HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE IV. — LA CRISE DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE (MAI 1839-JUILLET 1841)

 

CHAPITRE PREMIER. — LA QUESTION D'ORIENT ET LE MINISTÈRE DU 12 MAI 1839 (MAI 1839-FÉVRIER 1840).

 

 

I. Situation créée, en 1833, par l'arrangement de Kutaièh entre Mahmoud et Méhémet-Ali, et par le traité d'Unkiar-Skelessi entre la Porte et la Russie. Efforts des puissances pour empêcher un conflit entre le sultan et le pacha. Vues particulières de la France, de l'Angleterre, de la Russie, de l'Autriche. L'armée ottomane passe l'Euphrate, le 21 avril 1839. — II. Politique arrêtée par le gouvernement français à la nouvelle de l'entrée en campagne des Turcs. Son entente avec l'Angleterre et avec l'Autriche. Réserve de la Prusse. Embarras de la Russie. Premiers indices de désaccord entre Paris et Londres. La Russie disposée à en tirer parti. — III. Le ministère du 12 mai. Accueil qui lui est fait. M. Guizot le soutient. Irritation de M. Thiers. M. Sauzet président de la Chambre. M. Thiers impuissant à engager une campagne parlementaire. M. Dufaure et M. Villemain. Procès des émeutiers du 12 mai. Calme général. Faiblesse du cabinet. — IV. Le crédit de dix millions pour les armements d'Orient. Rapport de M. Jouffroy. La discussion. — V. Bataille de Nézib. Mort de Mahmoud. Défection de la flotte ottomane. La Porte disposée à traiter avec le pacha. — VI. Impressions des divers cabinets à la nouvelle des événements d'Orient. Note du 27 juillet 1839, détournant la Porte d'un arrangement direct avec le pacha. Situation faite à la France par cette note. — VII. Dissentiment croissant entre la France et l'Angleterre, sur la question égyptienne. L'Angleterre demande le concours des autres puissances. Empressement de la Russie à répondre à son appel. L'Autriche s'éloigne de nous et se rapproche du czar. Le gouvernement français persiste néanmoins à soutenir les prétentions du pacha. — VIII. Mission de M. de Brünnow à Londres. Malgré lord Palmerston, le cabinet anglais repousse les propositions russes et offre une transaction au gouvernement français. Celui-ci maintient ses exigences. Ses illusions. M. de Brünnow revient à Londres. Embarras de la France. — IX. Les approches de la session de 1810. Dispositions des divers partis. Les 221. Les doctrinaires. M. Thiers et ses offres d'alliance à M. Molé. La gauche et la réforme électorale. Qu'attendre d'une Chambre ainsi composée ? — X. L'Adresse de 1840. Le débat sur la politique intérieure et sur la question d'Orient. Discours de M. Thiers. Le ministère persiste dans ses exigences pour le pacha. — XI. Dépôt d un projet de loi pour la dotation du duc de Nemours. Polémiques qui en résultent. Le projet est rejeté sans débat. Démission des ministres. La royauté elle-même est atteinte.

 

I

Depuis le péril de guerre en face duquel la monarchie de Juillet s'était trouvée au lendemain et par le fait de la révolution de 1830, aucune complication vraiment inquiétante n'avait troublé sa politique extérieure. Bien au contraire, pendant la dernière période, de 1836 à 1839, une sorte de calme plat avait régné dans l'Europe entière, et les puissances semblaient d'accord pour éviter toute affaire et maintenir le statu quo. Les choses vont changer. Une crise se prépare au dehors, la plus grave que doive traverser la diplomatie de la royauté nouvelle. On peut en fixer le début au 21 avril 1839, jour où les Turcs, franchissant l'Euphrate pour attaquer l'armée du pacha d'Egypte, réveillent la question d'Orient ; elle se prolongera jusqu'à ce que cette question soit de nouveau assoupie par la convention dite des détroits, conclue le 13 juillet 1841. Pendant ces deux années, ce n'est pas seulement le sort de l'empire ottoman ou du pachalik d'Egypte qui est en jeu, c'est la situation de la France en Europe, c'est la paix du monde.

Cette question d'Orient n'était pour personne une nouveauté. Déjà une première fois, en 1831, les puissances avaient été surprises par un conflit armé entre Méhémet-Ali et la Porte. On n'a pas oublié les événements d'alors : les troupes turques mises partout en déroute ; la Palestine et la Syrie conquises au pas de course par les soldats du pacha ; le sultan épeuré, ne trouvant pas de secours en Occident et se jetant dans les bras de la Russie, qui n'était que trop disposée à saisir cette occasion d'intervenir ; l'émotion de la France et de l'Angleterre en apprenant que la flotte du czar avait franchi le Bosphore et que ses bataillons campaient aux portes de Constantinople ; nos agents se démenant pour imposer aux combattants un rapprochement qui ôtât prétexte et mît fin à l'occupation russe ; l'arrangement de Kutaièh conclu sous nos auspices, le 5 mai 1833 ; puis, au moment même où notre diplomatie se félicitait de ce résultat, la Russie obtenant de la Porte, le 8 juillet 1833, le traité d'Unkiar-Skelessi, par lequel elle se faisait demander de fournir au sultan toutes les forces de terre et de mer dont il pouvait avoir besoin pour la tranquillité et la sûreté de ses États ; l'irritation des puissances occidentales à la nouvelle d'une convention qui plaçait l'empire ottoman sous la protection exclusive de la Russie ; enfin, après tout ce bruit, une sorte d'accalmie, et l'attention des politiques européens rappelée vers des questions, sinon plus graves, du moins plus proches : tels sont les faits que nous avons déjà eu occasion de raconter[1], mais qu'il convenait de rappeler comme le point de départ des incidents ultérieurs.

L'arrangement de Kutaièh, par lequel le gouvernement de la Syrie avait été concédé au pacha d'Egypte, était un expédient, non une solution. Chacune des parties ne l'avait accepté ou subi que comme une trêve momentanée. La Porte, qui venait de perdre la Grèce et la régence d'Alger, qui avait vu la Serbie, la Moldavie et la Valachie conquérir une demi-indépendance, pouvait-elle se résigner facilement à partager ce qui lui restait de son empire ? Quant au pacha, sa domination était à la fois trop étendue pour ne pas exciter son ambition, et trop précaire pour la satisfaire ; concession toute personnelle, elle devait finir avec lui ; or un vieillard de soixante-cinq ans, au pouvoir depuis plus d'un quart de siècle, ne devait-il pas chercher à assurer à ses enfants au moins quelque part de sa puissance ? Le conflit, qui était dans la force des choses, s'aggravait encore par le caractère des deux hommes en présence : d'une part, Mahmoud, despote impérieux, emporté et sanguinaire, enivré de son omnipotence et furieux de sa faiblesse, à la fois épuisé et surexcité par la boisson et la débauche, d'autant plus jaloux de la gloire, du pacha que lui aussi avait tenté, mais sans aucun succès, de réformer et de ranimer l'empire turc ; humilié jusqu'à la rage, dans son vieil orgueil de sultan, d'avoir subi la loi d'un soldat de fortune, ayant voué à ce dernier une haine sombre, implacable, et possédé par cette unique pensée : prendre sa revanche à tout prix et à tout risque ; d'autre part, Méhémet-Ali, plus fin, plus contenu, plus dissimulé, mais fier de ses succès, confiant dans ses forces et son étoile ; d'une ambition sans limite et sans scrupule ; non-seulement aspirant à un pouvoir héréditaire, mais rêvant même de jouer, auprès de son suzerain, le rôle d'une sorte de maire du palais[2].

Des deux côtés, à Constantinople et à Alexandrie, on était donc aux aguets, cherchant l'occasion, là d'une revanche, ici de nouveaux succès. Mahmoud nouait des intrigues en Syrie, y fomentait des insurrections, rassemblait des troupes, mettait en mouvement des vaisseaux, et annonçait, de temps à autre, aux ambassadeurs, que, n'y pouvant plus tenir, il allait engager la lutte. Méhémet-Ali prenait des allures royales et dédaignait de remplir, envers son souverain, les conditions qui lui étaient imposées. Aux musulmans, il se présentait comme le vrai, le seul défenseur de l'islamisme contre le czar. En même temps, fort occupé du monde chrétien, il s'appliquait à séduire les consuls, se faisait tenir au courant des dissentiments existant entre les puissances occidentales et la Russie, et, persuadé qu'une guerre générale était imminente, se flattait d'en tirer large profit ; il prétendait même la hâter, et, le 3 septembre 1833, faisait passer à la France et à l'Angleterre, une note par laquelle il leur offrait une armée de cent cinquante mille hommes, avec une flotte de sept vaisseaux et de six frégates, pour attaquer la Russie, demandant comme prix de son concours la permission de se proclamer indépendant[3]. Rebuté de ce côté, il changeait de rôle, en habile comédien qu'il était, ne se montrait plus ami docile, mais jouait la mauvaise tête et feignait d'être résolu à tout bouleverser, dans l'espoir que les puissances effrayées lui feraient obtenir quelque chose pour avoir la paix. D'autres fois, il portait son action sur Constantinople, nouait des relations dans le Divan, offrait de réduire son armée et d'augmenter son tribut, si le sultan faisait droit à ses demandes. Ses moyens variaient ; son but était toujours le même : obtenir sinon l'indépendance absolue, du moins l'hérédité de ses pachaliks.

Ainsi, d'année en année, la situation devenait plus tendue entre Constantinople et Alexandrie. Chaque fois que la rupture paraissait imminente, les puissances, qui toutes alors redoutaient fort le moindre ébranlement, pesaient sur le sultan comme sur le pacha, afin de contenir le ressentiment de l'un et l'ambition de l'autre. Mais, d'accord pour imposer le statu quo, elles étaient loin d'obéir aux mêmes motifs et d'avoir les mêmes vues sur les questions qui se posaient en Orient. Ce sont ces vues qu'il importe d'abord de bien connaître ; elles aideront à comprendre les événements qui vont se dérouler.

Commençons par la France. On sait comment, dès 1834, le duc de Broglie, à cette date, ministre des affaires étrangères, avait entrevu, dans la crise orientale, l'occasion d'une grande opération de diplomatie et de guerre qui eût dissous la coalition des puissances continentales et donné à la France, en Europe, une situation analogue à celle que devait lui faire plus tard la guerre de Crimée[4]. Mais l'éminent homme d'État, qui concevait ce plan et le traçait avec la netteté habituelle de son esprit, se croyait encore trop proche de 1830 pour en précipiter l'exécution, et, tout en protestant contre le traité d'Unkiar-Skelessi, il s'était refusé à provoquer une rupture. Cette préoccupation d'éviter tout ébranlement en Orient fut plus marquée encore sous le ministère suivant. N'était-ce pas l'époque où notre diplomatie, loin de rechercher les aventures, se vantait elle-même de faire du cardinal Fleury[5] ? A chaque menace de conflit, M. Thiers d'abord, M. Molé ensuite, s'empressaient d'agir, avec les autres puissances, pour empêcher le sultan et le pacha de se jeter l'un sur l'autre[6]. Toutefois, si en pareil cas nos ministres n'épargnaient pas plus leurs représentations à Alexandrie qu'à Constantinople, ils laissaient voir leur sympathie persistante pour Méhémet-Ali[7]. L'opinion et le gouvernement s'intéressaient à la fortune du maître de l'Egypte et du conquérant de la Syrie, par sentiment plus encore que par calcul, éblouis par ses succès, croyant à sa force, dupe de ses feintes et de ses caresses. Vainement quelques-uns de nos agents diplomatiques, l'amiral Roussin, ambassadeur à Constantinople, M. de Barante, ambassadeur à Saint-Pétersbourg, ou M. de Sainte-Aulaire, ambassadeur à Vienne, mettaient-ils en doute et la puissance du pacha et l'avantage que pouvait avoir la France à seconder son ambition[8] ; leurs avertissements se perdaient dans l'engouement général. Il était à peu près admis par tous qu'en Orient la cause de Méhémet-Ali était celle de la France.

L'Angleterre aussi redoutait tout conflit qui eût exposé le sultan à une nouvelle défaite et fourni au czar l'occasion d'exercer la protection armée, prévue par le traité d'Unkiar-Skelessi[9]. La nécessité de faire échec au gouvernement de Saint-Pétersbourg sur le Bosphore passait pour un des axiomes de la politique britannique. Ce n'était pas, d'ailleurs, à cette époque, le seul théâtre où les Anglais se heurtaient aux Russes ; l'antagonisme éclatait, en même temps, dans la Perse et dans l'Afghanistan. Il en résultait des rapports assez tendus, et lord Palmerston disait : Il m'est agréable d'être désagréable à la Russie. Ces sentiments n'étaient pas pour nous déplaire ; mais voici où nous cessions de nous entendre avec nos voisins. Autant le pacha était populaire en France, autant il était mal vu des Anglais. Ceux-ci lui en voulaient d'avoir établi dans ses États des monopoles nuisibles à leur commerce, et de s'être montré peu disposé à leur livrer, soit la route de Suez, soit celle de l'Euphrate. La faveur même que nous témoignions à Méhémet-Ali le rendait suspect au delà du détroit. Les maîtres de Gibraltar et de Malte s'offusquaient de voir les conquérants de l'Algérie dominer en Egypte et en Syrie ; les maîtres de l'Inde n'admettaient pas que les routes y conduisant fussent directement ou indirectement dans notre main[10]. Ce n'était pas de lord Palmerston, dont l'ordinaire malveillance contre la France et contre Louis-Philippe venait d'être encore avivée, en 1836, par notre refus d'intervenir en Espagne, que l'on pouvait attendre quelque ménagement dans l'expression de ces méfiances. Il s'y complaisait, au contraire, et l'on en trouve la trace singulièrement âpre et rude dans les lettres qu'il écrivait alors aux confidents de sa politique[11]. Sous prétexte de contenir le pacha, il l'eût volontiers brisé, et était toujours empressé à proposer contre lui des mesures de rigueur auxquelles nous nous refusions. Faute de pouvoir le frapper par les armes, il voulut l'atteindre par la diplomatie. Après des négociations rapides et mystérieuses que la haine de Mahmoud contre son vassal facilita singulièrement, un traité de commerce fut conclu, en août 1838, entre la Grande-Bretagne et la Turquie : son principal objet était d'abolir les monopoles, à partir du 1er mai 1841, dans toute l'étendue de l'empire, y compris les pays gouvernés par Méhémet-Ali : coup droit à l'adresse de ce dernier, dont on supprimait ainsi les revenus. Encore lord Palmerston pouvait-il passer pour modéré à côté de son ambassadeur à Constantinople, lord Ponsonby, diplomate sans mesure et sans scrupule dans ses sympathies ou ses préventions, impérieux, étourdi, querelleur, cassant ; à l'ordinaire, indolent au point de ne se lever qu'à six heures du soir, mais capable, à un moment donné, d'une énergie violente ; ne connaissant d'autre droit que l'intérêt de son pays et de ses nationaux ; exigeant et obtenant du sultan la destitution du ministre des affaires étrangères, parce qu'un négociant anglais, pris en flagrante contravention, avait été bâtonné ; prompt à briser les vitres, ne s'embarrassant pas des responsabilités, plus disposé à diriger son gouvernement qu'à se laisser diriger par lui, le compromettant souvent', malgré tout, se maintenant en place, grâce à son crédit parlementaire et aussi parce que, même dans ses esclandres, il servait ou du moins flattait les passions de son ministre et de sa nation. Sa réputation était faite par toute l'Europe ; M. de Nesselrode le traitait d'extravagant[12] ; c'est, disait M. de Metternich, un fou qui serait capable de faire la paix ou de déclarer la guerre malgré les ordres formels de sa cour[13]. Anglais de la vieille roche, détestant les Russes[14] et jalousant les Français, il avait juré la perte de Méhémet-Ali, qui avait, à ses yeux, le double tort d'être le client de la France et de fournir à la Russie une occasion de protéger la Porte. Aussi ne manquait-il pas d'entretenir et d'aviver contre lui la fureur du sultan, tellement qu'il semblait parfois pousser ce dernier au conflit redouté par le gouvernement anglais. Du reste, lord Palmerston lui-même, tout en détournant la Porte d'attaquer pour le moment le pacha, la pressait de s'y préparer par l'organisation de son armée et la restauration de ses finances[15]. Ajoutons, pour compléter cette physionomie de la politique anglaise, qu'au moment où elle dénonçait, comme une atteinte à l'équilibre général, l'influence de la France en Egypte, elle profitait, en janvier 1839, de ce que l'Europe regardait ailleurs, pour mettre la main sur Aden et créer un nouveau Gibraltar à l'entrée de la mer Rouge.

On aurait pu croire que les raisons qui faisaient redouter aux deux puissances occidentales un conflit entre le pacha et le sultan, devaient le faire désirer par la Russie. Il n'en était rien. Sans doute le gouvernement de Saint-Pétersbourg ne faisait pas bon marché du droit de protection qu'il s'était fait accorder en 1833, et ne se montrait nullement disposé à le partager avec le reste de l'Europe[16] ; mais il se rendait compte des dangers auxquels il s'exposerait en l'exerçant. Notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg, M. de Barante, écrivait, le 4 décembre 1838 : La Russie n'a, en ce moment, aucun projet sur la Turquie. Elle craint, plus qu'aucune puissance, de voir arriver le cas prévu par le traité d'Unkiar-Skelessi. Par orgueil, elle tiendrait sa parole et enverrait une armée à Constantinople ; seulement, elle prévoit que ce serait la guerre, et la guerre de tous contre elle. Aussi elle veut le statu quo et s'effraye quand il est en péril[17]. L'ambassadeur russe près le sultan unissait donc ses efforts à ceux du représentant de la France et de l'internonce d'Autriche, pour détourner le Divan de toute tentative contraire à l'arrangement de Kutaièh. Le czar s'était d'ailleurs aperçu qu'en laissant trop voir, après 1830, son désir d'allumer une grande guerre contre la France, il s'était fait du tort en Europe, particulièrement en Allemagne, où l'on avait soif de repos. Désormais, il visait à se faire, au contraire, un renom de modération et d'amour de la paix[18]. Son principal ministre, M. de Nesselrode ; était bien l'homme de cette nouvelle attitude : quoique incapable de résister à une seule folie de son maître, il était, par lui-même, raisonnable, poli, éloigné de tout ce qui était hasardeux et compliqué, et se sentait beaucoup plus à son aise quand l'empereur était sage[19]. Ce n'était pas qu'au fond Nicolas voulût moins de mal que par le passé à la France de Juillet : son animosité subsistait et n'avait même fait que s'exaspérer par l'impuissance. Mais, en se montrant modéré dans les complications orientales, il se flattait précisément d'y trouver l'occasion de nous jouer quelque méchant tour. Sa persuasion était qu'il serait toujours aisé de rompre l'alliance de l'Angleterre et de la France, ou de profiter d'une rupture qui adviendrait infailliblement[20]. Avec la perspicacité de la haine, il avait tout de suite deviné où se ferait cette rupture. Causant un jour, en février 1839, avec M. de Barante, de la situation du Levant et de la question égyptienne, il s'était laissé aller à dire : L'Egypte ! les Anglais la veulent. Ils en ont besoin pour la nouvelle communication qu'ils cherchent à ouvrir avec les Indes ; ils s'établissent dans le golfe Persique et la mer Rouge. Vous vous brouillerez avec eux pour l'Egypte[21]. Notre vigilant ambassadeur avait eu soin de transmettre aussitôt à son gouvernement une conversation qui trahissait si clairement l'espoir de notre mortel ennemi. Quelques semaines plus tard, complétant cet avertissement, M. de Barante faisait connaître le piège qu'allait nous tendre la politique russe. Le gouvernement de Saint-Pétersbourg, écrivait-il, entrera avec complaisance dans tous les projets d'arrangement destinés à assurer l'état de paix... mais, son influence s'exercera à diminuer et à anéantir la nôtre. Il cherchera à faire que tout se règle presque indépendamment de nous... Il a l'espérance de nous tenir dans un état d'isolement pacifique, de nous placer plus ou moins hors du cercle où pourraient se traiter les communs intérêts de l'Europe[22]. C'était écrire, plus de quinze mois à l'avance, l'histoire du traité du 15 juillet.

Le gouvernement de Vienne était au moins aussi intéressé que celui de Londres à empêcher les Russes de dominer à Constantinople. M. de Metternich répétait volontiers qu'il valait mieux, pour son pays, courir les chances d'une guerre d'extermination que de laisser la Russie acquérir un seul village sur la rive droite du Danube[23]. En 1828 et 1829, lors de la guerre entre le czar et le sultan, le cabinet autrichien avait proposé, sans succès il est vrai, à l'Angleterre et à la France, de former une coalition contre la Russie, et il avait été sur le point de se jeter seul dans la lutte pour défendre le passage du Danube. Les échecs subis, au début de ces campagnes, par les armes russes, n'avaient excité nulle part plus d'allégresse qu'à Vienne. Après les événements de Juillet, M. de Metternich ne changea pas d'avis sur Constantinople ; mais une crainte plus pressante, celle de la révolution française, effaça ou du moins domina dans son esprit toute autre préoccupation. La Russie devant former l'arrière-garde de la nouvelle Sainte-Alliance, il se crut obligé de la ménager. De là ses efforts pour se persuader et pour persuader aux autres que la politique russe était absolument changée, et que le czar avait, sur l'Orient, les vues les plus modérées et les plus désintéressées[24]. Quand on fut un peu éloigné de 1830, quand la monarchie de Juillet eut donné, au dedans, des gages de sa résistance conservatrice, et se fut, au dehors, rapprochée des puissances continentales, le chancelier sentit renaître sa préoccupation de l'ambition moscovite. Il écouta avec moins de méfiance notre ambassadeur, M. de Sainte-Aulaire, qui ne manquait pas une occasion de lui démontrer l'intérêt de l'Autriche à s'allier avec la France et l'Angleterre pour défendre l'empire ottoman contre la Russie, et il laissa entrevoir qu'à un moment donné, il ne refuserait peut-être pas son concours[25]. Toutefois, ce n'était jamais dans la politique de M. de Metternich de précipiter les événements. Bien que voyant de loin les difficultés, il aimait mieux les attendre qu'aller au-devant, et se fiait volontiers au temps pour les écarter ou les atténuer ; sa maxime favorite était que l'art de guérir consistait à faire durer le malade plus que la maladie. Nul ne pouvait donc être surpris de le voir s'unir à ceux qui cherchaient à prolonger le plus possible le statu quo en Orient. Ce n'est pas que ce statu quo lui plût complètement. Sans avoir, contre Méhémet-Ali, la même animosité que l'Angleterre, il goûtait peu ce parvenu, dont l'origine et les prétentions lui paraissaient avoir quelque chose de révolutionnaire. Et surtout, il regrettait qu'en 1833, la France eût poussé à un arrangement direct entre le sultan et le pacha, au lieu de faire régler la question par l'entremise et sous la garantie de toutes les puissances. Si l'on eût suivi ce dernier système, disait-il, le czar n'aurait pu faire de son côté le traité d'Unkiar-Skelessi. Aussi le désir le plus vif du chancelier autrichien, celui qu'il ne manquait pas une occasion de témoigner dans ses conversations avec les ambassadeurs, était d'amener les puissances à une délibération commune sur tout ce qui regardait l'empire ottoman, et il laissait voir que, dans sa pensée, Vienne serait le siège indiqué d'une telle conférence.

C'est ainsi que, par des raisons et avec des vues différentes, toutes les puissances s'étaient rencontrées, depuis 1833, dans un même effort pour contenir le sultan et le pacha. Elles y avaient réussi, tant bien que mal, pendant six années. Paix fragile, cependant, à la merci des coups de tête d'un furieux ou d'un ambitieux. Ce fut Mahmoud qui se lassa le premier d'obéir à la consigne européenne. Atteint du delirium tremens, ne semblant presque plus qu'un cadavre, il se sentait mourir, mais n'en était que plus impatient d'assouvir sa haine. Au printemps de 1839, tout indiquait qu'il allait rompre la paix. Par son ordre, on avait levé, de gré ou de force, tout ce que l'on avait pu trouver de soldats, et une armée considérable se massait en Asie Mineure, dans le voisinage des territoires occupés par les Égyptiens. A ces démarches menaçantes, Méhémet-Ali répondit en renforçant ses troupes de Syrie, que commandait son fils Ibrahim. Il était, au fond, ravi de voir approcher l'heure des combats ; mais, plus habile que le sultan, il ordonna aux siens de se tenir sur la défensive. Ému de ce bruit et de ce mouvement, l'ambassadeur de France tenta un dernier effort pour maintenir la paix : ce fut sans succès, d'autant que lord Ponsonby, loin d'agir dans le même sens, comme l'y obligeaient les instructions de son gouvernement, encourageait sous main Mahmoud[26]. Celui-ci n'hésita donc pas à donner à ses généraux l'ordre d'ouvrir les hostilités. Le 21 avril 1839, l'armée ottomane franchissait l'Euphrate.

 

II

La nouvelle de l'entrée en campagne des Turcs arriva à Paris quelques jours après la constitution du ministère du 12 mai[27]. Jamais on n'eût eu plus besoin d'un ministre habile diplomate, politique clairvoyant, et ayant assez d'autorité sur la Chambre pour que celle-ci lui laissât une complète liberté d'action. Or, dans le nouveau cabinet, le portefeuille des affaires étrangères était attribué au maréchal Soult. On cherchait bien à présenter ce choix comme une satisfaction aux susceptibilités patriotiques, tant échauffées par les débats de la coalition. Dans une déclaration lue le 13 mai, lorsque le cabinet se présenta pour la première fois devant les Chambres, on faisait dire au maréchal : Messieurs, en consacrant mon dévouement au service du Roi, dans un nouveau département où les questions d'honneur national ont tant de prépondérance, je n'ai pas besoin de vous assurer que la France retrouvera toujours, dans les discussions de si chers intérêts, les sentiments du vieux soldat de l'Empire, qui sait que le pays veut la paix, mais la paix noble et glorieuse. Ce n'étaient guère là que des phrases de rhétorique, plus compromettantes au dehors, qu'elles n'avaient de portée sérieuse au dedans. La vérité est que le maréchal, de grande autorité dans les choses militaires, connaissait mal les affaires diplomatiques, avait peu d'aptitude pour lés traiter, encore moins pour les exposer et les discuter à la tribune. Nul de ses collègues ne se trouvait, par son passé, en position de le suppléer. Restait, il est vrai, le Roi, et le sentiment général était que la composition du cabinet lui avait livré toute la politique extérieure[28]. S'il en eût été franchement ainsi, les choses, à ne considérer que le point de vue diplomatique, n'en eussent pas plus mal marché. Seulement, comme nous aurons occasion de l'observer, Louis-Philippe avait trop à compter avec les susceptibilités alors si éveillées de la Chambre à l'endroit du pouvoir personnel, pour exercera son aise la direction que le ministre lui eût volontiers abandonnée. Cette Chambre, bientôt, ne prétendra pas moins que la couronne suppléer à l'incompétence du maréchal. Le rôle que le ministre n'était pas en état de jouer se trouvera donc partagé et comme tiraillé entre deux ingérences contraires. Là sera, non pas la cause unique, mais l'une des causes des erreurs commises dans la question d'Orient. Au début, toutefois, et alors que l'attention du public n'était pas encore éveillée, l'influence dû Roi put s'exercer assez librement, et les premières démarches de notre diplomatie furent arrêtées sous son inspiration manifeste[29].

Tout d'abord, afin de prévenir, s'il en était temps encore, le choc des troupes en marche ou au moins d'en limiter les conséquences, le maréchal Soult fit partir deux de ses aides de camp, l'un pour Constantinople, l'autre pour Alexandrie, avec mission de réclamer la suspension des hostilités et d'en porter l'ordre aux deux armées. En même temps, afin de marquer que la France entendait tenir sa place dans le drame qui commençait, on déposa à la Chambre, le 25 mai, une demande de crédit de 10 millions à affecter au développement des armements maritimes. Ce n'étaient là que des mesures préliminaires. Il fallait, en outre, arrêter la direction qui serait donnée à notre politique dans cette crise si complexe. Le gouvernement estima que l'intérêt premier, celui auquel tous les autres devaient être subordonnés, était d'empêcher que la Russie n'intervînt seule à Constantinople, en vertu du traité d'Unkiar-Skelessi. Il estima également que la meilleure manière de sauvegarder cet intérêt était de faire de la question d'Orient une question européenne, en invitant toutes les grandes puissances à se concerter pour garantir ensemble l'indépendance de l'empire ottoman et résoudre les difficultés avec lesquelles cet empire se trouvait aux prises. Si la Russie entrait dans ce concert, elle renoncerait d'elle-même à son protectorat exclusif ; si elle n'y entrait pas, elle se trouverait isolée en face de l'Europe. Les résultats à attendre de cette politique dépassaient même de beaucoup la question particulière de Constantinople, si importante qu'elle fût en elle-même. Il ne s'agissait, en effet, de rien moins que de substituer un nouveau classement des puissances à l'espèce de Sainte-Alliance qui s'était essayée tant de fois à renaître depuis.1830 ; d'effacer les dernières traces de l'état de suspicion où la révolution de Juillet avait placé la France ; de faire rentrer celle-ci dans le concert européen, non par grâce et à la dernière place, mais avec un rôle ouvertement initiateur ; de rouvrir enfin une ère de libres combinaisons internationales où nous aurions le choix de nos amis et, par cela même, la possibilité de faire payer notre amitié. Et, pour ajouter à ces avantages de haute politique la saveur d'une sorte de vengeance, le gouvernement qui allait se trouver acculé entre l'isolement et la capitulation, était précisément ce gouvernement russe qui, depuis dix ans, se montrait le plus implacable ennemi de la monarchie de Juillet ; nous nous disposions à retourner contre lui la coalition qu'il avait cherché à former contre nous.

Nul doute que le Roi, avec son habituelle perspicacité, n'ait eu la vue nette de tous ces avantages, et que ceux-ci n'aient été la raison déterminante de la direction donnée à la politique de la France. S'était-il aussi bien rendu compte d'une autre conséquence de cette politique ? Du moment où nous demandions à l'Europe de s'emparer de la question orientale, nous ne pouvions lui soustraire le règlement des rapports entre le sultan et son vassal. Or il ne fallait pas s'attendre que ce dernier rencontrât, chez toutes les puissances, la faveur que nous lui portions ; on ne devait pas ignorer quelles étaient, à son égard, la froideur de l'Autriche et l'animosité de l'Angleterre. Sans doute, ces dispositions ne mettaient pas en péril l'existence politique du pacha. Nous étions assurés d'obtenir pour lui l'hérédité en Egypte, — ce qui était l'essentiel, — et même une part plus ou moins considérable de la Syrie. Mais quelle serait l'étendue de cette dernière concession ? C'était sur ce point que nous pouvions avoir à compter avec les résistances des autres puissances. Le gouvernement français y avait-il songé ? Entendait-il s'engager à fond pour triompher de ces résistances, ou bien, tout en se disposant à plaider la cause du pacha, avait-il pris d'avance son parti de ne pas tout obtenir ? Autant d'interrogations qu'il fallait se poser à soi-même et auxquelles il importait de répondre nettement, car de cette réponse dépendait la politique à suivre.

De deux choses l'une. — Estimait-on que l'honneur et l'intérêt de la France lui imposaient de soutenir quand même toutes les prétentions de Méhémet-Ali ? Alors il fallait se garder d'instituer nous-mêmes le tribunal qui devait nous donner tort ; au lieu de provoquer la délibération commune des puissances, notre jeu était plutôt de les désunir ; au lieu de nous acharner contre la Russie, nous devions lui proposer de faire part à deux, autant, du moins, que le permettaient les préventions du czar. C'était la politique que prônait le parti légitimiste[30], et il semblait parfois que lord Palmerston craignît de nous la voir suivre[31]. — Estimait-on, au contraire, qu'agrandir un peu plus le domaine asiatique de Méhémet-Ali n'était point, pour la France, un avantage comparable à celui qu'elle trouverait à écarter la Russie de Constantinople, à détruire ce qui restait de la Sainte-Alliance et à rentrer avec éclat dans la politique européenne ? Alors il fallait prendre envers soi-même la résolution de laisser toujours à son rang secondaire la question de Syrie, et de ne pas mettre, pour elle, en péril le concert des puissances contre la Russie. A l'appui d'une telle conduite, on pouvait invoquer un précédent : lors de la constitution du royaume de Grèce, le gouvernement de la Restauration eût désiré faire attribuer au nouveau royaume la Thessalie et Candie ; il y avait renoncé devant la résistance des autres puissances, et s'était tenu pour satisfait d'avoir obtenu le principal. Il y avait là deux politiques distinctes, opposées, l'une que l'on eût pu appeler égyptienne, l'autre européenne. On était libre de prendre l'une ou l'autre. La seconde était, à notre avis, la plus honnête, la plus profitable, la plus facile, la moins dangereuse ; elle était même la seule praticable, étant données les dispositions personnelles du czar. Mais, en tout cas, il fallait choisir entre les deux. Viser à cumuler les avantages de l'une et de l'autre, c'était risquer de n'en obtenir aucun. Prétendre faire échec, en même temps, à la Russie en Turquie et à l'Angleterre en Egypte, c'était s'exposer à ce que ces deux puissances s'unissent contre nous.

En mai 1839, au moment où il fut surpris par l'entrée en campagne des Turcs, le gouvernement français ne pouvait pas se rendre compte, avec autant de précision que nous le faisons après coup, de l'alternative en face de laquelle il se trouvait placé et du choix qu'il avait à faire. La vérité est qu'à cette heure, il était à peu près exclusivement préoccupé du péril, qui lui paraissait imminent, de l'intervention de la Russie à Constantinople. Une songeait qu'à y parer et à saisir cette occasion de faire acte de politique européenne, sans se demander bien nettement ce que deviendrait la question égyptienne, quelles contradictions il y rencontrerait, et jusqu'à quel point il devrait y tenir tête ou y céder. Dans son application à former le concert européen, il n'avait pas renoncé au reste, mais il l'avait momentanément perdu de vue. D'ailleurs, il s'était fait, comme presque tout le monde alors, une telle idée de la puissance du pacha, de l'impossibilité où l'on serait de le réduire par la force, qu'il croyait pouvoir compter sur cette impossibilité pour obliger les puissances à en passer, bon gré mal gré, par toutes les exigences de son client.

Le concert européen parut d'abord s'établir avec une facilité bien faite pour encourager le gouvernement du roi Louis-Philippe dans la voie qu'il avait choisie. A la nouvelle que les hostilités recommençaient en Orient, lord Palmerston s'était mis aussitôt en rapport avec notre chargé d'affaires[32], et avait témoigné un vif désir de s'entendre avec la France. Lui aussi se montrait, avant tout, soucieux de prévenir l'application du traité d'Unkiar-Skelessi, de réduire la Russie à un rôle auxiliaire, et de l'enfermer dans les limites d'une action commune[33]. On se mit d'accord sur la force respective des flottes française et anglaise à envoyer dans le Levant et sur les instructions à donner aux amiraux pour arrêter les hostilités. Une question plus délicate était de savoir ce qu'il y aurait à faire si les Russes, appelés par la Porte, arrivaient tout à coup à Constantinople pour protéger le sultan contre le pacha. Après quelques pourparlers, on convint que, dans ce cas, les escadres alliées devaient paraître aussi dans le Bosphore, en amies, si le sultan, mis en demeure, acceptait ce secours, de force, s'il le refusait. Dans son ardeur, le gouvernement français ne manifestait qu'une crainte, c'était que le cabinet anglais ne fût pas assez décidé contre la Russie[34]. Lord Palmerston était ravi de nous trouver en ces dispositions. Soult is a jewell[35], écrivait-il à son ambassadeur à Paris. Du reste, les négociations se poursuivaient dans des conditions de cordialité et d'intimité auxquelles le chef du Foreign Office ne nous avait pas, depuis quelque temps, accoutumés. Nous nous entendons sur tout, disait-il au chargé d'affaires de France... Ce n'est pas la communication d'un gouvernement à un autre gouvernement ; on dirait plutôt qu'elle a lieu entre collègues, entre les membres d'un même cabinet[36]. De son côté, le maréchal se déclarait aussi très-satisfait des rapports qu'il avait avec le gouvernement britannique, et se félicitait de voir tout se faire d'accord, à Londres et à Paris[37]. Seulement, lord Palmerston se montrait moins empressé, quand notre gouvernement lui parlait de faire appel aux autres puissances ; sans oser s'y refuser, il laissait voir qu'il se fût volontiers borné à l'action commune de l'Angleterre et de la France[38]. Or c'est ce même ministre qui devait bientôt se servir contre nous du concert dont, au début, nous provoquions, presque malgré lui, la formation[39].

A Vienne, au contraire, l'idée du concert européen plaisait fort. C'est de là même, à vrai dire, qu'elle était partie. Aussitôt informé des événements d'Orient, le 18 mai 1839, M. de Metternich s'était mis en rapport avec les ambassadeurs de France et d'Angleterre. Il proposait de terminer le différend du sultan et du pacha au moyen d'un arrangement dicté par les cinq puissances, garanti par elles et qui leur assurerait, à l'avenir, un droit égal d'intervention dans les affaires de l'empire ottoman. Comme base de cet arrangement, il indiquait le maintien des avantages viagers déjà concédés, en 1833, à Méhémet-Ali, et en outre l'hérédité de l'Egypte assurée à son fils Ibrahim. Il déclarait d'ailleurs n'attacher qu'une importance secondaire à cette partie de la question, qu'il appelait turco-égyptienne, et acceptait d'avance ce que la France et l'Angleterre proposeraient d'un commun accord sur ce chef ; il ajoutait que son intérêt principal s'attachait à la question européenne proprement dite, c'est-à-dire au mode de l'intervention collective des grandes puissances et au moyen d'assurer cinq tuteurs, au lieu d'un, à l'empire ottoman. En attendant, et pour donner tout de suite une marque publique de son accord avec les deux puissances maritimes, il se montrait disposé à joindre à leurs flottes une frégate autrichienne. Sans doute il ne se dissimulait pas que des objections étaient à prévoir de la part de la Russie ; mais il se flattait d'en triompher, et affectait de se porter fort des dispositions conciliantes du czar. Enfin, et ce n'était pas le point auquel il tenait le moins, il témoignait son désir que la conférence se réunît à Vienne[40]. Le gouvernement français ne pouvait que faire bon accueil à ces ouvertures. Il s'employa à faire accepter Vienne par l'Angleterre, qui y avait quelque répugnance[41]. Par contre, il demanda à l'Autriche de s'associer aux mesures projetées par les deux puissances occidentales pour le cas où les Russes seraient appelés à Constantinople[42]. Une telle démarche effarouchait bien un peu la timidité de M. de Metternich et ses habitudes de ménagement, presque de courtisanerie envers le czar[43] ; il redoutait de manifester aux autres et de s'avouer à lui-même aussi nettement et d'aussi bonne heure son opposition à la Russie : c'est pourquoi, sans refuser ce qu'on lui demandait, il cherchait à gagner un peu de temps. A l'ambassadeur de France, qui le pressait : Ce serait, répondait-il, un procédé malhabile et offensant pour le czar, que de ne pas attendre sa réponse ; avant de marcher à trois, nous ne devons rien négliger pour nous mettre tous les cinq ensembles[44]. Si l'on tient compte de la politique suivie par l'Autriche depuis dix ans, n'était-ce pas déjà beaucoup de lui voir accepter, fût-ce comme une éventualité, ce projet de marcher à trois ? En somme, on pouvait dès lors regarder comme très-probable que le cabinet de Vienne suivrait la France et l'Angleterre, pourvu que celles-ci demeurassent unies et lui donnassent une impulsion vigoureuse[45].

A Berlin, où l'on était habitué à prendre pour guides l'Autriche et la Russie, on désirait se compromettre le moins possible dans une question qui menaçait de diviser ces deux puissances et qui n'intéressait pas directement la Prusse. Aussi M. de Werther, qui avait succédé à M. Ancillon comme ministre des affaires étrangères, répétait-il volontiers que son gouvernement n'avait aucun moyen d'influence sur la solution de cette question, et qu'en cette matière il n'y avait que quatre grandes puissances. Toutefois, en réponse à nos ouvertures, il se montra favorable à l'idée de provoquer une entente générale pour le règlement des affaires d'Orient[46].

A la vue du concert qui s'établissait en dehors de lui et éventuellement contre lui, le gouvernement russe paraissait fort embarrassé. Comme l'écrivaient notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg et nos autres agents diplomatiques, ce gouvernement ne semblait pas plus que dans les années précédentes prêt pour les partis extrêmes ; loin d'être disposé à braver une rupture avec l'Europe occidentale, il redoutait l'occasion de reprendre une attitude militaire sur le Bosphore. Seulement, il lui était singulièrement mortifiant de consentir à délibérer avec les autres puissances sur les affaires de l'empire ottoman, d'arriver le dernier dans une transaction commune, et de renoncer ainsi à la prédominance, à la suzeraineté exclusive qu'il croyait s'être assurées à Constantinople. Aussi cherchait-il à reculer le plus possible le moment d'un sacrifice pénible, et il regardait tout autour de lui s'il ne découvrirait pas quelque moyen d'y échapper. Au cas où ce moyen ne se présenterait pas, où l'Europe, demeurant unie, continuerait à le placer dans l'alternative de l'isolement ou de la capitulation, il était dès à présent décidé à ne pas risquer l'isolement. Il ne s'en cachait pas, et tous les cabinets se croyaient fondés à attendre, d'un jour à l'autre, son adhésion à la conférence projetée à Vienne[47].

Telle était la situation en juillet 1839. Le gouvernement français se félicitait du prompt résultat de ses opérations diplomatiques. Heureux d'avoir bridé et intimidé la Russie, — c'étaient les expressions mêmes du maréchal Soult, — d'avoir retourné contre elle la coalition, et d'avoir repris, dans le concert européen, un rôle directeur auquel il n'était pas habitué, il croyait tenir le succès[48]. Et cependant, à y regarder d'un peu près, on eût pu déjà entrevoir le point faible de sa politique : c'était la question égyptienne. Dès leurs premières communications, les deux cabinets de Londres et de Paris avaient exprimé sur ce sujet des vues divergentes : celui-là indiquant très-nettement son intention de réduire Méhémet-Ali à l'Egypte héréditaire, celui-ci désirant qu'on lui accordât en outre presque toute la Syrie ; le premier fort empressé à proposer des mesures coercitives contre le pacha, le second ne voulant procéder que par conseils bienveillants[49]. Sans doute les deux gouvernements, alors principalement préoccupés de faire échec à la Russie, évitaient l'un et l'autre d'insister sur ce dissentiment, affectaient de le considérer comme secondaire, et témoignaient pleine confiance dans l'entente finale. Mais nul indice que l'un dût se résigner à céder à l'autre, et en réalité le conflit n'était qu'ajourné. Vainement, au milieu de juillet, la France et l'Angleterre semblaient-elles affirmer de nouveau leur entier accord par une déclaration identique en faveur de l'intégrité et de l'indépendance de l'empire ottoman[50] ; on pouvait facilement se rendre compte que ces mots n'avaient pas pour chacune le même sens : l'une voyait dans la garantie d'intégrité un obstacle au démembrement réclamé par Méhémet-Ali ; pour l'autre, cette intégrité n'était stipulée qu'à l'encontre des puissances étrangères, de la Russie notamment, et ne se trouvait nullement atteinte par des arrangements intérieurs entre le suzerain et le vassal. Ces contradictions, plus ou moins latentes, n'échappaient pas aux autres puissances. M. de Metternich en sentait sa confiance du premier moment toute troublée. Aussi interrogeait-il souvent, avec une curiosité inquiète, notre ambassadeur sur les rapports des cabinets de Paris et de Londres. Êtes-vous bien sûr, lui disait-il, qu'ils s'entendent parfaitement ? Et, comme M. de Sainte-Aulaire le lui affirmait : Je crains, répondait-il, que vous ne soyez mal informé, et ce serait un grand malheur ; jamais leur union n'a été plus nécessaire[51]. Fait grave, la Russie s'apercevait du dissentiment prés d'éclater entre ses adversaires ; elle en était d'ailleurs informée par l'Angleterre elle-même. Au commencement de juillet, lord Palmerston, dont l'ancienne animosité contre le pacha se réveillait à mesure qu'il avait moins peur de la Russie, s'était mis en campagne pour faire agréer aux divers cabinets ses vues sur la nécessité de faire restituer la Syrie au sultan. Il s'était adressé non-seulement à Vienne et à Berlin, mais à Saint-Pétersbourg[52], au risque, comme le lui reprochait un peu plus tard le maréchal Soult, de donner à entendre qu'il cherchait là un point d'appui contre la France[53]. Le czar n'avait ni parti pris, ni intérêt direct dans la question égyptienne. Un peu plus, un peu moins de Syrie donné ou ôté au pacha, nous touche peu, disait M. de Nesselrode. Mais ce qui touchait, au contraire, beaucoup le gouvernement russe, c'était de dissoudre la coalition qui se formait contre lui. Il comprit tout de suite qu'en appuyant les vues de l'Angleterre, il aurait chance de la séparer de la France, et résolut dès lors de diriger ses efforts de ce côté. Tout à l'heure, il était découragé, résigné à céder, de plus ou moins mauvaise grâce, devant l'union des puissances. Après la communication de l'Angleterre, il se sent tout ranimé, ne songe plus à capituler, reprend le verbe haut, ajourne son adhésion aux communications des autres cabinets, et s'apprête à enfoncer le coin dans la fissure qui vient de lui être signalée. Au gouvernement français de ne pas fournir à cette tactique ennemie l'occasion cherchée, de ne pas tomber dans le piège qu'on va lui tendre. Il en est temps encore : rien n'est sérieusement compromis. A Paris, d'ailleurs, on doit être sur ses gardes ; les avertissements n'ont pas manqué. Dès le 8 juin, M. de Barante écrivait de Saint-Pétersbourg au maréchal Soult : Il ne faut pas douter que le gouvernement du czar ne promette à l'Angleterre quelques avantages pour la décider à mettre tous ses intérêt sa part des nôtres ! Et peu de jours après, le 29 juin, M. de Sainte-Aulaire signalait de Vienne la manœuvre de la Russie, qui s'efforçait, par tous les moyens, de séparer de nous notre plus utile allié[54].

 

III

Le ministère qui dirigeait les affaires de la France était-il en état de tenir compte de ces avertissements ? Le moment est venu de se demander quelle était sa situation en présence dés partis. Aussi bien, concurremment avec le prologue de la crise extérieure, se développait alors ce qu'on pourrait appeler l'épilogue de la crise intérieure. La France n'était pas entièrement débarrassée du mal parlementaire dont elle avait souffert depuis trois ans, et qui venait d'avoir son accès le plus violent dans la coalition de 1839. Ce mal était sans doute moins aigu ; il s'atténuait par l'effet même de la lassitude ; mais il n'était pas guéri, et il allait avoir son contre-coup sur les difficultés du dehors.

A en juger par l'accueil que lui fit tout d'abord la presse, le ministère formé par le maréchal Soult dans la hâte et l'inquiétude d'un jour d'émeute, semblait avoir beaucoup d'ennemis et point ou peu d'amis. Tous les journaux de centre gauche et de gauche, mortifiés de l'avortement de la coalition, reprochaient violemment à l'administration nouvelle de n'être pas plus parlementaire que celle du 15 avril et de n'avoir aucune indépendance à l'égard de la couronne. Quant aux feuilles conservatrices, telles que le Journal des Débats et la Presse, elles ne pardonnaient pas au cabinet d'être composé presque entièrement d'anciens adversaires de M. Molé ; pour ne pas paraître chercher une nouvelle crise, elles évitaient de faire une opposition ouverte, mais ne cachaient ni leur ressentiment, ni leur méfiance. Nous surveillerons le ministère, disait le Journal des Débats, c'est notre devoir ; nous examinerons ses actes avec une attention sévère. Peut-être cette sévérité était-elle augmentée par la résolution que le cabinet avait prise, un peu naïvement, de supprimer toutes les subventions aux journaux.

Si les partis trahissaient ainsi, dans la presse, leur, hostilité ou leur humeur, ce n'est pas qu'ils eussent la volonté et le pouvoir de conformer leur conduite à leur langage, et que le ministère courût le danger de sombrer en sortant du port. La nécessité de salut public, sous l'empire de laquelle il s'était formé, le protégeait contre un accident trop prochain ; elle lui donnait, sinon une autorité, au moins une sécurité temporaire que ses propres forces n'eussent pas suffi à lui assurer ; elle imposait à ses adversaires une trêve que leur passion n'eût peut-être pas volontairement consentie. Au lendemain de cette longue crise dont le pays avait désespéré de voir le terme, qui eût osé prendre sur soi d'en rouvrir une nouvelle ? La coalition avait, pour un moment, discrédité toute opposition. Les partis, d'ailleurs, étaient eux-mêmes trop honteux du spectacle qu'ils venaient de donner, trop las de leurs efforts sans résultat, ils se sentaient trop impuissants par leurs divisions, pour être bien impatients d'entrer de nouveau en campagne. Ajoutez, enfin, que la modestie du cabinet n'offusquait aucun amour-propre, que son apparence provisoire ne décourageait aucune ambition, et l'on comprendra comment, sans avoir guère d'amis, il ne courait cependant aucun danger immédiat.

M. Guizot appuyait ouvertement le cabinet et mettait même une sorte d'affectation à se proclamer satisfait. Non, sans doute, qu'il trouvât les doctrinaires suffisamment partagés avec l'unique portefeuille de M. Duchâtel, ou que l'administration nouvelle lui parût vraiment parlementaire au sens de la coalition. Mais, comprenant que, depuis un an, il avait fait fausse route, il subordonnait tout au besoin de regagner les bonnes grâces du Roi et la confiance des conservateurs. Louis-Philippe, chez lequel une expérience quelque peu sceptique et dédaigneuse ne laissait guère de place aux longs ressentiments, semblait devoir se prêter sans difficulté à ce rapprochement : déjà il témoignait à M. Guizot qu'il lui savait gré d'avoir aidé à la formation du cabinet. Les conservateurs paraissaient moins prompts à pardonner ce qu'ils appelaient la trahison du chef des doctrinaires ; celui-ci sentait que le temps seul atténuerait cette rigueur, et qu'en attendant il devait se tenir à l'écart, ne manifester aucune humeur d'être hors du pouvoir, aucune impatience d'y revenir, aucune hésitation à servir gratuitement la cause conservatrice[55]. Il accepta virilement les conditions de cette sorte de pénitence : peut-être n'y voyait-il pas seulement une habileté nécessaire, mais aussi une légitime expiation. Plus d'un symptôme révèle alors, dans ce noble esprit, une tristesse intime, un regret poignant de la faute commise. Il avait l'âme trop hautaine pour en faire confidence au public, mais assez délicate pour en souffrir. Ses amis n'étaient pas sans entrevoir parfois quelque chose de cette souffrance[56]. Il trouva, du reste, un moyen d'occuper et d'intéresser la retraite momentanée à laquelle il était condamné. Sur la demande des éditeurs américains de la correspondance de Washington, il entreprit une étude sur le fondateur de la république des États-Unis. Les jouissances de l'historien le distrayaient et le consolaient des déboires du politique. Heureux ceux qui, en se livrant aux hasards, trop souvent trompeurs, de la vie publique, ont gardé le culte des lettres ! Celles-ci, du moins, ne les trompent pas.

Tout autre se trouvait être l'état d'esprit de M. Thiers. Après la victoire électorale des coalisés, il s'était cru maître de la situation ; il n'avait alors ménagé personne, ni le Roi, ni les doctrinaires, ni l'ancienne majorité, se passant tous ses caprices, rompant, sans se gêner, les combinaisons qu'il avait acceptées la veille, persuadé qu'il finirait toujours par imposer sa dictature morale à la couronne et à la Chambre. A ce jeu, il avait manqué le pouvoir, brisé la coalition, démembré son propre parti et abouti à un ministère fait, pour une bonne part, avec ses propres amis, sans lui, malgré lui, presque contre lui. A celte déception cruelle, s'ajouta une mortification qui ne lui fut pas moins sensible. La Chambre devait nommer un président en remplacement de M. Passy, devenu ministre. Les gauches portèrent M. Thiers. Les doctrinaires, le centre et les dissidents du centre gauche lui opposèrent l'un de ces derniers, M. Sauzet, que le ministère parut appuyer. C'était à peu près la répétition de ce qui s'était passé naguère, lors de la nomination de M. Passy. Après un premier scrutin sans résultat, M. Sauzet l'emporta par 213 voix contre 206[57]. Les doctrinaires, heureux de voir ainsi rétablir la vieille majorité conservatrice et d'y avoir repris leur place, s'appliquèrent à grossir l'événement, et, pour compromettre le ministère, lui attribuèrent dans le succès plus de part peut-être qu'il n'en avait eu[58] ; ils le louèrent d'avoir débuté, non par une concession à la gauche, comme M. Molé au 15 avril, mais en luttant contre elle et en ralliant l'ancien parti de la résistance ; ce qui faisait dire à M. Duvergier de Hauranne, moins satisfait, pour son compte, de cette rupture avec M. Thiers : Le ministère du 15 avril était un cabinet de centre droit fait contre M. Guizot ; le ministère du 12 mai est un cabinet de centre gauche fait contre M. Thiers[59].

M. Sauzet devait occuper jusqu'à la chute de la monarchie le fauteuil présidentiel sur lequel il prenait place le 14 mai 1839. Il avait trente-neuf ans. Sa fortune politique avait été assez rapide. En 1830, son nom n'était guère connu hors de Lyon, quand un éloquent et pathétique plaidoyer en faveur de M. de Chantelauze, dans le procès des ministres de Charles X, le rendit tout à coup célèbre. On lui supposait alors des attaches ou au moins des sympathies légitimistes, et quand, nommé député en 1834, il se présenta aux Tuileries, les amis de la monarchie de Juillet se réjouirent de cette démarche comme d'une conversion. On le vit aussitôt prendre rang parmi les orateurs distingués de la Chambre, sans retrouver cependant l'étonnant succès de son discours devant la Cour des pairs. Il avait l'élocution facile et riche, l'argumentation ample et habile, beaucoup de mémoire et de présence d'esprit, l'organe sonore, le geste noble, l'œil clair et doux, le front développé. C'était ce qu'on appelle une belle parole, trop pompeuse dans les morceaux à effet, mais élégante et claire dans les questions d'affaires. Il rappelait parfois M. de Martignac, avec moins de grâce séductrice, mais avec plus d'abondance et de couleur. Son renom était surtout celui d'un rapporteur émérite, apte à exposer disertement les questions les plus ardues, à soutenir sans fatigue et à résumer avec limpidité les débats les plus compliqués. Esprit ouvert, sans beaucoup de fixité, quoique honnête et droit, plus souple qu'énergique, n'ayant pas toujours une grande originalité, mais sachant comprendre et s'approprier les idées des autres, naturellement modéré, bienveillant et désirant être payé de retour, on lui eût presque reproché de manquer d'angles, et il laissait ainsi parfois l'impression d'une certaine mollesse dans la forme comme dans le fond. Son attitude parlementaire avait été d'abord assez flottante : orateur et candidat ministériel du tiers parti, et cependant rapporteur de la loi de septembre sur la presse ; collègue de M. Thiers dans le ministère du 22 février, son lieutenant dans l'opposition, et, peu après, son concurrent heureux à la présidence de la Chambre. Une fois arrivé au fauteuil, il se fixa du côté de la majorité conservatrice qui l'y avait porté. La dignité morale de sa vie, l'affabilité de son caractère, ce je ne sais quoi qui était le contraire d'un esprit entier et absolu, sa facilité de parole, ses dons de mémoire, de clarté et d'assimilation, convenaient à ses nouvelles fonctions dans les temps tranquilles. Mais ces qualités suffiraient-elles à l'heure des grandes crises ?

Être battu par M. Sauzet parut fort dur à M. Thiers, et son animosité contre le cabinet s'en trouva encore accrue. Si l'on a pu croire un moment, écrivait un témoin[60], que M. Thiers garderait d'abord une attitude expectante, cette illusion s'est bientôt évanouie. Rien n'égale, à ce qu'on assure, la violence de ses propos et de ceux de son déplorable entourage. Il agissait surtout au moyen de la presse, dont l'importance s'était accrue par la désorganisation même des partis parlementaires. Nul n'était aussi habile que M. Thiers à manier cette arme redoutable. Il savait attirer et retenir dans sa clientèle les journalistes les plus divers, les dirigeait, les excitait, et, en laissant à chacun son caractère propre, savait les faire servir tous à l'exécution d'un même dessein, sorte de symphonie exécutée avec des instruments de tonalités fort différentes. Nombreuses étaient les feuilles qui recevaient l'inspiration, parfois même la collaboration de M. Thiers. Avec quel emportement elles assaillaient le ministère ! Avec quel mépris elles dénonçaient son insuffisance ! C'était surtout aux ministres venus du centre gauche, particulièrement à M. Dufaure, qu'elles en voulaient. Parfois aussi leurs attaques visaient plus haut : peu de semaines après la formation du cabinet, le Constitutionnel publiait un article où chacun devina aussitôt la plume de l'ancien rédacteur du National, et qui rejetait sur le Roi lui-même tout le mal de la situation[61]. Du reste, la presse opposante semblait tenir à bien établir que M. Thiers était mal vu de Louis-Philippe et exclu du pouvoir parce qu'il représentait le principe de l'indépendance ministérielle : on eût dit que ses partisans pensaient le grandir par celte sorte d'antagonisme direct avec la couronne[62].

Mais si M. Thiers entretenait et avivait la bataille dans la presse, il ne réussissait pas à la transporter dans la Chambre. Les partis parlementaires, disloqués, fatigués, dégoûtés, étaient hors d'état de répondre à l'appel de sa passion. Pendant qu'à la suite de M. Passy, de M. Dufaure et de M. Sauzet, une partie du centre gauche l'abandonnait, M. Odilon Barrot refusait de recevoir plus longtemps son mot d'ordre. Tout se gâte chez nous, écrivait M. Léon Faucher, alors rédacteur d'une feuille de gauche. Tous les partis sont détruits et confondus à la Chambre. Il n'y a que la presse qui ait conservé de la force et de la tenue. Nous sommes entre Barrot, qui faiblit, et M. Thiers, qui s'emporte, calmant celui-ci, secouant celui-là. Le ministère durera jusqu'à la session prochaine. Devant cette impossibilité de rien entreprendre de sérieux, M. Thiers en vint aussi, quoique avec moins de sérénité que M. Guizot, à chercher la distraction des travaux littéraires ; il commençait alors son Histoire du Consulat ; bientôt on put croire que ce mobile esprit n'avait plus d'autre préoccupation que d'achever son premier volume. Ne racontait-on même pas, à la fin de juin, qu'il était allé voir le Roi avant de se rendre à Cauterets, et qu'un rapprochement s'en était suivi ?

La réserve volontaire ou forcée des chefs de parti facilitait l'œuvre oratoire du cabinet. Ce n'était pas, du reste, sous ce rapport qu'il devait le plus craindre de se montrer inégal à sa tâche. A défaut d'un président du conseil en état de soutenir un débat, les autres ministres étaient, presque tous, capables de faire très-honorablement leur partie. Deux surtout se distinguèrent et devinrent, par leur talent de parole, non les chefs les plus influents, mais les défenseurs les plus en vue du cabinet : c'étaient le ministre des travaux publics et celui de l'instruction publique, M. Dufaure et M. Villemain. Les personnages valent la peine qu'on s'arrête un moment à les considérer, à se demander qui ils étaient et d'où ils venaient.

Quand M. Dufaure était arrivé à la Chambre, en 1834, âgé de trente-six ans, et précédé de la réputation qu'il avait acquise au barreau de Bordeaux, il avait été tout d'abord accueilli avec quelque surprise. Rien en lui ne rappelait ce type séduisant de l'avocat girondin, tel qu'on l'avait connu, quelques années auparavant, sous la figure de Ravez ou de Martignac. Dans son allure, ses traits, sa tenue, quelque chose de solide, mais de rustique ; chevelure en désordre, visage carré, fruste et haut en couleur ; épais sourcils cachant presque les yeux, profondément enfoncés ; bouche vaste aux gros plis, aux mouvements puissants, et semblant plus faite pour mordre dur et tenir ferme, que pour laisser passer les chants de l'éloquence ; accoutrement simple, large, en tout le contraire de la recherche et de l'élégance ; démarche pesante et traînante, avec balancement de la tête et des hanches, et de longs bras qui pendaient ; dans tout l'aspect, je ne sais quoi d'un peu revêche et grondeur qui semblait vouloir tenir les autres à distance ; et, pour comble, une voix nasillarde d'un timbre unique au monde. Mais ces dehors peu gracieux cachaient un fond de qualités singulièrement fortes. D'abord, une volonté et une régularité de travail comme on en rencontre rarement chez les hommes politiques : levé tous les jours à quatre heures du matin, M. Dufaure n'avait goût à aucune des distractions mondaines, et quand, par impossible, il consentait à paraître dans un bal, il le faisait non en se couchant plus tard qu'à l'ordinaire, mais en se levant plus tôt. Il ne s'était permis d'aspirer à la vie publique qu'après avoir gagné, dans l'exercice de sa profession d'avocat, assez d'argent pour assurer l'indépendance de sa vie ; une fois député, il renonça au barreau pour se consacrer exclusivement aux travaux parlementaires. Il n'intervenait pas dans toutes les discussions, mais se faisait un devoir de se préparer à toutes ; quelques mois après son entrée à la Chambre, il écrivait à son père : Depuis le commencement de la session, j'ai été prêt à parler sur tout. Et pour mettre en œuvre les résultats de ce labeur, quel instrument ! Une parole sobre, sévère, sans recherche d'ornements, mais pleine, ample, forte, d'une chaleur concentrée, d'un souffle égal et puissant ; une argumentation admirablement ordonnée, sans digressions, sans à-coups, sans artifices de tactique, mais qui, d'un mouvement régulier, soutenu, irrésistible, marche droit à l'adversaire, l'enveloppe, l'étreint, le brise, l'écrase. C'est une citadelle qui marche, disait Berryer. Nulle impression de monotonie, bien que les effets semblent être presque toujours les mêmes. Par moments, la voix s'élève frémissante, d'une émotion que l'orateur semble plutôt contenir que chercher, et qui n'en est que plus pénétrante. Ou bien encore, — et c'est peut-être son arme la plus cruelle, — sans avoir l'air d'y mettre l'ombre d'une malice, du même ton dont il vient de développer son argumentation, il y introduit une ironie à froid, sans sourire, d'un effet terrible ; ce n'est pas, comme chez certains railleurs, ;un trait léger qui pique et transperce ; c'est une massue qui assomme. Il n'est pas jusqu'au timbre étrange de la voix, si déplaisant à la première minute, qui ne semble bientôt faire partie de ce talent, être approprié à ce mode de discussion, comme le bruit d'une machine qui enfoncerait l'argument à coups égaux et répétés, ou qui broierait lentement et fortement l'adversaire.

Depuis les discussions de droit ou d'affaires dans lesquelles M. Dufaure avait prudemment débuté, son talent s'était progressivement affermi, sans tâtonnements ni défaillances. En 1839, s'il n'avait pas encore atteint son apogée, il avait du moins donné sa mesure et pris son rang, rang fort honorable, sans être le premier. Malgré des qualités si rares, malgré ce qu'y ajoutait encore l'intégrité incontestée de sa vie privée, on sentait qu'il manquait quelque chose à M. Dufaure pour aller de pair non-seulement avec M. Guizot ou M. Thiers, mais même avec des hommes qui ne l'égalaient pas en puissance oratoire, comme le duc de Broglie ou le comte Molé. Il était resté trop avocat ; il étudiait si complètement son dossier, qu'il s'y renfermait ; il approfondissait les questions plus qu'il ne les dominait, et l'on ne trouvait pas dans ses discours ces échappées sur le dehors, ces vues de haut et de loin, ces larges généralisations qui révèlent l'homme d'État. Aussi se sentait-il plus attiré par les débats pratiques, les problèmes de législation, que par la politique pure. Ajoutons que, chez lui, la parole était plus ferme que la volonté, l'orateur plus résolu que l'homme d'action ; l'habitude du barreau lui faisait voir les objections possibles beaucoup-mieux que les raisons de se décider. Son attitude, depuis qu'il était au parlement, ne laissait pas une impression très-nette : on ne savait trop dans quel groupe le classer. Porté vers l'opposition libérale, l'un de ses premiers actes avait été de combattre les lois de septembre, et quand, après la dissolution du ministère du 11 octobre, le centre gauche s'était constitué, il avait paru d'abord y adhérer ; mais peu après, il s'était brouillé avec M. Thiers : ce qui ne surprend guère, étant donnée l'opposition absolue des deux natures. Il ne cachait pas, d'ailleurs, sa répugnance à s'enrôler dans un groupe : ce n'était pas seulement de sa part une indépendance d'esprit et de conviction, indépendance parfois maussade et rébarbative ; il y avait là aussi, dans une certaine mesure, quelque chose de ce souci de ne pas se compromettre, de cette prudence un peu terre-à-terre que nous avons déjà eu occasion de noter chez M. Dupin : soit dit sans vouloir rapprocher autrement deux personnages aussi dissemblables. Cette prudence singulière apparut dans ses rapports avec la couronne. Bien que n'ayant alors aucune arrière-pensée républicaine, il s'était attaché, dès le début, à n'aller aux Tuileries que dans les occasions officielles. Une fois ministre, il se relâcha forcément de cette rigueur, mais non sans se tenir toujours en garde contre on ne sait quelle compromission. Louis-Philippe, l'ayant invité un jour à Eu, avec d'autres membres du cabinet, lui avait envoyé gracieusement une de ses berlines pour faire le voyage. A la surprise des gens du Roi, M. Dufaure refusa d'y monter, et tint à faire le trajet dans sa propre voiture et à ses frais. On a cité ce trait, qui rappelle un peu M. Dupont de l'Eure, comme un signe de l'indépendance du ministre à l'égard de la cour ; nous y verrions plutôt le signe de sa dépendance à l'égard d'une opinion qui n'était pas la meilleure. S'il n'aimait pas à se laisser enrégimenter dans le parti des autres, M. Dufaure n'avait rien de ce qu'il eût fallu pour en former un à soi. Très-bon, assure-t-on, dans son intimité, homme de famille et d'intérieur, il était, pour les étrangers, d'un abord peu familier. Non-seulement il n'avait pas le goût des manœuvres de couloir, où excellaient M. Thiers et M. Molé, mais il n'était apte à aucun des maniements d'hommes qui sont la condition première de toute action politique. Dans la vie parlementaire, il ne voyait rien autre que les délibérations des commissions et les discussions des séances. Son discours prononcé, la majorité conquise par la force de sa parole, il retournait dans son coin, replié sur lui-même et presque hérissé, sans rien faire pour organiser sa conquête. Ainsi, depuis cinq ans, il avait suivi son chemin particulier, à peu près solitaire, s'ouvrant à peine à quelques rares amis, n'ayant ni chef ni clientèle, préférant n'avoir à répondre que de soi ; se fiant à sa supériorité d'orateur pour obliger les autres à compter avec lui, sans les autoriser à compter absolument sur lui ; évoluant dans un espace assez, étroit pour ne jamais paraître infidèle à ses opinions, mais y évoluant avec une mobilité très-personnelle et presque toujours imprévue ; en somme, malgré son immense talent, ayant acquis plus de considération que d'influence.

M. Villemain, qui touchait à sa cinquantième année en 1 839, était un des nombreux lettrés que 1830 avait détournés vers la politique. Non que celle-ci n'eût déjà, sous la Restauration, occupé une certaine place dans sa vie[63] ; mais, alors, il était demeuré principalement un professeur. Après la révolution de Juillet, au contraire, il ne remonta plus dans sa chaire. Député, bientôt pair, il se mêla à tous les débats parlementaires de l'époque, se montrant l'un des orateurs les plus féconds et les plus animés de la Chambre haute. Bien qu'un peu capricieux d'allure, il était généralement dans la note du centre droit, et se fit remarquer par la passion avec laquelle il entra dans la coalition contre M. Molé. Son ambition était évidemment de retrouver dans la politique le rang qu'il avait occupé dans la littérature. Y parvenait-il ?

Rien n'avait été plus heureux et plus brillant que les débuts de ce tout jeune professeur de rhétorique, déjà célèbre à vingt ans, cueillant facilement les plus belles couronnes académiques, et obtenant, dans les salons, par la grâce incisive ou éloquente de sa conversation, une faveur plus flatteuse encore à son amour-propre. Tout lui souriait : il était bien vu des puissants, applaudi de la jeunesse, et se sentait en passe de conquérir par son esprit les plus hautes positions, jouissant vivement et des lettres elles-mêmes et des avantages qu'elles lui procuraient. Titulaire à vingt-cinq ans de la chaire de littérature française à la Sorbonne, membre de l'Académie à trente ans, il professait à côté de M. Cousin et de M. Guizot ; et de ces trois illustres maîtres, alors si goûtés, si admirés, c'était lui peut-être, à en juger par les témoignages contemporains, qui avait le plus brillant succès. D'une laideur grimaçante, presque bossu, mal mis, courbé et comme avachi dans sa chaire[64], il avait une physionomie si pétillante d'esprit, une mimique si expressive, une voix si musicale, un tel art de dire et de lire, qu'on oubliait tout ce qui eût pu choquer pour ne voir que ce qui charmait. Quelle grâce alerte et ingénieuse, quelle politesse élégante, quelle curiosité prompte à varier sans cesse le sujet de ses études, quelle fraîcheur jamais altérée, quelle admiration communicative, se mariant, avec une souplesse pleine d'imprévu, aux saillies de la moquerie la plus fine !.Et puis, n'oublions pas l'auditoire qui se pressait, nombreux, vibrant, enthousiaste, dans le grand amphithéâtre, auditoire incomparable, comme aucun orateur n'en a retrouvé depuis, et qui avait ce mérite d'être deux fois jeune, car à la jeunesse des individus s'ajoutait, pour ainsi dire, la jeunesse du siècle. M. Villemain connaissait donc le succès dans ce qu'il avait de plus vif et de plus doux : succès sans mélange même d'aucune amertume. Ce qui put, à certain jour, lui arriver de disgrâce de la part du pouvoir n'eut pour résultat que d'ajouter à sa gloire quelque chose de moins durable, de moins noble, mais peut-être de plus enivrant encore, — la popularité.

Après 1830, M. Villemain garda sans doute, à la tribune du Palais-Bourbon ou du Luxembourg, la plupart des qualités oratoires qu'on avait tant admirées dans la chaire de la Sorbonne : même habileté de diction, même langue dorée, même éblouissement d'esprit, même souplesse ingénieuse ; moins d'enthousiasme, ce qui s'explique par la différence d'âge, de sujet et d'auditoire ; mais, en revanche, un grand développement des côtés mordants et épigrammatiques de son talent : ce n'était pas l'ironie écrasante de M. Dufaure, c'était comme une nuée de flèches fines et légères qui enveloppait ses adversaires. Il abordait facilement les sujets les plus variés, avait la note généreuse dans les débats de politique extérieure, savait même exposer avec lucidité les questions d'affaires. Et cependant, même en ses meilleurs jours, pendant le ministère du 12 mai, par exemple, il était loin de retrouver ses succès d'autrefois. Tandis que M. Guizot, qu'il avait peut-être dépassé à la Sorbonne, trouvait sa vraie voie dans la politique, y grandissait rapidement et s'emparait bientôt du premier rang, M. Villemain se sentait retomber au second. C'est qu'il lui manquait quelques-unes des qualités de l'orateur parlementaire comme de l'homme d'État, et non les moins hautes. Ne s'agissait-il que de se tirer des petites difficultés, de celles que l'on peut surmonter ou esquiver avec de l'esprit, de la grâce et de la malice, il était parfait ; mais, devant les grands sujets, il faiblissait ; il n'avait ni assez de souffle, ni assez de puissance. N'ayant vraiment d'idées propres, de passions profondes, qu'en littérature, il apportait dans la politique des goûts et même des caprices, des amitiés ou des ressentiments, plutôt que ces principes raisonnés ou ces partis pris passionnés sans lesquels on n'exerce pas d'action efficace sur les autres. Encore moins discernait-on en lui une volonté énergique, sachant regarder l'obstacle en face, aimant la lutte, méprisant le danger. Il était peu d'intelligences moins braves[65]. En somme, sans prétendre, comme le vieux M. Michaud, l'ancien rédacteur de la Quotidienne, que M. Villemain, devenu pair et ministre, était resté un bel esprit de collège, on peut dire qu'il ne se montrait guère, dans ce nouveau rôle, qu'un éloquent rhéteur, sauf à prendre le mot dans le sens antique et favorable. D'ailleurs, à y regarder de près, même dans la littérature, qui était son vrai domaine, avait-il été créateur ? Assez heureux pour avoir été le contemporain d'un des plus brillants mouvements de l'esprit humain, assez intelligent pour l'avoir tout de suite deviné et compris, d'une souplesse si alerte à le suivre qu'il semblait le devancer, il avait été novateur plus en apparence qu'en réalité, et M. Sainte-Beuve a pu l'appeler un courtisan du goût public. De telles qualités avaient suffi pour faire le grand succès du professeur ; elles ne suffisaient pas à un homme d'Etat. Non-seulement la politique ne mettait pas en valeur le talent et le caractère de M. Villemain, mais elle lui était douloureuse. De l'homme de lettres, il avait gardé un amour-propre singulièrement susceptible, inquiet, irritable. Tout lui était occasion de blessure. La contradiction un peu rude le déconcertait au lieu de l'exciter ; ce grand moqueur ne pouvait supporter la moquerie des autres ; la disgrâce l'exaspérait ou l'accablait. Ses premiers triomphes avaient été si faciles, qu'il n'avait pas appris à combattre. Comment, d'ailleurs, n'eût-il pas fait la comparaison du passé et du présent ? A chaque pas, en place de ces caresses de l'opinion, de ces ovations délicates et chaudes de la jeunesse, de cette sorte de fête de l'esprit au milieu de laquelle il avait vécu pendant près de vingt ans, la vie parlementaire lui apportait ses responsabilités, ses chocs, ses amertumes, ses déboires. Il en souffrait, et si cruellement, que, sous la charge devenue trop lourde pour elle, cette raison si fine et si brillante devait un jour fléchir et succomber.

Avec leur genre de talent, le ministre des travaux publics et celui de l'instruction publique apportaient au cabinet plus de puissance ou d'éclat oratoires que d'autorité politique. Il est vrai que, dans les discussions qui remplirent la fin de la session de 1839, — à en excepter cependant une discussion sur les affaires d'Orient, dont nous aurons à reparler, — les porte-parole du ministère purent, sans trop d'inconvénient, se passer des qualités d'homme d'État qui faisaient le plus défaut chez M. Dufaure et M. Villemain. Grâce à la fatigue des partis, il n'y eut alors aucun grand débat sur la politique générale, mettant sérieusement en jeu la possession du pouvoir. Les fonds secrets eux-mêmes, occasion ordinaire de ces sortes de batailles, ne furent guère discutés que pour la forme ; les orateurs considérables se tinrent à l'écart, laissant la tribune aux seconds rôles. C'était rendre la partie facile aux ministres, qui, sans le prendre de haut, parlèrent avec convenance et talent, surtout M. Dufaure. Le vote montra, sinon la force du cabinet, du moins l'impuissance momentanée de l'opposition : les crédits furent votés par 262 voix contre 71.

La même tranquillité un peu fatiguée qu'on observait dans le parlement régnait aussi dans la rue. Les sociétés secrètes, privées de leurs chefs et de leurs plus énergiques soldats, ne pouvaient songer à rien tenter. Avant la fin de la session, la Chambre des pairs, transformée en cour de justice, eut à juger une première fournée des insurgés du 12 mai. Le procès commença le 27 juin. Barbes fut fort arrogant avec les juges[66] : se faisant gloire de l'attentat, il niait seulement toute participation au meurtre du lieutenant Drouineau. L'arrêt, rendu le 12 juillet, le déclara néanmoins convaincu d'avoir été l'un des auteurs de ce meurtre, et le condamna à mort. Les autres accusés furent frappés de peines variant depuis la déportation et les travaux forcés à perpétuité jusqu'à deux ans de prison. Pendant le procès, la presse de gauche, toujours secourable aux révolutionnaires, s'était efforcée de prêtera Barbes une sorte de grandeur chevaleresque. Bien que la vulgaire, sotte et cruelle émeute du 12 mai concordât mal avec un tel idéal, on était parvenu à éveiller d'assez ardentes sympathies pour ce personnage, même chez les bourgeois qui avaient été si épouvantés et si furieux à la première nouvelle de l'attentat. Aussi la rigueur de l'arrêt provoqua-t-elle, dans certaines régions, une sorte de cri d'horreur. On s'attendrissait sur le condamné plus qu'on ne l'avait fait sur les pauvres soldats odieusement massacrés. Des processions d'étudiants et d'ouvriers circulèrent dans Paris, demandant l'abolition de la peine de mort en matière politique, et l'une d'elles dut être dispersée par la force armée. Des lettres anonymes menaçaient la Reine dans la vie de ses enfants, s'il était procédé à l'exécution. Une démarche plus efficace en faveur de Barbes fut celle de sa sœur, madame Karl, qui vint, tout en larmes, se jeter aux pieds du Roi. Celui-ci, dont la sensibilité était facile à éveiller en pareil cas, promit la grâce du coupable ; il eut quelque peine à l'obtenir des ministres ; sa clémence finit cependant par l'emporter, et la peine de mort fut commuée en celle des travaux forcés à perpétuité. La presse de gauche, au lieu de témoigner sa reconnaissance, s'indigna d'une commutation où elle ne voyait qu'un ignoble et lâche raffinement de cruauté. Le bagne, disait-elle, n'était-il pas pire que l'échafaud pour un homme comme Barbes ? Et le National s'écriait qu'à Toulon ou à Brest, Barbes n'en serait pas moins Barbes, comme le Christ sur le Calvaire n'en était pas moins le Christ. En fait, la peine se trouva réduite à une détention dans la prison du Mont-Saint-Michel[67].

Ce calme de la rue et du parlement, succédant à l'alerte du 12 mai et à la longue crise de la coalition, amena une reprise très-marquée de la prospérité matérielle, du développement de la richesse publique et privée. La nation en jouissait plus que le gouvernement n'en profitait. Le ministère y gagnait sans doute d'avoir moins d'embarras sur les bras, mais sans acquérir plus d'autorité et de prestige. Ses chances d'accident s'en trouvaient diminuées, non ses causes de faiblesse. Bien qu'il n'eût pas été mis en péril ni même sérieusement attaqué, bien qu'il eût fait, dans les débats du parlement, meilleure figure qu'on ne s'y attendait et que même quelques-uns de ses membres s'y fussent acquis une véritable réputation d'orateur, il n'en gardait pas moins, aux yeux du public, je ne sais quel air fragile et provisoire. Le Roi le sentait ; dès le début, et avec une précision remarquable, il avait évalué à une année la durée possible de cette administration[68]. Ce n'est pas qu'il désirât sa chute. II se disait satisfait de l'esprit qui l'animait[69]. Sa faiblesse même n'était pas pour lui déplaire ; elle laissait plus de place à cette action royale que la coalition avait prétendu annuler[70]. Louis-Philippe aimait à sentir son intervention indispensable à ses ministres, soit pour suppléer à leur inexpérience soit pour les mettre d'accord. Il ne se retenait même pas toujours assez de constater tout haut, et non sans quelque raillerie, le besoin qu'avaient ainsi de lui les hommes qui se flattaient naguère de le mettre hors du gouvernement[71]. Les ministres eux-mêmes ne se faisaient pas illusion sur leur solidité, et ils cherchaient s'ils ne pourraient pas se fortifier par quelque adjonction considérable. Ainsi M. Duchâtel et M, Villemain songèrent à mettre le duc de Broglie à la place du maréchal Soult ; ils firent, non sans peine, agréer cette idée à M. Dufaure et à M. Passy, mais échouèrent devant le refus absolu du duc, qui s'enfuit de Paris pour échapper à leurs instances. Il fut question d'autres modifications ; aucune n'aboutit, et il n'en résulta qu'une sorte d'aveu fait par le cabinet lui-même de sa propre insuffisance. Sa démarche devenait de plus en plus incertaine, comme il fallait s'y attendre avec une composition si peu homogène et en l'absence d'un chef véritable. Chacun de ses membres se montrait, dans son département, actif, capable ; mais l'unité manquait. On s'en apercevait aux nominations de fonctionnaires, qui, suivant les cas, et surtout suivant les ministres, semblaient tantôt une avance à la gauche, tantôt un gage aux conservateurs. Tout cela n'était pas de nature à changer le tour pessimiste qu'avaient pris, depuis la coalition, les réflexions des moralistes politiques. Le régime représentatif ne leur paraissait pas avoir encore repris son jeu normal : le malade avait échappé à la crise aiguë, mais demeurait débile et déprimé. Nous luttons contre des faiblesses invincibles, écrivait M. Guizot à M. de Barante[72] : gouvernement, opposition, Chambres, pays, tout est faible et veut l'être. Il faudra bien du temps pour relever toutes ces tiges affaissées. M. de Barante disait de son côté[73] : Je n'entrevois personne qui soit doué de ce don beau et rare du gouvernement : nous avons essayé tous nos hommes distingués ; ils ont fait preuve de talent, d'esprit, de courage ; mais aucun n'a su donner le respect de sa volonté ; aussi continuons-nous à patauger. Enfin, le duc de Broglie écrivait à M. Guizot[74] : Le gouvernement représentatif est en mauvaise veine. Après les grandes commotions politiques, il y a des moments d'abaissement pour les esprits et de grande prostration sociale auxquels personne ne peut rien. Il faut savoir souffrir et attendre.

 

IV

Fâcheux à l'intérieur, ce défaut d'autorité du ministère l'était peut-être plus encore au dehors. Les prétentions d'omnipotence parlementaire nées de la coalition, la situation diminuée, dépendante et suspecte où l'on avait voulu alors réduire le pouvoir exécutif, n'étaient nulle part aussi dangereuses que dans les questions étrangères. Seul, en effet, par ses informations diplomatiques, le gouvernement peut connaître les faces diverses de ces questions, les pièges cachés, les périls proches ou lointains ; seul, il peut agir dans le silence ou tout au moins avec la discrétion nécessaires. Si l'opinion, la presse, le parlement sortent, en ces matières, de leur rôle de contrôle, s'ils prétendent eux-mêmes diriger, agir, traiter, si les négociations passent des chancelleries à la tribune, s'égarent dans les journaux ou même descendent dans la rue, alors les intérêts du pays courent grand risque d'être gravement compromis. Ce qui est vrai en général de tous les problèmes de politique extérieure, l'était plus encore de celui en face duquel les événements d'Orient venaient, en 1839, de placer la diplomatie française. Par son étendue, sa complexité, son éloignement même, ce problème était moins que tout autre à la portée du public. En outre, n'était-il pas apparu, dès les premières négociations, que le principal danger, en cette affaire, était de fournir à la Russie, en liant trop étroitement notre politique aux prétentions de Méhémet-Ali, l'occasion qu'elle cherchait de nous séparer de l'Angleterre et de nous isoler en Europe ? Or l'opinion, en France, se trouvait alors sous l'empire de sentiments qui la poussaient à commettre cette faute : c'était, d'une part, l'engouement pour l'Egypte et son maître, dont nous avons tant de fois noté la vivacité et l'universalité ; c'était, d'autre part, une sorte d'orgueil national, qui semblait ne vouloir pas supporter le moindre obstacle opposé à une volonté française, la moindre concession faite aux exigences des autres puissances ; cet orgueil, né des souvenirs de l'Empire, ravivé par les débats de la coalition, était alors d'autant plus excité, qu'il croyait avoir à se relever d'une attitude abaissée, à prendre sa revanche des prétendues défaillances de la monarchie de Juillet en Espagne, en Belgique et en Italie ; les plus modérés en étaient venus à juger nécessaire de prouver, par quelque hardiesse éclatante, que la politique de paix n'était pas une politique timide, et il y avait eu, par suite, un accord instinctif, presque unanime, pour accueillir les événements d'Orient comme une heureuse occasion de jouer un grand rôle ; les imaginations s'étaient même donné large carrière, trouvant là un terrain particulièrement favorable aux aspirations vaguement ambitieuses, aux téméraires conjectures, aux fantaisies chimériques. Au gouvernement, il appartenait de réagir contre cette usurpation parlementaire, de faire entendre raison à cet engouement, de parler sagesse et prudence à cet orgueil. Mais, pour accomplir une telle tâche, suffisait-il du cabinet du 12 mai, avec son manque de crédit sur les Chambres et de confiance en soi ? Derrière lui, sans doute, au-dessus de lui, il y avait le Roi. Mais n'était-ce pas précisément contre l'ingérence du Roi dans la politique extérieure qu'avait été dirigé le principal effort de la coalition ? N'avait-on pas répété à satiété, et fini par persuader à beaucoup de monarchistes, qu'il fallait se mettre en garde contre Louis-Philippe, contre son amour de la paix à tout prix, sa crainte de toute action, sa facilité à abandonner le monde entier à l'ambition des autres puissances ? Si bien que les ministres, loin de pouvoir emprunter à la couronne l'autorité qui leur manquait, étaient conduits, par souci de leur popularité, à se défendre de lui paraître dociles, et retombaient ainsi plus encore sous la dépendance du parlement, des journaux et de l'opinion.

Ce mal de la situation apparut dès la première discussion qui s'engagea, à la Chambre des députés, sur les affaires d'Orient. On se rappelle que, le 25 mai, à la nouvelle de l'entrée en campagne des Turcs, le ministère avait déposé une demande de crédit de 10 millions à l'effet de développer les armements maritimes. L'exposé des motifs, très-sommaire, se bornait à dire que la France devait être mise en mesure d'exercer une influence réelle et de se concerter avec ses alliés. Le rapport de la commission, rédigé par M. Jouffroy, fut déposé le 24 juin. Aussi étendu et explicite que l'exposé des motifs avait été bref et réservé, il n'examinait pas une politique proposée par le gouvernement, mais développait à priori la politique que l'on prétendait imposer à ce dernier. A chaque ligne perçaient la méfiance des faiblesses du ministère et aussi de la couronne, le sentiment qu'il était besoin de les stimuler, de leur faire sentir les rênes et l'éperon. Il importe, y lisait-on, que le pays se préoccupe plus qu'il ne l'a fait jusqu'ici de ses affaires extérieures... Quel que soit le zèle d'un ministre, il ne peut se passionner pour des intérêts auxquels le pays se montre peu sensible. Il n'y a de vie, dans le gouvernement représentatif, que là où le parlement la porte. J'ajoute qu'il n'y a de bonne politique que celle à laquelle il participe. Non qu'il doive la dicter, la nature des choses s'y oppose ; mais par la connaissance qu'il en prend, il lui appartient de la contrôler et, par ce contrôle, de lui imprimer cette direction nationale qui peut échapper à un homme, mais qui n'échappe pas à un grand pays réfléchi dans l'intelligence d'une grande assemblée... Quand on saura la Chambre attentive et instruite des affaires extérieures, non-seulement on redoutera son droit constitutionnel, mais elle en acquerra un autre qu'aucune constitution ne peut empêcher de prendre, celui d'influer tacitement et par la conscience qu'elle donnera de sa continuelle surveillance, sur la politique active et actuelle de l'État. Le rapporteur exposait ensuite longuement la question d'Orient et détaillait la politique à suivre, avec talent sans doute et élévation, mais en oubliant de se demander s'il était sage et habile d'abattre ainsi le jeu de la France au début d'une négociation si complexe et si pleine d'imprévu, de mettre en garde tous les intérêts différents du sien, d'éveiller tous les amours-propres que son initiative trop apparente pouvait offusquer. Cette politique consistait à protéger les Turcs contre la Russie, qui n'était pas ménagée, et aussi, quoiqu'on l'indiquât moins nettement, à soutenir l'Egypte contre l'Angleterre. Pour y parvenir, la France devait provoquer non-seulement une entente des puissances, mais une sorte de congrès. Et le rapporteur, supprimant les difficultés avec cette aisance que l'on possède seulement hors de l'action effective, paraissait assuré que la France ferait prévaloir son avis sur les deux questions ; elle aurait, dans la première, le concours de toutes les puissances, sauf la Russie ; dans la seconde, celui au moins de l'Autriche et de la Prusse. Et surtout, ce que la commission attendait du ministère, ce qu'elle lui enjoignait, non sans accompagnement de menaces, c'était d'exercer en Europe une action considérable. Il est un point sur lequel tout le monde sera d'accord et qui ne saurait varier, disait en terminant le rapport, c'est qu'il faut que la France joue un rôle digne d'elle dans les affaires d'Orient. Il ne faut à aucun prix que le règlement de ces grands intérêts la fasse tomber du rang qu'elle occupe en Europe. Elle ne supporterait pas cette humiliation, et le contrecoup intérieur pourrait en être périlleux. Comme le remarquait plaisamment un contemporain, il semblait que l'on dît sévèrement au ministère : Tu vas faire quelque chose de très-glorieux, ou tu auras le cou coupé. Les commentaires des journaux n'étaient pas pour affaiblir cette impression, et le sage Journal des Débats disait lui-même : Nous devons être arbitres en Orient[75].

Le ministère allait-il profiter de la discussion publique pour reprendre la direction que la commission lui avait enlevée ? Les quelques mots par lesquels le maréchal Soult ouvrit le débat, le 1er juillet, n'étaient pas de nature à produire ce résultat. Ils laissaient, au contraire, le champ libre aux orateurs, qui s'y précipitèrent aussitôt, chacun apportant sa politique propre : le duc de Valmy proposait d'écraser le pacha au profit de la légitimité turque ; M. de Carné voulait régénérer l'Orient en le livrant à Méhémet-Ali et à l'élément arabe ; M. de Lamartine préconisait, en termes magnifiques, le dépècement du cadavre turc entre les puissances chrétiennes. Le second jour, le défilé des médecins consultants continua : on entendit, entre autres, M. de Tocqueville, qui faisait ses débuts, M. Guizot, M. Berryer, M. Dupin, M. Odilon Barrot. Pour être moins excentriques, moins romanesques que ceux qui avaient été développés le premier jour, les systèmes proposés par ces divers orateurs étaient loin d'être concordants. Toutefois, la double idée qui paraissait obtenir le plus de faveur auprès de la Chambre, était celle qui avait été déjà exposée dans le rapport : agir avec le concours de l'Europe, à la fois pour protéger l'indépendance de la Porte contre la Russie et assurer l'établissement de Méhémet-Ali. A en juger même par le discours de M. Guizot, nous devions chercher à faire, des possessions du pacha, un État indépendant et souverain, comme la Grèce[76]. Quant aux résistances que pourraient opposer sur ce point les puissances auxquelles nous faisions appel, notamment l'Angleterre, quelques-uns des orateurs ne semblaient même pas s'en douter ; d'autres, comme M. Guizot, y faisaient allusion, mais sans apporter aucun moyen de les surmonter ; certains y voyaient, comme M. de Tocqueville, une cause à peu près inévitable de guerre. En tout cas, ce que personne ne paraissait admettre, c'est que le gouvernement abandonnât quoi que ce soit de cette double prétention. Tous les orateurs lui recommandaient d'être énergique et hardi : M. de Tocqueville menaçait la monarchie des plus grands malheurs si elle laissait perdre à la France cette nation si forte, si grande, qui s'est mêlée de toutes choses dans ce monde, la situation prépondérante dont elle jouissait autrefois ; M. Guizot se préoccupait que la politique de paix ne parût pas pusillanime et égoïste ; il n'était pas jusqu'à M. Dupin, l'homme du chacun chez soi, qui ne terminât sa harangue en souhaitant au gouvernement de la résolution.

Pendant ce temps, quelle figure faisait le cabinet ? Le premier jour, M. Villemain était intervenu pour repousser, avec une vivacité éloquente, le partage de l'empire ottoman, préconisé par M. de Lamartine ; mais il s'était borné à cette œuvre toute négative, et n'avait indiqué lui-même aucune politique précise. Depuis lors, les ministres s'étaient tus, écoutant humblement les leçons qui leur étaient faites, les instructions qui leur étaient données, sans un effort pour reprendre leur rôle de direction, sans une réserve sur la difficulté et le péril de poursuivre à la fois les deux desseins indiqués par la Chambre. Ne comprenaient-ils pas eux-mêmes la nécessité de cette réserve, où craignaient-ils, en la faisant, de confirmer le soupçon de pusillanimité qui pesait sur eux ? Le troisième jour, quand il s'agit de conclure, ce ne fut pas un ministre qui monta à la tribune : ce fut le rapporteur, M. Jouffroy. Après avoir interprété l'attitude du gouvernement comme une adhésion au système de la commission, il maintint que le double objet de notre politique devait être de défendre Constantinople et de protéger l'Egypte. Seulement, disait-il, de ces. deux positions également importantes, il n'y en a qu'une qui soit aujourd'hui directement menacée, celle de Constantinople ; c'est là qu'est pour le moment le péril ; c'est donc là aussi qu'il faut porter le remède. Or le remède consiste à créer un concert, européen s'il est possible, occidental tout au moins, ayant pour base ce principe que personne ne doit s'agrandir en Orient, et pour but de mettre l'Orient sous la garantie du droit public de l'Europe et d'en régler d'une manière définitive la situation, en tenant compte et des droits et des faits tels que les événements les donneront. En terminant, le rapporteur eut bien soin de rappeler, une dernière fois, au ministère qu'on attendait de lui quelque chose d'extraordinaire. Cette grande question et ce grand débat, disait-il, imposent au cabinet une immense responsabilité. En recevant de la Chambre les dix millions qu'il est venu lui demander, il contracte un solennel engagement. Cet engagement, c'est de faire remplir à la France, dans les événements d'Orient, un rôle digne d'elle, un rôle qui ne la laisse pas tomber du rang élevé qu'elle occupe en Europe. C'est là, messieurs, une tâche grande et difficile. Le cabinet doit en sentir toute l'étendue et tout le poids. Il est récemment formé, il n'a pas encore fait de ces actes qui consacrent une administration ; mais la fortune lui jette entre les mains une affaire si considérable, que, s'il la gouverne comme il convient à la France, il sera, nous osons le dire, le plus glorieux cabinet qui ait géré les affaires de la nation depuis 1830. A la suite de cette déclaration, les crédits furent votés à une immense majorité, par 287 voix contre 26.

Il avait été fait, pendant ces trois jours, grande dépense d'éloquence. C'était ce qu'on appelle une belle discussion. Était-ce une discussion utile ? En passant ainsi des ministres aux députés, du conseil secret à la tribune ouverte, la direction de notre diplomatie n'avait gagné ni en prudence, ni en mesure, ni en clairvoyance, ni en liberté d'allures. Le ministère, trop docile, s'était laissé engager dans une impasse, en acceptant tacitement d'avoir raison à la fois de la Russie en Turquie et de l'Angleterre en Syrie ; l'éclat même avec lequel on venait de lui commander un grand succès, lui rendait un retour plus difficile et le condamnait à une périlleuse obstination. La Chambre avait, par les exagérations de son patriotisme oratoire, augmenté les exigences du public et, par suite, les embarras que le pouvoir devait rencontrer un jour ; elle avait en même temps éveillé des ombrages chez nos alliés possibles et fourni des armes à tous ceux qui, au dehors, trouvaient intérêt à dénoncer, sincèrement ou non, notre ambition et notre arrogance ; enfin elle avait livré à nos adversaires, avec le secret de notre politique, celui des points faibles où ils pourraient diriger leurs efforts. Ainsi, elle ajoutait aux difficultés et aux périls d'une crise déjà grave par elle-même, sans autre profit que de flatter les préventions et les prétentions nées de la coalition.

 

V

Pendant qu'en Europe les diplomates s'agitaient et que les parlements délibéraient, les événements se précipitaient en Orient. Vainement, avec une modération calculée dont il se faisait honneur auprès des consuls, Méhémet-Ali avait-il d'abord contenu Ibrahim et s'était-il prêté à retarder le choc des deux armées : l'impatience de Mahmoud semblait croître à mesure que déclinait sa vie. Après avoir, le 7 juin 1839, dans un manifeste qui n'était qu'un cri de colère, proclamé le pacha et son fils rebelles et traîtres, il ordonna à ses généraux de leur courir sus. A cette nouvelle, Méhémet se crut dispensé de prolonger une inaction qui lui coûtait. Gloire à Dieu, s'écria-t-il, qui permet à son vieux serviteur de terminer ses travaux par le sort des armes ! Et il écrivit aussitôt à Ibrahim : Au reçu de la présente dépêche, vous attaquerez les troupes ennemies qui sont entrées sur notre territoire, et, après les en avoir chassées, vous marcherez surleur grande armée, à laquelle vous livrerez bataille. Si, par l'aide de Dieu, la victoire se déclare pour nous, vous passerez le défilé de Kulek-Boghaz, et vous vous porterez sur Malathia, Kharpout, Orfa et Diarbékir. Les Égyptiens, concentrés à Alep, se mirent en mouvement le 21 juin. Le 24, ils rencontrèrent l'ennemi dans la plaine de Nézib. Les deux armées comptaient chacune environ cinquante mille hommes. L'impétuosité d'Ibrahim et la supériorité de discipline que ses troupes devaient à leurs instructeurs français décidèrent la victoire. Les Ottomans, d'ailleurs, en dépit des quelques officiers prussiens chargés de les exercer[77], étaient alors en pleine désorganisation militaire ; les innovations violentes de Mahmoud leur avaient désappris de combattre à la turque, sans leur apprendre à combattre à l'européenne. Une mêlée de deux heures suffit à les mettre en pleine déroute. ; ils laissèrent sur le champ de bataille plus de quatre mille tués ou blessés, et aux mains des vainqueurs douze mille prisonniers, cent soixante-douze bouches à feu, vingt mille fusils, leurs tentes et jusqu'aux insignes du commandement en chef.

Trois jours après, arrivait au camp d'Ibrahim le capitaine Callier, l'un des deux aides de camp que le maréchal Soult avait envoyés pour prévenir ou arrêter les hostilités. Il avait passé par Alexandrie, et apportait une lettre obtenue, non sans peine, du pacha ; cette lettre enjoignait au commandant de l'armée égyptienne de ne pas engager l'action si les Turcs consentaient à rentrer sur leur territoire, et même de ne pas passer la frontière dans le cas où, forcé de combattre, il demeurerait vainqueur. Il est trop tard ! s'écria Ibrahim ; mon père n'aurait pas écrit cette lettre, s'il avait connu l'agression des Turcs et leur défaite. Cependant, tout en frémissant, il finit par céder aux fermes remontrances du capitaine Callier, et consentit à ne pas passer le Taurus.

Mahmoud ne sut point la destruction de son armée. Six jours avant que la nouvelle n'en parvînt à Constantinople, le 30 juin, Je vieux sultan expirait, épuisé de débauches et de fureurs, laissant son empire mutilé et croulant à son fils Abdul-Medjid, à peine âgé de seize ans.

Le nouveau sultan n'avait déjà plus d'armée ; il allait perdre aussi sa flotte. Les circonstances dans lesquelles se produisit ce dernier événement en font une vraie scène de comédie orientale. Le 4 juillet, alors qu'on ne savait pas encore au Divan la défaite de Nézib, toute la flotte ottomane, forte de plus de trente grands navires et de nombreux petits bâtiments, commandée par Akmet-Pacha, mettait à la voile pour sortir de la mer de Marmara et se diriger vers l'Archipel. En tête, et comme lui servant d'éclaireur, s'avançait un vaisseau anglais, la Vanguard. Le capitaine en second de ce vaisseau était à bord du capitan-pacha, avec plusieurs de ses compatriotes ; d'autres officiers de même nationalité, plus ou moins costumés en Turcs, se trouvaient répartis sur les autres navires. A la nouvelle de ce mouvement, l'émotion fut grande., dans la petite escadre française qui montait la garde à l'entrée des Dardanelles. Son commandant, l'amiral Lalande, avait pour instruction de surveiller les marines turque et égyptienne et de les empêcher d'en venir à une collision. Or n'était-ce pas évidemment cette collision qu'allait chercher la flotte débouchant des Dardanelles ? La présence des Anglais semblait confirmer cette hypothèse ; on savait leur animosité contre le pacha, et aussi lé plaisir qu'ils trouvaient toujours à voir s'entre-détruire des vaisseaux qui n'étaient pas les leurs. L'amiral Lalande eût été homme à arrêter les Turcs, même par la force ; âme énergique dans un corps délabré, il poussait l'audace jusqu'à la témérité ; mais il n'avait sous la main que deux vaisseaux et quatre bâtiments inférieurs. Toutefois, il voulut essayer d'obtenir par l'ascendant moral ce qu'il ne pouvait imposer par le canon. A peine la Vanguard eut-elle passé, superbe, devant notre escadre, que l'amiral français, à bord du Iéna, se lança hardiment au beau milieu de la flotte ottomane, sans s'inquiéter de la confusion qu'il y jetait, et se dirigea vers le vaisseau du capitan-pacha. Celui-ci mit en panne, et un bateau à vapeur, monté par Osman, reale-bey de la flotte turque, vint prendre l'amiral et les officiers de sa suite. Osman les pria aussitôt de descendre dans la chambre de son navire ; puis, après en avoir fermé soigneusement les portes, il leur déclara que le capitan-pacha sortait des Dardanelles contre les ordres du Divan, et qu'il allait livrer tous ses vaisseaux à Méhémet-Ali ; sans s'occuper de la stupéfaction de l'amiral Lalande, il ajouta que le dessein d'Akmet était de s'entendre avec le pacha d'Egypte pour renverser Khosrew, le nouveau grand vizir qui, disait-il, était vendu au czar ; il ne doutait pas que la France n'approuvât une conduite dont le but était de rétablir la paix intérieure de l'empire et de le soustraire à l'oppression russe. Si extraordinaire que fût cette communication, elle n'était pas un mensonge, sauf toutefois, qu'Osman embellissait les mobiles du capitan-pacha ; celui-ci n'était qu'un traître vulgaire, ancien favori de Mahmoud, qui avait craint d'être disgracié par les ministres du nouveau sultan. La réponse de l'amiral Lalande fut vague et embarrassée ; toutefois, cédant à sa sympathie pour les Égyptiens et aussi peut-être au plaisir de faire pièce aux Anglais, il ne chercha pas à arrêter la défection dont on lui faisait confidence, se borna à exprimer le vœu qu'Akmet s'employât à obtenir le maintien de la paix, et, tout en refusant de faire monter un officier français sur le vaisseau amiral turc, il consentit à le faire accompagner par un des navires de son escadre. Osman-bey termina cette étrange conversation en demandant que, à bord du capitan-pacha, et en présence des officiers de la marine britannique, il ne fût fait aucune allusion à ce qui venait d'être dit. Conformément à cette recommandation, l'entrevue officielle qui suivit se passa en politesses banales. Les Français croyaient voir sur les physionomies anglaises je ne sais quoi de moqueur qui semblait dire : La voilà enfin dehors, cette flotte que vous vouliez retenir dans le Bosphore ; encore quelques jours, elle aura rencontré la flotte égyptienne, et Méhémet-Ali n'aura plus de vaisseaux ! Mais nos officiers demeuraient impassibles, se disant tout bas que cette joie maligne serait de courte durée[78]. L'entrevue terminée, l'amiral Lalande revint à son bord, et la flotte turque reprit sa marche, toujours précédée par la Vanguard, qui croyait la conduire au combat et qui ne faisait qu'escorter la trahison. Aussi quelles ne furent pas la stupéfaction et la colère des Anglais, quand, arrivés quelques jours plus tard devant Alexandrie, ils virent la flotte turque entrer en amie dans le port et se mêler avec les vaisseaux égyptiens, tandis que Méhémet-Ali, triomphant, embrassait le capitan-pacha, courbé jusqu'à terre ! Combien cette colère eût été plus vive encore, si nos alliés se fussent alors doutés que l'amiral français avait été le confident de cette défection ! En quelques jours, l'empire ottoman avait perdu son souverain, son armée et sa flotte. A Constantinople, dans la population comme dans les conseils du jeune sultan, l'épouvante était à son comble, et l'on s'attendait à voir, d'une heure à l'autre, les Égyptiens arriver par terre et par mer. Il n'en fallait pas tant pour que le fatalisme musulman s'inclinât devant le fait accompli. Le Divan envoya donc porter des paroles de paix à Méhémet-Ali, offrant d'abord de lui accorder l'Egypte héréditaire, y ajoutant bientôt la Syrie viagère. Le pacha encouragea ces pourparlers, mais réclama l'hérédité de toutes les provinces dont l'arrangement de Kutaièh l'avait mis en possession. Il était visible que la Porte n'avait pas dit le dernier mot de ses concessions, et que, laissés en tête-à-tête, le suzerain vaincu et le vassal victorieux devaient avant peu s'entendre[79]. Aussi bien, parmi les Turcs, beaucoup trouvaient-ils encore moins humiliant de subir les exigences du pacha que de recourir à l'intervention des chrétiens[80].

 

VI

Ce fut entre le 15 et le 20 juillet que parvint, dans les capitales de l'Europe, la nouvelle des événements étonnants qui venaient, coup sur coup, d'anéantir toutes les forces du gouvernement turc. L'impression fut généralement très-profonde ; mais les divers cabinets n'apprécièrent pas de même la disposition de la Porte à traiter à tout prix avec son vainqueur. A Saint-Pétersbourg, l'idée d'un arrangement direct entre le sultan et le pacha fut immédiatement bien accueillie ; on se félicitait de voir ôter ainsi tout prétexte à la délibération commune par laquelle les puissances prétendaient enlever à la Russie le protectorat de Constantinople. Cette perspective décida même le czar à signifier définitivement aux autres cours son refus de prendre part à la conférence de Vienne. Avant les événements de Syrie, disait M. de Nesselrode, quand il n'y avait aux différends de la Porte et de l'Egypte, point d'autre issue possible que la guerre, le cabinet russe avait pu partager l'opinion des autres puissances de l'Europe sur l'ouverture d'une négociation conduite en dehors des parties intéressées ; mais aujourd'hui que la Porte va elle-même au-devant d'un rapprochement et adresse à l'Egypte des propositions d'accommodement acceptables, il faut laisser marcher la négociation à Constantinople et la seconder uniquement de ses bons offices. Autrement, il n'y a plus de puissance ottomane indépendante[81].

Par d'autres raisons, le gouvernement français eût pu aussi s'accommoder d'un arrangement direct qui servait les intérêts égyptiens, et il eût par là prévenu toutes les complications où devait bientôt s'embarrasser sa politique. Mais, à ce moment, sa préoccupation principale était d'établir le concert européen, redouté par la Russie. Aussitôt informé des ouvertures de la Porte à Méhémet-Ali, le maréchal Soult écrivit, le 26 juillet, à M. de Bourqueney, chargé d'affaires à Londres : La rapidité avec laquelle marchent les événements peut faire craindre que la crise ne se dénoue par quelque arrangement dans lequel les puissances n'auront pas le temps d'intervenir... Pour l'Angleterre comme pour la France, pour l'Autriche aussi, bien qu'elle ne le proclame pas ouvertement, le principal, le véritable objet du concert, c'est de contenir la Russie et de l'habituer à traiter en commun les affaires orientales. Je crois donc que les puissances, tout en donnant une pleine approbation aux sentiments conciliants manifestés par la Porte, doivent l'engager à ne rien précipiter et à ne traiter avec le vice-roi que moyennant l'intermédiaire de ses alliés. A la même date, dans une conversation avec lord Granville, ambassadeur d'Angleterre, le maréchal déclarait plus formellement encore que tout arrangement fait entre le sultan et Méhémet-Ali, au moment où les conseillers de l'empire étaient ou paralysés par la crainte ou traîtreusement occupés à satisfaire leur ambition au mépris des droits de leur souverain, devait être considéré comme nul, et qu'une déclaration dans ce sens devait être faite à Méhémet-Ali[82].

A Londres et à Vienne, on était également très-opposé à l'arrangement direct, ici par souci d'établir le concert des puissances, là par hostilité contre le pacha. Lord Palmerston, agréablement surpris de nous trouver dans des dispositions qui répondaient si bien à ses desseins, se hâta d'affirmer que le cabinet anglais adhérait à chaque syllabe de la déclaration du maréchal Soultsans s'être concertés, ajoutait-il, les deux cabinets sont arrivés d'eux-mêmes à une conclusion parfaitement identique, et rien ne prouve mieux la communauté du but qu'ils se proposent et la solidarité du sentiment qui les anime[83]. Quant à M. de Metternich, il était si décidé sur ce point, qu'il n'hésita pas à prendre une initiative qui tranchait avec sa timidité et sa temporisation accoutumées. Ayant été, à raison de son moindre éloignement, le premier informé des dispositions de la Porte, il ne prit pas le temps de se concerter avec les autres cabinets, et donna aussitôt l'ordre à l'internonce d'Autriche à Constantinople de combiner son action avec celle des représentants des grandes puissances, pour détourner le gouvernement ottoman de rien conclure avec Méhémet-Ali. Il obtint de M. de Sainte-Aulaire et de lord Beauvale, ambassadeurs de France et d'Angleterre à Vienne, qu'ils écrivissent, par le même courrier, l'un à l'amiral Roussin, l'autre à lord Ponsonby, pour les presser de seconder l'internonce[84].

Les instructions de M. de Metternich arrivèrent à Constantinople le 27 juillet au matin. La Porte venait de se résoudre à faire de nouvelles concessions au pacha[85] ; le firman d'investiture, disait-on, était signé et allait partir pour Alexandrie. Sans perdre un instant, l'internonce d'Autriche invita ses collègues des quatre grandes puissances à peser avec lui sur le Divan. Le temps leur manquait pour en référer à leurs cabinets respectifs. A cette époque, les ambassadeurs n'avaient pas à leur disposition des fils télégraphiques leur permettant de demander, d'heure en heure, des instructions ; force leur était souvent de prendre sur eux la responsabilité de décisions qui engageaient gravement la politique de leurs gouvernements. Lord Ponsonby donna tout de suite son consentement ; il était radieux, et ses vœux les plus chers étaient comblés. L'amiral Roussin eût pu hésiter davantage ; mais la lettre de M. de Sainte-Aulaire l'aida à se convaincre qu'en adhérant à la mesure, il se conformerait aux vues de son ministre ; personnellement, d'ailleurs, il ne partageait pas l'engouement si général en France pour le pacha. L'ambassadeur de Russie fut fort perplexe ; toutefois, il n'osa refuser son concours. Était-il mal informé des dernières dispositions de sa cour ? Eut-il peur de l'isolement ? Crut-il à la parole de M. de Metternich, qui, dit-on, lui fit garantir l'approbation du czar ? Toujours est-il qu'il se prêta à pratiquer sur le Bosphore ce concert européen dont, à ce même moment, son gouvernement prétendait se séparer à Vienne. Dès que tout le monde était d'accord, l'adhésion du ministre de Prusse ne faisait pas question. Une telle unanimité permit d'aller vite. Avant la fin de cette journée du 27 juillet, une note était rédigée, signée des cinq ambassadeurs et remise au Divan. Cette note, qui devait avoir d'importantes conséquences et être souvent invoquée dans la suite des négociations, était ainsi libellée : Les soussignés, conformément aux instructions reçues de leurs gouvernements respectifs, ont l'honneur d'informer la Sublime-Porte que l'accord entre les cinq grandes puissances sur la question d'Orient est assure, et qu'ils sont chargés d'engager la Sublime-Porte à s'abstenir de toute détermination définitive sans leur concours et à attendre l'effet de l'intérêt qu'elles lui portent. Le premier résultat de cette démarche fut, comme l'écrivait, le surlendemain, lord Ponsonby, de donner au grand vizir la force et le courage de résister au pacha : il ne fut plus question d'arrangement direct.

A la nouvelle de la note du 27 juillet, grande fut la joie de M. de Metternich. Il en est tout transporté, écrivait M. de Sainte-Aulaire. C'était de quoi le remettre un peu du trouble où l'avait jeté, quelques jours auparavant, le refus très-rudement signifié par le czar de prendre part à la conférence de Vienne. Il lui semblait que ce refus était effacé par la signature de l'ambassadeur de Russie au bas de la note, et que le cabinet de Saint-Pétersbourg était irrévocablement engagé dans le concert européen[86]. Même contentement en Angleterre, où l'on se félicitait surtout d'avoir empêché le pacha de profiter de ses succès ; notre chargé d'affaires à Londres écrivait que, depuis le commencement de la crise d'Orient, il n'avait point vu lord Palmerston aussi satisfait de la face des affaires[87]. Quant au gouvernement russe, il fut évidemment surpris de la conduite de son représentant et disposé à la regretter ; toutefois, il ne le désavoua pas et affecta de faire bonne figure à un jeu qu'il n'avait pas choisi[88]. A Paris, on ne pouvait blâmer un acte en harmonie avec les déclarations faites, au même moment, par le président du conseil ; le maréchal Soult écrivit donc qu'il regardait comme une chose heureuse l'adhésion de la Porte à la demande par laquelle les envoyés des cinq puissances l'avaient engagée à ne rien conclure, sans leur concours, avec le pacha d'Egypte ; toutefois il exprima, un peu naïvement, sa surprise de la joie si vive que cet événement paraissait avoir causée à Vienne et surtout à Londres[89]. Faut-il croire que cette joie éveillait quelques doutes dans l'esprit du maréchal sur l'habileté de la conduite qui venait d'être suivie ? Il ne pouvait se dissimuler que la note du 27 juillet ne nous avait pas seulement engagés plus avant et plus formellement dans la politique du concert européen, mais qu'elle avait du même coup affaibli la situation particulière de Méhémet-Ali, en lui enlevant la chance de l'arrangement direct et en le livrant absolument à l'arbitrage de puissances notoirement mal disposées.

 

VII

Rien n'indiquait cependant que le gouvernement français fût disposé à réduire ses prétentions dans la question égyptienne : au contraire. Avant Nézib, il avait paru admettre la rétrocession au sultan d'une partie de la Syrie ; après, il estimait qu'on ne pouvait plus exiger ce sacrifice, que le pacha s'était créé des titres par sa victoire, et que la France s'était obligée à faire valoir ces titres, le jour où, en son nom, le capitaine Callier avait empêché Ibrahim triomphant de poursuivre des succès alors faciles[90]. Quant à la défection de la flotte ottomane, tout en déclarant la regretter et en blâmant même à part soi la conduite de l'amiral Lalande[91], le cabinet français en concluait que Méhémet-Ali était plus que jamais capable de résister à toutes les tentatives de coercition, et qu'il lui suffirait d'un geste, d'un mot, pour mettre l'empire ottoman et, par suite l'Europe entière, sens dessus dessous[92]. Le pacha, avec sa finesse orientale, comprenait le parti à tirer de l'opinion qu'on se faisait, à Paris de sa puissance et de son caractère ; de là les sorties véhémentes par lesquelles il cherchait à nous effrayer, feignant d'être toujours sur le point de mettre le feu aux poudres, si on ne lui faisait obtenir immédiate et complète satisfaction. On veut me faire mourir d'inanition, disait-il, un jour d'août, à notre consul ; j'aime mieux mourir d'un seul coup. Ah ! vous craignez que je n'amène les Russes à Constantinople ! Que m'importe, à moi ? Ils n'y resteront pas. J'entraînerai la guerre générale ? dites-vous. Je ne la désire pas ; mais deux maisons brûlent, la mienne et celle de mon ami ; il faut d'abord que je sauve la mienne. Je vois clairement, aujourd'hui, que les puissances étrangères ne sont pas en état de s'entendre... Pourquoi vous êtes-vous mêlés de nos affaires, vous qui n'êtes pas de notre religion ? Sans vous, nous les aurions déjà réglées[93]. Ému par ces menaces, le gouvernement français se sentait en outre poussé par le mouvement d'opinion qu'avait soulevé le débat sur le crédit de dix millions et qu'entretenait, depuis lors, la polémique des journaux. Le public continuait à s'intéresser vivement au pacha et.surtout mettait en demeure le cabinet de faire grand. Certains ministres, de ceux qui venaient, quelques mois auparavant, de déblatérer, comme orateurs de la coalition, contre les défaillances diplomatiques du cabinet du 15 avril, se sentaient particulièrement piqués au jeu ; plus occupés de l'effet parlementaire que des conséquences internationales, ils cherchaient l'occasion de faire, n'importe comment et à tout risque, quelque acte d'énergie. Se rappelant avec quelle insistance ils avaient naguère opposé le souvenir de l'expédition d'Ancône aux timidités de M. Molé, ils rêvaient d'entreprendre en Orient, à Candie par exemple, quelque nouvelle anconade. Il fallut la résistance du maréchal Soult, inspirée par le Roi, pour empêcher cette témérité[94].

Étant aussi peu résignée à abandonner quelque chose des prétentions du pacha, comment la France avait-elle pu affirmer solennellement, dans la note du 27 juillet, que l'accord entre les cinq grandes puissances était assuré ? Avait-elle donc des raisons de croire qu'elle ramènerait les autres gouvernements à son sentiment ? Outre Manche, l'animosité contre Méhémet-Ali avait encore augmenté depuis la défection du capitan-pacha, et la mystification dont, en cette circonstance, avait été victime la marine britannique ajoutait au grief politique une blessure d'amour-propre. Non-seulement le cabinet de Londres continuait à soutenir qu'il fallait restreindre le pacha à l'Egypte héréditaire[95], mais il demandait qu'avant toute solution, les escadres alliées imposassent, au besoin par le canon, la restitution de la flotte ottomane[96]. Le ton même avec lequel il formulait ses exigences avait pris quelque chose de plus absolu ; nulle trace des précautions de langage qu'il employait naguère pour ménager l'avis contraire du gouvernement français. C'est que l'adhésion de l'ambassadeur russe à la note du 27 juillet avait déterminé, dans l'attitude de lord Palmerston, un changement qui devait avoir les plus graves conséquences. Jusqu'alors, principalement préoccupé du czar, il avait senti le besoin de s'appuyer sur la France. Devant la facilité, absolument inattendue pour lui, avec laquelle on venait d'obtenir, à Constantinople, la signature de la Russie, il estima que le danger n'était pas, ou tout au moins n'était plus du côté de cette puissance, qu'elle était entrée dans le concert européen par un acte officiel et n'en pourrait sortir sans provoquer des complications pour lesquelles elle n'était pas prête ; il en conclut qu'il était libre d'employer tous ses efforts à satisfaire son ressentiment contre Méhémet-Ali et sa jalousie de l'influence française dans la Méditerranée. Cette évolution de la politique anglaise n'échappa point à notre diplomatie ; M. de Bourqueney en informait, dès le 18 août, le maréchal Soult[97], et celui-ci écrivait, quelques jours après, à ses ambassadeurs près les cours continentales : Le gouvernement britannique a voulu voir, dans la note du 27 juillet, l'expression du consentement absolu du gouvernement russe à faire, de la question d'Orient, l'objet d'un concert européen ; se persuadant que tout est fini de ce côté, il a cru pouvoir diriger désormais toute son action du côté de l'Egypte[98].

Lord Palmerston ne se contentait pas de manifester, sans réserve, dans les communications qu'il avait avec le cabinet de Paris, un avis contraire au sien. S'engageant plus avant dans une tactique que nous avons déjà eu occasion de noter, il cherchait un appui contre la France, auprès des autres puissances, sans en excepter la Russie. Le maréchal Soult, ému d'un procédé aussi peu ami, écrivait à M. de Bourqueney, le 22 août : Si l'expression du dissentiment qui existe au sujet de Méhémet-Ali, entre la France et l'Angleterre, ne sortait pas du cercle des communications échangées entre les deux gouvernements, il n'y aurait pas un grand inconvénient ; malheureusement, j'acquiers tous les jours la certitude qu'il n'en est pas ainsi. Le cabinet de Londres, dominé par ses préoccupations, ne sait pas assez les dissimuler aux autres cabinets ; il semble quelquefois voir en eux des auxiliaires dont la coopération peut l'aider à nous ramener à sa manière de voir, et les cours auxquelles s'adressent ses confidences, se méprenant sur l'intention qui les lui dicte, y voient le principe d'un relâchement sérieux dans l'alliance anglo-française. Déjà plus d'un indice me donne lieu de penser que telle de ces cours travaille, par des avances adroitement calculées, par d'apparentes concessions, à entraîner le gouvernement britannique dans une voie nouvelle. Et notre ministre ajoutait : Il n'en faudrait pas davantage pour jeter une perturbation déplorable dans la marche de la politique générale[99]. Ces plaintes furent sans effet sur lord Palmerston. Par des dépêches adressées, les 25 et 27 août, à tous ses ambassadeurs près les grandes puissances, il saisit, plus ouvertement encore et. plus solennellement l'Europe de son dissentiment avec la France ; il y exposait les raisons d'enlever immédiatement au pacha toutes les provinces autres que l'Egypte, et réfutait les objections du gouvernement français, qu'il ne nommait pas, mais qui était suffisamment désigné ; du reste, pas un mot des précautions à prendre contre la Russie ; pour le ministre anglais, la question d'Orient semblait être désormais réduite à la question égyptienne[100].

Les diverses puissances se montrèrent disposées à accorder l'appui qui leur était demandé par le cabinet britannique. Peu de jours après, le général Sébastiani, qui venait de reprendre la direction de l'ambassade de Londres, se trouvait à la campagne chez le chef du Foreign Office, au moment où celui-ci recevait les dépêches de ses ambassadeurs. Lord Palmerston me les a toutes lues, écrivait le général à son ministre. De Constantinople, lord Ponsonby fait savoir que le Divan a été réuni et a décidé qu'il ne serait rien accordé à Méhémet-Ali au delà de l'investiture héréditaire de l'Egypte. De Vienne, lord Beauvale annonce que le cabinet autrichien adopte de plus en plus le point de vue anglais sur la nécessité de réduire à l'Egypte les possessions territoriales du vice-roi. A Berlin, même faveur pour le projet anglais. Enfin, lord Clanricarde écrit de Saint-Pétersbourg que le cabinet russe s'unit sincèrement aux intentions du cabinet britannique, qu'il partage son opinion sur les bases de l'arrangement à intervenir, et qu'il offre sa coopération. — Voyez, a repris lord Palmerston, voyez s'il est possible de renoncer à un système que nous avons adopté, au moment même où il réunit les efforts de presque toutes les puissances avec lesquelles nous avons entrepris de résoudre pacifiquement la question d'Orient[101].

Comme on a pu s'en rendre compte par la dépêche que nous venons de citer, l'adhésion du gouvernement russe n'était pas la moins chaleureuse. Nul n'en peut être surpris. Depuis longtemps ce gouvernement désirait ardemment brouiller l'Angleterre et la France. Nous l'avons vu, en juillet, accueillir avec empressement les premiers signes d'un dissentiment possible entre les deux puissances et chercher là, sinon la revanche, du moins la consolation des mécomptes de sa politique orientale. Depuis lors, comme pour cultiver ce germe de discorde, il s'était attaché à caresser l'Angleterre ; rien ne le fâchait de ce qui venait d'elle[102]. Dans les conversations fréquentes que le czar avait avec l'ambassadeur de la Reine, il ne manquait pas une occasion d'exciter contre nous les jalousies du cabinet de Londres[103]. Il est vrai qu'à Paris on ne ménageait guère la Russie. Au commencement de juillet, lors de la discussion des crédits, tous les orateurs avaient proclamé que la politique de la France devait être de faire échec au gouvernement de Saint-Pétersbourg. Peu après, quand il s'était agi de signifier à ce dernier des menaces d'action maritime, pour le cas où il interviendrait à Constantinople, nous nous en étions chargés aussitôt ; tandis que l'Autriche restait obséquieuse, et que l'Angleterre, qui avait dès lors son arrière-pensée, se tenait prudemment au second plan, notre fierté nationale paraissait trouver satisfaction à se mettre bien franchement en avant et à prononcer très-haut ce nom des Dardanelles, qui éveillait tant d'ombrages sur les bords de la Neva. Le czar en avait gardé un vif ressentiment[104]. Loin de chercher à le voiler, il l'affichait et saisissait, le 7 septembre, l'occasion de l'anniversaire de la bataille de la Moskowa pour adresser à son armée un ordre du jour plein d'une injurieuse violence contre la France[105]. M. dé Barante observait soigneusement cet état d'esprit et en informait son gouvernement : Nous pouvons nous attendre, disait-il, à de fort mauvais procédés[106].

S'il y avait là, pour nous, un très-sérieux avertissement, n'y avait-il pas aussi matière à réflexion pour le cabinet anglais ? Celui-ci ne devait-il pas se demander jusqu'à quel point il était de son intérêt de faire courir à l'alliance occidentale le risque d'une rupture si passionnément désirée à Saint-Pétersbourg ? Lord Palmerston se rendait parfaitement compte du mobile du czar. Je ne doute pas, disait-il à notre ambassadeur, que le cabinet russe, dans son aveugle et folle partialité contre la France, n'ait été surtout préoccupé du désir de bien mettre notre dissentiment en évidence ; il n'y a sorte de gracieusetés que la Russie n'ait essayées avec nous, depuis un an, pour diviser nos deux gouvernements 3[107]. Mais le ministre anglais n'en persistait pas moins dans sa politique ; la passion de Nicolas se trouvait, pour le moment, seconder sa propre passion ; cela lui suffisait : il ne voyait pas plus loin. Ainsi, en même temps qu'à Saint-Pétersbourg on était prêt à faire toutes les avances à l'Angleterre pour la séparer de nous, à Londres on ne semblait avoir aucun scrupule à les accepter.

Lord Palmerston ne rencontrait pas en Autriche la même animosité contre la France. Si peu favorable que M. de Metternich fût à Méhémet-Ali, il eût accepté tout ce que les cabinets de Londres et de Paris lui eussent proposé d'accord ; il ne se lassait pas de le déclarer aux ambassadeurs des deux puissances[108]. Mais du moment où celles-ci se divisaient, il devait naturellement se ranger du côté où l'on faisait au pacha la part la plus petite[109]. Il n'y avait pas, d'ailleurs, à se dissimuler qu'à Vienne, les sentiments n'étaient plus les mêmes pour nous qu'au début des négociations. Là aussi, on avait été offusqué du ton de la discussion des crédits ; les phrases où s'était alors complu notre orgueil national avaient paru au dehors l'indice d'une politique à la fois aventureuse et arrogante qui inquiétait la prudence et blessait l'amour-propre des autres puissances. L'attitude de notre diplomatie n'était pas toujours faite pour corriger cette impression. Le ministère, préoccupé de répondre à l'attente du parlement, qui l'avait sommé de faire jouer à la France un rôle prépondérant, agissait parfois avec une sorte d'ostentation qui froissait des alliés ombrageux[110]. A Paris, écrivait le 7 août M. de Metternich, on ne voit que soi, et l'on oublie que par là on excite à en user de même, à l'égard de la France, ceux avec qui l'on entend entrer en affaires. Tout pour et par la France est un mot qui sonne bien à des oreilles françaises, mais qui déchire toutes les autres oreilles[111]. Quelques mois plus tard, à l'avènement du ministère du 1er mars, M. de Barante, revenant sur cette conduite du cabinet du 12 mai, écrivit : Ce cabinet ne s'est pas assez séparé des jactances propres à la tribune et à la presse, mais si peu convenables à des ministres. Nous avons inquiété l'Europe, hors de propos, sans but et sans profit. L'Allemagne s'est émue de tant de paroles dites au sujet de la rive gauche du Rhin. On s'est figuré que le maréchal voulait guerroyer et tout pourfendre. Il ajoutait dans une autre lettre : Je ne sais comment a fait le dernier ministère, mais il a répandu l'idée que nous avions envie de guerroyer, de conquérir, de chercher les traces de Napoléon[112]. En s'éloignant de nous, le gouvernement autrichien se rapprochait de la Russie. Au commencement de la crise, il ne s'était vu qu'en tremblant engagé contre cette puissance, et il avait eu besoin, pour se rassurer, de sentir derrière lui ses deux nouveaux allies[113]. Du moment, au contraire, où il devint manifeste que ceux-ci n'étaient pas d'accord, le cabinet de Vienne n'eut plus qu'une pensée : se faire pardonner à Saint-Pétersbourg sa velléité de politique occidentale. Le retour se fit assez promptement pour que, le 13 septembre, M. de Metternich pût écrire au comte Apponyi : La difficulté réelle dans l'affaire orientale se trouve placée entre Paris et Londres, car la Russie est à nous[114]. Ainsi nous échappait ce qui devait être le profit principal de notre politique, cette dissolution de l'ancienne Sainte-Alliance, cette séparation de l'Autriche et de la Russie, que naguère l'on se félicitait d'avoir si vite obtenues.

Notre ambassadeur à Vienne, M. de Sainte-Aulaire, suivait ces péripéties de la politique autrichienne, avec la même sagacité dont faisait preuve M. de Barante à Saint-Pétersbourg. Il ne se lassait pas de répéter à son gouvernement que, pour être quatre, ou même trois, c'est-à-dire pour avoir, contre la Russie, le concert de l'Autriche, de la Prusse, de l'Angleterre et de la France, il fallait commencer par être deux, c'est-à-dire établir l'accord entre Londres et Paris, et il ajoutait : Si l'on n'a pas su ou pu s'entendre avec l'Angleterre, il faut tout abandonner ; l'Autriche n'interviendra pas pour nous mettre d'accord ; elle se serrera contre la Russie et s'efforcera de se faire pardonner un mauvais mouvement[115]. M. de Sainte-Aulaire, ne craignant pas de rompre ouvertement avec l'engouement pour le pacha d'Egypte, ajoutait : Faut-il nous brouiller avec tous nos alliés dans l'intérêt de Méhémet-Ali ? Cet homme est le mauvais génie de la France ; son ambition est insatiable, ses projets révolutionnaires. En paraissant le favoriser, nous nous aliénons l'Autriche comme l'Angleterre. La Russie, bâtissant sur nos ruines, prendra notre place dans leur alliance, et restera l'arbitre des affaires d'Orient[116]. Ces représentations furent mal reçues par le gouvernement français. Le Roi fit appeler M. de Langsdorff, que M. de Sainte-Aulaire avait envoyé à Paris pour y défendre sa politique, et, après avoir pris la peine de l'endoctriner longuement, lui ordonna de repartir aussitôt pour Vienne. La France, disait Louis-Philippe, n'est pas directement intéressée à l'établissement plus ou moins étendu du pacha en Syrie ; la chose en elle-même ne lui importe guère ; mais ce qui importe beaucoup, c'est de préserver l'empire ottoman de sa ruine et l'Europe d'une guerre générale. Cette guerre est inévitable si l'on fait au vice-roi des conditions trop dures. Il ne manquera pas, alors, d'ordonner à son fils de passer le Taurus et de marcher sur Constantinople. Or, la Russie ne consentant pas à accepter le concours des autres puissances dans la mer de Marmara, la guerre va éclater, et le plus infaillible de ses résultats est la ruine de l'empire ottoman[117]. Comme on le voit, le raisonnement de Louis-Philippe reposait entièrement sur l'idée que tout le monde, en France, se faisait alors de la force du pacha. Au ministère des affaires étrangères, M. Desages n'était pas moins décidé que le Roi, et de toutes parts M. de Sainte-Aulaire s'entendait signifier qu'il faisait fausse route. La politique française s'engageait donc décidément dans l'impasse égyptienne. Elle ne devait pas tarder à y rencontrer le péril signalé à l'avance par notre prévoyant ambassadeur.

 

VIII

Jusqu'alors la Russie, tout en observant les événements, en écoutant attentivement ce qu'on lui disait et même ce qu'on ne lui disait pas, était restée sur la réserve, et n'avait pris l'initiative d'aucune démarche. Vers le milieu de septembre 1839, en présence du désaccord croissant de l'Angleterre et de la France, elle jugea le moment venu de sortir de cette attitude passive. On apprit soudainement, en Europe, que le ministre russe à Darmstadt, qui passait pour posséder la confiance du czar et de M. de Nesselrode, M. de Brünnow, était envoyé à Londres afin de proposer à lord Palmerston une entente sur la question orientale. La nouvelle fit grande rumeur dans les chancelleries, et tous les yeux se portèrent sur le théâtre de cette négociation. De Vienne, où il ne pouvait plus être question de réunir la conférence, le centre diplomatique se trouvait, par là, transporté à Londres ; la direction échappait définitivement à M. de Metternich, pour passer à lord Palmerston : la France ne gagnait pas au change.

M. de Brünnow arriva en Angleterre le 15 septembre. L'objet principal, unique, de sa mission, était d'appuyer le cabinet de Londres pour le brouiller avec celui de Paris. Il déclara tout d'abord à lord Palmerston que le czar adhérait entièrement à ses vues sur les affaires d'Egypte ; qu'il s'associerait à toutes les mesures qui seraient jugées nécessaires pour leur donner effet ; qu'il s'unirait pour cela à l'Angleterre, à l'Autriche et à la Prusse, soit que la France entrât dans ce concert, soit qu'elle restât à l'écart, et, comprenant qu'il pouvait s'exprimer à cœur ouvert avec le ministre anglais, il ajouta que, tout en reconnaissant, au point de vue politique, l'avantage d'avoir la France avec soi, le czar, personnellement, préférerait qu'elle fût laissée en dehors[118]. Quant à la protection à exercer sur l'empire ottoman, le czar acceptait qu'elle appartînt à l'Europe entière et renonçait à renouveler le traité d'Unkiar-Skelessi, dont le terme expirait prochainement. Seulement, pour reprendre en fait une partie de ce qu'il abandonnait en droit, il demandait qu'au cas où il serait nécessaire de défendre Constantinople contre Méhémet-Ali, les vaisseaux et les soldats russes fussent seuls admis à entrer dans la mer de Marmara, tandis que les escadres des autres puissances opéreraient dans la Méditerranée, sur les côtes de Syrie et d'Egypte. La Russie protestait, du reste, que, dans ce cas, elle n'agirait pas en son nom propre, mais comme mandataire de l'Europe[119].

Avant même d'avoir pu prendre l'avis de ses collègues, alors dispersés, lord Palmerston communiqua cette ouverture au général Sébastiani. Je lui ai tout dit, écrivait-il à M. Bulwer, excepté la préférence de Nicolas pour une solution qui laisse la France dehors[120]. Il ne cacha pas qu'il était personnellement très-favorable à la proposition russe et qu'il comptait la voir accepter par le cabinet anglais ; il se disait sûr également de l'adhésion cordiale de l'Autriche et de la Prusse[121]. Dans cette situation difficile, le gouvernement français manœuvra fort habilement ; au lieu de se plaindre de la part faite au pacha, il ne fit porter ses réclamations que sur la prétention, manifestée parla Russie, d'entrer seule dans la mer de Marmara : c'était substituer un grief européen à ce qui n'eût été qu'un grief français. Cette attitude, prise dès la première heure par le général Sébastiani[122], fut confirmée par une dépêche du maréchal Soult ; après avoir soutenu que l'acceptation de la prétention russe impliquerait la reconnaissance du traité d'Unkiar-Skelessi et créerait un précédent dont le czar pourrait ensuite se prévaloir comme d'un droit, le maréchal, se sentant sur un bon terrain, ajoutait avec une singulière fermeté de ton : Jamais, de notre aveu, une escadre de guerre ne paraîtra devant Constantinople sans que la nôtre ne s'y montre aussi... Le cabinet de Londres n'ayant pas encore pris de résolution définitive, nous aimons à croire que de plus mûres réflexions lui feront repousser les propositions captieuses de la Russie. En tout cas, la détermination du gouvernement du Roi est irrévocable. Quelles que soient les conséquences d'un déplorable dissentiment, dût-il avoir pour effet l'accomplissement du projet favori de la Russie, celui de nous séparer de nos alliés, ce n'est pas nous qui en aurons encouru la responsabilité. Nous resterons sur notre terrain ; ce ne sera pas notre faute, si nous n'y retrouvons plus ceux qui s'y étaient d'abord placés à côté de nous[123].

Ce langage fit impression sur le gouvernement anglais. Vainement lord Palmerston persistait-il à soutenir que l'on avait satisfaction du moment où les troupes russes entraient dans le Bosphore en vertu d'un mandat de l'Europe ; vainement s'étonnait-il qu'on n'eût pas plus confiance dans le czar[124] : parmi les autres ministres anglais, tous ne mettaient pas autant d'entrain à se jeter dans les bras de la Russie et à rompre avec la France. Deux d'entre eux, lord Holland et lord Clarendon, se proclamaient hautement partisans de l'alliance française. Sans être aussi décidés, le marquis de Lansdowne, grand seigneur accompli, très-considéré dans son parti, et lord John Russell, l'un des principaux orateurs du ministère, s'inquiétaient visiblement de la politique du Foreign Office. Quant au chef du cabinet, lord Melbourne, il était sans doute trop insouciant et indolent pour beaucoup résister à la passion impérieuse de lord Palmerston ; toutefois, autant que le lui permettaient son égoïsme épicurien et ce I dont care[125] dont il semblait avoir fait sa devise, il préférait l'alliance française à l'alliance russe. Soigneux de ne pas se faire d'affaires qui troublassent son repos, il se préoccupait des risques auxquels l'exposerait, au dehors, la hardiesse aventureuse de son ministre des affaires étrangères, et aussi des mécontentements que soulèverait, dans l'intérieur de son propre parti, une politique si contraire à la tradition des whigs. Ne voyait-il pas que l'homme salué naguère par ces derniers comme leur grand chef, le champion victorieux de la réforme parlementaire, le vieux lord Grey, toujours respecté et influent, bien que vivant dans une retraite mélancolique et ennuyée, exprimait hautement l'avis qu'on ne devait pas se séparer de la France ? De là les résistances et les hésitations auxquelles lord Palmerston, à sa grande surprise, se heurta dans le sein du conseil des ministres. Malgré ses efforts, il fut décidé que les propositions de M. de Brünnow n'étaient pas acceptables, et même qu'il fallait faire un pas vers la France, pour lui faciliter l'accord.

Le chef du Foreign Office dut donc, bien à contre-cœur, signifier, le 3 octobre, à l'envoyé russe, que le cabinet anglais n'adhérait point à ses propositions, et donner comme raison de ce refus le désir de ne passe séparer de ses alliés d'outre-Manche. La France, dit-il, ne peut consentir, pour sa part, à l'exclusion des flottes alliées de la mer de Marmara, dans l'éventualité de l'entrée des forces russes dans le Bosphore, et l'Angleterre ne veut pas se détacher de la France, avec laquelle elle a marché dans une parfaite union depuis l'origine de la négociation[126]. Il communiqua en même temps cette résolution au général Sébastiani, et ajouta, ce qui lui coûta plus encore, que, par déférence pour la France, l'Angleterre consentait à joindre à l'investiture héréditaire de l'Egypte en faveur de Méhémet-Ali, la possession, également héréditaire, du pachalik d'Acre, sans la ville de ce nom : le tout sous la condition que, en cas de refus du pacha, le gouvernement français s'associerait aux mesures de contrainte à prendre contre lui. Notre ambassadeur, en faisant connaître à son ministre cette concession, disait : Sans doute, le retour n'est pas aussi complet que nous pourrions le désirer ; mais il y a un immense pas de fait. Je crains, je l'avoue, que ce ne soit le dernier[127].

Lorsque l'historien considère après coup les événements qui ont mal tourné, il lui semble parfois regarder de haut et de loin des voyageurs qui se seraient trompés de route ; d'où il est, il discerne clairement la fondrière ou l'impasse auxquels ils vont aboutir ; mais souvent aussi, il voit, avant ce terme fatal, s'embrancher, sur cette même route, d'autres chemins qu'il suffirait de prendre pour retrouver la bonne direction. S'il s'aperçoit qu'on néglige ces moyens de salut et qu'on passe outre, il éprouve un serrement de cœur et ne retient pas un mouvement d'impatience, ne se souvenant pas toujours assez que ceux qui marchent dans la plaine ne peuvent, comme lui, embrasser l'horizon. A l'époque où nous a conduits notre récit, dans les premiers jours d'octobre 1839, le gouvernement français, jusqu'alors égaré sur une fausse piste, ne nous apparaît-il pas comme étant arrivé à l'un de ces embranchements ? Qu'il entre dans la voie ouverte par la proposition de l'Angleterre, et il est assuré, non-seulement d'échapper au péril qui le menace, mais de terminer honorablement, brillamment même, sa campagne diplomatique. Peu importe que la part de Syrie soit plus ou moins considérable ; elle est accordée contre le vœu de toutes les autres puissances, età notre seule considération ; l'effet moral est donc complet, et le pacha devient tout à fait notre protégé. De plus, au vu de l'Europe, nous déjouons la manœuvre par laquelle la Russie s'est flattée de nous isoler et de nous humilier ; nous battons lord Palmerston dans son propre cabinet ; nous obtenons de l'Angleterre une concession qui est une marque d'amitié et de déférence. L'intérêt, l'honneur et même l'amour-propre ont satisfaction. Dès lors, nous pouvons, sans crainte de nous diminuer, faire un pas à notre tour et accepter la transaction offerte.

M. Thiers n'en jugea pas ainsi. Enhardi, plutôt que satisfait, par la concession qui lui était faite, il n'y vit qu'une raison de persister dans ses premières exigences ; il se persuada qu'un accord n'était plus à craindre entre l'Angleterre et la Russie, que la première y avait une répugnance invincible, et que la seconde serait trop attachée à ses rêves de prépondérance en Orient, pour faire les concessions nécessaires : c'était ne tenir compte ni de la passion de lord Palmerston ni de celle de Nicolas. Toujours dupe de la comédie que le pacha jouait à dessein devant les consuls, on se figurait, à Paris, qu'il n'accepterait jamais de telles conditions. Plutôt que de les subir, disait-on, il se jetterait dans les chances d'une résistance moins dangereuse pour lui qu'embarrassante et compromettante pour l'Europe[128]. D'ailleurs les journaux français, de plus en plus échauffés au sujet de l'Egypte, de plus en plus susceptibles sur tout ce qui touchait à l'orgueil national, soutenaient contre la presse anglaise une polémique qui ne facilitait pas la conciliation diplomatique, exerçaient une surveillance ombrageuse sur toutes les démarches du gouvernement, épiaient tous les bruits, et, prompts à s'imaginer., au moindre indice, que quelque accord se concluait, aux dépens du pacha, avec le cabinet de Londres, dénonçaient cet accord comme une lâcheté et une trahison. C'est, ainsi que, trompé par ses propres illusions, intimidé et entraîné par la presse, le ministère n'hésita pas à repousser absolument l'ouverture de lord Palmerston. Par une dépêche en date du 14 octobre, le maréchal Soult déclara persister dans ses vues antérieures, alors même que cette persistance serait le signal d'un accord intime entre l'Angleterre et la Russie. — Nous déplorerions vivement, disait-il, la rupture d'une alliance à laquelle nous attachons tant de prix ; mais nous en craindrions peu les effets directs, parce qu'une coalition contraire à la nature des choses et condamnée d'avance, même en Angleterre, par l'opinion publique, serait nécessairement frappée d'impuissance[129].

Quelques jours après, le 18 octobre, le général Sébastiani écrivait au maréchal : J'ai fait à lord Palmerston la communication que me prescrivait Votre Excellence. J'ai reproduit toutes les considérations sur lesquelles le gouvernement du Roi se fonde pour persister dans ses premières déterminations relativement aux bases de la transaction à intervenir entre le sultan et Méhémet-Ali. Lord Palmerston m'a écouté avec l'attention la plus soutenue. Lorsque j'ai eu complété mes communications, il m'a dit ces simples paroles : Je puis vous déclarer, au nom du conseil, que la concession faite d'une portion du pachalik d'Acre est retirée. J'ai vainement essayé de ramener la question générale en discussion ; lord Palmerston a constamment opposé un silence poli, mais glacial. Je viens de reproduire textuellement, monsieur le maréchal, les seuls mots que j'aie pu lui arracher. Mes efforts se sont, naturellement, arrêtés au point que ma propre dignité ne me permettait pas de dépasser[130]. Ne voit-on pas percer l'âpre satisfaction avec laquelle le ministre anglais retire la concession qu'il nous avait offerte malgré lui, et la résolution où il est de reprendre contre nous une campagne sans ménagement ? Cette fois, il espère bien que nos amis, découragés par notre obstination, ne s'interposeront plus entre lui et nous. Aussi, dans les semaines qui suivent, ses communications au gouvernement français deviennent d'un tel ton que lord Granville est obligé de lui demander des corrections ; lord Palmerston ne les fait qu'en rechignant. Bien que quelques-uns des faits et des arguments dont je me suis servi, écrit-il à son ambassadeur, doivent, comme vous le dites, toucher au vif Louis-Philippe, cependant il me semble nécessaire d'en agir ainsi, et nous ne pouvons nous sacrifier nous-mêmes par délicatesse pour lui[131]. Tel est même son parti pris, qu'il affecte de prendre au sérieux je ne sais quelle historiette d'après laquelle Louis-Philippe aurait annoncé à un diplomate étranger une prochaine guerre avec l'Angleterre, et expliqué ainsi le besoin d'assurer à la France le concours d'une puissante flotte égyptienne[132].

L'attitude de lord Palmerston n'arracha pas le gouvernement français à sa trompeuse sécurité. Ayant su que M. de Brünnow avait quitté Londres vers le milieu d'octobre et qu'il était retourné à Darmstadt sans aller même prendre langue à Saint-Pétersbourg, le maréchal Soult en conclut que tout était fini de ce côté. Calmez vos inquiétudes sur la possibilité d'un accord entre l'Angleterre et la Russie, écrivait-il à M. de Sainte-Aulaire. Les renseignements que je reçois me portent à croire que l'échec éprouvé à Londres par M. de Brünnow a été complet, et qu'il n'existe plus entre les deux cours de négociations sérieuses[133]. Par une illusion plus inexplicable encore, notre ministre croyait, au cas où il serait abandonné par l'Angleterre, pouvoir espérer l'appui de l'Autriche et de la Prusse[134]. Ce n'était pourtant pas la correspondance de ses ambassadeurs qui l'entretenait dans ces idées. De Saint-Pétersbourg, M. de Barante l'avertissait que le czar céderait tout à l'Angleterre pour la brouiller avec nous[135]. De Berlin, M. Bresson écrivait que la Prusse ne sortirait pas de sa neutralité irrésolue et que tout lui paraîtrait bien, pourvu que M. de Metternich y eût donné son attache[136]. A Vienne, M. de Sainte-Aulaire n'avait pas meilleure impression. Dans une situation donnée, écrivait-il, le gouvernement autrichien se prononcerait contre la Russie ; dans telle autre, contre l'Angleterre ; contre les deux à la fois, jamais[137]. Notre ambassadeur ayant demandé à M. de Metternich s'il croyait un arrangement possible entre l'Angleterre et la Russie : Je ne sais trop que vous en dire, répondit le chancelier, parce que j'ignore ce qui conviendra à lord Palmerston, mais j'ose vous répondre que la difficulté ne viendra pas du côté de l'empereur Nicolas. Il est puéril d'imaginer qu'il ait commencé cette négociation sans vouloir la mener à bien. D'ailleurs, sur cette question des détroits où vous le croyez inflexible, il a pris son parti depuis longtemps. La plus grosse de vos fautes est assurément votre division avec l'Angleterre. Si vous êtes encore à temps pour la réparer, ne perdez pas un moment. Vous courez chaque jour le risque d'apprendre qu'on vous a mis en dehors de l'affaire d'Orient, et qu'on va faire sans vous ou contre vous ce qu'on n'aura pu faire avec vous. Comprenez que l'Autriche et la Prusse, fort indifférentes au sort du pacha d'Egypte, ne se compromettront pas pour le défendre ; nous donnerons les mains à ce qui aura été convenu à Londres, et vous n'aurez plus que l'alternative d'assister à l'exécution rigoureuse du client que vous voulez protéger, ou de le défendre en ayant toute l'Europe contre vous[138]. M. de Metternich ne prenait même pas la peine de cacher à M. de Sainte-Aulaire que nous ne devions plus compter sur sa bienveillance. Il s'en prenait ouvertement à nous de tous les désappointements de sa politique, de l'avortement de la conférence de Vienne, de la disgrâce qu'il avait encourue à Saint-Pétersbourg, et il laissait voir qu'il se croyait désormais obligé de marcher derrière l'Angleterre et la Russie, sans rien leur refuser. Et comme notre ambassadeur lui demandait ce qu'il ferait si le gouvernement français le chargeait de décider, en qualité d'arbitre, entre lord Palmerston et lui : Gardez-vous bien de me le proposer, répondit-il précipitamment, car je n'hésiterais pas à donner, sur tous les points, gain de cause à vos adversaires[139].

Toutefois, de si méchante humeur qu'il fût contre la France, M. de Metternich ne voyait pas sans méfiance s'établir, entre l'Angleterre et la Russie, une intimité qui obligerait l'Autriche à se traîner à leur remorque et qui l'annulerait en Orient. Croyant d'ailleurs, lui aussi, à la puissance du pacha, il doutait de la possibilité et de l'efficacité des moyens coercitifs préconisés par lord Palmerston. Ces considérations le déterminèrent, vers la fin de novembre, à essayer de s'entremettre et à nous proposer, comme expédient transactionnel, la prolongation du statu quo établi par l'arrangement de Kutaièh. M. de Sainte-Aulaire se hâta de transmettre cette ouverture au maréchal Soult, se figurant qu'elle serait acceptée. Mais le président du conseil, tout entier à ses illusions, répondit, le 3 décembre, qu'il était impossible de prendre au sérieux la communication du cabinet de Vienne[140].

Quelques jours après ce refus, qui témoignait d'une si superbe confiance, tombait brusquement, à Paris, la nouvelle que M. de Brünnow allait revenir à Londres avec pleins pouvoirs pour conclure une convention relative aux affaires d'Orient, et que le czar acceptait le principe de l'admission simultanée des pavillons alliés dans les eaux de Constantinople[141]. Le gouvernement français fut quelque peu déconcerté par un événement qu'il avait refusé si obstinément de prévoir. Attendre un secours de l'Autriche, il n'y pouvait plus penser : à peine M. de Metternich était-il avisé du nouveau voyage de M. de Brünnow, que l'un de ses plus intimes confidents, le baron de Neumann, partait pour l'Angleterre avec ordre de rattraper l'envoyé russe ; il le rejoignit à Calais, fit la traversée dans sa compagnie, et, au débarqué, était pleinement d'accord avec lui[142]. Notre diplomatie était d'autant plus embarrassée que l'adhésion du czar à la présence simultanée des pavillons alliés dans la mer de Marmara, ôtait tout fondement à la seule objection faite naguère par elle aux premières propositions de M. de Brünnow. Elle ne pouvait contredire les propositions nouvelles qu'en portant ouvertement le débat sur la question du pacha, où elle était assurée de n'être pas soutenue. Dans cette situation, le maréchal Soult se crut obligé d'exprimer, le 9 décembre, au cabinet anglais, la satisfaction que lui causait la concession inespérée faite par la cour de Russie ; le gouvernement du Roi, ajoutait-il, reconnaissant, avec sa loyauté ordinaire, qu'une convention conclue sur de telles bases changerait notablement l'état des choses, y trouverait un motif suffisant pour se livrer à un nouvel examen de la question d'Orient, même dans les parties sur lesquelles chacune des puissances semblait avoir trop absolument arrêté son opinion pour qu'il fût possible de prolonger la discussion. Ce langage un peu embarrassé n'indiquait-il pas, aux derniers jours de 1839, qu'à Paris, l'on commençait enfin à comprendre la nécessité de rabattre quelque chose des exigences égyptiennes ? Plus d'un indice donne, en effet, à penser que tel était le sentiment personnel de Louis-Philippe. Si ce sentiment eût prévalu, il aurait été encore temps de conjurer tout péril. Mais le ministère n'avait pas à compter seulement avec ses propres inquiétudes et avec les impressions du Roi. Il allait avoir à compter avec les Chambres ; car les vacances législatives touchaient à leur terme.

 

IX

Cette perspective de la rentrée du parlement ramène naturellement l'attention sur la politique intérieure. Pendant qu'au dehors, la crise diplomatique s'aggravait, qu'était devenue, au dedans, ce que nous avons appelé l'épilogue de la crise parlementaire ? Y avait-il quelque amélioration ? La machine du gouvernement représentatif tendait-elle à reprendre son fonctionnement normal et régulier ? Depuis la coalition et la décomposition qui en avait été la conséquence et le châtiment, le mal principal était l'absence d'une majorité véritable. Pouvait-on augurer, à la veille de la session de 1840, qu'il allait enfin s'en constituer une, soit pour le ministère, soit même contre lui ? Non ; à passer en revue, l'un après l'autre, les divers groupes de la Chambre, on y constatait toujours mêmes incertitudes, mêmes divisions, même morcellement.

La fraction la plus nombreuse était composée des anciens partisans de M. Molé ; faute d'une autre désignation on continuait à les appeler les 221, bien qu'ils n'atteignissent plus ce nombre. Leur ressentiment et leur méfiance à l'égard du ministère n'étaient pas diminués. La plupart en contenaient l'expression, par répugnance invétérée pour toute opposition plus que par déférence pour les hommes au pouvoir. Quelques-uns, plus passionnés, semblaient prêts à se jeter dans une hostilité ouverte : à leur tête étaient MM. Desmousseaux de Givré et de Chasseloup-Laubat ; le journal la Presse leur servait d'organe. Quant à M. Molé, tout en se disant fort dégoûté de la politique et occupé de la rédaction de ses mémoires, il était au fond très-ulcéré, impatient de revanche, jaloux surtout de l'autorité que M. Guizot tendait à reprendre dans le parti conservateur. Seulement, toujours prudent, et sachant, du reste, les défections qui se produiraient parmi les 221, s'il leur demandait d'agir, il prêchait la circonspection aux plus ardents de ses amis, et les détournait de toute démarche trop prononcée[143].

C'étaient les doctrinaires, peu nombreux d'ailleurs, qui continuaient à donner au cabinet l'appui le plus décidé. Il était alors question d'une mesure qui, sans faire entrer M. Guizot dans le ministère, l'en rapprocherait davantage. M. Duchâtel et M. Villemain avaient proposé de le nommer à l'ambassade de Londres, à la place du général Sébastiani. L'idée était bien accueillie des autres ministres, qui trouvaient le général sans action suffisante sur le gouvernement anglais, lui reprochaient de se montrer un peu froid pour le pacha, et le soupçonnaient d'être plus l'homme du Roi que du cabinet. En outre, le grand orateur doctrinaire leur semblait, alors même qu'il les appuyait ou les ménageait, d'un voisinage sinon inquiétant, au moins embarrassant, lisseraient plus tranquilles, le sachant à Londres et associé à leur politique. Les convenances de M. Guizot s'accordaient sur ce point avec les ombrages des ministres ; toujours résigné à attendre dans la retraite que la coalition fût oubliée, mais un peu mal à l'aise de jouer au parlement l'un de ces rôles muets auxquels il n'était pas accoutumé, très-décidé à soutenir le cabinet, mais alarmé de sa faiblesse, il saisissait avec plaisir cette occasion de s'éloigner, de se placer en dehors des menées comme des luttes parlementaires, dans une position isolée, à la fois amicale et indépendante[144]. Les difficultés venaient du Roi : il était fort attaché au général Sébastiani, et, bien que satisfait en ce moment de la conduite de M. Guizot, il ne lui avait pas, cependant, complètement pardonné la coalition. Cette opposition de Louis-Philippe tint, pendant quelque temps, les choses en suspens : elle ne devait céder qu'un peu plus tard, devant l'insistance des ministres et la menace de leur démission.

M. Thiers, au contraire, était revenu de vacances plus que jamais impatient de jeter bas le ministère et de prendre sa place. Seulement, il ne savait où trouver des soldats à mener au feu. Il était toujours nominalement le chef du centre gauche ; mais une fraction de ce groupe s'était détachée avec MM. Passy et Dufaure ; le reste était désorienté, fatigué, réfractaire à toute impulsion énergique. La gauche déclarait qu'elle en avait assez de s'associer sans profit, non sans compromission, à des tactiques toutes personnelles, et elle annonçait l'intention de revenir à la politique de principes. M. Thiers se tourna vers les doctrinaires, auxquels il montra le Roi se moquant de la coalition : ce fut sans succès. Alors, par une évolution qui eût surpris de la part de tout autre, il proposa une alliance à M. Molé, lui donnant à entendre qu'il était prêt à faire avec lui le ministère de la réconciliation. Le plus étrange est que l'ouverture ne fut pas mal reçue. Quelques-uns des 221, de ceux qui naguère s'indignaient le plus de la coalition, se montrèrent disposés à en former une nouvelle qui n'eût, certes, pas été plus morale. M. Molé lui-même, bien qu'il ne pût se flatter d'entraîner dans une semblable campagne toute son ancienne armée, se laissa prendre à cette tentation de vengeance. On remarquait, dans les salons, les politesses échangées entre lui et M. Thiers : on les voyait s'asseoir l'un à côté de l'autre et causer, non sans quelque affectation, à voix basse. Dans son entourage, M. Molé, en même temps qu'il s'exprimait avec une extrême amertume sur M. Guizot, disait volontiers de M. Thiers que, bien entouré, il pourrait rendre de grands services à la France ; M. Thiers, de son côté, se défendait d'avoir jamais partagé les préventions des doctrinaires contre M. Molé, et il racontait que, plus d'une fois, sous le 11 octobre, il avait voulu le faire entrer au ministère. L'une des difficultés de l'accord était que les deux personnages visaient le même portefeuille, celui des affaires étrangères ; mais divers indices faisaient croire que M. Thiers finirait par se contenter de celui de l'intérieur. Si secret qu'on voulût garder l'objet de ces pourparlers, il en transpirait assez pour provoquer l'indignation des doctrinaires et des ministériels. La gauche aussi s'en émut et fit demander des explications au chef du centre gauche. Celui-ci répondit qu'il ne songeait pas sérieusement à gouverner avec l'ancien ministre du 15 avril, et qu'il visait seulement à mettre en mouvement toutes les oppositions contre le cabinet actuel. Cette réponse fut rapportée à M. Molé ; mais il était trop animé pour en tenir compte. Il eût pu savoir pourtant qu'à cette époque, M. Thiers, prêt à recevoir de toutes mains la satisfaction de sa passion, faisait connaître au Roi et au maréchal Soult, qu'il était disposé à entrer dans n'importe quelle combinaison raisonnable dont seraient exclus M. Passy et M. Dufaure[145].

En même temps qu'elle se dégageait des manœuvres de M. Thiers, la gauche cherchait à guerroyer pour son compte et sous son drapeau particulier. Aussitôt après la clôture de la session précédente, les journaux de ce parti avaient lancé le cri de la réforme électorale. Les misères de la situation parlementaire leur servaient d'argument. Cette campagne avait été commencée à peu près malgré M. Odilon Barrot[146] ; celui-ci avait suivi, avec la docilité solennelle qu'il montrait toujours en pareil cas. Seulement, quand il fallut préciser les conditions de la réforme, il apparut que la gauche n'avait pas plus de cohésion que les autres groupes. Les radicaux, sans aller jusqu'au suffrage universel préconisé par les légitimistes de la Gazette de France, réclamèrent le droit de vote pour tous les citoyens qui pouvaient faire partie de la garde nationale, tandis que la gauche dynastique ne voulait étendre le suffrage qu'aux capacités[147], aux officiers de la garde nationale et aux conseillers municipaux des villes au-dessus de deux mille âmes. Des comités rivaux furent institués, l'un présidé par M. Laffitte, l'autre par M. Odilon Barrot, et une polémique assez aigre éclata entre le National d'une part, le Siècle et le Courrier français d'autre part.

Ainsi, à la veille de l'ouverture de la session, ce n'était presque partout que divisions et impuissance. D'une Chambre ainsi composée, de partis en cet état, que pouvait-on attendre ? Si l'on ne voyait pas comment se formerait une majorité pour renverser le cabinet, on ne voyait pas davantage où était celle qui le ferait vivre. Impossible d'établir aucune prévision. Une telle situation fournissait matière à de nouvelles lamentations sur le discrédit du régime parlementaire. Pour la première fois, disait alors le Journal des Débats, un ministère se présente, à proprement parler, sans majorité et cependant avec quelque chance de passer et de se soutenir au milieu de tous les partis. Si quelque événement imprévu ne le renverse pas, il est possible que nous le voyions arriver au bout de la session. Il continuera à être, parce qu'il est. Ne fût-ce que par fatigue des luttes de l'année dernière, la Chambre est disposée à n'être pas difficile. Mais on conviendra, au moins, que le régime parlementaire n'a pas profité beaucoup du résultat de la coalition si parlementaire de l'an passé[148]. Quelques observateurs espéraient que la royauté gagnait ce que perdait le parlement ; ils se fondaient sur le vif succès qu'à cette époque même, le prince royal venait d'obtenir dans un voyage assez long en France et en Algérie. Le duc d'Orléans, écrivait à ce propos M. de Barante, me paraît avoir fait merveille d'abord dans sa tournée en France, puis en Afrique. La partie royale de notre gouvernement est plus en voie de perfectionnement que la partie représentative[149].

 

X

La session fut ouverte, le 23 décembre 1839, par un discours du trône assez effacé. La discussion de l'Adresse, à la Chambre des députés, fut longue et confuse[150]. Sur la politique intérieure, beaucoup de critiques furent dirigées contre le ministère, soit par la gauche, soit par la fraction hostile des 221, mais sans qu'il se dessinât un sérieux mouvement d'attaque. Alors même qu'ils disaient les choses les plus dures, les orateurs ne semblaient pas y mettre grand entrain, et la Chambre, fatiguée ou sceptique, entendait tout sans s'émouvoir. Si, par moments, réapparaissait quelqu'une des idées redoutables, si puissamment agitées par la coalition lors de l'Adresse de 1839, personne n'avait la volonté ou la force d'y insister ; on eût dit le dernier bouillonnement d'une chaudière dont le foyer s'éteint. Ce qui domina, ce fut une sorte de gémissement découragé sur la dislocation des partis, sur l'absence de majorité, et sur l'impuissance dont semblait frappée l'institution parlementaire. Le ministère ne nia pas le mal, et y chercha, au contraire, un argument pour s'excuser de ne pas avoir plus d'autorité. Au cours de la discussion, M. O. Barrot se crut obligé, envers le parti qui le suivait ou plutôt le poussait, de poser la question de la réforme électorale. Ce n'était pas qu'il fût en état de préciser en quoi elle devait consister. Est-ce que vous croyez, disait-il, que j'ai fait, des détails d'une réforme électorale, un programme politique ? Mon programme politique, c'est que la réforme électorale doit être considérée comme une nécessité. A quoi M. Villemain répondait vivement, avec une clairvoyance à laquelle l'événement ne devait que trop donner raison : Vous avez parlé d'héroïque confiance : l'héroïque confiance, c'est de remuer l'immense question de la réforme électorale, en croyant qu'on pourra l'arrêter. C'est surtout de la remuer, pour la montrer au public comme une curiosité, et pour dire ensuite qu'il faut attendre. Ces questions-là sont brûlantes, dangereuses ; les remuer, sans avoir l'intention de les résoudre promptement, c'est une imprudence politique. Cette réforme, du reste, ne paraissait point passionner le pays : en même temps que M. Odilon Barrot la réclamait à la tribune, le parti radical, qui l'entendait autrement que la gauche dynastique, essaya une manifestation de gardes nationaux ; à peine put-il en réunir trois cents qui allèrent se faire haranguer par M. Laffitte[151] et qui furent ensuite réprimandés par le maréchal Gérard pour infraction à la loi interdisant toute délibération prise par la garde nationale sur les affaires de l'État.

Les affaires d'Orient préoccupaient trop l'opinion pour ne pas occuper une place importante dans les débats de l'Adresse. Il apparut aussitôt qu'aux yeux d'une partie des députés, le gouvernement avait toujours besoin d'être surveillé et stimulé, et que la couronne était particulièrement suspecte de n'avoir pas un sentiment assez vif et assez énergique de l'honneur national. Il est bon, disait M. Duvergier de Hauranne, que cette tribune avertisse souvent l'Europe et ceux qui nous représentent auprès d'elle, qu'à côté des ministres, il y a, en France, des Chambres jalouses de la dignité du pays et décidées à surveiller partout les déterminations et les actes du gouvernement. Il est bon que les ministres eux-mêmes sachent qu'ils ne sont point isolés, et qu'ils trouveront un appui prompt et énergique toutes les fois que, dans leur indépendance et leur liberté, ils se refuseront à de fâcheuses concessions. C'était la même défiance, triste reste de la coalition, qui s'était déjà manifestée, six mois auparavant, lors du vote du crédit de dix millions. Non que l'état des esprits fût en janvier 1840 identiquement ce qu'il avait été eu juillet 1839. Dans la première de ces discussions, la Chambre avait cru avoir le champ libre devant elle ; chacun avait disposé à son gré des événements futurs. Dans la seconde, on se trouvait, au contraire, en présence d'événements déjà partiellement accomplis et qui, sur divers points, menaçaient de tromper gravement les prévisions optimistes. Les députés avaient le sentiment plus ou moins net de ces difficultés, de ces périls, et, à la confiance superbe du début, avait succédé une sorte d'anxiété. En concluaient-ils qu'il fallait user de prudence et de modération, remettre chaque chose à son rang, négliger l'accessoire pour assurer le principal, et, par exemple, ne pas risquer de compromettre la situation de la France en Europe, pour tenter d'agrandir un peu plus Méhémet-Ali en Asie ? Nullement ! La plupart des orateurs, sans rien rabattre de leurs exigences, ne paraissaient voir dans les difficultés soulevées qu'une occasion d'âpres récriminations contre l'Angleterre. M. de Lamartine fut à peu près seul à dénoncer la chimère et le péril de notre politique égyptienne[152], et c'était pour y substituer une chimère plus périlleuse encore, celle d'une politique de partage, où la France chercherait son lot sur le Rhin.

Quelle figure faisait le ministère ? Un sentiment de prudence diplomatique, peut-être même une arrière-pensée de transaction lui avait fait passer sous silence, dans le discours du trône, la question particulière du pacha. Mais le projet d'Adresse n'ayant pas gardé la même réserve, le maréchal Soult se crut obligé, dans la déclaration, du reste très-brève et assez vague, par laquelle il ouvrit la discussion, de réparer cette omission ; il indiqua que les arrangements à prendre en faveur de la famille de Méhémet-Ali n'étaient pas incompatibles avec l'intégrité de l'empire ottoman ; puis, comme s'il mettait la main sur la garde de son épée : Quoi qu'il arrive, dit-il, certains de répondre à la pensée nationale, nous maintiendrons nos principes, et nous ne ferons à personne le sacrifice de nos droits, de nos intérêts, de notre honneur. Un autre ministre, M. Villemain, ayant pris la parole au cours de la discussion, pour réfuter M. de Lamartine, proclama qu'en prenant en main la cause du pacha, le gouvernement exécutait une pensée nationale et se conformait à la volonté déjà exprimée par la Chambre. Il termina, en insinuant que l'Angleterre et la Russie se heurtaient sur trop de points, pour qu'on pût craindre entre elles un rapprochement.

La dernière partie du débat prit plus d'importance par l'intervention de M. Thiers. Son discours, très-médité, très-mesuré de ton, fut alors qualifié de discours-ministre, et non sans raison, puisque l'orateur devait, peu après, remplacer au pouvoir le maréchal Soult. Aussi n'est-il pas sans intérêt de savoir comment M. Thiers, député, jugeait la politique dont il allait bientôt, comme ministre, diriger la suite. Particulièrement frappé du péril que courait l'alliance anglaise, il se proclama, avec un éclat voulu, le partisan de cette alliance. A son avis, elle eût dû nous suffire pour faire face aux difficultés orientales, et c'était un tort d'y avoir substitué précipitamment le concert européen ; ce tort avait été encore aggravé par la note du 27 juillet, que l'orateur considérait comme l'acte le plus regrettable de toute cette négociation. Était-ce qu'il blâmait la France d'avoir émis, en faveur du pacha, les prétentions qui lui aliénaient l'Angleterre ? Telle paraissait être, en effet, la conséquence logique de sa thèse, et peut-être était-ce sa pensée secrète[153]. Mais il avait trop le souci de se montrer toujours en harmonie avec la passion nationale, pour oser contredire un sentiment aussi général et aussi vif que l'engouement égyptien. Tout au plus reprocha-t-il au ministère de s'être donné, dans la forme, des apparences de duplicité, ou tout au moins de versatilité, en ne faisant pas connaître assez tôt ni assez franchement à l'Angleterre où il voulait en venir. Sur le fond de la question, il déclara que la Turquie devait faire son sacrifice de l'Egypte et de la Syrie, comme elle l'avait fait de la Grèce. S'il blâmait si fort la note du 27 juillet, c'est qu'elle avait empêché l'arrangement direct qui allait se conclure entre la Porte et le pacha, au grand profit de ce dernier ; et il laissait voir qu'un arrangement de ce genre lui paraissait être la solution la plus désirable pour la France. Comment une telle politique se conciliait-elle avec l'alliance anglaise, dont l'orateur proclamait si haut l'avantage et la nécessité ? Pour avoir écarté les autres puissances de la délibération, nous serions-nous plus facilement accordés avec l'Angleterre sur le sort à faire au pacha ? N'apparaissait-il pas chaque jour que l'Autriche et la Prusse étaient moins animées contre nous que lord Palmerston, et que, sans se mettre en travers des desseins de ce dernier, elles le contenaient plutôt qu'elles ne l'excitaient ? Pour répondre à cette objection qu'il prévoyait, M. Thiers donna à entendre que le désaccord avec le cabinet de Londres venait surtout des maladresses de nos gouvernants, et que, dans l'intimité d'un tête-à-tête, en nous expliquant loyalement et amicalement, nous eussions facilement ramené lord Palmerston à notre sentiment. Cela n'était pas sérieux. L'orateur devait, tout le premier, s'en rendre compte. Aussi était-il obligé, à la fin, de supposer le cas où nos raisons ne convaincraient pas l'Angleterre : Alors, disait-il, je conseillerais à mon pays, non pas de rompre, mais de se retirer dans sa force et d'attendre ; même isolée, la France pourrait attendre patiemment les événements du monde. Rendez-moi, disait M. Barrot, l'enthousiasme de 1830. Je promets à mon pays de lui rendre cet enthousiasme de 1830 ; je promets de le lui rendre aussi grand, aussi beau, aussi unanime ; mais à une condition : ayez un grand intérêt patriotique, un grand motif d'honneur national, et vous verrez, quelles que soient les fautes du gouvernement, reparaître le bel enthousiasme des premiers jours de notre révolution. On aurait quelque peine à concilier les contradictions de ce discours. C'est qu'en réalité il y avait, ce jour-là, deux hommes dans l'orateur : un politique clairvoyant qui comprenait le danger d'une rupture avec l'Angleterre, et un manœuvrier parlementaire qui craignait de compromettre sa popularité en ne s'associant pas à un entraînement patriotique ; or la conclusion à laquelle aboutissait fatalement le second se trouvait être, de son propre aveu, l'isolement que le premier paraissait signaler comme le danger à éviter.

Ce fut le ministre de l'intérieur, M. Duchâtel, qui répondit à M. Thiers. Il soutint l'avantage de l'action commune des puissances, justifia ou excusa la note du 27 juillet, nia enfin qu'il ne se fût pas franchement expliqué dès le début avec l'Angleterre, renvoyant, du reste, la preuve détaillée de ces diverses assertions au jour où il serait possible de produire les pièces de la négociation. La politique du concert européen, critiquée par M. Thiers, était celle qu'avait exposée, non sans éclat, en juillet 1839, la commission des crédits ; on ne put donc être surpris de voir l'ancien rapporteur de cette commission, M. Jouffroy, venir à la rescousse du cabinet. Il rappela que cette politique avait été alors approuvée par la Chambre ; si elle n'avait pas réussi, la faute en était à l'injuste opposition faite par l'Angleterre aux prétentions de Méhémet-Ali. Il n'admettait pas, du reste, qu'au cas où cette puissance persisterait dans son opposition, la France dût, comme l'indiquait M. Thiers, se borner à s'abstenir.

Après tous ces débats sur la politique intérieure et extérieure, l'ensemble de l'Adresse fut voté par deux cent douze voix contre quarante-huit. Le chiffre infime de la minorité suffit à montrer que, sur la question de cabinet, il n'y avait pas eu de vraie bataille. Le ministère ne sortait de là ni plus menacé, ni plus fort, pouvant vivre encore quelque temps dans ces conditions, mais aussi incapable que dans le passé de résister au premier accident qui se produirait. En ce qui concernait les affaires d'Orient, quel était le résultat de la discussion ? La Chambre avait laissé voir, sans doute, qu'elle était préoccupée du tour pris par les négociations et du dissentiment avec le cabinet anglais ; mais elle semblait plus irritée contre ce dernier que disposée à le ramener par quelque concession ; rien n'indiquait que la vue du péril l'eût déterminée à replacer la question des agrandissements du pacha au rang secondaire et subordonné d'où elle n'eût jamais dû sortir. Quant au ministère, il n'avait pas osé dire un mot qui impliquât une limitation des prétentions de Méhémet-Ali et avertît les députés du danger de leurs exigences ; une fois de plus, il avait paru assumer une tâche impossible, par crainte d'être accusé, comme naguère le cabinet du 15 avril, d'abaisser la politique de la France. Tout cela n'était pas fait pour dissiper les illusions et modérer les entraînements de l'opinion. Aussi pouvait-on noter, dans le pays, la persistance de l'engouement égyptien et, en plus, un réveil de la vieille animosité nationale contre les Anglais. A leur sujet, toutes les méfiances trouvaient crédit ; on les accusait de vouloir s'emparer de Candie, de prétendre dominer seuls en Egypte et en Syrie. Lord Palmerston surtout était dénoncé, non sans quelque raison, comme l'ennemi acharné de la France. On s'imaginait découvrir sa main perfide partout, jusque dans les menées d'Abd-el-Kader, qui venait de rentrer en campagne[154]. Telle était sur ce point la susceptibilité irritée des esprits, que les journaux de M. Thiers durent le défendre contre le reproche de s'être montré trop Anglais dans son discours ; encore n'y purent-ils complètement réussir.

Dans de telles conditions, on comprend que les communications diplomatiques du gouvernement français ne continssent plus trace des velléités de transaction qui s'étaient laissées voir dans la dépêche du 9 décembre 1839. Au contraire, le maréchal Soult fit signifier formellement au gouvernement anglais, le 26 janvier 1840, qu'il considérait comme dangereuse et impraticable la proposition d'imposer à Méhémet-Ali les conditions énoncées par lord Palmerston[155]. Et quelques jours après, quand le cabinet eut enfin arraché de Louis-Philippe la nomination de M. Guizot à l'ambassade de Londres[156] et qu'il fallut rédiger ses instructions, on y inséra cette déclaration : Le gouvernement du Roi a cru et croit encore que dans la position où se trouve Méhémet-Ali, lui offrir moins que l'hérédité de l'Egypte et de la Syrie jusqu'au mont Taurus, c'est s'exposer de sa part à un refus certain, qu'il appuierait au besoin par une résistance désespérée dont le contre-coup ébranlerait et peut-être renverserait l'empire ottoman[157]. D'ailleurs divers incidents contribuèrent alors à dissiper, chez nos ministres, l'alarme que leur avait tout d'abord causée la rentrée en scène de M. de Brünnow. Loin de se précipiter vers une conclusion, la négociation avec l'envoyé russe paraissait un peu languir. Le cabinet anglais, dont tous les membres n'étaient pas aussi pressés que lord Palmerston, discutait, sans conclure, les divers projets de convention ; il finissait même par déclarer nécessaire de faire venir de Constantinople un plénipotentiaire turc, ce qui suspendait en fait les pourparlers pendant plusieurs semaines[158]. Cet arrêt donnait à notre gouvernement le temps de réfléchir et de se retourner. Il y vit seulement une raison de s'abandonner plus encore à ses illusions, et il se persuada que la seconde démarche de M. de Brünnow échouerait comme la première. M. de Metternich, dans ses conversations avec notre ambassadeur, raillait ce qu'il appelait notre crédulité. La conclusion de l'accord est certaine, lui disait-il ; quelques semaines de délai n'y apporteront aucun changement. Permis à vous de vous faire illusion. Quant à moi, je sais à quoi m'en tenir[159]. Ces avertissements lointains n'ébranlaient pas la confiance qui avait gagné jusqu'aux esprits les plus judicieux, les plus froids du cabinet, et M. Duchâtel disait à M. Duvergier de Hauranne : Ce que nous voulons et ce que nous obtiendrons, c'est, pour Méhémet-Ali, l'hérédité en Egypte aussi bien qu'en Syrie. Quant au traité préparé par M. de Brünnow, nous ne nous en inquiétons pas ; nous saurons probablement en empêcher la signature, et, s'il était signé, ce serait une lettre morte. Nous avons d'ailleurs des renseignements authentiques qui nous prouvent que, dans les États qu'il occupe aujourd'hui, le pacha est inattaquable, ou du moins invincible[160].

Fallait-il donc désespérer de voir le gouvernement français sortir de la voie où il s'égarait, et aurons-nous à continuer longtemps encore l'histoire un peu monotone et décourageante de cette erreur obstinée ? Mais voici qu'à ce moment même, des acteurs nouveaux sont sur le point d'entrer en scène : un accident de politique intérieure, accident singulièrement brusque et imprévu, va amener la chute du ministère du 12 mai et faire passer en des mains toutes différentes la direction de notre diplomatie.

 

XI

Le 25 janvier 1840, le président du conseil annonçait à la Chambre le mariage du duc de Nemours, second fils du Roi, avec une princesse de Saxe-Cobourg-Gotha, et déposait en même temps un projet de loi attribuant au jeune prince une dotation de 500.000 francs et à la princesse, en cas de survivance, un douaire de 300.000 francs. C'était l'application très-justifiée de la loi de 1832 sur la liste civile, qui avait stipulé qu'en cas d'insuffisance du domaine privé, il serait pourvu, par des lois spéciales, à la dotation des princes et princesses de la famille royale. On sait quelles préventions à la fois mesquines et redoutables soulevaient alors ces questions de dotation, et l'on n'a pas oublié dans quelle tempête avait sombré, trois ans auparavant, l'apanage proposé pour ce même duc de Nemours[161]. Mais, le Roi tenant beaucoup à la présentation d'un nouveau projet, le maréchal Soult et ses collègues n'avaient pas cru pouvoir s'y refuser. Ils se flattaient, d'ailleurs, que la loi soulèverait, cette fois, moins de difficultés : d'abord, le mariage du jeune prince rendait plus manifeste la nécessité de lui assurer un établissement convenable ; ensuite, il ne s'agissait, dans la proposition, que d'une dotation mobilière ; or ce qui avait le plus effarouché, en 1837, c'était le caractère territorial, l'apparence féodale de l'apanage, et les opposants avaient alors donné à entendre qu'ils eussent concédé volontiers une rente équivalente.

Au premier moment, l'événement sembla donner raison à la confiance du gouvernement : la commission, nommée par les bureaux de la Chambre, se trouva en grande majorité favorable. Mais quelques jours ne s'étaient pas écoulés que la presse avait réveillé toutes les anciennes préventions. M. de Cormenin se jeta dans la lutte, avec un nouveau libelle, plus enfiellé et plus insultant que jamais[162]. Bientôt, ce fut de toutes parts une attaque à outrance contre l'avidité de la cour. On l'accusait ouvertement de présenter, pour établir l'insuffisance du domaine privé, des états incomplets ou mensongers ; on établissait des comparaisons perfides entre la richesse du souverain et la misère du prolétaire, entre ce qui était demandé pour entretenir un fils de roi, et ce qui suffirait à faire vivre des milliers de paysans ou d'ouvriers. Le peuple, écrasé d'impôts, concluait-on, trouve que les princes coûtent trop cher. Polémique vraiment mortelle au sentiment monarchique, et où cependant des journaux qui se piquaient d'être dynastiques ne se montraient pas moins acharnés, moins outrageants que les feuilles radicales ! La presse provinciale faisait écho à celle de Paris. Sur plusieurs points, on faisait signer des adresses, des pétitions.- Cette agitation finit par gagner les députés, ou tout au moins par les étourdir et les intimider. Le ministère, surpris, gémissait très-haut, mais se défendait mollement. Il se voyait, du reste, abandonné par ceux-là mêmes sur le concours desquels il devait le plus compter en semblable occasion. Vainement M. Dupin fut-il pressé, par le Roi et par madame Adélaïde, de prendre en main la défense de la dotation ; il se refusa, avec sa bravoure habituelle, à affronter l'opinion échauffée[163]. Pendant ce temps, la commission, au lieu d'en finir au plus vite, tâchait, en prolongeant le débat et l'étude des comptes, de convertir la minorité, et le plus clair résultat de ce retard était de donner à l'opposition le temps de se grossir.

Alors, aux passionnés et aux poltrons vinrent se joindre les ambitieux et les intrigants. N'était-ce pas pour eux l'occasion, vainement cherchée jusqu'alors, de renverser le cabinet ? Ce ne fut cependant pas sans hésitation que M. Thiers s'associa à cette campagne. Il méprisait, pour son compte, le préjugé vulgaire qui disputait à la couronne cette somme d'argent, et il craignait le ressentiment du Roi. Mais la tentation était trop grande pour qu'il y résistât. Il prit le parti de servir cette opposition et surtout de s'en servir, sans trop se découvrir personnellement. Ce qui est peut-être plus inexplicable, c'est qu'une partie des amis de M. Molé, se fiant aux espérances dont M. Thiers les avait amusés, se jetèrent vivement dans cette intrigue. Un des anciens ministres du 15 avril, M. Martin du Nord, était à leur tête, et M. Molé fut vivement soupçonné de les avoir poussés sous main. Nous sommes quarante, au centre, bien décidés à rejeter la loi, disait tout haut M. Desmousseaux de Givré. Le ministère, cependant, se croyait toujours sûr de la victoire. Ils ne sont pas plus de dix, disait M. Duchâtel, en parlant des défectionnaires du centre. M. Thiers, mieux informé, disposait déjà des portefeuilles dans le prochain cabinet, et, détail piquant, témoignait de sa volonté de n'en pas donner à M. Molé et à ses amis.

Pendant ce temps, la commission, à laquelle le gouvernement avait fourni tous les comptes et documents propres à établir l'insuffisance du domaine privé, s'était convaincue de la légitimité de là demande de dotation et avait déposé son rapport[164]. La discussion fut fixée au 20 février 1840. Tout faisait prévoir un débat passionné. Dès la veille, dix-sept orateurs s'étaient inscrits pour combattre le projet ; quatre seulement pour le défendre. Mais, au dernier moment, par une tactique aussi peu fière que peu loyale, l'opposition se décida à étouffer la loi sous un vote muet. La séance ouverte, chaque orateur inscrit déclara, à l'appel de son nom, qu'il renonçait à la parole. Seul, le quatorzième, M. Couturier, voulut parler. Aussitôt, M. Martin de Strasbourg se précipita pour lui rappeler le mot d'ordre, sans s'inquiéter de l'indignation des ministériels. Il eût été de l'intérêt des membres du cabinet de forcer l'opposition combattre ou tout au moins de démasquer et de dénoncer sa manœuvre ; c'était leur intention en venant à la séance ; mais craignirent-ils de paraître agressifs, ou bien furent-ils confirmés dans leur trompeuse sécurité par le pitoyable effet que parut faire un incident soulevé par M. Laffitte[165] ? Toujours est-il qu'ils se turent et que la discussion générale fut close sans qu'il y eût eu débat. Alors, sur la question de savoir si l'on passerait à la discussion des articles, surgit une demande de scrutin secret signée par vingt membres de la gauche. Dans le vote, grâce à une quarantaine d'amis de M. Molé qui se joignirent à la gauche et aux partisans de M- Thiers, 226 voix contre 220 refusèrent de continuer la discussion[166]. La Chambre ne faisait même pas à la royauté l'honneur de délibérer sur la dotation qu'elle avait demandée ; de toutes les formes de refus, on avait choisi la plus outrageante.

Les ministres furent stupéfaits et accablés. C'est comme à Constantinople, dit M. Villemain ; nous venons d'être étranglés par des muets. — C'est souvent le sort des eunuques, murmura l'un des adversaires du cabinet. Parmi les vainqueurs, tous ne triomphaient pas également ; pendant que les uns souriaient et se frottaient les mains, d'autres, au contraire, quelque peu effarés à la vue de leur œuvre, se frappaient la poitrine et offraient aux ministres telle revanche qu'ils voudraient. Ceux-ci ne daignèrent pas écouter les témoignages de ce repentir tardif, et portèrent aussitôt au Roi leur démission. Bien que Louis-Philippe leur en voulût un peu de n'avoir pas plus énergiquement défendu la dotation, il essaya cependant de les retenir. Ce fut en vain. Quand je devrais me retirer seul, je me retirerais, dit M. Duchâtel, et ses collègues ne se montrèrent pas moins décidés.

Les conjurés avaient atteint leur but et ouvert, au profit de leur ambition ou de leur rancune, une nouvelle crise ministérielle ; mais le coup ne frappait pas que le cabinet : il portait plus haut que beaucoup n'avaient visé. L'amiral Duperré disait, après le vote, dans son langage de marin : Le ministère a reçu dans le ventre un boulet qui est allé se loger dans le bois de la couronne. Telle fut, en effet, l'impression générale, aussi bien chez les adversaires qui se réjouissaient, que chez les amis qui se désolaient. Chacun se dit, écrivait, le 20 février 1840, un contemporain sur son journal intime[167], que le vote d'aujourd'hui est l'affront le plus sanglant et le plus direct que la royauté ait reçu depuis 1830. La Reine ne pensait pas autrement[168]. C'était pis encore que la coalition, car le Roi souffrait plus d'un outrage fait à son honneur que d'une attaque dirigée contre ses prérogatives. L'organe du Château, le Journal des Débats, loin de cacher cette conséquence, était le premier à la mettre en lumière : repoussant ce qu'il appelait une dissimulation imbécile, il s'écriait de sa voix la plus haute : C'est sur la couronne même que porte le coup... Un second coup comme celui-ci abaisserait trop la monarchie pour ne pas risquer de l'anéantir. Le National s'empressait de répondre : Le Journal des Débats a raison. Et, dans la joie de sa reconnaissance, il ouvrait une souscription pour offrir une médaille à M. de Cormenin, au futur conseiller d'État de Napoléon III. M. Louis Blanc disait dans la Revue du progrès : Fort bien ! On avait voulu ôter à la couronne toute autorité ; voici qu'on la dépouille de tout prestige. On l'avait désarmée ; on l'humilie. Que faut-il de plus ? Les journaux de l'opposition dynastique ne parlaient guère autrement que la feuille républicaine. Le vote de la Chambre, disait le Courrier français, n'est qu'une phase de la grande lutte que nous soutenons depuis longtemps, et avec des chances diverses, contre le pouvoir personnel. Et le Temps ajoutait : Les instincts démocratiques du pays ont triomphé des manœuvres de la cour. Ce rejet est le démenti le plus éclatant donné à cette politique astucieuse qui, depuis près de dix ans, gouverne nos affaires au profit d'un intérêt qui n'est pas le nôtre... La leçon s'adresse ailleurs qu'au ministère déchu ; elle s'adresse, il faut le dire, au pouvoir qui choisit les ministères.

Nous voyons bien, en cette circonstance, le jeu et l'intérêt des républicains, des révolutionnaires ; mais ils ne formaient qu'une petite fraction des vainqueurs. Les autres, que voulaient-ils ? M. Louis Blanc affectait de conclure de ce vote que la bourgeoisie était républicaine. Non, on ne peut même pas lui faire l'honneur de cette explication, qui eût au moins donné quelque apparence de logique à sa conduite. Loin de vouloir la république, elle en avait au fond grand'peur. Quelle inconséquence ! écrivait alors Henri Heine à la Gazette d'Augsbourg. Vous reculez d'effroi devant la république, et vous insultez publiquement votre roi ! Et, certes, ils ne veulent pas de la république, ces nobles chevaliers de l'argent, ces barons de l'industrie, ces élus de la propriété, ces enthousiastes de la possession paisible qui forment la majorité du parlement français ! Ils ont encore plus horreur de la république que le Roi lui-même ; ils tremblent devant elle encore plus que Louis-Philippe, qui s'y est déjà habitué dans sa jeunesse[169]. La vérité était que ces bourgeois, bien que non encore républicains, avaient perdu absolument le sens monarchique. De là l'aveuglement avec lequel ils se plaisaient à humilier, à ébranler, à entraver une royauté qu'au fond, cependant, ils eussent été épouvantés de voir disparaître : aveuglement dont ils ne devaient se rendre compte et se repentir que le soir du 24 février 1848.

 

 

 



[1] Voyez plus haut, t. II, chapitre XIII, § III et chapitre XIV, § I et II.

[2] Tout le mal vient du sultan, disait Méhémet-Ali à M. de Bois-le-Comte, en 1833. Je voulais le détrôner, mettre son fils à sa place. J'aurais été assister mon nouveau souverain pendant son enfance, et j'aurais laissé Ibrahim en Egypte. (Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.)

[3] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[4] Voyez plus haut, t. II, chapitre XIV, § VI.

[5] Lettre de M. Thiers, en date du 15 avril 1836 (Cf. plus haut, t. III, chapitre II, § I).

[6] Dépêches de M. Thiers à M. de Barante, 26 avril 1836 ; de M. Molé à M. de Barante, 19 avril, 19 octobre 1837, 26 juillet et 14 septembre 1838 ; de M. Molé à M. de Sainte-Aulaire, 31 octobre 1838 ; de M. de Montebello à M. de Barante, 12 avril 1839. (Documents inédits.)

[7] Sur les origines de cette sympathie, cf. t. II, chapitre XV, § III.

[8] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire et lettre de M. de Barante à M. Molé, 22 août 1838. (Documents inédits.)

[9] Lettre de lord Palmerston à lord Granville, 8 juin 1838. (BULWER, Life of Palmerston, t. II, p. 234.)

[10] BULWER, t. II, p. 256.

[11] BULWER, t. II, p. 147, 233, 235, 248, 250.

[12] Dépêche du 13 septembre 1839. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. II, p. 386.)

[13] Dépêche de M. de Sainte-Aulaire, du 8 avril 1841. (Documents inédits.)

[14] Lord Ponsonby disait à M. de Bois-le-Comte, en janvier 1834 : Nous avons fait le serment de brûler la flotte russe à Sébastopol, et nous tiendrons ce serment. (Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.)

[15] Lettre de lord Palmerston à lord Ponsonby, du 13 septembre 1838. (BULWER, t. II, p. 246.)

[16] Toutes les fois que les autres puissances lui parlaient d'établir un concert sur ce sujet, le gouvernement russe faisait la sourde oreille. (Dépêche inédite de M. de Barante à M. Molé, en date du 17 décembre 1838.) En 1838, Méhémet-Ali ayant menacé de recourir aux armes, lord Palmerston invita aussitôt les représentants de la France, de l'Autriche et de la Russie à s'entendre avec lui, pour arrêter les moyens de coercition à employer contre le pacha. En réponse à cette communication, le gouvernement de Saint-Pétersbourg fit notifier à Paris et à Londres, qu'il verrait sans méfiance les mesures prises par les puissances maritimes dans la Méditerranée, mais que si, ce nonobstant, la Porte se trouvait menacée a Constantinople, il pourvoirait à la sûreté de son alliée, comme il y était tenu par le traité d'Unkiar-Skelessi. Loin donc de s'associer à une action commune, le czar disait en quelque sorte à la France et à l'Angleterre : Je ne me mêlerai pas de ce que vous ferez dans la Méditerranée ; ne vous mêlez pas davantage de ce que je ferai dans la mer de Marmara. (Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.)

[17] Lettre à M. Bresson. — M. de Barante ajoutait, peu après, le 6 mai 1839, dans une dépêche à M. de Montebello : On aime mieux attendre une époque où l'Europe, livrée à d'autres circonstances, ne tiendrait plus, comme aujourd'hui, la puissance russe en observation, en surveillance assidue. (Documents inédits.)

[18] Dépêche de M. de Barante à M. Molé, 13 février et 31 mars 1839 ; lettre du même à M. Bresson, 15 avril 1839. (Documents inédits.)

[19] M. de Barante écrivait un peu plus tard : M. de Nesselrode est un de ceux qui disent le moins la vérité à l'Empereur. Son caractère est timide ; il aime son repos avant tout. Il est convaincu de l'inutilité d'une contradiction directe ; il attend que les premières impressions se calment, se bornant à faire en sorte que la politique de l'Empereur soit suivie avec prudence, sans détermination trop soudaine et trop risquée. (Lettre à M. Guizot, du 28 mai 1841. Documents inédits.)

[20] Lettre de M. de Barante à M. Bresson, 20 novembre 1838. (Documents inédits.)

[21] Dépêche de M. de Barante à M. Molé, 13 février 1839. (Documents inédits.)

[22] Cette lettre, en date du 31 mars 1839, était adressée à M. Thiers, que M. de Barante, trompé par un faux bruit, croyait alors être devenu ministre des affaires étrangères. M. de Barante ajoutait, le 8 juin 1839, dans une lettre au maréchal Soult : Déjà, plus d'une fois, j'ai eu l'occasion de dire que le danger n'était point de voir se former contre nous une coalition guerroyante, mais une coalition pacifique, unie pour diminuer notre influence. (Documents inédits.)

[23] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[24] Cf. plus haut, t. II, chapitre XIV, § I et II. — Faut-il croire qu'en septembre 1833, lors de l'entrevue de Münchengraetz, la cour de Vienne alla jusqu'à conclure secrètement avec la Russie un traité de partage éventuel ? Le fait est rapporté par MARTENS, dans un ouvrage intitulé : Die Russische Politik in der orientalischen Frage, et cité par HILLEBRAND, t. II, p. 360.

[25] Par moments même, on eût pu croire que le cabinet de Vienne allait tout de suite lier partie avec les puissances occidentales contre le gouvernement de Saint-Pétersbourg ; seulement, il s'arrêtait bientôt, comme effrayé de sa hardiesse et tremblant de n'être pas assez soutenu. C'est ainsi qu'en 1837, des difficultés s'étant élevées entre l'Angleterre et la Russie, au sujet de la saisie, dans la mer Noire, d'un navire anglais, le Vixen, M. de Metternich fit des avances à la première de ces puissances, puis les retira, croyant avoir lieu de douter de sa résolution. Comme on lui demandait compte de cette volte-face : L'Autriche, répondit-il, ne pouvait pas se brouiller avec la Russie, pour une affaire sans valeur que l'Angleterre elle-même ne voulait pas pousser jusqu'au bout. Soyez certain que vous nous trouveriez au besoin, si vous aviez raison et volonté de soutenir votre droit. Et il disait à M. de Sainte-Aulaire : Les whigs sont de misérables fanfarons ; jamais ils n'auront le courage de tirer un coup de canon. Malheur à qui s'engagerait avec eux dans une partie difficile ; ils l'abandonneraient au jour du danger. (Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.)

[26] Peu après, comme le chargé d'affaires de France à Londres se plaignait à lord Palmerston de la conduite de lord Ponsonby en cette circonstance, le ministre anglais se défendit en lisant les dépêches envoyées du Foreign Office, qui toutes concluaient à empêcher la guerre d'éclater. Maintenant, ajouta-t-il, je ne saurais vous nier que l'opinion personnelle de lord Ponsonby, opinion que je ne partage pas, a toujours été opposée au maintien du statu quo de Kutaièh ; il préférait même les partis extrêmes, comme susceptibles au moins d'un dénouement favorable. Lord Palmerston exprimait l'espoir, mais sans oser rien affirmer, que l'ambassadeur avait fait passer ses opinions personnelles après ses instructions. (Dépêche de M. de Bourqueney au maréchal Soult, 9 juillet 1839, citée dans les Mémoires de M. Guizot.)

[27] Rappelons la composition de ce cabinet : le maréchal Soult, ministre des affaires étrangères et président du conseil ; M. Duchâtel, ministre de l'intérieur ; M. Teste, de la justice ; M. Passy, des finances ; M. Villemain, de l'instruction publique ; M. Dufaure, des travaux publics ; M. Cunin Gridaine, du commerce ; le général Schneider, de la guerre ; l'amiral Duperré, de la marine.

[28] M. Molé écrivait à M. de Barante, le 18 septembre 1839 : La politique extérieure est aujourd'hui purement et simplement celle du Roi. (Documents inédits.) — Un diplomate prussien disait de son côté : On ne doit attacher aucune importance à ce que dit le maréchal, jusqu'à ce qu'il ait pris les ordres du Roi. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. II, p. 371.)

[29] Ajoutons que, dans les bureaux mêmes de son ministère, le maréchal Soult possédait un employé supérieur qui devait, sans bruit, sans faste, faire une bonne partie de la besogne du ministre : c'était le directeur des affaires politiques, M. Desages, homme de grande expérience et ayant précisément accompli une partie de sa carrière dans les postes du Levant.

[30] Voir, entre autres, le discours du duc de Noailles à la Chambre des pairs, le 6 janvier 1840.

[31] Lord Palmerston écrivait, le 8 juin 1838, à lord Granville, ambassadeur d'Angleterre à Paris : Il ne faut pas oublier que le grand danger pour l'Europe est la possibilité d'une combinaison entre la France et la Russie ; elle rencontre à présent un obstacle dans les sentiments personnels de l'empereur ; mais il peut ne pas en être toujours ainsi. (BULWER, t. II, p. 235.)

[32] C'était M. de Bourqueney qui remplaçait l'ambassadeur, le général Sébastiani, en congé pour cause de santé.

[33] Dépêche de M. de Bourqueney, 25 mai 1839. (Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques.)

[34] Dépêche de M. de Bourqueney, 17 juin 1839. (Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques.)

[35] Soult est un bijou... Lettre du 19 juin 1839. (BULWER, t. II, p. 258.)

[36] Dépêche de M. de Bourqueney, du 20 juin 1839. (Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques.)

[37] Lettre du maréchal Soult à M. de Barante, 28 juin 1839. (Documents inédits.)

[38] Dépêche de M. de Bourqueney, 17 juin 1839. (Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques.)

[39] Un peu plus tard, le 3 octobre 1840, M. Thiers disait dans sa réponse à un Mémorandum du cabinet anglais : Lord Palmerston se rappellera sans doute qu'il était moins disposé que la France à provoquer le concours général des cinq puissances ; et le cabinet français ne peut que se souvenir, avec un vif regret, en comparant le temps d'alors au temps d'aujourd'hui, que c'était sur la France surtout que le cabinet anglais croyait pouvoir compter pour assurer le salut de l'empire turc.

[40] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire. — Cf. aussi Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 368 à 370, 472 et 476, et dépêche du maréchal Soult à M. de Bourqueney, 13 juin 1839. (Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques.)

[41] Dépêche de M. de Bourqueney au maréchal Soult, 20 juin 1839. (Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques.)

[42] Dépêche du maréchal Soult à M. de Sainte-Aulaire, 28 juin 1839. (Documents inédits.)

[43] M. de Metternich a eu constamment, depuis dix ans, un luxe de ménagements et presque de courtisanerie envers l'empereur Nicolas. (Dépêche de M. de Barante à M. Guizot, 28 mai 1841. Documents inédits.)

[44] Mémoires de M. de Sainte-Aulaire.

[45] Dépêche du maréchal Soult à M. de Barante, 17 juillet 1839. (Documents inédits.)

[46] Dépêche de M. Bresson au maréchal Soult, 11 juin 1839, et du maréchal Soult à M. de Barante, 20 août 1839. (Documents inédits.)

[47] Correspondance inédite de M. de Barante, confirmée par les correspondances également inédites de M. de Sainte-Aulaire, ambassadeur à Vienne, de M. Bresson, ministre à Berlin, et par les dépêches de M. de Bourqueney, chargé d'affaires à Londres. — Voyez aussi les documents émanés des agents anglais. (Correspondence relative to the affairs ofthe Levant.)

[48] Lettre du maréchal Soult au roi Louis-Philippe, 21 juillet 1839. (Documents inédits.)

[49] Dépêches de M. de Bourqueney au maréchal Soult, 24 mai, 17 et 20 juin, 27 juillet 1839, et dépêches du maréchal Soult à M. de Bourqueney, 30 mai, 17 et 28 juin de la même année. (Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques.)

[50] Dépêche du maréchal Soult, 17 juillet 1839, et réponse-de lord Palmerston, en date du 22 juillet. (Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques.)

[51] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire. — Cf. aussi les Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 370, et une dépêche du maréchal Soult à M. de Bourqueney, en date du 1er août 1839. (Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques.)

[52] Dépêche inédite de M. de Barante au maréchal Soult, en date du 20 juillet 1839, et Correspondence relative to the affairs of the Levant.

[53] Dépêche du maréchal Soult, 1er août 1839, et de M. de Bourqueney, 3 août. (Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques.)

[54] Documents inédits.

[55] M. Guizot a écrit dans ses Mémoires : Il me fallut beaucoup de temps et d'épreuves pour reprendre la confiance du parti de gouvernement et toute ma place dans ses rangs. (T. IV, p. 312.)

[56] Lettre de M. de Barante à M. Bresson, en date du 14 avril 1840. (Documents inédits.)

[57] 14 mai 1839.

[58] On n'était même pas assuré que tous les ministres députés eussent voté pour M. Sauzet.

[59] Notes inédites de M, Duvergier de Hauranne.

[60] 19 mai 1839, Journal inédit du baron de Viel-Castel.

[61] L'auteur de l'article, se demandant quelle était la politique imposée au chef d'un gouvernement révolutionnaire et représentatif, répondait ainsi à cette question : S'il est un grand politique, s'il domine ce qui l'entoure par la supériorité de sa raison, il trouvera des hommes pour se faire l'instrument de sa pensée, même parmi les plus capables. Faites Machiavel, Napoléon, chefs d'un pays libre, ils n'auront pas besoin d'aller recruter des ministres dans les rangs secondaires. Les politiques de cette forte trempe se gardent bien d'exclure les plus habiles, ils se gardent bien de diviser les hommes dont ils peuvent se servir, d'abaisser les caractères, de mettre en relief les côtés faibles des hommes qu'ils font concourir à leurs desseins. Ils grandissent tout ce qui les approche, au lieu de chercher aie diminuer. Voilà, selon nous, la politique élevée et grande sous un régime constitutionnel. Il y en a une autre : celle qui se met en désaccord avec les assemblées en choisissant des ministres en dehors des sommités parlementaires. Une Chambre repousse un ministère faible et impuissant ; cette répulsion se manifesté par un ou plusieurs votes ; on passe outre. Elle persiste dans sa résistance ; on la dissout. Les élections lui donnent gain de cause ; on temporise ; on perd ou on gagne du temps, en épuisant des combinaisons ministérielles auxquelles viennent s'opposer des impossibilités de toute espèce ; on spécule sur l'imprévu. Parmi tous les candidats aux ministères, les plus éminents comme les plus petits ont leurs rivalités, leurs passions, leurs préférences, leurs antipathies ; on exploite tous les côtés infirmes de notre nature. Au lieu de prendre les hommes importants par ce qui les distingue du vulgaire, on s'empare d'eux par les points qui les en rapprochent ; on les laisse se diviser, si on ne les y aide pas. On observe quelques ambitions impatientes, quelques cupidités empressées à se nantir d'un portefeuille, quelques étonnements naïfs de parvenus en face d'une élévation qui leur tourne la tête ; on les pousse vers la défection ; s'ils cèdent, on les enrôle dans un ministère de toute couleur, et on se flatte d'avoir gagné une grande partie. Pauvre politique que celle-là !.... D'ailleurs, comment peut-on appeler habile une politique qui ne fonde son succès que sur ces trois choses : petites majorités, petites capacités, petits caractères ?... Malheureusement, comme l'écrivait M. Rémusat, la petite sagesse est à la mode, et l'on se soucie peu des choses élevées. Le bruit se répand que le génie politique n'est que de la dextérité. (Constitutionnel du 23 mai 1839.)

[62] Le Journal des Débats disait à ce propos, le 25 mai 1839 : Les amis de M. Thiers ont pour lui une fatuité qu'il désapprouve sans doute, une fatuité bien folle et bien dangereuse, quand ils font de lui l'adversaire et l'antagoniste du Roi.

[63] Nommé maître des requêtes par M. Decazes, M. Villemain avait été un moment chef de la division des lettres au ministère de l'intérieur. M. de Villèle lui avait enlevé sa place de maître des requêtes pour le punir d'avoir protesté, au nom de l'Académie française, contre la loi sur la presse. M. de Martignac le nomma conseiller d'Etat. Enfin, sous M. de Polignac, il se fit élire député.

[64] La duchesse de Broglie écrivait de M. de Villemain, en 1820 : Il a dans le corps un dépenaillage inconcevable, comme si ses membres ne tenaient pas bien sérieusement ensemble et qu'à la première mésintelligence, ils fussent prêts à s'en aller chacun de son côté. (Souvenirs du feu duc de Broglie.)

[65] Dans ses Notes et Pensées, M. Sainte-Beuve a écrit : Nous causions hier de Villemain avec Cousin. Celui-ci me disait : C'est chez lui un conflit perpétuel entre l'Intérêt et la Vanité. — Oui, repartis-je, et c'est d'ordinaire la Peur qui tranche le différend. Le mot est injuste, et cette excessive sévérité trahit quelque jalousie chez les deux interlocuteurs ; toutefois, il avait sa part de vérité. M. Sainte-Beuve a écrit encore : Villemain a presque toujours le premier aperçu juste ; mais, si on lui laisse le temps de la réflexion, son jugement, qui n'est pas solide, prend peur, et il conclut à faux ou du moins à côté.

[66] Barbès dit au président : Je ne suis pas disposé à répondre à aucune de vos questions. Vous n'êtes pas ici des juges venant juger des accusés, mais des hommes politiques venant disposer du sort d'ennemis politiques. Et encore : Quand l'Indien est vaincu, quand le sort de la guerre l'a fait tomber au pouvoir de son ennemi, il ne songe point à se défendre, il n'a pas recours à des paroles vaines : il se résigne et donne sa tête à scalper. Il assumait, d'ailleurs, hardiment la responsabilité de l'attentat : Je déclare que j'étais un des chefs de l'association ; je déclare que c'est moi qui ai préparé tous les moyens d'exécution ; je déclare que j'y ai pris part, que je me suis battu contre vos troupes.

[67] Dans le débat de l'Adresse, on janvier 1840, M. Dupin critiqua la légalité de ce nouveau changement, apporté par simple volonté ministérielle, dans l'exécution de la peine. Ce fut aussi en janvier 1840 que les autres accusés pour les faits du 12 mai comparurent devant la Cour des pairs. Vingt-neuf furent déclarés coupables : une seule condamnation à mort, aussitôt commuée en déportation, fut prononcée contre Blanqui.

[68] C'est ce que le Roi disait au comte Apponyi, peu de jours après la formation du cabinet. (Mémoires de Metternich, t. VI, p. 364.)

[69] Mémoires de Metternich, t. VI, p. 428.

[70] M. de Metternich savait caresser l'une des cordes sensibles de Louis-Philippe, quand il écrivait au comte Apponyi, dans une lettre destinée à être mise sous les yeux de ce prince : Je partagé le sentiment du Roi à l'égard de son ministère. Il est faible, et je ne concevrais pas (pour le moment du moins) un ministère qui pourrait être fort, sans être à la fois dangereux pour le pays. Il faut, dans tous les temps et dans toutes les positions sociales, un homme qui conçoive les affaires. Cet homme doit à la fois surveiller et régler leur exécution. L'homme le plus naturellement appelé à une aussi importante fonction doit être, dans une monarchie, le Roi, et, dans une république, le président. Le ministérialisme est une maladie de l'époque, une sottise qui croulera comme toutes les niaiseries... Or n'oubliez pas que c'est un ministre qui proclame cette vérité ; mais ce ministre n'est pas un ambitieux : c'est un homme simplement pratique et qui veut le bien. (Mémoires de Metternich, t. VI, p. 369.)

[71] Journal inédit du baron de Viel-Castel. — Cf. aussi HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. II, p. 344.

[72] Lettre du 26 juillet 1839. (Documents inédits.)

[73] Lettre du 28 juillet 1839. (Documents inédits.)

[74] Lettre du 4 août 1839. (Documents inédits.)

[75] 25 juin 1839.

[76] M. Guizot revint à plusieurs reprises sur cette assimilation avec la Grèce, et il définit ainsi notre politique orientale : Maintenir l'empire ottoman pour le maintien de l'équilibre européen ; et quand, par la force des choses, par la marche naturelle des faits, quelque démembrement s'opère, quelque province se détache de ce vieil empire, favoriser la conversion de cette province en État indépendant, en souveraineté nouvelle, qui prenne place dans la coalition des États et qui serve un jour, dans sa nouvelle situation, à la fondation d'un nouvel équilibre européen, voilà la politique qui convient à la France, à laquelle elle a été naturelle ment conduite.

[77] Le futur maréchal de Moltke était l'un de ces officiers.

[78] Nous avons suivi, sur ce curieux incident, le témoignage du prince de Joinville, qui servait à bord de l'escadre du Levant et qui assista aux entrevues de l'amiral Lalande avec les officiers turcs. Il a raconté vivement les diverses scènes de cette comédie, au cours d'une étude sur l'Escadre de la Méditerranée qui fut insérée, sous une signature d'emprunt, dans la Revue des Deux Mondes du 1er août 1852, et qui fut ensuite publiée à part. Dans ce court écrit, tout vibrant de patriotisme et tout rempli de zèle pour la grandeur de la marine française, le prince de Joinville ne se révèle pas moins brillant narrateur militaire que ses frères le duc d'Orléans et le duc d'Aumale.

[79] A Constantinople, au lieu d'agir énergiquement contre Méhémet-Ali, on est prêt à lui abandonner autant de provinces qu'il voudra en prendre. (Journal de la princesse de Metternich, Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 326.)

[80] Dépêche de Pareto, l'envoyé sarde à Constantinople, citée par HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. II, p. 404.)

[81] Voyez Correspondance inédite de M. de Barante ; Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire ; dépêches de M. de Bourqueney, citées par M. Guizot ; dépêches des agents anglais publiées dans la Correspondence relative to the affairs of the Levant.

[82] Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques, et Correspondence relative to the affairs of the Levant.

[83] Dépêche de M. de Bourqueney au maréchal Soult, 31 juillet 1839. (Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques.)

[84] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[85] Dépêche de lord Ponsonby, 29 juillet 1839. (Correspondence relative to the affairs of the Levant.)

[86] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[87] Dépêche du 17 août 1839. (Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques.)

[88] Dépêches de M. de Barante, 10 et 17 août 1839. (Documents inédits.)

[89] Dépêche du maréchal Soult à M. de Bourqueney, 22 août 1839. (Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques.)

[90] On a prétendu même que le capitaine Callier avait promis formellement la possession de la Syrie au pacha, et M. Thiers a répété plus tard cette assertion dans une conversation avec M. Senior. (SENIOR, Conversations with M. Thiers, M. Guizot and other distinguished persons, t. I, p. 4.) Mais les ministres du 12 mai ont affirmé à la tribune qu'il n'avait été pris aucun engagement qui diminuât la liberté de la France.

[91] Lettre du maréchal Soult au Roi, 1er août 1839. (Documents inédits.)

[92] Dépêche du maréchal Soult à M. de Sainte-Aulaire, 16 août 1839. (Documents inédits.)

[93] Cette conversation se tint en présence du capitaine Jurien de la Gravière qui l'a rapportée dans ses Souvenirs. (Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1864, p. 358.)

[94] Lettre du maréchal Soult au Roi, 3 août 1839. (Documents inédits.)

[95] Dépêches de M. de Bourqueney, 31 juillet et 9 août 1839. (Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques.)

[96] Dépêche de lord Palmerston, 1er août 1839. (Correspondence relative to the affairs of the Levant.)

[97] Un grand changement, écrivait M. de Bourqueney, s'est opéré, depuis trente-huit heures, dans l'esprit des membres du cabinet anglais : on n'admettait pas la possibilité du concours de la Russie, aujourd'hui on l'espère ; on espérait le concours de l'Autriche jusqu'au bout, on n'en doute plus. On en conclut que le moment est venu de laisser un peu reposer l'attitude ombrageuse et comminatoire envers le cabinet russe. (Dépêche du 18 août 1839, publiée par M. Guizot.)

[98] Dépêche du maréchal Soult à M. de Barante, 29 août 1839. (Documents inédits.) — A la même époque, le 30 août, M. Desages, directeur politique au ministère des affaires étrangères, écrivait à M. Bresson : Nos voisins d'outre-Manche sont plus obstinés que jamais à l'encontre de Méhémet-Ali. On s'est mis, à Londres, au diapason de lord Ponsonby et de Roussin, qui se figurent qu'en crachant sur le pacha, cela suffit pour en venir à bout. (Documents inédits.) L'allusion faite à l'amiral Roussin s'explique par ce fait qu'on reprochait à notre ambassadeur à Constantinople de n'être pas assez favorable au pacha. L'amiral devait même, pour cette cause, être rappelé le 13 septembre 1839, et remplacé par M. de Pontois.

[99] Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques.

[100] Correspondence relative to the affairs of the Levant.

[101] Dépêches du général Sébastiani au maréchal Soult, 14 et 17 septembre 1839. (Mémoires de M. Guizot.)

[102] Correspondance inédite de M. de Barante, pendant la fin de juillet et le mois d'août 1839. (Documents inédits.)

[103] La France, disait le czar à l'ambassadeur anglais, cherche à se faire valoir et se donne un mouvement inutile ; elle veut se mettre à la tête de tout. Depuis quelque temps, elle a l'air de vouloir dominer l'Europe. (Dépêche de M. de Barante au maréchal Soult, 10 août 1839. Documents inédits.)

[104] M. de Barante avait noté, dès le premier jour, l'irritation que nous avions ainsi causée, et il y revint souvent, dans la suite de la crise, quand il voulut expliquer l'origine de l'hostilité de la Russie. (Voyez, entre autres, les lettres de M. de Barante au maréchal Soult, en date des 3 et 17 août, 23 octobre 1839 et 4 février 1840, et la lettre du même à M. Guizot, en date du 28 mai 1841. Documents inédits.)

[105] Dépêche de M. de Barante au maréchal Soult, 16 septembre 1839. (Documents inédits.)

[106] Correspondance de M. de Barante, notamment dépêches au maréchal Soult, en date du 24 août et du 7 septembre 1839. (Documents inédits.)

[107] Dépêche du général Sébastiani au maréchal Soult, 17 septembre 1839, citée par M. Guizot.

[108] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[109] M. de Metternich écrivait, le 25 septembre 1839 : Les quatre cabinets de Vienne, de Berlin, de Saint-Pétersbourg et de Londres sont turcs ; celui des Tuileries est égyptien. (Mémoires, t. VI, p. 376.)

[110] Dès le 19 juillet 1839, le maréchal Soult recommandait à M. de Sainte-Aulaire de calculer son langage de façon que la part qui reviendrait au Roi et à la France, dans le concert européen, fût bien constatée et pût être plus tard hautement proclamée. (Documents inédits.)

[111] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 373. — Un peu après, le 25 septembre, M. de Metternich se plaignait que la politique française fût voulante, agissante, tripoteuse, ambitieuse. (Mémoires, t. VI, p. 376.)

[112] Lettre de M. de Barante à M. Thiers et à M. Guizot, en date du 18 mars 1840. (Documents inédits.)

[113] Même lorsque le gouvernement autrichien croyait pouvoir s'appuyer sur la France et l'Angleterre, le moindre froncement de sourcils de l'autocrate russe le mettait mal à l'aise. Au mois d'août, M. de Metternich tomba gravement malade et dut, pendant plusieurs semaines, abandonner la direction des affaires. On attribua généralement sa maladie à l'émotion que lui avait causée le refus irrité du czar de prendre part à la conférence de Vienne. M. de Fiquelmont, ambassadeur d'Autriche en Russie et remplaçant intérimaire de M. de Metternich, disait que ce dernier avait pensé mourir de regret et d'effroi de s'être trompé sur les sentiments de l'empereur Nicolas. (Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.)

[114] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 374.

[115] Lettre à M. Bresson, 22 août 1839. (Documents inédits.)

[116] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[117] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[118] Lettre de lord Palmerston à M. Bulwer.24 septembre 1839. (BULWER, t. II, p. 263.)

[119] BULWER, t. II, p. 263, et dépêche du général Sébastiani au maréchal Soult, 23 septembre 1839. (Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques.)

[120] BULWER, t. II, p. 264.

[121] BULWER, t. II, p. 264 à 266, et dépêche du général Sébastiani au maréchal Soult, 23 septembre 1839. (Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques.)

[122] Dépêche du général Sébastiani au maréchal Soult, 23 septembre 1839. (Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques.)

[123] Dépêche du 26 septembre 1839.

[124] Je dis, racontait lord Palmerston lui-même, qu'il ne semblait pas y avoir de moyen terme entre la confiance et la défiance ; que si nous liions la Russie par un traité, nous devions nous fier à elle ; et que, nous fiant à elle, il valait mieux ne mêler aucune apparence de suspicion à notre confiance. (BULWER, t. II, p. 264.) — Voyez aussi la dépêche précitée du général Sébastiani, en date du 23 septembre.

[125] Cela m'est égal.

[126] Dépêche du général Sébastiani au maréchal Soult, 3 octobre 1839. (Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques.)

[127] Dépêche de M. de Brünnow, 8 octobre 1839.

[128] Dépêche du maréchal Soult, 14 octobre 1839.

[129] Mémoires de M. Guizot.

[130] Mémoires de M. Guizot.

[131] Lettre du 5 novembre 1839. (BULWER, t. II, p. 267.)

[132] Lettre du 22 novembre 1839. (BULWER, t. II, p. 268.)

[133] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[134] Lettre du maréchal Soult au duc d'Orléans, 15 octobre 1839. (Documents inédits.)

[135] Dépêches de novembre 1839. (Documents inédits.)

[136] Lettre du maréchal Soult au Roi, 9 octobre 1839. (Documents inédits.)

[137] Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. de Barante, 5 octobre 1839. (Documents inédits.)

[138] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[139] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[140] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[141] Dépêche du chargé d'affaires de France à Londres, 6 décembre 1839. (Mémoires de M. Guizot.)

[142] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[143] Correspondance inédite de M. Molé, Journal inédit de M. le baron de Viel-Castel, et Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[144] Mémoires de M. Guizot, t. IV, p. 372.

[145] Journal inédit du baron de Viel-Castel.

[146] M. Léon Faucher, alors principal rédacteur du Courrier français, écrivait, le 30 juillet 1839, à M. Reeve : Je vous ai envoyé aujourd'hui un numéro du Courrier qui renferme une espèce de manifeste en vue de la réforme électorale. J'ai jugé utile de mettre en train la réforme..... L'opposition n'avait plus de symbole ni de drapeau. Elle tournait à l'individualisme et tombait en poussière. Barrot, que j'avais tourmenté, me donnait raison, mais n'agissait pas. (LÉON FAUCHER, Bibliographie et Correspondance, t. Ier, p. 83.)

[147] Par capacités on entendait les personnes portées sur la seconde liste du jury, c'est-à-dire les fonctionnaires nommés par le Roi et exerçant des fonctions gratuites ; les officiers de terre et de mer en retraite ; les docteurs et licenciés des facultés de droit, des sciences et des lettres ; les docteurs en médecine ; les membres et les correspondants de l'Institut ; les membres des autres sociétés savantes reconnues par le Roi ; les notaires.

[148] 18 décembre 1839. — Sur cette faillite de la coalition, le Journal des Débats ne tarissait pas ; il disait un autre jour : Connaissez-vous un homme, un parti, qui ne soit pas sorti de la coalition, plus faible, plus petit qu'il n'y était entré ? Les chefs surtout... Ne les voyez-vous pas errer en quelque sorte dans le chaos qu'ils ont fait, cherchant un parti et ne le trouvant pas ? Ecoutez les journaux qui se flattaient le plus d'avoir trouvé dans la coalition la base d'une majorité nouvelle : ce ne sont que plaintes lamentables sur la confusion des opinions, sur le déchirement des partis, sur l'abaissement général.

[149] Lettre du 26 novembre 1839. (Documents inédits.)

[150] 9 au 15 janvier 1840.

[151] 12 janvier 1840.

[152] M. de Lamartine disait : Si aujourd'hui, sans plan arrêté, sans volonté claire et dite tout haut, la France inquiète, complique, menace tantôt la Russie sur ses intérêts vitaux dans la mer Noire, tantôt l'Autriche sur ses intérêts commerciaux de l'Adriatique, tantôt l'Angleterre sur son immense intérêt de commerce avec ses millions de sujets dans l'Inde ; si ces puissances vous voient tour à tour demander avec elles l'intégrité de l'empire et pousser au démembrement, menacées chacune dans un de ses intérêts spéciaux et toutes dans leur orgueil, ne finiront-elles pas par voir en vous des agitateurs et des ennemis partout, et par concevoir contre la France les défiances qu'elles ne doivent qu'aux tergiversations de son cabinet ?

[153] C'est du moins ce qu'il a dit plus tard, en causant avec M. Senior. (SENIOR, Conversations with M. Thiers, M. Guizot and other distinguished persons, t. I, p. 4.)

[154] M. Berryer disait un peu plus tard, le 25 mars 1840, à la tribune de la Chambre des députés : L'invasion d'Abd-el-Kader, cette invasion subite, meurtrière, est-ce bien lui seul qui l'a conçue ? Et de quelle fabrique étaient les fusils que nos soldats ramassaient, en détruisant cette infanterie d'Abd-el-Kader, formée, disciplinée par des traîtres ou par des déserteurs ? (Sensation prolongée.)

[155] Dépêche du maréchal Soult au général Sébastiani, du 26 janvier 1840. (Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques.)

[156] Cette nomination fut publiée le 5 février 1840. Le Roi eut, à cette occasion, plusieurs entretiens avec M. Guizot, qu'il reçut avec un mélange de bienveillance et d'humeur. On est bien exigeant avec moi, lui dit-il un jour ; mais je le comprends ; on est toujours bien aise de faire avoir à un ami 300.000 livres de rente. — Sire, répondit le futur ambassadeur, mes amis et moi, nous sommes de ceux qui aiment mieux donner 300.000 livres de rente que les recevoir. On était alors près de discuter la dotation du duc de Nemours, dont nous allons bientôt parler. Le Roi sourit et reprit sa bonne humeur. (Mémoires de M. Guizot, t. IV, p. 374.)

[157] Instructions en date du 19 février 1840. (Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques.)

[158] Dépêches du général Sébastiani au maréchal Soult, 20 et 28 janvier 1840. (Mémoires de M. Guizot, Pièces historiques.)

[159] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[160] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[161] Cf. plus haut, t. III, livre III, chapitre III, § IX et X.

[162] Questions scandaleuses d'un jacobin au sujet d'une dotation, février 1840.

[163] Mémoires de M. Dupin, t. IV, p. 75-77.

[164] M. Odilon Barrot, qui faisait partie de la commission, a fait de cet incident, dans ses Mémoires (t. 1er, 346 et 347), un récit d'une étonnante inexactitude. D'après lui, la commission, sur le refus du Roi de fournir aucune justification, même apparente, de l'insuffisance de son domaine privé, aurait conclu au refus de la dotation. C'est du pur roman. Ce n'est pas, du reste, la seule erreur de ce genre qu'on pourrait relever dans ces Mémoires. On en vient à se demander si leur auteur avait la pleine possession de ses souvenirs au moment où il les a écrits.

[165] Parmi les biens du domaine privé se trouvait la forêt de Breteuil, que Louis-Philippe avait, en octobre l830, achetée dix millions à M. Laffitte, pour lui venir en aide dans sa déconfiture. Le revenu en étant évalué à 188.870 francs dans les pièces remises à l'appui de la demande de dotation, M. Laffitte réclama. La France entière, dit-il, apprendra avec étonnement que j'aie pu vendre pour dix millions une forêt qui ne rapporte que 188.870 francs. Il prétendait qu'entre ses mains, cette forêt rapportait 360.000 francs. Il fallait un triste courage à M. Laffitte pour soulever une semblable contestation. La forêt que le Roi lui avait payée 10 millions en octobre 1830, à une époque d'universelle dépréciation, M. Laffitte l'avait achetée, quatre ans auparavant, en pleine prospérité, un peu plus de cinq millions de francs. L'achat apparent avait donc été de la part du Roi une pure libéralité, au même titre, d'ailleurs, qu'une somme de quinze cent mille francs qu'il avait alors payée aux lieu et place du banquier libéral, et qui ne lui avait jamais été rendue. Devenu l'adversaire du Roi, M. Laffitte eût dû éviter de faire porter son opposition sur un pareil sujet.

[166] Ceux qui se réunissaient dans cette étrange majorité étaient conduits par des mobiles assez divers. Les causes du vote peuvent se résumer ainsi, disait deux jours après le Journal des Débats : la haine, l'ambition, la peur. La haine de la royauté a fait le tiers des voix, l'ambition du pouvoir et la peur de la presse ont fait les deux autres.

[167] Journal inédit de M. de Viel-Castel.

[168] Je ne saurais trouver de termes pour dire à quel point, la Reine se sentit blessée au cœur ; c'était à ses yeux une des plus mortelles atteintes que pût recevoir la royauté. (TROGNON, Vie de Marie-Amélie, p. 285.)

[169] Lutèce, p. 25. — Proudhon, lui aussi, relevait l'inconséquence de cette bourgeoisie : Qu'est-ce qu'une royauté à qui on compte ses revenus, franc par franc, centime par centime ? écrivait-il, le 27 février 1840, à un de ses amis... Qui veut le roi veut une famille royale, veut une cour, veut des princes du sang, veut tout ce qui s'ensuit. Le Journal des Débats dit vrai : les bourgeois conservateurs et dynastiques démembrent et démolissent la royauté, dont ils sont envieux comme des crapauds. (Correspondance de Proudhon, t. Ier, p. 194.)