. Tout autre est le sentiment de La Moricière, et là est vraiment l'originalité de sa figure. Venu en Algérie dès 1830, il ne l'a pas quittée depuis, sauf des congés de quelques mois pris à de rares intervalles ; il s'indigne contre ces trop nombreux officiers qui passent dans l'armée d'occupation, n'y cherchant qu'une occasion d'aventures et d'avancement, s'en retournant ensuite bien vite en France, dès qu'ils ont obtenu ce qu'ils sont venus chercher, et ne s'inquiétant nullement de ce qui se passera en Afrique quand ils n'y seront plus[27]. Quant à lui, dès le début, il s'est donné généreusement, corps et âme, à l'entreprise algérienne. Il a deviné tout de suite que notre établissement sur une terre si peu connue, à côté d'une race si différente de la nôtre, renfermait un problème très complexe et absolument nouveau ; le premier, il s'est appliqué à l'éclaircir et à le résoudre. Dans ce dessein, il s'est mêlé hardiment aux indigènes, étudiant leur langue, leurs mœurs, leurs institutions, leurs conditions économiques, la topographie de leur sol. Nul n'est arrivé à les connaître aussi bien ; nul n'a trouvé comme lui le secret d'agir sur eux. Son esprit ouvert, hardi, inventif, est sans cesse en travail et en mouvement. Pendant une nuit de bivouac, il écrira un mémoire sur quelque innovation administrative ou sur quelque projet de colonisation. Il semble même parfois avoir quelque chose d'un peu agité et hasardeux. C'est une machine à vapeur toujours sous haute pression. Mais que de services rendus ! On le trouve à l'origine de presque toutes les mesures fécondes. C'est lui qui a organisé les zouaves et formé le premier bureau arabe, créant ainsi les deux instruments qui devaient servir à vaincre les indigènes étales gouverner. Tout jeune, il s'est fait une situation à part et a acquis une importance bien supérieure à son grade. On conçoit dès lors qu'il ne soit pas disposé à prendre patiemment les fausses démarches, les défaillances du gouvernement central ou des autorités militaires d'Alger. Pendant ces dix premières années de notre conquête, il a eu de ce chef plus d'une occasion de se désoler ou de s'irriter : jamais autant que pendant la dernière campagne du maréchal Valée. Je parle et j'écris rarement de l'impression que me font les choses qui m'entourent, lisons-nous dans une de ses lettres en date du 16 février 1840. L'impuissance dont notre malheureux pays fait preuve en Afrique est une des choses les plus tristes que puisse contempler un homme qui a encore quelques sentiments de nationalité. Puis, après avoir continué sur ce ton, il terminait ainsi : Adieu, mon cher oncle ; mes réflexions sont tristes, mais je les crois vraies. Je n'aime pas à m'arrêter à ces idées ; l'action de chaque jour m'évite la peine et m'ôte le temps de penser. Cela vaut mieux. Agir, c'est vivre[28].

Le jeune officier, qui, à la fin de l'hiver de 1840, était ainsi tenté par le découragement, ne se doutait pas qu'un changement décisif allait précisément se faire dans sa propre situation, et que son rôle en Afrique en serait tout à coup singulièrement agrandi. C'était le moment où M. Thiers, devenu premier ministre, éprouvait des doutes sur l'efficacité du système suivi par le maréchal Valée. Il songea à consulter le colonel de La Moricière qu'il avait rencontré les années précédentes et qu'il avait fort goûté. Il lui envoya donc, vers la fin de mai 1840, l'ordre de se rendre sans retard à Paris. Invité par le président du conseil à exposer ses idées, le colonel le fit avec la vivacité de sa nature et la chaleur de sa conviction. Partant de cette idée qu'il ne suffisait pas de livrer quelques combats à Abd el-Kader, mais qu'il fallait renverser sa puissance, il établit qu'on n'y parviendrait pas tant qu'on ne porterait pas la guerre au siège même de cette puissance, dans la province d'Oran, tant qu'on n'occuperait pas la capitale de l'émir, Mascara. Il ne s'agissait pas d'y recommencer une simple promenade militaire, du genre de celle qu'avait faite autrefois le maréchal Clauzel, ou de ne laisser dans cette ville qu'une petite garnison à peine suffisante pour défendre ses remparts, ainsi que procédait alors le maréchal Valée pour Médéa et Miliana ; il fallait s'établir à Mascara avec une division entière qui, de là, rayonnerait dans tous les sens ; au lieu d'attendre sa nourriture de convois péniblement amenés de la côte à coups d'expéditions, le corps installé à Mascara devait trouver sa vie sur place, aux dépens des tribus riches et belliqueuses qui entouraient cette ville et qui étaient la principale force dé l'émir ; il poursuivrait sans relâche ces tribus jusqu'à ce qu'elles fussent domptées ; il s'attaquerait surtout à celle des Hachem, de laquelle était sorti Abd el-Kader, et qui lui fournissait ses principales ressources. Ce plan se rapprochait, par plusieurs côtés, de celui qu'à la même époque le général Bugeaud exposait à la tribune, mais il avait aussi ses parties originales. Il plut fort à M. Thiers, qui, sans attendre le choix d'un nouveau gouverneur, résolut de placer La Moricière sur le théâtre même où il venait de demander qu'on portât l'action. Ce fut alors, en juillet 1840, que le colonel de trente-quatre ans fut nommé maréchal de camp, et peu après, par une mesure peut-être plus exceptionnelle encore, le commandement de la division d'Oran lui était confié. Le maréchal Valée n'avait pas été consulté : signe manifeste de sa prochaine disgrâce. Dès le mois d'août, le jeune général prit possession de son commandement.

La Moricière était nommé pour préparer l'occupation de Mascara ; mais personnelle comptait qu'il pût aussitôt marcher sur cette ville ; la division d'Oran était trop faible. Il fallait auparavant qu'elle reçût des renforts qui devaient arriver seulement dans quelques mois, et aussi que les troupes de la province d'Alger fussent en mesure de lui prêter un concours qu'on ne pouvait, à ce moment, espérer du maréchal Valée. En attendant, le nouveau commandant ne resta pas inactif. Il s'occupa tout d'abord de refaire matériellement et moralement sa petite armée qu'il avait trouvée en piteux état, bloquée sur quelques points de la côte, décimée par les maladies, démoralisée. Dans ce dessein, il fit évacuer les postes insalubres, améliora le service sanitaire, remit le soldat en haleine et en confiance par des expéditions sagement graduées et heureusement conduites, élargit progressivement le cercle qui nous enserrait et nous étouffait. En même temps, il raffermit la fidélité des tribus alliées en leur distribuant des vivres et en les mettant à l'abri des attaques. De jour en jour, les opérations militaires devinrent plus importantes, les razzias plus hardies, les coups furent frappés plus loin et plus fort. Les tribus ennemies se virent forcées de reculer leurs campements. Les soldats s'aguerrissaient et s'endurcissaient à la fatigue. Toutes ces expéditions étaient en outre, pour l'inventif général, l'occasion d'expérimenter d'heureuses innovations. Il modifia l'équipement du soldat de façon à alléger sa marche, à assurer son bien-être et à préserver sa santé. Il organisa très soigneusement le service des renseignements et de la topographie. Il avait profité de son expérience des Arabes pour nouer avec eux des relations et recruter de nombreux espions ; dès lors, au lieu d'être surpris par l'ennemi, comme il nous était arrivé trop souvent en Afrique, ce fut notre tour de le surprendre. Une grande difficulté de cette guerre était de se guider dans un pays inconnu et sans routes : des cartes de la région furent dressées, que l'on complétait au fur et à mesure des informations recueillies et des constatations faites ; chaque projet d'expédition était rédigé à l'avance avec croquis à l'appui ; puis, quand il s'agissait de se mettre en marche, un officier choisi prenait la tête de la colonne, à quarante pas en avant, entouré des guides arabes et suivi d'un cavalier portant le fanion de direction, blanc avec étoile rouge ; l'étoile polaire, — ainsi l'avaient surnommée les soldats, — devint bientôt fameuse en Algérie. Pour ces services spéciaux, La Moricière était très utilement secondé par des officiers d'une rare compétence, MM. de Martimprey et Daumas. Du reste, grâce à sa connaissance des hommes et à l'attrait qu'il exerçait, le commandant d'Oran se trouvait avoir autour de lui tout un groupe de jeunes officiers d'élite : nommons MM. Pélissier, de Crény, Trochu, Bosquet, Charras, Bentzmann, d'Illiers, de Montagnac, etc. Vive La Moricière ! écrivait, le 1er février 1841, l'un de ces officiers[29]. Voilà ce qui s'appelle mener la chasse avec intelligence et bonheur ! Razzias coup sur coup, réussite complète, bataillons réguliers de l'émir anéantis presque en totalité, tels sont les résultats prompts et décisifs obtenus par ce jeune général qu'aucune difficulté n'arrête, qui franchit les espaces en un rien de temps, va dénicher les Arabes dans leurs repaires, à vingt-cinq lieues à la ronde... Je vous réponds qu'au printemps, le général aura une petite division solide, avec laquelle il pourra aller loin. Il ne laisse pas un moment de repos aux soldats. Lorsqu'ils ne battent pas la campagne, ils piochent la terre... C'est comme cela qu'il faut mener le soldat : il n'a pas le temps de penser à son pays ; son tempérament se forme ; son corps se durcit à la fatigue, et les maladies n'ont plus de prise sur lui. Pourquoi n'avons-nous pas beaucoup de généraux comme Lu Moricière ?

Ainsi, dans la division d'Oran, naguère si lasse et si découragée, tout était vie, entrain, confiance. Elle était prête pour les grandes opérations que la nomination du nouveau gouverneur général et l'arrivée des renforts allaient permettre d'entreprendre contre les établissements d'Abd el-Kader. Une transformation si complète, opérée en quelques mois, faisait honneur au commandant d'Oran dont elle était bien l'œuvre propre ; elle avait en effet précédé l'arrivée du général Bugeaud dont La Moricière se trouvait avoir été le précurseur. Le jeune général méritait que M. de Tocqueville écrivît, à cette époque, après l'avoir vu à l'œuvre sur son terrain : La Moricière est déjà l'homme principal de ce pays ; il y fait admirablement, et il a l'art d'exciter au plus haut point la confiance du soldat, tout en satisfaisant la population civile.

 

VI

A peine arrivé en Algérie, le général Bugeaud commença l'exécution du plan si nettement arrêté dans son esprit. Dès la fin de mars 1841, il entrait en campagne. Au moment d'exposer ces opérations militaires, l'historien éprouve un embarras. S'il veut suivre toutes les colonnes qui agissent simultanément, s'il s'arrête à chacun des innombrables petits combats qu'elles livrent aux Arabes, ne risque-t-il pas de ne laisser au lecteur qu'une impression monotone et confuse ? Le meilleur système, surtout dans un livre comme celui-ci, paraît être de s'attacher aux faits principaux ou caractéristiques, et de mettre en lumière le dessein général de ces mouvements si complexes[30].

Les premières opérations qui occupèrent les mois d'avril et de mai 1841 eurent pour objet le ravitaillement de Médéa et de Miliana. Il n'était plus seulement question d'apporter aux garnisons de quoi se défendre ; il fallait munir les deux villes assez largement pour que les colonnes qui devaient agir dans le sud et à l'ouest de la province pussent y trouver une base d'opérations. Au cours de ces ravitaillements, le général Bugeaud livra plusieurs combats aux Arabes et aux Kabyles. Le plus important eut lieu près de Miliana, contre Abd el-Kader lui-même qui avait réuni là prés de 20.000 hommes ; le général essaya, par une ruse habile, d'amener son adversaire à un engagement plus serré et plus décisif que ceux auxquels se prêtait d'ordinaire la stratégie arabe ; mais son calcul fut dérangé par la trop grande ardeur d'une partie de ses troupes et par la sagacité de l'émir. Ce n'en fut pas moins une brillante victoire, et, dans la suite, le général aimait à rappeler sa bataille sous Miliana. Abd el-Kader sortit de ce premier face-à-face avec le nouveau gouverneur, décidé à ne plus l'affronter en bataille rangée.

Ce début de campagne eut un effet décisif sur notre armée d'Afrique. Il lui donna le sentiment qu'elle était bien conduite. La confiance dans le chef, confiance nécessaire et malheureusement ébranlée sous le maréchal Valée, fut pleinement rétablie. L'un des officiers de la colonne, le commandant de Saint-Arnaud, écrivait à son frère, au lendemain de ces expéditions : Le général Bugeaud s'y est parfaitement placé ; il s'est montré capitaine expérimenté et habile. On voit, on saisit ses pensées militaires. Il se bat quand il veut ; il cherche, il poursuit l'ennemi, l'inquiète et se fait craindre[31]. Ce n'était pas une impression isolée. Au même moment, un autre officier d'avenir, le lieutenant Ducrot, s'exprimait ainsi dans une lettre adressée à son père : Décidément le général Bugeaud est l'homme qui convient ici. Il a trouvé moyen de faire trois fois plus de besogne que M. Valée, dans le même temps ; il fatigue beaucoup moins son monde, fait beaucoup plus de mal à l'ennemi et n'a presque point de blessés[32]. Déjà même, le simple soldat commençait à éprouver pour son général cette sorte d'affection familière qui n'ôte rien au respect et que certains chefs d'armée, non des derniers, ont eu le don d'inspirer. Ce don, nul ne le posséda plus que le père Bugeaud, dont les zouaves ont si longtemps chanté la légendaire casquette. Tout en lui contribuait à cette popularité de bivouac, sa forte stature, sa physionomie martiale, sa familiarité brusque et rustique, son allure de vieux grognard et jusqu'à ce mouvement des épaules révélant aux connaisseurs l'ancienne habitude du sac. Il portait et témoignait aux troupiers un intérêt sincère, ménager de leur vie, de leur santé, en sollicitude constante, méticuleuse et efficace de leur bien-être, s'inquiétant de leur expliquer la raison des efforts qu'il leur demandait, saisissant volontiers l'occasion de causer avec eux, d'un abord facile pour les plus humbles[33]. On citait de lui mille traits qui faisaient sourire ceux que Saint-Arnaud appelait, dans ses lettres, les gros officiers, mais qui lui gagnaient l'amour des soldats : un jour, par exemple, il descendait de cheval pour aider un muletier qui ne parvenait pas à redresser son bât. Outre que ces traits Amenaient d'un bon cœur, ils étaient le calcul ou l'instinct d'un habile homme de guerre ; c'est parce que le général Bugeaud faisait beaucoup pour ses hommes, qu'il obtenait beaucoup d'eux.

Dans ses premières expéditions sur Médéa et Miliana, le gouverneur n'avait guère fait autre chose que son prédécesseur, tout en le faisant mieux. Le moment était venu d'entreprendre du nouveau. Que serait-ce, et de quel côté ? Des trois provinces de l'Algérie, il en était une, celle de Constantine, où Abd el-Kader n'avait jamais eu réellement de pouvoir et où par suite notre autorité était à peu près reconnue ; sans doute cette autorité était souvent plus nominale que réelle, mais on ne voulait pas y regarder de trop près. Là donc, notre action militaire devait se borner, pendant quelque temps, à des courses de police sans grand intérêt pour l'histoire. C'était dans les deux autres provinces que nous avions à combattre l'émir. On sait quel était le plan de La Moricière : au lieu de continuer à concentrer tous les efforts sur la province d'Alger, il voulait que l'on portât l'attaque principale dans la province d'Oran, au cœur de la puissance d'Abd el-Kader, et que l'on occupât fortement Mascara. Après quelques hésitations venant de sa répugnance à augmenter le nombre des postes permanents, le général Bugeaud avait adopté ce plan. Il y joignit une autre idée non moins féconde. Depuis que Mascara et Tlemcen avaient été une première fois atteints par le maréchal Clauzel, l'émir avait jugé prudent de reculer plus au sud ses établissements militaires et les avait très judicieusement installés sur la limite extrême du Tell, à l'entrée des hauts plateaux ; ainsi avait-il élevé, sur une ligne courant du nord-est au sud-ouest, Roghar, Taza, Takdemt, Saïda, Sebdou, qui dominaient au nord la région cultivable, au sud la région pastorale : c'était sa base d'opération. Le gouverneur pensa qu'il importait de la ruiner le plus tôt possible. Il décida donc de former deux colonnes, destinées à agir simultanément ; la plus importante, sous ses ordres, devait partir de Mostaganem, aller détruire Takdemt, au sud-est de la province d'Oran, et se rabattre ensuite sur Mascara ; l'autre, partant de Médéa, devait détruire Boghar et Taza, dans le sud de la province d'Alger.

Tout s'exécuta comme il avait été arrêté. En débarquant à Mostaganem, le 15 mai 1841, le gouverneur trouva les choses si admirablement préparées par La Moricière, qu'il put, dès le 18, mettre en mouvement son armée. Bien que Takdemt fût situé dans une région où nos troupes n'avaient jamais pénétré, la marche s'accomplit sans difficulté, grâce à la sûreté des renseignements recueillis par le service topographique de la division d'Oran ; la carte dressée d'avance fut trouvée à l'épreuve merveilleusement exacte[34]. Au bout de huit jours, l'armée arriva devant Takdemt. On avait amené quelque artillerie pour battre en brèche les murailles ; il n'en fut pas besoin ; l'émir avait fait évacuer le fort et l'avait livré aux flammes. Les premiers officiers qui y pénétrèrent n'y trouvèrent qu'un chien et un chat, pendus en face l'un de l'autre, sous la première voûte : façon allégorique de témoigner l'inimitié de l'Arabe et du chrétien. Le génie fit sauter les magasins et les fortifications. Cette première partie de sa tâche accomplie, le général Bugeaud revint sur Mascara, escarmouchant avec Abd el-Kader que, comme toujours, il eut le regret de ne pouvoir amener à un véritable corps-à-corps. Mascara fut trouvé également désert. Après y avoir laissé une garnison et des vivres, l'armée retourna à Mostaganem, où elle arriva le 3 juin, non sans que son arrière-garde eût à soutenir quelques combats assez vifs : c'était la coutume des Arabes d'inquiéter les retraites beaucoup plus que les mouvements offensifs.

Pendant ce temps, le général Baraguey d'Hilliers se dirigeait sur Boghar et Taza, qu'il détruisait. Cette opération, accomplie sans aucune résistance, eut des conséquences importantes ; de ce moment, le sud de la province d'Alger fut à peu près perdu pour l'émir.

 

VII

La campagne du printemps de 1841 avait été un bon début ; mais ce n'était qu'un début. Le gouverneur général, avec son habituel bon sens, était le premier à s'en rendre compte. Sans nul doute, écrivait-il, le 5 juin 1841, au ministre de la guerre, en prenant et détruisant Boghar, Taza et Takdemt, en occupant Mascara, nous venons de frapper un coup moral et matériel qui peut devenir très funeste à la puissance de l'émir ; mais, il ne faut pas se le dissimuler, cette puissance ébranlée n'est pas détruite. L'émir a évité, avec soin et habileté, d'engager son armée régulière ; avec elle et la cavalerie des tribus les plus dévouées, il comprimerait longtemps encore peut-être les dispositions qu'un certain nombre de tribus auraient à faire leur soumission, si nous cessions d'agir, si nous rentrions sur la côte et surtout si Mascara était évacué ou n'était occupé que par une faible garnison privée de toute communication avec l'armée. L'occupation permanente de Mascara par une force agissante me paraît donc, ainsi qu'à tous les gens qui réfléchissent, le point capital. Par quel moyen assurer cette occupation que le général Bugeaud avait bien raison de signaler comme le point capital ? Il s'était posé la question, sans d'abord voir clairement quelle réponse y faire. Il serait possible, disait le gouverneur, de loger dans Mascara six ou sept mille hommes, et il serait avantageux de les y maintenir ; la difficulté ne consiste que dans les moyens de les y maintenir. On savait ce qu'il coûtait d'efforts pour ravitailler de petites garnisons comme celles de Médéa ou de Miliana : que serait-ce s'il fallait apporter, de la mer à Mascara, tout ce qu'exige l'approvisionnement d'une armée de six mille hommes ? La route était loin d'être libre, et, au mois de juillet 1841, l'une des expéditions de ravitaillement ne parvenait à se frayer passage au retour qu'en livrant un rude combat et en faisant des pertes sensibles.

A ce difficile problème, le général de La Moricière proposait une solution neuve et hardie. Les armées romaines, disait-il, trouvaient le moyen de vivre sur le pays : il faut faire de même. Le corps installé à Mascara doit se nourrir aux dépens des tribus environnantes ; il n'a qu'à moissonner leurs récoltes et à découvrir leurs dépôts de grains. Dès lors, plus besoin de ravitaillement. Ce procédé aura, en même temps, l'avantage de contraindre les tribus à se soumettre, en les atteignant dans leur seul intérêt saisissable, l'intérêt agricole. C'était rentrer par ce dernier point dans les idées du gouverneur. Mais celui-ci se montra d'abord peu disposé à admettre qu'on pût ainsi faire vivre une armée. Il n'avait encore qu'une très médiocre idée de la fertilité de l'Algérie, et ne connaissait pas ses ressources aussi bien que les vieux Africains. Déjà, peu auparavant, comme le général Duvivier, lui annonçait qu'à Médéa il saurait s'arranger pour vivre : On ne se décide pas à des actes aussi graves, avait répondu le gouverneur, sur des assurances de cette nature. Et puis, il était en méfiance des chimères auxquelles il croyait, non parfois sans raison, l'esprit de La Moricière facilement accessible. Faut-il ajouter que, par une faiblesse dont les plus grands esprits ne savent pas toujours se garer, il ressentait un peu de prévention jalouse à l'égard du jeune général qui l'avait précédé en Algérie ? Son premier mouvement fut donc d'écouter avec impatience et même de rembarrer assez vivement ceux qui soutenaient devant lui la thèse du commandant d'Oran[35]. Boutades passagères, il est vrai, et qui ne devaient pas obscurcir longtemps son jugement naturellement si sain. Peu après, tout en gardant un air sceptique et maussade, il consentait à commencer, au moins partiellement, l'épreuve du système, et il mettait en demeure l'un des jeunes officiers qui l'avaient prôné, le capitaine de Martimprey, d'en prouver l'efficacité, en faisant moissonner les récoltes autour de Mascara et en assurant ainsi l'approvisionnement de la place. Vous voyez, lui disait-il, que je veux mettre vos idées à l'essai : vous serez récompensé, si elles portent fruit ; dans le cas contraire, vous aurez à vous repentir de vos erreurs.

On assiste donc, en juin et juillet 1841, autour de Mascara, à un spectacle tout nouveau : les soldats, la faucille à la main, le fusil en bandoulière, font la moisson, tandis que des baladions de garde surveillent l'horizon ; l'ennemi se montre-t-il, quelques minutes suffisent pour que l'ordre de travail se change en ordre de combat, et les moissonneurs font le coup de feu. Les récoltes s'accumulent ainsi peu à peu dans les magasins de la ville. Le gouverneur ne pouvait longtemps bouder une opération qui flattait ses goûts agricoles et dont sa bonne foi constatait les avantages. Aussi est-il bientôt le plus attentif et le plus actif à la diriger. Étant revenu, vers la fin de juin 1841, passer, quelques jours à Mascara, il se plaît à visiter les moissonneurs, à leur donner des leçons et des encouragements. Voit-il, par exemple, une aire où le travail mollit, il s'en approche : Je suis sûr, s'écrie-t-il, que vous êtes tous ici des gens de lettres. Quel est ton état à toi ?Mon général, je suis tailleur. — Il n'y en a que trop pour faire les méchants habits étriqués que l'on porte aujourd'hui : bats le grain, mon enfant, ce sera plus profitable à la chose publique et à toi aussi. Et toi ?Moi, mon général, je suis étudiant. — Étudiant pour ne rien étudier, c'est connu ; prends le fléau, mon ami. Il secoue ainsi tous les paresseux, soutenu par le rire des autres. Allons, voyons, commençons à battre... Mais ce n'est pas ça, vous n'y entendez rien... Donnez-moi un fléau... Tenez, on commence comme cela, piano, tu, tu, pan, pan... Et l'on va petit à petit crescendo, tu, tu, pan, pan, tu, tu, pan, pan... Puis il passait à d'autres groupes. Il ne se contente pas de tout surveiller, de mettre tout en train ; suivant sa coutume, il explique aux soldats l'utilité de ce qu'on leur fait faire : Je veux, disait-il dans un ordre du jour du 30 juin 1841, vous louer du zèle actif que vous avez mis dans les travaux des moissons. On voyait, à votre ardeur, que vous compreniez, aussi bien que votre général, que ce métier était digne de vous ; car c'était la guerre elle-même. L'occupation permanente et forte de Mascara dépend des travaux que vous avez faits et de ceux que vous allez faire encore. Introduire dans cette place 4 à 5.000 quintaux de froment et 6.000 quintaux de paille, c'est plus pour obtenir la soumission du pays, soyez-en bien persuadés, que de gagner dix combats et de revenir ensuite à la côte. Je vous suivrai dans ces nouveaux travaux ; je saurai ce que vous aurez fait, et vous pouvez être assurés que la France et le Roi vous en tiendront compte comme moi.

De ce principe que l'armée doit et peut vivre sur le pays, La Moricière a tiré une autre conclusion qu'après expérience il fait également accepter au gouverneur. Nos colonnes avaient l'habitude d'emporter leurs vivres, et, ces vivres épuisés, elles étaient obligées de revenir s'approvisionner aux places de dépôt. Le commandant d'Oran a remarqué que les Arabes agissaient tout différemment : sans aucun bagage, ils se nourrissaient avec les grains enfouis dans les silos, greniers souterrains dont ils connaissaient l'emplacement. Pourquoi ne pas faire comme eux ? Sous son impulsion, les soldats apprennent à découvrir ces silos. Voyez-les se former en chaîne, sur un espace d'une ou deux lieues, et s'avancer en fouillant la terre avec une baguette de fusil ou une pointe de sabre, jusqu'à ce qu'ils rencontrent la pierre placée à fleur de sol qui recouvre les silos. Les grains ainsi trouvés sont livrés à l'intendance qui en tient compte aux capteurs, d'après un tarif fixé d'avance. La Moricière fait, en outre, ajouter au fourniment de petite moulins à bras, en usage parmi les Arabes : grâce à ces moulins, les soldats peuvent, chaque soir au bivouac, moudre le grain et, avec la farine, se faire de la bouillie ou des galettes qui, jointes au bétail fourni par les razzias, assurent leur nourriture. Ces heureuses innovations permettent de marcher plus vite et de rester plus longtemps en expédition. Double avantage dont on comprend l'extrême importance.

Le général de La Moricière était tellement convaincu de l'efficacité de son système, que d'ores et déjà il demandait à s'installer à Mascara avec une troupe considérable, se faisant fort de se suffire à lui-même, sans ravitaillement. Mais le général Bugeaud, bien que revenu de ses premières préventions, ne croyait pas que le moment fût encore arrivé de tenter une expérience si hardie. Les choses ne lui paraissaient pas suffisamment préparées. Il voulait qu'auparavant Mascara fût plus complètement muni, que les tribus connussent mieux la force et la portée de notre bras. Ce fut à obtenir ce double résultat qu'il employa la campagne d'automne. Il était revenu à Oran pour la diriger. Parties de cette ville le 14 septembre 1841, les troupes ne rentrèrent que le 5 novembre à Mostaganem ; jamais encore, en Afrique, expédition n'avait duré si longtemps. Durant ces cinquante-trois jours, la petite armée, tantôt divisée en plusieurs colonnes, tantôt concentrée, fut sans cesse en mouvement, parcourant en tous sens la province, faisant ainsi plus de deux cents lieues, apportant dans Mascara d'immenses convois de vivres et de munitions, pénétrant dans les montagnes les plus ardues pour y atteindre les tribus hostiles, poussant une pointe jusqu'à la limite des hauts plateaux, afin de détruire Saïda, l'un des établissements de l'émir. Dans ces courses, beaucoup de coups de feu furent tirés, plusieurs combats furent livrés, mais toujours sans pouvoir amener Abd el-Kader à une bataille décisive.

Pendant ce temps, on ne restait pas inactif dans la province d'Alger. Les généraux Baraguey d'Hilliers et Changarnier, qui y exercèrent successivement le commandement, dirigèrent de nombreux convois de ravitaillement sur Médéa et Miliana. Il n'y en eut pas moins de seize, pendant les neuf derniers mois de 1841. Les troupes souffrirent plus de la fatigue et de la chaleur que de l'ennemi qui, occupé dans la province d'Oran, ne leur opposait pas grande résistance. Changarnier trouva cependant moyen, à la fin d'octobre, en revenant de Médéa, d'attirer dans un piège Barkani, l'un des lieutenants de l'émir, et de lui infliger un rude échec.

La campagne de l'automne était loin d'avoir été stérile. Nous avons détruit presque tous les dépôts de guerre, écrivait le gouverneur à M. Guizot, le 27 novembre 1841. Nous avons foulé les plus belles contrées. Nous avons fortement approvisionné les places que nous possédons à l'intérieur. Nous avons profondément étudié le pays dans un grand nombre de directions, et nous connaissons les manœuvres et les retraites des tribus... Nous avons singulièrement affaibli le prestige qu'exerçait Abd el-Kader sur les populations ; il leur avait persuadé que nous ne pouvions presque pas nous éloigner de la mer. Ils sont comme des poissons, disait-il, ils ne peuvent vivre qu'à la mer ; leur guerre n'a qu'une courte portée, et ils passent comme les nuages ; vous avez des retraites où ils ne vous atteindront jamais. Nous les avons atteints, cette année, dans les lieux les plus reculés, ce qui a frappé la population de stupeur. Ajoutons, comme le disait encore le général dans son ordre du jour du 7 novembre, que l'armée avait commencé à résoudre le problème, si difficile en Afrique, de faire vivre la guerre par la guerre. Tout, cela était vrai, et cependant, à regarder les choses d'une autre face, il ne semblait pas qu'on fût bien avancé. La plupart des tribus, si foulées qu'elles eussent été, ne donnaient aucun signe de lassitude. On nous a assuré, faisaient-elles dire ironiquement au général Bugeaud vers la fin d'octobre, que vous autres Français, vous aimez les chevaux à courte queue : nous attendons que nos juments en produisent un pareil pour vous le conduire en signe de soumission. Abd el-Kader, bien que toujours battu, continuait à tenir la campagne, apparaissant et disparaissant à son heure. Son langage était loin d'avoir baissé de ton ; le gouverneur ayant fait répandre des proclamations pour inviter les Arabes à se soumettre, l'émir lui envoya cette réponse hautaine : Tu demandes l'impossible... Nous te jurons, par Dieu, que tu ne verras jamais aucun de nous, si ce n'est dans les combats... Vous voulez gouverner les Arabes... occupez-vous de mieux gouverner votre pays. Les habitants du nôtre n'ont à vous donner que des coups de fusil. Si, comme vous nous le dites, vous aviez de la puissance et de l'influence, vous n'auriez pas causé la ruine de Méhémet-Ali. Vous lui aviez promis de l'aider contre ses ennemis, et pourtant les Anglais sont venus l'attaquer. Aussi votre nom est-il méprisé par tous les peuples de votre religion. Ce continent est le pays des Arabes, vous n'y êtes que des hôtes passagers... Votre influence ne s'étend que sur le terrain que couvrent les pieds de vos soldats. Quelle haute sagesse, quelle raison est la tienne ! Tu vas te promener jusqu'au désert, et les habitants d'Alger, d'Oran et de Mostaganem sont dépouillés et tués aux portes de ces villes ! Ce dernier trait ne portait que trop juste : dans la nuit du 21 au 22 octobre 1841, un parti ennemi venait, jusque sous les murs d'Oran, saccager les campements de nos alliés.

Évidemment, le général Bugeaud s'était flatté d'obtenir des avantages plus décisifs. Ma campagne a été énergique et féconde en événements, écrivait-il à un de ses amis le 20 novembre ; cependant, les résultats ne sont pas considérables. Tout en affectant de n'en être pas surpris, tout en rappelant qu'il avait souvent répété que la soumission ne serait pas l'affaire d'une année, il sentait le besoin de faire autre chose que de continuer ces expéditions de ravitaillement où s'épuisait l'armée sans grand profit ; il voulait frapper plus fort et surtout plus au cœur de l'ennemi. Le meilleur moyen n'était-il pas d'exécuter le plan hardi du commandant d'Oran. D'ailleurs, tous les préparatifs que le gouverneur avait jugés nécessaires étaient finis, et il ne voyait plus de raisons de contenir l'impatiente ardeur de son lieutenant. Il annonça donc, le 7 novembre, avant de retourner à Alger, que le général de La Moricière allait transporter à Mascara le quartier général de sa division.

 

VIII

C'est le 27 novembre 1841 que La Moricière quitte Mostaganem pour se rendre à son nouveau poste. Il emmène une batterie de montagne, 150 spahis d'élite commandés par Yusuf, et huit vieux bataillons, de ceux que, depuis près de dix-huit mois, il a aguerris, entraînés, auxquels il a, pour ainsi dire, communiqué son tempérament : ces troupes, jointes à celles qui étaient déjà à Mascara, doivent former un corps d'environ 8.000 hommes. Le départ est solennel et sérieux. La fanfare des spahis, seule musique de la colonne, joue un air connu sur ces paroles qui semblent de circonstance : Pauvre soldat, en partant pour la guerre. Tous savent qu'ils ne s'éloignent pas pour quelques jours, mais qu'ils vont s'installer, pour de longs mois, et des mois d'hiver, en pleine région ennemie, à trente lieues de tout secours, tentative sans précédent et que beaucoup de gens déclarent téméraire. Mais tous aussi, des premiers rangs aux derniers, ont foi dans leur jeune chef, comprennent l'importance capitale de l'œuvre à laquelle ils concourent, et sont résolus à ne rien épargner pour la faire réussir. Quant au général, il n'ignore pas quelle grosse partie il joue. C'est sur son insistance personnelle, malgré l'opposition des uns et les doutes des autres, que l'entreprise se fait. En France et en Algérie, dans les bureaux du ministère de la guerre et même autour du gouverneur général, il sent des mauvaises volontés ouvertes ou cachées qui guettent son insuccès pour l'en accabler. Il ne se fait aucune illusion sur ce que serait pour lui un échec, et, causant un jour de cette éventualité avec un de ses officiers : Il y a dans ce cas, dit-il, un remède certain, c'est de se faire tuer.

Le début n'est pas de bon augure. Arrivé à Mascara le 1er décembre 1841, La Moricière y apprend que la plus grande partie du troupeau de la place, sur lequel il comptait pour l'alimentation de son armée, vient d'être enlevé par les Arabes, avec l'officier qui veillait à sa garde : il reste à peine cinq ou six jours de viande. Bien que ses prévisions soient ainsi fort dérangées, le général ne s'en trouble pas. Il donne trois jours à ses troupes pour s'installer tant bien que mal dans la ville, et, dès le 4 décembre, il se met en campagne. Soumettre les tribus belliqueuses du voisinage, entre autres les redoutables Hachem, assurer l'approvisionnement de l'armée et des habitants de Mascara, soit en tout environ douze mille bouches, tels étaient les deux problèmes qui s'imposaient à lui. Dans sa pensée, un seul et même moyen devait servir à les résoudre : la razzia à outrance ; le butin remplirait nos greniers, en même temps que les Arabes dépouillés seraient, par détresse, obligés de capituler. A regarder, en décembre, la grande plaine qui s'étendait au sud de Mascara et les montagnes qui l'entouraient, il semblait que ce fût un désert aride. Et cependant ce sol recelait des trésors abondants : c'étaient les silos. Comment les découvrir ? Sonder à tâtons serait bien long et bien incertain. Avec son flair des Arabes, La Moricière a mis la main sur un certain Djelloul, de la tribu des Hachem, qui, par vengeance et cupidité, est prêt à trahir les siens et à livrer le secret de leurs greniers souterrains. C'est le guide de toutes les expéditions. Avec lui, on court sans hésiter aux bons endroits. Les silos, aussitôt ouverts, livrent des quantités considérables de grains et d'approvisionnements variés. Dans l'embarras de tout transporter, l'armée en consomme, pendant quelques jours, une partie sur place, puis elle vient verser le reste dans les magasins. A peine de retour, elle repart dans une autre direction. Naturellement les Arabes ne se laissent pas ainsi dépouiller sans tenter quelque résistance ; chaque levée de silos donne lieu à des engagements plus ou moins vifs ; mais nos opérations n'en sont, pas arrêtées.

Il y a mieux encore que de découvrir les provisions de la tribu, c'est de surprendre la tribu elle-même. Le 20 décembre 1841, La Moricière apprend que deux Arabes ont été assaillis en un certain endroit par des chiens : c'est pour lui un indice suffisant. Le soir, à minuit, un petit corps se met en route, sans tambours ni trompettes. A la pointe du jour, il arrive près d'une tribu qui se croyait à l'abri dans des ravins escarpés. L'emplacement reconnu, raconte l'un des acteurs de ce petit drame[36], chacun se lance, se disperse dans une direction quelconque ; on arrive sur les tentes, dont les habitants, réveillés par l'approche des soldats, sortent pêle-mêle avec leurs troupeaux, leurs femmes, leurs enfants. Tout le monde se sauve dans tous les sens ; les coups de fusil partent de tous côtés sur les misérables surpris sans défense. Hommes, femmes, enfants, poursuivis, sont bientôt enveloppés et réunis par quelques soldats qui les conduisent. Les bœufs, les moutons, les chèvres, les chevaux, tous les bestiaux enfin qui fuient sont vite ramassés. Celui-ci attrape un mouton, le tue, le dépèce : c'est l'affaire d'une minute ; celui-là poursuit un veau avec lequel il roule, cul par-dessus tête, dans le fond d'un ravin ; les autres se jettent sous les tentes où ils se chargent de butin ; et chacun sort de là, affublé, couvert de tapis, de paquets de laine, de pots de beurre, de poules, d'armes et d'une foule d'autres choses que l'on trouve en très grande quantité dans ces douars souvent très riches. Le feu est ensuite mis partout à ce que l'on ne peut emporter, et bêtes et gens sont conduits au convoi ; tout cela crie, tout cela bêle, tout cela brait. C'est un tapage étourdissant. On quitte enfin la position, fier de son succès. Alors commence la fusillade : les cavaliers ennemis, qui d'abord avaient pris la fuite, reviennent lorsqu'ils voient la colonne leur tourner le dos ; ils harcèlent les arrière-gardes ; on leur riposte, on les éloigne et l'on rentre avec ses prises. Voilà la razzia peinte sur le vif. Cette fois, l'armée ramenait 614 bœufs, 634 moutons, 400 ânes, 60 chevaux ou mulets et 180 prisonniers.

Le corps d'occupation n'avait pas affaire seulement aux Arabes. Depuis le 19 décembre, il luttait contre un nouvel ennemi qui n'est pas le moins redoutable de tous : c'est l'hiver, un hiver du Nord, avec cortège de gelées, de pluies torrentielles, d'ouragans qui brisent tout, de neige qui couvre le sol à un pied d'épaisseur. Les bâtiments de Mascara, à demi ruinés et mal restaurés, s'effondrent. Les soldats n'ont presque plus d'abris ; les vivres mouillés se gâtent ; les bestiaux périssent de misère et de froid. Mais rien n'arrête La Moricière. Les marches de nuit, les surprises, les razzias continuent, s'étendant dans un rayon de plus en plus éloigné. C'est par milliers qu'on compte les bestiaux enlevés, par centaines les prisonniers. Les tribus ainsi pourchassées, battues, dépouillées, commencent à donner quelques signes de lassitude et d'épuisement ; dès la fin de janvier 1842, plusieurs se sont soumises. Le temps se déchaîne contre nous, écrit-on le 11 février[37] ; pluie, neige, grêle, gelée, pendant cinquante-quatre jours, sans cesser... Malgré cela, même activité : nous sillonnons la plaine et les montagnes dans tous les sens ; le ciel est la seule voûte qui nous couvre. Dans les derniers jours de février, parmi les tribus voisines de Mascara, il n'y a guère que celle des Hachem qui, malgré d'effroyables souffrances, se refuse à abandonner la cause de l'émir. Notre armée porte aux résistants des coups de plus en plus rudes. Partis le 26 février, nous rentrons le 8 mars, écrit-on à cette dernière date[38], traînant après nous quatre cents prisonniers et un troupeau immense ; nous avons rayonné autour de Mascara, dans un espace de vingt-cinq à trente lieues, rasant, battant, frottant, pillant, brûlant, saccageant, bouleversant les tribus qui ne se décidaient pas assez vite à virer de notre côté. Les Hachem semblent à bout de forces ; cependant ils se raidissent encore. Un moment, on a pu croire qu'ils allaient capituler, mais un appel d'Abd el-Kader a suffi pour leur faire rompre tes pourparlers. La Moricière alors ne leur laisse, à eux comme aux tribus plus éloignées qui tiennent pour l'émir, aucun répit. Les troupes sont rentrées, le 8 mars, d'une expédition de dix jours : dès le 10, départ d'une nouvelle colonne qui reste dehors vingt-deux jours, vivant le plus souvent à l'arabe, sur ce qu'elle trouve et sur ce qu'elle prend, poussant jusqu'à trente et quarante lieues de Mascara, multipliant les hardis coups de main. Le 25, au milieu même d'une razzia, elle est surprise par une épouvantable tempête de neige qui dure quarante-huit heures. Français et Arabes, qui ne voient plus à deux pas devant eux, errent à l'aventure, mêlés les uns aux autres. La nuit surtout est atroce. La neige augmente toujours, rapporte un témoin[39] ; la pluie vient ensuite grossir le gâchis au milieu duquel gisent hommes, chevaux, bagages. Je ne puis mieux vous mettre à même de juger de ce coup d'œil qu'en vous priant de vous reporter au tableau de Gros, représentant le champ de bataille d'Eylau. Quand on bat la diane, les officiers sont obligés de frapper à coups de pied et de bâton les hommes engourdis, pour les forcer à se lever. Quelques soldats, plusieurs prisonniers sont morts de froid, ainsi que beaucoup de chevaux, de mulets, de bœufs et de moutons. Enfin, le soleil finit par reparaître, et la troupe rentre à Mascara, chargée du butin, avec le sentiment qu'elle a porté à l'ennemi des coups décisifs. Cette fois, en effet, les dernières résistances paraissent vaincues : les Hachem ont été réduits à demander grâce et ont amené les chevaux de soumission.

Malgré cette vie rude, et grâce à la sollicitude intelligente du général, la santé des troupes est excellente. Le soldat, admirablement entraîné, se montre capable d'efforts extraordinaires. Les bataillons d'élite, débarrassés de leurs sacs, suivent presque les spahis au pas de course et méritent que La Moricière les appelle sa grosse cavalerie. Plusieurs fois, ils font dune seule traite des marches de quinze et même dix-huit lieues. Il y a longtemps qu'une armée n'a trimé comme la nôtre, écrivait le commandant de l'un de ces bataillons[40]. Nos soldats ne sont plus couverts que de guenilles. Malgré cela, ils se portent tous parfaitement, sont gais et acceptent sans sourciller toutes les fatigues... Depuis l'Empire, jamais nous n'avons eu de troupes comme celles-là, aussi aguerries, aussi faites à toutes les privations... On peut aller partout avec ces lapins-là, et traverser l'Afrique dans tous les sens. Rien de plus étrange que l'aspect de ces hommes qui, depuis leur arrivée à Mascara, n'ont reçu aucun effet d'habillement, et qui, sur cent vingt jours d'hiver, en ont passé quatre-vingts au bivouac. Figurez-vous, dit le même officier[41], une foule de grands diables, vêtus de haillons rafistolés avec de la toile, des morceaux de laine de toutes les couleurs et des morceaux de peaux de chèvre ou de mouton ; couverts de poux ; coiffés, les uns de képis, les autres de fez, quelques-uns de chapeaux de feutre, d'autres d'énormes sombreros de palmier, d'un pied et demi de haut, finissant en pointe, et dont les bords ont un pied de rayon — coiffures ramassées dans les razzias — ; l'extrémité inférieure du personnage garnie de peau de mouton ou de peau de bœuf, avec leurs poils, faute de souliers. Ajoutez à cela une face basanée, une longue barbe pour ceux qui en ont ; de véritables sauvages en un mot. Si la vie imposée au soldat développait singulièrement son énergie, ne pouvait-on pas craindre qu'elle ne lui fît prendre des habitudes de rapine et de cruauté ? Pour être l'instrument obligé de la soumission, la razzia n'en ressemblait pas moins au brigandage et pouvait devenir une école fâcheuse. La Moricière veillait à ce danger, et, s'il faut en croire un de ses plus honorables officiers, il serait parvenu a l'écarter. On ne vit jamais, affirme M. de Martimprey[42], de troupes plus humaines ni mieux disciplinées : elles connaissaient le but élevé auquel tendaient leurs efforts, et elles en étaient justement fières. Il est vrai qu'un autre officier rend un témoignage moins absolument rassurant : Nous menons ici, dit M. de Montagnac[43], une véritable vie de brigands ; aussi nos soldats sont-ils devenus d'une sauvagerie à faire dresser les cheveux sur la tête d'un honnête bourgeois. Il serait vraiment dangereux de faire rentrer maintenant ces b.....-là en France, où l'on ne saurait fournir un aliment à leur énergie et à leur activité. Il est temps que nous cessions cette existence ; nous commençons à devenir impossibles. En tout cas, le grand prestige de La Moricière aidait à corriger le tort qu'une telle vie pouvait faire à la discipline. M. de Martimprey constate la confiance, l'enthousiasme de tous, officiers et soldats, pour leur jeune chef[44]. M. de Montagnac écrit, de son côté, avec sa vivacité habituelle : Tout ce que fait le général est admirable ; il sort de cette tête de soldat des idées plus brillantes, plus lumineuses tous les jours. Jamais homme n'a eu plus de difficultés à vaincre, et jamais homme ne s'est tiré d'un pareil dédale avec plus d'audace, plus d'intelligence que lui. Il ajoute, un autre jour, tout transporté : Vive Dieu et notre brave général ! Gloire au général de La Moricière, gloire à lui tout seul ! Et encore : Je ne donnerais pas le temps que j'ai passé à Mascara pour tout l'or du monde, tant sous le rapport des opérations intéressantes que j'y ai vues se dérouler, que sous le rapport de mon instruction militaire. Mes trente-deux années de soldat ne m'auraient jamais appris ce que j'ai puisé auprès du général de La Moricière, dans les deux mois et demi que je suis resté sous ses ordres[45].

Le succès obtenu et visible à tous les yeux justifiait cette admiration. Non sans doute que chaque soumission obtenue puisse être considérée comme absolument définitive ; il faut, au contraire, s'attendre à ce que quelques-unes des tribus cherchent l'occasion de secouer le joug subi par elles plutôt lu accepté. Néanmoins, c'est déjà beaucoup que les plus fiers et les plus belliqueux des Arabes soient une première fois forcés de courber le front. Dès maintenant, notre situation en est notablement changée. Autour de Mascara, et surtout au nord dans la direction de la mer, s'étend une zone relativement pacifiée où l'on peut circuler moyennant quelques précautions. A la fin de janvier 1842, il avait fallu une petite armée pour apporter des munitions de Mostaganem à Mascara : au mois de mars suivant, ce sont les Arabes que l'on charge d'amener un nouveau convoi ; peu après, les communications sont assez libres pour que le commerce s'approvisionne tout seul, et, en même temps, les tribus soumises alimentent les marchés de la ville qui regorge de vivres. Les faits donnent donc de tous points raison à La Moricière ; ils prouvent la justesse de coup d'œil avec laquelle le plan a été dressé d'avance, la vigueur et l'habileté de main avec lesquelles il a été exécuté. Le contrecoup de ce succès se fait sentir au delà de la région où il a été obtenu. Le cœur de l'Afrique, écrit M. de Montagnac, le 8 mars 1842, c'est Mascara : du moment où nous avons frappé le cœur, le colosse est tombé. En disant que le colosse est tombé, le bouillant officier se laisse aller à l'une de ses exagérations habituelles ; mais enfin, l'émir a reçu le coup le plus rude qui lui ait encore été porté. Aussi M. de Martimprey, toujours si mesuré et si exact, est-il fondé à dire : Si l'histoire de la conquête de l'Algérie est un jour écrite avec une impartialité éclairée, la campagne d'hiver de Mascara, de 1841 à 1842, sera considérée comme la cause la plus efficace de cette conquête ; elle comptera dans les plus belles pages des annales de l'armée française.

Sur le moment cependant, tout le monde ne rendit pas cette justice à La Moricière. Les bureaux de la guerre étaient depuis longtemps assez mal disposés pour lui ; l'esprit de routine n'avait pu se faire à un avancement si rapide et si anormal ; les formalistes trouvaient que les innovations du général, hardiment expérimentées sur le terrain, n'étaient pas assez respectueuses des règlements et de la procédure administrative, et ils lui cherchaient de méchantes chicanes, à propos tantôt des modifications apportées au fourniment, tantôt de l'emploi fait du produit des razzias. En avril 1842, La Moricière apprit que, pour le récompenser de sa belle campagne d'hiver, il était question, à Paris, de mettre au-dessus de lui, à la tête de la division d'Oran, un lieutenant général ; on avait jugé peu conforme aux usages qu'un simple maréchal de camp, si jeune d'âge et de grade, eût un si gros commandement. Le général ; Bugeaud, lui aussi, n'était pas toujours en très bons termes avec La Moricière ; tout en faisant grand cas de ses qualités et de ses services, il se méfiait de son imagination, le trouvait, parleur et agité[46], était un peu offusqué de l'importance qu'il avait depuis longtemps en Afrique, et le soupçonnait d'être plutôt un rival qu'un subordonné, un successeur éventuel qu'un collaborateur ; peut-être aussi éprouvait-il, sans s'en rendre bien compte, quelque jalousie de la faveur dont son lieutenant jouissait auprès de ces journaux qui le maltraitaient lui-même si volontiers[47] ; de là sur le compte du commandant d'Oran plus d'une boutade, d'une explosion d'humeur, qui malheureusement lui étaient souvent rapportées. La Moricière, qui avait également la parole prompte et vive, ne ménageait pas davantage, dans ses conversations de bivouac, un supérieur qu'il croyait prévenu contre lui et contre sa division. Les états-majors, naturellement empressés à épouser les griefs de leurs chefs, semblaient s'appliquer à les grossir et à les envenimer. Toutefois, chez les deux grands soldats, ces petites misères n'allaient jamais jusqu'à faire sérieusement tort au service de l'État ; quand cet intérêt supérieur était en jeu, les préventions personnelles disparaissaient. On le vit bien, lorsque fut connu, à Alger, l'étrange projet de diminuer la situation du héros de Mascara. Le général Bugeaud se mit aussitôt en travers. Dans le cadre des lieutenants généraux, répondit-il vivement au ministre, trouverait-on un officier de plus de valeur ? Pourquoi donc décourager un maréchal de camp d'un très grand mérite, connaissant le pays, les hommes et les choses, très capable de donner la direction générale et parfaitement accepté comme supérieur par les maréchaux de camp Bedeau et d'Arbouville ? Il concluait : Si l'on veut un lieutenant général, il y a un moyen, sans rien troubler, c'est de conférer ce grade à M. de La Moricière[48]. Devant celte opposition si nette, les bureaux reculèrent. D'ailleurs, leur malveillance n'était pas partagée par le ministre de la guerre ; l'année suivante, M. de Martimprey, étant allé à Paris et ayant vu le maréchal Soult, lui exprimait sa satisfaction d'être attaché à l'état-major du commandant d'Oran. Vous avez raison, répondit le maréchal, le général de La Moricière écrit, en Algérie, les plus belles pages de sa vie[49].

Pendant le dur et long hiver de 1842, La Moricière n'avait pas été le seul en mouvement. En plein mois de janvier, sur quelques nouvelles arrivées de l'Ouest, le gouverneur général s'était embarqué pour Oran, afin de diriger une expédition contre Tlemcen. Cette ville, située à une cinquantaine de kilomètres de la mer, près de la frontière du Maroc qu'elle commande, avait, par sa position comme par son passé, une réelle importance militaire et politique. Une première fois, en janvier 1836, le maréchal Clauzel s'en était emparé, mais la France l'avait abandonnée par le traité de la Tafna. Partie d'Oran le 24 janvier 1842, la colonne du général Bugeaud ne rencontra pas d'autres difficultés que celles de la saison, et, le 1er février, elle entra sans combat dans Tlemcen évacué de la veille. De là, le gouverneur se porta plus au sud et détruisit le fort de Sebdou, le dernier des établissements de l'émir sur la limite des hauts plateaux : c'était compléter l'œuvre commencée par la ruine de Boghar, de Taza, de Takdemt et de Saïda. Le général Bedeau fut appelé au commandement de Tlemcen. Breton d'origine, en Afrique depuis 1836, il s'y était distingué par de nombreux faits d'armes, notamment comme colonel du 17e léger ; il joignait aux qualités du soldat et du capitaine celles de l'administrateur, ayant moins d'invention et d'initiative que La Moricière, mais exécutant admirablement les instructions qu'on lui donnait[50], esprit très sage, âme élevée et loyale, étranger aux coteries, supérieur aux jalousies qui sévissaient en Algérie, estimé de tous, type de vertu et d'honneur militaires, l'une des plus pures renommées de l'armée d'Afrique. Il fit merveille dans ce nouveau commandement : bien que disposant seulement d'environ trois mille hommes, il infligea de rudes échecs à Abd el-Kader, qui porta un moment de ce côté tous ses efforts ; puis, après avoir ainsi refoulé ce redoutable adversaire, il réussit, par son habileté et sa prudence, à pacifier la région environnante.

L'occupation de Tlemcen complétait heureusement, dans la province d'Oran, l'œuvre commencée par l'occupation de Mascara. Quel changement depuis l'époque, pourtant bien récente, où, dans cette province, les Français étaient bloqués dans quelques villes du littoral ! Maintenant, de ce côté, la conquête est amenée au même point que dans la province d'Alger : le quadrilatère formé par Oran, Mostaganem, Mascara et Tlemcen est, pour ainsi parler, le pendant de celui que l'on pouvait tracer entre Alger, Cherchel, Miliana et Médéa.

 

IX

Depuis un an, le général Bugeaud avait porté son effort principal sur la province d'Oran ; il allait maintenant s'occuper de celle d'Alger. Précisément à cette époque, un incident, qui eut un douloureux et glorieux retentissement, fit ressortir à quel point, en dépit des progrès accomplis depuis le départ du maréchal Valée, la sécurité nous manquait même dans la Métidja, à peu de distance de la capitale. Le 10 avril 1842, en plein jour, un détachement de vingt et un hommes, sous les ordres du sergent Blandan, portait des dépêches de Boufarik au blockhaus voisin de. Méred. A environ deux kilomètres de ce dernier poste, il est subitement entouré par plus de trois cents Arabes. Rendez-vous ! crie en français un grand nègre qui paraît commander les assaillants. Voilà comme je me rends, répond Blandan, et ajustant le nègre, il le tue raide d'un coup de fusil. A l'exemple de leur chef, nos soldats font une décharge générale. Les Arabes fléchissent un moment, mais bientôt, honteux de reculer devant une poignée d'hommes, ils reviennent à la charge. Les vingt et un se sont formés en cercle : sans abri, criblés de balles, ils tombent l'un après l'autre. Cependant, pas une défaillance. Les blessés à terre chargent les fusils de ceux qui peuvent encore combattre. Blandan, qui a reçu deux balles, commande toujours. Une troisième balle l'atteint au ventre. Courage, mes amis, s'écrie-t-il, défendez-vous jusqu'à la mort. Et sentant les forces lui manquer : Prends le commandement, dit-il à un brigadier de chasseurs, car, pour moi, je n'en peux plus. Le combat durait depuis une demi-heure. Sur les vingt et un, cinq hommes seulement restaient debout, quand, de Boufarik et de Méred, où l'on a entendu la fusillade, des secours arrivent en toute hâte. Les Arabes s'enfuient, sans avoir pu enlever aucun trophée à l'héroïque détachement. Blandan, ramassé sans connaissance, expire dans la nuit : un seul moment, il a donné quelque signe de vie, c'est quand le colonel a détaché sa propre croix d'honneur pour la lui mettre dans la main. Il avait vingt-trois ans et n'était sous-officier que depuis trois mois. Son nom et celui de ses compagnons, mis solennellement à l'ordre du jour de l'armée, ont été graves sur le petit obélisque de la fontaine de Méred. Depuis 1887, la statue de l'héroïque sergent s'élève sur l'une des places de Boufarik.

Pour prévenir le retour de pareilles surprises, le général Bugeaud décida d'employer le printemps de 1842 à une grande opération contre les tribus montagnardes qui entouraient, au sud et à l'ouest, la Métidja. Les troupes disponibles de la province d'Oran devaient concourir à cette œuvre, avec celles de la province d'Alger. Par une idée heureuse, le gouverneur imagina de se servir de cette concentration même pour ouvrir, entre ces deux provinces, une communication par terre qui n'existait pas encore pour notre armée. La vaste région s'étendant de Cherchel à Mostaganem et de Miliana à Mascara avait jusqu'alors complètement échappé à l'action des armes françaises. Si l'on jette les yeux sur une carte, cette région apparaît traversée, dans toute sa longueur, par une rivière : c'est le Chélif, l'un des plus importants cours d'eau de l'Algérie ; il prend sa source au sud de la province d'Alger et coule d'abord vers le nord ; arrivé à peu près à la hauteur de Médéa et de Miliana, et à égale distance de ces deux villes, il tourne brusquement à l'ouest et continue dans cette direction, jusqu'à ce qu'il se jette dans la mer à quelque distance de Mostaganem. La vallée profonde et fertile formée par ce cours d'eau semblait la route naturelle pour aller de la province d'Alger dans celle d'Oran ; mais elle était dominée des deux côtés, sur toute sa longueur, c'est-à-dire pendant plus de soixante lieues, par des massifs montagneux, très ardus, absolument inexplorés et où habitaient des tribus hostiles et belliqueuses. Le gouverneur n'hésita pas à braver les risques de cette route ; il décida qu'une colonne, sous ses ordres, partirait de Mostaganem, tandis qu'une autre, commandée par Changarnier, partirait de Blida : elles devaient, l'une remonter, l'autre descendre la rivière, jusqu'à ce qu'elles se rejoignissent. Ce programme, hardiment conçu, s'exécuta sans difficulté sérieuse ; le 30 mai 1842, après dix jours de marche, les deux colonnes se rencontrèrent au milieu de la vallée du Chélif, près de l'Oued-Fodda. Algériens et Oranais s'embrassèrent et festoyèrent pendant deux jours, pour célébrer l'heureuse issue d'une entreprise qui paraissait faire faire un grand pas à notre domination. Sans doute le pays ne pouvait être considéré comme définitivement soumis ; la suite ne devait que trop le prouver ; mais, pour la première fois, il avait été traversé ; c'était déjà un fait considérable.

Restait à se servir des troupes ainsi concentrées dans la vallée du Chélif, pour prendre à revers et dompter les tribus entourant la Métidja. Dans ce dessein, les deux colonnes se séparèrent de nouveau afin de gagner Blida par des directions différentes ; Changarnier s'éleva un peu au nord et pénétra au cœur des montagnes qui s'étendent entre le Chélif et la mer ; Bugeaud prit plus au sud par Miliana et le col de Mouzaia. Le premier rencontra un pays fort difficile : La Suisse n'est rien auprès, écrivait l'un des officiers de sa colonne, le lieutenant-colonel de Saint-Arnaud ; l'armée marche un par un, bêtes, gens et bestiaux, chaque homme tirant son cheval par la figure ; l'avant-garde part à quatre heures du matin, et l'arrière-garde arrive au bivouac à six heures du soir, tout cela pour faire deux ou trois lieues. Mais aucun obstacle n'arrêtait la tenace énergie du général que le gouverneur appelait familièrement son montagnard ; il passa partout, recevant la soumission spontanée ou contrainte des Arabes qui se trouvaient sur son chemin. Le général Bugeaud rencontra une route plus facile et obtint le même succès. Les tribus les plus redoutables vinrent lui apporter leur hommage, même celle des Hadjout, ces hardis, pillards qui étaient, depuis douze ans, la terreur des environs d'Alger. Elles avaient été absolument déconcertées de se voir attaquées par une armée venant de la province d'Oran. Un autre fait les avait frappées plus encore, c'était la présence, dans les rangs français, sous le drapeau français, de deux ou trois mille de leurs coreligionnaires, cavaliers des tribus alliées de l'Ouest, que le gouverneur avait appelés à lui pour cette expédition. Telle fut même l'impulsion ainsi donnée au mouvement de soumission qu'il gagna les environs de Médéa où les colonnes n'avaient pas pénétré. Aussi, au sortir de cette expédition, le 13 juin 1842, le gouverneur pouvait écrire au ministre de la guerre : Le cercle de granit qui entoure la Métidja est brisé.

S'il y avait encore quelques coups à frapper pour compléter la destruction de ce cercle de granit, le général Bugeaud avait sous la main le marteau qui convenait, c'était Changarnier. Celui-ci, arrivé à Blida le 10 juin 1842, se remit en campagne le 17, cette fois dans la région du haut Chélif. Il couronna des opérations habiles et vigoureuses par la plus prodigieuse razzia qui eût encore été faite : le 1er juillet, avec quelques centaines de cavaliers, hardiment lancés, il ramassait 3.000 prisonniers, 1.500 chameaux, 300 chevaux ou mulets et 50.000 têtes de bétail. Je suis transporté de joie, lui écrivit le gouverneur, c'est admirable !... Les résultats politiques doivent dépasser encore les résultats matériels.

Grâce à ces succès, la colonisation reprenait un peu confiance aux environs d'Alger, et plusieurs villages étaient fondés dans le Sahel. La sécurité ainsi reconquise s'étendait même plus loin : désormais les communications étaient libres avec Médéa et Miliana, et leur ravitaillement s'opérait par le commerce, presque en dehors de l'administration militaire, à ce point que, le 24 juillet 1842, le gouverneur crut devoir publier une note officielle pour rappeler à la prudence les mercantis qui se rendaient dans ces deux villes, seuls et sans armes ; recommandation leur était faite de se réunir par caravanes de huit ou dix personnes. Il n'y avait pourtant pas longtemps que, pour le moindre convoi, force était de réunir une armée et de livrer de véritables batailles ! Du reste, la vieille route de Médéa, ce col de Mouzaia tant de fois arrosé de sang français, n'allait plus être qu'un souvenir. Le général Bugeaud faisait en effet construire, à travers les gorges jusque-là inaccessibles de la Chiffa, une route plus directe qui fut praticable au mois de septembre 1842.

Pendant que ces importants progrès s'accomplissent dans la province d'Alger, nos affaires gardent bonne tournure dans celle d'Oran. A Tlemcen, l'habile administration du général Bedeau maintient une pacification relative. Autour de Mascara, les choses sont moins au calme : Abd el-Kader est revenu sur cet ancien théâtre de sa puissance, usant de son prestige encore grand pour ramener à lui les tribus soumises, menaçant celles qui nous demeurent fidèles. Plus prodigieux que jamais de mobilité et d'ubiquité, il apparaît soudainement au point opposé à celui où nos troupes croient le rencontrer. C'est l'occasion pour La Moricière de donner de nouvelles preuves de son active énergie. Vainement les forces à sa disposition ont-elles été diminuées pour former la colonne qui remonte le Chélif ; fort habile à employer les Arabes soumis, il supplée par leur concours à ce qui lui manque de troupes françaises. Ainsi mène-t-il plus vivement que jamais la campagne permanente qu'il a ouverte au mois de décembre précédent. S'il ne peut atteindre l'émir lui-même qui lui glisse toujours entre les mains, il atteint les tribus qui pourraient le soutenir. A la fin de mai 1842, c'est dans l'est qu'il se dirige : il frappe la puissante tribu des Flitta, puis détruit, pour la seconde fois, Takdemt qu'on a commencé à reconstruire et où Abd el-Kader a établi sa famille avec un détachement de ses réguliers. Au commencement de juin, il se porte au sud-ouest contre les Djaffra et les Hachem que l'émir a décidés à émigrer, les poursuit à outrance jusqu'au désert, et, après les avoir acculés à un chott sans eau potable, les force à demander grâce. Du 15 juin au 25 juillet, nouvelle expédition, celte fois au sud-est, plus longue et plus lointaine que les autres ; il s'agit de poursuivre la smala, agglomération errante, qui comprend la famille de l'émir, son trésor, le noyau de son armée régulière, les populations encore attachées de gré ou de force à sa fortune. La Moricière n'a avec lui que deux mille soldats français ; mais il a su s'assurer le concours des Harrar, véritables flibustiers des hauts plateaux. Guidé par eux, trouvant, grâce à eux, les sources pour boire et les silos pour manger, il ose, en plein juillet, se lancer dans le désert. Le soleil nous plombe à quarante-cinq degrés de chaleur, écrit l'un des officiers de la colonne. La terre est brûlée, et, aussi loin que l'œil peut s'étendre, ne présente qu'une teinte grisâtre. Les flammes semblent en sortir et produisent les ondulations du mirage : ce sont des armées de géants qui se plient, se replient, tournoient, voltigent ; ce sont des figures, plus monstrueuses les unes que les autres, qui se déroulent, s'élèvent, grandissent, subissent les transformations les plus extraordinaires ; et, à travers tous ces êtres imaginaires ou réels, nos petits bataillons, chargés jusque par-dessus les oreilles, cheminent gaiement, au milieu d'un pays où deux armées turques ont été complètement détruites. A côté de notre colonne, s'avance la bande des Harrar, deux mille cavaliers et six mille chameaux portant les femmes et les enfants. C'est, continue notre témoin[51], le coup d'œil le plus pittoresque, le plus fantastique. Ainsi escortée, l'armée arrive, le 14 juillet, au pied d'un rocher à pic sur lequel est Goudjila : dans ce nid d'aigle, Abd el-Kader a transporté les restes de ses arsenaux. La Moricière fait tout détruire. Les silos du voisinage, où ont été accumulées les provisions, sont vidés. L'émir n'a décidément plus aucun établissement fixe. Quant à la smala elle-même, elle fuit au loin, s'en fonçant dans les sables arides. Le retour de la colonne se fait sans difficulté. Les soldats, qui, au cœur de l'été, viennent de battre la montagne et le désert pendant trente-six jours, et qui ont décrit un cercle de cent vingt à cent trente lieues, rentrent à Mascara, déguenillés, sans souliers, les pieds enveloppés dans les peaux des bœufs qu'ils ont mangés, mais bien portants, flambants comme le soleil qui leur chauffait les reins, et n'ayant à leur ambulance que treize malades. Ce sont, il est vrai, de rudes soldats : les bataillons d'élite surtout. Figurez-vous, écrivait alors un de leurs officiers, des carcasses d'hommes qui, depuis dix mois, n'ont cessé de supporter toutes les privations, toutes les intempéries imaginables, recouvertes d'un cuir basané comme des tiges de bottes et sous lequel se meuvent des muscles, devenus ficelles, que le diable ne briserait pas ; toujours gais, obéissant comme par enchantement à tout ce qu'on leur ordonne, pleins d'amour-propre, se tirant d'affaire partout, dans les positions les plus embarrassantes, sans que les officiers et les sous-officiers s'en mêlent ; en un mot, les types les plus remarquables que j'aie encore vus depuis que je roule dans le monde militaire[52]. L'effet de cette expédition fut considérable dans tout le cercle de Mascara. Une troupe de deux mille hommes avait pénétré là où, un an auparavant, une armée de vingt mille n'eût pas osé s'aventurer. Les Arabes, surpris, intimidés, épuisés, s'inclinaient devant une supériorité si manifeste. Parmi les Hachem eux-mêmes, qui avaient été les premiers à retourner à l'émir, on apercevait plus d'un symptôme de découragement, et l'un de leurs chefs disait à Abd el-Kader : Marabout, je ne te suivrai plus ; ma parole est donnée aux Français... Va, laisse-nous, nous avons assez souffert, et que Dieu te conduise !

 

X

L'automne de 1842 n'est pas moins activement employé que ne l'ont été l'hiver, le printemps et l'été. Autour de Mascara, La Moricière continue ses incessantes expéditions. La plus importante, qui a lieu en septembre et octobre, ne dure pas moins de quarante jours. A la poursuite de la smala, qui, cette fois encore, nous échappe, notre petite armée s'engage de nouveau dans le désert où elle fait des marches de dix heures sans eau, et s'avance plus loin qu'en juillet, jusqu'à Taguine, à soixante lieues au sud-est de Mascara : c'est l'endroit même où, un an plus tard, la smala tombera aux mains du duc d'Aumale. La colonne française ramasse un butin énorme qui, habilement distribué aux tribus alliées du sud, les fixe à notre cause. Dans une escarmouche, au retour, nos cavaliers sont sur le point de s'emparer d'Abd el-Kader ; celui-ci ne se sauve qu'à grand peine, en laissant sur le terrain ses plus braves compagnons et en perdant son cheval, son cachet et sa montre. D'autres opérations suivent, dans le détail desquelles il serait fastidieux d'entrer. En somme, sur trois cent quatre-vingt-quinze jours qui, au 31 décembre 1842, se sont écoulés depuis que La Moricière est installé à Mascara, sa division en a passé trois cent dix en campagne.

Dans la province d'Alger, Changarnier est à l'œuvre. En septembre, il descend une partie de la vallée du Chélif, affermissant la fidélité des tribus soumises, frappant rudement celles qui sont douteuses ou hostiles. Puis, pour revenir vers le sud, il s'engage dans le massif montagneux de l'Ouarensenis par la vallée de l'Oued-Fodda : de faux renseignements lui ont présenté cette route comme facile. Au bout de quelques heures de marche, il se trouve engagé dans un étroit défilé dont 6.000 Kabyles, commandés par un lieutenant de l'émir, occupent les hauteurs et ferment les débouchés en avant et en arrière. Il faut passer ou périr. C'est dans.ces situations critiques qu'éclatent les qualités de Changarnier, énergie indomptable, sang-froid, volonté de vaincre. Il n'a avec lui que 1.200 fantassins, 200 chasseurs à cheval, 500 Arabes : peu de fond à faire sur ces derniers qui se croient perdus ; mais les Français sont d'une solidité admirable, surtout les zouaves commandés par Cavaignac. Pendant plus de deux jours, le combat se poursuit, acharné. Notre petite colonne avance peu à peu, prenant d'assaut chaque rocher, brisant l'un après l'autre tous les obstacles qu'on lui oppose, se tirant de tous les périls où il semblait qu'elle dût vingt fois succomber. Enfin, le défilé est franchi. Arrivé en pays découvert, le général fait une razzia sur le territoire des tribus qui venaient de l'attaquer, et, par cet audacieux châtiment, terrifie pour longtemps ceux qui naguère se croyaient assurés de l'écraser. Un bon juge, le duc d'Aumale, regarde ce combat de l'Oued-Fodda comme l'une des luttes les plus longues et les plus difficiles qu'aient enregistrées nos annales d'Afrique, et il ajoute : Le général Changarnier sut la terminer par un brillant succès, tandis que bien d'autres eussent peut-être été heureux d'en ramener les débris de leur colonne. Il y a eu des actions plus importantes en Afrique, il n'y a pas eu de journée où chefs et soldats aient montré plus d'audace, de sang-froid et d'intelligence[53].

Ce qui venait de se passer à l'Oued-Fodda et plusieurs indices recueillis d'un autre côté par La Moricière, révélaient l'action et l'autorité d'Abd el-Kader dans l'Ouarensenis. Repoussé de toutes les autres parties de la régence, l'émir s'était fait en quelque sorte une dernière citadelle du grand pâté montagneux qui s'élève au sud du Chélif : là, il venait chercher des recrues et des vivres ; de là, il menaçait soit la province d'Alger, soit celle d'Oran. Le gouverneur général résolut donc de porter sur ce point le principal effort de la fin de l'année. Huit mille hommes furent mis en mouvement. Trois colonnes, commandées, la première par le général Bugeaud, la seconde par le général Changarnier, la troisième par le général Korte, pénétrèrent au cœur des montagnes et les parcoururent en tous. sens. Sauf un assez rude combat soutenu parle général Korte, nos troupes ne rencontrèrent que peu de résistance. Les habitants, si belliqueux qu'ils fussent, étaient encore sous l'impression de la vigueur déployée naguère par Changarnier. A la fin, une manœuvre, habile refoula au centre du massif et accula à des précipices infranchissables la masse effarée des tribus fugitives, guerriers, femmes, enfants, vieillards. Une journée entière se passa, pour ces malheureux, en délibérations pleines d'angoisses ; on voyait de loin les principaux personnages se démener au milieu d'une multitude épouvantée ; on entendait les cris gutturaux des femmes, les bêlements des troupeaux. Enfin, le lendemain matin, le plus important des chefs de la montagne, le vieux Mohammed-ben-Hadj, s'avança vers le gouverneur et lui demanda grâce. Pour moi, dit-il, j'avais huit fils ; six sont morts en te combattant. J'ai servi le sultan avec zèle, mais il ne peut plus nous protéger, et, si tu es humain, je suis à toi pour toujours. Le gouverneur fut touché de ce langage et jugea habile de se montrer généreux. A Mohammed qui lui offrait son plus jeune fils en otage, il répondit : Ma clémence sera complète. Je n'ai que faire d'un otage. Ton visage m'inspire la confiance. D'ailleurs, j'ai mieux que des otages : j'ai la force, la mobilité, la connaissance de tes montagnes, la certitude de reprendre tous nos avantages si tu manques à ta parole. Le 30 décembre, après une campagne de quarante-sept jours, le gouverneur rentrait à Alger, pouvant croire que l'Ouarensenis était dompté et que l'émir avait perdu la seule base d'opération qui lui restait en deçà des hauts plateaux.

Ainsi se terminaient les opérations de 1842, l'année la plus laborieuse et la plus féconde de la conquête. D'immenses résultats avaient été obtenus dans les deux provinces d'Oran et d'Alger. Le général Bugeaud en était justement fier. Abd el-Kader, écrivait-il au ministre de la guerre, a perdu les cinq sixièmes de ses États, tous ses forts ou dépôts, son armée permanente, et, qui pis est, le prestige qui l'entourait encore en 1840. S'il n'a pu nous résister, lorsqu'il disposait de l'impôt et du recrutement sur tout le pays, lorsqu'il avait une armée permanente et des provisions de guerre, lorsque toutes les tribus marchaient à sa voix partout où il l'ordonnait, comment lutterait-il aujourd'hui avec quelque succès, lorsqu'il ne s'appuie que sur une poignée de tribus déjà ruinées en partie ? Il peut prolonger quelque temps le malheur de quelques populations par des entreprises de partisan ; il ne peut reconquérir sa puissance. Le gouverneur était loin cependant de dédaigner l'adversaire auquel il avait affaire ; il était le premier à reconnaître ses qualités supérieures, son indomptable énergie, ses étonnantes ressources, son action sur les populations arabes. Abd el-Kader est réellement un maître homme, écrivait-il le 12 novembre 1842.

 

XI

1843 commença moins bien que n'avait fini 1842. A peine le général Bugeaud avait-il quitté l'Ouarensenis, qu'Abd el-Kader y faisait irruption, soulevant les tribus, châtiant impitoyablement tous ceux qui s'étaient ralliés aux Français. En quelques jours, il avait réuni des forces considérables et était maître de toutes les montagnes situées au sud du Chélif ; il franchissait même celte rivière et propageait le feu de la révolte, au nord, dans le Dahra. A cette nouvelle inattendue qui faisait douter à beaucoup, en Algérie et en France, de la réalité des succès obtenus jusqu'alors par nos armes, le gouverneur, ému, mais non troublé, fit partir des colonnes de tous les points, de Cherchel, de Miliana, de Médéa, de Mascara, de Mostaganem. En faisant du mal à l'ennemi, ces colonnes souffrirent beaucoup elles-mêmes. L'hiver rendait les opérations singulièrement difficiles au milieu de ces montagnes sans chemins. C'est une retraite de Russie au petit pied, écrivait l'un des chefs de colonne, le lieutenant-colonel de Saint-Arnaud, officier énergique, qui avait vu son avancement longtemps retardé par des désordres de jeunesse, mais qui, fort apprécié du général Bugeaud, commençait à être en vue, Dès l'approche de nos troupes, Abd el-Kader avait disparu : était-on garanti qu'il ne reviendrait pas une fois qu'elles seraient parties ? Les tribus apportaient leur soumission : le passé permettait-il d'y avoir pleine confiance ? Aussi l'idée se faisait-elle jour que, pour se rendre maître de cette région, il fallait autre chose que des expéditions passagères.

Dès la fin de 1842, le 5 décembre, La Moricière, dont l'esprit était toujours en mouvement, avait écrit au gouverneur : L'occupation de Mascara et, plus tard, celle de Tlemcen par des divisions actives ont, en quelques mois, avancé nos affaires plus qu'on n'avait pu le faire en dix ans d'expéditions et de combats meurtriers... Si maintenant nous examinons sur la carte l'est de la province compris entre le Chélif et la Mina, cette étude nous expliquera tout de suite la différence des résultats obtenus. Là, nos colonnes ne peuvent plus se donner la main en trois jours. Il y a cinquante-six lieues de Mostaganem à Miliana, et soixante-douze de Mascara à Médéa. De là l'inefficacité de nos efforts. Notre action sur les tribus réfugiées dans l'Ouarensenis est réduite par dix jours au moins perdus en allées et venues, et ne peut plus être continuée assez longtemps pour amener l'ennemi à merci. Le problème peut donc être posé en ces termes : trouver, entre les quatre places de Mostaganem, Mascara, Miliana et Médéa, un point tel que l'action des troupes qui en partiront puisse se combiner, en trois jours de marche, avec celle des colonnes sortant de ces quatre places. Les événements survenus depuis cette lettre n'avaient pu que convaincre le général Bugeaud de la justesse des vues qui y étaient exposées. Aussi n'est-on pas surpris de le voir s'appliquer, dès que le printemps est arrivé, à réaliser une fondation si nécessaire. A la fin d'avril 1843, il se rend avec une colonne à El-Esnam, dans la vallée du Chélif, et y jette les bases' d'une ville qu'en l'honneur du prince pleuré par la France, il appelle Orléansville. De là, il se dirige vers la mer, à travers les montagnes, ébauchant une route avec la pioche et la mine, tout en faisant le coup de feu, et, en sept jours de travail acharné, atteint Tenès. Ce petit port, que déjà plusieurs fois on avait sans succès cherché à occuper, doit être la place de ravitaillement d'Orléansville, dont il est éloigné seulement de onze lieues. Transformés en terrassiers, maçons, charpentiers, forgerons, serruriers, les soldats déploient la plus grande activité pour faire sortir de terre les constructions des deux villes, pour améliorer la route improvisée qui conduit de l'une à l'autre, et sur laquelle circulent aussitôt des convois. L'un de nos plus fermes officiers, depuis longtemps dévoué à l'œuvre algérienne, le colonel Cavaignac, est appelé au commandement de la nouvelle subdivision d'Orléansville. Ainsi se complétaient, suivant le plan déjà indiqué, les deux premières lignes d'occupation : celle de la côte qui, sans parler de la province de Constantine, comprenait Alger, Cherchel, Tenès, Mostaganem, Oran ; celle de l'intérieur, avec Médéa, Miliana, Orléansville, Mascara et Tlemcen. Le gouverneur ne s'en tint pas là ; il autorisa ses lieutenants à commencer la troisième ligne, sur la limite extrême du Tell : dans les derniers jours d'avril, La Moricière établit le poste de Tiaret au sud d'Orléansville, et Changarnier celui de Teniet el-Had au sud de Miliana.

En même temps que s'accomplissaient ces travaux, plusieurs colonnes continuaient à fouler en tous sens le massif de l'Ouarensenis et celui du Dahra, forçant les tribus les plus farouches à se soumettre ; comme d'habitude, Changarnier est un de ceux qui font le plus de besogne. Autour de Tlemcen, le général Bedeau a affaire à Abd el-Kader ; l'émir, en effet, repoussé des montagnes où, en janvier, il avait reparu en maître, s'est jeté dans l'ouest de la province d'Oran, razziant certaines tribus nos alliées, en soulevant d'autres, notamment les Hachem qu'il incorpore dans sa smala ; le général Bedeau l'oblige à se retirer. Le général Gentil à l'est et au sud de Mostaganem, le général de La Moricière autour de Tiaret, le colonel Géry autour de Mascara, sont aussi sans cesse en mouvement. On ne saurait suivre dans le détail des opérations qui deviennent si complexes. L'émir étant désormais hors d'état de réunir comme autrefois des armées de dix, quinze ou vingt mille hommes, le général Bugeaud en a profité pour subdiviser davantage encore ses forces et multiplier ses colonnes. La guerre africaine est plus que jamais une affaire de vitesse et de mobilité. Il ne s'y fait pas moins une grande dépense d'énergie et de courage. Les faits d'armes sont nombreux. Le 16 mai 1843, cinquante chasseurs à cheval de la colonne du général Gentil, lancés à la poursuite d'une tribu, tombent au milieu de quinze cents cavaliers ennemis. Le capitaine Daumas, qui les commande, fait mettre à ses hommes pied à terre, les forme en carré derrière leurs chevaux et engage le feu. Le général Gentil, inquiet de ne pas voir revenir le détachement, envoie à son secours le capitaine Favas avec soixante chasseurs, la seule cavalerie qui lui reste, et lui-même se met en route avec son infanterie au pas de course. Guidé par la fusillade, le capitaine Favas arrive sur le lieu du combat. Sans se laisser un moment effrayer par le nombre des ennemis, il charge au galop, fait une trouée dans la ligne profonde des assaillants et va se placer à côté de ses camarades. Les Arabes, un moment bousculés, se rendent compte du petit nombre des Français et reviennent à la charge. La poignée des défenseurs, d'instant en instant plus réduite par le feu de l'ennemi, tient bon sans se laisser entamer. C'est seulement au bout de deux longues heures qu'elle est dégagée par l'arrivée de l'infanterie. Sur les cent dix chasseurs, il n'y en avait plus que cinquante-huit debout. Vingt-deux étaient tués, trente blessés ; des sept officiers, un seul n'avait pas été atteint.

Si honorables que de tels incidents fussent pour nos armes, si sérieusement utiles que fussent, pour la soumission du pays, les mouvements incessants de ces nombreuses colonnes et les divers établissements créés par elles, l'opinion n'en trouvait pas moins nos progrès lents et incertains ; elle restait sous l'impression de doute que lui avait donnée, au mois de janvier, le retour offensif d'Abd el-Kader. Après avoir cru décisifs les succès obtenus en 1842, elle s'étonnait de ne pas trouver les choses plus avancées en 1843. Le général Bugeaud s'apercevait de cet état des esprits et s'en préoccupait. Il avait le sentiment que, pour y mettre fin, un coup d'éclat était nécessaire.

 

XII

Au printemps de 1843, Abd el-Kader, repoussé partout du Tell et rejeté dans la région des hauts plateaux, n'avait plus d'autre base d'opérations que sa smala. Cette smala, encore grossie depuis l'année précédente, comprenait maintenant ait moins quarante mille âmes[54] et avait de plus en plus le caractère d'une capitale errante. Là étaient la famille de l'émir, le siège de son gouvernement, ses richesses, ses approvisionnements, les ouvriers armuriers, selliers, tailleurs, nécessaires à l'entretien de son matériel. La population ainsi agglomérée était composée de plusieurs tribus au complet, et en outre d'émigrés isolés, venus des tribus qui s'étaient soumises aux Français. Ajoutez ceux qui se trouvaient là malgré eux, les prisonniers, les otages et certains douars entraînés de force. La fuite était impossible ; de temps à autre, Abd el-Kader faisait crier cette sentence : De quiconque cherchera à fuir ma smala, à vous les biens, à moi la tête. La police était faite par les réguliers et par les Hachem. L'ordre d'installation était toujours le même, malgré des déplacements incessants. L'émir, de sa personne, restait ordinairement hors de la smala, mais c'était lui qui dirigeait sa marche. Faire vivre une telle multitude au milieu du désert n'était pas chose aisée ; dans le camp, se tenait un grand marché, alimenté par les Arabes des oasis et de la lisière du Tell, qui y apportaient des grains et des fruits. Le plus difficile était de trouver l'eau ; un service était organisé pour reconnaître les sources et en empêcher le gaspillage ; toutefois, elles étaient vite épuisées, et il arrivait assez fréquemment de voir des individus mourir de soif.

Le général Bugeaud comprenait qu'il ne suffisait pas d'avoir ruiné tous les établissements fixes de l'émir, et que son œuvre serait incomplète tant que subsisterait cette capitale mobile. Résolu à chercher de ce côté le succès éclatant qu'il jugeait nécessaire pour rétablir la confiance un peu ébranlée de l'opinion, il s'en ouvrit à La Moricière. Celui-ci, qui savait la difficulté de l'entreprise, pour l'avoir tentée plusieurs fois l'année précédente, se déclara prêt à donner son concours, mais sans garantir le succès. Sauf des chances imprévues, ne l'espérez pas trop, écrivait-il au gouverneur, et il ajoutait : Une seule journée ne verra pas s'accomplir la ruine de notre ennemi. Il n'y a plus de grands coups à frapper ; nous nous avancerons pied à pied ; nos combats auront peu de retentissement ; ce sera l'œuvre de la patience. Mais, en définitive, si, comme j'en ai le ferme espoir, nous réussissons à asseoir l'autorité de la France dans toute cette belle région qui s'étend de la mer au désert, nous aurons accompli, comme vous le demandez, quelque chose de grand. Un peu de temps encore, et vous aurez raison des clameurs de tous ces hommes qui jugent sans étudier, sans savoir et sans comprendre. J'ai traversé en Afrique, depuis treize ans, des périodes de découragement plus affligeantes que celle dont vous paraissez alarmé. Les yeux fixés sur le but, fort de mes convictions consciencieuses, je n'ai jamais désespéré du succès final ni de la justice de l'avenir envers ceux qui s'y seront dévoués. Le gouverneur général sentait, comme La Moricière, tout ce qu'avait d'incertain et de chanceux la poursuite de la smala. Toutefois, il lui semblait qu'elle pouvait être tentée dans de meilleures conditions que l'année précédente, où la colonne de Mascara y avait été seule employée. Cette fois, par une habile combinaison, le général Bugeaud entendait faire traquer l'ennemi de plusieurs côtés en même temps : Il faudra bien, disait-il à un de ses confidents, qu'ayant enfermé Abd el-Kader dans un cercle, dans un triangle, le choc arrive. Napoléon donnait au hasard le tiers, je lui donne la moitié. Abd el-Kader nous tient en alerte par ses ruses, par son incomparable stratégie, par son insaisissabilité. Nous aussi, nous devons lutter de ruses avec lui. Dans la pensée du gouverneur, trois colonnes devaient concourir à cette chasse : celle de Bedeau, à l'extrême ouest ; celle de La Moricière, au centre, devant Tiaret ; enfin celle de Médéa, a l'est. Cette dernière avait à sa tête un général de vingt et un ans, ardent à cueillir sa gerbe dans la moisson de gloire offerte par la guerre d'Afrique à notre armée : c'était le duc d'Aumale ; il allait prouver que La Moricière se trompait quand il croyait le moment passé de frapper de grands coups en Algérie.

Il était, on le sait, dans la tradition des fils de France de partager les travaux, les fatigues et les périls de l'armée d'Afrique. Le duc d'Aumale s'y était conformé avec joie. En 1840, âgé de dix-huit ans, il faisait ses premières armes à la sanglante expédition de Médéa, comme aide de camp du duc d'Orléans. En 1841, devenu colonel, il revint prendre part, avec le duc de Nemours, aux premières expéditions du général Bugeaud : Je vous prierai, écrivait-il à ce dernier, de ne m'épargner ni fatigues ni quoi que ce soit. Je suis jeune et robuste, et, en vrai cadet de Gascogne, il faut que je gagne mes éperons. Je ne vous demande qu'une chose, c'est de ne pas oublier le régiment du duc d'Aumale, quand il y aura des coups à recevoir et à donner. — Vous ne voulez pas être ménagé, mon prince, répondit le gouverneur ; je n'en eus jamais la pensée. Je vous ferai votre juste part de fatigues et de dangers ; vous saurez vous-même vous faire votre part de gloire. Le jeune colonel se conduisit en effet, pendant cette rude campagne, non en prince, mais en soldat. Il est brave autant qu'un Français peut l'être, écrivait un des lieutenants de son régiment[55], et désireux de prouver à l'armée et à la France qu'un prince peut faire autre chose que parader ; en expédition, il n'emmène aucune suite et vit avec nos officiers supérieurs. Et voici qui n'est pas peu remarquable, quand on songe à l'âge du duc : Comme lieutenant-colonel, il est parfait ; administration, comptabilité, discipline, il s'occupe de tout, et, ce qui paraîtra plus extraordinaire, en homme entendu. A la fin de 1842, le prince, nommé maréchal de camp, retourna encore en Afrique ; cette fois, il était seul de la famille royale ; depuis la mort du duc d'Orléans, le duc de Nemours se trouvait retenu auprès du Roi. Le gouverneur appela le jeune général au commandement d'une colonne sans cesse agissante, celle de Médéa ; il savait que cette désignation serait approuvée de toute l'armée. Ce n'est pas tant le prince, lui écrivait-il le 19 septembre 1842, qu'on accueillera avec une vive satisfaction ; c'est l'officier général qu'on a vu, oubliant son rang, vouloir partager les fatigues et les dangers, comme s'il eût été un soldat parvenu. Dès les premiers mois de 1843, le nouveau commandant de Médéa justifia, par d'heureux et vifs coups de main, au sud, du côté de Boghar, à l'est, sur Tisser, le choix qu'on avait fait de lui ; il s'empara notamment de la khasna, c'est-à-dire du trésor militaire de Ben-Allal, l'un des principaux lieutenants d'Abd el-Kader. Vous avez dépassé nos espérances, lui écrivit le général Bugeaud ; la jeunesse est heureuse quand elle est sage et habile. Ce n'était qu'un prélude.

A la fin d'avril 1843, divers indices signalèrent la présence de la smala au sud de Tiaret et de Boghar. La Moricière et le duc d'Aumale reçurent l'ordre de se lancer à sa poursuite. Le prince n'avait qu'une cavalerie insuffisante ; mais son supérieur immédiat, le général Changarnier, qui prit une part importante à la préparation de cette expédition, s'était inquiété de cette insuffisance et l'avait signalée au général Bugeaud ; au dernier moment, ayant reçu pour ses propres opérations un escadron de renfort, il s'en dépouilla aussitôt au profit du duc d'Aumale. En transmettant à ce dernier ses instructions, le général Changarnier lui témoignait la plus flatteuse confiance : Je suis heureux de la belle mission que vous avez à remplir, lui écrivait-il, et plein de l'espoir que vous ferez tout ce qu'il peut y avoir de brillant dans la guerre actuelle. Il le mettait seulement en garde contre sa trop grande ardeur, et, au nom du gouverneur, lui prescrivait, dans le cas où il enverrait en avant sa cavalerie, de demeurer de sa personne avec l'infanterie ; recommandation dont, heureusement pour sa gloire et pour la France, le duc ne devait pas tenir compte.

Dans les premiers jours de mai, les deux colonnes, celle de La Moricière et celle du prince, se mettent en branle, chacune de son côté. La Moricière se dirige au sud, vers Ousenghr. Il ne s'arrête que parvenu dans une région aride où ses chevaux ne trouvent plus un brin d'herbe. Abd el-Kader guette, d'ailleurs, tous ses mouvements, et avertit la smala, qui se dérobe en fuyant vers l'est. Les Arabes se jetaient ainsi, sans le savoir, sous la main du duc d'Aumale que l'émir, par une inadvertance fort étrange de sa part, ne songea pas à surveiller. Le prince, parti de Boghar, avec 1.300 hommes d'infanterie, 560 de cavalerie et un goum de 300 Arabes, a marché d'abord, dans la direction du sud-ouest, vers Goudjila[56]. Il a fait là quelques prisonniers qui lui apprennent la fuite de la smala effrayée par La Moricière ; elle se trouve, lui disent-ils, à environ quinze lieues au sud-est, cherchant à gagner la source de Taguine. Seulement, ils ne peuvent croire qu'on prétende la poursuivre avec une troupe si faible. Vous voulez prendre la smala, et vous n'êtes pas plus de monde, dit l'un d'eux ; oh ! vous pouvez vous en aller ! S'en aller, le prince n'y songe guère : il décide au contraire de pousser droit vers Taguine, pour y atteindre la smala, si elle y est encore, ou tout au moins pour la rejeter à l'ouest sur la colonne de La Moricière. C'est une marche de plus de vingt lieues, sans une goutte d'eau. Il divise sa colonne en deux parties : l'une, sous son commandement direct, essentiellement mobile, composée de la cavalerie et des zouaves ; l'autre, formée de deux bataillons d'infanterie et de soixante chevaux, avec le convoi : le rendez-vous est à Taguine. On marche toute la nuit, malgré le simoun qui fait rage. Le 16 mai au matin, le duc d'Aumale, averti du voisinage de la smala, devance les zouaves, avec la cavalerie, pour faire une reconnaissance ; mais, trompé par des renseignements inexacts, il rie découvre rien. Il croit alors l'ennemi décampé et ne songe plus qu'à atteindre les sources afin d'y reposer ses hommes. Ses forces se trouvaient, à ce moment, séparées en trois tronçons : en tête, la cavalerie et le goum ; à deux heures de là environ, les zouaves ; et beaucoup plus en arrière, le reste de l'infanterie. Disposition singulièrement audacieuse, en présence d'un ennemi aussi rapide et aussi bien informé que l'était d'ordinaire Abd el-Kader. Quant au prince lui-même, il est avec l'avant-garde, bien résolu à ne pas se souvenir des recommandations prudentes que lui a transmises le général Changarnier.

Vers onze heures du matin, cette avant-garde, qui vient de se remettre en route, après une courte halte, aperçoit un nuage dépoussière qui s'élève au loin. On se demande ce que cela peut bien être, quand, tout à coup, quelques-uns des cavaliers qui galopaient en tête pour éclairer la marche, s'arrêtent court derrière la crête d'un petit monticule. L'un d'eux, un Arabe, revient à fond de train vers le colonel Yusuf et lui crie, tout troublé : Fuyez, quand vous le pouvez encore. Ils sont là tout près, derrière ce mamelon. S'ils vous voient, vous êtes perdus ! Ils sont soixante mille, et, rien qu'avec des bâtons, ils vous tueront comme des lièvres qu'on chasse. Yusuf le calme. Allons voir de nos yeux, dit-il au lieutenant Fleury ; tous deux, suivis du coureur arabe et s'espaçant pour faire moins de poussière, ils gagnent rapidement le mamelon. L'Arabe a dit vrai : contraste saisissant avec la solitude du désert, l'immense smala est là, à environ un kilomètre. Elle vient d'arriver, et le campement s'installe sous la direction des réguliers dont on voit briller les armes. Quelques tentes seulement sont déjà dressées. Combattants, muletiers, femmes, enfants, chameaux, bestiaux de toute sorte s'agitent. On dirait d'une colossale fourmilière. D'où il est, Yusuf entend les cris des hommes et des animaux. Venez, dit-il à ses compagnons, il n'y a pas un moment à perdre. Il redescend le mamelon au grand galop et se dirige vers le duc d'Aumale. Celui-ci, depuis quelques minutes, considérait, tort intrigué, ces allées et venues qui ont pris d'ailleurs presque moins de temps qu'il n'en faut pour les raconter. Yusuf, qui pourtant n'est pas un timide, est ému. Toute la smala est là, à quelques pas de nous, dit-il précipitamment ; c'est un monde ! Nous ne sommes pas en mesure de l'attaquer ; il faut tâcher de rejoindre l'infanterie. L'agha du goum, très brave aussi, se jette à bas de cheval, et, tenant embrassé le genou du prince : Par la tête de ton père, ne fais pas de folie ! dit-il. Le colonel Morris, au contraire, est d'avis d'attaquer. Le prince n'hésite pas. On ne recule pas dans ma race ! s'écrie-t-il vivement[57]. Intervient alors le commandant Jamin, auquel le Roi a donné spécialement mission de veiller sur son fils ; il fait valoir sa responsabilité et insiste pour attendre l'infanterie. Mais l'attente n'est-elle pas le parti le plus périlleux ? Que la présence des Français soit connue, — et elle ne peut manquer de l'être dans quelques instants, — aussitôt la smala s'éloignera, tandis que les réguliers de l'émir et leurs auxiliaires se jetteront sur la colonne pour l'envelopper et l'écraser. En tout cas, le duc d'Aumale a pris son parti ; il impose silence à tous, envoie des émissaires pour hâter la marche des zouaves, met ses cavaliers en ordre de combat, puis commande la charge.

La petite troupe s'élance au galop. Au moment où les irréguliers du goum arrivent sur la hauteur et aperçoivent cette immense ville de tentes, ils prennent peur et se débandent. Les spahis eux-mêmes hésitent un moment ; mais ils sont bientôt raffermis par l'exemple des chasseurs qu'enlèvent impétueusement le colonel Morris et le prince lui-même. Yusuf aussi est admirable. Tous se précipitent comme un ouragan sur les Arabes encore occupés à s'installer. Ceux-ci s'attendaient si peu à être attaqués, qu'au premier moment ils ont pris les spahis pour les cavaliers d'Abd el-Kader ; ils ne sont désabusés qu'à la vue des chasseurs. Dans cette masse confuse, la surprise produit un trouble et un désordre inouïs. Les réguliers veulent se défendre ; ils sont cinq mille contre cinq cents ; mais la panique de la foule les entrave, les ahurit, et finit par les gagner eux-mêmes. Nos cavaliers culbutent et sabrent tout ce qui tente de résister. Au bout d'une heure, la victoire est complète. Trois cents cadavres arabes gisent sur le sol ; on n'a frappé que les combattants. Les Français ont eu seulement neuf tués et douze blessés. Quelques-uns des prisonniers, ayant demandé à voir leurs vainqueurs, ne peuvent croire qu'ils soient si peu nombreux, et, comme l'a rapporté l'un d'eux, le rouge leur monte au visage d'avoir été battus par une telle poignée d'hommes. Tout.est bien fini, quand arrivent les fantassins : les zouaves d'abord, vers une heure ; les bataillons de ligne, à quatre heures. Eux aussi ont fait merveille : trente lieues en trente-six heures, par le vent du désert, sans autre eau à boire que celle qui a été emportée dans quelques outres ; marche si dure, que le sang colorait les guêtres blanches. Ils sont fatigués, mais en bon ordre, et n'ont laissé en arrière ni un homme ni un mulet. Les zouaves, à leur arrivée, défilent devant le bivouac des chasseurs d'Afrique, en sifflant les fanfares de la cavalerie, comme pour railler les chevaux fatigués et se venger de ce que leurs rivaux de gloire ont chargé et battu l'ennemi sans eux[58].

La soirée du 16 mai et la journée du lendemain ne sont pas de trop pour reposer nos troupes et mettre un peu d'ordre dans tout ce qui est tombé en leurs mains. Les prisonniers, parmi lesquels beaucoup de personnages considérables, se comptent par milliers. Ils seraient plus nombreux encore si le duc d'Aumale eût disposé d'une troupe moins restreinte. Hors d'état d'envelopper toute la smala, le prince avait dû prendre le parti de pénétrer au milieu et d'y faire une coupure. Beaucoup des Arabes ont donc pu s'enfuir, mais en désordre ; une partie, après avoir erré dans le désert, en proie à la plus grande détresse, devait être ramassée par La Moricière. La dispersion était définitive, et ce sera en vain qu'on cherchera dans l'avenir à reformer une smala. La mère et la femme d'Abd el-Kader ont été un moment parmi les captives ; le dévouement d'un esclave les a fait échapper avant qu'elles eussent été reconnues. Le butin est immense : quatre drapeaux, un canon, deux affûts, d'abondantes munitions, une grande quantité d'armes, la tente de l'émir, ses effets précieux, des manuscrits, beaucoup de bijoux en d'argent, plus de trente mille têtes de bétail, des troupes de chameaux, de chevaux, de mulets et d'ânes. Force est de brûler ce qu'on ne peut emporter.

Tout n'est pas fini : il faut rentrer sur le territoire français et y ramener l'immense convoi des prisonniers et du butin. Ce n'est pas la partie la plus facile ni la moins dangereuse de la tâche à accomplir. A l'aller, on a eu cette fortune qu'Abd el-Kader, tout occupé à guetter La Moricière, n'a rien su de l'autre colonne. Maintenant, il est prévenu ; il doit avoir hâte de prendre sa revanche d'un tel désastre ; et puis, n'est-il pas dans l'habitude des Arabes d'attaquer au moment des retraites ? Le duc d'Aumale voit le péril, il le mesure, mais ne s'en trouble pas ; il se fie jusqu'au bout à son heureuse audace et compte sur la démoralisation qu'un tel coup a dû jeter chez les ennemis. Ne reçoit-il pas déjà les soumissions empressées des tribus voisines qui, la veille, étaient dans le camp de l'émir ? Partie de Taguine, le 18 mai, la colonne, entravée par son convoi, chemine lentement. Son jeune chef, avec un sang-froid qui ne laisse rien voir de sa préoccupation intime, est, nuit et jour, sur le qui-vive, prêt à faire face à toute attaque. Sept longues journées se passent ainsi. Enfin, on arrive à Médéa, sans avoir eu à livrer de véritable combat ; une nuit seulement, il a fallu échanger quelques coups de feu. Quatre ans plus tard, le prince, causant avec Abd el-Kader devenu son prisonnier, l'interrogea sur cette fusillade nocturne. J'étais là en personne, lui répondit l'émir ; je t'ai guetté, tâté, pendant vingt-quatre heures. Et il lui fit compliment de la façon dont il s'était gardé. Dans la prudente et ferme vigilance de ce retour, ce général de vingt et un ans ne s'était pas montré moins habile capitaine que, naguère, dans la hardiesse de sa marche en avant.

La nouvelle d'un si beau fait d'armes fut accueillie avec joie, en Algérie et en France. Elle dissipa entièrement les inquiétudes et le découragement que le retour offensif de l'émir avait jetés, au mois de janvier précédent, dans beaucoup d'esprits. Ce fut comme un brillant rayon de soleil qui perçait victorieusement tous les nuages. Le duc d'Aumale recevait, de toutes parts, les plus chaleureuses félicitations. Votre rapport, répandu dans le camp, lui écrivait le général Bugeaud, y a produit des transports que je n'essayerai pas de vous décrire. Vous devez la victoire à votre résolution, à la détermination de vos sous-ordres, à l'impétuosité de l'attaque. Oui, vous avez bien fait de ne pas attendre l'infanterie ; il fallait brusquer l'affaire comme vous l'avez fait. Cette occasion presque inespérée, il fallait la saisir aux cheveux. Le maréchal Soult, le général de La Moricière, pensaient et parlaient de même[59]. L'éloge n'était pas seulement sous la plume de ceux qui, s'adressant au duc d'Aumale, pouvaient être suspects de vouloir lui faire leur cour. Le lieutenant-colonel de Saint-Arnaud écrivait à son frère : Le prince vient de faire un coup de maître, exécuté avec autant de vigueur que d'habileté. C'est bien, c'est intrépide, c'est habile ! Et, un an plus tard, se trouvant sur le lieu même où la smala avait été prise, il ajoutait : J'examine le terrain, je me fais expliquer la position de la smala et celle du prince, et je persiste à dire que c'est un coup d'une hardiesse admirable. Avec la prise de Constantine, c'est le fait saillant de la guerre d'Afrique. Il fallait un prince jeune et ne doutant de rien, s'appuyant sur deux hommes comme Morris et Yusuf, pour avoir le courage de l'accomplir. A mon sens, la meilleure raison pour attaquer, c'est que, la retraite étant impossible, il fallait vaincre ou périr. Faut-il ajouter à tous ces témoignages celui d'un républicain ardent, le colonel Charras ? Pour entrer, disait-il, avec cinq cents hommes au milieu d'une pareille population, il fallait avoir vingt-trois ans[60], ne pas savoir ce que

c'est que le danger, ou bien avoir le diable dans le ventre. Les femmes seules n'avaient qu'à tendre les cordes des tentes sur le chemin des chevaux pour les culbuter, et qu'à jeter leurs pantoufles à la tête des soldats pour les exterminer tous depuis le premier jusqu'au dernier. A l'admiration des hommes de guerre se joignait l'applaudissement unanime et enthousiaste du grand public, dont l'imagination était particulièrement séduite par le caractère aventureux de l'entreprise et par la jeunesse du commandant. Quant à celui qui recevait ainsi les premières caresses de la gloire, caresses si douces, si enivrantes, surtout à l'aurore de la vie, il n'en avait pas la tète tournée ; son rapport, sobrement écrit, évitait soigneusement toute mise en scène ; le moi y était absent ; la belle conduite des autres s'y trouvait seule mise en lumière. Ce qui faisait dire à la reine Marie-Amélie : Je jouis plus encore de son humanité et de sa modestie que de son courage et de sa résolution, qui pourtant ont été jolis à vingt et un ans ! La réserve délicate et rare qui touchait le cœur de la pieuse mère charmait aussi le public et lui faisait prendre encore plus en gré l'heureux vainqueur. Beaucoup d'esprits, d'ailleurs, frappés de la promesse d'un pareil début, regardaient au delà du petit champ de bataille de Taguine. Leur patriotisme comprenait de quel intérêt il était pour la France qu'un si brillant capitaine se fût révélé, et à un tel âge, sur les marches du trône. Le lieutenant-colonel de Saint-Arnaud traduisait cette impression, quand il écrivait alors : Il y a de l'avenir dans ce trait-là. Malheureuse France ! qu'a-t-elle fait de cet avenir ?

 

XIII

Le général Bugeaud triomphait. Nous venons de faire une campagne des plus heureuses, disait-il, le 27 juillet 1843, dans une lettre adressée à M. de Corcelle. Quelques jours auparavant, le 18, il écrivait au maréchal Soult : Oui, la grosse guerre est finie, la conquête est assurée, le pays est dompté sur presque toute sa surface... Matériellement, Abd el-Kader est presque anéanti. A Paris, on reconnaissait le progrès accompli, et le ministre de la guerre félicitait les commandants de l'armée d'Afrique du pas immense fait, grâce à leurs succès, vers la pacification générale de l'Algérie. Aussi des récompenses bien méritées furent-elles distribuées aux principaux artisans de ces succès. Le gouverneur général recevait, le 31 juillet, le bâton de maréchal. Auparavant, Changarnier, La Moricière et le duc d'Aumale avaient été promus au grade de lieutenant général, les deux premiers par ordonnances du 9 avril, le dernier à la date du 3 juillet.

Au moment même où la France recueillait avec bonheur le fruit de tant de glorieux efforts et se plaisait à en honorer les auteurs, l'un de ceux-ci, et non le moindre, le général Changarnier, allait, à la suite de regrettables incidents, s'éloigner de l'Algérie pour plusieurs années. Dès l'origine, les rapports entre lui et le général Bugeaud avaient été assez difficiles. Avec des qualités supérieures, Changarnier était, nous l'avons dit, de caractère peu commode et d'une confiance en soi qui ne le disposait pas à la déférence envers ses supérieurs hiérarchiques ; ayant été tout sous le maréchal Valée, il n'avait pu dissimuler son déplaisir de voir arriver un chef sous lequel il redevenait un subordonné ; justement fier de ses hauts faits, il s'était offusqué qu'un nouveau débarqué se donnât l'air de venir enseigner à tous la façon de combattre en Afrique. Le gouverneur, de son côté, rustique, brusque, impérieux, irascible, n'avait rien de ce qu'il fallait pour amadouer les natures ombrageuses ; de plus, très jaloux de sa propre gloire, il était malheureusement trop disposé à croire qu'on voulait l'en frustrer au profit de ses lieutenants. Lors des premières présentations à Alger, en février 1841, des paroles aigres-douces avaient été échangées. Quelques mois après, le soir de la bataille sous Miliana, Bugeaud avait appelé les chefs de corps dans sa tente, pour leur faire, suivant son usage, la critique des opérations du jour : au cours de ses observations, il fut amené à blâmer l'offensive trop précipitée de l'aile gauche, dont étaient le duc de Nemours et Changarnier. Le prince accueillit le blâme en silence, mais Changarnier se défendit avec aigreur. Il y a des années que je fais la guerre, dit-il, et, pour mon métier, je crois bien le savoir. — Eh, monsieur, répondit le gouverneur, prompt aux coups de boutoir, le mulet du maréchal de Saxe a fait vingt campagnes, et il est toujours resté mulet. Les relations, si mal commencées, parurent cependant s'améliorer en 1842. Le général Bugeaud, fort heureux des belles opérations de son lieutenant dans la région du Chélif, ne lui marchandait pas les éloges. Je suis on ne peut plus satisfait, lui écrivait-il en juin, c'est comme cela que j'aime la guerre. Quelques jours après : On n'a réellement pas le temps d'apprendre le nom de toutes les tribus qui viennent à vous. Poursuivez cette belle volage qu'on nomme la fortune ; vous savez, mieux que qui que ce soit, que, pour la fixer, il faut la bien caresser. Modifiez comme vous l'entendrez les instructions que je vous ai données. Au lendemain de la grande razzia du 1er juillet : Je suis transporté de joie, c'est admirable ! Nouvelles félicitations en octobre. Le gouverneur ne cachait pas aux autres le cas qu'il faisait des qualités militaires de Changarnier, de ce qu'il appelait sa merveilleuse intelligence de la guerre. Dans ses conversations avec le duc d'Aumale, il se plaisait parfois à classer ses lieutenants : il mettait Changarnier en tête, Bedeau ensuite, et enfin La Moricière qu'il ne prisait pas à sa vraie valeur. Le premier, disait-il, c'est ce j... f... de Changarnier, méchant caractère, mauvais coucheur, mais rude soldat, le plus fort, le meilleur de tous mes généraux. Nous avons eu souvent maille à partir ; mais, si je le chéris médiocrement, je l'estime très haut ; je l'appelle le Montagnard ; il est le seul qui aborde la montagne de front comme moi, qui l'aime et qui y pénètre sans faire des détours. Les autres sont braves, sans doute, mais préfèrent la plaine, et multiplient les circuits. La bonne harmonie de 1842 ne dura malheureusement pas entre le gouverneur et Changarnier. Dès les premiers mois de 1843, les rapports étaient de nouveau très tendus. Changarnier croyait voir chez Bugeaud la volonté de plus en plus caractérisée de lui enlever le mérite de ses services, et il en ressentait une irritation qu'il ne prenait pas la peine de cacher. Le gouverneur trouvait son lieutenant irrespectueux et insubordonné. Les choses en vinrent au point que ce dernier demanda, en août, à quitter l'Algérie. Le maréchal appuya cette demande auprès du ministre, en exposant longuement tous ses griefs contre le général. Sa conduite depuis qu'il est lieutenant général, écrivait-il, m'a prouvé que l'armée n'avait plus de bons services à attendre de lui, et que toute son ambition était d'aller se reposer en France... Pour mon compte, je suis heureux de me séparer de lui, et je pense qu'il ne laissera pas de regret dans l'armée. De son côté, Changarnier se plaignait amèrement au maréchal Soult de la haine violente que lui témoignait le gouverneur. Retirez-moi de ce pays, monsieur le maréchal, ajoutait-il, de ce pays qui m'a si bien traité, où j'ai passé de longues années laborieusement occupées, mais que les procédés de M. le gouverneur général me rendent odieux désormais. Mon excellente santé y succomberait infailliblement, moins à des fatigues incessantes qu'à des peines morales que je ne puis supporter. Des deux parts, on le voit, le jugement était troublé. Changarnier fut rappelé. A son arrivée à Paris, le Roi et le ministre le reçurent très froidement ; on jugeait qu'en tout cas il avait manqué à la discipline[61], et, sur la demande expresse qu'en avait faite le maréchal Bugeaud, aucun emploi ne lui fut donné. Cette disgrâce ne devait pas durer moins de quatre ans. Changarnier la supporta avec une fierté silencieuse, ne pardonnant pas, ne se repentant pas, mais dédaignant de récriminer. Triste épisode en vérité que ce conflit qui aboutissait à priver, pour un temps, la France de l'épée d'un de ses plus vaillants capitaines. Qu'on ne nous demande pas de prolonger après coup cette querelle, en y appuyant et en y prenant parti. Un tel exemple n'était pas nécessaire pour nous rappeler que la petitesse humaine se fait souvent sa part chez les plus grandes âmes et au milieu des plus grandes actions. La conclusion à en tirer nous paraît être cette réflexion que l'on rencontre précisément dans une lettre adressée par Bugeaud à Changarnier, et dont il est fâcheux que tous deux ne se soient pas mieux inspirés : Trouvons-nous souvent, écrivait le gouverneur, des hommes complets ? Servons-nous donc de leurs qualités, quand elles l'emportent sur leurs défauts, et atténuons ceux-ci autant que nous le pouvons.

 

XIV

Dans cette lettre du 18 juillet 1843, où il déclarait Abd el-Kader matériellement presque anéanti, le gouverneur général avait eu soin d'ajouter : Il lui reste encore son ascendant moral, et certainement il en usera souvent. Il ne peut plus rien faire de sérieux, mais il nous tracassera, tantôt sur un point, tantôt sur un autre. Il n'abandonnera la partie que quand il ne lui restera ni un soldat, ni un écu, ni une mesure d'orge. La prévision était juste. Pendant la seconde moitié de 1843, l'émir nous tint sans cesse en alerte, dans le sud et le sud-ouest de la province d'Oran. Hors d'état désormais de réunir des forces considérables, il ne s'attaquait pas aux troupes françaises, mais, se glissant entre elles, il fondait à l'improviste sur les tribus soumises, pour les soulever ou les piller. Nos colonnes accouraient partout où l'ennemi était signalé, et parfois parvenaient à le joindre ; dans ce cas, elles le maltraitaient fort, sans pouvoir mettre la main sur l'insaisissable émir qui trouvait toujours, au dernier moment, le moyen de leur échapper. A Paris, on s'étonnait que tant de soldats en mouvement ne pussent prendre un homme. Comment imaginez-vous, répondait le maréchal Bugeaud[62], que, par des manœuvres sur un théâtre sans bornes, on puisse entourer un ennemi qui fuit toujours ? Et, fût-il même stratégiquement entouré, comment espérer prendre dans ses filets un cavalier agile qui peut, en quelques heures, franchir de très grandes distances et se dérober à nos colonnes, quelque multipliées qu'elles soient ? Abd el-Kader peut être pris ou tué dans un combat ; mais cela est du ressort des éventualités très incertaines de la guerre, et ce serait une grande folie que d'y compter... Suivant toute probabilité, il se réfugiera dans le Maroc, et c'est une extrémité à laquelle il faut s'attendre. Le gouverneur ne négligeait cependant rien pour augmenter encore la rapidité de ses troupes ; il organisait des bataillons d'infanterie montée sur des mulets ou des chameaux, afin d'atteindre plus facilement les nomades du désert, dernière réserve d'Abd el-Kader ; en outre, pour être mieux à portée d'agir sur cette région du sud oranais où se débattait l'émir, La Moricière fondait de nouveaux postes : c'étaient, sur la ligne centrale, Sidi-bel-Abbès, à moitié chemin entre Mascara et Tlemcen ; et, sur la troisième ligne, à l'entrée des hauts plateaux, entre Tiaret et la frontière du Maroc, Sidi-Djelaliben-Amar, Ouizert, Saïda et Sebdou.

Si indomptable que fût ce Jugurtha renforcé, comme l'appelait le maréchal Bugeaud, chaque échec que nous lui infligions le laissait un peu plus faible et plus dénué. Enfin, le Il novembre 1843, le général Tempoure, parti de Mascara, surprit et détruisit complètement, près de Sidi-Yaya, à l'ouest de Saïda, ce qui restait des réguliers arabes. Ben-Allal, le principal lieutenant et le conseiller le plus intime de l'émir, fut tué dans ce combat. Cette fois, le coup était décisif. Abd el-Kader, à bout de forces, fut obligé de se réfugier, avec sa deïra — on appelait de ce nom les débris de son ancienne smala —, dans des territoires incertains entre l'ancienne régence et le Maroc ; il n'avait plus qu'un espoir, c'était d'obtenir ouvertement ou secrètement l'appui de cet empire. Le gouverneur général faisait donc un tableau exact de la situation militaire, quand il écrivait, le 29 décembre 1843[63] : Des frontières de Tunis à celles du Maroc, partout où la puissance d'Abd el-Kader s'était établie, nous y avons substitué la nôtre, et cela s'applique non seulement au Tell, mais au petit désert. Nous avons chassé notre ennemi de tous les points de cet immense territoire où nous régnons en maîtres. Nous lui avons enlevé toute espèce d'impôt et de recrutement, d'un bout de son empire à l'autre. Nous avons détruit à peu près les seules forces organisées avec lesquelles il s'efforçait encore de soutenir la lutte. Nous l'avons enfin rejeté jusque sur la frontière du Maroc.

Si bas que fût la fortune d'Abd el-Kader, il n'en continuait pas moins à tenir la tête très haute. En janvier 1844, l'interprète Roches, qui connaissait l'émir pour avoir séjourné auprès de lui, à Mascara, après le traité de la Tafna, lui fit offrir secrètement, par ordre du gouverneur, de se retirer en terre sainte, à la Mecque, avec des honneurs et une large pension servie par la France. L'émir refusa fièrement. Comment, répondit-il à M. Roches, toi qui es comme mon fils et qui, dans cette démarche, te dis guidé par une amitié sincère, comment as-tu pu penser que j'accepterais, comme une grâce, un refuge qu'il est à ma disposition d'atteindre avec mes propres forces et avec le secours des fidèles qui restent encore autour de moi ? Que le Français ne méprise pas ma faiblesse, car le moucheron peut aveugler le lion. Qu'il ne s'enorgueillisse pas de sa force, car, après les succès, on doit redouter les plus grands échecs. Je connais parfaitement ma religion, et je sais très bien qu'une heure passée à combattre l'infidèle est préférable pour mon salut à soixante-dix ans passés à la Mecque. Tu me prédis qu'il pourrait bien m'arriver une fin semblable à celle de mon frère et de mon ami Sidi-Mohammed-ben-Allal. Mais, loin de redouter cette fin, je la demande à Dieu, tôt ou tard, pour moi et pour tous les musulmans.

 

XV

À mesure que la conquête avançait, d'autres tâches s'imposaient au gouverneur général. Lui-même énumérait ainsi, dans ce qu'il appelait leur ordre naturel, les trois problèmes à résoudre en Algérie : 1° vaincre les Arabes ; 2° organiser et administrer le peuple conquis ; 3° procéder à l'utilisation de la conquête par l'implantation sur le sol d'une force colonisatrice vigoureusement constituée[64]. Il s'était d'abord à peu près exclusivement attaché à résoudre le premier de ces problèmes. Sa conviction très arrêtée et très réfléchie avait toujours été qu'il fallait, avant tout, en finir avec la conquête, et en finir très vite, de peur d'être surpris, au milieu de cette entreprise, par quelque crise européenne du genre de celle qu'on venait de traverser en 1840. Vous me conseillez de laisser faire la guerre et de gouverner, écrivait-il à M. de Corcelle, le 11 décembre 1841. Je vous réponds à tous que je vais au plus pressé, au plus important, et que, quand le feu sera à mon grenier, je ne resterai pas à la cuisine pour voir si la volaille est bien embrochée[65]. A la fin de 1843 et au commencement de 1844, il n'avait plus les mêmes raisons de ne pas s'occuper de gouverner, puisqu'il proclamait la conquête accomplie. Aussi le voyons-nous alors employer les loisirs que lui laissait l'accalmie militaire à régler tout ce qui regardait l'administration des indigènes ; c'était le second des trois problèmes.

Tant qu'il avait eu à combattre les Arabes, le gouverneur avait employé contre eux tous les moyens qui lui paraissaient nécessaires, si rigoureux fussent-ils, et sans se laisser arrêter par aucune sensiblerie philanthropique. Mais ces Arabes une fois vaincus, il fut le plus résolu à empêcher qu'on ne les maltraitât, ce que presque tous les colons étaient fort disposés à faire. Après la conquête, écrivait-il dans une circulaire justement célèbre[66], le premier devoir comme le premier intérêt du conquérant est de bien gouverner le peuple vaincu ; la politique et l'humanité le lui commandent également... Nous avons fait sentir notre force et notre puissance aux tribus de l'Algérie ; il faut leur faire connaître notre bonté et notre justice, leur faire préférer notre gouvernement à celui du Turc et à celui d'Abd el-Kader. Comment obtenir ce résultat si noblement défini ? On se trouvait en face d'une population trop nombreuse pour être absorbée ; trop séparée de nous par son état religieux, social, économique, pour qu'on espérât une assimilation complète et prompte ; trop hostile et trop redoutable, pour qu'on la laissât absolument à elle-même. Le gouverneur s'arrêta à ce double parti : d'une part, conserver les cadres traditionnels de la société arabe, la constitution intérieure de la tribu, son administration autonome, la hiérarchie de ses chefs, sauf à moraliser ceux-ci par notre exemple et par notre surveillance, ou à changer les personnes si l'on ne pouvait compter sur leur fidélité ; d'autre part, réserver à la France, au-dessus de cette organisation indigène, comme signe toujours présent de la conquête, les prérogatives de la souveraineté politique, le droit de guerre, le droit d'impôt, certains droits de justice, la désignation des chefs, et, en même temps, créer auprès des tribus une influence française, non en vue de supplanter les influences indigènes, mais afin de les contrôler et de les diriger. Ce fut pour assurer l'exercice de ces droits et de cette influence que le gouverneur jugea nécessaire de développer les bureaux arabes, de régler leur organisation et leurs attributions.

Déjà nous avons signalé, en 1833, la création du premier de ces bureaux[67] ; nous avons mis en lumière par quel expédient ingénieux, pour corriger l'arbitraire instable du commandement militaire, sans établir une administration civile qui eût été impuissante et méprisée, on imagina de demander à certains officiers de se faire administrateurs. Le germe ainsi semé subit, depuis lors, dans son développement, plus d'une vicissitude, tantôt soigneusement cultivé, tantôt systématiquement contrarié, conséquences des changements et des incertitudes de direction dont l'entreprise algérienne avait si longtemps souffert. Supprimée complètement, en 1839, par le maréchal Valée, la direction des affaires arabes fut rétablie, en 1841, par le général Bugeaud, et, les années suivantes, en 1842 et 1843, le général de La Moricière, comme presque toujours initiateur habile, organisa fort bien, dans sa province d'Oran, avec le concours d'officiers très compétents, MM. Daumas, de Martimprey, Bosquet, de Barrai, Charras, tout le service des affaires arabes. Ce fut en s'aidant de cette expérience que le maréchal Bugeaud prépara l'ordonnance royale du 1er février 1844, véritable charte constitutive des bureaux arabes. Elle instituait, sous l'autorité des commandants militaires, une direction des affaires arabes dans chacune des trois provinces et un bureau arabe dans chaque subdivision ou cercle. La direction d'Alger avait le titre de direction centrale. En exécution de cette ordonnance, un arrêté du gouverneur général établit huit bureaux dans la province d'Alger et quatre dans chacune des deux autres provinces. Des instructions, marquées au coin du bon sens élevé et pratique qui distinguait le gouverneur, furent adressées aux officiers chargés de ces services. De plus, le lieutenant-colonel Daumas, premier directeur central, rédigea un code succinct, contenant les principales mesures administratives et judiciaires, applicables aux tribus suivant les lieux et les circonstances.

Cette institution des bureaux arabes, bien appropriée à l'époque de transition où se trouvait l'Algérie, devait se développer encore dans les années qui suivirent. Son influence a été considérable et, en dépit de quelques abus, bienfaisante. De nombreux officiers se sont donnés et adaptés à cette tâche ardue et souvent ingrate, avec beaucoup de zèle et de persévérance, d'intelligence et de souplesse, apprenant à manier les indigènes, acquérant sur eux un véritable prestige, se familiarisant avec leur langue, leurs mœurs et leurs lois. C'est par eux que la France est parvenue à voir clair dans cette société arabe qui lui était d'abord si fermée. Par eux s'est établie, dans le gouvernement et l'administration des tribus, en dépit de la mobilité inévitable du commandement militaire, une tradition fixe et persistante. Par eux, en un mot, la conquête a été définitivement affermie, et le peuple vaincu est devenu un peuple soumis.

Il resterait maintenant, ce semble, à parler du problème que le maréchal Bugeaud classait le troisième, par ordre chronologique, non par rang d'importance, du problème de la colonisation. Mais pour faire l'exposé des systèmes essayés ou proposés et l'examen des résultats obtenus, nous préférons attendre : en 1845, et surtout en 1846 et 1847, ces questions occuperont davantage le gouvernement et l'opinion. De 1841 à 1844, on avait peu fait pour l'introduction d'une population européenne en Algérie. Le gouverneur général, tout en se proclamant colonisateur ardent, n'avait guère de goût pour les colons civils ; et surtout il s'était montré fort résolu à ne pas embarrasser son action militaire, en laissant ces colons s'introduire prématurément dans un pays encore peu sûr, où il eût fallu immobiliser des troupes pour les protéger. Cependant, à mesure qu'une région était pacifiée, il ne se refusait pas à y appeler les émigrés de la métropole et à leur offrir des concessions. Aussi, à la fin de 1843, comptait-on vingt-deux villages, établis principalement autour d'Alger, dans le Sahel ; seize autres se trouvaient en préparation. C'était encore bien modeste, et que de mécomptes nous réservaient ces créations tout administratives ! Dans les villes, les progrès étaient moins lents. Alger prenait de plus en plus l'aspect d'une cité européenne avec le mouvement d'une capitale. Les autres villes, occupées ou créées par nous sur la côte ou dans l'intérieur, voyaient accourir, à la suite des soldats, toute une population, composée en grande partie, il est vrai, de cabaretiers et de mercanti dont la moralité n'était pas faite pour dissiper les préventions du gouverneur contre l'élément civil. Ainsi le chiffre des Européens, qui était de 23.000 à la fin de 1840, s'était élevé à 65.000 vers la fin de 1843 ; il sera de 95.000 à la fin de 1845. Progression rapide, trop rapide même aux yeux du maréchal Bugeaud. Toute cette population était en mouvement et même circulait librement d'une ville à l'autre. Dans un intérêt stratégique, l'armée avait créé, en deux ans, plus de trois cent cinquante lieues de routes dont le commerce profitait. Des services de voitures publiques étaient organisés d'Alger à Médéa, de Mostaganem à Oran, à Mascara, à Tlemcen, de Mascara à Tiaret.

Rien mieux que cette sécurité, et l'activité pacifique qui en était la suite et la preuve, ne permettait de mesurer le progrès accompli. Le maréchal Bugeaud ne manquait pas une occasion de mettre en lumière une si complète transformation. Il écrivait, le 27 octobre 1843, à M. Guizot : Vous me direz peut-être que je vous parle presque uniquement de la guerre. Ah ! c'est que la bonne guerre fait tout marcher à sa suite. Vous seriez de cet avis, si vous pouviez voir la fourmilière d'Européens qui s'agite en tous sens, d'Alger à Miliana et Médéa, de Tenez à Orléansville, de Mostaganem à Mascara, d'Oran à Tlemcen. Le premier agent de la colonisation et de tous les progrès, c'est la domination et la sécurité qu'elle produit. Que pouvait-on faire, quand on ne pouvait aller à une lieue de nos places de la côte sans une puissante escorte ? On ne voyageait, on ne transportait que deux ou trois fois par mois. Aujourd'hui, c'est à toute heure de jour et de nuit, isolément et sans armes. Aussi le mouvement correspond à la confiance ; les hommes et les capitaux ont cessé d'être timides, les constructions pullulent ; le commerce prospère ; nos revenus grandissent. La charrue ne peut aller, comme le voudraient les journalistes, de front avec l'épée ; celle-ci doit marcher vite, et la colonisation est lente de sa nature. Elle va, je crois, aussi vite qu'elle peut aller, avec les moyens dont nous disposons jusqu'à ce jour ; elle pourra accélérer le pas à présent.

 

XVI

Depuis que le général Bugeaud a mis le pied sur la terre d'Afrique, au mois de février 1841, nous l'y avons vu déployer une telle activité, que, tout occupés à le suivre, nous n'avons pas, un seul moment, détourné notre attention de ce théâtre. Avons-nous donc oublié que le sort de l'Algérie ne se décidait pas seulement sur place, qu'il dépendait aussi d'une lutte engagée sur un tout autre terrain, en France, dans le parlement, et que là notre colonie naissante était habituée à rencontrer des adversaires non moins redoutables que les Arabes ? Nous ne l'avons pas oublié : mais le gouverneur général avait si bien pris possession de toute l'initiative, il avait tellement tout attiré à soi et tout fait partir de soi, qu'à vrai dire, dans cette entreprise, le parlement ne dirigeait plus, il suivait. Pour s'en rendre compte, il suffit de jeter un rapide regard sur les débats auxquels les affaires algériennes donnaient lieu, chaque année, dans la Chambre des députés, à l'occasion des crédits supplémentaires, et particulièrement sur les rapports que faisaient les commissions chargées d'examiner ces crédits[68].

Au commencement de 1841, avant que le général Bugeaud eût encore pu agir, les adversaires de l'Algérie avaient le verbe haut à la tribune et ne craignaient pas d'y parler d'évacuation ; si la commission des crédits, dans son rapport, n'était pas allée jusque-là, elle se refusait du moins à tout ce qui eût implique un projet d'occupation permanente dans l'intérieur des terres ; quant au ministère, il ne croyait pas pouvoir lutter de front contre cette commission, et il n'obtenait le vote des crédits contestés qu'en déclarant la question de l'étendue et du caractère de l'occupation absolument réservée. Mais les années suivantes, à mesure qu'en Afrique la conquête se développe et s'affermit, un changement se produit à Paris, par contre-coup, dans l'attitude du ministère et dans celle de la commission des crédits. Le ministère ose dire ce qu'il veut ; en 1842, il parle d'occuper certains postes ; en 1843, il allonge la liste de ces postes, sans dépasser encore la seconde ligne, celle de l'intérieur du Tell ; en 1844, il fait un pas de plus, avoue et défend les établissements fondés sur la limite du petit désert. Les commissions, de leur côté, si peu favorables qu'elles soient par tradition à l'Algérie, sont obligées de rendre hommage au gouverneur général et à ses succès, hommage visiblement contraint et maussade en 1842, plus chaleureux en 1843 et en 1844 ; forcées également d'accepter le fait accompli des occupations, elles voudraient sans doute le limiter ; chaque fois, elles tâchent d'obtenir qu'on s'arrête où l'on est, ou tout au moins qu'on aille moins vite ; mais elles ne sont pas de force à lutter contre l'impulsion victorieuse partie de l'Algérie, et lorsqu'elles proposent une réduction de crédits, en 1842 comme en 1844, la Chambre, visiblement pressée par l'opinion, leur donne tort.

Tout occupé qu'il fût de ce qui se passait sous ses yeux en Afrique, le général Bugeaud suivait de loin, avec une attention passionnée, les péripéties de la question algérienne en France. Il ne se contentait pas d'y exercer une action indirecte, mais décisive, par ses succès mêmes, qui enhardissaient les partisans de la colonie, décidaient les hésitants, désarmaient ou discréditaient les adversaires. Il prétendait y intervenir d'une façon plus directe ; comme l'a dit M. Guizot, il se croyait engagé, à la fois, sur deux champs de bataille, sur celui de la discussion publique à la tribune ou dans la presse, en France, aussi bien que sur celui de la guerre, en Afrique, et il voulait, en toute occasion, faire acte de présence et de vaillance sur les deux.

Tout d'abord, il se préoccupe d'éclairer le ministère, de le stimuler, au besoin même de le redresser. C'est avec M. Guizot qu'il est le plus en confiance et s'épanche le plus volontiers. C'est sur lui qu'il compte pour être son avocat dans le conseil des ministres et auprès du Roi[69]. Dès la fin de 1841, il échangeait avec lui de longues lettres où les diverses faces du problème algérien étaient examinées. Ayant cru remarquer chez le ministre quelques doutes sur la possibilité d'obtenir la soumission complète des Arabes, il les relève aussitôt. Je suis assuré de cette soumission, dit-il, pourvu que nous sachions persévérer. La correspondance continue les années suivantes. M. Guizot était tout disposé à seconder l'homme qu'il avait fait appeler à la tête de l'Algérie. J'ai joui de vos succès auxquels j'avais cru d'avance, parce que j'ai confiance en vous, lui écrit-il le 20 septembre 1842. Je vous ai soutenu dans le conseil et ailleurs, toutes les fois que l'occasion s'en est présentée. Tenez pour certain que mon amitié vous est acquise, que je vous la garderai fidèlement et que je serai toujours charmé de vous la prouver. Et le général Bugeaud lui répond, le 18 octobre : Oui, je compte sur vous, de loin comme de près, et je m'honore de l'amitié dont vous me donnez l'assurance.

Avec d'autres membres du cabinet, particulièrement avec le ministre de la guerre, le gouverneur général était loin d'entretenir des relations aussi cordiales. Il croyait le maréchal Soult hostile à sa personne et froid pour l'Algérie, mettait à sa charge les mauvaises volontés, souvent trop réelles, des bureaux de la guerre, se plaignait qu'il le défendît mollement devant la Chambre et ne lui accordât pas les récompenses auxquelles avaient droit ses officiers ou ses soldats, se figurait même parfois qu'il voulait le dégoûter de son poste et qu'il lui avait, sous main, préparé quelque successeur. L'imagination facilement inquiète du gouverneur l'égarait. Si le maréchal Soult, comme beaucoup d'autres, n'avait que tardivement pris goût à notre entreprise en Afrique, il s'en occupait maintenant avec intérêt et était sérieusement décidé à la faire réussir, en poussant la conquête avec vigueur[70] ; seulement, il redoutait les difficultés parlementaires dont il se tirait mal, et, sans rien abandonner du fond, il n'était pas disposé à braver les préjugés de la Chambre et à brusquer ses hésitations, autant que l'eût désiré le général Bugeaud. Loin de vouloir écarter ce dernier, il appréciait sa façon de mener la guerre et se félicitait de ses succès ; seulement, il eût aimé à y avoir plus de part ; il eût désiré que sa direction supérieure fût à la fois plus réelle et plus visible ; il était offusqué de l'indépendance ombrageuse, de l'humeur absolue, de l'importance gênante de ce prétendu subordonné qui se conduisait à peu près comme s'il avait reçu d'avance une sorte de blanc-seing, et qui ne paraissait reconnaître à son supérieur hiérarchique d'autre rôle que de lui fournir les moyens d'action nécessaires ou de le couvrir devant le parlement. Depuis si longtemps habitué à être un personnage considérable et illustre, maréchal de France dès 1804, il avait peine à se laisser ainsi effacer par celui qui, à cette date, n'était encore qu'un obscur vélite de la garde impériale.

Ces dispositions réciproques amenèrent plus d'un froissement entre deux hommes également susceptibles, et dont aucun n'avait reçu, de son éducation première, ce tact, ce savoir-vivre qui apprend à ménager les susceptibilités d'autrui. En 1842, divers indices donnèrent à penser au gouverneur général qu'il était question de réduire l'effectif de l'armée d'Afrique : cet effectif, notablement supérieur au chiffre autorisé par la loi de finances, avait fourni prétexte à beaucoup de critiques, de la part des députés comme des journaux, et le ministre de la guerre, ennuyé de ces critiques, avait invité le gouverneur à se restreindre au strict nécessaire. Fort ému, le général Bugeaud ne se contenta pas d'adresser confidentiellement au gouvernement des observations du reste très fortes et très fondées ; il en appela à l'opinion, par une brochure signée de son nom, où il combattait vivement toute idée de réduction. Le maréchal Soult, choqué de cette opposition publique faite par son subordonné à un dessein que celui-ci lui supposait, manifesta son mécontentement. Le général Bugeaud, à son tour, surpris et blessé de ce blâme, ne parut pas comprendre l'incorrection de sa conduite. Dans cet incident, c'était le général Bugeaud qui avait manqué de déférence envers le maréchal Soult ; d'autres fois, c'était le maréchal qui manquait, d'égards envers le général, témoin ce qui se passa lors de l'élévation de ce dernier au maréchalat, en 1843. Contrairement aux promesses faites, cette élévation subit des retards qui irritèrent le gouverneur à ce point qu'il menaça de donner sa démission ; de plus, lorsque la nomination fut faite, le ministre de la guerre, par maladresse ou par rudesse hautaine, annonça au nouveau dignitaire qu'une condition y était mise, c'était qu'il exerçât encore ses fonctions en Algérie pendant un an. Le mot de condition fit bondir Bugeaud, qui répondit au ministre en termes pleins d'amertume. Dans ces regrettables conflits, M. Guizot intervenait généralement comme pacificateur, pansant les blessures respectives, mais sans pouvoir corriger les caractères.

Le gouverneur général ne se préoccupait pas seulement des dispositions des ministres ; il s'inquiétait aussi de vaincre ou de prévenir les résistances et les hésitations de la Chambre. Tous les moyens d'action que les circonstances lui offraient pour atteindre ce but, il les saisissait avec empressement. Au printemps de 1841, un député de la gauche, d'esprit droit et éclairé, M. de Corcelle, avait entrepris, avec deux de ses amis, M. de Tocqueville et M. de Beaumont, un voyage d'étude en Algérie. M. de Tocqueville étant tombé malade et M. de Beaumont étant resté avec lui pour le soigner, M. de Corcelle se trouva seul accompagner le général Bugeaud, dans sa première expédition contre Mascara, assistant à ses combats et campant à ses côtés. Un rapprochement s'opéra ainsi entre deux hommes que la politique avait jusqu'alors séparés ; le député se prit d'admiration pour le général ; le général donna son estime au député[71]. On ne s'en tint pas là. Une correspondance assidue fit suite aux conversations du bivouac. Le gouverneur trouvait en M. de Corcelle, qui avait, à défaut d'influence, une grande considération dans son parti, un utile intermédiaire auprès de ce monde de la gauche où il avait personnellement peu d'accès. Il recevait par lui d'utiles informations sur les dispositions des députés. En outre, toutes les fois qu'il avait quelque vérité à mettre en lumière, quelque prévention à dissiper, quelque erreur à redresser, il lui écrivait longuement, prenant au besoin pour cela sur ses nuits ; il savait que sa lettre serait fidèlement communiquée et commentée ; c'était sa façon de prendre part à ces conversations de couloirs qui ont parfois autant d'action sur les votes que les discussions en séance publique.

Telle cependant que nous connaissons la nature du général Bugeaud, il ne pouvait pas se contenter de ces moyens discrets, de cette propagande à voix basse. A défaut de la tribune, où sa présence obligatoire en Algérie ne lui permettait plus de monter, il usait fréquemment, impétueusement, de la presse, non par l'entremise d'écrivains officieux, mais par lui-même, montrant ainsi qu'il avait le tempérament d'un de ces journalistes dont il disait volontiers tant de mal. Que de fois les feuilles d'Alger publiaient des notes ou même de longs articles de polémique qu'il avait écrits ou dictés dans son cabinet ou sous sa tente, et dont non seulement les idées, mais le tour trahissait l'auteur[72] ! Parfois même, il ne prenait pas la peine de se masquer pour descendre dans cette arène où les personnages de son importance hésitent d'ordinaire à se commettre ; il s'y jetait à visage découvert, tout entier aux entraînements, aux emportements de sa nature batailleuse. Ce genre de lutte ne lui était pas sain ; il n'y gardait pas le sang-froid qui faisait sa force sur les vrais champs de bataille. Trouve-t-il, dans le Siècle, la lettre d'un député qui critique la façon dont sont dirigées les affaires algériennes ; aussitôt il prend feu et envoie au journal une réplique véhémente, trop véhémente, il devait le reconnaître lui-même. Je le confesse, — écrit-il à ce propos à M. de Corcelle qui lui avait adressé d'amicales représentations, — je n'ai pas été assez modéré. Que voulez-vous ? j'ai les défauts de mes qualités ; j'ai l'âme trop vive1[73]. Plus d'une fois, il aura à faire une confession semblable, et toujours il donnera la même explication, invoquera la même excuse : J'avoue, écrira-t-il plus tard, que je suis très impressionnable aux injustices. Mon humeur militante me fait riposter à l'instant même. Quand j'ai le sentiment d'avoir bien fait et que je me vois jugé faussement, à de grandes distances, je ne suis pas toujours maître de mes mouvements... C'est cette ardeur de caractère et de tempérament qui m'a fait triompher des Arabes. Je ne leur ai jamais permis de mordre impunément ma queue et mes flancs. Mais je conviens que, dans les relations sociales et parlementaires, il ne faut pas agir toujours ainsi[74]. Il en convenait, mais ne s'amendait pas.

A la vérité, la presse, qui depuis longtemps était en mauvais termes avec lui, semblait avoir pris à tâche de piquer sans cesse ce taureau si facile à exciter. Elle affectait de ne pas croire aux succès obtenus, se scandalisait des procédés employés, et, toutes les fois qu'il y avait un léger échec, un retour offensif de l'émir, elle semblait se plaire à les grossir, à en tirer argument pour inquiéter et décourager l'opinion. Quant au gouverneur, oubliant qu'un grand esprit, dans une grande situation, doit savoir distinguer les choses importantes des secondaires, ne s'attacher qu'aux premières et ne pas s'embarrasser des autres, il ne pouvait prendre sur lui de dédaigner ces attaques, si misérables qu'elles fussent. Il y ripostait souvent, en souffrait toujours. Singulier état d'esprit : nul homme n'a plus méprisé la presse, et nul ne s'est plus inquiété d'elle. Un soir, causant avec quelques intimes : Vous tous, mes amis, leur dit-il, vous me croyez très heureux. Je devrais l'être en effet, et, cependant, je ne le suis pas. Ces maudits journaux empoisonnent mon existence ; ils me calomnient, dénaturent mes actes, changent le bien en mal. Je sais bien que l'on me dira que j'ai grand tort de me chagriner de pareilles criailleries : mais empêcheriez-vous le lion piqué par un moucheron de rugir ? On ne commencera à me connaître, à m'apprécier, que lorsque je ne serai plus[75]. Tel était le trouble douloureux où il était ainsi jeté que, par moments, des tentations de découragement lui traversaient l'esprit. Au printemps de 1844, à l'heure de son plus grand succès et de son plus grand prestige, il se figure, sur on ne sait quel bruit de presse ou de coulisses parlementaires, qu'il se forme contre lui toute une conspiration d'injustice et d'ingratitude. À quoi bon rester plus longtemps en Afrique ? se demande-t-il en écrivant à son confident M. de Corcelle ; et il continue en ces termes : N'ayant plus à redouter le feu des Arabes, j'y serai sous les feux croisés de toutes les idées fausses, de tous les préjugés, de toutes les critiques de France. Il en serait de ceci comme il en a été de la majorité à la Chambre des députés. Tant que l'émeute a grondé, on s'est rallié autour de Casimir Périer et du ministère du 11 octobre ; dès que la situation a été plus calme, on s'est divisé et on a attaqué. Je puis quitter à présent, avec la plus grande somme de gloire qu'il soit possible d'obtenir en ce siècle. J'ai vaincu et soumis les Arabes ; j'ai refoulé Abd el-Kader dans un petit coin montagneux sur la frontière du Maroc ; j'ai mis en mouvement la colonisation ; j'ai inspiré une confiance qui a fait arriver de la population et des capitaux ; j'ai triplé le revenu en trois ans ; j'ai fondé le système de guerre et d'occupation qui est aujourd'hui dans la conviction de toute l'armée ; j'ai organisé l'administration des Arabes qui se laissent gouverner aujourd'hui mieux que les Européens. Que me resterait-il donc à faire qui valût cela ! Vous voyez que je dois quitter sans regret aucun. Je ne me plaindrai même pas que l'on garde certaines ordonnances pour le joyeux avènement d'un jeune prince que j'aime et que j'estime. Rentré en France, j'y servirai mieux peut-être la cause d'Afrique qu'en restant ici. On me croira un peu mieux, parce que je ne serai plus orfèvre, et je pourrai, j'espère, faire adopter quelques idées justes, ce qui jusqu'ici a été fort difficile[76].

 

XVII

Est-ce donc sur cette doléance amère et découragée qu'il nous faut quitter le maréchal, en 1844, au terme de la première phase de son commandement ? Ce serait, à notre tour, donner à des incidents secondaires une importance exagérée et commettre ainsi la faute que nous reprochions tout à l'heure au gouverneur. Si vives qu'elles fussent, ces bouffées de tristesse ou de colère étaient passagères et traversaient son imagination, plutôt qu'elles ne pénétraient au fond de son âme. Il eût été fort désagréablement surpris, si on l'avait pris au mot et si on lui avait désigné un successeur. Le sentiment qui dominait alors chez lui et qui se trahissait au milieu même de ses plaintes, c'était la satisfaction de l'œuvre accomplie, la conscience de la gloire acquise. Rien de plus légitime que ce sentiment. En effet, les résultats obtenus, dont on pouvait mesurer l'importance en comparant l'Algérie de 1844 et celle de 1840, ces résultats étaient vraiment son œuvre. Partout apparaissaient sa pensée, sa volonté, sa main. Sans doute il a été secondé. Son armée a été à la hauteur de sa tâche ; mais c'est lui qui lui a donné confiance, a exalté son énergie et l'a rendue capable d'efforts que d'autres n'auraient pas obtenus. Certaines idées heureuses lui ont été suggérées par ses lieutenants ; beaucoup des victoires ont été remportées par eux ; mais c'est lui qui, de toutes les idées, — soit qu'elles fussent tirées de son fonds, soit qu'elles fussent empruntées à d'autres après avoir été passées au crible de son imperturbable bon sens, — a fait un plan d'ensemble ; c'est lui qui a présidé à l'exécution, donnant l'impulsion générale, ayant l'œil à tout, presque constamment en campagne, gardant à sa disposition un bâtiment sous vapeur qui pouvait le transporter en vingt-quatre heures d'une province à l'autre, inspirant, surveillant ce qu'il était empêché de faire lui-même ; c'est lui qui a assuré l'unité d'efforts si multiples et les a fait tous concourir à l'accomplissement du dessein qu'il avait d'abord conçu et dont il ne s'est pas écarté un moment ; c'est lui, en un mot, qui a eu le premier rôle. Ses lieutenants d'ailleurs l'ont reconnu. En 1850, plusieurs des généraux africains, La Moricière, Bedeau, Cavaignac, étaient réunis dans un dîner avec des hommes politiques, MM. de Tocqueville, de Beaumont, de Corcelle, Dufaure. Ce dernier profita d'une telle rencontre pour demander à ces généraux quel était, à leur avis, l'homme qui avait le plus fait pour l'établissement de la France en Algérie et que l'on pouvait considérer comme le fondateur de cette colonie. Cavaignac répondit : Je prends la parole au nom de tous mes camarades, sans crainte d'être contredit par eux. C'est au maréchal Bugeaud qu'on doit la réussite de cette grande entreprise. Nous avons tous été formés à son école, et nos services se recommandaient des siens. Les autres généraux confirmèrent ce témoignage, si honorable et pour celui à qui il était rendu et pour ceux qui le rendaient[77].

Cette primauté du gouverneur une fois constatée, il convient de faire et de faire large la part de ses lieutenants. Ils furent pour beaucoup dans le succès. Entre plusieurs qui méritent cet éloge, quelques-uns ont été plus particulièrement en lumière ; leurs noms ressortent de l'ensemble même de notre récit. La campagne audacieuse et décisive de La Moricière autour de Mascara, les vigoureuses expéditions de Changarnier dans la région du Chélif et son admirable combat de l'Oued-Fodda, les sages et habiles manœuvres de Bedeau autour de Tlemcen, l'éclatant fait d'armes du duc d'Aumale dans la poursuite de la smala assurent à ces généraux une gloire propre qui n'est pas seulement le reflet de celle de leur chef. L'histoire se plaît à les placer à côté de lui et à proclamer que tous furent de grands serviteurs de la France. Elle efface ainsi, par cette communauté d'hommages, toute trace des petites querelles qui ont pu diviser quelques-uns d'entre eux. Dans cette énumération de ceux auxquels la France doit l'Algérie, n'oublions pas non plus la foule des héros anonymes qui donnaient leur peine, leur santé, leur vie,, sans espoir d'occuper d'eux leur pays et encore moins la postérité. Le soldat a été admirable en Afrique. C'était une rude vie que la sienne. Il y a eu sans doute des guerres plus sanglantes ; il n'y en a pas eu qui exigeât de chaque homme une plus grande dépense d'énergie morale et physique. Le danger n'existait pas seulement le jour des batailles ; il était de toutes les minutes ; pas un rocher, pas une broussaille qui ne pût receler une embuscade. Et ce danger était, si je puis ainsi parler, moins collectif, plus personnel que dans les grandes guerres. Il faut à nos hommes, écrivait un officier[78], une bravoure, un courage individuel, un sentiment de leur force, qui ne sont pas nécessaires en Europe, où, groupés par masses, ils sont encadrés dans d'autres masses. Ici, quinze ou vingt soldats déployés dans un bois, parmi des rochers, sur un terrain quelconque, sont appelés souvent à tenir en échec quatre ou cinq cents Arabes ; s'ils ne possédaient, à un suprême degré, le sentiment de leur devoir et la confiance en leur valeur, pourraient-ils tenir ferme contre un ennemi qui, par ses cris, ses mouvements, sa fusillade, essaye de les épouvanter ? Le champ de bataille était moins meurtrier qu'en Europe, mais l'hôpital l'était davantage, surtout au début, avant que l'expérience de tous et l'énergique sollicitude du gouverneur général eussent appris aux hommes à se mieux préserver des maladies. Enfin, ce qui était peut-être plus difficile pour le soldat que d'affronter le péril dans l'excitation d'une heure de combat, c'était de supporter la fatigue des longues marches, à travers un pays sans routes, sans villes, sans villages, au milieu de montagnes effroyablement tourmentées ou sur le sable aride du désert, tantôt sous un soleil torride, tantôt dans la boue et la neige, portant une charge énorme sur le dos, déguenillé, sans souliers, n'ayant souvent pour nourriture que les grains des silos, pour abri que la voûte du ciel, sans cesse harcelé par un ennemi invisible, et cela pendant des semaines et des mois. Si l'armée d'Afrique n'a pas versé autant de sang que sous l'Empire, disait à la tribune le maréchal Bugeaud, en revanche elle a répandu beaucoup plus de sueurs, car je ne crois pas qu'aucune armée se soit fatiguée autant que celle-ci[79]. Les jeunes recrues, arrivant de France, avaient de la peine à supporter un tel régime, et elles passaient quelquefois par des crises de démoralisation[80]. Mais les régiments faits à cette vie, bien entraînés, endurcis, ayant évacué sur l'hôpital ou renvoyé au dépôt les éléments physiquement ou moralement trop faibles, ne comptant plus guère que des soldats de vingt-deux à vingt-sept ans, avec une proportion considérable de remplaçants, formaient des troupes hors ligne. On ne saurait notamment se faire une idée du savoir-faire pour le bivouac ou le combat, de la résistance à la fatigue, de l'audace et de la fermeté dans le péril, qu'avaient acquis les escadrons des chasseurs d'Afrique, le régiment des zouaves, ou certains bataillons d'élite organisés par La Moricière dans sa division. C'est d'un de ces bataillons qu'écrivait M. de Montagnac : J'aurai, dans ma vie militaire, un souvenir qu'aucun autre ne pourra effacer : c'est d'avoir commandé, une fois, des soldats comme je n'en verrai probablement jamais, et d'avoir pu apprécier la dose d'énergie, de courage, de résignation qu'on peut trouver chez de pareils hommes, lorsqu'ils ont été faits au danger, trempés au feu et rompus à toutes les privations[81]. N'était-ce donc pas une rare fortune pour la France de pouvoir se faire une telle armée ? Le 17 avril 1842, la division de Mascara arrivait à Oran, pour se reposer, pendant quelques jours, des fatigues de sa fameuse campagne d'hiver. Avant d'entrer dans la ville, La Moricière la fit défiler devant lui. Les hommes barbus, noircis par le hâle, vêtus à la diable, mais d'une allure superbe sous leurs haillons, marchaient d'un pas alerte, en dépit de la longueur de la route qu'ils avaient faite et du gros butin qu'ils portaient, presque tous, étrangement échafaudé sur leurs sacs. En les contemplant, leur jeune chef, qui les avait formés, ne pouvait retenir un sourire d'orgueil. Le soir, au milieu de son état-major, en étant venu à parler de l'émotion de ce spectacle : Quel malheur, s'écria-t-il, de ne pouvoir montrer de tels soldats sur un champ de bataille d'Europe !Peut-être n'est-ce pas un malheur, osa dire un jeune aide de camp que le général goûtait fort et auquel il laissait son franc parler. C'était le capitaine Trochu, et, à l'appui de son interruption, il exposa les raisons pour lesquelles il ne croyait pas notre armée bien préparée, par la vie d'Afrique, à l'éventualité qu'appelait son chef. La Moricière, surpris, scandalisé même, riposta avec véhémence, et la discussion continua assez vive. Le capitaine Trochu n'était pas alors seul de son avis ; vers le même temps, le général de Castellane écrivait de France au général Changarnier : L'Algérie n'est plus une bonne école de guerre. Toutefois, en 1842, cette opinion avait un air de paradoxe. Le sentiment général était plutôt celui de La Moricière. On rapportait ce mot du duc d'Orléans : Si nous avions une guerre en Europe, je formerais mon avant-garde des régiments tirés d'Afrique. Autant les profits économiques de la colonie paraissaient encore douteux, autant chacun se croyait assuré des avantages qu'y trouvait notre éducation militaire ; on disait couramment que l'armée d'Afrique était le meilleur produit, quelques-uns ajoutaient : le seul produit que la France pouvait espérer retirer du sol africain. Depuis cette époque, la controverse ébauchée dans le salon du commandant d'Oran s'est continuée et développée. Seulement, un revirement semble s'être fait dans les esprits : personne aujourd'hui ne prétend plus que l'Algérie ait été une conquête stérile, et beaucoup en sont venus à croire que notre armée y a plus perdu que gagné. Cette dernière thèse est soutenue notamment, dans des écrits d'un grand éclat, par l'ancien capitaine Trochu, devenu l'un de nos généraux les plus en vue. Il n'appartient pas à un profane de juger un tel débat : toutefois, il lui sera peut-être permis d'indiquer, avec grande réserve, quelques conclusions qui sortent des faits mêmes.

D'abord, après ce qui a été dit tout à l'heure, une vérité semble incontestable : c'est que, par la vie qu'il menait, par les qualités que cette vie exigeait et développait, le soldat acquérait en Algérie une singulière trempe physique et morale ; le général Trochu a été le premier à reconnaître qu'à un certain débraillé près, la guerre d'Afrique nous faisait d'excellents soldats. N'en peut-on pas dire autant des officiers ? Plus que dans toute autre campagne, ils prenaient une très large part des fatigues et des périls. Cette guerre avait pour eux un autre avantage. L'avancement étant très lent dans les armées modernes, les officiers d'ordinaire arrivent trop tard à l'exercice du commandement, et, longtemps encadrés dans de grandes masses à mouvements uniformes, ils s'habituent personnellement à un rôle un peu passif. L'Afrique, au contraire, leur fournissait mille occasions d'acquérir et de développer cette qualité d'initiative si précieuse dans la guerre et si conforme au génie de notre race. Avec des troupes dispersées, morcelées, sans communications promptes et faciles entre les différentes colonnes ou même entre les petits détachements, en face d'un ennemi partout présent et attaquant toujours à l'improviste, le gouverneur ou ses principaux lieutenants ne pouvaient tout prévoir à l'avance, tout ordonner de loin, tout diriger sur place ; dès lors, il n'était pas de colonels, de capitaines, parfois même de simples sergents qui ne pussent être amenés à assumer toutes les responsabilités, à prendre toutes les décisions d'un commandant en chef. Ainsi s'exerçaient-ils, sur un théâtre petit, mais difficile, en face d'un adversaire barbare, mais rusé et brave, à faire œuvre de tactique, à tirer parti du terrain, à remuer les hommes, à veiller à leurs besoins physiques, à soutenir leur moral, à montrer de la présence d'esprit, du sang-froid et de la prévoyance. Toutefois, s'il faut en croire le général Trochu, cette vie qui semblait si profitable à nos officiers, leur était, à un autre point de vue, souvent nuisible. Le commandement fut conduit, a-t-il écrit, à l'invention et à l'application journalière de la fameuse et traditionnelle formule du débrouillez-vous, qui était à l'armée d'Afrique sans danger notable pour l'ensemble des affaires militaires, mais qui devait être plus tard si fatale à nos généraux dans la préparation et dans la conduite de la grande guerre en Europe. On perdit de vue la nécessité des prévisions exactes, des préparations méticuleuses, des ordres détaillés et précis. Le germe de ce défaut était déjà et depuis longtemps dans la nature française ; ne le retrouverait-on pas chez les brillants vaincus de Crécy, de Poitiers et d'Azincourt ? La guerre d'Afrique ne l'a donc pas créé : seulement, elle a pu contribuer à le développer. Dans le même ordre d'idées, le général Trochu a signalé un autre inconvénient : les généraux sortaient d'Algérie sans avoir aucune notion du maniement des immenses armées modernes et de toutes les opérations si compliquées qui s'y rattachent ; or, bien que n'ayant pu ainsi apprendre qu'une partie de la guerre, ils s'imaginaient l'avoir apprise tout entière, et, pour avoir razzié quelques tribus ou culbuté les réguliers d'Abd el-Kader, ils se voyaient devenus d'ores et déjà des capitaines complets ; ils se le disaient même si haut entre eux, que le public finissait par le croire, et là, ajoute-t-on, aurait été l'origine des illusions qui devaient aboutir, en 1870, à de si terribles mécomptes. Peut-être est-ce pousser les conséquences bien loin : à chercher les causes de nos récents désastres, on en trouverait facilement ailleurs de plus proches, de plus directes et de plus agissantes. En tout cas, si l'infatuation dont on parle a été le fait de quelques officiers à vue courte et présomptueuse, rien n'indique qu'elle ait existé chez les hommes vraiment supérieurs, les seuls en passe de devenir de vrais chefs d'armée : ceux-ci se rendaient compte, sans nul doute, que la guerre européenne différait de la guerre d'Afrique, et l'on se demande en quoi le fait d'avoir heureusement pratiqué l'une, les aurait empêchés de se préparer et de se former à l'autre.

On le voit, ma conclusion n'est pas absolue. Je suis le premier à déclarer que la guerre d'Afrique était, pour notre armée, une école incomplète ; j'admets que, mal comprise, elle pouvait, sur certains points, devenir une école dangereuse ; mais je crois que, par d'autres côtés, elle a été une école bienfaisante. La part du bien l'a-t-elle emporté sur le mal ? Question toujours délicate à laquelle on voudrait laisser les faits répondre. Qu'a valu l'armée formée en Afrique, quand, quelques années plus tard, elle a été mise à l'épreuve d'une grande guerre ? C'est elle que nous retrouvons en Crimée ; elle n'a pas encore eu le temps de subir les influences qui devaient, peu après, la modifier si gravement. Eh bien, de l'aveu des Anglais qui l'ont vue de près et qui ne sont pas d'ordinaire pour nous des juges bienveillants, jamais la France n'avait eu une plus belle armée. Et encore faut-il faire observer qu'elle ne se présentait pas avec tous ses avantages, puisque les plus illustres des Africains, ceux qui semblaient le mieux préparés aux commandements supérieurs, avaient été enlevés à leurs soldats, le maréchal Bugeaud par la mort, le duc d'Aumale, les généraux de La Moricière, Changarnier et Bedeau par l'exil politique, en cette circonstance aussi néfaste que la mort. Voilà, semble-t-il, la réponse des faits. N'oublions pas, d'ailleurs, comment se pose la question. On n'a pas à se demander si l'armée eût trouvé une école plus complète dans une grande guerre ; la paix régnait, pour longtemps encore, dans l'Europe fatiguée des secousses du commencement du siècle, et personne ne saurait le regretter. Il s'agit de savoir ce qui valait mieux pour notre éducation militaire : se battre en Algérie ou ne pas se battre du tout. Ainsi posée, la question ne semble même plus fournir matière à la discussion. Nos officiers, tels qu'on les connaissait alors, n'eussent pas appris théoriquement à la caserne ce qu'on reproche à la guerre d'Afrique de ne leur avoir pas pratiquement enseigné. Et ils auraient perdu l'occasion que ce champ de bataille permanent leur offrait de se former aux vertus militaires, par l'effort accompli, par la fatigue supportée, par le péril affronté, par le sang répandu ; occasion d'autant plus précieuse que l'air ambiant était alors plus amollissant et que notre société bourgeoise, industrielle, financière et matérialiste était plus occupée de bien-être, plus réfractaire à l'idée même du sacrifice.

 

 

 



[1] Un milliard de 1830 à 1848 : soit 323 millions de 1830 à 1841, et, de 1841 à 1848, environ 100 millions par an.

[2] Lettre du maréchal Bugeaud à M. de Corcelle, en date du 28 septembre 1845. (Documents inédits.)

[3] Mémoires de M. Guizot, t. VII, p. 141.

[4] Sur les événements d'Algérie de 1830 à 1839, voir tome III, ch. X.

[5] C'est alors, en février 1840, qu'eut lieu la défense de Mazagran, autour de laquelle on fit tant de bruit. Le fait se réduisait à ceci : 123 zéphyrs, soldats des compagnies de discipline, occupant un ancien fortin turc en assez bon état, s'étaient vus assiéger par environ 1.500 Arabes. A l'abri de leurs remparts, ils tinrent bon pendant quatre jours, et l'ennemi, qui n'avait ni canons pour faire brèche ni échelles pour escalader les murailles, dut se retirer. La défense était honorable, mais n'avait rien d'extraordinaire. On en pouvait juger aux pertes de la garnison qui, pendant ces quatre jours, n'avait eu que trois tués et seize blessés. La guerre a Afrique offrait maints faits d'armes bien autrement remarquables. Mais l'opinion, égarée par le rapport exagéré du commandant, le capitaine Lelièvre, par les amplifications fantastiques des journaux et aussi par l'étrange penchant des honnêtes bourgeois à exalter le soldat vicieux aux dépens des autres, s'engoua des héros de Mazagran, qui furent comparés aux défenseurs des Thermopyles. Le gouvernement lui-même, dupe de cette mise en scène, leur prodigua les récompenses, jusqu'au jour — près de trois ans plus tard — où, mieux informé, mais ne voulant pas confesser publiquement son erreur, il se contentera de mettre silencieusement le capitaine Lelièvre à la retraite. Le commandant de Montagnac, un vrai brave, celui-là, écrira à ce propos, dans une lettre en date du 22 novembre 1842 : Notre fameux lapin de Mazagran a fini par être expulsé de l'armée, à la suite de tous ses méfaits. Il y a longtemps qu'on aurait dû lui rendre cette justice. Beaucoup d'historiens en sont encore restés à la légende de Mazagran.

[6] Cité par M. Camille ROUSSET, l'Algérie de 1830 à 1840, t. II, p. 389 à 391.

[7] Le général de La Moricière, par M. KELLER, t. I, p. 231.

[8] Lettres d'un soldat, correspondance du colonel de Montagnac.

[9] Ce témoin est M. Louis Veuillot, qui vint en Algérie avec le général Bugeaud, au commencement de 1841, et qui, aussitôt après, publia ses impressions de voyage, sous ce titre : Les Français en Algérie.

[10] Lettres d'un soldat, correspondance du colonel de Montagnac.

[11] Chiffre avoué par le gouvernement dans la séance du 14 avril 1841.

[12] Camille ROUSSET, l'Algérie de 1830 à 1840, t. II, p. 473.

[13] Lettres d'un soldat.

[14] Ce tableau de la garnison de Miliana a été tracé par le général Changarnier lui-même, dans un passage que cite M. Camille Rousset.

[15] Sur les antécédents algériens du général Bugeaud, voir t. III, ch. X, § X et XII.

[16] J'ai déjà eu occasion de citer un fragment de ce discours, t. IV, ch. V, § IX.

[17] Lettre du 17 octobre 1810. (Le maréchal Bugeaud, par le comte D'IDEVILLE, t. II, p. 149.)

[18] Cette conversation m'a été rapportée par M. le général Trochu, qui la tenait lui-même du maréchal Bugeaud. Il en avait conservé un souvenir très vif, sans pouvoir en préciser la date. Aux débuts de sa carrière, le capitaine Trochu avait été l'officier d'ordonnance et l'homme de confiance du maréchal, qui faisait de lui le plus grand cas. Je ne connais dans l'armée aucun homme plus distingué que lui, écrivait le maréchal à M. Guizot, le 2 juillet 1846.

[19] Sur ces lettres, voir t. IV, ch. V, § IX.

[20] Discours du 8 avril 1839.

[21] Expression du général Trochu.

[22] Voir, passim, au tome 1er de l'ouvrage de M. d'Ideville sur le maréchal Bugeaud.

[23] Voici l'évolution de l'effectif de l'armée d'Afrique : 1831 : 17.900 hommes ; 1832 : 22.400 ; 1833 : 27.000 ; 1834 : 31.000 ; 1835 : 30.800 ; 1836 : 31.400 ; 1837 : 42.600 ; 1838 : 48.000 ; 1839 : 54.000 ; 1840 : 63.000 ; 1841 : 78.989 ; 1842 : 83.281 ; 1843 : 85.664 ; 1844 : 90.562 ; 1845 : 89.099 ; 1846 : 107.688 ; 1847 : 101.520 hommes.

[24] Lettre du 29 décembre 1843, à M. de Corcelle. (Documents inédits.)

[25] Voyez t. III, ch. X, § V.

[26] Sur le rôle de La Moricière dans l'assaut de Constantine, voir t. III, seconde édition, ch. X, § XIII. — L'impression fut très vive en France, et M. de Tocqueville traduisait le sentiment général, quand il écrivait, le 14 novembre 1837 : Je m'intéresse plus que je ne puis me l'expliquer à La Moricière. Cet homme m'entraîne malgré moi, et, quand j'ai lu le récit de son assaut de Constantine, il m'a semblé que je le voyais arriver le premier au haut de la brèche, et que toute mon âme était un instant avec lui. Je l'aime aussi pour la France, car je ne puis m'empêcher de croire qu'il y a un grand général sous ce petit homme-là.

[27] Lettres de 1840 et de 1843 citées par M. KELLER dans sa Vie du général de La Moricière.

[28] Le général de La Moricière, par E. KELLER, t. I, p. 224 à 226.

[29] M. de Montagnac. (Lettres d'un soldat, p. 141 et 142.)

[30] Ceux qui auraient intérêt à connaître le détail des opérations peuvent se reporter aux ouvrages spéciaux. En ce moment même, le premier de nos historiens militaires, -VI. Camille Rousset, poursuit, avec le même éclat, jusqu'en 1857, le récit de la conquête algérienne que, dans un premier livre, il avait conduit jusqu'en 1840. Je me suis beaucoup servi de cet important ouvrage. Signalons aussi le Maréchal Bugeaud, d'après sa correspondance intime, par M. D'IDEVILLE ; le Général de La Moricière, par M. KELLER ; les Souvenirs d'un officier d'état-major, par le général DE MARTIMPREY ; les Lettres d'un soldat, correspondance inédite du colonel DE MONTAGNAC ; les Lettres du maréchal de Saint-Arnaud, les articles sur les Dernières Campagnes du général Changarnier en Afrique, publiés dans le Correspondant, par le comte D'ANTIOCHE, etc., etc.

[31] Lettre du 9 mai 1841.

[32] Lettre du 12 mai 1841.

[33] Ce n'étaient pas seulement les soldats, c'étaient aussi les colons pour lesquels le général était ainsi d'un facile abord. Un jour, l'un de ces colons, pauvre diable, vient le trouver à Alger et lui expose sa requête. Mais, mon ami, lui dit le gouverneur après l'avoir écouté, cela ne me regarde pas ; allez trouver le comte Guyot, le directeur civil. — Ah ! reprit le colon en montrant son costume, comment puis-je aller parler à M. Guyot dans la tenue misérable où vous me voyez ?

[34] Nous n'avons trouvé, a dit le général Bugeaud dans son rapport, aucun mécompte ni sur les distances, ni sur la configuration des lieux, ni sur les eaux, ni sur les cultures.

[35] Voir notamment la scène assez curieuse que lit un jour le gouverneur au capitaine de Martimprey. (Souvenirs d'un officier d'état-major, par le général DE MARTIMPREY, p. 101 à 105.)

[36] Lettres d'un soldat, correspondance inédite du colonel DE MONTAGNAC, p. 192-193.

[37] Lettres d'un soldat, p. 204.

[38] Lettre du 8 mars 1842. (Lettres d'un soldat, p. 206 et 207.)

[39] Lettre du 31 mars 1842. (Lettres d'un soldat, p. 217.)

[40] 28 janvier et 8 mars 1842. (Lettres d'un soldat, p. 199, 209.)

[41] 31 mars 1842. (Lettres d'un soldat, p. 222.)

[42] Souvenirs d'un officier d'état-major, par le général DE MARTIMPREY, p. 131.

[43] Lettre du 31 mars 1842. (Lettres d'un soldat, p. 222.)

[44] Souvenirs d'un officier d'état-major, p. 131.

[45] Lettres du 9 janvier, des 2 et 11 février 1842. (Lettres d'un soldat, p. 186, 191, 202 à 205.)

[46] La Moricière, disait un jour le gouverneur au duc d'Aumale, est vaillant, infatigable, débrouillard, sans doute, mais doctrinaire ; il discute sans cesse, ergote, hésite et n'aime pas les responsabilités.

[47] Le général Bugeaud faisait allusion à La Moricière, quand, dans une lettre à Changarnier, il se plaignait de voir les journaux préconiser les actions magnifiques de tel jeune et brillant général, qualifier de fautes ses propres opérations, blâmer son système et louer, chez les chefs de colonne, les mêmes faits qu'on venait d'imputer à tort au gouverneur.

[48] Cette lettre, qui fait tant d'honneur au général Bugeaud, a été citée pour la première fois par M. Camille ROUSSET.

[49] Souvenirs d'un officier d'état-major, par le général DE MARTIMPREY, p. 177.

[50] Bedeau fait très-bien, disait le général Bugeaud, mais on a besoin de le pousser par les épaules.

[51] Lettre de M. de Montagnac, en date du 27 juillet 1842. (Lettres d'un soldat, p. 259 à 261.)

[52] Lettre de M. de Montagnac, en date du 18 juin 1842. (Lettres d'un soldat, p. 255.)

[53] Les zouaves et les chasseurs à pied, par M. le duc D'AUMALE.

[54] En 1848, Abd el-Kader, causant à Toulon avec le général Daumas, a parlé de soixante mille âmes. C'était probablement une exagération.

[55] C'était le futur général Ducrot. M. d'Ideville a reçu communication de cette lettre et l'a publiée dans son ouvrage sur le maréchal Bugeaud, t. II, p. 281.

[56] Pour les faits qui vont suivre, je me suis attaché au rapport du duc d'Aumale, à un récit du général Fleury, alors lieutenant et attaché à la colonne, récit publié par M. d'Ideville, enfin au tableau très vivant et très exact tracé par M. Camille Rousset. J'ai trouvé aussi quelques renseignements dans les articles du comte d'Antioche, qui a eu à sa disposition les papiers du général Changarnier.

[57] Sur ce qui s'est passé après que Yusuf eut rejoint le duc d'Aumale, j'ai suivi la version de M. Camille Housset, qui diffère, en quelques points, du récit du général Fleury. J'ai des raisons de croire la version de M. Rousset plus exacte.

[58] Le duc D'AUMALE, les Zouaves et les chasseurs à pied.

[59] Le maréchal Soult félicitait le prince sur la parfaite combinaison de ses mouvements, sa hardiesse d'exécution et son coup d'œil exercé. — J'ai appris presque sur les lieux, lui mandait La Moricière, le brillant succès que vous venez d'obtenir ; j'ai pu juger mieux que personne la hardiesse de l'entreprise et l'importance du résultat. Vous avez porté à la puissance de l'émir le coup le plus rude qu'elle pût recevoir.

[60] M. Charras se trompait sur l'âge du prince ; celui-ci n'avait que vingt et un ans.

[61] Le Roi écrivait au maréchal Soult, le 30 septembre 1843 : Il me parait bien désirable de fortifier la hiérarchie et la subordination dans notre armée d' Afrique, et d'y décourager cet esprit d'opposition envers leurs supérieurs, de jalousie et de mauvais coucheurs, dont la correspondance que vous me communiquez ne cesse de donner de tristes exemples. (Documents inédits.)

[62] Lettre à M. de Corcelle, en date du 29 décembre 1843. (Documents inédits.)

[63] Lettre à M. de Corcelle.

[64] Lettre du 29 décembre 1843 à M. de Corcelle. (Documents inédits.)

[65] Documents inédits.

[66] Circulaire du 17 septembre 1844.

[67] Cf. plus haut, t. III, ch. X, § V.

[68] Cf. séances des 14 et 15 avril 1841, des 4 et 5 avril 1842, des 23, 24 et 25 mai 1843, des 5 et 6 juin 1844.

[69] Sur la correspondance du général Bugeaud avec M. Guizot, voyez les Mémoires de ce dernier, t. VI, p. 387 et suiv., et t. VII, p. 135 et suiv.

[70] Lors de l'envoi du général Bugeaud en Algérie, il lui avait donné les instructions suivantes : Prendre une offensive hardie ; faire une guerre énergique, poussée à fond, en vue d'amener l'entière soumission des Arabes et de préparer les voies à la colonisation qui, seule, après la conquête, peut nous maintenir en possession du territoire soumis par nos armes.

[71] Quelque temps après, le général Bugeaud écrivait à M. de Corcelle : Votre lettre m'a renforcé dans l'opinion que vous êtes bien l'homme le plus loyal et le plus généreux qu'il y ait au monde. (Documents inédits.)

[72] Lisez, par exemple, dans le Moniteur algérien du 25 décembre 1843, un article de trois colonnes, signé : Un touriste. C'est la prétendue conversation du touriste avec un officier qui lui démontre comment la guerre était nécessaire et comment elle n'avait pu se faire qu'avec des razzias. Le touriste était arrivé plein de préventions contre ces barbares razzias, condamnées par tous les philanthropes et par toutes les âmes sensibles en France. L'officier lui répond : Qu'est-ce que la guerre en Europe et partout ? N'est-ce que la destruction des armées belligérantes ? Non, c'est aussi une attaque aux intérêts des peuples... On s'empare des grandes villes, des centres de population et de commerce, de la navigation des fleuves et des grandes routes ; à la première guerre, on s'emparera des chemins de fer. C'est en mettant la main sur tous ces grands intérêts que l'on l'ait capituler les nations et qu'on fait la guerre. Avions-nous des intérêts semblables à saisir en Afrique ? Les villes, fort clairsemées, ne sont que de misérables bourgades dont les habitants sont étrangers au peuple arabe, qui les méprise ; point de routes, point de navigation, point de capitale, point de centre enfin... L'intérêt agricole, que l'on néglige en Europe, est le seul vraiment que l'on puisse blesser en Afrique. Il y est plus difficile à saisir que partout ailleurs ; car on ne trouve, chez les Arabes du moins, ni villages ni fermes ; ce peuple vit sous la tente, et toutes ses richesses mobilières peuvent être transportées par les bêtes de somme dont il dispose... Dès que nos colonnes se mettaient en mouvement, le vide s'opérait devant nous : les villages se chargeaient sur les chameaux, les mulets, les bœufs, et fuyaient avec les femmes et les enfants... Il nous a fallu longtemps pour agir de manière à atteindre les populations fugitives. Nous l'avons pu enfin, et, de ce moment, vous avez vu commencer et progresser la pacification. C'est donc à la razzia, qui vous faisait horreur, que nous devons tous nos progrès, particulièrement cette sécurité qui vous a permis de visiter si paisiblement une grande partie de l'Algérie. Suivait une comparaison entre la razzia algérienne et le bombardement européen, tout à l'avantage de la première, présentée comme beaucoup moins cruelle. Naturellement, le touriste finit par se déclarer convaincu et un peu honteux des critiques qu'il avait faites. Je fis des excuses à l'officier, dit-il, et lui promis que la loyauté et l'humanité de l'armée d'Afrique n'auraient pas de plus ardent défenseur que moi. — Peu après, le 28 avril 1844, le maréchal Bugeaud écrivait à M. de Corcelle : Je ne puis pas me résoudre à ménager la sottise de nos philanthropes ; je leur ai prouvé, dans le Moniteur algérien du 25 décembre, que la razzia était un moyen de guerre indispensable... S'ils ne veulent pas me comprendre, tant pis pour eux, car cela prouve qu'ils sont des sots. (Documents inédits.)

[73] Lettre du 27 juillet 1843. (Documents inédits.)

[74] Lettres du 8 juillet et du 28 septembre 1845. (Documents inédits.)

[75] Cette conversation a été rapportée par M. Lapasset, qui y assistait. (Le Maréchal Bugeaud, par M. D'IDEVILLE, t. III, p. 46 et 47.)

[76] Lettre du 14 mars 1844. (Documents inédits.)

[77] Ce fait m'a été rapporté par M. de Corcelle, qui était l'un des convives.

[78] Lettres d'un soldat, p. 316.

[79] Discours du 24 janvier 1845. — Déjà, en novembre 1841, le gouverneur avait écrit à M. Guizot : On devrait savoir que nous ne pouvons pas avoir en Afrique des batailles d'Austerlitz, et que le plus grand mérite, dans cette guerre, ne consiste pas à gagner des victoires, mais à supporter, avec patience et fermeté, les fatigues, les intempéries et les privations. Sous ce rapport, nous avons dépasse, je crois, tout ce qui a eu lieu jusqu'ici.

[80] Le lieutenant-colonel de Saint-Arnaud fut employé avec ses zouaves, en juillet 1841, à une expédition de ravitaillement dirigée de Mostaganem sur Mascara. La colonne se composait principalement de jeunes troupes de ligne arrivées récemment de France. La chaleur était effroyable ; les Arabes suivaient la petite armée et massacraient les traînards. Saint-Arnaud dépeint ainsi à son frère le spectacle dont il a été témoin : J'ai vu là, frère, tout ce que la faiblesse et la démoralisation ont de plus hideux. J'ai vu des masses d'hommes jeter leurs armes, leurs sacs, se coucher et attendre la mort, une mort certaine, infâme. A force d'exhortations, ils se levaient, marchaient cent pas, et, accablés de chaleur, de fatigue, affaiblis par la dysenterie et la fièvre, ils retombaient encore et, pour échapper à mes investigations, allaient se coucher, en dehors de ma route, sous les buissons et dans les ravins. J'y allais, je les débarrassais de leurs fusils, de leurs sacs, je les faisais traîner par mes zouaves ; j'en ai fait monter sur mon cheval, jusqu'à ce que j'eusse sous la main les sous-officiers de cavalerie, seuls moyens de transport que nous ayons eus à l'arrière-garde... J'en ai vu beaucoup me demander en pleurant de les tuer, pour ne pas mourir de la main des Arabes, j'en ai vu presser, avec une volupté frénétique, le canon de leur fusil, en cherchant à le placer dans leur bouche. Eh bien, frère, pas un n'est resté en arrière, pas un ne s'est tué ; beaucoup sont morts asphyxiés, mais ce n'est pas ma faute. Et Saint-Arnaud ajoutait : Non, pour les épaulettes de général, je ne voudrais pas recommencer la vie que j'ai faite, dix heures de suite, le 2 juillet.

[81] Lettre d'un soldat, p. 277.