HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE V. — LA POLITIQUE DE PAIX (1841-1845)

 

CHAPITRE III. — LE MINISTÈRE DURE ET S'AFFERMIT (SEPTEMBRE 1842-SEPTEMBRE 1843).

 

 

I. Le ministère s'occupe de compléter sa majorité. Il obtient à Londres la clôture du protocole relatif à la ratification de la convention du 20 décembre 1841. — II. Négociations pour l'union douanière avec la Belgique. Résistances des industriels français. Opposition des puissances. Susceptibilités des Belges. Devant ces difficultés, le gouvernement renonce à ce projet. — III. Ouverture de la session de 1843. Silence de M. Thiers. M. de Lamartine passe à l'opposition. Son rôle politique depuis 1830, et comment il a été amené à se déclarer l'adversaire du gouvernement. — IV. Avantages que l'opposition trouve à porter le débat sur les affaires étrangères. Le droit de visite à la Chambre des pairs. A la Chambre des députés, le projet d'adresse demande la révision des conventions de 1831 et de 1833. M. Guizot n'ose le combattre, mais se réserve de choisir le moment d'ouvrir les négociations. Vote dont chaque parti prétend s'attribuer l'avantage. — V. La loi des fonds secrets. Intrigues du tiers parti. Succès du ministère. — VI. La difficulté diplomatique de la question du droit de visite. Débats du parlement anglais. Dispositions de M. de Metternich. — VII. Les affaires d'Espagne. Espartero régent. L'Angleterre n'accepte pas nos offres d'entente. L'ambassade de M. de Salvandy. — VIII. La question du mariage de la reine Isabelle. Le gouvernement du roi Louis-Philippe renonce à toute candidature d'un prince fiançais, mais veut un Bourbon. La candidature du prince de Cobourg. Le cabinet français fait connaître ses vues aux autres puissances. Accueil qui leur est fait. Chute d'Espartero. Son contre-coup sur l'attitude du gouvernement anglais. — IX. La reine Victoria se décide à venir a Eu. Le débarquement et le séjour. Conversations politiques sur le droit de visite et sur le mariage espagnol. Satisfaction de la reine Victoria et du roi Louis-Philippe. Effet en France et à l'étranger. Bonne situation du ministère du 29 octobre.

 

I

Le calme, l'espèce d'immobilité politique qui, dans les derniers mois de 1842, avaient succédé aux grandes émotions de la session d'août, ne pouvaient faire oublier à M. Guizot qu'il se retrouverait, le 9 janvier 1843, en face de la nouvelle Chambre, et que, cette fois, la question de confiance, jusqu'alors ajournée, serait nettement posée. Sans doute, le temps profitait au cabinet, et, comme l'écrivait M. de Barante, chaque journée passée tranquillement lui donnait des chances meilleures ; sans doute aussi, l'opposition était moins menaçante depuis qu'elle était divisée : c'étaient les bonnes chances. Les mauvaises venaient de la majorité elle-même. Celle-ci ne paraissait guère solide ; on devait craindre qu'elle ne fût pas en état de résister aux surprises, aux entraînements, aux intrigues. Une défection d'ailleurs s'était déjà produite dans ses rangs : dès le lendemain des élections et après une délibération aussitôt rendue publique, M. Dufaure et ses amis avaient décidé de ne plus accorder leur appui au ministère ; sans eux, aurait-on encore une majorité ? Il y avait là des périls, tout au moins des difficultés, dont M. Guizot avait sujet de se préoccuper et contre lesquelles il devait travailler à se prémunir.

Son premier soin fut de chercher à combler le vide fait par la défection du groupe Dufaure, au moyen de ce qu'on appelait les conquêtes individuelles. Ce n'était certes pas le plus beau côté du régime parlementaire. Des politesses, des caresses aux amours-propres, au besoin des places, des faveurs administratives ou même des avantages plus matériels encore, telles étaient les séductions employées. Par nature, M. Guizot avait peu de goût et peu d'aptitude pour une telle besogne, mais, l'ayant vu accomplir par ses prédécesseurs, il la jugeait un mal nécessaire, et il la laissait faire au-dessous de lui par son chef dé cabinet, M. Génie, et à côté de lui par son collègue, M. Duchâtel. On racontait un peu plus tard, dans les salons de l'opposition, que l'un des fonctionnaires du ministère de l'intérieur, parlant du travail fait entre la session d'août 1842 et celle de janvier 1843, avait dit : Nous avions besoin de gagner une vingtaine de voix, et nous les avons gagnées ; mais elles nous ont coûté cher[1].

En même temps qu'il s'efforçait de compléter sa majorité, le ministère veillait à écarter d'avance ce qui aurait pu, au cours de la session, devenir une pierre d'achoppement. On se rappelle comment, le 19 février 1842, devant la déclaration faite par le gouvernement français qu'il n'était pas en mesure de ratifier la convention du 20 décembre précédent sur le droit de visite, les autres puissances, tout en échangeant leurs ratifications, avaient laissé le protocole ouvert pour la France. Cette mesure impliquait qu'elles ne désespéraient pas de notre ratification ultérieure. Ainsi l'avaient compris non seulement les cabinets étrangers, mais aussi le nôtre qui se flattait alors de ramener, un jour ou l'autre, l'opinion, à la convention plus ou moins modifiée. Les élections de juillet 1842, en révélant à quel point le pays était prévenu contre le droit de visite, avaient fait évanouir cet espoir. Dès lors, plus de motif pour laisser le protocole ouvert. Il importait au contraire de le fermer, ne fût-ce que pour ôter tout sujet aux malveillants de dire et aux badauds de croire que le gouvernement songeait toujours à donner sa ratification, et qu'il fallait prendre des mesures pour l'en empêcher. M. Guizot décida donc de requérir la clôture du protocole.

Cette clôture, fort raisonnable au point de vue français, ne pouvait être agréable aux autres puissances, ainsi averties qu'elles devaient renoncer définitivement à notre adhésion. Lord Aberdeen n'entra dans cette idée que fort à contre-cœur et après avoir vainement essayé de nous faire accepter quelque autre expédient. Les pourparlers portèrent ensuite sur les formes de la clôture. Plusieurs des ministres britanniques eussent voulu que, tout en prenant acte de notre refus de ratifier, on nous répliquât et qu'on le fît vivement. Lord Aberdeen leur résista. Au fait, disait-il à M. de Sainte-Aulaire[2], c'est moi et non pas eux qui serais responsable des suites ; je ne me laisserai pas pousser. Il fit donc prévaloir la clôture sans phrases que M. de Metternich avait proposée pour nous rendre service[3] ; mais ce ne fut pas sans difficulté. M. Guizot ni vous, disait-il à notre ambassadeur, ne saurez jamais la dixième partie des peines que cette malheureuse affaire m'a données. De son côté, le ministre français procéda avec autant de tact que de fermeté ; s'il était résolu à déclarer sans compliments son refus de ratifier, il tenait à éviter tout ce qui eût pu éveiller inutilement les susceptibilités anglaises ; il se borna à motiver vaguement ce refus sur les faits graves et notoires survenus à ce sujet, en France, depuis la signature de la convention. Ainsi fini-t-on par tomber d'accord. Le 9 novembre 1842, les plénipotentiaires d'Autriche, de Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie déclarèrent que le protocole, jusqu'alors resté ouvert pour la France, était clos ; et, le 15, le Moniteur annonça officiellement cette clôture au public français. Voilà un gros embarras derrière nous, écrivait M. Guizot à M. de Sainte-Aulaire. Mais je ne veux pas que de ce traité non ratifié, il reste, entre lord Aberdeen et moi, le moindre nuage. Ce serait, de lui envers moi comme de moi envers lui, une grande injustice, car nous avons, l'un et l'autre, j'ose le dire, conduit et dénoué cette mauvaise affaire avec une prudence et une loyauté irréprochables... Dans la forme, j'ai, voulu que notre résolution, une fois prise, fût franche et nette ; je n'ai rien admis qui pût blesser la dignité de mon pays et de son gouvernement : c'était mon devoir. Mais, en même temps, je n'ai rien dit, accueilli, ni paru accueillir dont l'Angleterre pût se blesser. Lord Aberdeen, de son côté, a mis dans toute l'affaire beaucoup de bon vouloir et de modération persévérante. Nous étions, l'un et l'autre, dans une situation difficile. Nous avons fait tous deux de la bonne politique. Nous n'en devons garder tous deux qu'un bon souvenir.

M. Guizot venait de faire une concession nouvelle aux adversaires du droit de visite, un pas de plus dans cette sorte de retraite commencée lors de l'adresse de 1842 et continuée dans la session qui avait suivi. Il comptait bien ne pas reculer davantage. De quoi pouvait-on encore se plaindre, du moment où il ne restait absolument plus rien de la convention du 20 décembre 1 841, origine malencontreuse de tout ce tapage ? Le ministre, cependant, n'ignorait pas que l'opinion s'était attaquée aussi aux traités qui, en 1831 et 1833, avaient organisé pour la première fois le droit de visite ; mais, sur ce point, il se montrait résolu à résister. C'était même afin d'être plus fort dans cette résistance qu'il demandait aux autres puissances de le débarrasser complètement de la convention de 1841. Pour que nous puissions nous retrancher fermement dans les anciens traités, écrivait M. Guizot à ses ambassadeurs, il faut que les Chambres et le pays n'aient plus à s'inquiéter du nouveau. M. de Sainte-Aulaire avait prévenu notre gouvernement qu'à Londres le parti était pris de ne rien céder sur les traités de 1831 et de 1833. — Toute tentative de les modifier, ajoutait-il, aurait pour conséquence nécessaire et immédiate une rupture diplomatique. Ma conviction à cet égard ne s'appuie pas sur telle ou telle parole, mais sur le jugement que je porte de l'ensemble de la situation. M. Guizot répondit en affirmant de nouveau sa résolution de maintenir ces traités. C'est la volonté bien arrêtée du cabinet, écrivait son principal confident, M. Désages[4], et nous en faisons une question d'honneur national. Le ministre sans doute s'attendait à une lutte sur ce sujet, dans la session prochaine, mais il se flattait de l'emporter. Plus ou moins ouvertement, écrivait-il à notre ambassadeur à Londres, on me demandera deux choses : l'une d'éluder, par des moyens indirects, l'exécution de ces conventions ; l'autre d'ouvrir une négociation pour en provoquer l'abolition. Je repousserai la première au nom de la loyauté, la seconde au nom de la politique... J'exécuterai honnêtement ce qui a été promis au nom de mon pays. Quant à une négociation pour l'abolition des traités, l'Angleterre ne s'y prêterait pas ; son refus entraînerait de mauvaises relations, peut-être la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays. Une telle faute ne se commettra pas par mes mains... Voilà mon plan de conduite. J'y rencontrerai bien des combats, bien des obstacles. Pourtant, je persévérerai, et je crois au succès. M. Guizot se faisait illusion. Quelques semaines ne s'écouleront pas avant qu'il abandonne ces conventions que, très sincèrement, il promettait aux autres et se promettait à lui-même, de défendre.

 

II

En travaillant ainsi à écarter les difficultés, M. Guizot ne pouvait obtenir qu'un résultat négatif. Pour l'honneur et l'affermissement du cabinet, il fallait quelque chose de plus, un acte positif, une initiative éclatante qui en imposât au public. Plus l'opinion se sentait tranquille, plus elle paraissait attendre du gouvernement la distraction de quelque nouvelle entreprise. Le Journal des Débats constatait, non sans impatience, cette disposition d'esprit et résumait ainsi le langage que l'on tenait au gouvernement : Le pays est calme, nous l'avouons, très calme, assurément ; il a conquis le repos, le bon ordre ; il jouit de ce sentiment de confiance et de bien-être qu'il avait perdu depuis un demi-siècle... Eh bien, ingéniez-vous ; inventez quelque chose ! Ce quelque chose, nous ne vous l'indiquerons pas, par exemple... Mais prenez garde que le pays ne se fatigue du repos, qu'il ne s'ennuie. Amusez-le. A ceux qui parlaient ainsi, la feuille ministérielle répondait que le ministère était déjà bien assez occupé avec toutes les affaires qu'il avait sur les bras : Dieu nous garde, disait-il, des gouvernements inventeurs... Le pays est tranquille, respectons sa tranquillité[5]. Cette réponse n'était pas décisive. M. Guizot lui-même ne s'en contentait pas, et il écrivait alors à l'un de ses collaborateurs diplomatiques[6] : Je n'ai guère réussi jusqu'à présent qu'à empêcher le mal : succès obscur et ingrat, Le moment viendra, je l'espère, où nous pourrons ensemble faire du bien. Mais quel bien ? Toujours cette même question qui se représentait aussi embarrassante. Ce fut sans aucun doute dans l'espoir d'y trouver enfin réponse, qu'à cette époque, durant les derniers mois de 1842, le gouvernement poussa vivement une importante négociation commerciale. Il s'agissait d'établir entre la France et la Belgique une union douanière, imitation et revanche du Zollverein prusso-allemand. Les conséquences économiques d'une telle mesure pouvaient être diversement appréciées ; mais l'effet politique en aurait certainement été considérable. L'amour-propre national eût trouvé, dans cette sorte d'annexion morale, une éclatante compensation de ses récentes déconvenues, et du coup M. Guizot eût fermé la bouche à ceux qui déclamaient contre les abaissements et la stérilité de sa politique extérieure.

La question n'était pas neuve. Posée par la Belgique qui, à raison de sa grande production et de sa consommation restreinte, ressentait l'impérieux besoin de s'assurer un marché plus étendu que le sien propre, elle avait été souvent discutée dans la presse des deux pays et avait même été, à diverses époques, en 1837, en 1840, en 1841, l'objet de pourparlers entre les gouvernements. Diverses difficultés avaient empêché jusqu'alors ces pourparlers d'aboutir. Mais, en attendant et à défaut d'un accord plus général, il avait été conclu, le 16 juillet 1842, une convention par laquelle nous abaissions nos droits de douane sur les fils et tissus de lin belges, tandis que la Belgique adoptait, sur ses frontières autres que celles de la France, notre tarif sur les fils et tissus étrangers. Les choses en étaient là, quand, à l'issue de la session d'août, le ministère renoua les négociations relatives à une union douanière. Le problème fut serré de plus près qu'il ne l'avait encore été. De part et d'autre, on semblait désireux et pressé de conclure. Louis-Philippe et M. Guizot avaient pris l'affaire à cœur, Léopold était venu à Paris, pour la traiter directement avec son beau-père. Un projet de traité fut proposé parla France et discuté sous trois formes de rédaction successives, sans cependant qu'on arrivât à un accord. De ces délibérations, de ces démarches, il transpira nécessairement quelque chose dans le public ; les journaux s'emparèrent de la question, et ce fut bientôt le sujet principal de leurs polémiques.

L'union douanière, qui flattait en France le sentiment national, y menaçait des intérêts matériels, politiquement fort influents, surtout sous le régime du suffrage restreint : c'étaient ceux de nombreux industriels, notamment des maîtres de forges et des extracteurs de houille, qui se déclaraient hors d'état de soutenir la concurrence des produits belges. Déjà, en janvier 1842, sur le seul soupçon que le gouvernement songeait à cette union, une phrase avait été insérée dans l'adresse sur la protection due à la production nationale. A la fin de l'année, quand les négociations furent reprises et qu'on put les croire sur le point d'aboutir, ces intérêts s'alarmèrent davantage encore. Le 26 octobre, dans une réunion de députés, généralement conservateurs, convoquée chez M. Fulchiron, il fut décidé que chacun des membres chercherait ou saisirait l'occasion de porter ses doléances auprès du trône, et lui ferait connaître les perturbations que causerait la réalisation des projets ministériels ; en outre, chaque député devait se mettre en rapport avec les délégués de l'industrie et du commerce dans sa localité, afin de leur offrir à Paris un intermédiaire et un organe pour toutes les représentations qu'ils croiraient utile d'adresser au gouvernement. Beaucoup de chambres de commerce répondirent à cet appel, rédigèrent des protestations et des adresses. Bien plus, leurs délégués se rassemblèrent à Paris en une sorte de congrès et, après délibération, se prononcèrent hautement contre toute union douanière. Sans doute, dans certaines villes où les idées protectionnistes n'avaient pas le dessus, des manifestations en sens contraire se produisirent ; mais elles n'avaient pas autant d'éclat. Cette agitation eut son contre-coup dans le sein du ministère ; deux de ses membres, M. Cunin-Gridaine et M. Martin du Nord, s'y firent les avocats des fabricants français. Il devenait évident qu'en poursuivant cette mesure, M. Guizot serait abandonné dans le cabinet par plusieurs de ses collègues, et dans le parlement par une bonne part des conservateurs. Pour ne pas être en minorité, il lui faudrait chercher à gauche, où l'on paraissait favorable à l'union, les voix qui lui échappaient au centre. C'était à peu près ce qu'à ce moment même sir Robert Peel faisait en Angleterre pour la réforme de la législation sur les grains. Mais M. Guizot avait-il le même tempérament que le ministre anglais ? Nous avons déjà eu occasion de le montrer plus disposé à céder à ses amis qu'à les violenter. Robert Peel lui-même n'eût peut-être pas été aussi hardi de ce côté-ci de la Manche. Une opération de ce genre, toujours scabreuse pour le ministre qui l'entreprend, l'eût été tout particulièrement dans l'état de nos partis. La gauche, qui détestait beaucoup plus M. Guizot qu'elle ne désirait l'union, douanière, n'aurait-elle pas saisi cette occasion de mettre le ministère en minorité ? Et puis, était-ce bien au gouvernement de provoquer lui-même une scission dans cette majorité déjà trop inconsistante ? Enfin, ne pouvait-on pas se demander si le cabinet serait seul mis en péril par cette dislocation du parti conservateur, et si la monarchie, qui n'était pas hors de cause comme en Angleterre, n'y courrait pas elle-même de grands risques ?

Entre la situation de M. Guizot et celle Robert Peel, il y avait une autre différence plus décisive encore. Le premier n'avait pas seulement affaire, comme le second, à l'opposition du dedans : il en rencontrait une au dehors, celle des grandes puissances. En Angleterre, le projet d'union douanière, aussitôt connu, avait réveillé les mêmes méfiances qui, au lendemain de 1830, s'étaient produites toutes les fois qu'on nous avait soupçonnés de la moindre velléité d'annexer tout on partie de la Belgique. Dès le 21 octobre 1 842, lord Aberdeen, dans une lettre pressante adressée à Léopold, le détournait d'une mesure qu'il déclarait être pleine de dangers pour les intérêts du roi des Belges et pour la tranquillité de l'Europe, Le 28, il adressait à Berlin, à Vienne et à Saint-Pétersbourg, une dépêche où il soutenait que l'union douanière serait contraire à la neutralité de la Belgique, et qu'en vertu du protocole du 20 janvier 1831, qui avait constitué cette neutralité, les autres cabinets auraient le droit de s'opposer à une combinaison périlleuse pour l'équilibre européen. En même temps, tout en évitant des démarches directes qui eussent irrité les Français et leur eussent rendu plus difficile de s'arrêter, il veillait à les bien instruire de ses dispositions. Vous concevez, disait-il le 19 novembre à M. de Sainte-Aulaire, que l'Angleterre ne verrait pas de bon œil les douaniers français à Anvers. Vous auriez à combattre aussi du côté de l'Allemagne, et, cette fois, vous nous trouveriez plus unis que pour le droit de visite. Le 6 décembre, il revenait sur le même sujet et déclarait hautement à notre ambassadeur que l'union douanière lui paraissait une atteinte à l'indépendance belge et conséquemment aux traités qui l'avaient fondée. — Je me suis abstenu jusqu'à présent de vous parler avec détail sur ce sujet, ajoutait lord Aberdeen, et je m'en applaudis, parce que votre gouvernement peut déférer aux plaintes du commerce français, sans que sa résolution paraisse influencée par des considérations diplomatiques ; mais, aujourd'hui, j'ai dû vous parler pour prévenir toute fausse interprétation de mon silence[7].

Le cabinet anglais avait trouvé, à Berlin, les esprits très disposés à soutenir et même à provoquer la résistance au projet d'union douanière. La Prusse, depuis 1830, s'était montrée fort ombrageuse pour tout ce qui regardait la Belgique. Elle l'était plus encore depuis qu'elle avait :à sa tête un roi personnellement ennemi de la France. Frédéric-Guillaume IV, qui, lors de son récent voyage à Londres, en janvier 1842, avait fait à M. de Stockmar des ouvertures pour l'entrée de la Belgique dans la Confédération germanique, était moins que personne disposé à prendre son parti de la constitution d'un Zollverein franco-belge. Son gouvernement témoigna donc, à ce sujet, une alarme et un mécontentement qui trouvèrent écho dans les petits États d'outre-Rhin. Notre ministre à Berlin, le comte Bresson, écrivait à M. Guizot[8] : Les esprits commencent à s'animer en Allemagne. Notre presse n'a que trop contribué à exagérer la portée politique de la négociation ; elle a éveillé la jalousie, la susceptibilité et l'inquiétude des Etats limitrophes, et elle a fourni elle-même les arguments qu'on nous oppose aujourd'hui. L'Angleterre a donc trouvé le terrain admirablement préparé pour l'embarras qu'elle veut nous susciter. M. de Bülow m'a dit que sa table était chargée de lettres qui lui arrivaient de toutes parts, pour le rappeler à ses devoirs et lui reprocher d'avoir négligé de nous avertir que la neutralité de la Belgique ne lui permettait pas de livrer ses intérêts matériels, son commerce, son industrie, ses finances à la France... J'ai même entendu prononcer, par un envoyé de cour secondaire d'Allemagne, le mot de cas de guerre.

Même hostilité dans le cabinet de Saint-Pétersbourg. L'éloignement eût dû le rendre moins sensible à ce qui se passait en Belgique ; mais on n'ignore pas avec quel empressement le Czar saisissait toute occasion d'être désagréable à la France de Juillet, et surtout de refaire contre elle une coalition européenne.

En Autriche, il y avait moins de passion. M. de Metternich, alors en veine de politesse avec le cabinet français, s'employa même à prévenir les démarches collectives et comminatoires désirées à Berlin et dans plusieurs petites cours allemandes[9]. Mais, au fond, il n'était pas moins opposé à l'union douanière, et, le moment venu, il nous signifia très nettement son sentiment[10]. Dans une lettre adressée, le 8 décembre 1842, au comte Apponyi et destinée à être communiquée à M. Guizot, il s'exprimait ainsi : L'union douanière entre la France et la Belgique est impossible, parce que ni l'un ni l'autre de ces pays ne voudra provoquer une opposition qui finirait ou par l'abandon du projet ou par la rupture de la paix politique en Europe... L'Angleterre n'admettrait pas l'union douanière... Quant aux trois cours continentales qui, avec l'Angleterre et la France, ont consacré la séparation de la Belgique et de la Hollande, elles ne pourraient que soutenir les conditions sur lesquelles repose cette séparation ; cette attitude les réunirait à l'Angleterre sur le terrain de la résistance que cette puissance opposerait à l'union douanière... Puis, après avoir développé ces idées, le chancelier terminait ainsi : Veuillez donner connaissance de la présente lettre à M. Guizot ; je prie ce ministre de vouloir bien la prendre pour ce qu'elle est, c'est-à-dire pour la franche expression de notre conviction quant à ce qui ne se peut pas. Le même jour, dans une autre lettre confidentielle à son ambassadeur, M. de Metternich expliquait sa démarche par la conviction où il était de l'existence d'un danger sérieux[11].

Notre gouvernement était donc prévenu : au cas où il conclurait l'union douanière, les quatre puissances seraient d'accord pour protester contre ce qu'elles prétendaient être une atteinte à la neutralité et à l'indépendance de la Belgique. Dans quelle mesure appuieraient-elles cette protestation par des démarches plus effectives ? Il était difficile de le prévoir. Mais tout au moins la France serait ainsi replacée, en face de l'Europe unie, mécontente et menaçante, dans l'isolement périlleux où elle s'était trouvée en 1840, et dont elle venait à peine de sortir.

Aux difficultés provenant des intérêts français ou des défiances étrangères, il faut ajouter celles que faisaient naître les prétentions du gouvernement belge. C'était lui sans doute qui, sous la pression de son industrie en souffrance, avait proposé, sollicité l'union douanière ; mais, quand on en venait à discuter avec lui les moyens d'exécution, on se heurtait aux mille exigences d'une nationalité et d'une indépendance d'autant plus susceptibles qu'elles étaient d'origine plus récente. Ainsi, dès le début, en même temps que la Belgique offrait d'abolir toute ligne de douane entre les deux pays et d'établir un tarif unique sur les autres frontières, elle se refusait à admettre nos douaniers sur son territoire. Le gouvernement français, de son côté, déclarait ne pouvoir confier à des Belges la garde de ses intérêts industriels et financiers. A chaque pas, se produisaient des objections du même genre. M. de Metternich était même disposé à en conclure qu'au fond Léopold ne désirait pas l'union autant qu'il voulait en avoir l'air[12], et, après coup, M. Guizot a reconnu que le chancelier autrichien pouvait bien avoir eu raison : Je suis fort tenté de croire, a-t-il dit, que le roi des Belges n'a jamais sérieusement poursuivi le projet d'union douanière ni compté sur son succès[13].

Était-il prudent au gouvernement français de braver tant d'oppositions ? Lui était-il possible de surmonter tant d'obstacles ? Il ne le crut pas et finit par renoncer, non sans regret, à une mesure où il avait espéré d'abord trouver un moyen de se grandir et de grandir son pays. A défaut de l'union douanière, il dut se contenter de négocier des traités plus modestes, plus restreints, facilitant les relations des deux pays par l'abaissement mutuel des tarifs. C'était la voie où il avait déjà fait un premier pas par la convention du 16 juillet 1842, relative aux fils et tissus de lin ; sur ce terrain même, les difficultés ne devaient pas faire défaut, et ce ne sera que le 13 décembre 1845 que l'on parviendra à conclure un traité de commerce plus général.

Tout en prenant à part soi la résolution d'abandonner le projet d'union douanière, notre gouvernement jugea plus digne et plus prudent de ne pas battre trop ouvertement et trop brusquement en retraite. A la fin de novembre et au commencement de décembre 1842, M. Guizot adressa à ses représentants près les cours de Berlin, de Londres, de Vienne, de Saint-Pétersbourg, de Bruxelles, de la Haye, des dépêches à peu près identiques où apparaît bien la façon dont il entendait masquer cette retraite. Tout d'abord, il revendiquait le droit de la France et contestait absolument le bien fondé des objections faites par les autres puissances. Selon lui, l'union douanière ne portait aucune atteinte à l'indépendance et à la neutralité de la Belgique, du moment où celle-ci conservait sa souveraineté politique et où elle avait la faculté de rompre l'union dans un délai déterminé. Mais cette dissertation théorique une fois faite, il laissait voir peu de dispositions à user en fait du droit si hautement revendiqué. Nous ne sommes point allés, dit-il, nous n'irons point au-devant de l'union douanière. Sans doute elle aurait pour nous des avantages, mais elle nous susciterait aussi, et pour nos plus importants intérêts, des difficultés énormes... L'état actuel des choses convient et suffit à la France qui ne fera, de son libre choix et de son propre mouvement, rien pour le changer. M. Guizot rappelait comment la Belgique était venue nous demander l'union, pour échapper à des dangers menaçant sa sécurité intérieure et même son existence nationale, puis il ajoutait : Que ces dangers s'éloignent ; que la Belgique ne s'en croie pas sérieusement menacée ; qu'elle ne nous demande pas formellement de l'y soustraire ; qu'elle accepte le statu quo actuel : ce ne sera point nous qui la presserons d'eu sortir. Nous ne sommes point travaillés de cette soif d'innovation et d'extension qu'on nous suppose toujours. Nous croyons qu'aujourd'hui, pour la France, pour sa grandeur, aussi bien que pour son bonheur, le premier besoin, c'est la stabilité... Mais ce que nous ne pouvons souffrir, ce que nous ne souffrirons pas, c'est que la stabilité du royaume fondé à nos portes soit altérée à nos dépens, ou compromise par je ne sais quelle absurde jalousie du progrès de notre influence. En somme, M. Guizot résumait ainsi sa politique : Garder toute notre indépendance ; ne reconnaître à personne le droit de s'y opposer aux termes des traités et des principes de droit public ; mais aussi bien donner la persuasion que nous ne recherchons pas l'union douanière[14]. En même temps qu'il prenait cette attitude en face des puissances, le cabinet français, sans rompre ouvertement les négociations avec la Belgique, les laissait peu à peu tomber.

Des diverses difficultés que notre gouvernement avait rencontrées dans cette affaire, quelle fut celle qui le détermina à abandonner son projet ? Par crainte de fournir des armes à ceux qui l'accusaient de faiblesse envers l'étranger, il s'est défendu vivement d'avoir cédé aux représentations des puissances[15], préférant de beaucoup laisser croire qu'il avait reculé devant l'espèce d'insurrection de l'industrie française. Et même, comme ce dernier motif fournissait prétexte à l'opposition pour déclamer contre la prédominance des intérêts matériels, contre la féodalité financière, et lui servait d'argument en faveur de la réforme électorale, M. Guizot a fini par soutenir que la difficulté principale était venue des Belges eux-mêmes[16]. L'histoire n'est pas obligée de prendre à la lettre ces explications données en vue de l'opinion du moment. Sans prétendre que les difficultés extérieures aient été le motif unique de la détermination prise, on peut affirmer qu'elles ont eu plus d'influence que M. Guizot n'en convenait alors[17]. Ce n'est pas nous qui lui en ferons un reproche. Cette prudence, nous l'avons dit souvent, était la conséquence de la situation faite à la France en Europe par la révolution de 1830. Le moyen de modifier une telle situation n'était pas de s'abandonner à des bravades irréfléchies qui n'eussent fait, comme en 1840, que la confirmer et même l'aggraver à notre détriment : c'était de dissiper, par une sagesse prolongée, les méfiances des autres Etats et aussi de dissoudre peu à peu cette coalition latente qui réapparaissait chaque fois que la France laissait voir le désir d'étendre ses frontières ou seulement son influence.

Si désireux qu'eût été le gouvernement de laisser tomber sans bruit les négociations douanières, le public n'avait pas tardé à s'apercevoir de l'évolution qui s'opérait, et, dès la fin de novembre 1842, les journaux parlaient ouvertement de l'abandon du projet d'union. La presse opposante ne négligeait pas une si belle occasion d'attaquer le cabinet. Elle s'appliquait à mettre en relief l'impuissance où il était de mener à fin ce que lui-même avait jugé utile à la grandeur de la France. Elle lui faisait honte de reculer devant les clameurs de quelques fabricants, ou mieux l'accusait d'avoir suscité ces clameurs pour se créer le prétexte d'une retraite motivée en réalité par la peur de l'étranger, et l'on sait que, sur ce dernier thème, les polémistes de gauche n'étaient jamais à court. Les journaux ministériels répondaient de leur mieux, mais ils n'avaient pas l'avantage du terrain. En somme, cette affaire, où M. Guizot avait un moment espéré trouver une force pour les luttes de la session qui allait s'ouvrir, le laissait, au contraire, avec l'embarras et la faiblesse qui résultent toujours d'une entreprise tentée et abandonnée. Aussi ses amis ne voyaient-ils pas venir sans inquiétude le retour des Chambres. M. de Barante écrivait mélancoliquement, le 3 décembre 1842, à un de ses parents[18] : L'état des esprits est encore fort inerte en apparence, mais les ennemis du ministère seront vifs, ses amis très tièdes, et l'atmosphère composée d'éléments d'indifférence assez malveillante. Mettez tout autre nom propre au pouvoir, il en sera absolument de même. La conviction à une opinion, la confiance à tout homme gouvernant ne sont pas de ce moment.

 

III

La session s'ouvrit le 9 janvier 1843. Le discours du trône, simple et bref, ne souleva aucune question irritante. Sans fuir la lutte, le gouvernement ne la provoquait pas. Qu'allait faire l'opposition, et tout d'abord quelle serait l'attitude de M. Thiers ? Maintenant qu'il s'agissait non plus de la monarchie, mais du ministère, reprendrait-il sa place de combat à la tête des groupes de gauche ? Plusieurs de ses amis l'y poussaient, entre autres M. de Rémusat et M. Duvergier de Hauranne. Il s'y refusa absolument. Sans doute, à qui voulait l'entendre, il déclarait qu'il était toujours, plus que jamais même, de l'opposition, qu'on pouvait compter sur son vote ; mais il ne promettait qu'un vote muet, triste, boudeur ; il se montrait résolu à demeurer à l'écart, immobile et silencieux, retiré en quelque sorte sous sa tente. Avec la mobilité habituelle de sa nature, il se disait las et dégoûté de ces manœuvres départi qui, à d'autres époques, l'avaient tant passionné[19]. Pour le moment, l'intérêt de sa vie était ailleurs : il se donnait entièrement à cette histoire du Consulat et de l'Empire, dont nous l'avons déjà vu commencer les travaux préparatoires au milieu même de ses luttes parlementaires[20]. Vivant ainsi dans la compagnie de Napoléon, il se prenait pour sa personne, pour son œuvre, dune admiration qui ne le disposait pas à l'indulgence envers les idées et les hommes de la gauche.

Cette abstention de M. Thiers affaiblissait beaucoup les adversaires du cabinet. Un homme se présenta aussitôt pour remplir, à la tête de l'opposition, le rôle oratoire laissé vacant par l'ancien ministre du 1er mars : c'était M. de Lamartine. En 1843, il avait cinquante-trois ans et faisait partie depuis dix années de la Chambre des députés. Déjà plusieurs fois, nous avons eu occasion de noter son intervention dans les débats parlementaires, mais à des intervalles plus ou moins éloignés, sans qu'il y eût de lien visible entre ces manifestations diverses et souvent peu concordantes. Nous n'avons pas cherché à suivre sa marche, à découvrir quelle impulsion le mettait en mouvement, vers quel but il se dirigeait. Le moment paraît venu de tenter cette étude, fallût-il pour cela suspendre quelques instants le récit des événements. Le personnage qui, en janvier 1843, passe avec éclat à la gauche, doit, dans ce rôle nouveau, exercer une action trop considérable et trop néfaste, pour que ce problème de psychologie individuelle n'intéresse pas l'histoire générale.

En traitant des effets de la révolution de Juillet sur la littérature[21], nous avons dit ce que cette révolution a été pour le poète royaliste et chrétien des Méditations et des Harmonies ; comment elle l'a en quelque sorte déraciné du sol religieux et social où il avait jusque-là si heureusement fleuri, pour le livrer sans défense aux vents de tempête qui soufflaient de toutes parts ; comment surtout il a été alors tenté par la politique et lui a sacrifié la poésie, désormais dédaignée comme l'amusement frivole de sa jeunesse. En effet, dès 1831, l'amant d'Elvire et de Graziella, le rêveur du lac du Bourget ou du golfe de Baïa, brigue les suffrages prosaïques des électeurs de Dunkerque. Il ne réussit pas du premier coup et n'est élu qu'en 1833, pendant ce fastueux voyage d'Orient qu'il a entrepris pour mettre une page blanche entre son passé et son avenir. Où va-t-il s'asseoir dans la Chambre ? Au plafond, dit-il, car je ne vois de place pour moi dans aucun groupe. Il a des raisons de s'éloigner ou au moins de se distinguer de chacun des partis. Ancien serviteur des Bourbons, c'est pour lui un point d'honneur de garder, à l'égard de la monarchie nouvelle, les rancunes décentes d'un royaliste tombé. Il ne veut pas se confondre avec les légitimistes dont la conduite le choque. Ce qu'il appelle la boue républicaine lui inspire effroi et dégoût. A la différence des autres poètes, il a résisté à la fascination napoléonienne et sent vivement le péril du pseudo-libéralisme belliqueux et révolutionnaire. Pour être d'un parti, il en imagine un, le parti social, dont il est le chef, mais auquel ne manquent que des adhérents connus et un programme défini. En réalité, c'est un isolé, agissant au gré des inspirations du moment, inspirations changeantes et capricieuses. Un jour, il attaque avec la gauche les lois de septembre ; un autre jour, il défend contre cette même gauche une loi plus impopulaire encore, la loi de disjonction. Avec des traditions conservatrices et religieuses, il a des tentations d'opinions avancées ; à la fois aristocrate d'éducation, de tempérament, de relations sociales, et révolutionnaire d'imagination[22] ; par-dessus tout, demeuré poète alors même qu'il se défend de l'être, obéissant à des impressions plus qu'à des convictions, improvisateur en politique comme il l'a été et le sera toujours en littérature. Rien chez lui de ce qu'on appelle une ligne, un programme : jamais hésitant, car il ne réfléchit pas assez pour voir les raisons de douter ; toujours sincère, d'une sincérité d'artiste qui chante tout ce qui résonne, peint tout ce qui brille, vibre à tout ce qui l'émeut, mais oubliant, le lendemain, avec une sérénité parfaite, ce qu'il a senti ou cru la veille[23]. De nature généreuse, il se sent attiré vers les sujets qui ont un côté sentimental, comme la suppression de la peine de mort, l'abolition de l'esclavage, l'assistance des enfants trouvés, ou certaines questions de politique étrangère. Mais, en même temps, il affecte de se poser en homme d'affaires, de discuter la conversion des rentes, la législation des sucres, la construction des chemins de fer. Il s'amuse de la facilité avec laquelle il croit s'assimiler ces connaissances spéciales[24]. Et puis, c'est sa façon de se dégager de cette malheureuse prévention de poésie qu'il traîne après lui, comme un lambeau de pourpre qu'un roi de théâtre traîne, en descendant de la scène, dans la foule ébahie d'une place publique[25]. Ainsi traite-t-il les sujets les plus variés, y apportant beaucoup d'aperçus superficiels ou de chimères nuageuses, mais ayant aussi parfois des vues supérieures ou même quelqu'une de ces intuitions singulièrement prévoyantes, quelqu'un de ces coups d'aile vers l'avenir[26], qui semblent, à certaines heures, rapprocher le poète du prophète et expliquer comment la langue latine les appelait tous deux du même nom : vates.

Les discours ne coûtent pas plus à M. de Lamartine que les vers, et il les laisse couler avec une sorte de prodigalité d'éloquence, sans trace d'effort ni crainte d'épuisement. Après quelques tâtonnements et grâce à cette richesse de dons qui lui rendait faciles les succès les plus divers, il est devenu l'un des orateurs et, ce qui est plus rare encore, l'un des improvisateurs en renom de la Chambre. Souvent, sans doute, son argumentation manque de vigueur et de puissance ; presque jamais, il n'a de passion profonde et communicative ; le dessin général est un peu mou, l'impression, monotone ; on voudrait quelque chose de plus nerveux, de plus viril et même de plus heurté. Mais quelle belle abondance ! Quel éclat de forme et de couleur ! Avec quelle aisance souveraine se déroulent ces longues périodes imagées et cadencées ! Ce n'est pas le vol soudain et terrible de l'aigle fondant sur sa proie : on dirait plutôt d'un noble cygne planant, avec une sorte de grâce majestueuse, dans un nuage de pourpre et d'or. Il n'est pas jusqu'à l'aspect de l'orateur, sa haute taille, l'élégance de son allure, son profil sculptural, son front inspiré, l'élégante dignité de son geste, son timbre sonore et mélodieux qui ne paraissent faits pour augmenter son prestige et son charme. Et cependant, le plus souvent, M. de Lamartine n'exerce pas une grande action sur la Chambre : il en est fort surpris[27]. La curiosité, l'admiration même avec lesquelles on accueille ses discours sont un peu du genre de celles qu'obtiendraient les beaux morceaux d'un virtuose en renom. Un jour vient cependant, — en 1839, dans les débats de la coalition, — où il acquiert subitement une importance politique qu'on lui a jusque-là refusée. C'est que, pour la première fois, il sort de ses nuages flottants et prend nettement parti dans la bataille qui se livre sur terre. Va-t-il donc se fixer dans l'armée conservatrice ? On le croit un moment, mais pas longtemps. Dès 1842, en février à propos de la réforme électorale, en août avec plus d'éclat encore dans la discussion de la loi de régence, il fait acte d'opposition et parle en homme de gauche. On ne voit d'abord là autre chose qu'un retour à son ancienne mobilité, le caprice passager d'un indépendant, le goût de caresser tour à tour chaque parti ; quelques jours avant le discours en faveur de la réforme électorale, n'en a-t-il pas fait un contre la réforme parlementaire ? On se refuse donc à croire que sa rupture avec le parti conservateur soit définitivement consommée[28].

Telle est la situation quand s'engage la discussion de l'adresse de 1843. Dès le premier jour, le 27 janvier, dans un discours qui a un grand retentissement, M. de Lamartine prend position de façon à ne plus laisser place à aucune illusion. Sans doute, il se dit encore monarchiste, mais cette réserve faite, il va aussi loin que possible : il s'attaque à tout le système du gouvernement, à la pensée du règne telle qu'elle s'est manifestée depuis huit ans, et fait amende honorable de l'avoir jusque-là trop ménagée. Il sait bien que, sur ce nouveau terrain, il a peu de monde avec lui. Mais, s'écrie-t-il, était-elle donc plus nombreuse et plus populaire, en commençant, cette opposition des quinze ans, objet des mêmes dédains ?... Non, il ne sera pas donné de prévaloir longtemps contre l'organisation et le développement de la démocratie moderne, à ce système qui usurpe légalement, qui empiète timidement, mais toujours, et qui dépouille le pays, pièce à pièce, de ce qu'il devait conserver des conquêtes de dix ans et de cinquante ans. (Murmures au centre.) Non ! ce n'est pas pour si peu que nous avons donné au monde européen, politique, social, religieux, une secousse telle qu'il n'y a pas un empire qui n'en ait croulé ou tremblé (Bravo !), pas une fibre humaine dans tout l'univers qui n'y ait participé parle bien, parle mal, par la joie, par la terreur, par la haine ou par le fanatisme ! (Applaudissements aux extrémités.) Et c'est en présence de ce torrent d'événements qui a déraciné les intérêts, les institutions les plus solidifiées dans le sol, que vous croyez pouvoir arrêter tout cela, arrêter les idées du temps qui veulent leur place, devant le seul intérêt dynastique trop étroitement assis, devant quelques intérêts groupés autour d'une monarchie récemment fondée. Vous osez nier la force invincible de l'idée démocratique, un pied sur ses débris !... Derrière cette France qui semble s'assoupir un moment, derrière cet esprit public qui semble se perdre et qui, s'il ne vous suit pas, du moins vous laisse passer en silence, sans vous résister, mais sans confiance, il y a une autre France et un autre esprit public ; il y a une autre génération d'idées qui ne s'endort pas, qui ne vieillit pas avec ceux qui vieillissent, qui ne se repent pas avec ceux qui se repentent, qui ne se trahit pas avec ceux qui se trahissent eux-mêmes, et qui, un jour, sera tout entière avec nous. C'est pour cela que je m'éloigne, de jour en jour davantage, du gouvernement, et que je me rapproche complètement des oppositions constitutionnelles où je vais me ranger pour toujours ! (Rires et bruyants murmures au centre. A gauche : Très bien, très bien !)

La surprise fut grande de voir ainsi l'ancien orateur des 221 rejoindre et presque dépasser la gauche. Quel était donc le secret de cette évolution ? M. de Lamartine avait apporté dans la politique une ambition immense : ambition d'un caractère assez singulier, sans âpreté envieuse et offensive contre les personnes, car celui qui l'éprouvait, ne se croyant pas de semblable essence ni appelé aux mêmes destinées que les autres hommes, ne supposait seulement pas qu'il pût leur être comparé[29] ; ambition dédaigneuse des avancements hiérarchiques, ne visant aucun but déterminé, sans limites précisément parce qu'elle est indéfinie ; ambition d'imagination plus que d'intérêt, qui rêvait moins l'exercice et la jouissance du pouvoir que l'éclat d'un rôle extraordinaire, quelque chose comme la mise en action d'un beau poème ou d'un grand drame[30]. M. de Lamartine a raconté lui-même que, tout jeune encore, il avait ainsi conçu et communiqué à ses amis le programme de sa vie : ses premières années à la poésie ; ensuite un livre d'histoire ; puis il ajoutait : Quand j'aurai écrit ce livre d'histoire, complément de ma célébrité littéraire de jeunesse, j'entrerai résolument dans l'action, je consacrerai les années de ma maturité à la guerre, véritable vocation de ma nature qui aime à jouer, avec la mort et la gloire, ces grandes parties où les vaincus sont des victimes, où les vainqueurs sont des héros... Et si la guerre me manque, je monterai aux tribunes, ces champs de bataille de l'esprit humain, je tâcherai de me munir, quoique tardivement, d'éloquence, cette action parlée qui confond, dans Démosthène, dans Cicéron, dans Mirabeau, dans Vergniaud, dans Chatham, la littérature et la politique, l'homme du discours et l'homme d'État, deux immortalités en une[31]. Qu'on ne dise pas que ce programme a été tracé après coup, pour mettre une sorte d'unité dans cette vie si disparate. Le poète laissait déjà entrevoir ses rêves d'ambition politique, sous la Restauration, dans son discours de réception à l'Académie française[32]. La révolution de Juillet, en brisant autour de lui tous les freins et en supprimant devant lui toutes les barrières, lui paraît rendre plus facile la réalisation de ces rêves. En 1831, il croit entendre M. de Talleyrand lui prédire qu'il sera le Mirabeau d'une nouvelle révolution[33]. L'année suivante, en Orient, rencontrant lady Esther Stanhope au sommet du Liban, où elle prend les attitudes d'une sorte de prophétesse, il se fait saluer par elle comme l'instrument des œuvres merveilleuses que Dieu va bientôt accomplir parmi les hommes. Élu député, son ambition tourne plus décidément encore vers la politique, sans cesser cependant d'être flottante. Il n'est à la Chambre que depuis un an, quand il prédit à ses amis que bientôt le pays sera dans ses mains[34]. Comment, sous quel drapeau, il l'ignore ; il est aux ordres de son idée, et fera ce qu'elle aura commandé[35]. Le plaisir avec lequel il contemple et admire ses progrès dans l'art oratoire[36], la facilité avec laquelle il se figure que tous les partis viennent à lui, comme à une idée, qui se lève[37], l'aident d'abord à attendre assez patiemment l'accomplissement de sa prophétie. Au bout de quelque temps, il commence à se lasser de cette attente : Ma destinée était l'action, écrit-il le 13 janvier 1838 ; les événements me la refusent, et j'en sèche. Après la coalition, il croit, un moment, être sur le point de jouer le rôle auquel il se sent appelé. Ma petite puissance, écrit-il le 12 mai 1839, est devenue tellement immense que tous les partis font les derniers efforts pour me faire pencher vers eux, et, dans le pays honnête, j'ai une faveur qui va jusqu'à l'adoration. Aussi son dépit est grand, quand, au 29 octobre 1840, lors de la constitution du cabinet destiné à raffermir l'ordre et la paix en péril, il voit le Roi et les conservateurs, au secours desquels il est venu l'année précédente, s'adresser à l'un des fauteurs de la coalition, repentant il est vrai, à M. Guizot. On s'est cru quitte envers le poète avec l'offre d'un portefeuille secondaire ; il le refuse, déclarant ne pouvoir accepter que le ministère de l'intérieur ou celui des affaires étrangères, que personne n'a envie de lui confier. Il repousse également la proposition qui lui est faite d'une ambassade à son choix. En somme, il sort de là avec le sentiment d'avoir été victime d'une grande ingratitude.

Faut-il donc croire que la monarchie de Juillet a péri pour n'avoir pas ménagé une de ces vanités de lettrés, si terribles parfois dans leurs vengeances, et que M. de Lamartine, comme naguère M. de Chateaubriand, est passé à l'opposition par l'effet d'un ressentiment personnel ? Avec notre poète, on risquerait de se tromper si l'on faisait une trop large part à un semblable mobile ; malgré ses préoccupations si naïvement personnelles, il se défendait, non sans sincérité, d'être rancuneux ; il n'eût pas écrit de soi, comme M. de Chateaubriand : Je suis malheureusement né ; les blessures qu'on me fait ne se ferment jamais. Le déplaisir de n'avoir pas été ministre ne saurait donc être l'unique ni même la principale cause de son changement. Lui eût-on proposé, en 1840, ceux des portefeuilles qui lui paraissaient seuls dignes de lui, il n'en aurait pas été longtemps satisfait. Prendre simplement rang dans un gouvernement régulier ne pouvait lui suffire. Son idéal n'était pas si modeste, si banal, et il fallait autre chose pour intéresser son imagination. S'il a rêvé un moment de trouver son rôle au service des idées conservatrices, c'est qu'il pressentait des événements extraordinaires, par exemple, une catastrophe au milieu de laquelle il eût apparu comme le sauveur de la société et de la monarchie ; il se voyait jeté au timon brisé par un grand flot de terreur ; et il ajoutait ces mots bien significatifs : Une tempête ou rien[38]. Du moment où la politique conservatrice ne lui offre pas la chance d'un sauvetage dramatique, il s'en dégoûte. Toute réalité le fatigue et l'ennuie, dit finement M. Rossi[39] ; il lui faut des images lointaines, des lueurs éblouissantes qui permettent de tout supposer, de tout rêver. Que peut lui offrir de séduisant le parti conservateur, avec sa mesure, sa règle, son positif, avec un horizon dont les limites sont à dix pas de nous ? Que peut lui offrir un parti qui fait profession de vouloir être demain ce qu'il est aujourd'hui, de faire demain à peu près ce qu'il fait aujourd'hui, un parti qui n'admet qu'un progrès lent, sans bruit, sans éclat, sans dangers ? Évidemment ce n'est pas là le parti de M. de Lamartine. Il peut l'être aux jours du péril ; mais, dans les temps de calme et de repos, il ne s'y sent pas à l'aise. Un mot qui revient alors à chaque instant sous sa plume, en parlant de la politique régnante, résume assez bien l'état d'esprit auquel il est arrivé, c'est le mot d'ennui. J'en suis prodigieusement ennuyé, écrit-il... je ferai l'insurrection de l'ennui... Du nouveau ! du nouveau ! c'est le cri des choses et du pays[40]. Ce nouveau, où le trouver ? L'opinion conservatrice ne le lui apportant pas, M. de Lamartine en vient à se demander s'il ne faut pas le chercher dans l'opposition, non dans celle de M. Thiers qui n'a pas plus d'horizons et qui l'ennuie tout autant que la politique ministérielle[41], mais au delà, dans une région plus lointaine et plus indéterminée. Ainsi que l'observe encore M. Rossi, l'opposition lui offre quelque chose d'inconnu, un avenir couvert de nuages, percé par des éclairs ; si ce n'est l'infini, c'est du moins l'indéfini ; l'imagination peut tout y placer.

Un dernier mécompte avait précipité son évolution. Trompé dans ses prétentions ministérielles, M. de Lamartine s'était mis en tête, au début de la session de 1842, de briguer la présidence de la Chambre. N'eût-il pas été sage d'essayer de le retenir, en lui donnant cette satisfaction ? Qu'on redoutât sa présence dans un ministère, cela se comprend. Mais en quoi était-il dangereux au fauteuil de la présidence ? Le ministère ne vit qu'une chose, c'est que M. Sauzet lui serait un président plus commode, et il combattit vivement la candidature rivale, en affectant de croire qu'elle était une intrigue conçue et conduite en dehors de M. de Lamartine. Au scrutin, ce dernier n'eut que 64 voix. Presque aucun conservateur n'avait voté pour lui. Il en fut plus mortifié encore que de n'avoir pas été appelé au pouvoir, le 29 octobre 1840. Dès lors, son parti fut pris de passer à gauche. Quelques semaines plus tard, le 12 février 1842, il s'exprimait ainsi dans une lettre intime, au sujet du discours qu'il venait de prononcer contre la réforme parlementaire, dernier service rendu par lui à la cause conservatrice : Ce sont mes adieux. La semaine prochaine, je commencerai à parler en homme de grande opposition. On me fait toutes les offres imaginables pour me retenir à la vieille majorité ; je n'en veux plus. Le 17 février, au lendemain de son discours pour la réforme électorale, il écrivait : Je viens de sauter un grand fossé, au milieu d'un orage inouï dans la Chambre... Je sais où je tends, comme la boussole sait le pôle. Il ajoutait, le 6 septembre de la même année, à la suite du débat sur la loi de régence : J'ai profité hardiment de l'occasion, pour débarrasser le terrain des principes démocratiques, de la présence et de la tactique de M. Thiers qui m'empêchaient d'y mettre le pied. Maintenant m'y voici. Je commence, de ce jour, ma vraie carrière politique. Je vais faire de la grande opposition, ressusciter les jours de 1815 à 1830. Aux approches de la session de 1843, son animation augmentait encore ; il se plaisait à cette vie infernale. — Je veux attaquer le règne tout entier, écrivait-il le 5 octobre 1842. Et le 9 décembre : Je crois l'opposition nécessaire à grandes doses à une situation léthargique. C'est cette attaque contre le règne tout entier, cette opposition à grandes doses qui éclatent dans le fameux discours du 27 janvier 1843. Après ce que nous venons de voir de l'état d'âme et d'imagination de ce poète si malheureusement égaré dans la politique, sommes-nous aussi surpris de ce discours que le fut alors le public ? Ne possédons-nous pas ce que nous avons appelé le secret de cette évolution ?

On sait aujourd'hui quel devait être le dénouement de l'opposition où s'engageait M. de Lamartine. Sur le moment, les conservateurs, bien qu'attristés de voir s'éloigner d'eux un homme dont la parole avait été souvent une force ou tout au moins un ornement pour leur cause, ne croyaient pas avoir lieu de s'en alarmer. M. Villemain, qui répondit sur-le-champ au discours du 27 janvier, le fit sommairement, en ne poussant rien à fond, avec plus d'ironie que d'émotion, sans prendre l'événement au tragique, ni même presque au sérieux. L'opinion conservatrice, disait le lendemain le Journal des Débats, ne perd qu'un vote, un vote inconstant et incertain. Mais M. de Lamartine, en quittant le parti conservateur, perd le seul terrain sur lequel il pouvait fonder et construire, avec le temps, son importance politique. Cette sécurité semblait justifiée par l'accueil assez froid que l'opposition faisait à celui qui venait à elle d'une allure si altière et si conquérante. M. de Lamartine, disaient dédaigneusement les journaux de M. Odilon Barrot, passe, avec son bagage de poète orateur, dans les rangs de la gauche ; il voudrait en être le chef, mais la place est prise. A ne voir donc que le parlement et le monde politique qui gravitait autour, l'effet produit ne semblait pas être considérable. En était-il de même dans le pays ? M. de Lamartine écrivait, le 3 février 1843, à un ami : L'étincelle tombée de la tribune a, contre mon attente, immédiatement allumé un incendie des esprits dont rien ne peut vous donner l'idée. Je ne croyais pas la désaffection si profonde, et je m'en effraye. A ce coup de tocsin, les forces me sont accourues de toutes parts avec fanatisme. On ne saurait prendre à la lettre un témoignage où il entre sans doute une bonne part de cette illusion vaniteuse à laquelle notre poète était plus sujet que personne. Tout cependant n'y est pas imaginaire. A la même époque, deux autres témoins non suspects, M. Rossi[42] et M. Sainte-Beuve[43], constataient que, si l'action du nouvel opposant était à peu près nulle à la Chambre, elle grandissait au dehors. Pur ses défauts comme par ses qualités, M. de Lamartine répondait à certains besoins de l'esprit public. Il était en communion avec cette imagination et cette sensibilité populaires dont aucun gouvernement, en France, ne peut impunément négliger de tenir compte, et auxquelles la politique un peu sèche et terre à terre de la bourgeoisie régnante ne donnait pas toujours satisfaction. Peu auparavant, ne se vantait-il pas d'être le point de mire de tout ce qui rêvait en France une idée, une chimère, un noble sentiment[44] ? Et, plus tard, comme on lui énumérait tous ceux qu'il rebutait ou effrayait : Que m'importe ! répondait-il ; j'ai pour moi les femmes et les jeunes gens ; je puis me passer du reste[45]. En somme, par sa nouvelle attitude, il n'apportait pas seulement une satisfaction et une espérance aux passions ennemies du gouvernement, il offrait une distraction et une émotion à ceux dont il avait dit à la tribune, en 1839 : La France est une nation qui s'ennuie. A ce point de vue ; le passage de M. de Lamartine à l'opposition n'était pas un incident aussi négligeable que les politiques font cru d'abord. Nul, sans doute, ne pouvait indiquer avec précision et lui-même ignorait où il allait. Mais il y avait là un inconnu inquiétant. C'est une comète dont on n'a pas encore calculé l'orbite, disait M. de Humboldt, au sortir de la séance du 27 janvier 1843.

 

IV

Le discours de M. de Lamartine n'était qu'un épisode, épisode imprévu pour les adversaires du ministère eux-mêmes et ne rentrant pas dans leur plan d'attaque. D'après ce plan, arrêté à l'ouverture de la session, l'opposition devait, comme les deux années précédentes, porter son principal effort sur la politique étrangère. Elle savait que là était, depuis la mortification de 1840, le point sensible et douloureux de l'esprit public ; là existaient un malaise et des ressentiments qu'on avait chance de tourner contre le cabinet. Cette tactique persistera jusqu'à la révolution de 1848. On dirait que, pour être sorti d'une crise de politique extérieure, le ministère du 29 octobre était condamné à batailler indéfiniment sur ce même terrain.

Que les Chambres exercent leur contrôle sur la direction donnée à la diplomatie, que même, à de certaines heures, dans la préoccupation universelle d'un grand péril national, comme en 1831 ou en 1840, ce soit le sujet premier de leurs débats, rien de plus naturel et de plus légitime. Mais qu'à des époques ordinaires, paisibles par calcul parlementaire, plus que par sollicitude patriotique, l'opposition s'attache principalement, on dirait presque exclusivement, aux affaires étrangères ; qu'elle y livre toutes les batailles ministérielles ; qu'aux aguets par toute l'Europe et même dans le monde entier, elle cherche des incidents à grossir, des difficultés à envenimer, dans le seul dessein d'embarrasser, d'affaiblir, de renverser un cabinet détesté ; qu'elle élève ainsi, à tort et à travers, des critiques qui trouvent écho dans les préjugés du moment, mais dont, plus tard, l'histoire, à la lumière des événements, reconnaît presque toujours l'injustice ; que tel soit l'objet non seulement de la discussion de l'adresse, mais dé presque tous les débats politiques — fonds secrets, crédits supplémentaires, budget, interpellations spéciales, — voilà ce qui ne s'était jamais vu à d'autres époques. Il y avait là un fait anormal, un véritable désordre, un danger grave pour le pays dont la diplomatie risquait ainsi d'être compromise et entravée. C'est par des abus de ce genre que le régime parlementaire s'est attiré le reproche de sacrifier l'intérêt national aux calculs de parti. Dès 1837, le duc de Broglie disait à la tribune de la Chambre des pairs[46] : J'ai peu de goût aux discussions sur les affaires étrangères. L'expérience démontre qu'en thèse générale ces discussions suscitent au gouvernement, et, par contrecoup, au pays, des embarras sans compensation, des difficultés dont on ne saurait d'avance ni prévoir la nature ni mesurer la portée. M. de Tocqueville, qui était pourtant adversaire du ministère du 29 octobre, a reconnu plus tard, après avoir fait à son tour l'expérience du pouvoir, combien il était fâcheux que la politique extérieure devînt l'élément principal de l'activité parlementaire ; et il ajoutait : Je regarde un tel état de choses comme contraire à la dignité et à la sûreté des nations. Les affaires étrangères ont, plus que toutes les autres, besoin d'être traitées par un petit nombre d'hommes, avec suite, en secret. En cette matière, les assemblées doivent ne se réserver que le contrôle et éviter autant que possible de prendre en leurs mains l'action. C'est cependant ce qui arrive inévitablement, si la politique étrangère devient le champ principal dans lequel les questions de cabinet se résolvent[47]. Ce sont là des considérations dont l'opposition ne tient pas d'ordinaire grand compte. De 1840 à 1848, elle ne paraît avoir vu qu'une chose, l'intérêt qu'elle avait à se placer sur un terrain favorable pour attaquer le ministère. Ce terrain, elle ne le trouvait pas dans la politique intérieure où les partis étaient classés avec des frontières à peu près fixes ; ce n'était pas son programme de réforme parlementaire ou électorale qui pouvait lui servir à dissoudre la majorité. La politique extérieure, au contraire, lui paraissait se prêter à toutes les manœuvres, à toutes les combinaisons, voire même aux coalitions les plus hétérogènes. Là, elle ne jugeait pas impossible d'amener à voter avec elle des conservateurs que, sur les autres questions, ses principes eussent effarouchés[48]. Et puis, dans les débats de ce genre, n'avait-elle pas, sur ceux qu'elle attaquait, cet avantage de pouvoir tout dire, sans autre souci que de choisir les arguments les plus propres à remuer l'assemblée et à blesser le cabinet, tandis que celui-ci se voyait sans cesse entravé dans sa défense, par la préoccupation des conséquences diplomatiques que pouvait avoir telle ou telle parole ? Grâce à son irresponsabilité même, l'opposition se donnait licence de développer des thèses flatteuses à l'amour-propre national, alors à la fois surexcité et souffrant ; le gouvernement avait, au contraire, cette tâche particulièrement ingrate de rappeler au pays la prudence patiente et parfois un peu immobile à laquelle l'obligeait, pour quelque temps encore, la situation faite à la France en Europe par la révolution de Juillet et aussi par la crise de 1840.

M. Guizot sentait ces désavantages : il ne s'en troublait pas. Il aimait même à aller au-devant delà principale des objections qui lui étaient faites et à exposer de haut, suivant son procédé oratoire, les raisons de la réserve expectante dans laquelle il maintenait notre politique extérieure. Ainsi fit-il précisément, au début de la session de 1843, dans la discussion de l'adresse des pairs qui devançait de quelques jours celle des députés. On se laisse diriger, dit-il, par des habitudes, des maximes, aujourd'hui hors de saison. La France a vécu longtemps en Europe à l'état de météore, de météore enflammé, cherchant sa place dans le système général des États européens. Je le comprends ; c'était naturel, elle y était obligée. La France avait à faire triompher un état social nouveau, un état politique nouveau ; elle ne trouvait pas de place faite ; il fallait bien qu'elle se la fît. On la lui contestait souvent avec injustice et inhabileté. Elle a fait sa place, elle a conquis son ordre social, son ordre politique. L'Europe les a acceptés l'un et l'autre. Je prie la Chambre de bien arrêter son attention sur ce fait, car il est la clef de la politique du gouvernement du Roi. La France nouvelle, son nouvel ordre social et son nouvel ordre politique sont acceptés sincèrement par l'Europe : acceptés avec tel ou tel regret, telle ou telle nuance de goût ou d'humeur ; peu nous importe. En politique, on ne prétend pas à tout ce qui plaît ; on se contente de ce qui suffit. Eh bien, messieurs, les faits étant tels, que doit faire la France ? Adopter une politique tranquille, prendre sa place d'astre fixe, à cours régulier et prévu, dans le système européen. A cette condition, à cette condition seule, la France recueillera les fruits de l'ordre social et politique qu'elle a conquis. Quand nous aurons ainsi clos l'ère de la politique révolutionnaire, quand nous serons ainsi décidément entrés dans l'ère de la politique normale et permanente, quand cette question, qui est la question générale en Europe, sera bien évidemment et effectivement résolue, alors vous verrez la France reprendre, dans les questions spéciales, toute son indépendance, toute son influence, toute son action. Elle a déjà commencé ; cela est déjà fait en partie, pas encore complètement. Il faudra encore bien des années et bien des efforts pour atteindre un tel but ; mais nous sommes sur la voie de la bonne politique. Il s'agit maintenant d'y marcher, d'y marcher tous les jours. Et un peu plus loin, l'orateur concluait ainsi : Nous avions, en 1830, un grand choix à faire : il y avait devant nous une politique violente, turbulente, agitée, qu'on pouvait continuer, en paroles, sinon en réalité, un peu puérilement ; il y avait une autre politique tranquille, mais forte au fond, efficace, qu'on pouvait comprendre et pratiquer virilement. Entre ces deux politiques, le cabinet actuel a fait son choix, il ne s'en dédira pas[49].

M. Guizot avait jugé important de commencer par relever sa politique, en en marquant le principe et la portée, en démontrant qu'elle était le résultat d'un calcul et non d'une défaillance. Mais il savait bien que, surtout à la Chambre des députés, le débat ne resterait pas dans ces hautes généralités. En effet, les diverses questions dont avait alors à s'occuper notre diplomatie furent successivement abordées par l'opposition. Celles d'Espagne et de Syrie, sur lesquelles nous aurons à revenir, ne donnèrent lieu qu'à des escarmouches. Ce fut sur le droit de visite que, cette fois encore, les adversaires du cabinet livrèrent la principale bataille.

On se rappelle où en était cette malheureuse affaire, à la fin de 1842. Reculant à regret devant le soulèvement de l'esprit public et désirant ôter tout prétexte à de nouvelles attaques, le ministère avait complètement abandonné la convention du 20 décembre 1841 et avait fait clore le protocole, laissé d'abord ouvert à Londres pour attendre la ratification de la France[50]. A ce prix, il s'était flatté d'en finir avec cette agitation et de sauver les traités de 1831 et de 1833. Le discours par lequel le Roi ouvrit la session de 1843 garda sur ce sujet un silence significatif : le gouvernement indiquait ainsi qu'il regardait l'affaire comme terminée et ne fournissant plus matière à un débat. Tout autre fut l'avis de l'opposition. La. satisfaction obtenue au sujet de la convention de 1841, loin de lui paraître une raison de désarmer, l'encourageait à poursuivre la campagne ; elle prétendait, en invoquant les mêmes raisons et en usant des mêmes procédés, faire disparaître entièrement le droit de visite. Un fait s'était produit, d'ailleurs, depuis la session précédente, qui lui fournissait un argument de nature à faire effet sur l'opinion : le 9 août 1842, l'Angleterre avait conclu avec les États-Unis un traité pour régler diverses contestations qui menaçaient de dégénérer en querelle ouverte ; d'après ce traité, la république américaine, de longue date opposée à tout droit de visite, s'engageait sans doute à armer des croiseurs pour réprimer la traite ; mais il était convenu que les croiseurs de chacun des deux contractants feraient séparément la police de leurs nationaux, sans que les Anglais eussent le droit de visiter les navires américains, ni que les Américains pussent visiter les navires anglais. Pourquoi donc, disait-on, la France serait-elle moins soucieuse que les États-Unis de l'indépendance de son pavillon ?

Telle était sur ce sujet l'animation des esprits, qu'elle se manifesta tout d'abord dans l'enceinte ordinairement paisible de la Chambre haute. M. Turgot proposa d'ajouter à l'adresse une phrase demandant la révision des traités de 1831 et de 1833. Vivement soutenu par plusieurs orateurs, cet amendement répondait au sentiment de beaucoup de pairs. M. Guizot le combattit. Il déclara que, dans l'état des relations entre la France et l'Angleterre, toute tentative de révision des traités échouerait, qu'elle aboutirait à une faiblesse ou à une folie. — Pour mon compte, ajouta-t-il, je ne me prêterai ni à l'une ni à l'autre... Ne sacrifions pas la grande politique à la petite. Les bons rapports avec la Grande-Bretagne valent mieux, politiquement et moralement, que la modification des traités sur le droit de visite... C'est par cette raison que, sans sacrifier l'indépendance nationale, sans engager l'avenir, le gouvernement du Roi persiste dans l'exécution complète et loyale des traités et ne croit pas, quant à présent, qu'il soit sage ni opportun de tenter d'ouvrir, à leur sujet, une négociation qui n'atteindrait pas le but qu'on se propose. Le duc de Broglie vint à la rescousse du ministre, avec l'autorité de sa parole et de son caractère. Un amendement ainsi combattu ne pouvait être adopté par la Chambre des pairs : toutefois, il réunit 67 voix contre 118 : c'était, en un tel lieu, une minorité considérable.

Bien que M. Guizot fût arrivé à ses fins, qu'il n'eût rien cédé et eût maintenu intactes les conventions de 1831 et de 1833, cette première épreuve n'était pas rassurante. Si l'opposition avait été telle au Luxembourg, à quoi ne devait-on pas s'attendre au Palais-Bourbon ? Les dispositions des députés se manifestèrent dès la nomination de la commission de l'adresse. Cette commission, quoique en majorité ministérielle, ne crut pas pouvoir garder sur le droit de visite le même silence que le discours du trône et l'adresse des pairs. Elle inséra dans son projet un paragraphe où, après avoir félicité le gouvernement de n'avoir pas ratifié la convention de 1841, on ajoutait : Pour l'exécution stricte et loyale des conventions existantes, tant qu'il n'y sera point dérogé, nous nous reposons sur la fermeté et la vigilance de votre gouvernement. Mais, frappés des inconvénients que l'expérience révèle, et dans l'intérêt même de la bonne intelligence si nécessaire à l'accomplissement de l'œuvre commune, nous appelons, de tous nos vœux, le moment où notre commerce sera replacé sous la surveillance exclusive de notre pavillon. Impossible de demander plus nettement l'abolition des conventions de 1831 et de 1833. La presse de gauche triompha : C'est un échec au ministère ! s'écria-t-elle. Non, répondait le Journal des Débats ; ce ne peut être un acte d'hostilité contre le cabinet, puisque la commission est composée en majorité de ses partisans, et que le rapporteur est M. Dumon, l'un des plus chauds amis de M. Guizot. Même équivoque, on le voit, que celle qui s'était produite dans l'adresse de 1842, lors de l'amendement de M. Jacques Lefebvre.

Au cours de la discussion générale, de nombreux orateurs se prononcèrent contre le droit de visite, entre autres M. Saint-Marc Girardin qui votait ordinairement avec les amis du cabinet. Seul, M. de Gasparin osa le défendre. Aussitôt que s'ouvrit le débat sur le paragraphe proposé par la commission, M. Guizot parut à la tribune[51]. Sa situation n'était pas facile. Repousser ouvertement ce paragraphe, c'était se mettre en lutte avec ses propres amis. L'accepter et promettre de satisfaire au vœu qui y était exprimé, c'était se mettre en contradiction avec l'attitude qu'il avait gardée jusqu'alors, soit dans les négociations avec les autres puissances, soit dans la discussion de la Chambre des pairs. Quelques personnes, dit-il en commençant, se promettent de presser, de pousser vivement le cabinet et moi en particulier, dans cette discussion. Elles espèrent en faire sortir pour nous quelque embarras. Je leur épargnerai tant de peine. J'irai au-devant de toutes les questions, de tous les doutes. Après quelques mots sur la convention de 1841, le ministre aborda de front le sujet vraiment délicat, celui des conventions de 1831 et de 1833. Les traités conclus, ratifiés, exécutés, dit-il, se dénouent d'un commun accord ou se tranchent par l'épée. Il n'y a pas une troisième manière. Le commun consentement, le commun accord, est-ce le moment de le demander ? Y a-t-il chance actuelle de l'obtenir ? Le cabinet ne l'a pas pensé. Le cabinet n'a pas cru devoir entamer à ce sujet des négociations. Par cette première déclaration, le ministre se maintenait en harmonie avec ce qu'il avait dit au palais du Luxembourg. Allait-il donc repousser le paragraphe de la commission, comme il avait repoussé l'amendement de M. Turgot ? Non, il ne l'osa pas, et voici comment il tâcha de contenter la Chambre sans compromettre la dignité du gouvernement, d'ajouter à son langage précédent sans se démentir, de faire une concession nouvelle en évitant les apparences d'une capitulation : On demande si le cabinet prendra réellement le sentiment public au sérieux. Je serais bien tenté de regarder cette question comme une injure... Le cabinet prend très au sérieux le sentiment public, l'état des esprits, le vœu de la Chambre. Quand le cabinet croira avec une parfaite sincérité, avec une conviction profonde, qu'une telle négociation peut réussir, que les traités peuvent se dénouer d'un commun accord, le cabinet l'entreprendra : pas auparavant ; alors, certainement. Si quelqu'un pense que la Chambre doive ordonner au gouvernement du Roi une négociation immédiate, actuelle, si quelqu'un le pense, qu'il le dise ; nous ne saurions accepter cette injonction ; nous entendons garder toute notre liberté, toute notre responsabilité. Nous n'élèverons point de discussion sur des mots ou des phrases incidentes ; mais nous demanderons à tout le monde de s'expliquer nettement, à fond, sur le sens des paroles qu'il adresse, des recommandations qu'il porte à la couronne. Le ministre ajoutait d'éloquentes considérations sur la nécessité de rétablir, de développer les bons rapports, la bonne intelligence avec l'Angleterre. — Je reconnais, disait-il, le mouvement d'opinion en France ; je reconnais le chagrin, la colère qui, à l'occasion du traité du 15 juillet, se sont réveillés et ont réveillé des souvenirs, des préventions, des sentiments qui semblaient endormis. Je reconnais ce fait ; mais, messieurs, ce fait n'est pas inabordable à l'influence de la raison, de la justice, de la vérité ; mon pays n'a pas à cet égard un parti pris, une volonté arrêtée, un de ces sentiments qui résistent à toute la force du temps, de la vérité, et aux intérêts réels du pays. Non, il y a dans ce mouvement de l'opinion, à mon avis, quelque chose de plus superficielle plus factice et de plus passager qu'on ne le croit communément ; et je suis bien aise de le dire à cette tribune, pour qu'on l'entende de l'autre côté de la Manche, pour que, là aussi, on sache bien que les sentiments justes, équitables, raisonnables, qui doivent présider aux rapports de ces deux grands peuples, ne nous sont pas étrangers, et que le fond de ces sentiments subsiste toujours parmi nous, si la surface en est pour le moment voilée. En février 1843, un tel langage était dur aux oreilles françaises[52]. Sans doute, le ministre avait politiquement raison, quand il insistait sur l'avantage, sur la nécessité de la bonne entente des deux puissances libérales. Mais, en tenant une balance si impartiale entre les griefs respectifs des deux nations, M. Guizot ne risquait-il pas, comme nous l'avons déjà indiqué, de paraître trop étranger, trop indifférent aux ressentiments de l'amour-propre national ? Ses adversaires croyaient trouver là une bonne occasion de tourner et d'ameuter contre lui les susceptibilités patriotiques, et M. Garnier-Pagès l'interrompait pour lui crier : C'est un discours anglais !

On voit bien la tactique de M. Guizot. Elle consistait à mettre les opposants en demeure de proposer quelque amendement allant plus loin que le paragraphe de la commission ; s'ils le faisaient, la portée de ce paragraphe était singulièrement atténuée, et le ministère n'avait qu'à faire rejeter l'amendement, ce qui était facile, pour sortir pleinement vainqueur du débat. On put croire d'abord que la gauche, entraînée par sa passion, s'engageait sur le terrain, dangereux pour elle, où l'attirait le ministre, et qu'elle poursuivait un vote exprimant ouvertement la défiance envers le cabinet. Mais alors intervint M. Dupin, non moins animé au fond contre M. Guizot, mais plus habile et obligé, par situation, à plus de modération extérieure. Il invita la Chambre à écarter toute préoccupation autre que celle de l'honneur national, à s'en tenir au paragraphe de l'adresse et à le voter avec la même unanimité qui s'était produite lors de l'amendement présenté par M. Jacques Lefebvre. Après avoir ainsi rassuré les conservateurs, en affectant d'écarter la question ministérielle, le malicieux et sarcastique orateur s'appliqua à donner au paragraphe le sens le plus mortifiant pour le cabinet. Il rappela comment, l'année précédente, M. Guizot avait essayé de faire accepter la convention de 1841, en arguant des difficultés et des périls d'un refus de ratification ; comment il avait suffi à la Chambre de ne pas avoir égard à ces arguments ministériels, pour arriver à ses fins ; et l'orateur, au milieu des rires de la gauche, félicitait le ministère de s'être soumis et de n'avoir pas ratifié. — Plus il a dû en coûter aux individus, ajoutait-il ironiquement, plus le sacrifice était grand, et plus il faut vous en savoir gré. A l'entendre, il n'était pas plus difficile d'obtenir la révision des traités de 1831 et de 1833. Sans doute, le ministère venait d'accumuler d'avance et d'office tous les moyens qu'un Anglais bien intentionné aurait pu accumuler lui-même dans l'intérêt de la non-révision. Mais M. Dupin soutenait que la France avait des moyens puissants à faire valoir en sens contraire, et il concluait ainsi : Que la Chambre exprime donc sa volonté sans crainte ; qu'elle l'exprime à l'unanimité. Cette volonté sera efficace, et vous, ministres, vous l'aurez pour entendu. A gauche, on applaudit vivement le discours de M. Dupin, moitié par reconnaissance, moitié par calcul. Ceux qui avaient voulu d'abord provoquer un vote de défiance y renoncèrent, se déclarant satisfaits du paragraphe de l'adresse ainsi commenté. Invité à s'expliquer sur ce commentaire, M. Guizot se borna à renouveler ses déclarations précédentes. Si l'on veut nous imposer davantage, ajouta-t-il, qu'on le dise nettement, et nous nous y refuserons. Comme M. Barrot pressait avec véhémence le cabinet, l'accusant de se dérober derrière une équivoque : L'équivoque n'est pas de notre côté, riposta M. Duchâtel, et il somma l'opposition de proposer l'addition d'une phrase disant en termes formels que la Chambre avait défiance du cabinet quant à la négociation à intervenir. La gauche ne releva pas le défi, mais continua ses invectives. Enfin, après un débat de plus en plus tumultueux, le paragraphe de l'adresse fut voté à la presque unanimité ; seuls, quelques députés d'extrême gauche votèrent contre ; il y eut une dizaine d'abstenants, dont M. Guizot.

Dès le lendemain, chaque parti prétendit s'attribuer la victoire. En réalité, personne n'était vainqueur. L'opposition ne pouvait nier que, mise en demeure, elle n'avait osé présenter aucun des amendements de défiance préparés par elle, qu'elle s'était ralliée à une rédaction proposée par les amis du ministère, et qu'elle avait ainsi déclaré se reposer sur la vigilance et la fermeté du gouvernement. De son côté, le ministère avait, sous les yeux de tous, abandonné une partie du terrain qu'il était résolu à défendre ; il avait suivi ceux qu'il eût été de son rôle de conduire. Subissant au Palais-Bourbon ce qu'il venait de combattre et de faire écarter au Luxembourg, il avait laissé mettre en question les conventions de 1831 et de 1833 qu'il voulait maintenir ; il avait consenti éventuellement à en poursuivre la révision, ne se réservant que le choix du moment. Aussi comprend-on que la gauche se félicitât d'avoir affaibli le cabinet, et l'un des amis de M. Guizot pouvait écrire sur son journal intime, à la date du 11 février 1843 : La discussion de l'adresse est loin d'avoir fortifié le ministère... Le pouvoir ne peut pourtant pas vivre à la condition d'annuler son action pour échapper à des échecs qui autrement seraient inévitables[53].

 

V

La question ministérielle, volontairement ajournée dans la session d'août, lors de la loi de régence, n'avait donc pas été résolue par le vote sur le droit de visite. On ne pouvait cependant laisser plus longtemps dans le doute le point de savoir si le cabinet avait ou non perdu la majorité, dans les élections de juillet 1842. La loi des fonds secrets fournissait une occasion de sortir de cette incertitude. De part et d'autre, on s'y prépara comme à une bataille que l'on pressentait devoir être décisive.

L'opposition, que l'accession de M. de Lamartine n'avait pas consolée de l'éloignement de M. Thiers, pressa ce dernier de prendre la tête de l'attaque. Ce fut en vain ; le chef du centre gauche persista à se tenir à l'écart, mécontent et silencieux. Cette abstention fit croire au tiers parti que son heure était venue et qu'il lui appartenait de briguer la succession du cabinet. Des pourparlers eurent lieu, et bientôt le bruit se répandit qu'il y avait partie liée entre MM. Dufaure et Passy, d'une part, et M. Molé, de l'autre, pour former ensemble le cabinet qui devait remplacer celui du 29 octobre ; on ajoutait que M. Thiers, consulté par M. Molé, lui avait promis son appui au moins pour une session, et que la gauche elle-même se montrait disposée à quelque bienveillance[54]. Les choses étaient-elles à ce point préparées et concertées ? On peut en douter. M. Molé, il est vrai, dans l'ardeur de son ressentiment contre M. Guizot, semblait tenté de former à son tour une seconde coalition pour se venger de celle dont il avait été la victime ; mais, répugnant à se découvrir par des démarches trop précises et trop patentes, il s'en tenait à des conversations de salons ou de couloirs. M. Dufaure, avec une nature fort différente, n'aimait pas davantage à se compromettre ; bien que devenu, très âpre contre le cabinet, il était plus grondeur que décidé ; par moments, paraissant accueillir les ouvertures de M. Molé ; l'instant d'après, se reprenant, ombrageux et hérissé. Malgré tout, les meneurs de l'opposition affectaient de croire et faisaient répéter dans leurs journaux que l'accord était conclu. On racontait d'ailleurs, jusque dans des milieux conservateurs, que le Roi était d'avance résigné à un changement de ministres, et qu'il avait dit, en faisant allusion à l'éventualité d'un vote hostile à M. Guizot : Mon relais est prêt[55]. La conclusion était que la Chambre pouvait provoquer une crise, sans avoir à en redouter les suites.

Le cabinet ne laissait pas que d'être alarmé. Certains indices lui faisaient croire que la nouvelle coalition, afin d'éviter des explications gênantes, songeait à voter sans discussion, comme on avait fait, en février 1840, pour renverser le ministère du 12 mai. Il estima que le meilleur moyen de parer à ce danger était de marcher droit sur ses adversaires, de les forcer à se montrer au grand jour et à parler tout haut. Sans attendre la discussion dans la Chambre, le Journal des Débats ouvrit le feu avec une extrême vivacité, et dénonça cette conjuration de muets, cette intrigue honteuse qui n'osait s'avouer elle-même[56]. La vigueur de cette polémique donnait bonne attitude au cabinet, rendait courage à ses amis et embarrassait ses adversaires. Toutefois, la situation demeurait critique, et plus on approchait du débat, plus le résultat en paraissait incertain.

Ce débat s'ouvrit le 1er mars 1843. Il tourna tout de suite à l'avantage du cabinet. Vivement mis en demeure de s'expliquer[57], les chefs du tiers parti contrarièrent complètement la tactique des opposants qui, afin de détacher du cabinet les conservateurs hésitants, leur avaient affirmé que tout était prévu et concerté pour sa succession. M. Passy déclara qu'étant en désaccord avec la Chambre et avec M. Dufaure sur le droit de visite, il ne devait pas être tenu pour candidat au ministère. Quant à M. Dufaure, presque aussi empressé à se dérober, il démentit tout ce qui avait été dit sur la préparation de la future administration, et nia avec insistance qu'aucun concert préalable eût été établi. M. Guizot, mis en train par cette maladresse, prit la parole à deux reprises, d'abord pour exploiter avec habileté l'embarras de M. Dufaure, ensuite pour accabler superbement M. de Lamartine, qui avait voulu refaire une seconde édition de son discours de l'adresse contre la pensée de tout le règne. Qu'est-ce donc que cette pensée ? demandait le ministre. C'est, répondait-il, la pensée du pays. J'ai vu et vous avez vu comme moi le gouvernement de Juillet se lever au milieu de la France ; je l'ai vu se lever comme l'homme entre dans le monde, nu et dépourvu de tout (mouvements divers) ; oui, nu et dépourvu de tout. J'ai vu l'émeute monter sans obstacle jusqu'au haut des escaliers de son palais. Toutes les forces qu'il possède aujourd'hui, tous les moyens d'action qu'il a entre les mains, il les a conquis par la publicité et la discussion ; tout ce qu'il a fait, il la fait de l'aveu et avec le concours du pays, du pays libre et convaincu (mouvements divers) ; il l'a fait, au milieu de vos discussions, sous le feu de vos objections, en votre présence, à vous, minorité, opposition, aussi bien qu'en présence de la majorité qui le soutenait. (Vive approbation au centre.) Sachez donc quelle est la pensée que vous poursuivez ! C'est la pensée de la France, de la France libre et convaincue. (Approbation au centre.) Cette fois, M. de Lamartine avait surtout parlé de la politique extérieure. Le ministre passa en revue toutes ses objections, et y répondit de haut, non sans laisser voir le dédain que lui inspiraient tant d'inexpérience, d'irréflexion, de déclamation vide. Aux réponses de fait et de détail, il se plaisait à mêler d'éloquentes généralités : Comment, s'écriait-il, on s'étonne d'une politique qui demande qu'on patiente, qu'on temporise, qu'on sache attendre ! Est-ce que cela est nouveau en politique, messieurs ? Est-ce qu'il n'est pas arrivé à tous les gouvernements, aux plus hardis, aux plus forts, aux plus ambitieux, aux plus conquérants, d'attendre, de temporiser, de patienter ? Vous parlez d'un an, de deux ans, comme de quelque chose qui doit lasser la patience d'un gouvernement, d'une assemblée ; mais d'où venez-vous donc ? (On rit.) Vous n'avez donc jamais assisté au spectacle du monde ? Vous ne savez donc pas comment les choses se passent et se sont passées de tout temps ? De tout temps, il y a eu des moments, — et des moments dans l'histoire, ce sont des années, — de tout temps, il y a eu des moments où il a fallu savoir accepter les difficultés d'une situation, attendre des époques plus favorables, s'accommoder avec des faits qu'on ne pouvait écarter de son chemin comme un caillou que vous rencontrez sur le boulevard. (Mouvements divers.) Eh bien ! quand nous sommes arrivés aux affaires, nous avons trouvé une situation de ce genre, nous nous sommes vus en présence d'une nécessité de ce genre. Et plus loin : Situation vraiment étrange que celle à laquelle on prétend nous réduire aujourd'hui, quand on nous oblige à venir sans cesse justifier la politique de la paix ! Mais vous n'y pensez pas ; c'est la guerre qui est obligée de se justifier. (Très bien !) La guerre est une exception déplorable, une exception qui doit être de plus en plus rare. Nous ne consentons pas à cette accusation continuelle, tantôt patente, tantôt déguisée, contre la politique de la paix. Je dis déguisée, je le dis pour vous, pour le discours que vous venez de prononcer à cette tribune ; que m'importe que vous parliez de la paix, que le mot de paix sorte sans cesse de vos lèvres, si de vos paroles, si des actes qui correspondraient à vos paroles, la guerre doit nécessairement sortir ! (Très bien, très bien !) M. Guizot termina par cette magnifique péroraison : Dans un discours précédent, M. de Lamartine a parlé de dévouement et de la nécessité du dévouement pour faire de grandes choses au nom des peuples. Il a eu parfaitement raison. Il n'y a rien de beau dans ce monde, sans dévouement ; mais il y a place partout pour le dévouement. La vie a des fardeaux pour toutes les conditions, et la hauteur à laquelle on les porte n'en allège nullement le poids. Vous aimez, dites-vous, à porter vos regards en haut ; portez-les donc au-dessus de vous. Etes-vous, depuis douze ans, le point de mire des balles et des poignards des assassins ? Voyez-vous, depuis douze ans, vos fils sans cesse dispersés sur la face du globe, pour soutenir partout l'honneur et les intérêts de la France ? Voilà du dévouement, du vrai, du pratique dévouement. (Bravos prolongés au centre.) Messieurs, souffrez que nous le reconnaissions, que nous lui rendions hommage, et que nous ne soyons pas ingrats même envers tout un règne. (Aux centres : Très bien, très bien !) La majorité était dans l'enthousiasme. L'opposition elle-même ne pouvait s'empêcher d'admirer. Rarement la parole de M. Guizot avait eu autant d'effet ; rarement il avait remporté une victoire de tribune aussi complète, aussi éclatante. Le parti conservateur se sentait vengé de la défection de M. de Lamartine ; il lui semblait que d'un adversaire ainsi flagellé, défait, écrasé, rien n'était désormais à craindre, qu'un tel vaincu ne comptait plus politiquement. L'éloquence produit parfois de ces illusions. Le soir de cette séance, M. Guizot reçut du Roi cette lettre :

Maudissant la grandeur qui l'attache au rivage,

disait Boileau de Louis XIV. Et moi aussi, mon cher ministre, j'ai bien maudit celle qui m'empêchait d'aller, ce soir, vous serrer la main, et vous dire de grand cœur combien je suis profondément ému et reconnaissant des paroles que vous avez fait entendre pour moi, et du magnifique discours que vous avez prononcé avec tant d'effet et d'éclat. A la lettre du Roi, était joint ce billet de la Reine : Comme femme et comme mère, je ne puis résister au désir de remercier l'éloquent orateur qui, en soutenant d'une manière si admirable les intérêts du Roi et de la France, a rendu une justice éclatante à tout ce que j'ai de plus cher au monde[58]. Quelques jours après, M. Doudan écrivait à une de ses amies[59] : Comment avez-vous trouvé la façon dont M. Guizot a traité M. de Lamartine ? Je m'en suis fort réjoui dans mon cœur. C'était un beau spectacle de le voir plumer d'un air sévère ce bel oiseau des tropiques. On dit que celui-ci avait l'air tout mal à son aise après avoir été ainsi plumé ; mais les ailes de l'amour-propre repoussent très vite ; elles repoussent un peu moins brillantes, et voilà tout. J'espère que le chantre d'Elvire ne prendra plus de quelques mois des airs de dictateur.

Le vote n'eut, cette fois, lien d'équivoque. A la question de confiance très nettement posée, la Chambre répondit en donnant au ministère une majorité de quarante-cinq voix. Victoire considérable et dépassant toute attente. Le cabinet en jouissait d'autant plus qu'il avait été plus inquiet. Il est tout triomphant, écrivait un spectateur. Honneur à la majorité ! disait le Journal des Débats ; honneur aussi au ministère ! Chacun reconnaissait que ce résultat était dû en grande partie au talent supérieur dont avait fait preuve M. Guizot. Il était dû aussi à l'indécision malhabile de M. Dufaure et de M. Passy, et au défaut de crédit de M. Molé, qui n'avait pas pu déplacer plus de quatre ou cinq voix dans la Chambre. Les journaux de gauche étaient les premiers à railler et à malmener ceux dont l'alliance leur avait été si peu profitable. Dès lors, le ministère pouvait envisager sans crainte la fin de la session. M. Guizot a brillamment et vigoureusement franchi le défilé, écrivait M. Désages à l'un de nos agents diplomatiques[60]. Nous n'aurons plus à lutter, je crois, que contre des taquineries. Il n'y a plus de question obligée de cabinet. Nos oppositions ont l'oreille assez basse. En effet, peu après, la réforme parlementaire fut repoussée sans contestation sérieuse et à une majorité plus forte que l'année précédente[61] ; il ne se trouva personne pour soulever la question de la réforme électorale, et une proposition de M. Odilon Barrot, en vue de définir l'attentat soustrait par les lois de septembre à la juridiction du jury, ne fut même pas prise en considération. Battus sur le terrain politique, les opposants cherchèrent à se consoler, en entravant les lois d'affaires présentées par le gouvernement. Plus d'une fois ils y réussirent, grâce à l'étrange état d'esprit d'une majorité qui, n'osant pas donner le coup mortel au ministère, se plaisait à lui donner des coups d'épingle, grâce aussi à l'indifférence de M. Guizot pour ce qu'il appelait les petits débats. Toutefois, cela n'allait jamais bien loin, et il suffisait que la question politique parût engagée, pour que la majorité se retrouvât. Force était donc aux meneurs de l'opposition de reconnaître qu'il ne leur restait plus rien des avantages dont ils avaient cru être en possession, au lendemain des élections de juillet 1842. Nous avons laissé échapper l'occasion, écrivait mélancoliquement l'un des plus ardents adversaires du cabinet[62], et il faudrait des circonstances extraordinaires pour qu'elle se retrouvât.

 

VI

Le succès de M. Guizot, dans la discussion des fonds secrets, avait fait pleinement disparaître l'équivoque parlementaire née du vote sur le droit de visite. Mais restait entière la difficulté diplomatique que ce vote avait condamné le cabinet à résoudre. Les opposants comptaient bien que M. Guizot ne pourrait pas s'en tirer. Au lendemain du jour où il avait eu tant de peine à faire accepter par l'Angleterre le refus de ratifier la convention de 1841, comment obtenir de cette puissance l'abandon des traités de 1831 et de 1833 ? Outre-Manche, les esprits étaient plus animés que jamais, et l'on s'y montrait fort irrité du tour pris par les débats de notre Chambre des députés ; la question fut soulevée au parlement britannique, dès sa réunion en février, et lord Palmerston ne manqua pas cette occasion d'exciter l'opinion contre la France.

A côté de ce fauteur de discorde, se trouvèrent heureusement, à Londres, des hommes pour tenter, non sans éclat, la même œuvre d'apaisement et de réconciliation que M. Guizot poursuivait à Paris. Dans la Chambre des lords, l'événement fut le discours d'un illustre libéral, lord Brougham, qui venait d'assister chez nous aux débats de l'adresse. Il en rapportait cette conviction que les véritables causes de l'irritation existant entre les deux pays n'étaient pas dans les questions actuellement soulevées, entre autres dans le droit de visite, mais dans les fautes d'une politique antérieure. Vous pouvez m'en croire, disait l'orateur, je connais les Français et je sais aujourd'hui quel est l'état de l'opinion en France. Eh bien, je vous le dirai en bon Anglais, la signification des six ou sept phrases qui agitent aujourd'hui la France se résume en ces mots : 15 juillet 1840 ; négociation de lord Palmerston. Puis il continuait par ces éloquentes paroles : Je n'hésiterai pas à le déclarer, mylords, mon opinion bien arrêtée est que les importants intérêts de l'Angleterre, que ses sentiments les plus chers et ses sympathies sont inséparablement liés avec la paix et l'alliance de la France. Je regarde la paix de l'Europe comme pouvant se résumer en un seul mot : Paix avec la France... Tout en admirant la bravoure de nos troupes, en payant un juste tribut d'hommages au succès qui a couronné la direction des affaires civiles et militaires en Angleterre, je regarde avec une égale admiration cette nation fameuse qui habite de l'autre côté de la Manche, et, avec un grand nombre de mes compatriotes, je la considère comme non moins riche que l'Angleterre en braves soldats, en grands capitaines, en hommes d'État profonds et en illustres philosophes... Je tiens la branche d'olivier suspendue entre les deux pays, les admirant, les aimant tous deux presque également, et je ne me laisserai pas arracher cette branche d'espérance et de paix, dussé-je n'en conserver entre les mains qu'une feuille, une fibre. Je suis convaincu qu'il ne faut qu'un peu d'esprit conciliant, de modération, de loyauté de la part des ministres des deux pays pour ramener les deux peuples, qui ne demandent qu'à revenir à de meilleurs sentiments. Quelques instants de paix suffiront pour produire ce résultat. (Écoutez !) Mylords, j'espère avoir exprimé, en parlant de l'alliance entre l'Angleterre et la France, l'opinion du parlement et du pays, et j'ai la satisfaction bien douce à mon cœur de savoir que les mots que j'ai dits ne seront pas sans utilité[63]. (Bruyants applaudissements.)

Peu de jours après, dans la Chambre des communes, un tory, le chef même du cabinet, sir Robert Peel, exprimait la même pensée. Il renvoyait à lord Palmerston la responsabilité de l'hostilité qui se manifestait en France. Puis, faisant allusion à la présence, dans les deux cabinets de France et d'Angleterre, du maréchal Soult et de lord Wellington, il ajoutait en un magnifique langage : C'est chose remarquable de voir deux hommes qui occupent les postes les plus éminents dans le gouvernement de leurs pays respectifs, les plus distingués par leurs exploits et par leur renom militaire, deux hommes qui ont connu l'art et les misères de la guerre, qui se sont combattus l'un l'autre sur les champs de bataille de Toulouse et de Waterloo,

Stetimus tela aspera contra,

Contulimusque manus ;

c'est, dis-je, une chose remarquable de voir ces deux vaillants hommes, les meilleurs juges des sacrifices imposés par la guerre, employer, l'un en France et l'autre en Angleterre, toute leur influence à inculquer les leçons de la paix ; et c'est là, certes, pour leurs vieux jours, une glorieuse occupation ! La vie de chacun d'eux s'est déjà prolongée au delà de la durée ordinaire de l'existence accordée à l'homme, et j'espère que tous deux vivront longtemps encore, que longtemps ils pourront exhorter leurs compatriotes à déposer leurs jalousies nationales et à rivaliser honorablement de zèle pour l'augmentation du bonheur de l'humanité. (On applaudit.) Quand je compare la position, l'exemple et les efforts de ces hommes qui ont vu le soleil éclairer à son lever des masses vivantes de guerriers descendus dans la tombe avant que ce même soleil se couchât ; lorsque je les entends répandre autour d'eux les leçons de la paix et user de leur autorité pour détourner leurs compatriotes de la guerre, j'espère que, de chaque côté du canal, les journalistes anonymes et irresponsables qui font tout ce qu'ils peuvent pour exaspérer l'esprit public (applaudissements), pour représenter sous un mauvais jour tout ce qui se passe entre les deux gouvernements désireux de cultiver la paix, disant à la France que le ministère français est l'instrument de l'Angleterre, et à l'Angleterre que le ministère anglais sacrifie l'honneur national par peur de la France, j'espère, dis-je, que ces écrivains profiteront de l'exemple de ces deux illustres guerriers, et je compte que ce noble exemple neutralisera l'influence des efforts dont je viens de parler, efforts qui ne sont pas dictés par le dévouement et l'honneur national, mais par le vif désir d'exciter les animosités entre les peuples ou de servir quelque intérêt de parti ou de personne[64]. (Tonnerre d'applaudissements.)

C'était beaucoup sans doute que le premier ministre, par l'ascendant de son caractère et de son éloquence, fît applaudir un tel langage au palais de Westminster ; il n'en fallait pas cependant conclure que le gouvernement britannique fût sur le point d'entrer en négociation pour la révision des traités de 1831 et de 1833. Lord Aberdeen y eût-il été disposé par habitude conciliante, qu'il eût dû y renoncer par égard pour l'état de l'opinion. De Londres, M. de Sainte-Aulaire avait bien soin de ne laisser aucune illusion à son ministre ; il lui déclarait, sans la moindre hésitation, qu'aujourd'hui toute ouverture faite au cabinet anglais aboutirait à une rupture ou à une retraite de fort mauvaise grâce pour nous[65]. Ainsi informé de la résistance qu'il devait s'attendre à rencontrer à Londres, M. Guizot tâcha de s'assurer, d'un autre côté, un concours qui déjà, quelques mois auparavant, lui avait servi à faire agréer son refus de ratifier la convention de 1841 ; il écrivit à M. de Flahault, ambassadeur de France à Vienne : La question du droit de visite reste et pèsera sur l'avenir. J'ai sauvé l'honneur et gagné du temps ; mais il faudra arriver à une solution. J'attendrai, pour en parler, que la nécessité en soit partout comprise. Causez-en, je vous prie, avec M. de Metternich. Il sait prévoir et préparer les choses. J'espère que, le moment venu, il m'aidera à modifier une situation qui ne saurait se perpétuer indéfiniment, car elle amènerait, chaque année, au retour des Chambres, et, dans le cours de l'année, à chaque incident de mer, un accès de fièvre très périlleux[66]. M. de Metternich était alors d'humeur à écouter un pareil langage. Il s'intéressait vivement au maintien de M. Guizot[67], et venait précisément de le féliciter de la manière dont il s'était tiré, dans les Chambres, de l'affaire du droit de visite[68]. Il se montra donc disposé à ne pas refuser, au jour où elle serait nécessaire, l'assistance qu'on lui demandait. La démarche faite par M. Guizot auprès de M. de Metternich était une précaution prise en vue d'une négociation que le vote de la Chambre l'obligeait à ouvrir un jour ou l'autre ; elle n'indiquait pas, de la part du ministre français, l'intention de commencer aussitôt les pourparlers. Toujours convaincu, comme il l'avait dit à la tribune des deux Chambres, que, dans l'état de l'opinion anglaise, il n'y avait rien d'utile à tenter, et usant de la liberté qu'il s'était réservée de choisir le moment favorable, il recommanda à son ambassadeur auprès du gouvernement britannique de se tenir, quant à présent, bien tranquille sur cette question-là. Il veillait seulement à ce que ses agents eussent toujours présente à l'esprit la tâche difficile qu'il leur faudrait entreprendre plus tard, et son vigilant collaborateur, M. Désages, écrivait à M. de Jarnac, chargé d'affaires à Londres pendant les absences de M. de Sainte-Aulaire : Travaillez-vous toujours, in your closet, à cette terrible question du droit de visite ? A tout événement, rendez-vous tout à fait maître de la matière. Et encore : Étudiez-vous toujours, à part vous, la grande, la bien autrement grande question du droit de visite ? N'y renoncez pas[69].

 

VII

Cette question du droit de visite n'était pas la seule qui soulevât alors des difficultés entre la France et l'Angleterre. Ces deux nations avaient de nombreux points de contact ; et telle était l'influence d'une tradition séculaire d'antagonisme, de la divergence des intérêts et de l'antipathie des caractères, que ces contacts risquaient toujours d'amener des chocs ou au moins des froissements. Déjà nous avons eu sujet de faire cette observation à l'époque où les deux puissances se proclamaient alliées. A plus forte raison devait-il en être de même après le refroidissement qui s'était produit depuis 1836 et le conflit qui avait éclaté en 1840. Aussi, au commencement de 1843, malgré les intentions conciliantes des hommes qui dirigeaient les affaires de chaque côté du détroit, les heurts étaient-ils, pour ainsi dire, de tous les instants. Des deux parts, on croyait avoir droit à se plaindre : tandis que sir Robert Peel exprimait rudement ses défiances, et que lord Aberdeen lui-même reprochait au gouvernement français de témoigner, sous toutes les formes, son hostilité envers l'Angleterre[70], M. Guizot constatait ce qu'il appelait le vice anglais, l'orgueil ambitieux, la préoccupation constante et passionnée de soi-même, le besoin ardent et exclusif de se faire partout sa part et sa place la plus grande possible, n'importe aux dépens de quoi et de qui ; et le roi Louis-Philippe, attristé et offensé des soupçons dont il se voyait constamment l'objet, écrivait à son ministre : La difficulté de détruire chez les Anglais ces illusions, ces défiances, ces misconceptions de nos intérêts, après quarante ans de contact avec eux, aussi bien, j'ose le dire, qu'après mes treize années de règne, me cause un grand ébranlement dans la confiance que j'avais eue de parvenir à établir, entre Paris et Londres, cet accord cordial et sincère qui est, à la fois, selon moi, l'intérêt réel des deux pays et le véritable alcazar de la paix de l'Europe 2[71].

Cet antagonisme, visible alors sur tous les théâtres où les deux politiques, française et anglaise, avaient accoutumé de rivaliser d'influence, — en Syrie, en Grèce, dans les vastes régions ouvertes à l'extension coloniale, — était particulièrement aigu et menaçant en Espagne. Il y avait près de dix ans que le déplorable état de la Péninsule était l'une des plus graves et des plus ennuyeuses préoccupations de notre diplomatie 3. Le danger avait d'abord semblé venir des carlistes, danger tel qu'en 1835 et 1836, il avait été question d'une intervention militaire française. Depuis lors, la situation avait changé, sans devenir meilleure. L'insurrection carliste avait subitement pris fin, dans les derniers mois de 1839, par la trahison de Maroto ; et don Carlos, réduit à se réfugier en France, avait été interné à Bourges, par ordre du gouvernement du roi Louis-Philippe. Mais à peine avait-on eu le temps de se féliciter, à Paris, d'événements qui semblaient un grand succès pour notre politique[72], qu'au mois de septembre 1840, une révolution chassait en Espagne les modérés du pouvoir, obligeait la reine mère Christine à fuir en France après avoir abdiqué la régence, et lui donnait pour successeur le chef militaire de la faction progressiste, le général Espartero. C'était la défaite du parti français et le triomphe du parti anglais. Lord Palmerston, alors encore au Foreign Office, s'empressa de prendre sous sa protection le nouveau régent, tandis que l'ambassadeur de France à Madrid quittait l'Espagne, ne laissant derrière lui qu'un chargé d'affaires.

Telle était la situation assez fâcheuse dans laquelle M. Guizot trouvait les affaires espagnoles, en prenant le pouvoir à la fin de 1840. Trop occupé de la question d'Orient pour songera jouer un rôle actif dans les dissensions de la Péninsule, il ne prit pas une attitude offensive contre la nouvelle régence et se renferma dans une réserve froide, mécontente plutôt que malveillante. S'il accordait à la reine Christine une hospitalité ouvertement amicale, il évitait de se compromettre officiellement dans les menées de ses partisans. Sans se laisser troubler par ceux qui lui reprochaient de livrer l'Espagne à l'Angleterre, il attendait du temps, des fautes des progressistes, des intérêts en souffrance, de la mobilité de l'opinion, que l'Espagne sentît elle-même le besoin de se rapprocher de la France. Il estimait d'ailleurs que la lutte d'influence des deux puissances occidentales, au delà des Pyrénées, était une lutte de routine, d'habitude, de tradition, plutôt que d'intérêts actuels et puissants. Aussi, à peine le cabinet tory eut-il pris le pouvoir, que le ministre français lui proposa une sorte de désarmement réciproque dans les affaires espagnoles. Des trois partis qui s'agitent là, écrivait-il le 11 octobre 1841[73], les absolutistes et don Carlos, les modérés et la reine Christine, les exaltés et le régent Espartero, aucun n'est assez fort ni assez sage pour vaincre ses adversaires, les contenir et rétablir dans le pays l'ordre et le gouvernement régulier. L'Espagne n'arrivera à ce résultat que par une transaction entre ces partis. À son tour, cette transaction n'arrivera pas tant que la France et l'Angleterre n'y travailleront pas de concert... La bonne intelligence et l'action commune de la France et de l'Angleterre sont indispensables à la pacification de l'Espagne... Sur toutes les questions, on nous trouvera modérés, conciliants, sans arrière-pensée et sans prétention exclusive. Nous ne pouvons souffrir qu'une influence hostile s'établisse là aux dépens de la nôtre ; mais j'affirme que, sur le théâtre de l'Espagne pacifiée et régulièrement gouvernée, dès que nous n'aurons rien à craindre pour nos justes intérêts et nos justes droits, nous saurons vivre en harmonie avec tout le monde et ne rien vouloir, ne rien faire qui puisse inspirer à personne, pour l'équilibre des forces et des influences en Europe, aucune juste inquiétude. Cette ouverture n'eut pas tout d'abord grand succès auprès des membres du nouveau cabinet anglais. Il y avait longtemps que M. de Metternich disait et répétait à nos ambassadeurs : Vous ne vous mettrez jamais d'accord avec l'Angleterre sur l'Espagne[74]. Tous les souvenirs lointains ou proches, — guerre de la Succession et traité d'Utrecht sous Louis XIV, pacte de famille sous Louis XV, part prise par le cabinet de Madrid de concert avec celui de Louis XVI à l'émancipation des colonies américaines, guerre d'Espagne sous Napoléon, intervention armée du gouvernement de Louis XVIII en faveur de Ferdinand VII, — avaient fait de la crainte de la prépondérance française au delà des Pyrénées et de la nécessité de lutter contre cette prépondérance, une des traditions indiscutées de la diplomatie anglaise. Celle-ci s'y obstinait, sans tenir compte des changements accomplis en Espagne, en France, en Europe. Aussi, au premier moment, le chef du cabinet tory, sir Robert Peel, ne parut-il pas avoir sur cette question une autre politique que lord Palmerston. Résister à l'établissement de l'influence française en Espagne, disait-il, tel doit être notre principal et constant effort. Pour atteindre ce but, il n'hésitait pas à rechercher contre nous l'appui des puissances continentales, qui n'avaient cependant pas reconnu la reine Isabelle. Lord Aberdeen, avec plus de douceur dans les formes, n'avait pas à l'origine un autre sentiment, et il maintenait, comme représentant de l'Angleterre à Madrid, M. Aston, qui y avait été l'agent passionné de la politique de lord Palmerston[75].

Le gouvernement français n'en persista pas moins dans sa modération conciliante, et, pour en donner une nouvelle preuve, il se décida, vers la fin de 1841, à renvoyer un ambassadeur à Madrid. Son choix se porta sur un membre de la Chambre, naguère collègue de M. Molé dans le ministère du 15 avril, M. de Salvandy. Mais à peine celui-ci fut-il arrivé à Madrid, le 22 décembre 1841, qu'une contestation éclata entre lui et Espartero, au sujet des lettres de créance. Le régent prétendait qu'elles devaient lui être remises, comme au dépositaire de l'autorité royale. L'ambassadeur voulait les remettre à la jeune reine personnellement, sauf à traiter ensuite de toutes les affaires avec le régent. La malveillante obstination du premier, la solennité un peu importante du second donnèrent tout de suite beaucoup d'éclat au conflit. Le gouvernement français soutint son représentant et, pour témoigner de son mécontentement, le rappela immédiatement en France. M. de Salvandy eût voulu que son rappel fût suivi de l'envoi d'une armée française en Espagne, ou tout au moins de l'interruption absolue des relations diplomatiques ; le gouvernement, n'estimant pas que l'incident autorisât des mesures aussi extrêmes, se borna à faire signifier à Madrid que le roi des Français ne recevrait aucun agent espagnol, accrédité à Paris, avec un titre supérieur à celui de chargé d'affaires[76].

Dans cette querelle d'étiquette, Espartero avait été soutenu, et même, s'il fallait en croire M. de Salvandy, poussé par le ministre d'Angleterre, M. Aston. On s'aperçut que lord Palmerston n'était plus au Foreign office. En dépit des objurgations de la presse whig, lord Aberdeen n'approuva pas la conduite de son agent. Personne, écrivit-il à M. Aston le 7 janvier 1842, ne peut être plus disposé que moi à soutenir le gouvernement espagnol quand il a raison, spécialement contre la France. Mais, dans cette circonstance, je crois qu'il a décidément tort, et je regrette beaucoup que votre jugement, ordinairement si sain, soit arrivé à une autre conclusion. Il terminait en prescrivant au ministre d'Angleterre de travailler, s'il en était temps encore, à quelque accommodement. Lord Aberdeen s'était décidé par cette considération que la prétention du régent portait atteinte à l'intégrité du pouvoir monarchique. Mais il n'était pas pour cela converti à la politique d'entente que proposait M. Guizot pour les affaires d'Espagne. On le vit bien, à cette même époque, quand, pour la première fois, le gouvernement français jugea à propos d'aborder nettement cette question du mariage de la reine Isabelle, qui devait, quelques années plus tard, amener un conflit si grave entre les deux puissances occidentales.

 

VIII

Du jour où, bien à contre-cœur, le roi Louis-Philippe s'était vu obligé de reconnaître l'admission des femmes à la succession de Ferdinand VII, il avait pressenti les risques que le mariage de la reine Isabelle ferait un jour courir à l'œuvre de Louis XIV au delà des Pyrénées[77]. Sans doute, l'Espagne, affaiblie par le despotisme et les révolutions, ne pouvait être une ennemie aussi redoutable qu'au temps de Philippe II ; elle ne pouvait même plus être une alliée aussi utile qu'au dix-huitième, siècle. D'ailleurs, le temps était passé où la parenté des souverains emportait l'alliance des nations. Mais, sans rêver aucun nouveau pacte de famille, on ne devait pas oublier à Paris ce que l'histoire ou seulement la géographie enseigne si clairement, à savoir que la France est singulièrement amoindrie dans sa force et dans sa liberté d'action, si elle n'a pas l'entière sécurité de sa frontière méridionale. Il fallait donc veiller avec une particulière sollicitude à ce que, dans cette péninsule où existait déjà un parti antifrançais, ne vînt pas s'établir une influence disposée à faire le jeu de nos adversaires. N'eût-ce pas été le cas si un mariage avait appelé à s'asseoir sur le trône de Philippe V quelque prince appartenant à une famille rivale ou peut-être ennemie de la France ? On ne saurait donc s'étonner de l'importance alors attachée par notre gouvernement à cette affaire du mariage[78]. Quant à ceux qui reprochaient, en cette circonstance, au roi Louis-Philippe de transformer en question nationale une préoccupation dynastique, ils oubliaient cette loi vraiment providentielle de la monarchie qui réunit et confond presque toujours l'intérêt dynastique et l'intérêt national.

En Espagne, aussi bien à la cour que dans le peuple, le mari le plus désiré pour la jeune reine eût été l'un des princes français, entre tous le duc d'Aumale, mis alors fort en vue par ses exploits africains. Mais les autres puissances, particulièrement l'Angleterre, n'étaient pas d'humeur à accepter cette réédition de l'entreprise de Louis XIV[79], et Louis-Philippe était encore moins disposé à risquer, pour la leur imposer, une nouvelle guerre de la succession d'Espagne. Prévoyant sur ce point une résistance analogue à celle qui s'était naguère élevée contre l'appel d'un prince français au trône de Belgique, le Roi se montra, dès le premier jour, aussi décidé à refuser le duc d'Aumale à l'Espagne, qu'il l'avait été, en 1831, à refuser le duc de Nemours à la Belgique. Les lettres confidentielles qu'il adressait à M. Guizot témoignent de sa résolution. Loin de désirer que l'idée d'une telle union se répandît en Espagne, sa préoccupation constante était de prévenir une demande qui n'eût été pour lui qu'un embarras. Il faut instruire nos agents, disait-il, pour écarter et faire avorter, autant qu'ils pourront, toute proposition relative à mon fils[80]. La considération de l'Europe n'était pas le seul motif de sa conduite. Assez pessimiste de sa nature, il n'avait aucune foi dans l'avenir de l'Espagne. Croyez bien, mon cher ministre, écrivait-il à M. Guizot, que nous ne pouvons jamais trouver en Espagne qu'un seul motif d'étonnement : ce serait qu'elle ne fût pas en proie successivement à toute sorte de gâchis et de déchirements politiques. Nous devons nous tenir soigneusement en dehors de tout cela ; car, dans ma manière devoir, il n'y a pour nous d'autre danger que celui d'y être entraînés, comme ceux qui dans les usines approchent leurs doigts des cylindres mouvants qui broient tout ce qui s'y introduit[81]. C'était cette préoccupation qui naguère l'avait rendu si hostile à toute intervention militaire en Espagne : elle le détournait maintenant d'un mariage qui lui eût fait assumer en quelque sorte la responsabilité du relèvement de ce pays.

Mais si, dans cette affaire du mariage, Louis-Philippe n'hésitait pas à sacrifier au maintien de la paix générale toute ambition de famille, il n'était pas moins résolu à défendre contre des prétentions jalouses notre situation au delà des Pyrénées. Ne cherchant pas d'agrandissement, il ne voulait pas souffrir de diminution. Plus il donnait la preuve de son désintéressement et de sa modération, plus il se croyait le droit d'exiger que les autres puissances eussent égard aux droits historiques et aux légitimes intérêts de là France. Or il lui paraissait que ces intérêts seraient atteints, si un prince n'appartenant pas à la famille de Bourbon prenait place sur le trône d'Espagne. Entre les divers maris que cette famille pouvait alors offrir, — princes de Naples, de Lucques, princes espagnols fils de l'infant don Francisco ou même fils de don Carlos, — notre gouvernement n'imposait ni n'excluait personne ; mais il n'admettait pas que le choix sortît de ce cercle. Le danger contre lequel le cabinet de Paris se prémunissait, en arrêtant cette ligne de conduite, n'était pas imaginaire. Depuis 1841, une candidature étrangère à la maison de Bourbon avait été mise en avant, non sans chance de succès : celle du prince Léopold de Cobourg, cousin germain du mari de la reine Victoria et neveu du roi des Belges. Son frère aîné, le prince Ferdinand, avait été, en 1836, porté au trône de Portugal par son mariage avec la reine Dona Maria. Un autre de ses frères devait épouser, en 1843, la princesse Clémentine, fille de Louis-Philippe, et sa sœur était, depuis 1840, duchesse de Nemours[82]. Qui avait pris l'initiative de cette candidature ? Un certain mystère régnait sur ce point. Toutefois, en y regardant d'un peu près, il est facile d'entrevoir l'action du prince Albert, déjà fort influent sur la jeune reine Victoria qui l'aimait tendrement, et de son confident, si hostile à la France, l'Allemand Stockmar. Sans doute le prince consort veillait à ne point se découvrir ; sa situation l'y obligeait ; il ne proposait rien ouvertement ; encore moins avait-il l'air de prétendre rien imposer ; non résolu à emporter la place de vive force, mais s'apprêtant à profiter de toute occasion qui se présenterait d'y entrer par surprise, il désirait le succès, sans trop y compter. Pour le moment, il se bornait à faire en sorte que l'idée fût lancée en Espagne comme en Angleterre, et qu'elle y fît peu à peu son chemin. Il était secondé sous main, avec beaucoup de réserve et de circonspection, par son oncle, le roi des Belges, conseiller fort écouté à Windsor[83]. Quant aux ministres anglais, ils n'eussent peut-être pas eu, d'eux-mêmes, l'idée de ce mariage ; ils pressentaient des difficultés et n'avaient pas envie d'y engager à la légère la politique de leur gouvernement ; toutefois, ils voyaient bien qu'ils seraient agréables à leur cour, en secondant ou tout au moins en ne contrariant pas ce projet ; aussi, sans le prendre à leur compte, en affectant même une sorte d'indifférence entre les divers candidats, réclamaient-ils, pour le choix de la reine Isabelle, une liberté qui leur paraissait un moyen de réserver les chances du prince de Cobourg. C'était la tactique même que leur avait suggérée le prince Albert[84]. En tout cas, aux yeux de tous, de ses partisans comme de ses adversaires, cette candidature avait une couleur nettement anglaise. On rappelait les liens déjà anciens et si étroits de la maison de Cobourg et de la cour d'Angleterre ; on rappelait aussi que c'était lord Palmerston qui, en 1836, avait poussé Ferdinand de Cobourg sur le trône de Portugal, et l'union du frère cadet de Ferdinand avec Isabelle semblait devoir étendre sur la cour de Madrid l'influence que l'Angleterre exerçait sur la cour de Lisbonne.

Le cabinet de Paris avait vu naître avec déplaisir la candidature du prince Léopold et était très décidé à la combattre. La présence d'Espartero à la tête du gouvernement espagnol, sa dépendance de l'Angleterre et son hostilité contre la France paraissaient augmenter le danger. Le régent ne dissimulait pas son opposition à tout mariage avec un Bourbon[85], et, sans se prononcer nettement au sujet du Cobourg, il en parlait en termes qui paraissaient encourageants aux partisans de ce prince[86]. N'était-il pas dès lors possible qu'en dépit de la jeunesse d'Isabelle à peine âgée de douze ans, Espartero voulût profiter de son pouvoir pour brusquerie mariage à notre détriment ? Dans ces conditions, le gouvernement français crut nécessaire de saisir ouvertement l'Europe elle-même de la question, et, en mars 1842, il lui fit savoir, avec une netteté loyale, comment il avait résolu de se conduire dans cette affaire. Notre politique est simple, déclarait M. Guizot. A Londres et probablement aussi ailleurs, on ne voudrait pas voir l'un de nos princes régner à Madrid. Nous comprenons l'exclusion et nous l'acceptons dans l'intérêt de la paix générale et de l'équilibre européen. Mais, dans le même intérêt, nous la rendons : nous n'admettons point, sur le trône de Madrid, de prince étranger à la maison de Bourbon.

Au premier mot que lui dit sur ce sujet l'ambassadeur de France, lord Aberdeen se récria : En vérité, dit-il, je ne comprends pas une pareille déclaration ; je ne vois pas en vertu de quel droit vous intervenez dans cette question ; la reine d'Espagne doit rester libre de choisir le mari qu'il lui plaira ; c'est une prétention exorbitante, j'allais dire contraire à la morale, que de lui imposer tel ou tel choix. — Nous ne faisons, objecta notre représentant, que rendre exclusion pour exclusion. — Nous n'excluons personne, reprit lord Aberdeen ; c'est une affaire purement domestique dont nous ne voulons pas nous mêler. — Dans ce cas, je pourrai dire au gouvernement du Roi que si la reine Isabelle désire épouser son cousin le duc d'Aumale, vous ne vous y opposerez pas ?Ah ! je ne dis pas ; il s'agirait alors de l'équilibre de l'Europe ; ce serait différent. C'était bien le langage désiré par le prince Albert, dans l'intérêt de son cousin de Cobourg. Les pourparlers se prolongèrent, sans pouvoir faire sortir le cabinet anglais de cette attitude. A la fin, cependant, tout en persistant à nous contester un droit d'exclusion, il se montra prêt à faire entendre à Madrid un langage de conciliation qui disposât le gouvernement actuel d'Espagne à chercher une solution propre à satisfaire tous les intérêts[87]. Bien que ces déclarations fussent très vagues, on voulut y voir, à Paris, une tendance à s'entendre avec la France, sinon sur les principes, du moins sur les personnes et sur les faits.

Notre gouvernement avait également communiqué ses résolutions aux cabinets de Vienne et de Berlin. M. de Metternich, tout en nous contestant, comme lord Aberdeen, le droit d'exclure tel ou tel prince, nous reconnut celui d'examiner jusqu'à quel point il pouvait nous convenir de nous opposer à un acte considéré comme hostile à nos intérêts ou menaçant pour notre sûreté. — C'est le droit de paix et de guerre, ajoutait le chancelier, que je n'ai pas plus le pouvoir de vous contester que je n'ai celui de vous reconnaître le droit d'imposer votre volonté à l'Espagne. Cette distinction théorique une fois faite, M. de Metternich proposa ce qu'il appelait son idée : c'était le mariage d'Isabelle avec le fils de don Carlos. Le gouvernement français n'avait pas d'objection à priori contre cette idée, qui ne faisait pas sortir le trône de la maison de Bourbon ; mais, malgré les instances de M. de Metternich, il ne voulut pas s'en faire le patron. Il n'estimait pas cette solution possible, en présence des répugnances libérales et des exigences carlistes. A Berlin, dans cette question comme dans beaucoup d'autres, on se bornait à emboîter le pas derrière la cour de Vienne[88].

L'année 1842 s'acheva sans qu'aucun incident fît avancer l'affaire du mariage. Toutefois la candidature du prince de Cobourg restait toujours à l'horizon. Il nous revint même, dans les premiers mois de 1843, que ses partisans se remuaient, que le chargé d'affaires de Belgique à Madrid manœuvrait sans bruit, mais activement, pour cette combinaison, que le régent Espartero, dans ses conversations avec le ministre d'Angleterre, M. Aston, se montrait disposé à la favoriser, et que le prince Léopold songeait à faire une visite à Madrid[89]. Devant cette agitation, le cabinet de Londres demeurait inerte et embarrassé, ne se prononçant pas pour cette candidature, mais n'osant s'y montrer contraire. M. Guizot en fut péniblement affecté : comme nous l'avons dit, il avait tâché d'interpréter les explications échangées au mois de mars 1842, en ce sens que lord Aberdeen aurait promis d'agir à Madrid pour donner à l'affaire du mariage une solution qui nous convînt, et il s'étonnait de ne lui voir rien faire pour acquitter sa promesse. Son étonnement fut plus grand encore quand il connut les déclarations faites, le 5 mai 1843, à la Chambre des communes, par sir Robert Peel. L'Espagne, avait dit ce dernier, investie de tous les droits et privilèges qui appartiennent à un Etat indépendant, a, par ses organes dûment constitués, le droit exclusif et le pouvoir de contracter les alliances matrimoniales qu'elle jugera convenables. Faite dans ces termes absolus et comme exprimant l'opinion bien arrêtée du gouvernement anglais, une telle déclaration paraissait avoir pour objet de contredire les prétentions françaises et d'en séparer complètement la politique britannique. M. Guizot crut devoir s'en plaindre. Il n'eut pas de peine à faire ressortir combien un tel langage était peu sérieux de la part d'un gouvernement qui interdisait à la nation espagnole de porter son choix sur un des fils du roi Louis-Philippe, et il déplora que l'Angleterre persistât à marcher, en Espagne, dans la vieille ornière de rivalité et de lutte contre la France, alors que l'accord des deux puissances mettrait promptement un terme à toutes les questions soulevées, et que ni l'Angleterre ni la France n'avaient réellement, dans l'état actuel des faits, aucun intérêt vrai et important à demeurer en désaccord[90]. Les informations que notre gouvernement recevait, au même moment, sur les dispositions des cours continentales, n'étaient pas pour le consoler du désappointement que lui causait l'attitude du cabinet britannique. De Berlin, le comte Bresson écrivait à M. Guizot : Mesurons bien l'étendue des embarras et des dangers qui peuvent surgir pour nous de l'état de l'Espagne, et ne nous en rapportons qu'à nous-mêmes pour en sortir : non seulement, quelque juste que soit notre cause, on ne nous aidera pas ; mais même, si l'on peut, sans trop se dévoiler, sans trop se compromettre, nous entraver et nous nuire, on ne se refusera pas ce plaisir. Cette disposition sera uniforme à Londres, à Vienne, à Pétersbourg, à Berlin[91].

Les affaires d'Espagne semblaient donc mal tourner pour nous, quand, en juillet 1843, une nouvelle révolution changea complètement la face des choses. Depuis quelque temps déjà, l'étoile d'Espartero était visiblement en déclin. Son gouvernement avait été à la fois malhabile et vexatoire, faible et violent, blessant les consciences et inquiétant les intérêts. Sa dépendance de l'Angleterre irritait le sentiment national et était devenue l'un des principaux griefs de l'opposition[92]. Pris entre deux feux, il lui fallait faire tête tantôt aux soulèvements des christinos, tantôt à ceux des radicaux qu'il s'était aussi aliénés. Vainement bombardait-il les villes révoltées, dissolvait-il les Cortès, le mécontentement allait toujours grandissant. Enfin ses ennemis de tous bords s'unirent contre lui dans une vaste insurrection ; la lutte dura quelques semaines ; mais partout vaincu, honni, pourchassé jusqu'à Cadix, le régent fut réduit, le 29 juillet, à se réfugier sur un navire anglais.

Le gouvernement du roi Louis-Philippe accueillit avec une satisfaction facile à comprendre la nouvelle de cette révolution. Il y trouvait la justification de la politique de réserve patiente suivie par lui depuis trois ans en Espagne. On lui avait reproché d'y laisser ruiner l'influence française au profit de l'influence anglaise. Or il se trouvait, en fin de compte, que le résultat contraire se produisait. Les modérés, nos clients naturels, n'avaient sans doute pas été les seuls auteurs de la révolte victorieuse ; mais ils y avaient joué un rôle considérable, et il était évident qu'avant peu, ils en recueilleraient le profit ; c'était Narvaez, le chef militaire des christinos, accouru de Paris au premier bruit du soulèvement, qui avait commandé la principale armée de l'insurrection et avait porté le coup mortel au régent en s'emparant de Madrid ; quant à la reine Christine elle-même, chacun prévoyait qu'elle ne tarderait pas à être rappelée. La révolution de juillet 1843 était si évidemment favorable à la France, qu'en dépit des dénégations de M. Guizot, on fut partout persuadé, en Autriche aussi bien qu'en Angleterre, qu'elle avait été secrètement préparée par les machinations du cabinet de Paris ou tout au moins par celles du roi Louis-Philippe[93].

A Londres, le coup fut vivement ressenti. J'ai dîné hier auprès de lord Aberdeen, écrivait M. de Sainte-Aulaire, le 27 juillet 1843 ; il est visiblement fort troublé des affaires d'Espagne. Je le conçois, car c'est un rude échec pour la politique whig, que le cabinet tory a eu la faiblesse de faire sienne[94]. Le premier mouvement du ministre anglais fut de s'en prendre à nous de son désappointement et de récriminer sur le prétendu concours que nous aurions donné aux révoltés. Mais, dans cet esprit sensé, la mauvaise humeur ne pouvait être longtemps maîtresse, et il apparut bientôt que cette nouvelle preuve de l'instabilité des choses en Espagne lui faisait faire au contraire de salutaires réflexions sur les périls de la lutte d'influence où s'était obstinée la politique anglaise et sur les avantages de l'accord que M. Guizot lui avait proposé jusqu'alors avec si peu de succès. Sa conversion fut prompte et complète[95]. Dès le 24 juillet 1843, quand Espartero n'avait pas encore quitté le sol espagnol, mais que l'on ne pouvait plus se faire illusion sur sa défaite, lord Gowley vint communiquer à M. Guizot une longue dépêche, datée du 21, dans laquelle, après quelques observations sur l'appui que les insurgés avaient, dit-on, trouvé en France, lord Aberdeen ajoutait : On ne peut espérer que les passions qui ont si longtemps fait rage en Espagne se calment immédiatement ; mais, si les gouvernements liés à l'Espagne par leur position, par des intérêts communs et d'anciennes alliances, spécialement les gouvernements de la Grande-Bretagne et de la France, s'unissaient sérieusement et consciencieusement pour aider l'Espagne à établir et à maintenir un gouvernement stable, on ne peut guère douter qu'en peu de temps la tranquillité ne fût rendue à ce malheureux pays. Le gouvernement de Sa Majesté propose donc que les gouvernements anglais et français unissent leurs efforts pour arrêter le torrent de discordes civiles qui menace de bouleverser encore une fois l'Espagne, et qu'ils prescrivent, l'un et l'autre, à leurs agents diplomatiques à Madrid, d'agir dans un amical et permanent accord, pour faire prévaloir les bienveillants desseins de leurs deux gouvernements à cet égard[96]. Le secrétaire d'État restait dans ces généralités et n'abordait pas la question du mariage, mais au même moment, avant eu une explication sur ce sujet avec le prince Albert, il lui fit comprendre qu'avec la chute du régent les prétentions du prince de Cobourg perdaient leur meilleur appui, et que cette candidature devait par suite être écartée[97]. M. Guizot retrouvait avec satisfaction, dans la dépêche anglaise, les idées qu'il avait lui-même exprimées si souvent. Il demeurait fidèle à ces idées, bien que le vent eût tourné en Espagne à notre avantage ; dans sa pensée, d'ailleurs, cet accord avec le cabinet de Londres faisait partie d'un plan d'ensemble. Il se hâta donc de répondre, le 10 août 1843, que le gouvernement du Roi accueillait avec grand plaisir la proposition de concert et d'action commune dans les affaires d'Espagne, que lui adressait le gouvernement anglais. Il ne se priva pas toutefois du plaisir de rappeler que lui-même, à diverses reprises et notamment avant les derniers événements, il avait proposé au cabinet anglais cette action commune. Enfin, ne voulant laisser place à aucune équivoque, il traita aussitôt le sujet du mariage. Pour que le concert soit efficace, dit-il, il importe de se rendre bien compte des questions auxquelles il doit s'appliquer : la plus grave est, sans contredit, celle du mariage futur de la reine Isabelle. Tout en protestant de son respect pour l'indépendance de la Reine, il exposa que les puissances voisines, la France surtout, étaient grandement intéressées en cette affaire, et que c'était un acte de loyauté de s'expliquer franchement et de bonne heure sur cet intérêt évident et sur la conduite qu'on se propose de tenir en conséquence. Puis il continua en ces termes : C'est ce que nous avons fait lorsque, soit publiquement, soit dans les communications officieuses que nous avons eues à ce sujet avec le cabinet britannique et avec les principaux cabinets européens, nous avons déclaré que l'intérêt français commandait au gouvernement du Roi de faire tous ses efforts pour que la couronne d'Espagne demeurât dans la maison royale qui la porte. En exprimant ainsi la pensée que les descendants de Philippe V doivent continuer à occuper le trône d'Espagne, le gouvernement du Roi n'a témoigné, à coup sûr, aucune vue ambitieuse ou personnelle, car il a simplement demandé le maintien du statu quo et des maximes qui président, depuis l'ouverture du dernier siècle, à l'équilibre européen. Le gouvernement du Roi sera empressé de se concerter avec le gouvernement anglais pour assurer, par les voies d'une influence légitime et en gardant à l'indépendance de l'Espagne et de sa reine le plus scrupuleux respect, un résultat si juste en lui-même et si important au repos de l'Europe[98]. M. Guizot acceptait donc l'accord proposé, mais il en précisait les conditions, en ce qui concernait le mariage. Lord Aberdeen ne marqua en aucune façon que ces conditions ne lui convinssent pas. Bien au contraire, quelques jours plus tard, une démarche spontanée et imprévue de la reine d'Angleterre vint confirmer, avec éclat, le rapprochement des deux cours occidentales, et même lui donner un caractère plus solennel et plus général.

 

IX

Vers la fin d'août, en pleines vacances parlementaires, alors que Louis-Philippe avait pris, à Eu, ses quartiers d'été, que les princes ses fils étaient dispersés, que M. Guizot se reposait au Val-Richer, la nouvelle se répandit tout à coup, sans que rien y eût préparé les esprits, que la reine d'Angleterre se disposait à faire visite au roi des Français. La première impression fut une surprise mêlée d'incrédulité. Les adversaires du gouvernement voulaient se persuader que c'était un faux bruit ; ses amis se taisaient, par crainte d'une déception. Pas un souverain n'avait jusqu'ici consenti à être l'hôte du roi des barricades : les journaux en avaient plus d'une fois fait la remarque. Personne n'avait rendu les visites faites à Berlin et à Vienne par le duc d'Orléans et le duc de Nemours. Quand le roi de Prusse était allé à Londres en 1842, il avait refusé, malgré les ouvertures de notre ministre à Berlin, de traverser le sol français. Or voici que cette sorte d'interdit allait être levé. Et par qui ? Par la souveraine de cette Angleterre si longtemps notre ennemie, dont aucun roi n'avait mis le pied sur notre sol depuis l'entrevue de Henri VIII et de François Ier, et qui, naguère, semblait conduire contre la France la coalition de l'Europe. Pour mieux marquer qu'il s'agissait surtout d'une politesse faite au Roi, n'ajoutait-on pas que la visite se ferait à Eu, et que la Reine n'irait pas à Paris[99] ? Si invraisemblable que parût tout d'abord la nouvelle, on n'en put longtemps douter. Car on apprit presque aussitôt que la Reine s'était embarquée, le 28 août, à Southampton, accompagnée du prince Albert et de lord Aberdeen, et qu'après avoir visité quelques ports anglais de la Manche, elle se dirigeait vers le Tréport.

Ce voyage était le résultat de l'initiative propre, — les mécontents disaient du caprice, — de la jeune souveraine, alors âgée de vingt-quatre ans. Grâce aux mariages contractés entre les d'Orléans et les Cobourg qui lui tenaient à elle-même de si près[100], la reine Victoria était devenue l'alliée et l'amie de plusieurs membres de la famille royale de France. Professant depuis longtemps grande tendresse et estime pour la sainte reine des Belges, fille aînée de Louis-Philippe, elle s était prise récemment d'un goût très vif pour sa sœur plus jeune, la brillante princesse Clémentine, qui venait d'épouser, le 21 avril 1843, le prince Auguste de Cobourg. Elle connaissait aussi et avait fort apprécié les fils du Roi, qui tous, sauf le plus jeune, étaient venus à des époques diverses en Angleterre. De là, chez elle, une grande curiosité de visiter cette famille à son foyer, d'approcher une reine qu'elle savait si universellement vénérée, de causer avec un roi qu'on disait si habile, si spirituel, si plein d'expérience, et qui avait été autrefois l'ami de son propre père, le duc de Kent. Je médite d'aller voir vos parents à Eu, avait-elle dit un jour à la princesse Clémentine ; laissez-moi arranger cela et gardez-moi le secret. Ce fut en juin 1843 qu'elle parla pour la première fois de son projet à sir Robert Peel et à lord Aberdeen. Ceux-ci furent fort surpris ; mais cette fantaisie royale concordait précisément avec l'évolution que faisaient faire à leur politique le déclin et la chute dès lors probable d'Espartero. Aussi ne présentèrent-ils aucune objection. Nous laisserons Sa Majesté faire autant de pas qu'elle le voudra dans cette voie-là, dit lord Aberdeen. Il fut seulement convenu, pour éviter les questions et peut-être les critiques de l'opposition, que le plus grand secret serait gardé. Le duc de Wellington lui-même ne fut informé du projet que trois jours avant son exécution[101].

A la cour de France, la satisfaction fut vive, quand on reçut avis de la visite projetée. Il ne restait que quelques jours pour s'y préparer. Le Roi veilla à tout avec entrain. Je suis fort malheureux avec quatre invalides pour servir six pièces, écrivait-il le 26 août à M. Guizot ; le maréchal en avait ordonné trente l'année dernière ; j'ai dit au général Teste de les faire venir en poste de Douai ; tout cela pour faciliter le secret. Puis, de l'argenterie, de la porcelaine. Il n'y a rien ici, que des têtes qui partent. Les logements sont un autre embarras ; heureusement, il y a chez Peckam une douzaine de baraques en bois, destinées à Alger, que je vais faire établir dans le jardin de l'église et meubler comme nous pourrons. Je fais arriver soixante lits de Neuilly et chercher à Dieppe de la toile à voiles qu'on va goudronner pour les toits. Cela sera une espèce de smala où le duc d'Aumale donnera l'exemple de coucher, comme il a donné celui de charger la smala d'Abd-el-Kader. Je fais commander un spectacle... Je vous conseille de venir au plus tard jeudi, afin que nous puissions bien nous entendre et bien causer avant la bordée ; but y ou will have to excuse the accommodation which will be very indifferent. Never mind, tout ira très bien[102].

Le 2 septembre 1843, à cinq heures un quart du soir, le canon annonça que le yacht de la Reine était en vue. Le Roi et sa suite s'embarquèrent dans un canot pour aller au-devant d'elle. La mer était belle, le ciel pur, la côte couverte de toute la population des environs. Six bâtiments français, gaiement pavoises aux couleurs des deux nations, saluaient avec toutes leurs pièces d'artillerie. Les matelots sur les vergues poussaient des hourras. De son bord, la jeune reine regardait venir le canot du Roi. A mesure qu'il approchait, dit-elle dans son journal[103], je me sentais de plus en plus agitée. Enfin il accosta. Le bon roi était debout et tellement impatient d'aborder, qu'on eut de la peine à l'en empêcher et à le faire attendre jusqu'à ce qu'il fût assez près. Il monta aussi vite que possible et m'embrassa tendrement. C'était un spectacle vraiment attendrissant, et je n'oublierai jamais l'émotion que cela m'a causée. Le Roi exprima, à plusieurs reprises, la joie qu'il éprouvait de me voir. On ne perdit pas de temps pour quitter le yacht, et bientôt on vit le spectacle nouveau des étendards de France et d'Angleterre flottant côte à côte, au-dessus des souverains des deux pays, tandis qu'on les conduisait à terre sur le canot royal français. Le débarquement était magnifique à voir, embelli par une soirée délicieuse et éclairé du soleil couchant. Une foule de gens, tous si différents des nôtres, des troupes, différentes aussi de nos troupes, toute la cour et toutes les autorités étaient rassemblés sur le rivage. Le Roi me conduisit par un escalier assez raide, où la Heine, accompagnée de ma chère Louise — la reine des Belges —, me fit le plus tendre accueil ; Hélène — la duchesse d'Orléans — en grand deuil, Françoise — la princesse de Joinville — et Madame Adélaïde étaient aussi là. Tout cela, les acclamations du peuple et de la troupe, criant : Vive la Reine ! Vive le Roi ! me fit presque défaillir. Le Roi répéta de nouveau combien cette visite le rendait heureux et combien il était attaché à mon père et à l'Angleterre[104].

Débarquée un samedi, la Reine resta à Eu jusqu'au jeudi suivant, ravie de l'hospitalité qu'elle y recevait, s'amusant de tant de choses nouvelles pour sa jeune curiosité[105], jouissant de tous les divertissements si agréablement ordonnés qui remplissaient les journées ou les soirées. Son journal est plein des témoignages presque naïfs de sa joie. Dès le lendemain de son arrivée, elle écrit : Il me semblait que c'était un rêve que je fusse à Eu et que mon château en Espagne favori fût réalisé ; mais ce n'est pas un rêve ; c'est une charmante réalité. Le lundi, après une promenade et un divertissement champêtre : C'était une délicieuse fête ; je m'amuse beaucoup. Le mercredi, à l'occasion d'un déjeuner improvisé en forêt : C'était si joli, si gai, si champêtre, et la rapidité avec laquelle tout avait été arrangé était merveilleuse. Dans les concerts qu'on lui donne, elle trouve que les artistes jouent à merveille ; les comédies la font mourir de rire. Ce qui lui plaît plus encore, c'est l'intimité où elle vit avec la famille royale. Le Roi est gai, écrit-elle, sa conversation riche d'anecdotes : et elle ajoute, le lendemain : La gaieté et la vivacité du Roi me charment et m'amusent. Elle ne tarit pas sur la chère et excellente reine qu'on ne peut que vénérer et aimer ; elle se sent pour elle une tendresse filiale. Ce n'est pas sans une respectueuse émotion qu'elle est admise à entrevoir les fonds douloureux de cette âme royale qui ne se console pas de la mort soudaine de son premier-né. J'ai montré à la Reine, écrit-elle, les miniatures de Puss et de son frère (ses enfants) qu'elle a beaucoup admirés, et elle nous a dit si tendrement : Que Dieu les bénisse et qu'ils puissent ne vous donner jamais de chagrin ! Alors j'ai dit que je voudrais qu'ils devinssent comme ses enfants à elle. A quoi elle a répondu ; Oui, en une chose, dans leur attachement pour leurs parents : mais souvent aussi ils donnent du chagrin. En disant cela, elle baissa les yeux qui se remplirent de larmes, et elle ajouta : Enfin ce que Dieu veut... Le lendemain, la reine Victoria notait encore ce trait qui l'avait frappée : La chère reine m'a dit en me faisant sa visite hier et en me parlant de ses enfants : Je vous les recommande, Madame, ainsi qu'au prince Albert, quand nous ne serons plus. Protégez-les, ce sont des amis de cœur. Le profond deuil de la duchesse d'Orléans touche aussi beaucoup la noble visiteuse : La chère Hélène, dit-elle, a beaucoup d'esprit et de sens ; elle montre beaucoup de courage et de force de caractère. Elle m'a parlé, les larmes aux yeux, de ma sympathie pour elle dans son bonheur et dans son malheur. Pauvre excellente Hélène ! Puis, c'est la reine des Belges : Chère angélique Louise ! elle est si bonne pour nous, sans cesse nous demandant ce que nous désirons, ce que nous aimons. Les princes ne lui plaisent pas moins : Ces jeunes gens sont si gais, dit-elle, particulièrement Joinville, si aimable et notre grand favori. — Ils sont tous si empressés et si agréables, écrit-elle encore ; cela réjouit le cœur : je suis à l'aise avec eux comme si j'étais de la famille. Et elle répète, le lendemain : Je me sens si gaie et si heureuse avec ces chères gens !

Au milieu de ces fêtes et de ces épanchements de royale amitié, la politique se faisait sa part[106]. Il fut tout de suite visible que les ministres britanniques, loin de vouloir diminuer la portée de la démarche faite par leur souveraine, entendaient s'y associer et en faire sortir le rapprochement des deux gouvernements. A peine débarqué, lord Aberdeen dit à M. Guizot ces paroles très significatives : Prenez ceci, je vous prie, comme un indice assuré de notre politique et sur la question d'Espagne et sur toutes les questions ; nous causerons à fond de toutes. Dès le lendemain, il avait avec le roi Louis-Philippe un long tête-à-tête. S'en expliquant aussitôt après avec M. Guizot, il se déclara content des vues et des intentions politiques que le Roi lui avait développées, spécialement sur la question d'Espagne, frappé de l'abondance de ses idées et de ses souvenirs, de la rectitude et de la liberté de son jugement, de la vivacité naturelle et gaie de son langage. Mais c'était surtout entre les ministres que les questions devaient être serrées de près. Ils ne se contentèrent pas des entretiens un peu à bâtons rompus qu'ils pouvaient placer au milieu des excursions ou des réunions générales. Un jour, ils demandèrent la permission de ne pas prendre part à la promenade royale et passèrent deux heures à arpenter seuls le parc, s'entretenant de toutes choses. Entretien singulièrement libre et franc des deux parts, a rapporté M. Guizot, et auquel nous prenions visiblement, l'un et l'autre, ce plaisir qui porte à la confiance et à l'amitié. Pas un sujet qui ne fût abordé. On parla du traité de commerce, de la Russie, de l'Orient, de la Grèce, surtout du droit de visite et du mariage de la reine d'Espagne, qui, aux yeux de lord Aberdeen, étaient l'un le plus gros embarras, l'autre la plus grande affaire du moment.

En ce qui touchait le droit de visite, M. Guizot ne jugeait pas encore le moment venu de faire aucune proposition, mais il s'attacha à faire comprendre comment les votes de la Chambre l'obligeaient à ouvrir prochainement une négociation pour la révision des conventions de 1831. De son côté, lord Aberdeen ne laissa pas ignorer au ministre français à quel point les préventions étaient excitées en Angleterre. Il y a deux choses, lui dit-il, sur lesquelles mon pays n'est pas traitable et moi pas aussi libre que je le souhaiterais, l'abolition de la traite et la propagande protestante. Sur tout le reste, ne nous inquiétons, vous et moi, que de faire ce qui sera bon ; je me charge de le faire approuver. Sur ces deux choses-là, il y a de l'impossible en Angleterre et beaucoup de ménagements à garder. Et comme M. Guizot lui demandait quelle était, dans la Chambre des communes, la force du parti des saints : Ils sont tous saints sur ces questions-là, répondit-il. Toutefois il n'opposa pas de fin de non-recevoir absolue à la négociation qu'on lui annonçait. C'était précisément la qualité propre de cet esprit équitable, qualité plus rare qu'on ne le croit, de tenir compte des difficultés sous l'empire desquelles se trouvaient ceux avec qui il traitait. Il sortit de cet entretien, ayant compris que les Chambres françaises ne désarmeraient pas avant d'avoir obtenu l'abolition du droit de visite, et qu'il y avait là, entre les deux pays, une question à laquelle il fallait trouver une solution, un péril qu'il fallait faire cesser.

Sur le mariage espagnol, lord Aberdeen, demeuré jusque-là soupçonneux, en dépit de nos déclarations antérieures, fut tout d'abord frappé et charmé de l'insistance et de la netteté avec lesquelles, dans l'intimité du tête-à-tête, le Roi et son ministre affirmèrent leur résolution de ne pas aspirer et même de se refuser à l'union d'un prince français avec Isabelle. Mais, on le sait, dans la pensée de notre gouvernement, cette renonciation devait avoir une contre-partie qui était l'exclusion de tout candidat étranger à la famille de Bourbon. Obtint-on, à Eu, que le cabinet britannique adhérât enfin à cette exclusion ? La question est délicate et importante : elle est un des éléments du grave procès qui se plaidera, quelques années plus tard, entre les deux gouvernements, chacun reprochant à l'autre d'avoir manqué à sa parole[107]. La vérité est que, non par arrière-pensée de se duper mutuellement, mais par crainte de rendre plus difficile un accord très désiré des deux parts, les interlocuteurs évitèrent de pousser les choses trop à fond, et qu'à bonne intention, on laissa, dès l'origine de cette affaire, régner un certain vague qui n'était pas sans danger pour l'avenir. Du côté de la France, on n'osa pas mettre l'Angleterre en demeure de reconnaître le droit d'exclusion qu'elle nous avait jusqu'ici dénié, et de répudier nommément la candidature du prince de Cobourg. Du côté de l'Angleterre, la réserve une fois faite du principe et le ménagement gardé sur la personne, on ne refusa pas de s'engager, ou l'on nous laissa croire qu'on s'engageait à seconder en fait nos efforts en faveur des prétendants de la maison de Bourbon et à décourager tous autres candidats. Ce fut ainsi que M. Guizot comprit les conditions de l'accord conclu[108], et la conduite ultérieure de lord Aberdeen indique qu'il se regardait en effet comme ayant pris ces engagements[109]. Seulement, tout en étant personnellement résolu à les tenir avec sa loyauté ordinaire, le secrétaire d'État, par souci des préventions du public anglais et par égard pour les préférences de sa cour, paraît avoir hésité à les faire connaître clairement et complètement autour de lui, mettant volontiers en lumière la réserve qu'il avait faite, en principe, du libre choix de la reine d'Espagne, et laissant un peu plus dans l'ombre le concours pratique qu'il avait promis aux candidats désirés par la France[110]. Du reste, fallût-il admettre un doute sur la mesure de l'engagement pris par le gouvernement anglais, un fait du moins n'est pas contestable, — et ce fait paraît décisif, — c'est que la renonciation du gouvernement du roi Louis-Philippe au mariage français était conditionnelle ; elle supposait que les Bourbons seraient les seuls candidats admis à la main de la Reine. Lord Aberdeen en était formellement averti. L'apparition du prince de Cobourg, lui avait dit M. Guizot, serait la résurrection du duc d'Aumale[111].

Tel fut, autant qu'on peut aujourd'hui le préciser, le résultat de ces longs entretiens sur les principales questions pendantes. M. Guizot s'en félicitait, et c'est ce qui lui faisait écrire un peu plus tard à M. de Barante : La surface du voyage d'Eu a été très bonne. Le fond est encore meilleur[112]. Du reste, ce qui valait peut-être mieux que l'accord conclu sur tel ou tel point particulier, c'était le caractère tout nouveau que prenaient les rapports des deux hommes appelés à diriger la politique étrangère de la France et de l'Angleterre. Tandis que l'intimité s'établissait entre leurs cours, ils devenaient personnellement amis. Ce que toutes les assurances et les protestations de leurs dépêches n'eussent jamais parvenu à faire, la liberté et la cordialité de leur tête-à-tête sous les ombrages du parc d'Eu l'ont accompli en quelques heures. Ainsi ont été, sinon entièrement dissipés, du moins fort atténués, les méfiances et les ombrages dont une rivalité séculaire avait fait en quelque sorte la tradition politique de leurs deux gouvernements. Chacun des interlocuteurs a été à la fois surpris et touché de rencontrer chez l'autre tant de sincère bon vouloir, de modération impartiale et conciliante, de largeur et d'équité d'esprit. Cette amitié n'était pas un caprice superficiel et passager. Elle devait subsister jusqu'à la fin, résistant aux plus délicates complications, permettant de les résoudre et, par là même, aidant singulièrement à la paix du monde. Il faudra la chute de lord Aberdeen et le retour de lord Palmerston, pour perdre le fruit du rapprochement inauguré ainsi en 1843, et pour voir renaître, entre les deux puissances occidentales, les vieilles suspicions et les vieilles animosités.

Après cinq jours de réunion, il fallut bien se séparer. A six heures moins un quart, — écrit la reine Victoria sur son journal, à la date du jeudi 7 septembre, — nous nous sommes levés, le cœur gros, en pensant que nous devions quitter cette chère et aimable famille... J'étais si triste de m'en aller ! Puis, après avoir raconté son embarquement : Enfin le mauvais moment est arrivé, et nous avons été obligés de prendre congé les uns des autres avec le plus grand regret... Nous nous sommes placés de manière à les voir passer sur un petit bateau à vapeur à bord duquel ils sont tous montés. Le Roi a agité sa main et nous a crié encore : Adieu ! Adieu ![113] Le prince Albert, d'un tempérament plus froid, moins disposé à s'attendrir, surtout quand il s'agissait de la France, n'en rapportait pas moins une impression favorable de sa visite à Eu, et, à peine de retour en Angleterre, le 10 septembre, il écrivait à son confident Stockmar : Notre expédition s'est passée à merveille. Le ciel nous a favorisés d'un temps magnifique, et rien n'est arrivé qui pût nous causer le moindre désagrément... Le vieux roi était dans l'enchantement, et toute la famille nous a reçus avec une cordialité, je puis même dire avec une affection vraiment touchante. Victoria a été frappée, de la nouveauté de la scène, et elle est tout à fait triste que ce soit fini. Joinville nous a accompagnés à notre retour et est resté ici deux nuits. J'ai rarement vu un jeune homme qui m'ait plu autant. Ses vues sont particulièrement saines. Il est droit, honorable, bien doué et aimable, mais très sourd. Tous les Français se sont montrés satisfaits et infatigables dans leur courtoisie avec nous. L'effet produit par l'excursion est excellent. Ici le public en est aussi parfaitement satisfait... Lord Brougham m'a écrit hier pour féliciter Victoria et moi sur les bons effets produits en France par notre voyage et sur ce qu'il peut y avoir, dans cette sage démarche, de propre à faire naître de bons sentiments entre les deux nations. Je crois même qu'il en sera ainsi. Aberdeen a été parfaitement satisfait de tous et s'est fait aimer... La famille de Louis-Philippe n'oublie pas que, depuis treize ans, elle a été mise au ban de l'Europe ; aussi apprécie-t-elle vivement cette royale visite. Le Roi m'a répété cela à plusieurs reprises...[114]

Louis-Philippe, en effet, était pleinement heureux. Il n'avait pas eu d'aussi bons jours depuis les fêtes du mariage du duc d'Orléans. Tout ce que je vous dirai, écrivait-il au maréchal Soult après le départ de la reine Victoria[115], ne pourra pas vous donner une idée exacte de sa grâce, de son aménité et de l'affection qu'elle nous a témoignée, à la Reine, à ma sœur, à moi et à tous les miens. Les intérêts de son pays et ceux de sa dynastie lui paraissaient avoir été également bien servis. Cet éclatant témoignage des dispositions du gouvernement anglais facilitait et affermissait la politique de paix, en même temps qu'elle donnait à cette politique meilleure figure, lui ôtait ce je ne sais quoi d'un peu modeste et humilié que prétendait lui reprocher l'opposition. La courtoisie déférente avec laquelle avait été traitée la royauté de Juillet augmentait son prestige aussi bien aux yeux du public français que des cours étrangères. Le Roi constatait ces résultats, et il y voyait, non sans quelque orgueil, le fruit et la récompense de son habile et patiente politique. M. Guizot partageait la joie et le triomphe de son souverain. Avant même que les hôtes royaux eussent quitté le château d'Eu, il écrivait à un de ses amis : Je pense beaucoup à ce qui se passe ici. Si je ne consultais que mon intérêt, l'intérêt de mon nom et de mon avenir, je désirerais, je saisirais un prétexte pour me retirer des affaires et me tenir à l'écart. J'y suis entré, il y a trois ans, pour empêcher la guerre entre les deux plus grands pays du monde. J'ai empêché la guerre. J'ai fait plus : au bout de trois ans, à travers des incidents et des obstacles de tout genre, j'ai rétabli, entre les deux pays, la bonne intelligence et l'accord. La plus brillante démonstration de ce résultat est donnée en ce moment à l'Europe. Je ne ressemble pas à Jeanne d'Arc ; elle a chassé les Anglais de France ; j'ai assuré la paix entre la France et les Anglais. Mais vraiment ce jour-ci est, pour moi, ce que fut, pour Jeanne d'Arc, le sacre du roi à Reims. Je devrais faire ce qu'elle avait envie de faire, me retirer. Je ne le ferai pas, et on me brûlera quelque jour, comme elle[116].

Le public en France n'était sans doute pas monté au même diapason que M. Guizot, et l'entrevue de Victoria avec Louis-Philippe ne lui faisait pas l'effet du sacre de Charles VII. Toutefois son impression était vive ; elle s'était traduite d'abord en surprise, ensuite en curiosité très occupée de tous les détails de la réception. Vainement les journaux de gauche tâchaient-ils de réveiller les ressentiments contre l'Angleterre et de faire croire que le Roi payait en abandon des droits de la France l'honneur qui lui était fait ; le sentiment dominant était la satisfaction. L'effet sera immense, mandait de Paris M. Duchâtel le 3 septembre, plus grand qu'on ne pouvait le croire au premier abord. On s'était demandé un moment si la Reine ne viendrait pas à Paris. La réception y aurait été très belle, écrivait encore M. Duchâtel. J'étais d'abord un peu dans le doute. Mais toutes mes informations sont très favorables. Le général Jacqueminot trouve la garde nationale très animée dans le bon sens[117]. En somme, la nation était flattée, dans son amour-propre, de la politesse qui venait d'être faite à son souverain et dont elle prenait justement sa part.

A l'étranger, au contraire, partout où l'on n'aimait pas la France de Juillet, le dépit fut grand. Dès la première nouvelle des intentions de la reine d'Angleterre, les ambassadeurs des puissances continentales à Paris et à Londres avaient laissé voir leur mauvaise humeur[118]. Un roi n'eût pas fait cela, disait tel d'entre eux ; c'est une fantaisie de petite fille. En même temps, le comte Bresson écrivait de Berlin à M. Guizot[119] : Il y a longtemps que je n'ai reçu une aussi agréable nouvelle... Que nous importe maintenant que tel ou tel prince, de grande, moyenne ou petite cour, juge que ses principes ne lui permettent pas de toucher la terre de France ? La manifestation essentielle est accomplie. Il faut avoir, comme moi, habité, respiré, pendant longues années, au milieu de tant d'étroites préventions, de passions mesquines et cependant ardentes, pour bien apprécier le service que vous avez rendu et pour savoir combien vous déjouez de calculs, combien de triomphes vous changez en mécomptes, et tout ce que gagne le pays aux hommages qui sont rendus au Roi. Quelques jours plus tard, la visite faite, le même comte Bresson, qui avait pu saisir sur le vif les impressions, non seulement de la cour de Prusse, mais aussi de l'empereur de Russie, alors de passage à Berlin, mandait encore à M. Guizot : C'est un immense mécompte pour le Czar et pour tous ceux qui partagent ses sentiments. Avec un ministère tory, cet événement n'était pas même entré dans les prévisions : on se croyait assuré du concert à quatre en toutes circonstances analogues à celles du 15 juillet. On voit qu'à l'instar de l'Angleterre, il faudra compter et l'on comptera beaucoup plus avec nous. Le roi de Prusse n'a guère été plus charmé que son beau-frère... Indubitablement il est froissé que la Reine l'ait relégué dans l'arrière-plan, lui, le parrain du prince de Galles et qui avait droit à la première des visites[120]. Ce dernier grief était un des plus vivement ressentis en Allemagne ; les journaux d'outre-Rhin rappelaient comment Frédéric-Guillaume IV s'était rendu, l'année précédente, à Londres, pour le baptême du prince de Galles, et ils se plaignaient de le voir si mal récompensé de son empressement. A Vienne, la mortification n'était pas aussi vive, mais M. de Metternich n'en considérait pas moins avec déplaisir l'intimité des deux puissances occidentales[121]. L'événement lui paraissait surtout avantageux pour la France : Ce qui est évident, écrivait-il au comte Apponyi[122], c'est que, à Eu, lord Aberdeen s'est laissé enjôler. Dans une rencontre avec Louis-Philippe et M. Guizot, il tirera toujours la courte paille.

Ainsi, qu'on regardât au delà ou en deçà des frontières, qu'on s'attachât à l'apparence ou à la réalité, l'entrevue d'Eu était un fait heureux pour la politique française. Ce succès diplomatique, s'ajoutant au succès parlementaire qui avait marqué la fin de la session de 1843, particulièrement au vote des fonds secrets, faisait une bonne situation au ministère du 29 octobre. Il ne restait plus rien de l'ébranlement produit par le résultat équivoque des élections de juillet 1842. La partie qui, pendant quelque temps, avait paru douteuse, était gagnée, et le cabinet terminait, dans une sécurité qu'il n'avait pas encore connue, sa troisième année d'existence. Une durée de trois ans ! Cela seul n'était-il pas un progrès inespéré ? Les esprits réfléchis en étaient frappés. Je vois avec plaisir, écrivait alors la duchesse de Dino à un de ses amis, que votre opinion est très favorable à la situation du ministère Guizot. Tout ce qui assure de la durée à quelque chose ou à quelqu'un est inappréciable en France... Il semble que la mauvaise veine soit épuisée et que la mort de ce pauvre duc d'Orléans ait été la clôture des mauvais jours[123]. Cette stabilité si nouvelle avait son heureux contre-coup sur le développement des affaires ; la prospérité était grande. Il ne faudrait pas croire cependant qu'en devenant ainsi plus solide, le ministère eût acquis une vraie popularité, et que l'opinion fût disposée à lui témoigner beaucoup de gratitude pour les services qu'il rendait. Dans une lettre qu'il adressait à M. Guizot, le 7 novembre 1843, M. de Barante notait assez exactement l'état des esprits : Vous devez être content, disait-il au ministre, car il me paraît que le pays l'est aussi. Sans doute son bien-être ne lui donne ni conviction, ni affection, ni reconnaissance ; il est même en garde contre de tels sentiments ; mais il est sciemment calme et s'applaudit de son repos[124].

 

 

 



[1] Quelquefois le ministère n'avait qu'à panser des amours-propres blessés par ses adversaires. Parmi les députés sur lesquels comptait l'opposition et qui passèrent au gouvernement, il en était un beau parleur de province, qui, à son premier discours, eut si peu de succès qu'on n'entendit bientôt plus que le bourdonnement des conversations. Etonné, point déconcerté, notre député rencontre M. Thiers en descendant de la tribune et lui demande : Eh bien, que dites-vous de mon début ? — A cette question, M. Thiers se gratte la tête, essuie ses lunettes, et, après quelques moments d'hésitation : Vous auriez tort de vous décourager, lui dit-il, votre voix est excellente. — J'en dis autant à mes chiens de chasse, riposte brusquement le député. De ce jour, le ministère n'eut pas d'ami plus fidèle.

[2] Cette citation et celles qui suivront sans indication spéciale d'origine sont empruntées aux Mémoires de M. Guizot.

[3] M. Guizot avait tout de suite réclamé les bons offices de M. de Metternich. Celui-ci était alors en disposition favorable au ministère français. De tous les ministres depuis 1830, écrivait-il au comte Apponyi, et je n'ai aucune difficulté à étendre mon jugement également à ceux de la Restauration, aucun n'a possédé les qualités de M. Guizot. (Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 621.)

[4] Lettre à M. de Jarnac du 8 novembre 1842. (Documents inédits.)

[5] 29 septembre et 6 octobre 1842.

[6] Lettre du 16 août 1842, adressée au comte de Jarnac et citée par ce dernier dans sa Notice sur lord Aberdeen.

[7] Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 281 à 284.

[8] Lettre confidentielle du 4 décembre 1842. (Documents inédits.)

[9] Lettre du comte Bresson à M. Guizot, du 19 décembre 1842. (Documents inédits.)

[10] D'après M. Guizot (Mémoires, t. VI, p. 293 et 294), M. de Metternich aurait témoigné ne pas attacher d'importance à cette affaire. Telle avait pu être son attitude au début, parce qu'alors il croyait à l'insuccès de la négociation. Mais aussitôt que celle-ci lui parut avoir chance d'aboutir, il prit position très nettement, ainsi qu'il résulte des documents publiés dans les Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 623 à 627.

[11] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 623 à 627. — M. de Metternich, avec le sentiment souvent un peu exagéré qu'il avait de son importance, se flatta même plus tard d'avoir, par cette intervention, empêché l'union douanière. Il écrivit, le 2 janvier 1843, au comte Voyna, à Saint-Pétersbourg : Je me reconnais quelque mérite relativement au genre d'action que j'ai regardé comme le seul qu'avec une chance d'utilité, il me serait possible d'exercer sur cet intermède. Il y a des questions qui de leur nature sont tellement malignes, qu'il n'y faut point toucher, ou les empoigner pour les étrangler de prime abord. La question en instance a dû passer par le second de ces remèdes, et je me suis décidé à l'employer immédiatement. L'événement ayant justifié l'entreprise, il ne me reste plus qu'à m'en féliciter. (Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 627.)

[12] Je me demande, disait un jour M. de Metternich à notre ambassadeur, si le roi Léopold a jamais eu bien sérieusement l'intention de conclure un pareil traité, et s'il n'est pas plus probable qu'il a mis en avant ce projet, qu'il doit savoir inexécutable, afin de n'arriver à rien, tout en paraissant disposé à tout faire pour plaire au roi son beau-père, à la nation française, au parti français en Belgique et au sentiment national qui cherche un débouché pour l'excédent des produits belges. (Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 294.)

[13] Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 294.

[14] Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 285 à 293.

[15] Journal des Débats du 3 décembre 1842.

[16] Discours du 11 mai 1846, à la Chambre des pairs.

[17] M. de Metternich, comme on l'a vu plus haut, s'imaginait volontiers que son intervention avait été la raison décisive de l'abandon du projet d'union douanière, et affectait de croire que le motif tiré du mécontentement des industriels français n'était qu'une feinte de M. Guizot. (Mémoires, t. VI, p. 628.) Le chancelier d'Autriche exagérait son rôle. La dépêche dans laquelle il avait notifié son sentiment au gouvernement français était du 8 décembre 1842. Le 11 novembre, M. Désages écrivait à M. de Jarnac : Les journaux ont déjà parlé d'une circulaire de lord Aberdeen relative au projet d'union franco-belge... Comme ici, il y a ajournement obligé à raison de l'état d'esprit de nos industriels, je ne pense pas que cette bombe, chargée par lord Aberdeen, éclate pour le moment. (Documents inédits.)

[18] Documents inédits.

[19] Ce sentiment se manifestait déjà en juillet 184t. M. Thiers écrivait alors à M. Buloz : Je vous dirai qu'avec un goût tous les jours plus vif pour la grande politique, j'en ai toujours un moindre pour la petite, et j'appelle petite politique celle qu'on fait chaque jour pour la circonstance. Ce pain quotidien dont on vit à Paris m'inspire un dégoût presque insurmontable. Je suis fort partisan de nos institutions, car je n'en sais pas d'autres possibles, mais elles organisent le gouvernement en un vrai bavardage. L'opposition ne parle que pour embarrasser le gouvernement cette semaine, et le gouvernement n'agit que pour parer à ce que l'on dira la semaine prochaine... C'est pour moi un vrai sacrifice que de rentrer dans ce présent si étroit et si agité... Je suis heureux où je suis, en faisant ce que je fais. M. Thiers venait de Hollande et allait en Allemagne pour étudier les champs de bataille de Napoléon. (Notice sur M. Buloz, par M. DE MAZADE, Revue des Deux Mondes du 1er juin 1877.)

[20] M. Léon Faucher écrivait à un de ses amis, le 15 novembre 1842 : Notre politique est toujours à l'état de langueur ; Thiers se préoccupe de son Histoire de l'Empire... Il ajoutait, dans une autre lettre du 22 mars 1843 : Thiers reste à Paris tout l'été, dans l'espoir d'achever son histoire cette année : il est à peu près perdu pour la politique jusque-là... (Léon FAUCHER, Biographie et Correspondance, t. I, p. 135 et 140.) Les trois premiers volumes de l'ouvrage de M. Thiers devaient être publiés au commencement de 1845.

[21] Cf. liv. II, ch. X, § II.

[22] Lamartine écrivait à un ami, le 1er octobre 1835 : Il se fait, depuis mon voyage et mon incursion dans l'histoire, un grand travail de renouvellement en moi... Je deviens de jour en jour plus intimement et plus consciencieusement révolutionnaire.

[23] Il est mobile et sincère, disait madame de Girardin. La seconde page de ses lettres dément la première et n'en est pas moins pour cela l'expression d'un sentiment vrai, je veux dire qu'il l'éprouve véritablement au moment où il l'exprime. Seulement on peut dire de lui (M. de Humboldt faisait le même reproche à l'abbé de Lamennais) qu'il change trop souvent d'idée fixe. — M. Sainte-Beuve a écrit dans ses Notes et pensées : Lamartine est, sur tous les points, convaincu chaque jour de contradiction et d'incohérence. Il parle à Marseille pour le libre-échange, et on lui rappelle qu'il a précédemment prêché la doctrine contraire. Un jour, causant chez madame Récamier de l'impôt sur le sel, il dît toutes sortes de raisons en faveur de cet impôt : Je suis charmé, dit M. de Chateaubriand, de vous entendre soutenir ces choses, car on m'avait dit que vous parleriez contre. — Ah ! c'est vrai, répliqua Lamartine, ils sont venus me trouver, et j'ai promis d'appuyer l'abolition de l'impôt ; mais je suis convaincu qu'au fond il est moins onéreux qu'utile. — Ainsi de tout.

[24] M. de Lamartine disait à M. Sainte-Beuve : Avez-vous jamais lu de l'économie politique ? et sans attendre sa réponse : Avez-vous jamais mis le nez dans ce grimoire ? Rien n'est plus facile, rien n'est plus amusant. (Portraits contemporains, nouvelle édition, t. I, p. 381.)

[25] C'est M. de Lamartine lui-même qui s'exprime en ces termes, dans sa critique de l'Histoire des Girondins. Il disait, un jour, à M. Duvergier de Hauranne : Et vous aussi, vous croyez que la poésie est ma vocation. Sachez que, pour moi, la poésie est une simple distraction à laquelle je n'attache aucune importance. Le matin, avant déjeuner, je fais des vers que j'écris au crayon sur quelques morceaux de papier. Puis, sans y songer davantage, je jette tous ces morceaux de papier dans un sac où madame de Lamartine va les chercher pour les classer à son gré. Ma véritable vocation, c'est la politique, ce sont les affaires, ce sont les chiffres. M. de Lamartine, à qui les années ne coûtaient rien, ajoutait qu'il avait pâli dix ans sur la question du libre-échange, dix ans sur la question des prisons, dix ans sur la question du budget, etc., etc. (Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.)

[26] Expression de M. Emile Ollivier, dans l'éloquent discours qu'il avait préparé pour sa réception à l'Académie française. (Lamartine, précédé d'une préface sur les incidents qui ont empêché son éloge en séance publique de l'Académie française, par Emile OLLIVIER.)

[27] M. de Lamartine écrivait à un ami, le 14 janvier 1836 : Avant-hier, j'ai improvisé une demi-heure admirablement, éloquemment et politiquement selon moi. Il n'y a que moi qui m'en sois aperçu. Et le 13 janvier 1838 : J'ai beau travailler, comprendre, me former à une parole qui intérieurement me semble au niveau et fort au-dessus même de beaucoup d'autres, je ne suis pas encore entendu ni compris par la masse et je n'exerce pas l'ascendant naturel et proportionne à mon effort. — Madame de Girardin écrivait peu après : N'a-t-on pas abreuvé de ridicule et d'ironie l'orateur, sublime amant d'Elvire ? Ne lui a-t-on pas crié comme une injure son beau titre de poète, chaque fois qu'il montait a la tribune ? N'a-t-on pas traité ses plus nobles sentiments de fictions et de chimères ? On lui a dit qu'il plantait des betteraves dans les nuages, que sa conversion des rentes ne valait pas sa conversion de Jocelyn, et mille autres niaiseries semblables... (Lettres parisiennes du vicomte de Launay, t. II, p. 160.)

[28] Cf. plus haut, ch. I, § IX, et ch. II, § IV.

[29] M. Royer-Collard disait un jour, en décembre 1841 : On n'est jamais sûr que, lorsqu'on vient d'entendre de M. de Lamartine un magnifique discours à la tribune, si on le rencontre dans les couloirs de la Chambre et qu'on le félicite, il ne vous réponde à l'oreille : Cela n'est pas étonnant, voyez-vous, car, entre nous, je suis le Père éternel ! (Cahiers de M. Sainte-Beuve, p. 15.)

[30] M. de Lamartine a écrit, dans un de ses Entretiens de littérature : Les révolutions de 1814 et de 1815 auxquelles j'assistai, la guerre, la diplomatie, la politique auxquelles je me consacrai, m'apparurent, comme les passions de l'adolescence m'étaient apparues, par leur côté littéraire... Tout devint littéraire à mes yeux, même ma propre vie. L'existence était un poème pour moi.

[31] Cité par M. DE MAZADE, dans son intéressante étude sur M. de Lamartine. (Revue des Deux Mondes, 1er août et 15 octobre 1870.)

[32] Dans ce discours, M. de Lamartine opposait, avec complaisance, aux temps calmes où chacun est classé, suit sa voie, les temps d'orage, ces drames désordonnés et sanglants qui se remuent à la chute ou à la régénération des empires, dans ces sublimes et affreux interrègnes de la raison et du droit. Alors le même nomme, soulevé par l'instabilité du flot populaire, aborde tour à tour les situations les plus diverses, les emplois les plus opposés... Il faut des harangues pour la place publique, des plans pour le conseil, des hymnes pour le triomphe... On cherche un homme ; son mérite le désigne... On lui impose au hasard les fardeaux les plus disproportionnés à ses forces... L'esprit de cet homme s'élargit, ses talents s'élèvent, ses facultés se multiplient ; chaque fardeau lui crée une force, chaque emploi, un mérite.

[33] M. de Lamartine a rapporté plus tard cette conversation, dans ses Entretiens de littérature. Le langage prêté à Talleyrand est peu conforme à ses habitudes d'esprit, mais il montre au moins ce que M. de Lamartine désirait entendre.

[34] Lettre du 10 décembre 1834.

[35] Lettre du 12 avril 1838.

[36] La correspondance de M. de Lamartine est remplie des épanchements de l'admiration qu'il ressent pour sa propre éloquence. Il l'exprime avec une sorte de candeur et aussi peu de gène que s'il s'agissait d'un autre : J'ai eu un grandissime succès (juin 1836). — Tu n'as pas l'idée de l'effet de ma dernière séance à la tribune (mars 1837). — Depuis les beaux discours de la Restauration, il n'y a pas eu d'effet de tribune si merveilleux (25 avril 1838). — Je viens d'avoir un tel succès que je n'en ai jamais vu de semblable depuis 1830 (1839).

[37] Lettres du 27 décembre 1834 et du 25 avril 1838.

[38] Lettre du 10 octobre 1841.

[39] Chronique politique de la Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1842.

[40] Lettres du 5 novembre 1841 et du 23 novembre 1842.

[41] Guizot, Molé, Thiers, Passy, Dufaure, cinq manières de dire le même mot. Ils m'ennuient sous toutes les désinences. Que le diable les conjugue comme il voudra ! (Lettre du 5 octobre 1842.)

[42] Chronique politique de la Revue des Deux Mondes du 1er avril 1843.

[43] Chroniques parisiennes de M. SAINTE-BEUVE, p. 17.

[44] Lettre du 6 février 1841.

[45] Notes et pensées de M. SAINTE-BEUVE, t. XI des Causeries du lundi, p. 462.

[46] Discours du 9 janvier 1837.

[47] Lettre du 1er octobre 1858, adressée à M. W. R. Greg, esq. (Œuvres et correspondance inédites d'Alexis DE TOCQUEVILLE, t. II, p. 456.)

[48] C'est encore ce que M. de Tocqueville exprimait ainsi, dans la lettre déjà citée : Ce terrain de la politique étrangère est essentiellement mobile, il se prête à toutes sortes de manœuvres parlementaires ; on y rencontre sans cesse de grandes questions capables de passionner la nation, et à propos desquelles les hommes politiques peuvent se séparer, se rapprocher, se combattre, s'unir, suivant que l'intérêt ou la passion du moment les y porte.

[49] Discours du 21 janvier 1843.

[50] Cf. plus haut, § I.

[51] 1er février 1843.

[52] Vers cette époque, le 13 mars 1843, M. Désages écrivait au comte de Jarnac : L'anglophobie existe encore à un degré vraiment incroyable dans une foule de têtes qui, à cette infirmité près, sont d'ailleurs assez saines. (Documents inédits.)

[53] Journal inédit du baron de Viel-Castel.

[54] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[55] Lettre de la duchesse de Dino à M. de Barante. (Documents inédits.)

[56] Le Journal des Débats disait, le 20 février 1843 : Nous demandons et nous avons le droit de demander une discussion franche et complète, et, si nous ne l'obtenions pas, si le cabinet était renversé clandestinement par des adversaires honteux d'eux-mêmes et de leurs rôles, le ministère qui viendrait à la place est baptisé d'avance ; il ne pourrait s'appeler que le ministère de l'intrigue. Il ajoutait, le lendemain : Nous n'aimons pas, on le sait, les coalitions ; mais nous aimons encore moins, s'il est possible, l'intrigue honteuse, qui n'ose s'avouer elle-même... Que voyons-nous ?... Une conjuration de muets, apostés auprès du pouvoir, et qui s'apprêtent à le saisir, si, après le combat auquel ils sont décidés a ne prendre aucune part, leur appoint mystérieux et furtif donne la majorité n l'opposition... Il faut donc que le pays, la Chambre et le ministère le sachent bien : une comédie d'ambition se prépare. Méfions-nous des personnages muets qui veulent y jouer un rôle.

[57] Dans un discours fort mordant, l'un des amis du cabinet, M. Desmousseaux de Givré, avait interpellé M. Dufaure et M. Passy : Quand on a vécu sous le même toit pendant trois ans, avait-il dit, il n'est pas permis de déménager la nuit, sans dire adieu à ses hôtes.

[58] Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 82.

[59] X. DOUDAN, Mélanges et Lettres, t. III, p. 112.

[60] Lettre à M. de Jarnac, du 6 mars 1843. (Documents inédits.)

[61] En 1842, il n'y avait eu que 8 voix de majorité : 198 contre 190. En 1843, il y en eut 26 :207 contre 181. Il est à remarquer que le chiffre total des votants était le même dans les deux cas.

[62] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[63] Février 1843.

[64] 17 février 1843.

[65] Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 187.

[66] Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 188.

[67] Lettre du comte Apponyi, en date du 5 mars 1843. (Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 677.)

[68] Lettre du 13 février 1843 (ibid., p. 675). — M. de Metternich ajoutait cette réflexion : Il n'y a pas de question dans laquelle un cabinet puisse se trouver plus singulièrement placé que le nôtre dans celle-ci. Nous avons combattu les propositions anglaises, pendant plus de vingt ans. De guerre lasse, et restés seuls de notre bord, nous avons fini par céder à l'invitation pressante des deux puissances maritimes, et cela pour nous trouver engagés dans un système que nous avions combattu avec les raisons, — fort bonnes d'ailleurs, — que nous devons récuser aujourd'hui, parce qu'elles sont incomplètement soutenues par l'une des puissances originairement contractantes ! Tout bien considéré, il me paraît prouvé que certaines idées philanthropiques ne nous conviennent pas.

[69] Lettres du 13 avril et du 13 juin 1843. (Notice sur lord Aberdeen, par le comte DE JARNAC.)

[70] Notice sur lord Aberdeen, par le comte DE JARNAC.

[71] Mémoires de M. Guizot, t. VII, p. 309, et t. VIII, p. 108. Voyez ce qui a été déjà dit des affaires d'Espagne, liv. II, ch. XIV, § V ; liv. III, ch. II, §§ IV et VI ; ch. III, § III, et ch. VI, § I.

[72] Le maréchal Soult écrivait au duc d'Orléans, le 15 octobre 1839 : En Espagne, tout marche à notre satisfaction, et le mérite des événements qui s'y sont passés depuis deux mois appartient incontestablement à la sagesse des conseils et des manifestations qui, avec l'approbation de Sa Majesté, ont eu lieu de notre part pour imprimer une impulsion nouvelle aux opérations. (Documents inédits.)

[73] Lettre adressée à M., de Sainte-Aulaire, mais destinée en réalité à lord Aberdeen. (Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 305 et suiv.)

[74] Documents inédits.

[75] Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 298, 299. Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 590, 591.

[76] Dépêche du 5 janvier 1842.

[77] Rappelons ici ce passage, déjà cité par nous, d'une lettre écrite, le 25 octobre 1833, par le duc de Broglie à lord Brougham : Nous eussions fort préféré que don Carlos eût succédé naturellement à son frère, selon la loi de 1713. Cela était infiniment plus dans l'intérêt de la France. La succession féminine, qui menace de nous donner un jour pour voisin je ne sais qui, nous est au fond défavorable. (Documents inédits.)

[78] En commençant dans ses Mémoires le récit des négociations relatives à ce mariage, M. Guizot l'appelle l'événement le plus considérable de son ministère. (T. VIII, p. 101.)

[79] Dès le 1er novembre 1836, lord Palmerston, dont la méfiance jalouse était si facilement en éveil, écrivait à son frère : Louis-Philippe est aussi ambitieux nue Louis XIV et veut mettre un de ses fils sur le trône d'Espagne, comme mari de la jeune reine. (BULWER, Life of Palmerston, t. III, p. 24.)

[80] Des écrivains anglais ont prétendu que Louis-Philippe avait commencé par désirer marier la Reine à un de ses fils. Cette assertion ne peut un moment se soutenir, en face des preuves données par M. Guizot. (Mémoires, t. VIII, p. 107, 108.)

[81] Lettre du 9 août 1843. (Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 107.)

[82] La maison de Saxe-Cobourg-Gotha, cette maison si rapidement ascendante, comme a dit M. Guizot, se divisait en plusieurs branches. Le duc régnant, Ernest Ier, avait deux fils : Ernest, qui devait lui succéder, et Albert, l'époux de la reine Victoria. Le frère cadet d'Ernest Ier, Ferdinand, avait quatre enfants : Ferdinand, mari de la reine de Portugal ; Auguste, qui devait épouser la princesse Clémentine d'Orléans ; Léopold, le prétendant à la main d'Isabelle, et une fille mariée au duc de Nemours. Un autre frère d'Ernest Ier était Léopold, le roi de Belgique. Enfin ces trois frères avaient eu deux sœurs, l'une mariée en Russie, l'autre, Victoria, duchesse de Kent, et mère de la reine Victoria.

[83] Un peu plus tard, M. de Sainte-Aulaire, qui avait vainement cherché à faire expliquer le roi Léopold sur cette question, résumait ainsi son impression : Le roi Léopold ne veut pas mécontenter notre roi ; il s'emploiera toujours en bon esprit entre nous et l'Angleterre. Mais, après tout, il est beaucoup plus Cobourg que Bourbon, et il fera pour son neveu tout ce qu'il jugera possible. (Dépêche de M. de Sainte-Aulaire, en date du 14 juillet 1843. Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 132.)

[84] Par un calcul facile à comprendre, le baron de Stockmar, dans ses Mémoires, et sir Théodore Martin, dans sa Vie du prince consort, ont cherché à diminuer ou à supprimer complètement la responsabilité du gouvernement et de la cour d'Angleterre dans cette candidature du prince de Cobourg. Je ne leur opposerai pas les renseignements contraires, recueillis alors par la diplomatie française. Je me bornerai aux aveux mêmes du baron de Stockmar, tels qu'on les trouve dans ses Mémoires. Le confident du prince Albert, examinant, à la date du 14 mai 1842, la question du mariage espagnol, et parlant évidemment pour le prince autant que pour lui, commençait par dire que les Bourbons offraient prise à beaucoup d'objections. Puis il ajoutait ces paroles significatives : Notre candidat est plus acceptable. Non qu'il fût sûr des aptitudes personnelles du jeune Léopold : Mais, ajoutait-il, en de telles circonstances, c'est faire assez, c'est même tout faire que de permettre au destin de le trouver, si le destin, dans sa capricieuse envie de réaliser des choses invraisemblables, persistait à le chercher en dépit de tous les empêchements et de tous les obstacles. C'est ce qui a eu lieu, autant du moins que la chose était en notre pouvoir. Nous avons dirige sur ce candidat l'attention de l'Espagne et de l'Angleterre avec la prudence que conseillait un examen attentif de toutes les convenances. Puis, après avoir parlé des dispositions d'Espartero, il terminait ainsi ; Nous avons déjà obtenu que notre ministère, d'abord favorable à un Bourbon, parce qu'un Bourbon susciterait le moins de difficultés extérieures, devienne tout a fait impartial et soutienne loyalement tout choix conforme aux vrais intérêts de l'Espagne. Ainsi la semence est déjà confiée à la terre, à une terre, il est vrai, où, selon toute vraisemblance, elle ne lèvera pas. Qu'importe ? Notre part du travail est accomplie, la seule part qui fût possible, la, seule que conseillât la raison ; nous n'avons plus qu'à attendre le résultat.

[85] Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 130.

[86] Dans l'écrit du 14 mai 1842, déjà cité plus haut, le baron de Stockmar, après avoir rapporté comment le prince Albert et lui avaient dirigé sur leur candidat l'attention de l'Espagne, ajoutait : Espartero ne s'est déclaré ni pour ni contre ; il a dit très sagement qu'une telle affaire ne pouvait être décidée que par le gouvernement espagnol, en vue des véritables intérêts de la nation espagnole, sous le patronage et avec l'assentiment de l'Angleterre.

[87] Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 110 à 118.

[88] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 598, 620, 658, 682 à 702. Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 118 à 122.

[89] Lettres du duc de Glücksberg, chargé d'affaires de France, à M. Désages, en date du 18 mars et du 5 avril 1843. (Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 131.)

[90] Dépêche de M. Guizot à M. de Sainte-Aulaire. (Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 134 à 138.)

[91] Lettre du 15 février 1843. (Documents inédits.)

[92] Dès septembre 1842, l'un des hommes politiques du parti radical, M. Olozaga, de passage à Paris, disait à M. Guizot : L'influence anglaise est fort diminuée ; elle pèse à tout le monde. (Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 124.) — Peu d'années après, le duc de Broglie, rappelant, à la tribune de la Chambre des pairs, la chute d'Espartero, s'exprimait ainsi : C'est la nation espagnole elle-même qui s'est chargée de renverser le parti antifrançais, le parti soi-disant national ; c'est la rupture de ce parti, de son chef avec la France, qui a prépare et précipité sa ruine. (Discours du 19 janvier 1847.)

[93] The Greville Memoirs, second part, t. II, p. 50. — BULWER, Life of Palmerston, t. III, p. 179. — Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 684.

[94] Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 141.

[95] Cette idée d'un accord avec la France sur les affaires espagnoles s'était, du reste, déjà manifestée dans l'entourage de lord Aberdeen. En mars 1842, lord Wellington avait dit à un envoyé de M. Guizot : Ils ont détruit, dans ce pays-là, tous les vieux moyens de gouvernement, et ils ne les ont remplacés par aucun autre ; il faudrait que les deux grandes puissances, l'Angleterre et la France, se concertassent pour la pacification de l'Espagne. (Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 117.)

[96] Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 143.

[97] Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 144.

[98] Dépêche à M. de Jarnac, chargé d'affaires à Londres, citée par M. Guizot, a la tribune de la Chambre des pairs, dans son discours du 20 janvier 1847.

[99] A Eu, lord Aberdeen dit à M. Guizot : La Reine n'ira point à Paris ; elle veut être venue pour voir le Roi et la famille royale, non pour s'amuser. (Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 193.)

[100] Rappelons que la duchesse de Kent, mère de la Reine, et le prince Albert, son mari, étaient des Cobourg. D'autre part, trois enfants de Louis-Philippe, les princesses Louise et Clémentine et le duc de Nemours, avaient épousé des Cobourg.

[101] The Greville Memoirs, second part, t. II, p. 196, 197.

[102] Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 188, 189.

[103] Les extraits de ce journal, auquel je ferai plusieurs autres emprunts, ont été publiés par sir Théodore MARTIN, dans son ouvrage The Life of H. R. H. the Prince Consort. M, Craven a donné une traduction abrégée de cet ouvrage, sous ce titre : Le Prince Albert, extraits de l'ouvrage de sir Théodore Martin.

[104] A propos des acclamations des populations, M. Guizot faisait, dans une lettre écrite le lendemain, les réflexions suivantes : Ce pays-ci n'aime pas les Anglais. Il est normand et maritime. Dans nos guerres avec l'Angleterre, le Tréport a été brûlé deux ou trois fois et pillé je ne sais combien de fois. Mais on a dit, on a répété : La reine d'Angleterre fait une politesse à notre roi ; il faut être bien poli avec elle. Cette idée s'est emparée du peuple et a surmonté souvenirs, passions, tentations, partis. Ils ont crié et ils crieront : Vive la Reine ! et ils applaudissent le God save the Queen de tout leur cœur. Il ne faudrait seulement pas le leur demander trop longtemps. (Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 191.)

[105] A propos de la visite faite à la chapelle du château, la Reine écrit sur son journal : C'est la première chapelle catholique que j'aie vue.

[106] Pour l'exposé des conversations politiques qui ont eu lieu à Eu, pendant la visite de la reine d'Angleterre, je me suis principalement attaché au témoignage de l'un des interlocuteurs, aux Mémoires de M. Guizot (t. VI, p. 191 et suiv., et t. VIII, p. 144). Les citations qui seront faites sans indication de source spéciale sont empruntées à ces Mémoires.

[107] Les historiens anglais ont naturellement cherché à établir que leur gouvernement ne s'était nullement engagé à repousser la candidature du prince de Cobourg. Telle est notamment la thèse de M. BULWER (Life of Palmerston) et de sir Théodore (Life of H. R. H. the Prince Consort). Le baron de Stockmar présente les faits de même dans ses Mémoires.

[108] M. Guizot, revenant sur ces événements, le 20 janvier 1847, à la tribune de la Chambre des pairs, a raconté ainsi, sans être contredit par lord Aberdeen, ce qui s'était passé à Eu, en 1843, au sujet du mariage espagnol : Cette question devint, entre lord Aberdeen et moi, l'objet de plusieurs conversations : il fut convenu, non pas que lord Aberdeen accepterait et proclamerait notre principe sur les descendants de Philippe V qui seuls nous convenaient pour le trône d'Espagne, mais qu'en fait, en pratique, les conseils de l'Angleterre seraient donnés dans ce sens, que tout autre candidat serait découragé, par voie d'influence seulement, mais qu'il le serait. Et l'orateur citait, à l'appui de son récit, la dépêche par laquelle, le 21 septembre 1843, il mandait à M. de Flahault, son ambassadeur à Vienne, le résultat des conversations qui venaient d'avoir lieu, quelques semaines auparavant : ... Lord Aberdeen accepte les descendants de Philippe V comme les seuls candidats convenables au trône de la reine Isabelle, Il ne proclamera pas le principe hautement et absolument comme nous. Il l'adopte en fait, et se conduira en conséquence. Aucune exclusion n'est formellement prononcée. Nous n'excluons pas formellement les Cobourg. L'Angleterre n'exclut pas formellement lès fils du Roi. Mais il est entendu que nous ne voulons ni l'une ni l'autre de ces combinaisons, que nous ne poursuivions ni l'une ni l'autre, que nous travaillerons, au contraire, à empêcher que l'une ou l'autre soit proposée par l'Espagne, et que si l'une des deux propositions était faite, l'autre reprendrait à l'instant sa liberté... Cela convenu, lord Aberdeen s'engage à appuyer, de concert avec nous, celui des descendants de Philippe V qui aura en Espagne le plus de chance de succès, sous ces deux réserves, qui sont parfaitement notre avis aussi à nous : 1° que l'indépendance de l'Espagne et de la Reine sera respectée ; 2° que l'Angleterre ne prendra aucune initiative et se bornera à marcher avec nous, en appuyant de son influence notre résolution commune.

[109] Notre assertion n'est nullement contredite par ce fait que lord Aberdeen a affirmé plus tard avoir toujours protesté contre la prétention d'imposer comme mari à la Reine et à son peuple un prince pris expressément dans telle ou telle famille. (Lettre à M. Guizot, du 14 septembre 1846, publiée dans la Revue rétrospective.) C'était là la réserve de principe. Mais dans cette même lettre, lord Aberdeen se faisait honneur de n'avoir jamais rien fait pour la candidature Cobourg, d'en avoir, au contraire, détourné la Reine et le prince Albert, d'avoir désavoué ceux de ses agents qui s'étaient laissé compromettre dans ce sens, et d'avoir exprimé l'avis que le mariage avec un Bourbon était le plus convenable. Voilà l'exécution de l'engagement de fait.

[110] C'est ainsi seulement qu'on peut expliquer comment le prince Albert écrivait, le 10 septembre 1843, en revenant d'Eu, à son confident, le baron de Stockmar : Il ne s'est rien passé de politique, excepté la déclaration de Louis-Philippe à Aberdeen qu'il ne donnerait pas son bis à l'Espagne, même si on le lui demandait, et la réponse d'Aberdeen qu'excepté un de ses fils, tout aspirant que l'Espagne choisirait serait accepté par l'Angleterre. (Le Prince Albert, t. I, p. 98.) — Évidemment, si le mari de la reine Victoria avait été tenu au courant des longues conversations échangées entre les deux ministres anglais et français, il n'eût pu écrire qu'il ne s'était rien passé de politique, et il n'eût pas tout réduit à un abandon de la candidature française sans aucune contre-partie. Il est donc probable que lord Aberdeen, qui n'aimait pas à contredire et à contrister les gens, n'avait pas été empressé de faire savoir au prince consort à quel point il avait sacrifié, en fait, les chances matrimoniales de son cousin.

[111] Ce propos si significatif était rapporté, quelques jours après avoir été tenu, dans la dépêche adressée par M. Guizot à M de Flahault. (Discours précité du 20 janvier 1847.)

[112] Lettre du 2 novembre 1843. (Documents inédits.)

[113] Le Prince Albert, t. I, p. 96 et 97.

[114] Le Prince Albert, t. I, p. 97 et 98.

[115] Lettre du 10 septembre 1843. (Documents inédits.)

[116] Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 195, 196.

[117] Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 196.

[118] Les ambassadeurs du Nord ont montré de la mauvaise humeur, écrivait le prince Albert à Stockmar, ce qui est peu judicieux... L'empereur de Russie en sera impatienté, mais cela nous est égal. (Le Prince Albert, t. I, p. 98.)

[119] Lettre du 31 août 1843. (Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 196, 197.)

[120] Lettre du 22 septembre 1843. (Documents inédits.) — A la même époque, la duchesse de Dino écrivait à M. de Barante : On ne dit pas Nicolas de trop belle humeur, et ce qui se passe à Eu lui déplaît mortellement. Je pense que tous nos petits princes allemands, qui craignent de se crotter en passant le Rhin, vont peu à peu le sauter à pieds joints. (Documents inédits.)

[121] Dépêches de M. de Flahault du 11 et du 20 septembre 1843. (Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 197, 198.)

[122] Lettre du 12 octobre 1843. (Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 690.)

[123] Lettre à M. de Barante. (Documents inédits.)

[124] Documents inédits.