HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE IV. — LA CRISE DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE (MAI 1839-JUILLET 1841)

 

CHAPITRE III. — LE TRAITÉ DU 15 JUILLET 1840. MARS-JUILLET 1840.

 

 

I. Le plan diplomatique de M. Thiers. Il veut gagner du temps, ramener l'Angleterre, se dégager du concert européen et pousser sous main à un arrangement direct entre le sultan et le pacha. — II. M. Guizot ambassadeur. Ses avertissements au gouvernement français. Son argumentation avec lord Palmerston. Peu d'effet produit sur ce dernier. — III. Obstacles que lord Palmerston rencontre parmi ses collègues et ses alliés. Transactions proposées par les ministres d'Autriche et de Prusse. Refus de la France. Négociations diverses. Nouvelles offres de transaction. — IV. Tentative d'arrangement direct entre la Porte et le pacha. Espoir de M. Thiers. Irritation des puissances. Lord Palmerston pousse à faire une convention sans la France. La Russie, l'Autriche et la Prusse y sont disposées. Résistances dans l'intérieur du cabinet anglais. On se cache de M. Guizot. Ce qu'il écrit à M. Thiers. Signature du traité sans avertissement préalable à l'ambassadeur de France. Stipulations du traité. Mémorandum de lord Palmerston. Conclusion.

 

I

En suivant M. Thiers dans sa politique parlementaire, nous avons perdu de vue les négociations sur la question d'Orient. C'est, du reste, ce qui était arrivé alors au public français. Cependant, pour n'avoir pas occupé le parlement et la presse, ces négociations n'en avaient pas moins continué, dans l'ombre et le mystère des chancelleries, et s'étaient, de jour en jour, approchées du dénouement qui devait si désagréablement rappeler l'attention publique sur ce sujet. Il convient d'en reprendre le récit au point où nous l'avions laissé. On se rappelle quel était le dernier état des choses à la chute du ministère du 12 mai : la Russie venait de renvoyer M. de Brünnow en Angleterre, avec instructions de tout céder pour séparer les puissances de la France ; celle-ci s'obstinait, au contraire, à soutenir les prétentions de Méhémet-Ali ; tout concourait donc à consommer notre isolement ; seulement, la prudence ou l'hésitation de quelques-uns des alliés ralentissait un peu les événements que lord Palmerston et M. de Brünnow eussent volontiers précipités, et pour le moment les négociations de Londres étaient suspendues, sous prétexte d'attendre l'arrivée d'un plénipotentiaire turc. Si le nouveau ministère français eût voulu dégager notre politique des complications périlleuses où elle s'était fourvoyée, ce retard lui aurait donné le temps d'accomplir son évolution. Mais nous avons déjà vu que, dans ses premières déclarations devant les Chambres, M. Thiers, loin d'oser annoncer quelque mouvement de retraite, avait cru nécessaire de promettre qu'il ne serait pas moins égyptien que ses prédécesseurs[1]. Il avait seulement émis la prétention d'être plus habile et plus heureux dans la poursuite du même but. Par quels moyens ? Il ne l'avait pas dit à la tribune. Rien de plus légitime qu'une telle discrétion. Mais le ministre était évidemment plus explicite avec ses agents diplomatiques. Cherchons à découvrir, par les instructions données à ces derniers, le plan qu'il entendait suivre dans cette difficile négociation.

L'idée qui tout d'abord se dégage avec le plus de netteté est le désir de gagner du temps. Reculer autant que possible la reprise des pourparlers de Londres, les faire ensuite traîner en longueur, affecter de se dire sans parti pris, s'abstenir de faire aucune proposition, critiquer celles d'autrui avec mesure et patience, sans se prononcer et de façon à retarder toute solution définitive, laisser entrevoir que si l'on voulait violenter la politique de la France, la France résisterait, telle est la tactique recommandée par le ministre à ses ambassadeurs près les diverses cours[2]. Pour n'être pas déraisonnable et paraître indiquée par les circonstances, cette tactique n'était pas sans risque. Pendant que nous refuserions ainsi systématiquement de rien conclure, n'était-il pas à craindre que les autres puissances, impatientées, n'en finissent sans nous ? En tout cas, ce n'était qu'un expédient temporaire. Qu'y avait-il au bout de cette politique d'attente et de difficultés sans cesse renouvelées ? Ce temps que l'on cherchait à gagner, qu'en prétendait-on faire ? S'il fallait en croire la conversation que M. Thiers a eue plus tard, — après 1848, — avec un Anglais, son secret dessein était de guetter le moment où l'opinion française, distraite ou fatiguée de son engouement égyptien, eût permis de consentir une transaction, pour le moment impossible[3]. Mais, dans les documents de l'époque, on ne trouve rien qui confirme cette explication donnée après coup. Le ministre, sans doute, y paraissait désirer un accord avec l'Angleterre, mais l'attendait des concessions de cette dernière ; il ne désespérait pas de vaincre par son habileté un antagonisme qu'il prétendait avoir été surtout provoqué par la maladresse de ses prédécesseurs ; et puis il se flattait que lord Palmerston accorderait à un partisan déclaré de l'alliance anglaise ce qu'il avait refusé au ministère du 12 mai, plus ou moins compromis dans les alliances continentales. C'était pour mener à fin cette conversion de l'Angleterre que M. Thiers jugeait utile de retarder toute solution. Pendant ce temps, d'ailleurs, les amours-propres engagés auraient le temps de se calmer. Aussi écrivait-il, le 12 mars, à M. de Barante : Il ne faut point afficher d'espérances ni de projets personnels à notre cabinet ; nous dirons notre mot quand il le faudra, mais il n'est pas nécessaire de nous presser ; jusque-là, de la douceur et des raisonnements, les meilleurs possibles.

C'est surtout avec l'Angleterre que M. Thiers prétendait ainsi employer la douceur et les raisonnements. Plus que jamais, il était convaincu que le ministère précédent avait commis une grande faute en se liant au concert européen. La note du 27 juillet lui paraissait surtout regrettable. C'est, disait-il, l'ornière dans laquelle le char a échoué. Seulement, il ne pouvait faire que ce concert n'eût été accepté, bien plus, provoqué par la France, et que cette note ne portât même la signature de l'amiral Roussin, devenu son collègue dans le cabinet du 1er mars. Il reconnaissait donc l'impossibilité de répudier ouvertement un engagement si formel et si récent[4], mais ne renonçait pas à s'en dégager peu à peu et sans bruit, par quelqu'une de ces voies détournées, obliques, qu'on ne saurait sans doute interdire à la diplomatie, mais dans lesquelles il est d'ordinaire fâcheux de se laisser surprendre. Telle était la répugnance de M. Thiers pour ce concert européen, qu'il recommandait à M. Guizot de se refuser à toute délibération commune avec les quatre puissances, et de n'avoir en quelque sorte de rapports officiels qu'avec les ministres de la Reine. On cherche vainement quel avantage il comptait trouver à demeurer en tête-à-tête avec lord Palmerston, qui était de tous le plus animé contre la France, et à ne pas admettre en tiers, dans la conversation, les représentants de l'Autriche et de la Prusse, dont les sentiments étaient plus conciliants. Heureusement, notre ambassadeur sut ne pas prendre à la lettre cette partie de ses instructions.

La politique de M. Thiers n'était pas uniquement fondée sur l'espoir d'un accord avec l'Angleterre ; il poursuivait simultanément, mais avec plus de mystère, un autre dessein : c'était de revenir à cet arrangement direct entre le sultan et le pacha, qu'il regrettait tant d'avoir vu empêché par la note du 27 juillet[5]. N'était-ce pas s'exposer au reproche de manquer à l'engagement pris par cette note ? N'était-ce pas surtout paraître jouer un double jeu, temporiser à Londres tout en agissant sous main en Orient ? Notre ministre croyait échapper à ce reproche en ayant soin de ne pas prendre ouvertement l'initiative d'une négociation entre le sultan et Méhémet-Ali ; il se bornait à leur adresser à tous deux le conseil très-pressant de s'accorder directement, et à les décourager de rien attendre du concert européen[6]. Je tire le câble des deux côtés pour rapprocher les deux parties, écrivait-il ; mais je n'entame aucune négociation, pour nous éviter tout reproche fondé de duplicité. Sans doute, si le coup eût réussi, il eût fait faire aux puissances dont nous estimions avoir à nous plaindre, à l'Angleterre surtout, une figure fort penaude : comme revanche d'amour-propre, c'eût été complet, si complet même qu'on aurait pu se demander s'il était d'une prudente politique d'infliger à l'Europe entière une telle mortification et de s'exposer aux représailles qui suivraient tôt ou tard. Mais y avait-il des chances sérieuses de succès ? Une telle entreprise, avec tout ce qu'elle comportait de démarches complexes et lointaines à Constantinople et à Alexandrie, pouvait-elle s'accomplir assez secrètement pour n'être pas devinée par les autres cabinets, assez rapidement pour que ceux-ci n'eussent pas le temps de se mettre en garde ?

 

II

Londres était le siège principal des négociations[7]. C'était donc à M. Guizot, qui venait d'y être nommé ambassadeur de France, qu'il appartenait d'exécuter, pour la plus grande part, le plan de M. Thiers. Il était nouveau dans ce rôle, n'ayant pas encore fait de diplomatie et n'étant même jamais venu en Angleterre[8]. L'éclat de son renom, sa haute expérience des choses politiques, son importance parlementaire, l'éloquence de sa parole, faisaient de lui un ambassadeur hors pair. Nul ne pouvait davantage honorer la France, ni avoir plus d'autorité auprès du gouvernement et du public anglais. Possédait-il au même degré les autres qualités du diplomate, la souplesse de l'allure, la finesse et la sûreté de l'observation ? Plus tard, les amis de M. Thiers ont tâché de rejeter la responsabilité de l'échec final sur le défaut de clairvoyance de M. Guizot. Celui-ci s'est défendu dans ses Mémoires, en citant les nombreux passages de ses lettres et de ses dépêches où il avertissait des dangers de la situation. Sa justification paraît généralement concluante ; s'il a eu aussi ses illusions, elles ont été plutôt moindres que celles de son gouvernement. Pourrait-on affirmer cependant qu'un ambassadeur moins imposant et moins éloquent n'eût pas quelquefois mieux pénétré ce qu'on voulait nous cacher ? Ce côté investigateur, — nous dirions presque : policier, — de la diplomatie est celui qui s'improvise le plus difficilement. Les grands orateurs y sont moins propres que d'autres ; ils s'écoutent trop eux-mêmes pour bien écouter leurs interlocuteurs et surtout pour prêter l'oreille à tous les petits bruits qui pourraient leur servir d'indices ; ils sont disposés à croire la partie gagnée, quand ils ont conscience d'avoir victorieusement réfuté les contradictions. Ajoutons qu'il y avait, chez M. Guizot, une disposition naturelle à l'optimisme et à la confiance, qui n'était pas la meilleure condition pour traiter avec lord Palmerston. Cette disposition avait dû être encore augmentée par les succès personnels de l'ambassadeur auprès de la société anglaise. Grâce à sa renommée, à ses opinions, à sa religion même, il recevait des diverses classes l'accueil le plus flatteur ; partout, objet d'une curiosité sympathique, il n'était pas jusqu'à ses dîners, apprêtés par le célèbre Louis, l'ancien cuisinier de M. de Talleyrand, qui ne fussent aussi goûtés par les ladies de l'aristocratie que ses speechs de Mansion House par les bourgeois de la Cité. Ce nuage d'admiration au milieu duquel il vivait à Londres ne risquait-il pas parfois de lui voiler un peu les manœuvres que poursuivait, pendant ce temps, la malice résolue et obstinée du chef du Foreign-Office[9] ?

M. Guizot n'avait, pour son compte, aucune objection de fond au plan qu'on le chargeait d'exécuter à Londres. Il partageait alors l'engouement général pour le pacha. Cependant, dès le début, avec une remarquable sagacité, il mit en garde M. Thiers contre certains risques de sa tactique. Tout en comprenant, par exemple, l'intérêt de gagner du temps, il rappelait que le ministère anglais croyait les circonstances favorables pour régler les affaires d'Orient, et voulait sérieusement en profiter ; puis il ajoutait : Si, de notre côté, nous ne paraissions vouloir qu'ajourner toujours et convertir toutes les difficultés en impossibilités, un moment viendrait, je pense, où, par quelque résolution soudaine, le cabinet britannique agirait sans nous et avec d'autres plutôt que de ne rien faire. Il revenait souvent sur cet avertissement, sans, il est vrai, faire partager au gouvernement français son prévoyant souci. Le Roi lui-même, ordinairement plus perspicace, disait au général Baudrand, qui avait mission de le répéter à l'ambassadeur : M. Guizot paraît trop préoccupé des dispositions de l'Angleterre, qui lui semblent douteuses envers nous. Il est enclin à croire que les ministres anglais traiteront sur les affaires de la Turquie, avec les puissances étrangères, sans nous. Soyez bien convaincu, mon cher général, que les Anglais ne feront jamais, sur un tel sujet, aucune convention avec les autres puissances, sans que la France soit une des parties contractantes. Je voudrais que notre ambassadeur en fût aussi convaincu que je le suis. M. Guizot ne se rendit pas. La politique anglaise, répondit-il au général Baudrand, s'engage quelquefois légèrement et bien témérairement dans les questions extérieures. Dans cette affaire-ci, d'ailleurs, toutes les puissances, excepté nous, flattent les penchants de l'Angleterre et se montrent prêtes à faire ce qu'elle voudra. Nous seuls, ses alliés particuliers, nous disons non... Ce n'est pas une situation bien commode, ni parfaitement sûre... Il faut toujours craindre quelque coup fourré et soudain.

En même temps qu'il avertissait son gouvernement, M. Guizot s'efforçait de ramener le cabinet anglais à nos vues. Dans ses conversations avec lord Palmerston, son thème était celui-ci : Nous n'avons en Orient qu'un seul intérêt, un seul désir, le même que celui de l'Angleterre, de l'Autriche et de la Prusse ; nous voulons l'intégrité et l'indépendance de l'empire ottoman. Entre le sultan et le pacha, la répartition des territoires nous touche peu. Si le sultan possédait la Syrie, nous dirions : Qu'il la garde. Si le pacha consent à la rendre, nous dirons : Soit. C'est là, selon nous, une petite question. Mais si l'on tente de résoudre cette petite question par la force, c'est-à-dire de chasser lé pacha de la Syrie, aussitôt s'élèveront les grandes questions dont l'Orient peut devenir le théâtre. Le pacha est très-fort et très-résolu. Il résistera ; il résistera à tout risque. Sa résistance amènera l'intervention en Orient des puissances et surtout de la Russie, qui sera seule en état d'y envoyer des soldats. Moyen assuré de mettre l'empire ottoman en pièces et l'Europe en feu. Le czar peut y trouver son compte : tout emploi de la force dans le Levant tourne à son avantage, et toute grande secousse, en ces parages ouvre des chances dont il est, plus qu'un autre, en état de tirer profit. Mais ce n'est pas l'intérêt de la France, et il ne semble pas que ce soit davantage l'intérêt de l'Angleterre. Les deux nations n'ont-elles pas la même préoccupation en ce qui regarde la Turquie : empêcher que la Russie ne s'en empare matériellement ou moralement ? Un dissentiment sur un point secondaire leur fera-t-il perdre de vue leur commune étoile ?

Dans la situation prise par le gouvernement français, ce langage était le meilleur qu'on pût tenir en son nom, et M. Guizot y apportait toute sa puissance d'argumentation, tout son art de parole. Il faisait cependant peu d'effet sur lord Palmerston. La paix n'est pas possible en Orient, répondait ce dernier, tant que le pacha possédera la Syrie ; il est ainsi trop fort et le sultan trop faible ; pour l'empire ottoman, la Syrie est une question vitale. Quant à la Russie, le ministre anglais, loin de se laisser inquiéter sur ses desseins, affectait de croire à sa loyauté ; il se félicitait de la modération avec laquelle elle ajournait son ancienne politique et renonçait à son protectorat exclusif sur la Porte. Pourquoi même s'émouvoir de son intervention possible en cas de résistance du pacha ? Elle n'interviendrait alors qu'au nom de l'Europe. De méfiance et de jalousie, lord Palmerston n'en ressentait que contre la France. Il prétendait avoir été toujours trompé par elle, spécialement par Louis-Philippe, dont sa haine faisait une sorte de fourbe[10]. Le vrai danger en Orient lui paraissait venir, non de l'ambition du czar, mais de celle du gouvernement français. Nous ne nous cachons rien, n'est-ce pas ? se laissait-il aller à dire dès l'un de ses premiers entretiens avec M. Guizot. Est-ce que la France ne serait pas bien aise de voir se fonder, en Egypte et en Syrie, une puissance nouvelle et indépendante qui fût presque sa création et devînt nécessairement son alliée ? Vous avez la régence d'Alger. Entré vous et votre alliée d'Egypte, que resterait-il ? Presque rien, ces pauvres Etats de Tunis et de Tripoli. Toute la côte d'Afrique et une partie de la côte d'Asie sur la Méditerranée, depuis le Maroc jusqu'au golfe d'Alexandrette, seraient ainsi en votre pouvoir et sous votre influence. Cela ne peut nous convenir[11]. Ce qui empêchait d'ailleurs notre argumentation de faire effet sur lord Palmerston, c'est qu'il contestait absolument la donnée de fait sur laquelle elle reposait. Loin de croire à la résistance du pacha et aux dangers qui en résulteraient, il garantissait sa prompte et facile soumission ; il jugeait que ce pouvoir, si rapidement grandi en Egypte, était précaire, personnel, plus ambitieux que solide, et il voyait dans Méhémet-Ali un de ces aventuriers orientaux aussi prompts à se résigner à un grand revers qu'à tenter une audacieuse entreprise. Sur ce sujet, en dépit des affirmations contraires qui avaient cours non-seulement en France, mais en Autriche et jusqu'en Angleterre, il ne laissait pas voir un seul instant de doute. La véhémence agitée du pacha, loin de lui en imposer, lui paraissait trahir plus de faiblesse que d'audace[12].

Quant à l'inconvénient de mécontenter la France, le ministre anglais n'y voyait même pas un motif d'hésiter ; s'il pensait à notre irritation, c'était pour peser, d'un esprit très-libre et d'un cœur très-froid, les raisons qui devaient la rendre impuissante. Que les Français disent ce qu'ils voudront, écrivait-il au comte Granville[13], ils ne peuvent pas faire la guerre aux quatre puissances pour soutenir Méhémet-Ali. Voudraient-ils risquer une guerre maritime ? Où trouveraient-ils des navires pour tenir tête à la flotte anglaise seule, sans parler de la flotte russe, qui, en pareil cas, se joindrait à nous ? Que deviendrait Alger, si la France était en lutte avec une puissance qui lui fût supérieure sur mer ? Risqueront-ils une guerre continentale ? Et pourquoi ? Pourraient-ils aider Méhémet-Ali en marchant sur le Rhin, et ne seraient-ils pas ramenés en arrière aussi vite qu'ils seraient venus ? L'intérieur est-il si tranquille et si uni que Louis-Philippe aimât à voir les trois puissances du continent armées contre lui, et les deux prétendants à son trône, le Bourbon et le Bonaparte, trouvant, pour leurs prétentions, appuis au dedans et au dehors ? C'est impossible. La France peut parler haut, mais ne peut pas faire la guerre pour une telle cause. Il serait peu sage de méconnaître les forces de cette nation et les fâcheux résultats d'une guerre avec elle, dans le cas où elle aurait un intérêt national et une cause juste à soutenir ; mais il serait également fâcheux de se laisser intimider par des paroles ou des rodomontades, dans le cas où une calme vue des choses doit nous convaincre que la France serait seule la victime d'une guerre entreprise par elle, précipitamment, par caprice et sans juste motif.

 

III

Si décidé, si passionné que fût lord Palmerston, il ne lui était pas aisé de faire marcher à son pas tous ses collègues. Plusieurs années après, repassant en esprit les événements de cette époque, il écrivait : Les plus grandes difficultés que j'ai eu à  surmonter dans toute la négociation provenaient des intrigues sans principes qui se produisaient dans notre propre camp[14]. Déjà on a eu occasion de noter les répugnances de plusieurs des ministres anglais à rompre avec la France pour se rapprocher de la Russie. M. Guizot s'était tout de suite aperçu de ces sentiments, et il s'attachait à les entretenir, tout en ménageant les susceptibilités de lord Palmerston. Habitué de Holland House, il n'avait pas à échauffer les sympathies françaises du maître de la maison ; peut-être même celui-ci les exprimait-il trop ouvertement pour un ministre de la Reine, et était-ce la raison pour laquelle ces sympathies se trouvaient n'être pas aussi efficaces que sincères. Lord Clarendon s'affichait aussi comme notre ami[15]. Aussi Palmerston écrira-t-il un peu plus tard : Guizot a été trompé par le sot langagethe foolish languagede Holland et de Clarendon, qui, dans leurs conversations, parlaient en faveur de Méhémet-Ali[16]. Lord Lansdowne et lord John Russell, bien que moins décidés et moins expansifs, assuraient amicalement notre ambassadeur de leur désir de finir l'affaire d'Orient de concert avec la France. Dès son arrivée à Londres, M. Guizot avait eu soin de se mettre en rapport avec le chef du cabinet, lord Melbourne : celui-ci l'avait écouté, étendu mollement dans son fauteuil, avec un sourire qui pouvait aussi bien témoigner de sa bienveillance que de son insouciance, donnant souvent des marques d'approbation, questionnant en homme qui serait heureux d'obtenir une bonne réponse, et montrant personnellement le désir sincère d'un accord, sans indiquer qu'il eût trouvé le moyen de le faire, et surtout qu'il fût résolu à l'imposer autour de lui ; en somme, le premier ministre avait paru sortir de cette conversation, suivant l'expression même de son interlocuteur, plutôt rejeté dans une indécision favorable que ramené à notre sentiment. En dehors du cabinet, la France comptait aussi des amis utiles. De ce nombre était M. Charles Greville, clerc du conseil privé, personnage fort répandu dans la haute société politique anglaise ; il voyait fréquemment M. Guizot et était pour lui un précieux informateur[17]. Lord Grey recherchait notre ambassadeur pour lui dire : Nous ne devons pas nous séparer de vous ; sans vous, nous ne pouvons rien faire de bon. Le beau-frère de lord Grey, M. Ellice, membre très-actif des Communes, s'employait ouvertement dans notre sens. L'illustre chef des tories, le duc de Wellington, demeuré, quoique tout cassé par l'âge, l'homme le plus considérable de l'Angleterre, déclarait que, dans l'arrangement à intervenir, les limites des territoires importaient assez peu, qu'il fallait avant tout un arrangement agréé des cinq puissances, et que toute séparation de l'une d'elles serait un mal plus grave que telle ou telle concession territoriale. Enfin, les radicaux de la Chambre basse et les whigs qui les avoisinaient se montraient de plus en plus choqués et effrayés à l'idée de substituer l'alliance russe à l'alliance française et de risquer une guerre en Orient pour enlever la Syrie à Méhémet-Ali.

Tous ces symptômes pouvaient faire croire que lord Palmerston serait empêché de pousser ses desseins jusqu'au bout. M. Guizot mettait cependant en garde M. Thiers contre de trop prompts espoirs. Il montrait le chef du Foreign-Office s'obstinant d'autant plus dans ses idées qu'il les voyait plus combattues. Il sent, écrivait notre ambassadeur, que l'atmosphère change un peu autour de lui, que des idées différentes, des raisons auxquelles il n'avait pas pensé, s'élèvent, se répandent et modifient ou du moins ébranlent les convictions et les desseins. Cela l'embarrasse et l'impatiente... Il agit et fait agir auprès de ses collègues ébranlés. M. Guizot ajoutait, avec une sagacité très-fine et très-sûre : Sachez bien que lord Palmerston est influent dans le cabinet, comme tous les hommes actifs, laborieux et résolus. On entrevoit souvent qu'il n'a pas raison ; mais il a fait, il fait. Et pour se refuser à ce qu'il fait, il faudrait faire autre chose ; il faudrait agir aussi, prendre de la peine. Bien peu d'hommes s'y décident.

Ce n'était pas seulement par ses collègues que lord Palmerston avait peine à se faire suivre, c'était aussi par ses alliés du continent, par ceux-là que M. Thiers aurait voulu tenir à l'écart. Sans doute, à Vienne et à Berlin, on n'était pas devenu plus favorable à Méhémet-Ali ; mais on trouvait le ministre anglais passionné et casse-cou ; on était disposé à nous croire, quand nous dénoncions les moyens coercitifs proposés par lui comme étant inefficaces contre le pacha et menaçants pour la paix européenne ; on se demandait avec trouble si l'on ne s'était pas laissé engager dans une fort périlleuse aventure. M. de Metternich s'épanchait tristement avec le comte Apponyi sur la témérité de lord Palmerston : Il va de l'avant, écrivait-il, sans même s'être assuré de l'appui, qui avant tout lui serait nécessaire, de ses propres collègues... Ses idées sur les moyens comminatoires n'ont pas le sens commun. Je crois le lui avoir démontré par ma dernière expédition[18]. Le chancelier avait, en effet, envoyé à Londres un long mémoire où il discutait et critiquait les procédés de coercition préconisés par le Foreign-Office[19].

Vers la même époque, dans le courant d'avril, les représentants de l'Autriche et de la Prusse à Londres, le baron de Neumann et le baron de Bülow, vinrent d'eux-mêmes entretenir M. Guizot et lui laissèrent voir leur inquiétude, leur désir de trouver une transaction que chacun pût accepter sans s'infliger un démenti. Pourquoi, disait le baron de Bülow, n'accorderait-on pas, par exemple, à Méhémet-Ali l'hérédité de l'Egypte et le gouvernement viager de la Syrie ? Voilà une transaction possible. Peut-être y en a-t-il d'autres. Il faut les chercher. Le ministre de Prusse donnait même à entendre qu'on irait peut-être jusqu'à la Syrie héréditaire, si la France consentait, en cas de résistance du pacha, à se joindre aux autres puissances pour le mettre à la raison. Le baron de Neumann fit des ouvertures analogues. Mon gouvernement, disait-il à notre ambassadeur, désire autant que le vôtre le maintien de la paix en Orient ; il est fort peu enclin à l'emploi des moyens de contrainte ; il en connaît, comme vous, les difficultés et les périls ; ce qui importe, c'est qu'il y ait arrangement, arrangement efficace, et l'arrangement efficace ne peut avoir lieu que si nous en tombons tous d'accord. L'Empereur mon maître et le roi de Prusse le désirent également. Qu'une transaction, agréée par vous, soit donc proposée ; elle peut l'être de plusieurs manières ; nous serons fort disposés à l'appuyer, et lord Palmerston lui-même y sera amené. Sans doute, on ne devait pas faire un très-grand fond sur l'énergie avec laquelle ces deux diplomates auraient agi sur lord Palmerston ; la même disposition un peu craintive qui les poussait à se montrer conciliants avec M. Guizot, les eût fait, en un autre moment, se soumettre à l'impérieuse résolution du ministre anglais[20]. Leurs avances n'en avaient pas moins une réelle importance et pouvaient servir de point de départ à des négociations qui eussent très-heureusement modifié notre situation. Lié par ses instructions, M. Guizot se borna à répondre que le gouvernement français n'aurait, pour son compte, aucune objection à cette distribution des territoires, seulement qu'il ne savait si le pacha s'en contenterait ; or il fallait avant tout, disait-il, que la transaction fût agréée à Alexandrie comme à Constantinople, et que l'exécution en fût toute pacifique. C'était subordonner la politique de la France aux fantaisies ambitieuses de Méhémet-Ali. A Paris, M. Thiers, toujours fort monté contre la Prusse et surtout contre l'Autriche, se montra moins favorable encore aux ouvertures de leurs représentants ; à son avis, les perpétuelles tergiversations de ces puissances, depuis un an, ne permettaient pas d'attacher beaucoup de valeur à un retour si incomplet. Il ne chargea donc notre ambassadeur de leur donner aucun encouragement.

Les ministres d'Autriche et de Prusse ne se rebutèrent pas. Le 5 mai, le baron de Neumann revint trouver M. Guizot avec des propositions plus précises, qu'il disait avoir espoir de faire accepter à lord Palmerston. Il s'agissait de laisser à Méhémet-Ali la presque totalité du pachalik d'Acre, y compris cette place même, que, dans les propositions un moment faites et si vite retirées au mois d'octobre précédent, le gouvernement anglais avait tenu à réserver au sultan. Cette concession serait-elle faite à titre héréditaire ? Sur ce point, M. de Neumann ne pouvait répondre nettement ; toutefois, bien qu'il prévît de grosses difficultés de la part du ministre anglais, il croyait qu'on irait jusqu'à l'hérédité. Le surlendemain, lord Palmerston, fort à contre-cœur, et agissant sous la pression de ses collègues, fit la même ouverture à notre ambassadeur, sans parler, il est vrai, de l'hérédité. Cette fois, nous n'étions plus en présence d'une velléité plus ou moins efficace de la diplomatie autrichienne, mais d'une proposition faite au nom des trois puissances. M. Guizot répondit qu'il allait la transmettre à son gouvernement, mais que celui-ci aurait besoin de temps pour savoir si cet arrangement serait accepté par Méhémet. M. Thiers ne jugea même pas nécessaire de poser la question à Alexandrie : Nous trouvons le partage de la Syrie inacceptable pour le pacha, écrivit-il, le 11 mai, à M. Guizot. Imaginez que maintenant il revient sur Adana, ne paraît plus disposé à le céder, menace de passer le Taurus et de mettre le feu aux poudres. Jugez comme il écoutera le projet de couper en deux la Syrie !

Si les tentatives de transaction n'aboutissaient pas, elles produisaient du moins un temps d'arrêt dans les négociations de M. de Brünnow et de lord Palmerston. Ces négociations ne paraissaient point avoir fait un pas depuis le mois de janvier. A Saint-Pétersbourg, selon les rapports de M. de Barante, on s'inquiétait de ces retards ; après avoir cru un moment tenir le succès de sa manœuvre, le gouvernement russe commençait à en désespérer et prenait presque son parti d'un accord avec la France[21]. D'ailleurs, à cette même époque, il voyait d'autres affaires se traiter entre Londres et Paris dans des conditions de bonne entente, d'amitié cordiale, qui semblaient écarter tout présage de rupture.

Ce fut alors, en effet, au commencement du mois de mai, que se négocia, entre les deux gouvernements, la restitution à la France de la dépouille mortelle de Napoléon. On sait avec quelle bonne grâce, un peu railleuse, lord Palmerston accueillit ce qu'il appelait une requête bien française, heureux de nous donner cette satisfaction d'apparat, et de masquer ainsi les mauvais desseins dont il poursuivait ailleurs l'accomplissement[22]. Dans une autre affaire, ce fut l'Angleterre qui reçut un bon office du gouvernement français. Elle devait à l'humeur batailleuse de lord Palmerston d'avoir plusieurs querelles à la fois sur les bras : guerres avec la Chine et l'Afghanistan, rupture diplomatique avec le Portugal, contestation avec les États-Unis, et enfin conflit avec Naples à propos des soufres de Sicile. Par la dureté hautaine de la diplomatie britannique et par la fierté obstinée du roi de Naples[23], ce dernier conflit s'était à ce point envenimé, qu'il semblait n'y avoir plus place qu'aux moyens violents. Déjà la flotte de l'amiral Stopford donnait une chasse peu glorieuse aux barques napolitaines, et des rassemblements de troupes se faisaient sur toutes les côtes de l'Italie méridionale. Certes, la partie n'était pas égale ; elle l'était même si peu, que le gouvernement anglais avait, aux yeux de toute l'Europe, la figure fâcheuse d'un puissant qui abuse de sa force contre un faible. Bien qu'étranger, pour sa part, aux scrupules chevaleresques, lord Palmerston se rendait compte de cette impression générale et en était fort ennuyé : il désirait vivement mettre fin à une affaire si mal engagée, d'autant que les vaisseaux employés à bloquer les ports des Deux-Siciles, étaient destinés, dans sa pensée, à des opérations autrement importantes en Orient. Il accepta donc avec empressement la médiation que lui offrit, au courant d'avril, le gouvernement français. Celui-ci s'était décidé à intervenir par un double motif : d'une part, il lui convenait, particulièrement en ce moment, de montrer que l'Angleterre lui était unie et recourait à lui dans ses embarras ; d'autre part, cette ingérence dans les affaires d'un État italien lui paraissait de nature à augmenter, dans la Péninsule, l'influence de la France, au détriment de celle de l'Autriche, et l'humeur visible de M. de Metternich prouvait que le calcul n'était pas mauvais[24]. Les négociations rencontrèrent plus d'un obstacle ; à chaque retard, le ministre anglais témoignait de son anxieuse impatience. M. Thiers surmonta les difficultés, les unes après les autres, avec une adroite et patiente fermeté, et tout fut heureusement terminé dans les premiers jours de juillet. Les titres que notre gouvernement crut avoir ainsi acquis à la gratitude de ses voisins, contribuèrent à augmenter sa trompeuse sécurité. Quant à lord Palmerston, il ne tira de là qu'une conclusion, c'est que ses vaisseaux étaient libres et que, dès lors, il était mieux armé pour nous faire échec en Orient ; en effet, cette même flotte de l'amiral Stopford, que notre médiation venait de relever de sa faction dans les eaux napolitaines, allait, dans quelques semaines, être employée à bombarder Beyrouth et à chasser de Syrie les troupes du pacha, notre protégé[25].

Toutefois, avant de pouvoir réaliser son dessein, le chef du Foreign-Office sévit obligé, vers le milieu de juin, de nous offrir encore une transaction. C'est que sa politique antifrançaise inquiétait et mécontentait de plus en plus une bonne partie de ses collègues. On parlait de discussions très-animées au sein du conseil des ministres, et il n'était pas jusqu'à lord Melbourne qui, paraissant sortir de son indolence irrésolue, ne vînt dire à M. Guizot : Tout ce que nous ferons ensemble sera bon ; tout ce que nous ferions en nous divisant serait mauvais et dangereux. Si habitué que fût lord Palmerston à en prendre à son aise avec les autres ministres, il crut nécessaire de ne pas paraître rebelle à toute conciliation ; il renouvela donc à notre ambassadeur la proposition, déjà faite quelques semaines auparavant, de partager la Syrie entre le sultan et le pacha, et demanda à connaître la réponse positive du gouvernement français. Il s'attendait probablement à un refus et comptait en tirer parti pour vaincre les résistances qu'il rencontrait autour de lui. Son espérance ne fut pas trompée. M. Thiers persista à déclarer cette proposition inadmissible. Le pacha, dit-il, n'accordera jamais ce qu'on lui demande là... Nous ne nous ferons donc pas les coopérateurs d'un projet sans raison, sans chance de succès, et qui ne peut être exécuté que par la force. Or, la force, nous ne la voulons pas et nous n'y croyons pas.

A la même époque, M. de Neumann s'abouchait de nouveau avec M. Guizot et lui faisait des offres plus avantageuses encore. Impatient d'en finir, ne cachant ni son inquiétude ni son irritation contre lord Palmerston, il se déclara résolu à agir fortement sur ce dernier pour lui faire accepter une combinaison donnant au pacha l'Egypte héréditaire et toute la Syrie viagère ; il croyait, du reste, pouvoir compter sur l'appui d'une partie des ministres anglais. Plusieurs symptômes indiquaient que c'était là l'effort suprême de ceux qui désiraient l'accord. Notre ambassadeur comprit la gravité de la situation et écrivit aussitôt, le 24 juin, à M. Thiers : Nous touchons peut-être à la crise de l'affaire. Ce pas de plus dont je vous parlais, et qui consiste, de la part de l'Autriche et de la Prusse, à déclarer à lord Palmerston qu'il faut se résigner à laisser viagèrement la Syrie au pacha et faire à la France cette grande concession, ce pas, dis-je, se fait, si je ne me trompe, en ce moment. Les collègues de lord Palmerston, d'une part, les ministres d'Autriche et de Prusse, de l'autre, pèsent sur lui pour l'y décider. S'ils l'y décident, en effet, ils croiront, les uns et les autres, avoir remporté une grande victoire et être arrivés à des propositions d'arrangement raisonnables. Il importe donc extrêmement que je connaisse bien vos intentions à ce sujet ; car de mon langage peut dépendre ou la prompte adoption d'un arrangement sur ces bases, ou un revirement par lequel lord Palmerston, profitant de l'espérance déçue et de l'humeur de ses collègues et des autres plénipotentiaires, les rengagerait brusquement dans son système et leur ferait adopter, à quatre, son projet de retirer au pacha la Syrie. Sans affirmer que, dans ce cas, l'arrangement à quatre fût certain, M. Guizot le donnait pour possible. L'ambassadeur inclinait manifestement à se contenter de ce qu'il appelait cette grande concession. Tel ne fut pas le sentiment de M. Thiers : dans tout ce qui lui était transmis, il ne vit que l'embarras, la division, le désarroi de ceux qu'il prétendait amener à ses idées ; et il se flatta, en tenant ferme, de les contraindre à une capitulation complète. Il hésitait néanmoins à répondre par un refus trop net, et préférait prolonger son attitude critique et expectante. Quand je vous parlais, écrivit-il à M. Guizot, le 30 juin, d'une grande conquête qui changerait notre attitude, je voulais parler de l'Egypte héréditaire et de la Syrie héréditaire. Toutefois, j'ai consulté le cabinet ; on délibère, on penche peu vers une concession. Cependant nous verrons. Différez de vous expliquer. Il faut un peu voir venir. Rien n'est décidé.

 

IV

Quel était le secret de l'obstination avec laquelle M. Thiers se refusait à toutes les transactions ? Sans doute, c'était, pour une bonne part, l'illusion, déjà tant de fois signalée, sur la puissance du pacha et sur l'impossibilité d'un accord entre l'Angleterre et la Russie. Mais, seul, ce motif n'eût peut-être pas suffi. On sait que, dès son arrivée au pouvoir, l'une des arrière-pensées du ministre du 1er mars, l'une de ses visées secrètes, avait été de revenir à cet arrangement direct, entre le sultan et le pacha, que les puissances avaient une première fois empêché par la note du 27 juillet. On n'a pas oublié non plus que nos agents avaient reçu recommandation d'y pousser par les moyens indirects à leur disposition, tout en se gardant d'en prendre ouvertement et officiellement l'initiative. Plus la prolongation, du statu quo devenait intolérable et dangereuse pour l'empire ottoman, plus on se flattait, à Paris, que le sultan se déciderait, pour en finir, à s'entendre avec son vassal. Cependant les semaines, les mois s'écoulaient, et rien n'était encore venu justifier cette espérance, quand, vers la fin de mai, le bruit se répandit à Constantinople que le grand vizir, Khosrew-Pacha, de tout temps ennemi mortel de Méhémet-Ali, allait être destitué.

Les représentants de la France en Turquie et en Egypte, convaincus que cette disgrâce ferait disparaître le principal obstacle à un accommodement direct, redoublèrent d'activité. Ce fut notre consul général à Alexandrie, M. Cochelet, qui porta à Méhémet la première nouvelle de la chute imminente de Khosrew. Le vieux pacha fit un bond sur son divan ; sa figure prit une expression de joie extraordinaire, et des larmes vinrent dans ses yeux. Devançant les conseils que notre consul allait lui donner, il vint à lui, le frappa sur la poitrine de la paume de la main, lui serra les deux poignets et lui dit : Aussitôt que j'aurai la nouvelle officielle de la destitution du grand vizir, j'enverrai à Constantinople Sami-Bey, mon premier secrétaire ; je le chargerai d'aller offrir au sultan l'hommage de mon respect et de mon dévouement ; je demanderai à Sa Hautesse de me permettre de lui renvoyer la flotte ottomane sous le commandement de Moustoueh-Pacha — l'amiral égyptien —. Je la prierai de consentir à ce que mon fils, Saïd-Bey, vienne à bord de la flotte pour se jeter à ses pieds. J'écrirai à Alimed-Féthi-Pacha — le nouveau grand vizir —, et une fois que les relations de bonne intelligence et d'harmonie seront rétablies, je m'arrangerai avec la Porte. Et comme le consul lui recommandait d'être modéré dans ses prétentions : Laissez-moi faire, reprit le pacha ; lorsque je serai en rapport avec la Porte, nous nous arrangerons ensemble très-certainement[26]. Le 16 juin, aussitôt qu'on eut reçu à Alexandrie la confirmation de la destitution de Khosrew, Sami-Bey s'embarqua pour Constantinople. Dans cette ville, les esprits paraissaient disposés à répondre par de très-larges concessions au renvoi de la flotte. A cette nouvelle, grande fut l'émotion de M. Thiers. Ne touchait-il pas au but ? Il expédia sur-le-champ M. Eugène Périer à Alexandrie, pour dire au pacha de se hâter, pour l'avertir qu'à Londres on était irrité contre lui, que l'on pouvait passer à des résolutions extrêmes, et pour l'inviter à se contenter de la Syrie viagère. En même temps, il donnait instruction à notre ambassadeur près le sultan de seconder la mission de Sami-Bey et de prêcher la modération au Divan, en évitant toutefois de prendre la négociation à son compte et comme une entreprise française. Enfin, il informait M. Guizot de ces événements, de ce qu'il en attendait, et lui recommandait de les tenir aussi longtemps que possible cachés aux autres puissances, à lord Palmerston notamment. Il importe, lui écrivait-il, de ne pas faire connaître la proposition du pacha à Londres, pour que les Anglais n'aillent pas empêcher un arrangement direct. La nouvelle sera bientôt connue, mais pas avant huit jours. Dans l'intervalle, les Anglais ne pourront rien faire, et nous sommes sûrs qu'ils arriveront trop tard s'ils veulent écrire à Constantinople[27].

Vaine recommandation ! notre secret avait été tout de suite éventé. L'avis de ce qui se préparait en Orient était arrivé à Londres de deux côtés : de Constantinople, par lord Ponsonby, dont l'animosité clairvoyante avait deviné notre plan ; de Paris, par le comte Apponyi, qui avait eu connaissance des dépêches de notre consul. L'impression fut vive parmi les représentants des divers cabinets ; ils virent là un coup monté par la France pour se soustraire à l'engagement formel pris par la note du 27 juillet, pour régler à elle seule les affaires d'Orient et pour mystifier les autres puissances. Lord Palmerston fut le plus irrité de tous. Cette campagne, qui était son œuvre personnelle, où il avait dépensé toute sa passion et engagé hardiment toute sa responsabilité, dont il attendait tant de satisfaction pour les préventions et les jalousies anglaises, tant d'importance pour lui-même, allait-il donc en sortir non-seulement battu, mais joué au point d'être quelque peu ridicule ? On se serait bien moqué de nous si l'arrangement direct avait réussi, disait-il plus tard à M. Guizot. Il n'était pas homme à prendre son parti d'un tel fiasco, ni à pardonner à qui lui en faisait courir le risque. Aussi résolut-il non-seulement de faire échouer l'arrangement direct, mais aussi de profiter de l'émotion de ses collègues et de ses alliés pour leur arracher ce qu'il n'avait pu jusqu'ici obtenir d'eux, c'est-à-dire une convention conclue entre l'Angleterre, la Russie, l'Autriche et la Prusse, et fondée sur cette triple base : exclusion de la France ; la Syrie entière ou presque entière au sultan ; coercition contre le pacha s'il ne se soumettait pas tout de suite. Ainsi s'engageait entre lord Palmerston et M. Thiers une partie dont l'enjeu était, des deux côtés, singulièrement redoutable. On eût dit une lutte de vitesse. Lequel arriverait le premier ? Serait-ce le ministre français poursuivant, à Constantinople, l'accommodement du sultan et du pacha, ou le ministre anglais poursuivant, à Londres, la convention à quatre ?

Il fut tout de suite visible que M. Thiers n'avait pas l'avance. En Turquie, les efforts de nos agents étaient contrariés par les menées de lord Ponsonby ; loin d'aboutir promptement, comme il eût été nécessaire, l'arrangement direct perdait chaque jour de ses chances ; Sami-Bey, d'abord bien reçu au Divan, voyait les empressements du premier jour se changer en froideurs ; on ne répondait plus à ses offres que par des ajournements. A cette époque, d'ailleurs, et avec un à-propos assez bien calculé, l'ambassade anglaise parvenait à faire éclater, dans les montagnes du Liban, une insurrection contre la domination égyptienne. Il y avait plusieurs mois qu'elle y travaillait par ses agents secrets ou patents[28]. Cette tentative devait être facilement réprimée ; mais, pour le moment, grossie par les rapports anglais, elle servit d'argument très-efficace pour dissuader le sultan de traiter avec le pacha et de lui abandonner la Syrie.

Pendant ce temps, à Londres, lord Palmerston gagnait du terrain auprès de ceux qu'il voulait convertir à ses idées. L'Europe, leur disait-il, s'est engagée d'honneur, par la note du 27 juillet, à régler les affaires d'Orient ; elle ne peut les laisser en souffrance. Pourquoi se croire tenu à des égards envers la France ? Celle-ci a voulu avoir une politique séparée et personnelle : les autres puissances peuvent bien en faire autant. Ardent, pressant, impérieux, il tâchait d'échauffer les esprits, de piquer les amours-propres, d'irriter les jalousies, en dénonçant ce qu'il appelait nos intrigues, notre duplicité et notre ambition. Et surtout, sachant qu'il avait affaire à des timides, il se portait fort d'un succès facile, et en donnait pour garant cette insurrection du Liban dont on venait d'apprendre l'explosion. Il se gardait, il est vrai, d'avouer qu'elle était une machination anglaise. A ceux qui le prétendaient, il opposait même un démenti indigné qu'il renouvelait peu après, en ces termes, devant la Chambre des communes : Quelles que soient les causes de la révolte, les Syriens n'ont été soulevés ni à l'instigation des autorités anglaises, ni par des officiers anglais. C'était certainement un des plus hardis mensonges dont pût user un ministre. Celui qui osait le commettre n'était-il p as bien venu à se plaindre de la mauvaise foi du gouvernement français ?

Lord Palmerston ne paraît pas avoir eu beaucoup de peine à entraîner les puissances continentales. La Russie était toute convertie d'avance. Quant à l'Autriche et à la Prusse, depuis longtemps inquiétées par les allures de M. Thiers, vivement blessées de sa tentative d'enlever au concert européen le règlement des affaires d'Orient, elles étaient disposées à prêter l'oreille aux insinuations du chef du Foreign-Office, et il lui fut aisé dé réveiller en elles, contre la prépotence révolutionnaire de la France, cette méfiance dont ne s'étaient jamais complètement débarrassés les anciens tenants de la Sainte-Alliance. Si nous cédions au gouvernement français, en cette occasion, leur disait-il, nous ferions de lui le dictateur de l'Europe, et son insolence ne connaîtrait plus de bornes[29]. Ce n'était pas que les cabinets de Vienne et de Berlin s'engageassent avec grand entrain dans la politique du ministre anglais, ni qu'ils fussent pleinement rassurés par ses promesses de succès facile ; mais ils le suivaient en vertu de cette loi qui veut que toute volonté énergique et passionnée impose son ascendant aux caractères indécis, craintifs et faibles.

Lord Palmerston rencontra un peu plus de difficultés dans le sein même du cabinet anglais. Néanmoins, elles ne l'arrêtèrent pas longtemps. Si habitué qu'il fût à diriger à peu près sans contrôle les affaires de son département, il ne pouvait conclure un traité sans en aviser ses collègues. Aussi, le 4 juillet, à la fin du conseil de cabinet, annonça-t-il, d'un ton nonchalant et comme la chose la plus naturelle du monde, qu'il avait, depuis un certain temps déjà, engagé une négociation sur les bases antérieurement fixées, et qu'il venait de rédiger un traité dont il estimait convenable de donner connaissance au ministère. A cette nouvelle soudaine, les physionomies se rembrunirent, et personne n'ouvrit la bouche, sauf lord Holland, qui déclara ne pouvoir participer à aucune mesure risquant d'amener une rupture entre l'Angleterre et la France. Là-dessus, on se sépara, en renvoyant la discussion au conseil suivant. Cette première scène avait fait voir à lord Palmerston combien sa politique répugnait à ses collègues. Les uns, comme Clarendon et Holland, étaient ouvertement hostiles au traité. Plusieurs autres, indécis, troublés, désiraient qu'on ne précipitât rien et qu'on attendît les nouvelles de la démarche faite à Constantinople par Sami-Bey : cet ajournement contrariait autant lord Palmerston qu'un refus absolu ; car il s'agissait précisément pour lui de gagner de vitesse ceux qui négociaient l'arrangement direct. Pour triompher de ces hésitations, il résolut de recourir aux grands moyens[30]. Le 5 juillet 1840, c'est-à-dire le lendemain du conseil dont il vient d'être parlé, il écrivit à lord Melbourne : La divergence qui paraît exister entre quelques membres du cabinet et moi sur la question turque, et l'extrême importance que j'attache à cette question, m'ont conduit, après réflexion, à la conviction qu'il est de mon devoir, envers moi-même comme envers mes collègues, de vous délivrer, vous et d'autres, de la nécessité de décider entre mes vues et celles de certains membres du cabinet, en plaçant, comme je le fais en ce moment, ma démission entre, vos mains. Il rappelait sa conduite depuis la note du 27 juillet, puis il posait ainsi la question : Il s'agit maintenant de décider si les quatre puissances, n'ayant pas réussi à persuader à la France de se joindre à elles, veulent ou ne veulent pas poursuivre, sans la France, l'accomplissement de leurs desseins... Mon opinion sur cette question est nette et absolue. Je crois que le but proposé est de la plus haute importance pour les intérêts de l'Angleterre, pour la conservation de l'équilibre général et pour le maintien de la paix en Europe. Je trouve les trois puissances entièrement prêtes à se rallier à mes vues sur cette matière, si ces vues doivent être celles du gouvernement britannique... J'estime que si nous nous retirons et si nous nous refusons à cette coopération avec l'Autriche, la Russie et la Prusse, dans cette affaire, parce que la France se tient à l'écart, nous donnerons à notre pays l'humiliante position d'être tenus en lisières par la France. Ce serait reconnaître que, même soutenus par les trois puissances du continent, nous n'osons nous engager dans aucun système politique en opposition avec la volonté de la France... Or il me semble que ceci est un principe qui ne sied pas à notre puissance et à notre position. Le ministre montrait que si l'Angleterre se retirait, la Russie en profiterait pour renouveler le traité d'Unkiar-Skelessi sous quelque forme encore plus répréhensible, et il concluait ainsi : Le résultat final sera la division effective de l'empire ottoman en deux États séparés, dont l'un sera dans la dépendance de la France, l'autre un satellite de la Russie, dans chacun desquels notre influence politique sera annulée, nos intérêts commerciaux seront sacrifiés. Je ne sache pas que j'aie jamais eu une conviction plus arrêtée sur aucun sujet d'une importance égale, et je suis très-sûr que si mon jugement sur cette question est erroné, il ne peut être que de peu de valeur sur les autres[31]. Le lendemain, dans une nouvelle lettre qui confirmait la première, lord Palmerston ajoutait : Les nouvelles reçues d'Egypte et de Syrie, depuis deux jours, montrent que loin que Méhémet-Ali ait les moyens de soulever la Turquie contre le sultan, la Syrie s'est soulevée contre lui, et l'Egypte est vraisemblablement sur le point de suivre son exemple. Il semble bien clair que si, à cette époque, ses communications par mer avaient été coupées entre l'Egypte et la Syrie, ses difficultés intérieures auraient été telles qu'elles l'eussent probablement rendu beaucoup plus raisonnable[32]. L'effet fut ce qu'attendait l'auteur de cet habile plaidoyer. Lord Melbourne lui répondit en le priant d'écarter ses idées de retraite, et envoya toute cette correspondance à l'un des dissidents, lord Clarendon. Celui-ci protesta du chagrin qu'il éprouvait à faire de l'opposition à son collègue et offrit de se retirer lui-même. Pour Dieu, qu'il n'y ait pas de démission du tout ! s'écria le premier ministre, convaincu que son cabinet ébranlé ne résisterait pas à une telle secousse. Il fut alors suggéré que Clarendon et Holland pourraient dégager leur responsabilité, en mentionnant leur opposition dans une note annexée aux registres du conseil : ils firent ainsi, et remirent copie de cette note à la Reine. Quant aux autres ministres, ils suivirent docilement lord Palmerston, qui put dès lors agir à sa guise.

En même temps qu'il déployait beaucoup d'activité et d'énergie pour faire prévaloir ses vues, le chef du Foreign-Office s'attachait à envelopper ses négociations d'un mystère que nous ne pussions pas pénétrer. Non-seulement il gardait le secret, mais il l'obtenait de tous ceux avec qui il traitait. Suivant le mot de M. Guizot, on se cachait de la France. Notre ambassadeur, cependant, s'apercevait bien qu'il se tramait quelque chose et tachait d'y mettre obstacle. Se rendant compte qu'on nous en voulait surtout à cause de la tentative d'arrangement direct, il protestait qu'elle n'était pas l'œuvre de la France : cette dénégation, qui reposait, à la vérité, sur une distinction un peu subtile entre l'initiative officielle et les incitations indirectes, rencontrait quelque incrédulité. Il serait bien étrange, ajoutait M. Guizot, de voir les puissances s'opposer au rétablissement de la paix, ne pas vouloir qu'elle revienne si elles ne la ramènent de leurs propres mains, et se jeter une seconde fois entre le suzerain et le vassal pour les séparer au moment où ils se rapprochent. Il y a un an, cette intervention se concevait ; on pouvait craindre que la Porte, épuisée, abattue par sa défaite de la veille, ne se livrât, pieds et poings liés, au pacha et n'acceptât des conditions périlleuses pour l'avenir. Mais aujourd'hui, après ce qui s'est passé depuis un an, quand la Porte a retrouvé de l'appui, quand le pacha prend lui-même, avec une modération empressée, l'initiative du rapprochement, quel motif, quel prétexte pourrait-on alléguer pour s'y opposer ? Ce serait un inconcevable spectacle. Il est impossible que l'Europe, qui, depuis un an, parle de la paix de l'Orient comme de son seul vœu, entrave la paix qui commence à se rétablir d'elle-même entre les Orientaux. Ces arguments étaient-ils de nature à agir sur les puissances ? En tous cas, leur auteur n'avait que peu d'occasions de les développer ; par une sorte de mot d'ordre, lord Palmerston et ses complices évitaient toute explication sérieuse avec l'ambassadeur de France.

M. Guizot avait soin d'avertir son gouvernement du danger qui le menaçait, et lui envoyait, presque jour par jour, les renseignements qu'il pouvait recueillir. En dépit des manœuvres auxquelles on recourait pour tout lui cacher, il était parvenu à découvrir assez exactement le dessein de lord Palmerston et l'impulsion subite donnée au projet d'une convention à quatre[33]. Seulement il s'exagérait l'obstacle résultant des divisions du cabinet anglais, et surtout, comptant sur les égards dus à un allié, il était persuadé que le traité, ainsi préparé en dehors de la France, lui serait communiqué avant la conclusion définitive, avec mise en demeure de dire si elle voulait ou non y adhérer ; il en concluait que nous pouvions attendre, sans, trop de péril, jusqu'à la dernière heure, les nouvelles à venir de Constantinople. D'ailleurs il avait été mis, intentionnellement peut-être, sur une fausse piste ; il s'imaginait que les puissances commenceraient par répondre à la communication du plénipotentiaire ottoman, en renouvelant les promesses de la note du 27 juillet 1839, et que c'était sur la rédaction de cette réponse qu'on délibérait en ce moment. Il se trouvait encore sous l'empire de cette erreur, quand il écrivait, le 14 juillet, à M. Thiers : Je crois, sans en être parfaitement sûr, que le projet de note collective à quatre, en réponse à la note de Chéhib-Effendi, a été adopté dans le conseil de samedi. La réserve est extrême depuis quelques jours... On prépare, soit sur le fond de l'affaire, soit sur le mode d'action, des propositions qu'on nous communiquera quand on aura tout arrangé, — si on arrange tout, — pour avoir notre adhésion ou notre refus. Une circonstance particulière avait contribué à accroître cette trompeuse sécurité. On sait que la mission des ambassadeurs cesse par le seul fait de la mort du prince qu'ils représentent ; or, Frédéric-Guillaume III étant mort le 7 juin, M. Guizot s'était assuré que M. de Bülow n'avait pas reçu les lettres de créance du nouveau roi de Prusse, et qu'il était, par suite, sans pouvoirs réguliers pour signer aucun acte au nom de son gouvernement.

A Paris, tout en croyant avoir du temps devant soi, M. Thiers sentait qu'un grand péril était proche ; il ne voyait pas là, cependant, une raison de rien changer à sa conduite. Je trouve fort graves les nouvelles que vous m'envoyez, écrivait-il, le 16 juillet, à M. Guizot ; mais il ne faut pas s'en émouvoir, et tenir bon... Il faut attendre avec tout le sang-froid que vous savez garder sur votre visage comme dans le fond de votre âme. Nous n'aurons pas, vous et moi, traversé un plus dangereux défilé ; mais nous ne pouvons pas faire autrement. A l'origine, on eût pu tenir une autre conduite ; depuis la note du 27 juillet 1839, il n'est plus temps. M. Thiers ne savait pas parler si juste en disant qu'il n'était plus temps. Au moment où il écrivait cette lettre, tout se trouvait déjà conclu et signé à Londres depuis vingt-quatre heures. Telle avait été la précipitation, qu'on n'avait pas attendu les pouvoirs réguliers du plénipotentiaire prussien et qu'on s'était contenté de l'assurance par lui donnée que son gouvernement ne le désavouerait pas. Loin d'avoir averti la France et de lui avoir demandé son dernier mot, comme M. Guizot s'y attendait et comme semblait l'exiger une alliance non encore rompue, on avait redoublé de soin pour la tromper sur ce qui se faisait. Que gagnait-on à ce mauvais procédé ? Dans l'état d'esprit où il était, le gouvernement français, mis en demeure d'adhérer à la convention préparée, s'y fût très-probablement refusé[34] : le résultat dernier eût donc été toujours de signer à quatre comme on venait de le faire ; seulement là France aurait été isolée en connaissance de cause, par sa propre volonté, sans avoir les mêmes motifs et le même droit de se plaindre. Il fallait davantage à lord Palmerston, qui semblait, en cette circonstance, poursuivre, outre l'exécution d'un plan diplomatique, la satisfaction d'une vengeance personnelle : plus il blessait au vif celui qu'il accusait d'avoir voulu le mystifier, plus cette vengeance lui paraissait complète et agréable. Et voilà comment il n'avait pas hésité à compliquer une opération déjà fort déplaisante à la France, par un procédé plus offensant encore que la mesure en elle-même.

Le traité ainsi conclu le 15 juillet se composait de quatre pièces séparées[35]. L'instrument principal était une convention par laquelle les quatre puissances s'engageaient envers la Porte à lui donner l'appui dont elle aurait besoin pour réduire le pacha et à protéger au besoin Constantinople contre les entreprises de ce dernier. La seconde pièce était un acte séparé par lequel le sultan indiquait quelles conditions il avait l'intention d'accorder au pacha : il devait lui proposer d'abord l'Egypte à titre héréditaire et la plus grande partie du pachalik de Saint-Jean d'Acre en viager ; si, dans les dix jours de la notification, le pacha n'avait pas accepté, l'offre du pachalik d'Acre serait retirée et la concession réduite à l'Egypte seule ; si, après un nouveau délai de dix jours, le pacha ne s'était pas encore soumis, l'offre entière serait non avenue. Suivaient ensuite deux protocoles, l'un sur une question de détail sans intérêt historique, l'autre, intitulé Protocole réservé, qui décidait l'exécution immédiate de la convention, sans attendre les ratifications. Pour justifier cette hâte insolite, le protocole invoquait l'état actuel des choses en Syrie, c'est-à-dire l'insurrection fomentée par les agents de lord Ponsonby. Parmi les stipulations dont l'exécution immédiate était ainsi prescrite, se trouvait celle par laquelle la reine d'Angleterre et l'empereur d'Autriche s'engageaient à faire intercepter par leurs flottes, les communications entre l'Egypte et la Syrie, et à donner toute l'assistance en leur pouvoir à ceux des sujets du sultan qui manifesteraient leur fidélité à leur souverain. En effet, lord Palmerston qui, dès le 13 juillet, avait fait avertir, à Naples, l'amiral Stopford de se préparer à soutenir les Syriens[36], lui expédiait, le 15 juillet, un courrier avec ordre d'agir immédiatement. En apprenant le passage de ce courrier par Paris, M. Thiers, bien que non encore avisé de la signature du traité, eut le pressentiment qu'il y avait là quelque danger pour le pacha, et il mit aussitôt en mouvement le télégraphe aérien, afin de faire parvenir le plus rapidement possible à Alexandrie l'avis de mettre en sûreté la flotte égyptienne qui croisait sur les côtes de Syrie. Bien lui en prit, car, s'il fallait en croire certains bruits, le courrier portait à lord Stopford l'instruction de s'emparer de cette flotte[37]. N'oublions pas que les vaisseaux anglais au moyen desquels on cherchait à frapper, à notre insu, ce coup contre le protégé de la France, étaient ceux-là mêmes qui, quelques jours auparavant, se trouvaient encore immobilisés dans les eaux des Deux-Siciles, et qui devaient leur liberté au succès de notre amicale médiation.

Ce ne fut que le 17 juillet, deux jours après la signature du traité, et quand il croyait avoir pris de l'avance pour les mesures d'exécution, que lord Palmerston pria M. Guizot de passer au Foreign-Office, et lui donna lecture d'un mémorandum l'informant de ce qui venait d'être fait. Ce document, où l'on tâchait d'envelopper sous des formes presque caressantes la notification d'un acte aussi malveillant, rappelait d'abord comment les quatre puissances, n'ayant pu s'entendre avec la France, s'étaient trouvées placées en face de ces deux partis, ou d'abandonner aux chances de l'avenir les grandes affaires qu'elles avaient pris l'engagement d'arranger, ou bien de marcher en avant sans la coopération de la France ; comment elles avaient cru de leur devoir d'opter pour la dernière de ces alternatives, et avaient conclu avec le sultan une convention destinée à résoudre d'une manière satisfaisante les complications actuellement existantes dans le Levant. Le mémorandum témoignait du vif regret que les puissances éprouvaient à se trouver momentanément séparées de la France et de leur espoir que cette séparation serait de courte durée ; il terminait en lui demandant son appui moral pour obtenir la soumission du pacha. M. Guizot, surpris, sentit la situation trop grave pour s'engager avant d'avoir reçu les instructions de son gouvernement. Il écouta en silence, se borna ensuite à relever froidement certains passages qui présentaient d'une façon inexacte le rôle et le langage de son gouvernement, mais ne discuta pas le fond. D'ailleurs, communication ne lui était pas faite du traité[38] ; ce fut à peine si, après la lecture du mémorandum, quelques indications sommaires lui furent données sur les conditions faites par le sultan au pacha. Nous ne pouvons montrer la convention tant qu'elle n'a pas été ratifiée, écrivait, peu après, lord Palmerston à son frère[39]. Singulier scrupule, en vérité, de la part de celui qui croyait pouvoir exécuter cette convention avant toute ratification ! La vraie raison n'était-elle pas précisément qu'on voulait nous dissimuler cette exécution immédiate et se ménager ainsi plus de chances de faire un coup de surprise ? En tout cas, c'était un mauvais procédé de plus envers nous ; on eût dit que lord Palmerston s'appliquait à ne nous en épargner aucun.

Dans cette histoire de la question d'Orient, la signature du traité du 15 juillet marque une date importante et comme la séparation entre deux périodes distinctes. Avant d'aborder la seconde de ces périodes et de raconter la crise redoutable née de ce traité, ne convient-il pas de se recueillir un moment, d'essayer de juger le passé, et, dans ce dessein, de faire, pour ainsi dire, l'examen de conscience des principaux acteurs de ce drame diplomatique ? Commençons par le gouvernement français. Combien, en juillet 1840, il est loin de ses espérances de juillet 1839, alors qu'il se félicitait d'avoir substitué, aux vieux restes de la Sainte-Alliance formée contre lui, un nouveau concert européen où il comptait jouer l'un des premiers rôles, alors qu'il croyait avoir placé la Russie, son ennemie la plus acharnée depuis 1830, dans l'alternative de capituler ou de s'isoler ! Maintenant, c'est lui, au contraire qui est isolé ; il s'est brouillé avec son alliée de dix ans, l'Angleterre ; il a rejeté vers la Russie les cabinets de Vienne et de Berlin, qui s'en éloignaient pour venir à lui, et il a vu quatre grandes puissances nouer, en dehors de lui, sinon contre lui, une alliance qui semble la résurrection de la coalition de 1813. La cause d'un mécompte si complet et si prompt saute aujourd'hui à tous les yeux. C'est que, placée en face de questions multiples et complexes, la France n'a pas su mettre chacune à son rang ; elle s'est exagéré l'importance de la question des agrandissements du pacha, qui n'était que secondaire, au point de perdre de vue la question qui, à l'origine, lui avait apparu avec raison comme la principale, celle de sa rentrée dans le concert des puissances ; et elle est arrivée à confondre son intérêt, non pas même avec l'intérêt vrai de Méhémet-Ali, ce qui eût été déjà peu admissible, mais avec les prétentions de ce faux Alexandre[40]. Cette grave erreur de direction a été compliquée d'erreurs particulières, d'illusions sur la force du pacha, sur les hésitations ou les répugnances du cabinet anglais, sur les dispositions des autres puissances. Toutes ces fautes ne sont pas celles d'un ministère plutôt que d'un autre ; commencées par le ministère du 12 mai, elles ont été continuées par le ministère du 1er mars, chacun d'eux repoussant obstinément les chances, plusieurs fois offertes, de sortir honorablement et même brillamment de la mauvaise voie où la France était fourvoyée. Le Roi lui-même a eu sa part des illusions générales. Quant au parlement et à l'opinion, loin d'être innocents, ils sont les principaux coupables ; par la surexcitation de l'orgueil national, ils ont aggravé au dehors les difficultés du gouvernement, en même temps qu'ils lui interdisaient tout retour de sagesse.

Si, pour être un grand politique, il suffisait de bien savoir ce que l'on veut, de marcher vers son but avec adresse et résolution, et d'y arriver non-seulement malgré ses adversaires, mais malgré ses alliés et même malgré ses collègues, en bernant et mortifiant les uns, en dominant et entraînant les autres, — lord Palmerston se fût montré tel dans cette campagne diplomatique. Mais ce titre de grand politique exige plus encore ; il faut que le but ait été placé aussi haut qu'il devait l'être, qu'au lieu de s'abaisser à poursuivre la satisfaction d'une passion secondaire et passagère, on ait eu en vue l'avantage supérieur et permanent du pays. Or est-ce là ce qu'a fait le promoteur du traité du 15 juillet ? Que l'Angleterre eût intérêt à ne pas laisser la prépondérance française s'établir en Égypte, on le comprend. Mais son intérêt était aussi de ne pas rompre l'alliance occidentale et libérale ; il était surtout de ne pas compliquer gratuitement une telle rupture par des offenses qui risquaient de provoquer une guerre, et qui, en tout cas, devaient laisser de longs et dangereux ressentiments. En somme, lord Palmerston avait fait preuve d'une vue très-nette, mais très-courte, de plus d'adresse inférieure que de grande habileté. S'il ne s'était pas trompé sur le détail et le procédé, il s'était trompé sur la direction générale, aveuglé par sa jalousie contre la France, comme nous l'étions par notre engouement pour le pacha.

La Russie venait de se donner le plaisir, très-goûté par l'empereur Nicolas, d'isoler et de mortifier la France de Juillet ; mais c'était en renonçant à la prépondérance orientale, qui avait été de tout temps l'objet premier, presque exclusif, de sa politique, et pour laquelle, notamment, elle avait combattu en 1828, négocié en 1833. Y avait-elle au moins gagné de rompre à tout jamais cette alliance occidentale où elle n'avait pas tort, en effet, de voir le principal obstacle à ses desseins sur Constantinople ? La guerre de Crimée devait répondre à cette question.

Quant à l'Autriche, après avoir rêvé, au début de cette crise, une grande politique, celle d'un concert européen dont le siège eût été à Vienne, et avec lequel elle eût fait échec à la Russie en Orient, elle avait, devant la division de la France et de l'Angleterre, renoncé à ses projets, et, abdiquant humblement toute prétention à une initiative quelconque, elle s'était mise à la remorque de lord Palmerston et du czar ; depuis lors, docile et inquiète, elle servait des passions qui n'étaient pas les siennes, s'associait à des aventures qui l'effrayaient, et, avec l'amour de l'immobilité, participait à des actes qui risquaient de mettre en branle toute l'Europe. Ce que nous disons de l'Autriche s'applique aussi à la Prusse, avec cette réserve que le gouvernement de Berlin avait dans la question orientale moins d'intérêt, d'action, et, par suite, aussi moins de responsabilité.

Nulle puissance donc qui puisse être satisfaite et fière de sa conduite. Toutes ont commis des fautes. Aucune n'a fait de grande et haute politique. Le résultat, nous allions dire le châtiment, est une situation singulièrement tendue, obscure, périlleuse pour tous. Personne lie peut savoir ce qui en va sortir, et si ce ne sera pas la ruine de cette longue paix dont l'Europe jouissait depuis 1815 et à laquelle elle n'avait jamais été plus attachée.

 

 

 



[1] Cf. plus haut, chapitre précédent, § V.

[2] Correspondance de M. Thiers avec M. Guizot, publiée par extraits dans les Mémoires de ce dernier, et dépêches inédites de M. Thiers à ses autres ambassadeurs.

[3] SENIOR, Conversations with M. Thiers, M. Guizot, and other distinguished persans, t. I, p. 4. — Dans cet entretien, auquel nous avons déjà fait allusion, M. Thiers se donnait comme ayant été personnellement peu favorable au pacha ; seulement, quand il prit le pouvoir, il trouva le Roi et l'opinion trop échauffés sur la question égyptienne pour pouvoir aller à l'encontre. Je consultai Granville, ajouta-t-il, qui me donna le conseil de temporiser jusqu'à ce que les Français, avec leur habituelle versatilité, eussent porté leur attention sur un autre sujet... Je suivis ce conseil.

[4] Thiers écrivait, le 8 juin, à M. Guizot : Il ne faut pas avoir l'air d'abjurer la note du 27 juillet, car un revirement de politique, l'abandon patent d'un engagement antérieur doit s'éviter avec soin. (Mémoires de M. Guizot.)

[5] Le ministère du 12 mai lui-même, très-peu de temps après la note du 27 juillet, en était à regretter l'arrangement direct. Le maréchal Soult écrivait, le 15 octobre 1839, au duc d'Orléans : Quant à la Russie, elle pousse le Divan, par M. de Boutenieff, à s'arranger directement avec le vice-roi, qui paraît avoir à ce sujet des espérances. Si cela arrive, au lieu de l'empêcher, nous y donnerons notre consentement, et, pour en finir, ce serait l'issue la plus favorable. (Documents inédits.)

[6] Voyez les lettres écrites sur ce sujet par M. Thiers à M. Guizot, notamment celles du 21 mars et du 28 avril 1840. (Mémoires de M. Guizot.)

[7] A Vienne, M. de Sainte-Aulaire ayant voulu entretenir M. de Metternich de la question d'Orient, celui-ci le pria de ne plus lui parler de cette affaire. Je n'aurais rien de nouveau à vous apprendre, lui dit-il, et ma maxime est de ne jamais parler dans un lieu de ce qui se traite dans un autre. Aussi M. de Sainte-Aulaire, découragé, avait-il demandé et obtenu un congé. (Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.)

[8] M. Guizot dit lui-même modestement, en commençant, dans ses Mémoires, le beau récit du son ambassade : J'avais beaucoup étudié l'histoire d'Angleterre et la société anglaise. J'avais souvent discuté dans nos Chambres les questions de politique extérieure. Mais je n'étais jamais allé en Angleterre et je n'avais jamais fait de diplomatie. On ne sait pas combien on ignore et tout ce qu'on a à apprendre, tant qu'on n'a pas vu de ses propres yeux le pays et fait soi-même le métier dont on parle.

[9] Pour le récit des négociations qui vont suivre, jusqu'à la signature du traité du 15 juillet, je m'attache principalement aux documents diplomatiques publiés dans les Mémoires de M. Guizot, en les complétant par les Papiers inédits dont j'ai eu communication, et par les publications anglaises, notamment : Life of Palmerston, par BULWER ; Greville Memoirs et Correspondence relative to the affairs of the Levant. Les documents qui seront cités au cours de ce récit, sans indication de source particulière, sont tirés des Mémoires de M. Guizot.

[10] Lord Palmerston écrivait, le 16 avril, dans une lettre intime au comte Granville : Il est manifeste que le gouvernement français nous a trompés dans les affaires de Buénos-Ayres, comme il l'a fait presque toutes les fois que nous avons été en rapport avec lui, par exemple en Espagne, en Portugal, en Grèce, à Tunis, en Turquie, en Egypte, en Perse, où sa conduite et son langage ont toujours été divergents. La vérité, — quelque répugnance qu'on ait à l'avouer, — est que Louis-Philippe est un homme dans lequel on ne peut avoir une solide confiance. Cependant, il est là, et nous l'appelons notre allié ; seulement, nous devons être éclairés par l'expérience, et ne pas attacher à ses assertions ou professions, une valeur plus considérable que celle qui leur appartient réellement ; plus particulièrement quand ses paroles sont, comme dans l'affaire d'Egypte, non-seulement différentes de ses actes, mais inconciliables même avec ceux-ci. (BULWER, Life of Palmerston, t. II, p. 272, 273.)

[11] C'est le même sentiment qui fera dire, plus tard, en 1841, à la Revue d'Edimbourg, pour justifier rétrospectivement la politique de lord Palmerston : La France humiliait l'Angleterre dans la Méditerranée.

[12] Lord Palmerston écrivait à lord Granville : Le rapport qui m'a été envoyé par Hodges (consul anglais à Alexandrie), de son entrevue avec Méhémet-Ali, me fait penser que celui-ci finira par se rendre. Il était très-mécontent, extrêmement agité, très-violent et fort véhément dans ses affirmations qu'il ne céderait pas, les appuyant de serments solennels ; tout ceci indique qu'il a conscience de sa faiblesse, et qu'au fond il a peur. (BULWER, t. II, p. 270.) Cette lettre est datée du 11 mars 1840 : il y a là une erreur évidente ; certains passages de la lettre, relatifs au général Sébastiani et à M. Guizot, lui assignent une date antérieure, probablement le 11 février.

[13] Lettre précitée.

[14] Lettre à M. Bulwer, du 14 mars 1846. (BULWER, t. II, p. 284.)

[15] On lit dans le Journal de M. Charles Greville, à la date du 5 septembre 1840 : Clarendon m'a montré, l'autre jour, une longue lettre qu'il écrivit à Palmerston en mars dernier, et où il discutait toute la question orientale, en indiquant les objections qu'elle paraissait soulever et en suggérant ce qu'il aurait voulu faire à sa place. C'était un document assez bien écrit et assez bien raisonné. (The Greville Memoirs, second part, t. I, p. 301.)

[16] Lettre à William Temple, du 27 juillet 1840. (BULWER, t. III, p. 43.)

[17] Cf. The Greville Memoirs, second part.

[18] Lettres du 1er et du 6 mai 1840. (Mémoires de M, de Metternich, t. VI, p. 430, 432.)

[19] Mémoire du 25 avril 1840. (Mémoires de M, de Metternich, t. VI, p. 454 à 464.)

[20] Un peu plus tard, M. Greville nous montre, dans son Journal, M. de Neumann parlant à chacun dans le sens qu'il sait lui plaire, énergique avec Palmerston, conciliant avec lord Holland, et il ajoute : Neumann est un chien servile (a time serving dog). (The Greville Memoirs, second part, vol. I, p. 329.)

[21] Correspondance de M. de Barante, notamment dépêches du 14 avril et du 31 mai 1840. (Documents inédits.)

[22] Cf. plus haut, chapitre II, § VII.

[23] Je ne suis que le roi de Naples, disait ce prince, c'est-à-dire d'un pays qui a six millions d'âmes ; mais je tiendrai tête à l'Angleterre ; il en arrivera ce qui pourra.

[24] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 432, 434.

[25] Le 13 juillet 1840, lord Palmerston écrivait à son frère, ministre d'Angleterre à Naples : Je suis très-content, sous tous les rapports, que la question des soufres soit réglée ; c'est un grand embarras de moins, et nous avons besoin de tous nos vaisseaux dans le Levant, où nous avons de la besogne à leur faire faire. Il ajoutait, le 27 juillet, dans une lettre au même : Il est heureux que nous ayons fini notre querelle napolitaine, et une des raisons qui me rendaient si impatient de la terminer était que je prévoyais que nous aurions besoin de toutes nos forces disponibles pour conduire nos opérations dans le Levant. Thiers, sans doute, pense que nous l'avons joué dans cette affaire, en obtenant que sa médiation fût terminée avant qu'il ne voulût y mettre fin, et cela le fâche fort. Mais sa mauvaise humeur se dissipera. (BULWER, t. III, p. 41 à 44.)

[26] Dépêche de M. Cochelet, 26 mai 1840.

[27] Lettre citée par M. Guizot dans son discours du 26 novembre 1840.

[28] Des dépêches officielles publiées, un peu plus tard, parle gouvernement anglais lui-même (Correspondence relative to the affairs of the Levant), il ressort, en effet, que lord Ponsonby, au su de lord Palmerston, avait fomenté cette insurrection. Je puis répondre des habitants du Liban, écrivait-il à son ministre, le 23 avril 1840, pourvu que l'Angleterre veuille agir et les aider. A la fin de juin, les émissaires secrets ne lui suffisaient plus : il envoyait à Beyrouth son propre drogman, M. Wood, qui, du navire anglais où il résidait, appelait à lui les chefs de la montagne et les poussait à la révolte en leur promettant des armes. Ce drogman informait l'ambassadeur du bon résultat de ses démarches. Il n'y a jamais eu, peut-être, disait-il, un moment plus favorable pour séparer la Syrie de 'Egypte et pour accomplir les vues politiques de lord Palmerston. J'explique aux Syriens les désirs de la politique, de la Grande-Bretagne et le succès qui doit nécessairement suivre, s'ils nous assistent. Ils comprennent tout cela parfaitement ; mais ils demandent toujours un appui indirect de notre part ; autrement ils seraient écrasés. Je n'épargne aucun effort pour remplir les vues de Votre Seigneurie, malgré les difficultés dont je suis environné et qui dérivent de ma situation même. Le gouvernement anglais fut si satisfait du zèle déployé en cette circonstance par M. Wood, qu'il le nomma peu après vice-consul à Beyrouth.

[29] BULWER, t. III, p. 44.

[30] Quelques jours plus tard, le 27 juillet, rendant compte à son frère de ce qui s'était passé, Palmerston reconnaissait la gravité de l'opposition à laquelle il avait eu affaire. Thiers et Guizot, disait-il, s'étaient persuadés que le cabinet anglais ne se laisserait jamais conduire à se séparer de la France sur cette question... Il y avait quelque fondement à cette méprise, car, quand on vint à délibérer sur cette question, je trouvai une telle résistance de la part de Holland et de Clarendon, et une telle tiédeur chez les autres membres du cabinet, que j'envoyai ma démission... (BULWER, t. III, p. 43.)

[31] BULWER, t. II, p. 315 et suiv.

[32] BULWER, t. II, p. 321.

[33] Dépêche de M. Guizot à M. Thiers, du 11 juillet 1840, et ses lettres au duc de Broglie et au général Baudrand, du 12 juillet.

[34] M. Thiers disait, quelques jours après, le 6 août, dans une dépêche à M. Guizot : Ce que les procédés obligés avec une cour alliée exigeaient, c'est que l'Angleterre, avant de conclure, fit une dernière démarche auprès de l'ambassadeur de France, et lui soumît la convention proposée, en lui laissant le choix d'y adhérer ou non. Il est bien vrai que l'adhésion de la France à toute résolution entraînant l'emploi de la force Contre le vice-roi n'était nullement supposable, car elle s'était souvent expliquée à cet égard ; mais toutes les formes eussent été observées.

[35] Le texte même de ce document est publié dans les Pièces historiques des Mémoires de M. Guizot.

[36] BULWER, t. III, p. 42.

[37] M. Thiers a affirmé ce fait plus tard à la tribune. (Discours du 25 novembre 1840.)

[38] Ce ne sera que le 16 septembre, après les ratifications échangées, que communication sera faite du traité au gouvernement français. La presse anglaise, il est vrai, en avait auparavant révélé les principales dispositions.

[39] Lettre du 27 juillet 1840. (BULWER, t. III, p. 43.)

[40] Il était alors de langage courant, en France, de qualifier Méhémet-Ali de nouvel Alexandre.