HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE V. — LA POLITIQUE DE PAIX (1841-1845)

 

CHAPITRE IV. — L'ENTENTE CORDIALE ENTRE LA FRANCE ET L'ANGLETERRE (SEPTEMBRE 1843-FÉVRIER 1844).

 

 

I. Lord Aberdeen et ses rapports avec le cabinet français. Les voyages du duc de Bordeaux en Europe. Sur la demande du gouvernement du Roi, la reine Victoria décide de ne pas recevoir le prétendant. Les démonstrations de Belgrave square. Leur effet sur le roi Louis-Philippe. Cet incident manifeste les bons rapports des deux cabinets. — II. Le discours du trône en France proclame l'entente cordiale. Discussion sur ce sujet dans la Chambre des députés. M. Thiers rompt le silence qu'il gardait depuis dix-huit mois. L'entente cordiale ratifiée par la Chambre. — III. Débats du parlement anglais. Discours de sir Robert Peel. — IV. La dotation du duc de Nemours. Une manifestation des bureaux empêche la présentation du projet désiré par le Roi. Article inséré dans le Moniteur. Mauvais effet produit. — V. L'incident de Belgrave square devant les Chambres. Le projet d'adresse flétrit les députés légitimistes. Premier débat entre M. Berryer et M. Guizot. Faut-il maintenir le mot : flétrit ? Nouveau débat. M. Berryer rappelle le voyage de M. Guizot à Gand. Réponse du ministre. Scène de violence inouïe. Le vote. Réélection des flétris. Reproches faits par le Roi à M. de Salvandy. Conséquences fâcheuses que devait avoir pour la monarchie de Juillet l'affaire de la flétrissure.

 

I

Aussitôt après la visite faite à Eu, en septembre 1843, par la reine Victoria, les cabinets de Londres et de Paris s'appliquèrent, avec une bonne volonté et une bonne foi égales, à pratiquer leur nouvelle politique d'entente. Au mois d'octobre, lord Aberdeen, s'étant rendu dans sa terre de Haddo, en Ecosse, pour y prendre un peu de repos, invita à l'y suivre notre chargé d'affaires qui était en ce moment le comte de Jarnac. Le ministre et le diplomate vécurent à Haddo sur un pied d'intimité confiante et affectueuse. Le repas du matin terminé, a raconté M. de Jarnac[1], lord Aberdeen m'emmenait dans son cabinet. Les courriers de l'ambassade comme ceux du Foreign office nous arrivaient sans cesse. Nous nous communiquions tout, autant que les intérêts du service le permettaient ; nous causions de tout à cœur ouvert. Puis, à d'autres moments, le soir principalement, c'étaient de longues conversations où le secrétaire d'État devisait librement des choses et des hommes de la politique. Tantôt, il réveillait ses souvenirs sur les luttes du commencement du siècle, sur Napoléon, sur Talleyrand qu'il jugeait sévèrement, sur les autres personnages de cette tragique époque. Tantôt, revenant au temps présent, il parlait volontiers, rapporte son interlocuteur, de l'inflexible intégrité du duc de Broglie ; de la reine Marie-Amélie, that angel on earth, à laquelle il avait voué un culte tout particulier, la seule personne de noire siècle, disait-il, contre laquelle le souffle de la calomnie n'a jamais osé s'élever ; de la noble lutte que soutenaient le roi Louis-Philippe et M. Guizot pour les intérêts les plus chers de l'humanité ; toutefois, il laissait voir des doutes sur l'issue de cette lutte : les destinées futures de notre pays l'inquiétaient. Le sujet le plus fréquent des entretiens était naturellement la situation respective de la France et de l'Angleterre. C'est même en cette circonstance que leurs nouveaux rapports paraissent avoir reçu, pour la première' fois, le nom qu'ils devaient conserver dans l'histoire diplomatique. Un jour, en effet, le ministre fut amené à communiquer à notre chargé d'affaires une longue lettre confidentielle qu'il adressait à son frère sir Robert Gordon, ambassadeur à Vienne ; dans cette lettre, pour caractériser les relations qu'il désirait désormais entretenir avec le gouvernement français, il se servait de cette expression : A cordial good understanding, une cordiale bonne entente.

Bien que dégagé des préjugés surannés et supérieur aux mesquines jalousies, lord Aberdeen restait non seulement très anglais, mais aussi très tory. Cette disposition d'esprit influait sur sa façon de concevoir l'entente des deux puissances occidentales. Au lendemain de 1830, alors que les whigs étaient au pouvoir, cette entente avait été plus ou moins une alliance libérale destinée à tenir tête, en Europe, aux cabinets réactionnaires. En 1843, dans l'esprit du ministre tory, elle devait avoir un caractère conservateur et surtout pacifique. C'était parce que le gouvernement du roi Louis-Philippe résistait, en France, à l'esprit révolutionnaire et belliqueux, c'était pour le seconder dans cette résistance, que lord Aberdeen estimait utile et juste de se rapprocher de lui. Tout en effectuant très loyalement ce rapprochement, il n'oubliait pas que l'alliance avec les puissances continentales avait été la tradition de son parti et qu'elle pourrait redevenir nécessaire, au cas, nullement impossible, où la France tenterait de détruire l'œuvre de 1815. Il demeurait très attaché à cette œuvre à laquelle il avait pris personnellement une grande part ; l'état européen, créé à cette date, lui paraissait la condition de la sécurité de la Grande-Bretagne qui se trouvait sans armée en face de la France toujours occupée à développer ses forces militaires. L'alternative pour nous, disait-il à M. de Jarnac, c'est une Europe fortement constituée dans notre intérêt, ou des armements extraordinaires et excessifs ; notre grandeur, notre indépendance, notre sécurité même sont à ce prix. Aussi ne cachait-il pas au chargé d'affaires français qu'il ferait cause commune avec les autres cours, si nous voulions toucher aux traités de 1815 : Souvenez-vous, — lui disait-il un jour où la conversation avait porté sur l'Autriche, — souvenez-vous, quelle que soit d'ailleurs l'intimité de notre union, qu'en Italie, je ne suis pas Français, je suis Autrichien. Sous l'empire du même sentiment, il s'appliquait à calmer les mécontentements que l'entrevue d'Eu avait provoqués à Vienne et à Berlin. Dans ce rapprochement, disait-il à M. de Bunsen, ministre de Prusse à Londres, il n'y a rien d'exclusif ; d'ailleurs, la paix et la bonne harmonie ne peuvent que gagner à ce que les relations des grandes cours avec celle de France redeviennent entièrement ce qu'elles étaient de 1815 à 1830[2]. Il ne manquait pas une occasion de rappeler au diplomate prussien que son dessein principal, en se rapprochant de la France, était d'y contenir le parti de la guerre[3]. Ces explications ne suffisaient pas, il est vrai, à dissiper la mauvaise humeur des cabinets de Berlin et de Vienne. M. de Metternich, entre autres, ne parlait pas sans colère de la monstrueuse jonction de la France et de l'Angleterre, et de la stupidité avec laquelle le cabinet de Londres se laissait jouer par celui de Paris[4]. Le soin avec lequel lord Aberdeen tâchait de prévenir tout refroidissement entre la Grande-Bretagne et les cours du continent, n'impliquait pas de sa part double jeu. C'était seulement une précaution qui lui paraissait imposée par les incertitudes de l'avenir. Pour le moment et tant qu'à Paris on demeurait conservateur et pacifique, il s'appliquait, sans briser les autres alliances qui lui tenaient lieu d'armements à entretenir avec notre gouvernement des relations vraiment intimes. Pour la France, a rapporté M. de Jarnac, étaient au fond la grande considération, les grands égards, les grandes prévenances. En tout, depuis l'action commune sur les plus importantes questions jusqu'au plus intime détail de l'étiquette et du cérémonial, pour elle était le pas, pour elle le premier rang 4[5]. En Grèce et en Espagne, sur les deux théâtres où l'antagonisme était naguère le plus aigu, des efforts sincères étaient tentés pour faire entrer la cordiale entente dans la pratique ; sans doute, les instructions conciliantes envoyées de Londres n'avaient pas, du premier coup, raison des habitudes contraires prises par les agents anglais résidant à Madrid et à Athènes. Mais du moins, la direction était loyalement donnée. Gela suffisait pour que M. Guizot pût écrire, le 2 novembre 1843 : L'Espagne et la Grèce sont en bon train[6]. Et, quelques semaines plus tard, le 9 décembre, notre ambassadeur à Londres, M. de Sainte-Aulaire, formulait ainsi son appréciation : Quant à la politique générale, la situation me paraît bonne. En Grèce, nous irons avec l'Angleterre. En Espagne, les vieilles méfiances sont amorties[7]. Ce n'était pas seulement dans ces affaires en quelque sorte normales et permanentes, c'était aussi dans les incidents imprévus et passagers que les bonnes dispositions du cabinet britannique avaient occasion de se manifester. Précisément à cette époque, le voyage du duc de Bordeaux à Londres fit naître un de ces incidents. Tant que Charles X avait vécu, conservant, en dépit de l'abdication de Rambouillet, le gouvernement de sa famille, sa préoccupation avait été d'empêcher que son petit-fils ne tombât aux mains des agités du parti royaliste[8]. Après sa mort (6 novembre 1836), le duc d'Angoulême, devenu Louis XIX pour son entourage et le comte de Marnes pour le dehors, n'était porté, ni par son âge ni surtout par son caractère, à rien changer aux traditions établies par son père, et la petite cour exilée de Goritz demeura à la fois aussi respectable et aussi morte que par le passé. Pendant ce temps, le duc de Bordeaux grandissait ; l'enfant devenait jeune homme, et, bien que son éducation eût été entièrement dirigée selon les vues de Charles X, il sentait le besoin de sortir de cette retraite immobile et muette ; il aspirait à voir la terre des vivants et à s'y montrer. De là, son voyage à Rome, accompli en octobre 1839, comme une sorte de coup de tête, à l'insu de ses parents, avec la seule complicité du duc de Lévis et en trompant par un déguisement la surveillance de la police autrichienne. Il avait alors dix-neuf ans. Le Pape, surpris, gêné, ne put pas cependant ne pas lui faire bon accueil, et le jeune prince passa tout l'hiver à Rome, fort répandu dans les salons de l'aristocratie. Mis en goût par ce premier acte d'émancipation, il songeait dès lors à visiter Berlin et Londres ; mais la crise de 1840 l'empêcha de donner immédiatement suite à son projet : plus tard, survinrent d'autres obstacles, notamment la longue immobilité à laquelle le condamna une grave chute de cheval, faite en juillet 1841. Ce fut seulement à la fin de 1842 qu'il recommença ses pérégrinations, en se rendant à Dresde. Le voyage en Prusse et en Angleterre était annoncé pour l'année suivante.

Ces déplacements ne laissaient pas que de causer quelque émoi aux Tuileries. Ce que Louis-Philippe savait des sentiments de la plupart des cours européennes lui faisait craindre que la présence du duc de Bordeaux auprès de ces cours n'amenât quelque incident déplaisant pour la monarchie de 1830. Il ne se sentait plus d'humeur à supporter patiemment les mortifications qu'au début, nouveau venu au milieu des vieilles royautés, il avait cru plus sage de ne pas remarquer ; d'autre part, il désirait vivement ne pas se créer d'affaires, surtout pour un tel sujet ; il comprenait qu'une surveillance trop tracassière ne serait pas digne, et il ne voulait passe faire accuser d'ajouter de petits déplaisirs à une si grande infortune. Les instructions envoyées à nos agents, sur ce sujet délicat, furent donc pondérées avec soin[9]. Que le duc de Bordeaux se rendît dans les diverses capitales, qu'il y fût reçu par les souverains, le gouvernement français n'y trouvait pas à redire, pourvu que ce fût à titre privé, sans caractère politique, et que le séjour ne dépassât pas la durée d'une visite de passage. Mais il avertissait les autres cours que ses représentants diplomatiques ne pourraient continuer à résider là où ces conditions n'auraient pas été observées. A Dresde, en décembre 1842, et l'année suivante en Prusse, bien que, dans ce dernier pays, le prince fût l'hôte du roi Frédéric-Guillaume à Sans-Souci, notre cabinet ne jugea pas que les limites fixées par lui eussent été dépassées ; il se montra même fort satisfait de la déclaration spontanément faite par le gouvernement de Berlin, que la visite aurait été déclinée, si l'oncle du jeune prince avait cessé de vivre, et que le neveu, gagnant d'importance aux yeux d'un parti, eût été regardé comme un prétendant[10].

Le voyage à Londres, qui devait suivre celui de Berlin et qui était annoncé pour le mois de novembre 1843, inquiétait davantage le cabinet de Paris. Le théâtre était plus proche, plus en vue, et l'on savait que les légitimistes allaient saisir cette occasion pour faire une grande manifestation de parti. Ajoutons qu'après l'entrevue d'Eu, la cour de France croyait pouvoir obtenir de celle d'Angleterre ce qu'elle eût peut-être hésité à demander aux cours d'outre-Rhin. Lord Aberdeen prit les devants avec une cordialité parfaite : La Reine, dit-il à notre chargé d'affaires, désire ne point voir le prince, et, quant à moi, je prendrais la responsabilité de lui conseiller de refuser sa visite, si, par un motif quelconque, vous m'en exprimiez le désir au nom du gouvernement français. La question est entre vos mains, et vous connaissez assez ce que sont les dispositions de cette cour, pour n'éprouver aucun scrupule à faire connaître vos vœux. Maintenant, je vous dirai que, livré à moi-même, et si l'on était indifférent à Paris, je voudrais que, s'il le désire, la Reine reçût le jeune prince. Cette réception serait évidemment tout à fait particulière strictly private, une simple présentation sans dîner, etc. Mais si vous m'en exprimez le désir, je le répète, je déconseillerai même cette simple prévenance de notre cour 2[11]. Évidemment, le secrétaire d'État était préoccupé du mauvais effet que ferait, dans l'aristocratie tory, le refus de recevoir la visite ; et cependant, pour témoigner de son désir d'être agréable au gouvernement français, il se montrait prêt à affronter ces mécontentements de salons, qui ne sont pourtant pas d'ordinaire les moins redoutés. M. Guizot eût volontiers montré l'indifférence désirée et conseillée par lord Aberdeen ; mais, à ce moment même, il voyait les légitimistes se donner, avec grand apparat et grand bruit, rendez-vous à Londres, autour de celui qui devenait ainsi un prétendant. Il y a là autre chose que du respect pour le malheur, disait notre ministre, et le respect est dû à autre chose encore que le malheur[12]. Dans ces conditions, le gouvernement français estima, après en avoir délibéré, qu'il y avait lieu de demander à la reine d'Angleterre de ne pas recevoir le prince. Si M. le duc de Bordeaux, écrivit à Londres, le 6 novembre, M. Guizot, était simplement un prince exilé et malheureux, voyageant sans but ni effet politique, nous trouverions très naturel et convenable qu'on donnât à son malheur et à son rang toutes les marques de respect. Mais les choses ne sont pas telles, bien s'en faut. Que M. le duc de Bordeaux le veuille ou ne le veuille pas... il est bien réellement un prétendant qui fait de la politique de faction ou qui se prépare à en faire. M. Guizot exposait ensuite que les légitimistes chercheraient à tirer parti d'une visite même reçue privately, et qu'au contraire, un refus déjouerait leurs manœuvres[13]. Louis-Philippe, qui personnellement prenait très vivement cette affaire, avait déjà écrit, le 4 novembre, avant même la délibération de son conseil, au roi des Belges, son intermédiaire ordinaire avec la cour de Windsor : Le duc de Bordeaux va en Angleterre, pas comme visitor abandoned and interesting, mais comme pretender, cela est certain. Dès lors, il faut qu'il ne soit pas reçu par la Reine... Qu'on mette, le plus de formes qu'on voudra dans cette décision, cela, on le pourra, pourvu qu'on ne cède pas sur le fait[14]. Le gouvernement anglais s'exécuta immédiatement.

En revenant de Windsor, le 10 novembre, lord Aberdeen dit à notre représentant : Tout est arrangé à l'égard du duc de Bordeaux ; la Reine se conformera exactement au vœu du gouvernement français ; il lui a suffi d'en être avertie. Personnellement, sans doute, lord Aberdeen était contrarié. Dites de ma part à M. Guizot, déclara-t-il à M. de Jarnac, que je ne le reconnais pas là ; c'est de la politique de Metternich[15]. Le duc de Wellington ressentit plus vivement encore le déplaisir des exigences françaises. Ni l'un ni l'autre n'eurent cependant un instant d'hésitation. Quant à sir Robert Peel, il fit plus ; il approuva la conduite de notre gouvernement et insista pour que la reine d'Angleterre ne laissât attribuer sa décision à aucune instigation venant de Paris, et pour qu'elle parût ne suivre en cela que sa propre volonté et son sentiment spontané[16]. Le duc de Bordeaux arriva à Londres vers la fin de novembre 1843, et s'installa dans l'hôtel qu'on lui avait loué, à Belgrave square. Informé des résolutions de la Reine, il évita de solliciter une entrevue qui eût été déclinée. L'aristocratie anglaise, d'habitude fort empressée à fêter les visiteurs extraordinaires, garda cette fois une certaine réserve, par déférence pour l'exemple donné par sa souveraine[17]. Par contre, les légitimistes français, accourus en foule à Londres, se donnèrent beaucoup de mouvement et firent grand bruit. La presse du parti portait leur nombre à deux mille, chiffre certainement exagéré : dans une lettre postérieure, le prince ne parla que de mille. Parmi eux, on remarquait plus d'un grand nom de la noblesse, deux pairs : le duc de Richelieu et le marquis de Vérac, et cinq députés : MM. Berryer, de Larcy, de Valmy, Blin de Bourdon et de la Rochejaquelein[18]. Aucun doute sur le caractère de la démarche. Ce n'était pas seulement un prince malheureux qu'on venait honorer et consoler ; c'était le souverain légitime qu'on acclamait, pour l'opposer à l'usurpateur. Le 29 novembre, le duc de Fitz-James lisait, à la tête de trois cents de ses amis politiques, une adresse à celui qu'il appelait son roi, et des cris de : Vive Henri V ! suivaient ce discours. Chaque jour, c'était une manifestation nouvelle, dont les journaux s'appliquaient ensuite à prolonger en France le retentissement.

Au nombre des visiteurs était M. de Chateaubriand. On avait vu, non sans quelque étonnement, ce grand désenchanté, qui proclamait ne plus croire à la politique, sortir de sa retraite chagrine et dédaigneuse[19], pour prendre part à cet acte de piété et de foi monarchiques. Il en fut largement payé. Après le prince, tous les honneurs furent pour lui. Les royalistes présents à Londres lui apportèrent solennellement le témoignage de leur reconnaissance. Après avoir rendu hommage au roi de France, — disaient-ils, toujours par l'organe du duc de Fitz-James, — il nous restait encore un autre devoir à remplir, et nous nous sommes présentés auprès de vous, pour rendre hommage à la royauté de l'intelligence. Le duc de Bordeaux lui-même s'associa à cet hommage, et il déclara que, s'il aspirait au trône de ses ancêtres, c'était pour servir la France avec les sentiments et les principes de M. de Chateaubriand. Ce dernier, à la fois flatté et ému, écrivait à ses amis de Paris : Je viens de recevoir la récompense de toute ma vie... Je suis là à pleurer comme une bête. Il ajoutait, à la vérité, pour ne pas paraître dupe de sa propre émotion : Hélas ! tout cela, ce sont des paroles ; c'est du roman qui n'empêche pas le monde de marcher. Doit-on chercher dans le langage tenu en cette circonstance par M. le duc de Bordeaux l'expression de ses idées personnelles à cette époque ? Il faudrait alors savoir ce qu'étaient les sentiments et les principes de M. de Chateaubriand ; on eût pu être embarrassé de les définir. Toutefois, le prince laissait voir par là une certaine préoccupation de se donner une physionomie libérale. Sur un autre point, il marqua, sinon ce qu'il voulait, du moins ce qu'il ne voulait pas : ce fut en accueillant très froidement le marquis de la Rochejaquelein, représentant de ce royalisme démocratique qui, à la suite de la Gazette de France, prônait le suffrage universel, l'appel au peuple et l'alliance avec la gauche. Le prince voulait-il ainsi venger M. Berryer qui, peu auparavant, avait été violemment attaqué par la Gazette ? Il ne parut pas cependant témoigner de faveur particulière au grand orateur qui, à Londres, fut laissé dans une situation un peu effacée, nullement en rapport avec son importance en France ; l'action parlementaire n'était probablement pas celle qui intéressait le plus le petit-fils de Charles X. Du reste, il ne faudrait pas se figurer qu'aucun programme politique un peu précis se dégageât des manifestations de Belgrave square. Les pèlerins n'étaient venus chercher rien de semblable ; ils avaient voulu surtout satisfaire un sentiment : c'était le propre, l'originalité et parfois aussi la force de l'opinion légitimiste d'agir beaucoup par sentiment ; ainsi se trouvait-elle plus capable qu'une autre de fidélité et de sacrifices. Si le prince ne formula pas de programme, il saisit du moins cette occasion de poser les bases d'une organisation de ses partisans dans la France entière, organisation émanant de lui et aboutissant à lui. Du vivant même du comte de Marnes, qui demeurait immobile à Goritz[20], celui qui dès lors s'appelait le comte de Chambord prenait en main le gouvernement du parti royaliste. A cette date, commence ce règne de l'exil qui devait se prolonger pendant près de quarante ans.

Aux Tuileries, on prêtait grande attention aux scènes de Belgrave square. Louis-Philippe se faisait remettre chaque jour la liste des pèlerins, et toutes les fois qu'il y trouvait un nom considérable, il ne dissimulait pas son déplaisir. La participation des députés qui lui avaient prêté serment de fidélité lui parut surtout un scandale intolérable. Le Roi, écrivait sur son journal intime un ami de la monarchie de Juillet, est très blessé et très préoccupé du concours croissant des légitimistes qui vont voir en Angleterre M. le duc de Bordeaux. Il en parle beaucoup trop[21]. Son désir eût été de faire réprimer des manifestations qu'il jugeait factieuses ; mais les moyens légaux manquaient, et il n'en connaissait pas d'autres. Tout au plus pu-t-on révoquer les maires qui s'étaient rendus à Londres et poursuivre une feuille royaliste, la France, que le jury, suivant son habitude, se hâta d'acquitter.

Si notre gouvernement ne pouvait rien en France pour réprimer des faits se passant en Angleterre, avait-il du moins chance d'obtenir quelque nouvelle assistance du cabinet britannique ? Il n'hésita pas à la lui demander. Lord Aberdeen répondit en exprimant son regret d'être sans armes légales pour empêcher ce qu'il qualifiait de scandale insensé et coupable ; mais il fit aussitôt notifier au duc de Lévis, conseiller du duc de Bordeaux, que la Reine et son gouvernement avaient, été péniblement affectés des scènes de Belgrave square, et qu'ils les verraient avec peine se renouveler. Le duc de Lévis protesta du désir qu'avait son prince d'éviter tout ce qui pourrait déplaire à la reine d'Angleterre ; le comte de Chambord, ajouta-t-il, était le premier à regretter qu'on lui eût donné le titre de roi ; il n'avait pu, sur le moment, contrister ses amis par une réprimande sévère, mais son intention n'était point de prendre ni d'encourager personne à lui donner un autre titre que celui de comte de Chambord[22]. En fait, cette démarche du gouvernement anglais produisit son effet. Pendant les quelques semaines que le jeune prince resta encore en Angleterre, il eut soin de ne plus faire acte de prétendant.

Ainsi, du commencement à la fin de cet incident, le cabinet britannique avait déféré avec empressement à tous les désirs du cabinet des Tuileries. Celui-ci y était d'autant plus sensible que l'affaire lui tenait plus à cœur. M. Guizot ne manqua pas de remercier lord Aberdeen de ses excellents procédés[23]. En même temps Louis-Philippe écrivait, le 12 novembre 1843, à son très cher frère et excellent ami le roi des Belges : Veuillez faire parvenir à la reine Victoria combien je suis touché, ainsi que toute ma famille, des sentiments qu'elle nous a manifestés sur ce point et de la ténacité qu'elle y a mise. Veuillez aussi, si vous en avez l'occasion, faire savoir à lord Aberdeen combien j'apprécie, ainsi que mon gouvernement, ses procédés envers nous en cette circonstance[24]. Les deux cabinets tenaient d'ailleurs à bien marquer qu'il ne s'agissait pas seulement d'un bon office accidentel et passager. Ils se plaisaient à voir là l'une des premières manifestations de l'entente qu'ils désiraient établir entre eux. C'est sous ce jour que la chose était présentée aussi bien à Paris qui Londres. Dès les premières communications, le 6 novembre, M. Guizot, exposant les conséquences qu'aurait le refus par la Reine de recevoir le duc de Bordeaux, disait : Ce résultat, excellent en soi et pour nous, sera excellent aussi pour les relations de nos deux pays. On y verra une preuve éclatante de la cordiale amitié de la reine d'Angleterre pour notre famille royale, de son gouvernement pour le nôtre, de l'Angleterre pour la France. Ce sera le complément de la visite au château d'Eu. Nous puiserons dans ces deux faits la réponse la plus frappante, la plus populaire aux déclamations et aux méfiances les plus aveugles[25]. De l'autre côté, ce n'était pas seulement lord Aberdeen qui entrait pleinement dans l'idée exprimée par M. Guizot ; sir Robert Peel lui-même disait à notre chargé d'affaires : Je veux qu'il résulte de cet incident un nouveau motif de rapprochement et de confiance mutuelle entre les deux cours[26].

 

II

Fort satisfait des avantages qu'il retirait de sa bonne entente avec le cabinet anglais, le gouvernement français estima que cette entente devait être non seulement fidèlement pratiquée, mais hautement proclamée. Au début de la monarchie de Juillet, il avait été longtemps d'usage d'insérer dans les discours de la couronne, en France et en Angleterre, une mention spéciale de l'union existant entre ces États. Notre gouvernement jugea le moment venu de reprendre cette tradition, interrompue depuis 1836. En ouvrant, le 27 décembre 1843, la session de 18-44, le Roi témoigna solennellement de la sincère amitié qui l'unissait à la reine de la Grande Bretagne et de la cordiale entente établie entre les deux cabinets. Il avait, on le voit, traduit l'expression même dont s'était servi lord Aberdeen, dans la dépêche communiquée à M. de Jarnac : cordial understanding. La progression des formules employées à ce sujet, depuis 1840, était curieuse à observer. En 1841, avant la convention des Détroits, M. Guizot proclamait, à la tribune, l'isolement et la paix armée ; en 1842, c'était l'indépendance au sein de la bonne intelligence ; en 1843, il se hasardait à parler d'accord sans intimité. Cette fois, on faisait un pas nouveau et considérable : on annonçait l'amitié et l'entente cordiale, et on le faisait dans le discours même de la couronne. Ainsi se manifestait la marche de cette politique qui, ayant pris la France brouillée avec l'Angleterre, avait constamment travaillé à l'en rapprocher. Elle était fondée sur cette double conviction, fort enracinée dans l'esprit de Louis-Philippe et de son ministre : d'abord que, dans les conditions créées par la révolution de 1830, et jusqu'à ce que le temps et la sagesse persévérante de la monarchie nouvelle eussent changé ces conditions, toute rupture avec l'Angleterre amènerait aussitôt la coalition de l'Europe contre la France ; en second lieu, qu'étant donnés les rapports si étroits et si multiples des deux nations occidentales, la paix ne pouvait longtemps subsister entre elles avec un état de froideur, de bouderie, de méfiance, et que, par suite, du moment où l'on ne voulait pas de rupture, il fallait tendre franchement au rétablissement des rapports amicaux[27]. L'entente cordiale semblait ainsi justifiée. Toutefois, le gouvernement, qui avait raison de la pratiquer, était-il prudent en la proclamant avec tant d'éclat ? Tenait-il un compte suffisant des irritations encore si vives, en France, contre la puissance promotrice du traité du 15 juillet 1840 ? Si l'opinion avait vu avec plaisir l'entrevue d'Eu, si même, dans ses parties réfléchies et raisonnables, elle comprenait les avantages d'une bonne intelligence et surtout redoutait les dangers d'un conflit, elle était encore loin de l'amitié attendrie qui avait marqué les rapports de la famille royale avec la reine Victoria, ou de l'intimité confiante qui s'était établie entre M. Guizot et lord Aberdeen. Moins obligée que les chefs d'État de veiller au présent et de prévoir l'avenir, elle était plus sous le coup du passé et en gardait rancune. Sans doute, en semblable matière, il appartenait aux gouvernants de précéder et de guider la nation. Oui : mais en réglant leur marche de façon à pouvoir être suivis. Il ne leur fallait pas fournir prétexte au reproche qui leur avait déjà été fait, de n'être pas suffisamment en communion avec les susceptibilités nationales. En décembre 1841, pour s'être montré trop empressé à signer la convention relative au droit de visite, le ministère du 29 octobre avait créé lui-même des obstacles au rapprochement qu'il désirait opérer. Cette fois encore, n'était-il pas à craindre qu'une manifestation trop solennelle et surtout trop sentimentale d'amitié pour l'Angleterre n'inquiétât l'opinion sur les dispositions du cabinet ? Cette opinion ne serait-elle, pas ainsi portée à chercher la première occasion de montrer qu'elle avait gardé plus fidèle mémoire de l'injure subie et non vengée[28] ?

Pour le moment, toutefois, les deux Chambres consentirent à s'associer par leurs adresses à la déclaration contenue dans le discours du trône. Au Palais-Bourbon, ce ne fut pas sans un débat assez vif. La commission avait proposé à la Chambre de se dire heureuse d'apprendre la sincère amitié qui unissait les deux souverains et l'accord de sentiments établi entre leurs gouvernements sur les événements de l'Espagne et de la Grèce. Bien que ces derniers mots semblassent limiter l'accord que le discours du trône avait proclamé d'une façon plus générale, le projet d'adresse n'en était pas moins, avec une simple variation dans les formules, une adhésion expresse et satisfaite à la politique de l'entente cordiale. L'opposition le comprit ainsi, et M. Billault, qui, depuis les discussions sur le droit de visite, s'était fait une spécialité de servir et d'exciter les préventions contre l'Angleterre, se hâta de proposer une autre rédaction. Pour y gagner le plus de suffrages possible, il se bornait, dans son amendement, à prendre acte des déclarations royales sur l'entente cordiale, sans l'approuver ni l'improuver : l'appréciation de cette politique était remise à plus tard et après l'épreuve des faits. Néanmoins, pour son compte personnel, dans le discours qu'il prononça le 19 janvier 1844, le député de Nantes ne s'en tint pas à cette réserve expectante. Il critiqua ouvertement l'entente cordiale : à son avis, il était malséant de la proclamer, alors même qu'elle eût été réelle ; mais elle ne l'était pas ; et, passant en revue toutes les questions grandes ou petites, il y dénonça l'animosité jalouse de l'Angleterre. Ces récriminations, il faut bien le reconnaître, flattaient alors les sentiments de beaucoup d'esprits. M. Guizot cependant n'hésita pas à prendre ouvertement le contrepied de M. Billault. Depuis la formation du cabinet, dit-il, un des buts essentiels que nous nous sommes proposés a été de rétablir les bons rapports, la bonne intelligence, l'entente cordiale entre la France et l'Angleterre. Nous avons constamment poursuivi ce but, sous la condition qu'aucune atteinte ne serait portée à l'indépendance, à la dignité, aux intérêts de notre pays. Nous croyons avoir presque atteint ce but. Et pour justifier cette politique, pour en montrer les profits, il prenait, l'une après l'autre, toutes les questions traitées par M. Billault, notamment celles d'Espagne, d'Orient, de Grèce, comparait l'état de 1840 à celui de 1844, et faisait partout ressortir une réelle amélioration.

Ce fut M. Thiers lui-même qui répondit. Pendant la session de 1843, toutes les sollicitations de ses anciens alliés n'avaient pu le faire sortir de son silence : on eût dit qu'il était résolu à ne jamais pardonner à l'opposition son attitude dans la discussion de la loi de régence. Mais depuis, le temps avait émoussé peu à peu ses griefs contre la gauche, tandis qu'au contraire son animosité jalouse contre M. Guizot s'était ravivée, en voyant le cabinet durer et s'affermir. Il n'avait pas d'ailleurs tiré de sa retraite le profit qu'il en attendait. Son dessein avait été d'amener à lui une partie des conservateurs et de constituer, en les réunissant au centre gauche, un parti intermédiaire qui eût été plus en harmonie avec ses opinions personnelles que la vieille gauche ; ce nouveau parti lui eût permis d'abord de jouer, à l'égard du ministère, le rôle d'un protecteur craint et ménagé, ensuite, à l'heure favorable, de le supplanter. Or, dix-huit mois s'étaient écoulés, sans qu'aucune de ces espérances se fût réalisée. Telles furent les raisons diverses qui le décidèrent, en 1844, à écouter plus favorablement qu'il ne l'avait fait jusqu'alors les instances de ses amis, particulièrement de M. Duvergier de Hauranne[29], et à reprendre son ancienne place à la tête de l'opposition : rentrée absolument inattendue pour le public, et qui fut une sorte de coup de théâtre. En critiquant l'entente cordiale, M. Thiers ne pouvait oublier qu'à d'autres époques, il s'était posé en champion de l'alliance anglaise ; voici comment se résumait sa thèse : L'alliance anglaise était légitime et efficace après 1830, et son affaiblissement après 1836, par suite de notre refus d'intervenir en Espagne, a été, pour notre politique, la cause d'échecs successifs qui ont abouti au grand mécompte de 1840 ; mais aujourd'hui, les circonstances sont absolument changées ; l'alliance anglaise n'est plus nécessaire, parce que les dispositions des puissances continentales sont différentes de ce qu'elles étaient au lendemain de la révolution de Juillet, et que la paix n'est pas en péril ; cette alliance ne serait plus efficace, parce que les tories ont remplacé les whigs au pouvoir et qu'ils sont en désaccord avec nous sur la plupart des questions ; jusqu'à ce que les suites de 1840 soient complètement effacées, la France doit garder sa liberté d'action, et se renfermer dans la politique que le cabinet lui-même formulait ainsi en 1842 : l'indépendance au sein de la bonne intelligence avec tous les cabinets ; en abandonnant cette politique, en se montrant impatient de renouer et de proclamer l'alliance anglaise, le cabinet a méconnu les sentiments du pays et a compromis les relations mêmes qu'il voulait rétablir. M. Thiers concluait en ces termes : Je suis donc fondé à dire que non seulement cette politique engage à un certain degré la liberté qui fait la force morale de la France, mais que, dans son imprudent désir, si je puis parler ainsi, de couvrir de spécieuses apparences la nullité de la situation, elle va contre le but même que vous voulez atteindre. C'est là seulement ce que je voulais lui reprocher, et c'est seulement à ce titre que je conseillerais à la Chambre, si je pouvais me permettre de lui donner un conseil, d'employer dans son langage la plus grande réserve possible. Ce n'est pas l'alliance que je suis venu attaquer ; ce n'est pas le passé que je suis venu remettre en question ; c'est un conseil de réserve que je me suis permis de venir donner à la Chambre.

Ce discours habile, à raison de son apparente modération, obligea M. Guizot à remonter à la tribune. Avec une ironie sûre d'elle-même, il lança d'abord quelques traits acérés contre M. Thiers, contre sa politique de bascule, contre ses trop grands ménagements pour les fluctuations de l'opinion dans les questions étrangères, contre ses témérités de 1840. Ce fut seulement après avoir affaibli par cette offensive l'autorité de son contradicteur, qu'il en vint à justifier sa propre politique. Il se défendit tout d'abord d'avoir aliéné, dans une mesure quelconque, la liberté du pays. Il exposa comment la bonne intelligence, l'entente cordiale, n'étaient pas une alliance. Une alliance, c'est un engagement formel sur des questions déterminées et dans un dessein spécial. La convention pour aller prendre Anvers et vider, à cette époque, les affaires de Belgique, le traité de la quadruple alliance pour les affaires d'Espagne, voilà des alliances, des alliances véritables. Rien de pareil aujourd'hui. Les mots dont s'était servi le discours de la couronne exprimaient seulement que, sur certaines questions, les deux pays avaient compris qu'ils pouvaient tenir d'accord une certaine conduite, qu'ils pouvaient s'entendre et agir en commun, sans engagement formel, sans aucune aliénation d'aucune partie de leur liberté. Passant ensuite à un reproche plus délicat encore, celui d'avoir blessé le sentiment national : Je n'ai point oublié, disait M. Guizot, les événements de 1840 et l'offense que le pays a reçue à cette époque. Mais enfin, le cabinet, je pourrais dire le ministre, de qui cette offense provenait, est tombé. Ses successeurs ont témoigné, avant leur avènement, depuis leur avènement, les sentiments les plus bienveillants, non seulement pour la France, mais pour le gouvernement sorti de notre révolution de Juillet. Qu'y avait-il à dire ? Fallait-il reporter sur eux les torts de leurs prédécesseurs et nos éternelles rancunes ? Les peuples ne vivent pas de fiel. Le ministre terminait ainsi : Il ne faut pas hésiter à parler de la bonne intelligence, quand la bonne intelligence est réelle. C'est en rendant justice à ce fait, c'est en le proclamant vous-mêmes que vous le maintiendrez, que vous le développerez. La paix veut être soignée et cultivée... Votre dignité n'est pas intéressée à ne pas rendre justice à la vérité, à vous montrer rancuniers, pleins d'humeur, quand aucun motif réel et sérieux n'en existe.

Après cette éloquente passe d'armes des deux grands orateurs, la discussion se prolongea encore. M. Guizot remonta une troisième fois à la tribune ; ce fut moins pour apporter de nouveaux arguments — il avait tout dit — que pour poser hautement la question de confiance. Le vote eut lieu le 22 janvier 1844. Il se présentait sans aucune des équivoques qui s'étaient produites à propos du droit de visite, lors des adresses de 1842 et de 1843. L'amendement de M. Billault fut repoussé à mains levées : on évalua la majorité à une soixantaine de voix. Pour le moment du moins, la politique de l'entente cordiale triomphait à la Chambre.

 

III

La session du Parlement anglais devait s'ouvrir le 1er février. Notre gouvernement se préoccupait vivement du langage qui y serait tenu. Dans l'état de susceptibilité où était l'opinion française, un mot prononcé à Londres pouvait faire perdre tout le terrain qu'on venait de gagner à Paris. Or, le cabinet tory, tout comme le ministère du 29 octobre, se trouvait aux prises avec une opposition qui lui reprochait d'avoir une politique extérieure sans énergie, sans dignité, et de sacrifier les intérêts nationaux à l'entente cordiale. Lord Palmerston était l'organe singulièrement passionné et parfois redoutable de cette opposition. Déjà, à la fin de la session précédente, le 28 juillet 1843, lors de la chute d'Espartero, il avait fait, sur cet abaissement de la politique de son pays, un discours bien fait pour piquer au vif le vieil orgueil anglais. Les ministres tories ne pouvaient-ils pas être amenés, pour prévenir de telles attaques, à tenir, dans leur parlement, un langage qui nuirait, dans le nôtre, à la cause de l'entente cordiale ? C'était là ce qui inquiétait M. Guizot, d'autant qu'il savait sir Robert Peel plus soucieux de ménager les préjuges nationaux qu'expert à observer les nuances diplomatiques[30].

L'événement prouva que ces inquiétudes étaient sans fondement. La Reine, dans son discours à peu près modelé sur celui du roi des Français, se félicita des relations amicales existant entre les deux souverains, et de la bonne entente heureusement établiethe good understanding happily established — entre les deux gouvernements. Dans les débats de l'adresse qui suivirent immédiatement, lord Brougham et lord Aberdeen ne furent pas les seuls à parler en termes excellents de l'entente avec la France. Sir Robert Peel prononça ces paroles qui faisaient noblement écho à celles que M. Guizot venait de faire entendre à la tribune française : Il importe non seulement aux intérêts de l'Angleterre, mais encore aux intérêts de la paix et au bien-être de tous les peuples civilisés, que nous maintenions une entente amicale friendly understanding avec la France. Puis, venant aux reproches de dépendance et de trahison adressés aux ministres, des deux côtés du détroit : Je suis parfaitement certain, dit-il, que cette bonne intelligence avec la France ne serait ni cordiale ni permanente, si elle devait être achetée par un des deux pays, au prix de la concession d'un seul point d'honneur ou du sacrifice de quelque grand principe... Au nom de l'Angleterre, je déclare qu'aucune concession de cette nature n'a été faite par la France, et que le gouvernement français ne s'est soumis à l'abandon d'aucun droit. Je fais la même déclaration pour l'Angleterre : il n'y a pas eu de concession de notre part ; il n'y a eu aucune espèce d'abandon d'un principe quelconque. Mais jetez les yeux sur la position des deux pays. Nous sommes à l'extrémité occidentale de l'Europe ; notre accord ou notre désaccord doit nécessairement exercer de l'influence sur la politique de tous les pays de cette partie de l'univers, et l'on en ressentira les effets dans les régions situées au delà de l'Atlantique. S'il doit toujours y avoir, en quelque lieu que ce soit, un parti français et un parti anglais, il est évident que nous serons assez forts pour entraver, mais que nous serons impuissants à améliorer la politique intérieure d'un peuple. Il est donc de la plus haute importance de maintenir la bonne intelligence entre la France et l'Angleterre. Je crois que telle est aussi l'opinion de la grande masse du peuple anglais. Les sentiments d'antipathie nationale, produits par le voisinage, ont été remplacés, à cause de ce même voisinage, par des sentiments de mutuel bon vouloir. Les conflits passés ne nous empêchent pas de reconnaître la gloire de la France, sa renommée militaire. Aucun pays au monde n'a atteint une plus haute réputation dans la guerre, grâce à l'habileté de ses grands capitaines et à l'intrépide valeur de ses soldats ; mais j'espère que le peuple français, ce peuple grand et puissant, sera satisfait de cet honneur et de ce renom, qu'il ne croira pas nécessaire de continuer ses anciennes hostilités et d'entreprendre de nouvelles opérations militaires en vue d'assurer à la France une gloire dont elle n'a pas besoin. Ces paroles furent couvertes par les applaudissements de la Chambre des communes. Tel était d'ailleurs le sentiment général que les chefs des whigs, lord John Russell et même, dans une certaine mesure, lord Palmerston, crurent devoir se féliciter du rétablissement de la bonne intelligence entre les deux nations.

Le gouvernement français ne pouvait qu'être satisfait de ce langage, et M. Guizot se hâta de le faire savoir à Londres[31]. Le mécompte était pour ceux des journaux français qui s'étaient fait une habitude de montrer la France maltraitée et méprisée par l'Angleterre. Avec cette promptitude à se retourner qui est le propre de l'opposition, ils déclarèrent qu'on voulait nous endormir en flattant notre vanité, et ils dénoncèrent les éloges donnés à M. Guizot comme une preuve de la dépendance où il était du cabinet de Londres, comme le prix dont on payait sa trahison. Bien que, étant donnée la sottise d'une partie du public, ce genre de polémique ne fût pas sans danger, notre ministre ne s'en inquiéta pas ; il était tout à la joie de voir son but atteint. Ne semblait-il pas, en effet, que l'entente cordiale, inaugurée sous les ombrages d'Eu, dans le mystère d'un tête-à-tête, venait d'être scellée, à la face des deux nations, par le dialogue public et éclatant qui s'était établi, à travers la Manche, d'une tribune à l'autre ?

 

IV

La question de l'entente cordiale n'était pas la seule dont le Parlement français se fût occupé, à l'ouverture de la session de 1844. Et tout d'abord, avant de voir quels autres sujets furent traités dans les débats de l'adresse, il convient de parler d'un incident qui, pour n'avoir pas amené de discussion publique, n'en causa pas moins, à cette époque, une certaine agitation dans le monde parlementaire. On n'a pas oublié les préventions aussi invincibles que mesquines auxquelles s'était heurté, en 1837 et en 1839, le projet tendant à accorder une dotation au duc de Nemours : deux ministères y avaient succombé, celui du 6 septembre, et celui du 12 mai[32]. Louis-Philippe cependant ne se tenait pas pour battu. Ne voyant que l'intérêt de ses enfants, l'évidente justice de sa demande et la sottise méchante des objections qui y étaient faites, il ne se rendait pas compte du péril de ces questions d'argent, surtout pour une monarchie dont l'origine révolutionnaire avait déjà diminué le prestige ; il oubliait qu'en semblable matière, si fondé que fût son droit, un souverain ne devait jamais se laisser mettre dans la posture d'un solliciteur éconduit. Une première fois déjà, au commencement de 1842, il avait pressé le ministère du 29 octobre de reprendre le projet de dotation, et de prouver ainsi son zèle monarchique. M. Guizot, qui pressentait le péril d'une pareille entreprise, avait gagné du temps, en alléguant les élections générales qui allaient avoir lieu. Plus tard, le résultat incertain de ces élections et la mort du duc d'Orléans donnèrent, pendant quelque temps, une autre direction aux préoccupations du gouvernement. Cette crise surmontée, Louis-Philippe revint à la charge, en mai 1843. La position faite au duc de Nemours parla loi de régence lui paraissait un argument de plus en faveur de la dotation. Nul moyen, cette fois, pour le ministère, de se dérober ; il dut promettre au Roi que le projet serait déposé au début de la session de 1844.

L'heure était arrivée de tenir cet engagement. A la première nouvelle qu'une dotation allait être demandée, les anciennes polémiques de 1837 et de 1839 reprirent, plus violentes et plus âpres que jamais. L'opposition se réjouissait, tandis que la majorité ne cachait pas son ennui et sa tristesse. M. Thiers, dont aux Tuileries on avait espéré le concours ou tout au moins la neutralité, signifia assez rudement qu'on n'eût pas à compter sur lui[33]. Inquiet de ces symptômes, le cabinet avait peu de goût à se faire briser sur une telle question. Mais comment se dégager de sa promesse ? Deux députés de la majorité, MM. Delessert et d'Haussonville, vinrent à son secours. Non sans doute contre l'aveu des ministres, ils organisèrent dans les bureaux de la Chambre, alors réunis pour nommer la commission de l'adresse, une démonstration à huis clos, destinée à prévenir la demande de dotation et la périlleuse discussion publique qui en eût été la suite. Sur leur initiative, la question fut soulevée dans chaque bureau, et partout avis amical, mais très net, fut donné au gouvernement que le dépôt de la proposition n'était pas regardé comme opportun. Impossible de passer outre à cet avertissement venant des conservateurs ; le Roi lui-même le reconnut.

L'affaire devait avoir, six mois plus tard, un épilogue dont il convient de parler tout de suite. Fort désappointé d'avoir à reculer devant la manifestation des bureaux, le Roi voulait en appeler des préjugés des députés à l'équité et au bon sens du pays. Il attribuait volontiers, les échecs subis jusqu'alors à la mollesse de ses ministres, et désirait plaider lui-même sa cause. Si on eût tout dit à la France, répétait-il souvent, si j'avais pu, sans intermédiaire, lui tout expliquer, jamais elle n'eût ainsi traité son vieux roi ; tout le mal vient de ce que le Roi n'a pas la parole. L'idée d'écrire une lettre publique au président du conseil lui avait un moment traversé l'esprit. Les ministres l'amenèrent, sous forme de transaction, à se contenter d'un article qui serait inséré au Moniteur et dont ils tâchèrent ensuite de reculer indéfiniment la publication[34]. Mais arrivés aux dernières semaines de la session, l'insistance du Roi les obligea à s'exécuter, et l'article parut le 30 juin 1844. Cet article, véritable plaidoyer en faveur de la dotation, posait d'abord le principe de droit qu'un établissement était dû par la nation aux enfants du Roi. Sans doute, d'après la loi de la liste civile, cette charge ne pesait sur l'État qu'en cas d'insuffisance du domaine privé ; mais l'insuffisance existait, et, à l'appui de cette assertion, on donnait une espèce de décompte de l'actif et des charges de ce domaine. L'article se terminait ainsi : Pour que cette grave question puisse être convenablement soumise à l'examen des Chambres, il faut d'abord que les bons citoyens, les hommes justes et sensés soient éclairés sur la vérité des choses et concourent eux-mêmes à dissiper ce nuage d'erreurs grossières et de mensonges perfides, amassés avec tant de soin pour obscurcir, aux yeux du pays, les droits et les faits. Cette publication inattendue et insolite causa une vive agitation. Tandis que le Journal des Débats reproduisait l'article comme un appel à l'impartialité de la France, les feuilles de gauche, nullement touchées de la confiance ainsi témoignée par la couronne elle-même dans les libres discussions de la presse, s'attachèrent à présenter cette démarche comme une nouvelle preuve de l'avidité sans vergogne et sans scrupule qu'elles imputaient à Louis-Philippe. Ce dernier ne se troubla pas d'abord de la violence de cette explosion ; tout au contraire, il recommandait à M. Guizot de ne pas laisser tomber la polémique, se flattant que le résultat dernier lui en serait favorable[35]. Mais le ministre était loin d'avoir la même ardeur et le même espoir. Il lui fallait bien reconnaître que l'article du Moniteur faisait généralement très mauvais effet, et que cette insistance paraissait un manque de dignité. Ceux qui en jugeaient ainsi oubliaient, il est vrai, que ce reproche était plus encore mérité par l'obstination mesquine de la Chambre à refuser ce qui était réellement dû à la famille royale. Les conservateurs ne se montraient pas les moins mécontents ; ils en voulaient au gouvernement de les remettre en face d'un embarras qu'ils croyaient avoir indéfiniment ajourné. Interpellé à la Chambre, M. Guizot répondit en homme qui désirait éteindre le feu plutôt que l'entretenir ; un ordre du jour pur et simple termina le débat[36]. La polémique se prolongea un peu plus longtemps dans la presse ; non soutenue par les journaux conservateurs, elle finit aussi par s'apaiser. Le silence se refit sur la dotation, mais on ne pouvait se dissimuler que ce dernier incident était loin d'avoir rendu la solution plus facile et plus proche.

 

V

Pour suivre jusqu'à son terme l'épisode de la dotation, il a fallu un peu anticiper sur les événements. Revenons maintenant aux débats de l'adresse. Aussi bien n'avons-nous pas encore parlé de la partie de ces débats qui occupa alors le plus le public, c'est-à-dire de la discussion qui s'engagea sur les démonstrations légitimistes de Belgrave square. Les scènes de violence qui s'y sont produites en ont fait l'un des épisodes fameux de nos annales parlementaires.

Ce fut le cabinet lui-même qui provoqua cette discussion. Ni M. Guizot ni Louis-Philippe ne comprenaient qu'une indifférence dédaigneuse eût été, en cette circonstance, l'attitude la plus habile. Le Roi surtout semblait avoir perdu le sang-froid patient et un peu sceptique dont il avait donné tant de preuves aux heures difficiles. Plusieurs semaines après que les manifestants avaient repassé la Manche, le gouvernement français était encore occupé d'eux. Il ne se contentait pas d'agir diplomatiquement sur les autres cabinets, pour prévenir une récidive[37] ; il cherchait un moyen de sévir parlementairement, en France, contre les députés et les pairs qui, au mépris de leur serment, s'étaient associés à une démarche jugée factieuse. Après consultation des hommes importants du parti conservateur, l'idée qui prévalut fut celle d'une sorte de réprobation morale prononcée par les deux Chambres dans leurs adresses.

A la Chambre des pairs, le programme arrêté à l'avance s'exécuta sans aucune difficulté. L'adresse porta que les pouvoirs de l'État, en dédaignant les vaines démonstrations des factions vaincues, avaient l'œil sur leurs manœuvres criminelles. Elle ajouta : Le Roi a tenu ses serments. Quel Français pourrait oublier ou trahir les siens ? On ne pouvait se flatter que les choses se passassent aussi tranquillement au Palais-Bourbon. Tout d'abord la commission, qui comptait sept ministériels et deux opposants, eut, en rédigeant le projet d'adresse, la main plus lourde que la commission de la Chambre des pairs. Elle proposa la phrase suivante : La conscience publique flétrit de coupables manifestations. Quand, le 12 janvier 1844, le projet fut lu à la Chambre, les expressions employées parurent choquantes et exagérées. M. Guizot l'a reconnu lui-même plus tard, le mot flétrit convenait mal à ces scènes et aux personnes qui s'y étaient engagées ; il leur attribuait un caractère d'immoralité et de honte qui n'appartenait point au fait qu'on voulait ainsi qualifier... c'était une de ces expressions excessives et brutales par lesquelles les partis s'efforcent quelquefois de décrier leurs adversaires et qui dépassent les sentiments même hostiles qu'ils leur portent. Comment donc la commission avait-elle été amenée à proposer une rédaction ainsi jugée par le principal ministre ? Le duc de Broglie va nous révéler le secret de la coulisse, dans une lettre intime adressée, sur le moment, à son fils : La phrase de l'adresse, lui écrivait-il, dépasse toute mesure et va plus loin que ses auteurs n'ont voulu. Le fait est que la commission a d'abord été embarrassée de trouver un rapporteur ; elle a hésité entre Hébert et Saint-Marc Girardin. Tout compte fait, il a paru ridicule de faire louer le gouvernement par son procureur général. Saint-Marc Girardin n'a accepté qu'à son corps défendant ; il a rédigé tellement quellement la phrase, comme forcé et contraint ; on en a été mécontent, et l'un des représentants de la gauche dans la commission, M. Ducos, a rédigé la phrase telle que tu la verras dans le journal, plutôt par goût pour la déclamation que par une véritable intelligence de ce qu'il faisait. Les conservateurs, qui craignaient avec raison de se voir abandonnés par les autres, s'en sont emparés, et elle a passé à l'unanimité[38].

Aussitôt la discussion générale de l'adresse ouverte, le 15 janvier 1844, M. Berryer demande la parole pour un fait personnel. On s'attend que le lion va rugir, que le puissant orateur va répondre à la flétrissure, en foudroyant de son éloquence irritée les hommes et les principes de la monarchie de Juillet. Son talent ne semble-t-il pas particulièrement approprié à cette tâche ? Il ne fait rien de pareil. Au lieu de braver ses adversaires, on dirait qu'il cherche à les désarmer. Renonçant à se porter accusateur, acceptant le rôle d'accusé, il se renferme dans une défensive timide et embarrassée, subtilise péniblement sur le serment, proteste de sa loyauté, se fait honneur de ses efforts pour détourner son parti des moyens violents et pour le convertir à l'opposition légale, affirme que, s'il est allé à Londres, c'est pour dire la vérité sur l'état du pays, la vérité sur la ruine entière de tout ce qui, dans le passé, n'est que poussière et qui ne peut pas se ranimer, la vérité sur la nécessité de ne rien entreprendre désormais en France que par la volonté nationale. La malveillance visible d'une grande partie de la Chambre, les murmures, les interruptions, loin de lui être un coup de fouet, semblent le déconcerter, et, un moment, on peut croire qu'il renoncera à continuer son discours. Ce n'est pas le Berryer qu'on attendait. M. Guizot, au contraire, se surpasse. Bref, nerveux, frappant de haut, dédaigneux avec ironie ou avec une sorte de commisération plus mortifiante encore, quelques instants lui suffisent pour l'exécution. Une fois admis le point de vue auquel devait se placer un champion de la monarchie de 1830 pour combattre celui de la légitimité, et ce point de vue était naturellement celui de la Chambre, chaque coup portait. Le succès du ministre est tel, que tous le reconnaissent, spectateurs sans parti pris[39] ou même adversaires[40]. Quant aux amis du cabinet, ils triomphent. Je comptais t'envoyer un grand récit de la défense héroïque des légitimistes à la tribune, écrit M. Doudan au prince Albert de Broglie ; mais comme il n'y a pas eu de défense, c'est à peine si l'on peut en faire un magnifique récit. Pour M. Guizot, en cette affaire, il a paru à tous ceux qui l'ont entendu, au comble de la perfection, pour la gravité, la mesure, la hauteur et un certain dédain superbe qui n'était pourtant pas blessant pour les personnes[41].

Si le vote pouvait suivre immédiatement, le ministère l'emporterait haut la main. Mais on n'en est qu'à la discussion générale, et la commission, maladroite en tout, a placé à la fin de l'adresse le paragraphe sur la manifestation légitimiste ; avant de l'aborder, il faut donc débattre toutes les autres questions, notamment celle de l'entente cordiale : plus de dix jours sont ainsi employés. Pendant ce temps, un travail se fait dans les esprits. Plus on raisonne sur ce mot flétrit, plus il paraît déplacé et excessif. La gauche, par haine des blancs, s'est montrée d'abord fort aise de les voir durement traiter ; d'ailleurs, la phrase en question a été imaginée par l'un des siens, M. Ducos. Mais M. Thiers a discerné bientôt qu'en venant au secours des légitimistes, l'opposition aurait chance de faire échec au cabinet. Il le fait comprendre à M. Odilon Barrot, et, sous leur impulsion, la gauche se retourne. Les mêmes gens qui, si la rédaction de M. Ducos n'avait pas été agréée par le ministère, eussent accusé celui-ci de connivence avec les carlistes, se mettent à lui reprocher le projet de flétrissure comme un abus de pouvoir parlementaire. Cette campagne n'est pas sans danger pour le cabinet, d'autant que, parmi les conservateurs, plusieurs sont troublés. Je vois un grand ébranlement sur le dernier paragraphe et pour le mot flétrir, écrit M. Duchâtel à M. Guizot ; Bignon est très inquiet et hésite beaucoup ; il m'a dit hier qu'il connaissait bien d'autres membres qui repoussaient le mot. Faut-il donc, du côté du gouvernement, s'obstiner à une formule qui, après tout, vient de la gauche et que les ministres ont, dès le début, jugée malheureuse ? Pourquoi ne pas la remplacer par une expression moins brutale, celle de réprouver, par exemple ? La commission s'y montre disposée et prend même, par six voix contre trois, une délibération dans ce sens. Mais d'autres conservateurs, sans défendre en soi le mot critiqué, parfois même en le regrettant, soutiennent qu'il est trop tard pour changer de front, qu'au point où l'on est, toute modification paraîtra une faiblesse dont triompheront les légitimistes et leurs alliés de gauche ; que mieux vaut donc, comme ils disent, livrer combat carrément. Tel est l'avis du Roi, toujours fort animé contre les pèlerins de Belgrave square. Il y amène ses ministres et, par eux, pèse sur la commission. Celle-ci renonce à corriger le. mot flétrir, et il est convenu que le cabinet s'engagera à fond pour le faire voter par la Chambre.

Ces tâtonnements, qui sont connus du public, sont un fâcheux préambule à la discussion du paragraphe ; ils ne sont pas de nature à affaiblir les objections faites au projet d'adresse, ni à décourager les adversaires. La gauche compte d'ailleurs que, cette fois, M. Berryer jouera mieux sa partie. Elle ne lui épargne pas ses conseils. Depuis plusieurs semaines, ses journaux ne se lassent pas de lui répéter : Surtout n'oubliez pas le voyage à Gand ! On sait à quel incident il est ainsi fait allusion. Vers la fin des Cent-Jours, les royalistes constitutionnels, groupés autour de M. Royer-Collard, jugeant la chute de Napoléon inévitable, mais inquiets des efforts faits pour ramener Louis XVIII aux idées d'ancien régime, avaient chargé M. Guizot de se rendre à Gand auprès du Roi et de lui faire connaître sans réserve leur pensée sur l'état des affaires, sur la nécessité de maintenir le gouvernement constitutionnel, d'accepter la société moderne et particulièrement d'éloigner M. de Blacas. Parti de Paris le 23 mai 1815, M. Guizot était demeuré à Gand jusqu'après Waterloo, et n'était rentré en France qu'avec la royauté. Bien des fois, depuis 1830, ses adversaires politiques lui ont jeté à la tête ce voyage. Quand, par ce moyen, la gauche cherchait à envelopper le chef des doctrinaires dans l'impopularité alors attachée au parti légitimiste, quand elle tâchait de faire de lui une sorte d'émigré trahissant la France pour servir le Roi, elle était dans son rôle. Mais il était interdit à un partisan de la branche aînée des Bourbons d'user d'une pareille arme. M. Berryer ne pouvait l'ignorer, et c'est sans doute par l'effet de ce scrupule, de cette pudeur, que, dans son premier discours, il n'a pas fait le rappel conseillé, attendu par la gauche[42]. Celle-ci en a été désappointée, et elle l'a fait sentir à l'orateur, en ne le soutenant pas contre la malveillance et les murmures de la majorité. Le trouvera-t-elle, dans le second débat, plus docile à ses incitations ?

Commencée le 26 janvier 1844, la délibération sur le paragraphe relatif à la flétrissure se traîne d'abord assez languissante. Plusieurs orateurs légitimistes prennent la parole, entre autres M. Berryer qui refait, sans plus de succès, une dissertation embarrassée sur le serment, mais qui ne souffle pas mot du voyage à Gand. M. Duchâtel et M. Guizot leur répondent. On pouvait croire tout fini, quand M. Berryer, irrité des duretés dites à son parti, et peut-être dépité de n'avoir pas fait jusqu'alors meilleure figure, reparaît à la tribune. Je ne reporterai pas mes souvenirs sur d'autres temps, dit-il ; je ne me demande pas ce qu'ont fait les hommes qui viennent aujourd'hui dire qu'on a perdu la moralité politique. La gauche, tout heureuse de voir M. Berryer venir enfin là où elle l'attendait depuis le premier jour, sort de la réserve froide où elle s'est renfermée jusqu'alors : elle applaudit l'orateur, l'encourage, le pousse : C'est cela, lui crie-t-elle ; très bien ! très bien ! Et, de sa voix tonnante, M. de la Rochejaquelein l'excite à dire tout. M. Berryer y est décidé ; ses scrupules ont disparu devant le désir de vengeance qui l'anime. Après avoir soutenu que la moralité politique n'est pas violée quand, en pleine paix, on va saluer en exil un prince malheureux et lui dire : Laissez la France en paix, il ajoute : Et c'est nous qu'on vient accuser d'avoir trahi les devoirs de citoyen ! Je le demande, si nous étions allés aux portes de la France, devant l'Europe assemblée en armes, porter, quoi ? des conseils politiques, aurions-nous manqué à la moralité politique ? Vous ne le pensez pas. Vous vous en êtes glorifié... Ma conscience proteste, elle proteste par le parallèle. Attendais-je donc des désastres pour faire triompher mes conseils par leur lien douloureux ?...

Au premier mot rappelant le voyage de Gand, M. Guizot a demandé la parole. Une tactique semble s'imposer à lui, celle qu'il suit toutes les fois qu'on lui oppose les souvenirs de la coalition : il doit se refuser hautement à une diversion arrangée d'avance pour déplacer le débat et pour renverser les rôles. Il y est d'autant plus fondé que, déjà plusieurs fois et notamment au début du ministère, dans la séance du 25 novembre 1840, il s'est expliqué sur sa conduite en 1815 et l'a fait à la satisfaction de la Chambre. Tel est le conseil que lui ont donné très résolument ses collègues, aussitôt qu'ils ont eu vent de ce qui se préparait. Mais le ministre des affaires étrangères répugnait à ce qui lui paraissait une lâcheté : confiant dans ses forces et se flattant d'en finir, une fois pour toutes, avec une accusation sans cesse renouvelée, il est arrivé à la Chambre, résolu à accepter le débat si ses adversaires le soulèvent 1.

Aussitôt donc que M. Berryer a cessé de parler, M. Guizot quitte son banc et se dirige lentement vers la tribune. Tous les yeux sont fixés sur lui. Dans l'attente d'une scène prévue, chacun garde un silence profond. L'exorde indique bien que le ministre ne se dérobe pas. Messieurs, dit-il, je commencerai par vider un incident tout personnel (sensation), qui ne regarde ni le gouvernement du Roi, ni le cabinet actuel, ni le ministre des affaires étrangères, qui regarde M. Guizot personnellement. Mais à peine, pour commencer ses explications, prononce-t-il ces mots : Vous le savez, je suis allé à Gand... qu'une clameur effroyable s'élève. La gauche feint de ne pouvoir entendre un homme avouer une telle infamie. M. Guizot ne se trouble pas. S'appuyant sur son coude et regardant fixement ses adversaires, il reprend d'une voix assurée qui scande chaque syllabe : Je suis allé à Gand. Les interrupteurs, furieux de se voir bravés, reviennent à la charge, plus bruyants encore. Et la même scène se répète plusieurs fois de suite, sans qu'on fasse reculer le ministre, mais aussi sans qu'il puisse avancer d'un pas. Parle-t-il de liberté, de justice ? essaye-t-il de faire honte à l'assemblée de son intolérance et de son désordre ? C'est en vain. Dès qu'il reprend sa phrase : Je suis allé à Gand, il se heurte au parti pris de clameur : clameur confuse, brutale, grossière, mêlée d'insultes et d'invectives, où dominent les mots de traître et de trahison. Presque tous les membres de la gauche, debout, le poing tendu, l'injure aux lèvres, ivres de tapage et de violence, font leur partie dans ce hideux concert. Des légitimistes se joignent à eux, comme s'ils ne voulaient pas laisser oublier que c'est un des leurs qui a provoqué ce tumulte : du haut de son royalisme d'alors, M. de la Rochejaquelein est l'un des plus ardents à s'indigner contre le mauvais Français qui avait osé, en 1815, se mettre du côté du Roi contre Napoléon, et il ajoute à ce reproche, si étrange dans sa bouche, une calomnie, sortie on ne sait d'où, sur la part qu'aurait prise M. Guizot à la sanglante réaction et aux atrocités de 1815. Le public des tribunes se mêle au tumulte. On se croirait revenu à quelque séance de la Convention, et c'est à se demander si la proscription et l'échafaud ne sont pas la conclusion logique de telles violences de paroles et de gestes. Mais non, — et ce n'est pas ce qu'il y a de moins répugnant et de moins méprisable, — on n'est pas en face d'une véritable colère, d'une explosion spontanée et imprévue : c'est une colère à froid, une explosion volontaire, une comédie arrangée à l'avance. Si nous ne pouvons vaincre M. Guizot, dit l'un des plus acharnés, il faut l'éreinter. A côté des acteurs de la gauche, les spectateurs du centre gauche : M. Thiers et ses amis assistent à cette scène, muets, immobiles, sans rien faire pour l'arrêter, espérant en recueillir le profit, toutefois ne laissant pas que d'être gênés et un peu honteux du tour qu'elle prend. Sur les bancs de la majorité, on est sans doute indigné et dégoûté ; mais, au premier moment, on est peut-être encore plus abasourdi et intimidé : il semble qu'on hésite à prendre trop ouvertement parti pour un homme en butte à de telles imprécations. Quant au président de la Chambre, l'énergie et la présence d'esprit lui ont manqué dès le début ; il est visiblement débordé et impuissant. M. Guizot est donc à peu près seul en face de cette émeute d'une nouvelle sorte, pâle, les lèvres contractées, brisé de fatigue, mais la tête haute, tenant ses insulteurs sous la flamme d'un regard que rien ne peut faire baisser. Ces interruptions me ralentiront, dit-il, mais ne m'empêcheront pas de dire ce que je pense. Ou encore : Je suis obligé de répéter qu'aucune interruption, aucun murmure ne m'empêchera d'aller jusqu'au bout. Et plus loin : Messieurs, on peut épuiser mes forces, mais j'ai l'honneur de vous assurer qu'on n'épuisera pas mon courage. A un député de l'opposition modérée, M. Dubois, qui lui dit avec une émotion compatissante : Reposez-vous, reprenez baleine, il répond : Quand je défends mon honneur et mon droit, je ne suis pas fatigable.

Qui donc va l'emporter dans cet étrange duel d'un contre cent ? Voilà déjà une heure et demie que l'orateur est aux prises avec cette meute de hurleurs[43]. C'est la meute qui se lasse la première. La ténacité intrépide finit par avoir raison de la violence tumultueuse. M. Guizot contraint la gauche à entendre, phrase par phrase, l'explication de sa conduite en 1815. Il est d'ailleurs maintenant mieux soutenu ; les députés du centre, rassurés par son énergie, ne craignent plus de lui témoigner ouvertement leur sympathie. Aussi l'accusé de tout à l'heure ne se contente-t-il plus de se justifier ; il prend à son tour l'offensive et porte à ceux qui l'assaillent des coups qui les font reculer avec des cris de douleur et de rage. Ne croyez pas, leur dit-il, que lorsque j'ai été porter à Louis XVIII les conseils de la monarchie constitutionnelle, ne croyez pas que je n'aie pas pressenti vos paroles, vos murmures, vos colères. Je les ai pressentis, je les ai acceptés d'avance et je les surmonterai, car j'ai mon pays avec moi. (Bruyantes réclamations à gauche. Vive adhésion au centre.) J'ai mon pays avec moi. (Oui ! oui ! Non ! non ! — Se tournant vers la gauche :) Avez-vous jamais eu, vous qui poussez de pareilles clameurs, avez-vous jamais eu l'assentiment du pays, vous, vos opinions, vos pratiques ? (Exclamations à gauche. Au centre : Jamais ! jamais !) N'êtes-vous pas armés, depuis vingt-cinq ans, de toutes les forces de ce gouvernement dont je parle ? N'êtes-vous pas en possession de toutes ces libertés ? Comment avez-vous su vous en servir ? (Violentes réclamations à gauche.) Les avez-vous fait tourner à la gloire et au repos du pays ? Est-ce par vous que le pays a vu son gouvernement fondé ? Est-ce par vous que le pays a vu ses libertés mises en pratique ? (Approbation au centre.)... Vous n'avez jamais su fonder ni un pouvoir ni une liberté. (Vives réclamations à gauche.) Vous avez toujours perdu... (nouvelles réclamations), vous avez toujours perdu et les libertés et les pouvoirs. Puis, quand il a dit tout ce qu'il voulait dire, sur le point de descendre de la tribune, le ministre rassemble ce qui lui reste, après en avoir tant dépensé, d'énergie, de fierté, de mépris, et il jette à ses adversaires cette phrase célèbre et terrible : Quant aux injures, aux calomnies, aux colères extérieures, on peut les multiplier, les entasser tant qu'on voudra, on ne les élèvera jamais au-dessus de mon dédain.

Après une telle scène, la suite du débat ne pouvait beaucoup fixer l'attention : on entend successivement M. Odilon Barrot qui, pour récompenser M. Berryer d'avoir enfin parlé du voyage de Gand, combat la flétrissure, et le ministre des affaires étrangères, qui trouve la force de remonter une troisième fois à la tribune pour adjurer la majorité d'adopter le paragraphe proposé par la commission. L'assemblée, encore tout agitée du long orage qu'elle vient de traverser, se sépare, en renvoyant le vote au lendemain.

M. Guizot quitte la Chambre, le corps épuisé[44], mais l'âme satisfaite. Le Roi lui écrit : Je veux vous témoigner combien j'ai souffert de tout ce que j'ai recueilli sur ce qui s'est passé et combien j'ai admiré l'attitude que vous avez si noblement maintenue... Ce n'est pas à vous que j'ai besoin de dire que tout cela ne pourrait qu'ajouter au prix que j'attache à la conservation de votre ministère et à la confiance que vous m'inspirez[45]. Dans le public, beaucoup de gens partagent le sentiment du Roi ; des personnes étrangères à la Chambre, la plupart inconnues de M. Guizot, se réuniront et feront frapper une médaille où le ministre est représenté à la tribune, tenant tête au tumulte. La gauche est loin d'avoir les mêmes raisons de fierté que le ministre. Vainement cherche-t-elle à présenter ce tumulte comme un sublime mouvement de justice nationale, et, affectant une joie féroce, montre-t-elle M. Guizot écrasé sous l'indignation publique et sous ses propres remords, elle ne peut se dissimuler que sa conduite inspire un dégoût presque universel ; elle s'est déshonorée, elle a discrédité le régime parlementaire dont elle se prétendait le champion, et cela en pure perte, sans avoir retiré le profit misérable qu'elle attendait de sa violence, sans avoir pu briser le courage ni seulement étouffer la parole de son adversaire. Quant aux légitimistes et à M. Berryer entre autres, ont-ils lieu d'être plus contents de soi ? Ont-ils conscience de s'être défendus par des moyens dignes de leur cause ? Ils se sont trouvés hors d'état de rien répondre, lorsque M. Guizot a montré, avec une ironie dédaigneuse, ces hommes de la Restauration se faisant une arme contre lui de ce qu'il avait été s'entretenir avec Louis XVIII. En ameutant l'opinion contre le royalisme de 1815, pour faire diversion à leurs embarras du moment, n'ont-ils pas travaillé contre leur propre parti ?

Il semble donc, au soir de cette chaude bataille, que l'avantage soit au ministère. Et cependant, celui-ci n'attend pas sans inquiétude le vote du lendemain. Le courage déployé par M. Guizot ne fait pas que l'adresse ait raison de flétrir les pèlerins de Belgrave square. Parmi les députés de la majorité, plusieurs demeurent troublés, non seulement par scrupule de conscience, mais par préoccupation d'intérêt personnel ; ils désirent ménager le parti légitimiste, soit parce qu'ils ont besoin, dans leurs circonscriptions électorales, de l'appoint des voix de droite, soit parce qu'ils ont de ce côté leurs relations de famille ou de société. Bien que le ministre ait fini par avoir le dessus, la violence même du tumulte a laissé un certain émoi parmi les conservateurs ; ceux qui se piquent d'être des bleus demeurent, en dépit de toutes les explications, gênés par cette histoire du voyage à Gand[46] ; les timides hésitent à braver des passions aussi échauffées. On en est donc à se demander si le cabinet ne va pas perdre, dans cette affaire secondaire, le fruit de toutes les victoires qu'il vient de remporter dans les grandes questions politiques.

A la séance suivante, le 27 janvier, la Chambre se trouve en face d'un amendement présenté par la gauche pour substituer le mot : réprouve au mot : flétrit. Bien que les légitimistes s'abstiennent et que le groupe Dufaure vote contre, cet amendement n'est rejeté qu'après deux épreuves douteuses. L'ensemble de l'adresse, mis aussitôt après aux voix, est adopté par 220 voix contre 190. Il semble donc que, par ce dernier, vote, la majorité ait un peu repris de son assiette. Toutefois, il reste du malaise. La victoire a été remportée, écrit le duc de Broglie à son fils[47], mais elle a coûté cher ; on a laissé du monde sur le champ de bataille : il à fallu emprunter le secours de quelques auxiliaires ennemis ou douteux. Tous ceux qui ont bien voté sont sortis tristes et mécontents, convenant que, dans la situation, il n'y avait rien de mieux à faire, mais soucieux et avec de l'humeur.

Le gouvernement a-t-il du moins atteint son but ? Cette flétrissure, si chèrement achetée, produit-elle l'effet moral qu'il en attendait ? A la suite du vote de la Chambre, les cinq députés flétris envoient leur démission, comme une protestation, disent-ils, non contre un langage injurieux qui ne saurait les atteindre, mais contre la violence qui leur est faite au mépris de leurs droits. Quelques semaines plus tard, ils sont tous réélus, grâce à l'appui qui leur est ouvertement donné par la gauche, et ils rentrent à la Chambre, acclamés triomphalement par les journaux de leur parti.

Ce n'est pas le seul épilogue désagréable de cette affaire. Parmi les députés conservateurs qui n'avaient pas voté la flétrissure, était M. de Salvandy, alors vice-président de la Chambre et ambassadeur à Turin. Royaliste libéral sous la Restauration, il s'était très nettement rallié à la monarchie de Juillet, mais avait eu soin de demeurer en bons rapports personnels avec la société légitimiste. Son vote causa une grande irritation aux Tuileries. Quand il y accompagna, en sa qualité de vice-président, la députation chargée de porter l'adresse, le Roi, qui ne savait pas toujours se contenir, ne répondit pas à son salut et, l'entraînant dans un salon -voisin, lui exprima vivement son mécontentement ; les éclats de sa voix arrivaient jusqu'aux députés qui, tout interloqués de cette scène, attendaient qu'on leur rendît leur vice-président. L'incident fit du bruit dans le monde parlementaire. M. de Salvandy donna sa démission d'ambassadeur, et le comité directeur de l'opposition[48], ne reculant pas devant le scandale d'une mise en cause du Roi, le cherchant au contraire, décida de porter l'incident à la tribune. M. Thiers offrit de s'en charger lui-même, à la grande surprise, mais aussi à la grande joie de ses alliés. Voulait-il ainsi se faire pardonner par la gauche son zèle monarchique dans l'affaire de la régence, et sa bouderie de dix-huit mois ? Ce fut le 22 février 1844, au cours du débat engagé sur une nouvelle proposition de réforme parlementaire, qu'il souleva la question. Il ne garda aucun ménagement. Faisant allusion aux paroles de blâme qui avaient déterminé M. de Salvandy à donner sa démission d'ambassadeur, il demanda de qui elles émanaient. Dans ma conviction, répondit-il, ce n'est pas un ministre qui a dit ces paroles. Toute la question est là. Il concluait que sous l'administration actuelle, se passaient des actes non rigoureusement conformes aux règles constitutionnelles, et ce désordre lui paraissait assez fréquent pour qu'il jugeât nécessaire d'en prendre acte devant la Chambre et le pays. — On se demandera, ajoutait-il, comment nous, qui nous piquons d'appartenir à l'opposition modérée, nous venons nous mêler à la discussion d'un tel incident... Notre conduite est le résultat de deux résolutions invariables... Nous sommes résolus à maintenir le gouvernement... mais aussi à le contenir dans la rigueur des règles constitutionnelles. Il n'y a pas un esprit élevé parmi nous qui voulût se prêter à une vaine comédie constitutionnelle qui ne cacherait en réalité que la domination d'un pouvoir sur les autres. La France a eu beaucoup de gouvernements. Elle a eu, sous l'Empire, le gouvernement du génie ; elle a eu, sous la Restauration, le gouvernement des traditions. L'un et l'autre ont fini dans les abîmes ; mais l'un et l'autre avaient leur prestige. Nous avons aujourd'hui un gouvernement nouveau ; ce gouvernement ne peut avoir qu'un prestige, c'est de réaliser dans sa vérité le gouvernement représentatif que la France poursuit depuis cinquante ans. M. Guizot, évidemment gêné parle tort que s'était donné le Roi, répondit brièvement ; il protesta contre des attaques inconstitutionnelles qui visaient plus haut que le cabinet, assuma la pleine responsabilité de ce qui avait été fait, et indiqua que les moyens ne manquaient pas à la Chambre, si elle le jugeait à propos, de mettre en action cette responsabilité. L'opposition ne releva pas ce défi ; l'incident fut clos, et la proposition de réforme écartée à une assez forte majorité. L'effet de ce débat n'en fut pas moins fâcheux. Il n'avait pu être indifférent de voir un ancien président du conseil, l'un des hommes les plus considérables du régime, dénoncer le Roi au pays, porter contre lui cette accusation de pouvoir personnel, sous laquelle avait déjà succombé Charles X, et au moyen de laquelle les révolutionnaires cherchaient depuis longtemps à renverser Louis-Philippe. La monarchie ne sortait pas de là sans quelque atteinte.

Il était donc écrit que jusqu'à la fin, dans cette affaire, tout tournerait mal pour le gouvernement. L'impression que l'entrevue d'Eu et l'établissement de l'entente cordiale avaient donnée de l'adresse et du bonheur du cabinet, s'en trouvait un peu altérée. Au lendemain du jour où elle avait été conviée à se féliciter de l'affermissement de la paix au dehors, l'opinion éprouvait quelque ennui et quelque trouble de voir qu'à l'intérieur, au contraire, la guerre sévissait plus violente que jamais entre les partis. Les amis de M. Guizot ne pouvaient se dissimuler ce malaise des esprits. Ces incidents, écrivait l'un deux, ont rendu la situation générale non pas précisément grave, mais pénible, embarrassée, fausse à plusieurs égards, tandis qu'il y a quelques semaines, elle paraissait forte et brillante. Le ministère, le gouvernement même ont été évidemment affaiblis par le peu d'habileté ou de puissance qu'ils ont montré pour diriger la marche de cette question, par l'irritation qu'elle a ranimée entre les partis[49].

Heureux encore si l'on en eût été quitte pour un malaise momentané. Mais les conséquences devaient être plus graves et plus durables. Si impuissants et impopulaires que parussent les légitimistes quand ils se trouvaient, comme après 1830, séparés des libéraux du centre droit, ils n'en étaient pas moins, suivant une parole déjà citée de M. Renan, l'assise indispensable de toute fondation politique en France. Privé de cet élément, le parti conservateur était incomplet, affaibli, rabaissé, découronné. Aussi avons-nous dû plusieurs fois signaler, dans l'hostilité originelle des hommes de droite, l'une des faiblesses du gouvernement de Juillet[50]. Le temps seul, — et un long temps, — était capable d'éteindre cette hostilité. On pouvait aider, accélérer cette œuvre du temps. S'il y avait, parmi les anciens royalistes, des irréconciliables, il en était d'autres d'un caractère moins absolu ; et puis, là même où les pères étaient difficiles à ramener, ne restait-il pas une chance de s'entendre avec les fils ? En fait, à mesure que s'éloignaient les souvenirs irritants de 1830, que le gouvernement se montrait adversaire plus décidé de la révolution, et que l'intérêt conservateur apparaissait plus évidemment lié au maintien de la monarchie nouvelle, celle-ci gagnait, sinon chez les royalistes militants, du moins autour d'eux. Ce rapprochement, déjà visible sous le ministère de M. Molé, qui y avait personnellement travaillé, était devenu plus marqué encore depuis le 29 octobre 1840. Or, voici qu'un mot dans une adresse, mot facile à éviter et au fond blâme par le gouvernement, venait arrêter ce précieux mouvement et faisait perdre en quelques jours une partie du terrain gagné en plusieurs années. Aussitôt toutes les vieilles blessures, qui commençaient à se cicatriser, furent rouvertes. Au lendemain même de ces scènes parlementaires, un ami de la monarchie de Juillet notait sur son journal intime[51] : Cette discussion a jeté entre les partis une irritation telle, qu'on n'avait rien vu de pareil depuis plusieurs années, et elle menace de nous ramener aux époques où les rapports mêmes de société étaient devenus impossibles entre les personnes d'opinions diverses. Non seulement les légitimistes modérés, mais beaucoup d'hommes qui, ayant jadis appartenu à ce parti, s'étaient peu à peu rapprochés du gouvernement, montrent une véritable exaspération et semblent croire de leur honneur de ressentir fortement l'outrage adressé à leurs parents ou amis. Quelques jours plus tard, un de nos ambassadeurs, M. de Sainte-Aulaire, écrivait à M. de Barante : Je ne pense pas que vous soyez retenu par le charme de nos salons. On m'écrit que tous les fauteuils y sont rembourrés d'épines. Tout cela m'afflige fort ; je n'y vois plus d'issue. Le bail des haines politiques est renouvelé pour trente ans[52]. Entre tous les hommes d'État du gouvernement de 1830, M. Guizot était le dernier dont on eût attendu une telle faute. Il semblait mieux préparé et plus intéressé que tout autre à l'éviter. S'étant donné pour tâche de corriger l'origine révolutionnaire du gouvernement, il était conduit, par la direction habituelle de ses idées, à comprendre la force sociale du parti légitimiste et l'avantage de son concours. Attaqué avec acharnement par la coalition de tous les partis de gauche, il sentait la nécessité d'y opposer la coalition de tous les conservateurs. N'était-ce donc pas une étrange inconséquence que celle qui lui faisait, dans ce cas particulier, aller au rebours de sa politique générale ? Il cherchera plus tard à en effacer les traces, par des avances publiques aux royalistes[53] ; mais, en semblable matière, le mal se fait plus vite qu'il ne se guérit ; les ressentiments subsistèrent, et si, le 24 février 1848, la haine des légitimistes contre la monarchie de Juillet est apparue encore si vivace, c'est qu'en janvier 1844, elle avait été rajeunie et ranimée par l'incident, nous allions dire par l'accident de la flétrissure.

 

 

 



[1] Notice de M. le comte de Jarnac sur lord Aberdeen.

[2] Cité dans une lettre du comte Bresson à M. Guizot, en date du 29 septembre 1843. (Documents inédits.)

[3] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1848, t. II, p. 583.

[4] La seule consolation que M. de Metternich trouvait au spectacle de cette monstrueuse jonction, était l'espoir qu'elle ne durerait pas. On a pris à Paris et à Londres, écrivait-il au comte Apponyi le 26 janvier 1844, l'habitude d'une politique de sous-entendus ; à Paris, c'est la finesse qui doit remplacer le fond qui manque eu toutes choses ; à Londres, on est franchement stupide. Or, comme la stupidité a aussi son réveil, c'est de Londres que viendront les premières causes de tension. La finesse, étant toujours éveillée, n'est pas soumise aux mêmes lois ; elle va aussi longtemps que le permet la force des choses. (Mémoires de M. de Metternich, t. VII, p. 19 et 20.)

[5] Notice sur lord Aberdeen.

[6] Documents inédits.

[7] Documents inédits. — J'aurai occasion d'exposer plus tard les affaires de Grèce et de continuer le récit de celles d'Espagne. Voir plus loin dans ce même volume le ch. VII.

[8] Voir plus haut, t. III, ch. III, § V.

[9] Instructions envoyées à Vienne, à Dresde, à Berlin, décembre 1842 à septembre 1843. (Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 46 à 53.)

[10] Cette déclaration se trouvait dans une lettre que le roi de Prusse avait fait écrire par M. de Humboldt à M. Guizot, le 23 septembre 1843, pour le rassurer sur les conditions dans lesquelles s'était accomplie la visite. (Mémoires de M. Guizot, t. VIII.)

[11] Lettre du comte de Jarnac à M. Guizot, du 31 octobre 1843. (Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 54 et suiv.)

[12] Lettre de M. Guizot à M. de Jarnac, du 4 novembre 1843. (Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 56.)

[13] Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 57 et suiv.

[14] Revue rétrospective.

[15] Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 10 novembre 1843. (Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 61.)

[16] Lettre du comte de Jarnac à M. Guizot, du 8 novembre 1843. (Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 60, 61.)

[17] Revenant peu après sur ces événements, notre ambassadeur à Londres, M. Je Sainte-Aulaire, écrivait, le 6 février 1844, à M. de Barante : Rien que le parti légitimiste ne rencontre aucune sympathie en Angleterre, le pays est trop aristocratique pour n'être pas un peu ébloui par beaucoup de noms historiques, et, abstraction faite de l'intention du pèlerinage, on aurait voulu fêter les pèlerins. Je crois en vérité que la Reine et le gouvernement anglais nous ont rendu un fort grand service, en entravant cette tendance. Si M. le duc de Bordeaux eût été reçu à Windsor, des ovations eussent été données à lui et à ses leudes dans toutes les demeures hospitalières de l'Angleterre. Il retournait sur le continent, tout autre personnage qu'il n'en était venu. Les invitations de toutes les cours d'Allemagne arrivaient, les ministres de France ne pouvaient tenir à leurs postes, et l'isolement nous devenait non moins coûteux qu'en 1830. (Documents inédits.)

[18] Un autre député, le marquis de Preigne, se rendit aussi à Londres : mais il déclara plus tard que son voyage avait eu pour motif des affaires personnelles, et que sa visite au prince n'avait été dictée que par un sentiment de convenance et de politesse.

[19] Sur cette retraite de M. de Chateaubriand après 1832, cf. liv. II, ch. IX, § X.

[20] Le comte de Marnes n'avait plus, du reste, que quelques mois à vivre. Il mourut le 3 juin 1844.

[21] Journal du baron de Viel-Castel, à la date du 27 novembre 1843.

[22] Lettres de M. de Sainte-Aulaire, en date des 30 novembre, 1er et 8 décembre 1843, et note de lord Aberdeen, en date du 9 décembre. (Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 63 à 66.)

[23] Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 62.

[24] Revue rétrospective. — Le Times avait publié, pendant le séjour du duc Bordeaux à Londres, un article tout à fait conforme aux vues du gouvernent français. L'auteur de cet article était M. Reeve, alors à Paris. Peu de jours après, comme il était présenté au Roi, celui-ci lui dit : Je regrette, monsieur Reeve, de ne pouvoir vous exprimer plus complètement, en cette circonstance, combien je vous ai d'obligations pour le service que vous nous avez rendu. (The Grevil Memoirs, second part, vol. II, p. 216.)

[25] Lettre de M. Guizot au comte de Jarnac, en date du 6 novembre 1843. (Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 58.)

[26] Lettre du comte de Jarnac, en date du 8 novembre 1843. (Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 61.)

[27] Le duc de Broglie a développé cette idée, le 16 janvier 1845, à la tribune de la Chambre des pairs : Il y a deux manières, a-t-il dit, d'être en paix avec les autres puissances. On peut être en paix, et puis aussi en bonne intelligence, en amitié, en confiance ; ou bien on peut être en paix, et puis être dans un état de hauteur, de froideur, dans un état de défiance et de bravade. On peut avoir des relations pacifiques qui soient amicales, et on peut avoir des relations pacifiques qui ne soient pas amicales. Ces deux situations sont également compatibles avec la paix ; il ne faut pas s'y tromper cependant : elles ne sont pas compatibles avec la paix également dans tous les cas et pour tous les pays. L'orateur montrait par exemple qu'entre la France et la Russie l'état de paix et un état de froideur et de méfiance pouvaient durer assez longtemps, sans inconvénients graves. Mais en pouvait-il être de même entre la France et l'Angleterre ? Il montrait ces puissances à peu près limitrophes, ayant des relations commerciales ou autres immenses, de toutes les natures, de tous les jours et de tous les instants, se rencontrant partout, en Europe et dans le reste du monde. Croyez-vous que, dans un tel état de choses, une situation de froideur, de réserve et de mésintelligence soit longtemps compatible avec la paix ? Si les deux nations se placent dans une telle situation, l'une vis-à-vis de l'autre, que, des deux tribunes, on s'envoie à tous les instants des défis ; dans une telle situation que, toutes les fois que leurs marins se rencontrent quelque part, ils enfoncent leurs chapeaux et se regardent entre les deux yeux ; que lorsque l'une dise blanc, l'autre dise noir ; que leurs agents diplomatiques, lorsqu'ils ont à traiter des affaires ensemble, en Espagne, en Grèce, à Constantinople, partout, car ils se rencontrent partout, si l'un prend un parti, l'autre prenne nécessairement un parti opposé, je ne crois pas, pour ma part, qu'un tel état de choses puisse être durable.

[28] M. de Metternich a critiqué assez finement M. Guizot d'avoir choisi pour qualifier ses relations avec l'Angleterre un mot exprimant un sentiment. Il eut bien mieux fait, ajoutait le chancelier, de prendre position sur le terrain de l'intérêt réciproque qu'ont ces États de vivre en paix et dès lors en bonne harmonie... Les mots d'entente cordiale ne marquent qu'une disposition morale, et ce sont justement les dispositions qui prêtent le plus à la critique passionnée et haineuse... En exprimant un sentiment, M. Guizot a fait appel aux sentiments opposés. (Lettre au comte Apponyi, du 29 août 1844. Mémoires de M. de Metternich, t. VII, p. 27 et 28.)

[29] Cette intervention de M. Duvergier de Hauranne fut connue alors dans le monde parlementaire. M. Thiers lui-même s'amusait de ce qu'on racontait à ce sujet : Que voulez-vous ? disait-il, puisqu'il faut absolument un gouvernement personnel, j'ai choisi Duvergier. Il écrivait à ce dernier : Au roi de mon choix. Des quatre anciens doctrinaires qui s'étaient séparés de M. Guizot en 1840, deux, M. Duvergier de Hauranne et M. de Rémusat, étaient restés dans l'opposition et même s'y étaient enfoncés plus avant ; deux, M. Piscatory et le comte Jaubert, étaient au contraire revenus aux conservateurs : le premier avait été nommé, en juin 1843, ministre de France à Athènes ; le second devait être élevé à la pairie, à la fin de 1844.

[30] Quarante-huit heures avant l'ouverture de la session britannique, le collaborateur de M. Guizot, M. Désages, écrivait à notre chargé d'affaires à Londres : Je vois avec peine que sir Robert Peel a plus peur que lord Aberdeen et même qu'il nous rend moins justice. J'espère toutefois qu'il ne fera pas à ses adversaires de concessions qui se traduiraient ici en démenti donné à la cordiale entente et nous vaudraient de nouveaux débats où nous serions conduits, à notre tour, à affaiblir la valeur de notre expression. (Documents inédits.)

[31] M. Désages mandait à M. de Jarnac, le 9 février 1844 : M. Guizot a écrit à votre chef (M. de Sainte-Aulaire, ambassadeur à Londres) que nous étions contents de lord Aberdeen, de sir Robert Peel et de lord Brougham. (Documents inédits.)

[32] Voyez t. III, ch. III, § X, et. t. IV, ch. I, § XI.

[33] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[34] Papiers inédits du duc de Broglie et Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[35] La fureur que l'article excite, écrivait le Roi à M. Guizot, le 1er juillet 1844, ne m'étonne pas et ne me paraît pas un mauvais symptôme... Mais à présent que la polémique est engagée, il faut la soutenir vigoureusement. Il est clair qu'on veut faire, comme les autres fois, tomber la question, en arrêtant le débat par intimidation, et, cela étant, il faut au contraire leur montrer qu'ils ne font pas peur et qu'ils n'étoufferont pas les justes cris de ma famille et de moi-même. Je vous recommande cela bien vivement, mon cher ministre, et je vous prie de mettre les fers au feu dans ce sens-là. (Revue rétrospective.)

[36] Séance du 1er juillet 1844.

[37] Circulaire aux agents diplomatiques, en date du 2 janvier 1844.

[38] Lettre du 13 janvier 1844. (Documents inédits.)

[39] M. Sainte-Beuve écrivait sur le moment : M. Guizot a montré la plus véritable, la plus énergique éloquence, la force, la sobriété, quelque chose de démosthénique et d'accompli. (Chroniques parisiennes, p. 177.)

[40] Un historien démocratique, écho fidèle de l'opposition du temps, M. Elias Regnault, à ce sujet : Il faut l'avouer, M. Guizot fit preuve d'une vigueur et d'une éloquence dignes du sujet et put, à bon droit, s'enorgueillir d'une éclatante victoire. (Histoire de huit ans, t. II, p. 364.)

[41] Lettre du 19 janvier 1844. (X. DOUDAN, Mélanges et Lettres, t. II, p. 1.)

[42] M. Duvergier de Hauranne, ordinairement bien au courant de ce qui se passait dans les coulisses parlementaires, donne, dans ses Notes inédites, une explication assez étrange du silence de M. Berryer. A l'entendre, M. Guizot avait fait avertir M. Berryer qu'il avait entre les mains une lettre fort compromettante, écrite par lui en 1831 ou 1832 et saisie dans les papiers d'un conspirateur vendéen. Si M. Berryer prononçait le mot de Gand, cette lettre serait lue. C'est devant cette menace qu'il s'était arrêté. Mais alors, pourquoi la lettre n'a-t-elle pas été lue lors du second débat, quand M. Berryer s'est décidé à parler de Gand ? M. Duvergier de Hauranne suppose qu'au milieu du tumulte, M. Guizot, trouble, ne pensa plus à la lettre. Ce récit paraît peu vraisemblable.

[43] M. Doudan écrivait le surlendemain : Ceux qui ont assisté à ce beau spectacle disent que rien ne ressemblait à une meute de chiens de bouchers comme l'élite de l'opposition hurlant contre M. Guizot. (Mélanges et Lettres, t. II, p. 3.)

[44] En rentrant chez lui, M. Guizot se coucha et dormit douze heures de suite. (Journal inédit du baron de Viel-Castel.)

[45] Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 73.

[46] La scène faite à M. Guizot, lisons-nous dans une lettre du duc de Broglie, a augmenté, auprès des connaisseurs, sa réputation d'intrépidité et de talent ; mais pour le gros même de la majorité, il reste quelque chose de pénible, des imputations, des vociférations, des menaces. Le souvenir de Gand n'est bon à remuer auprès de personne, et, malgré l'éclat de la résistance, j'aurais préféré, tout compte fait, qu'au lieu de faire avaler goutte à goutte toute cette histoire a la minorité furieuse, M. Guizot se fût borné à dénoncer la scène comme une scène préparée et arrangée, et qu'il eût refusé d'y jouer un rôle. (Documents inédits.)

[47] Documents inédits.

[48] Ce comité, qui venait d'être constitué sous le nom de conseil des Dix, se composait, pour la gauche, de MM. Odilon Barrot, de Beaumont, de Tocqueville, Abbatucci, Havin ; pour le centre gauche, de MM. Thiers, de Rémusat, Vivien, Billault, Duvergier de Hauranne. Il se concertait, au besoin, avec les deux délégués de l'extrême gauche, MM. Garnier-Pagès et Carnot. (Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.)

[49] Journal inédit du baron de Viel-Castel.

[50] Voyez entre autres liv. II, ch. VIII, § V.

[51] Journal inédit du baron de Viel-Castel.

[52] Lettre du 6 février 1844. (Documents inédits.)

[53] Ainsi M. Guizot dira, deux ans plus tard, le 28 mai 1846, en pleine Chambre des députés : Nous avons beaucoup d'estime pour la plupart des hommes qui composent le parti légitimiste ; nous faisons grand cas de leur position sociale, des idées et des sentiments qui les animent... C'est notre désir que l'ensemble de notre politique, l'état de notre pays, l'empire de nos institutions rallient successivement tout ce qu'il y a d'éclairé, d'honorable et de considérable dans cette portion de la société française.