HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE II. — LA POLITIQUE DE RÉSISTANCE (13 MARS 1831-22 FÉVRIER 1836) (suite)

 

CHAPITRE XIV. — LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE SOUS LE MINISTÈRE DU 11 OCTOBRE (OCTOBRE 1832-FÉVRIER 1836).

 

 

I. La question de paix ou de guerre, débattue depuis 1830, est maintenant résolue. État des affaires de Belgique, d'Italie et de Pologne. — II. Guerre entre l'Égypte et la Turquie. Méhémet-Ali. Le sultan vaincu fait appel aux puissances. Accueil fait à cet appel. La Porte demande le secours de la Russie. Le ministère du 11 octobre cherche a écarter cette puissance. L'amiral Roussin à Constantinople. Paix entre le sultan et le pacha. Traité d'Unkiar-Skelessi. Son effet en Europe. — III. Le Czar voudrait pousser à une croisade contre la France. Dispositions qu'il rencontre en Autriche et en Prusse. Entrevue de Münchengraetz. Froideur du gouvernement de Berlin. Les trois notes adressées à la France. Réponse haute et roide du duc de Broche, inefficacité de la manifestation des puissances. Entrevues de Kalisch et de Tœplitz. — IV. Entente de la France et de l'Angleterre. Efforts faits par M de Talleyrand pour la transformer en une alliance formelle et générale. Traité de la Quadruple Alliance. — V. Origine et portée de la Quadruple Alliance. Question de la succession royale en Espagne et en Portugal. Effet du traité en Portugal, Mauvais état des affaires d'Isabelle. Le gouvernement espagnol demande l'intervention de la France. Discussion au sein du ministère français. M. Thiers et le Roi. On décide de refuser l'intervention. — VI. Les désagréments de l'alliance anglaise. Le duc de Broglie veut cependant y demeurer fidèle. M. de Talleyrand et Louis-Philippe désirent la relâcher et se rapprocher des puissances continentales ! Sentiment du duc de Broglie sur ces dernières. Hésitations du Roi avec les ambassadeurs et les ministres étrangers. Sur certains points, cependant, mauvaise volonté persistante des puissances. En quoi le Roi se trompait et en quoi le duc de Broglie était trop roide. — VII. Plan du duc de Broglie, dans la question d'Orient, pour rapprocher l'Autriche des deux puissances occidentales. Dans quelle mesure l'Angleterre et l'Autriche étaient disposées à y concourir. Combien il est malheureux que ce plan n'ait pu être réalisé.

 

I

Lorsque le ministère du 11 octobre prend le pouvoir, la grande question de paix ou de guerre, qui, depuis deux ans, s'était débattue si souvent à la tribune française, est définitivement tranchée dans le sens de la paix. Les belliqueux de la gauche sentent que les événements leur ont donné tort, et les conservateurs ne se privent pas de le leur rappeler. Le général Lamarque n'est plus, et, si M. Mauguin essaye encore parfois ses vieilles déclamations, elles demeurent sans écho la thèse et l'homme sont usés et discrédités. Il ne faut donc plus s'attendre à voir reprendre, à la Chambre, ce retentissant et tragique débat sur la politique extérieure, commencé après 1830, continué sous Casimir Périer, et où, chaque fois, avait été mis en jeu le repos du monde. A l'époque où nous sommes arrivés, ce n'est pas sur les affaires étrangères que se livrent les grandes batailles de tribune entre l'opposition et le gouvernement. A peine faut-il faire exception pour la discussion sur la créance américaine, discussion qui, on le sait, amena, en avril 1834, la démission du duc de Broglie[1].

Que reste-t-il d'ailleurs des trois questions qui, au dehors, de 1830 à 1832, avaient presque seules fixé l'attention du public français, éveillé ses passions et alimenté ses controverses ? Quelle raison, quel prétexte aurait-on désormais de refaire, à la tribune, ce que M. Dupin appelait naguère les trois voyages obligés en Belgique, en Italie et en Pologne ? Ce triple foyer, allumé à la flamme de Juillet et d'où l'on avait pu craindre de voir sortir l'embrasement général de l'Europe, est à peu près éteint. Dès l'avènement du ministère, l'expédition d'Anvers a, sinon mis un terme, du moins fait faire un pas décisif à l'affaire belge ; de ce côté, le succès de notre politique est assuré. En Italie, tout semble apaisé, ou en tout cas suspendu dans l'espèce d'équilibre que l'occupation d'Ancône a établi entre les influences française et autrichienne ; les deux puissances rivales s'observent, se contiennent, luttent même sourdement, mais aucun éclat ne se produit qui attire les regards. Un moment, on peut craindre qu'une expédition révolutionnaire, préparée par Mazzini en Suisse, plus ou moins d'accord avec les républicains français, et dirigée sur le Piémont, ne vienne rouvrir la question et ranimer le conflit, dans des conditions favorables pour l'Autriche et compromettantes pour la France. Mais cette expédition avorte misérablement dès le début.[2] Le cabinet de Vienne n'y trouve qu'un argument de plus pour se plaindre de la propagande révolutionnaire dont la France est le centre, et pour obliger, malgré nous, la Suisse à restreindre le droit d'asile qu'elle accordait aux réfugiés.

Reste l'infortunée Pologne. Là, ce ne sont, hélas ! ni le succès, ni l'apaisement qui ont amené notre silence c'est l'impuissance constatée de nos efforts. Tout a été noyé et éteint dans le sang des Insurgés vaincus. Chaque année, sans doute, malgré les sages conseils du ministère, la Chambre s'obstine u insérer, dans son Adresse, des phrases de sympathie et de protestation en faveur de la Pologne elle entend, en ces occasions, des discours où le sentiment a plus de part que la raison. Le seul résultat de ces manifestations est d'irriter l'orgueil du Czar et de rendre sa main plus dure. Pendant ce temps, notre gouvernement se borne à marquer diplomatiquement ses réserves, à mesure que Nicolas détruit les derniers restes du royaume de Pologne et de l'organisation établie par les traités de Vienne. Lorsque la chancellerie russe fait publier, en 1833, dans la Gazette officielle de Saint-Pétersbourg, un article contestant aux puissances autres que l'Autriche et la Prusse le droit d'invoquer les stipulations du traité de Vienne, et déclarant que la Russie en est déliée par l'effet de l'insurrection, le cabinet de Paris fait aussitôt soutenir la thèse contraire dans le Moniteur. Mais on sent bien qu'il agit sans espoir, sans entrain, par acquit de conscience, pour satisfaire les exigences de l'opinion, et avec la pleine connaissance de l'Inefficacité de ses démarches.

C'est ailleurs que se porte l'activité de notre diplomatie. Des questions nouvelles sont nées, qui, pour occuper moins les Chambres françaises, pour être négligées, quelquefois ignorées d'elles, n'en ont pas moins une réelle importance il convient donc de les examiner de près, d'autant plus que le duc de Broglie, alors chargé de diriger nos affaires étrangères, apportait, dans l'accomplissement de cette tâche, des idées et des procédés à lui.

 

II

Au moment où le ministère du 11 octobre prenait la direction des affaires, la guerre sévissait, à l'extrémité de la Méditerranée, entre le sultan et le pacha d'Égypte. Quoique lointaine, cette guerre touchait, par plus d'un point, aux intérêts français et mettait en cause tout l'équilibre européen. C'était, en effet, l'une des phases de cette éternelle et redoutable question d'Orient, sans cesse posée, jamais résolue, encore aujourd'hui l'un des plus périlleux problèmes de la politique européenne. Étrange destinée de cet empire ottoman, de mettre toujours en danger le repos de la chrétienté, autrefois par sa puissance, aujourd'hui par sa faiblesse ! Cette Guerre avait éclaté en 1831, sans que la France, distraite et absorbée par d'autres affaires, s'en fût presque aperçue. Le prétexte avait été une querelle sans importance entre le pacha d'Égypte et celui de Saint-Jean d'Acre. La cause réelle était l'ambition du premier, le célèbre Méhémet-Ali, qui voulait à la fois étendre sa domination en Asie et conquérir son indépendance.

Ce soldat parvenu, qui s'était appris à lire à cinquante ans, possédait quelques-unes des qualités du grand homme et était adroit à feindre les autres. Sous sa volonté de fer qui faisait tout plier et trembler, l'Égypte avait paru se transformer. Il en avait tiré, de force, une armée nombreuse, disciplinée à l'européenne, et prétendait y acclimater l'industrie, en faisant venir d'Occident des ingénieurs et des contremaîtres. Sans doute, il y avait là plus d'un trompe-l'œil. Comme on l'a dit, le pacha tapissait sur la rue, du côté de l'Europe. Sur beaucoup de points, l'œuvre était factice, superficielle et stérile. Pression passagère d'un tyran, et non pas impulsion durable d'un réformateur. Les populations étaient violentées plut6t que changées. Cet étalage de puissance cachait mal la ruine d'un pays épuisé d'hommes et d'argent. Derrière une devanture de civilisation moderne, subsistait le vieux fond de barbarie musulmane et de despotisme oriental.

En France, cependant, les esprits étaient séduits et éblouis. L'Égypte était restée chère à notre imagination, depuis l'expédition, si vite légendaire, de Bonaparte. Très-artificieux et comédien, sous son masque de rudesse sauvage, le vieux pacha soignait adroitement sa popularité occidentale, se proclamant enfant de la France, nous empruntant ses instructeurs militaires et industriels, professant le culte de Bonaparte, et faisant écorcher par ses soldats le chant de la Marseillaise. Aussi la Revue des Deux Mondes le louait-elle, en termes enthousiastes, d'avoir francisé l'Egypte et épousé la pensée de Napoléon sur ce pays. Engouement universel et irrésistible, tel qu'il s'en produit parfois dans notre pays. On s'échauffait pour l'Egypte de Méhémet-Ali, comme naguère pour la Grèce de Canaris. Il n'était pas jusqu'aux démocrates qui ne saluassent, dans ce tyran oriental, un homme nouveau, un fils de ses œuvres, un élu des révolutions modernes[3]. Quant aux politiques, ils rêvaient vaguement d'une sorte d'empire arabe créé sous le patronage de la France, assurant sa prépondérance dans la Méditerranée et faisant contre-poids à l'empire ottoman que dominait la Russie[4].

Pendant que l'Égypte semblait revivre, la Turquie était plus moribonde que jamais. L'effort fait, en 1828 et 1829, pour soutenir la guerre contre la Russie, l'avait épuisée. Quant au sultan, le farouche Mahmoud, s'il avait massacré les janissaires, comme Méhémet-Ali les mameluks, il n'était pas pour cela de la taille du pacha. Usé par la débauche, capable d'un accès de violence, non d'une volonté persistante, il avait désorganisé la vieille féodalité turque, sans rien mettre à la place. Il n'avait donc pour résister a l'attaque, ni force matérielle ni force morale. A peine les hostilités ouvertes, les Égyptiens, commandés par Ibrahim, fils de Méhémet-Ali, s'étaient emparés, en courant, de la Palestine, de la Syrie, et avaient mis en déroute les armées successivement envoyées par le sultan pour les arrêter. Dès le milieu de 1832, Mahmoud, effrayé, à bout de ressources, s'était tourné vers les quatre grandes puissances, Russie, France, Angleterre et Autriche, implorant leur intervention contre son vassal rebelle.

L'avantage de la Russie sur le reste de l'Europe était d'avoir, dans la question d'Orient, une idée simple et nette, mieux encore, une idée fixe. Quelle n'est pas, en politique, la force de l'idée fixe ! Pendant que les autres puissances se laissaient souvent distraire, quelquefois dévoyer, par des préoccupations diverses, le gouvernement du Czar allait droit son chemin, les yeux toujours dirigés vers le Bosphore, résolu à profiter de tous les événements, de tous les accidents, pour s'en rapprocher. Aussi l'appel de la Porte ne le trouva-t-il ni inattentif ui hésitant. Il s'empressa d'offrir le secours, non-seulement de sa diplomatie, mais de ses armées, trop heureux de s'ouvrir, a titre de protecteur, cette ville de Constantinople, où il n'avait pu entrer encore comme conquérant.

Arrivée à Paris, dans l'espèce d'interrègne ministériel qui avait séparé la mort de Périer de la constitution du cabinet du 11 octobre, la demande de la Turquie avait pris le gouvernement français un peu au dépourvu. Celui-ci n'avait même pas d'ambassadeur auprès du divan et n'y était représenté que par un chargé d'affaires. Savait-il, d'ailleurs, aussi bien que la Russie, ce qu'il voulait en Orient ? La vieille tradition qui, depuis François Ier, avait lié la France à la Turquie, s'était trouvée, comme tant d'autres, singulièrement dérangée et brouillée depuis quarante ans. L'expédition de Bonaparte en Egypte, l'engouement philhellénique qui nous avait conduits, pendant la Restauration, à anéantir, dans les eaux de Navarin, la flotte turque, au plus grand profit de la Russie ; enfin, le concours moral donné en 1828 et 1829 au Czar en guerre contre la Porte, dans l'espoir que l'alliance russe nous vaudrait des compensations en Belgique ou sur le Rhin, n'étaient-ce pas autant d'infidélités à cette tradition ? La révolution de Juillet, en rendant désormais impossible toute partie liée avec Saint-Pétersbourg, aurait pu nous ramener à notre ancienne politique. Mais alors s'était présentée, comme un obstacle ou tout au moins comme une complication, la sympathie pour Méhémet-Ali. De là, des incertitudes et parfois des contradictions dans notre action.

Malgré ces difficultés, notre chargé d'affaires à Constantinople, M. de Varennes, s'employa activement à contrecarrer les desseins du Czar, détournant la Porte d'accepter ses offres, excitant le sentiment turc contre la Russie, tentant une sorte de médiation entre le sultan et le pacha, conseillant au premier de ne pas refuser des concessions nécessaires, au second de modérer ses exigences œuvre singulièrement ardue que ne rendaient pas plus aisée les intrigues de la Russie, l'enivrement du pacha et la haine furieuse que lui portait Mahmoud[5]. M. de Varennes ne rencontrait pas, d'ailleurs, chez les représentants de l'Autriche et de l'Angleterre, le concours qu'il avait probablement espéré. La peur qu'inspirait à M. de Metternich la France révolutionnaire lui faisait fermer les yeux sur les dangers de la Russie conquérante ; il s'employait à rassurer les autres puissances sur les desseins du Czar à Constantinople et à les inquiéter sur nos visées en Égypte[6]. Rien de plus facile que d'éveiller, sur ce dernier point, les ombrages de l'Angleterre même avec un ministre moins jaloux et moins méfiant que lord Palmerston, nos voisins d'outre-Manche n'eussent pu voir avec indifférence Suez et l'Euphrate, c'est-à-dire les deux routes de l'Inde, 'aux mains d'un client de la France. D'ailleurs, le chef du Foreign office n'avait pas eu jusqu'ici l'occasion de beaucoup s'occuper des relations de la Russie et de la Turquie ; il connaissait mal ce côté de la politique européenne ; l'ambassade anglaise à Constantinople était sans titulaire, et il n'avait pas envoyé, depuis un an, d'instructions à son chargé d'affaires. Par ces causes diverses, la première réponse du ministre anglais à la demande de secours de la Turquie fut un refus formel. Ce refus arriva à Constantinople en même temps que la nouvelle d'une seconde défaite subie par l'armée ottomane ; à Koniah, le 21 décembre 1832. Le sultan, épouvanté, ne tenant plus compte des objections de notre représentant, se jeta dans les bras de la Russie, accepta ses offres de secours et lui demanda formellement d'envoyer une flotte dans le Bosphore et une armée à Constantinople.

A ce moment, le ministère du 11 octobre était aux affaires. Le duc de Broglie comprit, dès le premier jour, le danger de l'intervention russe et voulut s'y opposer. Se tournant vers l'Angleterre, il la pressa vivement de s'entendre avec lui pour une action commune, mais sans parvenir à secouer son indifférence ou à vaincre ses méfiances[7]. En même temps, pour fortifier notre influence à Constantinople, il y envoyait, comme ambassadeur, l'amiral Roussin. Ses instructions étaient de faire en sorte, par tous les moyens utiles et raisonnables, que les Russes n'occupassent pas Constantinople du consentement de la Porte, bien sûr que s'ils l'occupaient contre le gré de la Porte, cela deviendrait tout de suite une affaire européenne, et que nous aurions plus d'alliés qu'il ne nous en faudrait pour les en faire déguerpir[8]. L'amiral était un homme considérable dont la parole devait avoir une autorité particulière sa conduite dans le récent conflit avec le Portugal lui avait valu un renom d'énergie et de décision mais son esprit hardi, entier, impérieux, toujours dominé par une seule idée, n'avait pas toutes les qualités qui convenaient à un diplomate, surtout dans une négociation si complexe. A son arrivée à Constantinople, en février 1833, il trouva la flotte russe entrant dans le Bosphore et s'apprêtant à débarquer des troupes. L'éloigner à tout prix fut aussitôt sa seule pensée. Il parla haut et ferme au divan et comme celui-ci arguait de l'impossibilité où il était de se défendre autrement contre les prétentions de son vassal, l'ambassadeur français, pour couper court à cette objection, se porta fort de faire accepter les conditions turques par Méhémet-Ali, si les Russes étaient congédiés. La Porte, surprise de nous voir ainsi prendre son parti contre les Égyptiens, se hâta de nous saisir au mot et invita les Russes à s'éloigner. Cela parut d'abord un échec pour le gouvernement de Saint-Pétersbourg, un succès pour la politique française M. de Metternich dit en présence de tous les ambassadeurs que ce traité était le plus beau succès diplomatique obtenu de nos jours Mais cette impression ne dura pas. Quand l'amiral Roussin signifia au pacha l'engagement pris en son nom, celui-ci, qui avait entendu, jusqu'alors, un tout autre langage de nos agents à Alexandrie, répondit par un refus très-net[9].Quel moyen de le faire céder ? La situation de l'ambassadeur devenait fausse et mortifiante. La Porte, se fondant sur l'impuissance où il était de lui faire avoir ce qu'il lui avait promis, rappela de nouveau les Russes, qui, par mer et par terre, reprirent avec empressement le chemin de Constantinople. Le 5 avril 1833, la flotte du Czar jetait l'ancre dans le Bosphore, et cinq mille hommes de troupes de débarquement campaient sur le rivage asiatique.

Cependant, le cabinet de Londres se réveillait enfin de son sommeil. Il ne pouvait voir sans alarme l'escadre russe dans le Bosphore, ni peut-être sans quelque jalousie le représentant de la France jouer le rôle principal à Constantinople. Quand lord Palmerston avait appris à l'ambassadeur de la Porte à Londres comment l'amiral Roussin venait d'obtenir l'éloignement de la flotte russe, le Turc l'avait écouté en silence, puis lui avait demandé : Et où est l'Angleterre dans tout ceci ?[10] Ce mot avait dû faire réfléchir le ministre britannique. Lord Ponsonby, que nous avons déjà rencontré à Bruxelles, fut envoyé comme ambassadeur auprès de la Porte avec mission d'agir contre la Russie. M. de Talleyrand écrivait de Londres au duc de Broglie, le 25 avril 1833 : Ici, d'une longue léthargie, on passe à une sorte d'épouvanté cette alarme n'a cependant produit aucun expédient. Chacun alors est venu me parler et me demander mon avis. Le duc répondit à l'ambassadeur : J'espère que nous allons reprendre l'affaire d'Orient sur de nouveaux frais, et je vous conjure de ne pas laisser le gouvernement anglais s'endormir encore une fois[11].

L'Autriche elle-même, bien que toujours en méfiance contre le gouvernement de Paris[12] et en ménagement avec celui de Saint-Pétersbourg, proposa, au vif déplaisir de ce dernier, une action diplomatique des grandes puissances à Constantinople. M. de Metternich s'en ouvrit aux ambassadeurs de France et d'Angleterre. Les affaires d'Orient, leur dit-il, ne peuvent être arrangées qu'en commun. Précisément parce que les quatre puissances se jalousent et se soupçonnent, elles doivent se surveiller, et pour se surveiller, elles doivent marcher ensemble. Je ne veux ni conférence, ni protocoles, ni formes solennelles je propose seulement qu'on trouve quelque part des hommes au courant de la question, informés des intentions de leurs gouvernements et accrédités, sinon pour conclure un arrangement, au moins pour s'entendre sur les moyens qui peuvent le préparer. Sans le dire expressément, il laissait voir son désir que le siège de cette négociation fut établi à Vienne. Quant aux bases sur lesquelles l'entente pourrait se faire, il indiquait : 1° une déclaration des quatre grandes puissances, qui emporterait garantie en faveur du sultan de toutes les parties de son empire ; 2° l'engagement que lesdites puissances devaient prendre les unes envers les autres de ne jamais, dans une hypothèse quelconque, accepter la possession d'un seul village de la Turquie européenne. Du reste, M. de Metternich affectait de se porter caution des bons sentiments de la Russie. Ces ouvertures furent transmises à Paris et Londres. Mais les gouvernements de France et d'Angleterre se méfiaient de l'énergie et même un peu de la sincérité du chancelier de Vienne. Après en avoir délibéré ensemble, ils répondirent, le 14 juin 1833, à leurs ambassadeurs à Vienne qu'il n'y avait pas lieu de donner suite la proposition qui leur avait été faite, que lord Palmerston avait sondé le prince de Lieven, ambassadeur de Russie à Londres, et Jugé d'après son langage que l'empereur Nicolas s'y opposerait péremptoirement que M. de Metternich n'était pas homme à la soutenir avec vigueur, et que la négociation, ne pouvant ainsi venir à bien, aurait pour résultat de consacrer en quelque sorte par une tentative inutile pour l'infirmer la position spéciale et privilégiée que la Russie voulait s'attribuer en Orient. A la dépêche officielle que le duc de Broglie adressait à son ambassadeur, il ajouta dans une lettre particulière : Si le gouvernement autrichien se trouvait réduit à l'alternative de rompre avec la Russie ou de lui laisser faire tout ce qu'elle voudrait, jusques et y compris l'occupation définitive de Constantinople, il est clair, pour moi du moins qu'il s'y résignerait. M. de Metternich ne parut pas désappointé de voir son offre déclinée. Peut-être eût-il été au contraire fort embarrassé, s'il lui avait fallu y donner suite il savait, en effet, qu'à Saint-Pétersbourg on s'en montrait fort mécontent[13].

Pendant ce temps, à Constantinople, l'amiral Roussin avait viré de bord avec sa promptitude et sa brusquerie accoutumées. N'ayant pu arriver à la pacification en faisant céder le pacha, il cherchait maintenant à v arriver en faisant céder le sultan. Les négociations furent laborieuses. Mahmoud, excité par les Russes, repoussait les exigences de Méhémet-Ali. A la fin, cependant, pressé par notre ambassadeur, effrayé des révoltes qui se produisaient sur d'autres points, il céda. Un firman, en date du 5 mai 1833, accorda à Méhémet le gouvernement de la Syrie dans les conditions qu'il avait demandées. Par contre, l'armée égyptienne se retira des États du sultan. Ce fut ce qu'on appela l'arrangement de Kutaièh. L'un des résultats de cette paix, et non le moins important, fut le départ des troupes et de la flotte russes ce départ eut lieu le 10 juillet. C'était une revanche, promptement obtenue, de la récente mésaventure de l'amiral Roussin. Aussi celui-ci écrivait-il à son collègue à Vienne : C'est moi qui ai fait la paix ; je l'ai même faite deux fois, à des conditions différentes, j'en conviens, mais qu'importe ? L'essentiel était d'éloigner les Russes[14]. A Paris, la presse ministérielle fit quelque bruit de ce qui lui paraissait un succès. L'influence française, disait le Journal des Débats le 1er août 1833, a été si efficace dans tout le cours de cette négociation, elle a été si activement mêlée aux événements de l'Asie Mineure et à leur heureux dénouement, que nous pouvons nous féliciter hautement du rôle que la France a joué dans cette mémorable circonstance.

Les autres cours d'Europe, au contraire, accueillirent mal l'arrangement de Kutaièh. A Vienne, surtout, on était fort mécontent. L'Europe, disait M. de Metternich, sera peut-être troublée pendant cinquante ans, par suite de la triste influence que l'amiral Roussin vient d'exercer sur le Divan[15]. En tout cas, il fut bientôt trop visible que l'affaire n'était pas finie. On apprit, en effet, que, le 8 juillet 1833, deux jours avant le départ des Russes, le comte Orloff, ambassadeur extraordinaire du Czar, avait conclu avec la Porte une convention de défense réciproque par ce pacte, connu sous le nom de traité d'Unkiar-Skelessi, la Russie s'obligeait à fournir à son alliée toutes les forces de terre et de mer dont elle aurait besoin pour la tranquillité et la sûreté de ses Etats expressions qui, dans l'état de l'empire ottoman, pouvaient servir de prétexte à une intervention permanente ; la Porte s'obligeait, de son côté, à fermer le détroit des Dardanelles, c'est-à-dire à ne permettre à aucun bâtiment de guerre étranger d'y entrer, sous un prétexte quelconque ; par suite, des travaux considérables étaient entrepris sur les deux rives du détroit, sous la direction d'ingénieurs russes. Le but poursuivi par Catherine II semblait atteint son successeur avait trouvé le chemin de Byzance. Que ses armées y entrassent comme protectrices ou comme ennemies, n'était-ce pas à peu près la même chose ?

A la révélation de ce traité, l'émotion fut grande en Europe. Le gouvernement anglais, naguère si inattentif, était le plus irrité il ne proposait à la France rien moins que de forcer les Dardanelles pour aller brûler la flotte moscovite. Le duc de Broglie, tout hostile qu'il fut aux desseins de la Russie, ne croyait pas que l'on pût autant brusquer les choses. A son avis, il fallait protester, refuser d'accepter ce qui s'était fait, mais prendre garde de s'engager dans un conflit prématuré et de réveiller la question d'Orient qui semblait s'assoupir[16]. En réalité, le duc sentait la France encore trop près de la révolution de 1830, des troubles que cette révolution avait produits au dedans, des méfiances qu'elle avait suscitées au dehors, pour risquer déjà une grande guerre. On se borna donc à quelques manifestations des flottes anglaises et françaises sur les côtes de Turquie, et à des protestations diplomatiques que les deux puissances occidentales firent à Constantinople et à Saint-Pétersbourg. Le -Divan parut recevoir ces protestations avec plus de satisfaction que de chagrin. Le Reiss-Effendi et le Sérasquier vinrent en remercier l'amiral Roussin. Ils n'avaient, disaient-ils, signé le traité du 8 juillet qu'avec une grande répugnance, et, ne se dissimulant pas l'effet déplorable que l'alliance russe produisait dans l'empire, ils tenaient beaucoup pour leur part à en décliner la responsabilité. Ils protestèrent de leur attachement pour la France, rappelèrent que c'était d'elle qu'ils avaient d'abord sollicité l'appui ils s'étaient jetés dans les bras de son ambassadeur, quand, au mois de février précédent, il était arrivé à Constantinople ; sa protection avait malheureusement été alors inefficace, et c'était faute d'autres ressources qu'ils s'étaient résignés à subir celle du plus mortel ennemi de leur pays. L'accueil fut tout différent à Saint-Pétersbourg. On y répondit sur un tel ton à nos protestations qu'on put croire une rupture imminente. M. de Metternich s'interposa. Au fond, le traité d'Unkiar-Skelessi déplaisait fort au gouvernement de Vienne[17], mais la peur de la révolution ne lui permettait pas de se séparer de la Russie ; il accepta donc le traité, se bornant à donner en même temps au Czar des conseils de modération. Tâchant de se persuader que ces conseils étaient entendus, il crut pouvoir se porter fort, à Paris et à Londres, que l'intention du gouvernement russe était de laisser le traité à l'état de lettre morte. La Prusse suivit en tous points l'Autriche. Cette intervention calmante de M. de Metternich, aidée de la prudente résolution du duc de Broglie, amena, à la 6n de 1833 et au commencement de 1834, une certaine détente et une sorte d'accalmie ; toutefois, bien que le chancelier autrichien se flattât que la question russo-turque fût, grâce à lui, dissipée en fumée[18], les difficultés n'étaient pas résolues, elles étaient seulement ajournées.

 

III

L'opposition faite à la politique russe en Orient n'était pas de nature à diminuer la haine passionnée que l'empereur Nicolas avait, dès le premier jour, vouée à la monarchie de Juillet. Aussi l'avait-on vu, en 1833, au moment même où nous faisions retirer ses troupes du Bosphore, s'agiter une fois de plus pour déterminer une sorte de croisade de l'Europe continentale contre la France révolutionnaire. Dans sa pensée, il s'agissait bien de nous déclarer la guerre. L'envoyé prussien à Saint-Pétersbourg écrivait le 11/23 juin 1833 La Russie veut et désire la guerre ; elle la tient pour aussi inévitable que nécessaire[19]. Pour y déterminer la vieille Europe, elle comptait sur l'impression qu'y avait produite notre révolution. Toutefois, cette impression n'avait pas la netteté qu'eût souhaitée la passion du Czar. Dans les diverses cours, on attendait, on prédisait, on désirait la chute du gouvernement de 1830, mais, en même temps, on la redoutait. Quand ce gouvernement prenait le dessus sur les partis de désordre, il était malaisé de savoir ce qui l'emportait, dans les chancelleries étrangères, du plaisir d'être tranquillisé ou du déplaisir d'être déçu. On voudrait toutes sortes de maux à la révolution de Juillet, écrivait de Turin M. de Barante, le 19 octobre 1832[20], si l'on ne devait pas en souffrir soi-même, et l'on se trouve à la fois rassuré et contrarié, quand elle se montre honorable et sensée. De là, un état d'esprit bizarre, compliqué beaucoup de méchante humeur et de mauvaise volonté, sans rien de précis ni d'efficace. Pour déterminer une hostilité plus vive, le Czar faisait valoir contre nous des griefs plus spéciaux et plus récents il rappelait comment, dans les affaires belges, le cabinet de Paris, se faisant suivre de celui de Londres, avait passé outre aux résistances des puissances continentales ; il montrait l'effort fait d'abord par Louis-Philippe, après la mort de Périer, et continué par le duc de Broglie, pour reprendre en Allemagne l'ancienne tradition française, s'immiscer dans les affaires de la Confédération germanique, se faire, contre l'Autriche et la Prusse, le protecteur des petits États, et, dans ce dessein, y favoriser le mouvement constitutionnel[21] ; il n'avait garde enfin de passer sous silence les tentatives d'émeutes ou de conspirations qui venaient de se produire à Francfort et à Turin, et derrière lesquelles on découvrait sans peine la propagande partie de Paris, l'action des réfugiés si nombreux dans cette ville depuis les journées de Juillet, et si étroitement liés avec les révolutionnaires français. Était-ce assez pour que l'Autriche et la Prusse entendissent l'appel belliqueux du Czar ? A Vienne, si l'on nous témoignait presque autant d'antipathie et de dédain qu'au lendemain de 1830[22], moins encore qu'à cette époque on était disposé à se jeter dans les grosses aventures. M. de Sainte-Aulaire, qui avait quitté l'ambassade de Rome pour prendre celle de Vienne, écrivait au duc de Broglie, le 20 mars 1833, a peine arrivé à son poste : Ce que j'ai déjà bien vu, c'est qu'on nous déteste, personnes et choses ne nous flattons pas à cet égard. Mais il ajoutait aussitôt ce correctif : La cour et les ministres sont généralement sans passion. Ils cherchent bonnement leurs intérêts, aiment le repos et la paix, et se coucheront près de nous, si nous ne les empêchons pas de dormir. Tout en se plaisant à dogmatiser sur les vices du régime de Juillet, à prophétiser sa ruine, à le dénoncer comme un périt européen, M. de Metternich se défendait de vouloir nous attaquer. Attendre le développement des événements, se réduire à une attitude pour ainsi dire passive, tel était, à son avis, la vérité pratique, la seule applicable aux positions du jour. Il ajoutait : Dans la situation morale où se trouve la France, la plus grande faute que pourraient commettre les puissances serait de l'attaquer... La guerre défensive est la seule qui leur offrirait des chances de succès... C'est cette chance que nous ne cessons d'avoir en vue[23]. En attendant, tous les efforts du chancelier se bornaient à poursuivre le rétablissement au moins partiel de cette Sainte-Alliance qu'il avait tant gémi de voir se relâcher et se dissoudre pendant la Restauration. Telle avait été, nous l'avons vu, sa première préoccupation, à la nouvelle des journées de Juillet. Depuis lors, il avait sans cesse prêché la nécessité de former et surtout de proclamer, en face de l'entente franco-anglaise, l'union étroite et, pour parler son langage, l' unité compacte et indissoluble des trois cours continentales. Mais derrière ce zèle pour les généralités conservatrices et les démonstrations diplomatiques, fort peu de disposition à agir peut-être même n'aurait-il pas été difficile de discerner une certaine méfiance des incartades possibles du Czar et un désir d'amener adroitement ce dernier à se contenter de démarches inoffensives.

La Prusse, au moins en la personne de son roi, répugnait encore plus à toute action violente. On n'a pas oublié la prudence, doublée d'un peu de fatigue, qui avait marque, après 1830, l'attitude du vieux Frédéric-Guillaume III. Depuis lors, la conduite de la monarchie nouvelle, les gages, chaque jour plus décisifs, qu'elle donnait de sa volonté pacifique et conservatrice, avaient confirmé ce prince dans sa modération. Sans cesser d'être un tenant de la Sainte-Alliance, sans oser rompre l'habitude de fidélité un peu subalterne qui le liait à l'Autriche et à la Russie, et tout en se défendant, comme d'une injure, du seul soupçon d'accueillir les avances de la France[24], il s'était presque pris de goût pour Louis-Philippe et s'intéressait à son succès. Il était d'ailleurs encouragé dans ces sentiments par l'habile et entreprenant diplomate que le gouvernement français avait accrédité auprès de lui, M. Bresson. Vainement le prince royal, la jeune cour, les officiers, plus impatients, plus ambitieux, rêvaient-ils des batailles où les poussait la Russie, le Roi ne se laissait pas entraîner ainsi que disait de lui son conseiller, le prince Wittgenstein, u il n'était pas comme les sous-lieutenants, n'avait pas de grades à gagner, et tout ce qui conduisait à la paix lui faisait plaisir[25]. Le Czar se plaignait, avec une amertume irritée, de la résistance inerte qu'il rencontrait chez son beau-père, le roi de Prusse[26]. M. de Metternich lui-même déplorait, non sans quelque dédain, les faiblesses du gouvernement de Berlin[27].

En présence de ces dispositions, Nicolas dut renoncer à tout espoir d'entraîner l'Europe dans une agression armée contre la France. Force lui fut de se rabattre sur une démonstration plus platonique et moins dangereuse, dont l'idée paraît lui avoir été suggérée de Vienne. Presque chaque année, les souverains du Nord avaient l'habitude de se rencontrer dans quelque petite ville d'Allemagne et de s'y entretenir de leurs affaires. L'attitude à prendre en face de la Révolution et de la France qui en paraissait le foyer, était le sujet principal de ces augustes entretiens. Ce fut une réunion de ce genre, plus solennelle dans son appareil, plus précise et plus comminatoire dans ses résultats, que proposa M. de Metternich et que le Czar accepta faute de mieux. Le prudent chancelier, tout en se flattant d'en faire sortir enfin cette résurrection de la Sainte-Alliance, cette manifestation de l'union des trois cours qu'il poursuivait depuis 1830, se sentait garanti contre le danger d'être entraîné trop loin, par la froideur de la Prusse[28].

Dés le début, cette froideur se manifesta d'une façon assez piquante. L'entrevue officielle, les conférences importantes devaient avoir lieu le 9 septembre, à Münchengraetz, petite ville de Bohême. Frédéric-Guillaume se hâta, le 14 août, avant l'arrivée de Nicolas, de rendre visite à l'empereur d'Autriche, en son château de Theresienstadt, près de Tœplitz. Puis il se porta au-devant du Czar qui se dirigeait rapidement vers Münchengraetz, et le rencontra seul à Schwedt sur l'Oder, le 5 septembre. Quatre jours plus tard, quand les deux empereurs furent, avec leurs chanceliers, au rendez-vous de Münchengraetz, ni le roi de Prusse ni son ministre dirigeant ne s'y trouvaient. La cour de Berlin n'était représentée que par le prince royal, et celui-ci n'avait pas le pouvoir d'engager son père. Si vif que fût le désappointement des monarques russe et autrichien, ils le dissimulèrent, pour ne pas révéler au public la mauvaise volonté de leur allié. Réduits à conférer à deux, ils traitèrent de la Pologne, de l'Orient, de la Belgique, des troubles d'Allemagne ou d'Italie, de l'appui que les réfugiés trouvaient en France. De plus, sur la demande de M. de Metternich, ils convinrent d'un acte qui manifestât l'union des trois puissances et fût la contradiction du principe français de non-intervention. On sait combien cette question tenait à cœur au chancelier d'Autriche. Mais rien n'était fait, tant qu'on n'avait pas l'adhésion du roi de Prusse. Il fallut négocier à Berlin pour l'obtenir. Sans opposer de refus absolu, Frédéric-Guillaume ne dissimulait pas sa répugnance pour un acte qui, disait-il, entreprenait tant sur l'avenir[29]. Sa résistance tint tout en suspens pendant plusieurs semaines, et ce seul retard contraria singulièrement l'effet qu'avaient espéré produire les organisateurs de la réunion de Münchengraetz. On s'en rendait compte à Vienne, et c'était un sujet de plaintes amères[30]. Enfin, le 10 octobre, après de laborieux pourparlers, le roi de Prusse, pressé par ses alliés, poussé par son fils, le prince royal, et par sa fille, l'impératrice de Russie, consentit à signer un traité l'article I" proclamait le droit de tout souverain indépendant d'appeler à son secours un autre souverain, et le droit de ce dernier de donner ce secours, sans que personne fût fondé à l'en empêcher l'article II portait : Dans le cas où l'assistance matérielle de l'une des trois cours d'Autriche, de Prusse et de Russie aurait été réclamée, et qu'une puissance quelconque voulût s'y opposer par la force des armes, les trois cours considéreraient comme dirigé contre chacune d'elles tout acte d'hostilité entrepris dans ce but[31]. La Russie et l'Autriche eussent désiré que les trois cours signifiassent ce traité à la France par une note identique. La Prusse exigea, pour rendre la démarche moins provocante, que l'existence du traité restât cachée on lui céda pour en finir comme le disait avec dépit M. de Metternich. Par le même motif, il fallut se contenter de notes séparées, adressées à la France par chaque puissance et rédigées dans des esprits fort différents : celle du cabinet de Berlin, par exemple, était pleine de témoignages d'estime pour le gouvernement du roi Louis-Philippe il fut convenu seulement de terminer les trois notes par une conclusion identique, où, sans faire aucune mention du traité, était à peu près textuellement reproduite la déclaration de l'article II.

Ces pourparlers avec la Prusse avaient pris du temps ce ne fut que dans les premiers jours de novembre que les ambassadeurs des trois puissances vinrent successivement, l'Autrichien en tête, donner lecture au duc de Broglie des notes de leurs gouvernements. M. de Metternich avait compté sur cette démarche pour embarrasser et intimider le ministre français ; il raillait d'avance cet embarras : J'ai quelque peine à croire, écrivait-il à son ambassadeur en lui donnant ses instructions, que M. de Broglie oppose à vos communications autre chose qu'un auguste silence, silence que la Doctrine commande aux adeptes quand ils ne savent que dire[32]. Le chancelier autrichien se flattait. Sans connaître tout ce qui s'était passé à Münchengraetz, le duc de Broglie en savait assez pour avoir pu préparer son attitude[33]. Son sentiment était celui de M. Bresson, qui lui écrivait de Berlin : Il n'y a aucune alarme à concevoir de cette bravade de trois cours dont deux au moins ne peuvent vouloir la guerre. Mais si nous leur permettons un moment de nous supposer de la timidité ou de l'inquiétude, elles feront tant de sottises et se donneront de si grands airs, que nécessité sera d'y mettre ordre... Ne les laissons pas se croire forts[34]. Le duc de Broglie avait donc résolu d'être roide et haut[35]. Il l'était parfois sans le vouloir, à plus forte raison quand il le voulait. Ce fut le diplomate autrichien qui essuya son premier feu. et qu'à dessein d'ailleurs il traita le plus mal. Dans toute cette machine, il devinait la main de M. de Metternich, qui avait particulièrement le don de l'agacer. Il releva donc sévèrement les insinuations que la note du cabinet de Vienne paraissait diriger contre le gouvernement français, au sujet de la propagande révolutionnaire ; puis, arrivant à l'espèce d'intimidation qu'il découvrait dans la conclusion de cette note, il l'écarta dédaigneusement et y opposa cette déclaration : Il est des pays où, comme nous l'avons dit pour la Belgique, pour la Suisse, le Piémont, la France ne souffrirait à aucun prix une intervention des forces étrangères. Il en est d'autres à l'égard desquels, sans approuver cette intervention, elle peut ne pas s'y opposer, dans une circonstance donnée, d'une manière aussi absolue. Dans ces cas, nous nous croirons en droit de suivre la ligne de conduite que nos intérêts exigeront. Avec l'ambassadeur prussien, dont la note était bienveillante, le duc de Broglie se montra plus amical. Avec le russe, les explications furent sommaires. Mais aux trois il nt voir avec fermeté que nous étions décidés à ne tolérer l'expression d'aucun doute injurieux sur nos intentions, que les insinuations et les reproches seraient également impuissants à nous faire dévier d'une ligne de conduite avouée par la politique et la loyauté, et qu'en dépit de menaces plus ou moins déguisées, nous ferions, en toute occurrence, ce que nous croirions conforme à nos intérêts. Le ministre ne se contenta pas d'avoir ainsi reçu la démarche des ambassadeurs il envoya à tous ses agents une circulaire où il rapportait, sans l'atténuer, et dans les termes mêmes que nous venons de reproduire, la réponse qu'il avait faite ; il se vantait même d'avoir tenu au chargé d'affaires d'Autriche un langage roide et haut, d'avoir été un peu dédaigneux envers le cabinet de Saint-Pétersbourg, et autorisait ses agents à faire part du contenu de cette dépêche au ministre du gouvernement auprès duquel ils étaient accrédités[36]. Quelques-uns de ces agents trouvèrent la dépêche si roide qu'ils n'osèrent la communiquer intégralement.

Les puissances furent quelque peu abasourdies d'une riposte qui trompait si étrangement les prévisions de M. de Metternich. Dans son dépit, celui-ci feignit d'abord d'avoir mal entendu la réponse qui lui était faite et de croire que, dans l'énumération des pays où il ne tolérerait pas une intervention étrangère, le duc de Broglie avait nommé la Belgique et la Suisse, mais non le Piémont, qui intéressait de beaucoup plus près la politique autrichienne. Le ministre français ne laissa pas un seul instant subsister cette équivoque ; il affirma très-nettement que sa déclaration s'appliquait au Piémont et qu'il avait désigné cet État, dès le premier jour, dans son entretien avec le chargé d'affaires d'Autriche. Une étrange querelle s'ensuivit. Dans des dépêches communiquées à toutes les autres puissances et qu'appuyaient la Russie avec aigreur, la Prusse avec mollesse[37], la chancellerie autrichienne insinuait qu'en affirmant avoir parlé du Piémont, le ministre français faisait une sorte de faux diplomatique, pour se donner, après coup, une fermeté d'attitude qu'il n'avait pas eue tout d'abord. De cette guerre de dépêches, de cet échange de démentis, résultait entre la France et les autres puissances beaucoup de tension et d'aigreur. Encore était-il heureux que tout cela ne fût pas connu ailleurs que dans les chancelleries à la place du duc de Broglie, un homme d'État d'un patriotisme moins désintéressé eut-il résisté à la tentation de faire montre de sa fermeté et de sa roideur, d'y chercher un titre de popularité auprès de ce public français, alors si disposé à accuser ses gouvernants d'être trop humbles et trop timides en face de l'étranger ?

On cherche vainement quel intérêt l'Autriche trouvait à engager cette controverse. Que la déclaration relative au Piémont eût été faite à un moment ou à un autre, elle avait une égale portée, et le gouvernement de Turin, qui s'en était fort ému, ne s'y trompait pas[38]. D'ailleurs, qui peut sérieusement avoir un doute en présence des affirmations réitérées et formelles d'un homme tel que le duc de Broglie[39] ? N'était-ce pas, depuis 1830, l'habitude de notre diplomatie de comprendre le Piémont parmi les pays où nous ne pouvions permettre une intervention étrangère ? Déjà M. Laffitte l'avait proclamé à la tribune, en 1831, et le Journal des Débats le répétait, quelques semaines avant que le duc de Broglie eût à s'expliquer sur ce point avec l'ambassadeur d'Autriche[40]. L'invraisemblable eût donc été, non pas que le duc de Broglie nommât le Piémont, mais qu'il l'omit[41].

Quoi qu'il en soit, ce n'était pas en soulevant cette mauvaise querelle que les puissances pouvaient dissimuler l'inefficacité de leur manifestation de Münchengraetz. Bien loin d'avoir intimidé le gouvernement français, comme elles s'en étaient flattées, elles s'étaient attiré de sa part une très-verte répartie ; et il leur fallait s'en tenir là, à moins de pousser jusqu'à la guerre dont elles ne voulaient pas. Piteuse sortie après une entrée en scène si fastueuse. Les trois cours étaient au fond obligées de reconnaître qu'elles avaient jeté un trait dans l'eau[42]. A Vienne et à Saint-Pétersbourg, on s'en prenait au roi de Prusse, dont on déplorait plus amèrement que jamais la faiblesse et la tiédeur. Frédéric-Guillaume concluait au contraire que, malgré tous ses tempéraments, il était encore allé trop loin. Le premier promoteur de tout ce mouvement, le Czar, se rendait si bien compte de l'échec, qu'il en venait à faire des coquetteries au gouvernement français[43]. Quant à celui-ci, il se sentait tout animé et enhardi d'avoir pu le prendre de si haut avec la vieille Europe ; nos agents diplomatiques étaient fiers de l'attitude qu'on leur faisait prendre ; l'un des plus intelligents, M. Bresson, écrivait au duc de Broglie, le 17 décembre 1833 : Je vous remercie de m'avoir rendu l'organe d'une politique si nette, si loyale et si nationale.

Les puissances ne devaient pas se sentir encouragées à recommencer. Deux ans plus tard, en août et septembre 1835, le Czar invitait de nouveau l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse à se réunir, avec lui, à Kalisch, en Pologne, pour assister à des parades militaires, et à Tœplitz, en Bohême, pour conférer sur la situation de l'Europe[44]. Le sujet des conversations fut le même qu'à Münchengraetz. Pas plus que la première fois, Nicolas ne parvint à entraîner ses deux alliés dans une croisade contre la France. Si l'on convint de quelques mesures intérieures contre la propagande révolutionnaire, on se garda bien de faire une démarche diplomatique pareille à celle de 1833 et de s'exposer à une seconde rebuffade du duc de Broglie on avait assez de la première. Pour déguiser cette inaction et ce silence, M. de Metternich écrivait pompeusement au comte Apponyi, ambassadeur d'Autriche à Paris : Les trois cabinets sont maintenant tombés d'accord de ne point adresser, à la suite de leur réunion, un manifeste ni même des circulaires à leurs missions. Ce que veulent les trois cours est généralement connu ; le redire est inutile et ne pourrait avoir d'autre résultat que d'affaiblir leur situation inexpugnable. Les vagues viennent se briser contre le rocher, le rocher ne s'avance pas pour briser la lame... Opposez à des questions indiscrètes une sérieuse impassibilité... Que tous sachent que les monarques se sont séparés comme ils se sont rencontrés, animés des mêmes sentiments, et décidés au maintien de leur attitude immuable. Dans une lettre confidentielle au même agent, le chancelier cherchait à se persuader que le silence serait plus imposant que tout ce qu'on aurait pu dire[45]. C'était, en tout cas, avouer qu'on ne se félicitait pas d'avoir rompu ce silence après Münchengraetz. M. Bresson pouvait écrire au duc de Broglie, le 2 novembre 1835, que l'entrevue provoquée par le Czar avait été qualifiée partout en Allemagne de pur enfantillage et de sottise pompeuse. Et le ministre, répondant à l'ambassadeur, parlait dédaigneusement des farces de Kalisch et de la peine que la Russie se donnait, à chaque instant, pour entretenir un feu qui s'éteignait et pour ranimer des passions qui s'amortissaient[46].

 

IV

Si, en 1833, les puissances continentales n'avaient pas mieux réussi à intimider le gouvernement de Juillet, si celui-ci avait pu répondre de si haut, il le devait à son entente avec l'Angleterre entente qui, au lendemain de l'avènement du ministère du 11 octobre, s'était manifestée, avec éclat et efficacité, dans les affaires belges. Dans la démarche tentée parles trois cours, à la suite de l'entrevue de Münchengraetz, lord Palmerston avait vu tout de suite une levée de boucliers contre les États constitutionnels d'ailleurs, fort échauffé à ce moment contre le traité d'Unkiar-Skelessi et ne pensant guère à autre chose, il soupçonnait le Czar d'avoir surtout cherché, dans cette résurrection de la Sainte-Alliance, un appui pour sa politique en Turquie. A Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Berlin, on se sentait singulièrement empêché par cette union des deux Etats occidentaux. Aussi que d'efforts pour détacher l'Angleterre[47] ; et, quand on y avait échoué, quelle colère contre le cabinet de Londres, dénoncé comme étant plus révolutionnaire encore que celui de Paris[48] !

Parmi les hommes d'État français, nul plus que M. de Talleyrand à cette époque ne prisait l'avantage et ne proclamait la nécessité de l'accord avec l'Angleterre. A peine les ministres du 11 octobre avaient-il pris les affaires en main, que l'ambassadeur écrivait de Londres, le 19 novembre 1832, au duc de Broglie : N'oubliez jamais, je vous en prie, que notre union avec l'Angleterre est la seule qui, dans les circonstances actuelles, puisse être sincère il est donc dans l'intérêt de notre gouvernement de ne laisser s'établir, entre nos deux gouvernements, ni aigreur ni défiance, de même qu'il est dans l'intérêt des autres puissances que cette union effraye, de la troubler par de mauvaises et fausses insinuations. Un an plus tard, le 10 décembre 1833, au plus fort des discussions soulevées par la démonstration du Münchengraetz, il écrivait encore au duc de Broglie : Notre liaison avec l'Angleterre est si nouvelle, si fort opposée à toutes les traditions, que sans cesse les anciennes habitudes reparaissent sous une forme ou sous une autre. Les exigences parlementaires des deux pays sont souvent aussi en opposition entre elles, et les nécessités que vous impose la Chambre de Paris sont habituellement en raison inverse de celles auxquelles le cabinet anglais est obligé de se soumettre. Mais, enfin, il faut prendre les choses comme elles sont, diminuer le plus possible ce qu'elles ont de désagréable, et passer franchement l'éponge sur tout ce qui, dans les questions actuelles, n'a pas été aussi simple que nous devions nous y attendre.

M. de Talleyrand attachait tant de prix à cette bonne entente des deux monarchies constitutionnelles, qu'il essaya, à la fin de 1833, de la sceller par une alliance écrite et formelle. Un tel acte lui eût paru particulièrement opportun, au lendemain de Münchengraetz. Il s'en ouvrit au Roi et au duc de Broglie, qui entrèrent dans son idée, mais la tinrent secrète et n'en parlèrent pas aux autres membres du cabinet. Le ministre des affaires étrangères rédigea même un projet de traité qu'il envoya à M. de Talleyrand[49]. Dans la longue dépêche qu'il lui adressa à cette occasion et où il développait toute une série d'arguments à l'adresse de l'Angleterre, il présentait cette alliance comme un moyen d'arrêter la Russie en Turquie, l'Autriche en Italie, la Prusse en Allemagne. Elle deviendra, ajoutait-il, le noyau d'un nouveau groupe d'intérêts, le point d'appui naturel de tous les souverains qui se sentiront une velléité de résistance ; du roi de Naples, en Italie, contre la domination autrichienne ; du duché de Bade, de la ville de Francfort, du duché de Nassau, contre les douanes prussiennes ; de tous les petits princes allemands, contre la prépotence de la diète[50]. Dans quelle mesure la négociation fut-elle engagée avec le gouvernement anglais ? Il ne paraît guère y avoir eu que des conversations. Accueillie favorablement par lord Granville, ambassadeur à Paris, l'idée fut moins bien vue de lord Palmerston, plus mé6nnt ; celui-ci répugnait à se gêner par des engagements qui n'avaient pas un but spécial et déterminé[51]. Tout fut, du reste, interrompu par l'incident parlementaire qui, comme nous l'avons vu, amena, en avril 1834, la démission du duc de Broglie et l'éloigna pour une année du ministère.

Mais à peine, par l'effet de cette démission, le portefeuille des affaires étrangères eut-il passé aux mains de l'amiral de Rigny, qu'éclata la nouvelle d'un traité de quadruple alliance, conclu, le 22 avril 1834, entre la France, l'Angleterre, l'Espagne et le Portugal. L'objet spécifié était l'assistance à donner aux gouvernements de Madrid et de Lisbonne contre don Carlos et don Miguel. Personne ne crut que le traité eût seulement cet objet restreint. Chacun, ami ou ennemi, y vit une réponse à Münchengraetz, l'union des puissances constitutionnelles se constituant en face de celle des cours absolutistes. L'effet en fut immense, aussi bien chez ceux qui y cherchaient un encouragement pour les causes libérales, que chez ceux qui s'en inquiétaient pour les intérêts conservateurs. Cette émotion du public reposait sur une méprise. La vérité, qui ne fut pleinement dévoilée que longtemps après, était plus modeste. Le traité ne restait réellement que les affaires d'Espagne et de Portugal. De plus, les conditions dans lesquelles il avait été conclu, loin de marquer l'intimité croissante que l'on supposait entre la France et l'Angleterre, eussent révélé au public, s'il les avait connues, un trop réel refroidissement. Mais pour bien comprendre ces faits, il convient de revenir un peu en arrière et d'exposer brièvement ce qui s'était passé dans la péninsule Ibérique.

 

V

Ferdinand VII, roi d'Espagne, était mort le 20 septembre 1833, léguant sa couronne à sa fille Isabelle, âgée de trois ans et placée sous la tutelle de la reine mère Marie-Christine. Don Carlos, frère de Ferdinand, contestant la légitimité d'une succession féminine, s'était aussitôt porté le compétiteur de sa nièce et avait été proclamé en Biscaye. Le vieux droit espagnol admettait les femmes au trône. La dynastie bourbonienne y avait substitué, en 1714, sinon la loi salique, du moins une pragmatique qui restreignait la succession des femmes au cas où il n'y aurait aucun héritier mâle. En 1789, Charles IV, révoquant cette pragmatique, avait rétabli l'ancien droit espagnol, et Ferdinand VII avait, en 1830, solennellement confirmé et publié cette révocation. Il semblait donc que la question de droit fût tranchée au profit des femmes ; mais il s'y mêlait une lutte de parti. Les absolutistes comptaient sur don Carlos, tandis que Marie-Christine était favorable aux libéraux. Les premiers étaient dès lors intéressés à la succession masculine, les autres à la féminine. Un combat d'influence et d'intrigues se livra entre les deux partis, pendant les dernières années de Ferdinand, chacun d'eux cherchant à obtenir un acte royal en faveur de sa thèse. Le Roi oscillait entre son affection pour sa fille et ses sympathies pour le parti absolutiste ; un moment, celui-ci crut l'avoir emporté ; son triomphe fut de courte durée : Ferdinand rétracta tout ce que lui avaient arrache les partisans de la succession masculine, et mourut en proclamant le droit de sa fille.

Loin d'avoir un parti pris contre la succession masculine, Louis-Philippe et ses ministres l'eussent préférée. Avec une reine, en effet, un mariage pouvait mettre sur le trône d'Espagne un prince étranger à !a maison de Bourbon, hostile même, et détruire ainsi l'œuvre de Louis XIV[52]. Mais, en droit comme en fait, le gouvernement de Juillet ne jugea pas que les titres de la fille de Ferdinand pussent être contestés. Il savait d'ailleurs mauvais gré à don Carlos de représenter les idées absolutistes et de faire cause commune avec les légitimistes français. Il se prononça donc nettement, avec l'Angleterre, en faveur d'Isabelle, envoya M. Mignet en ambassade extraordinaire pour donner à la jeune reine un témoignage solennel de son appui, et réunit une armée d'observation au pied des Pyrénées. Il commençait ainsi, à l'égard de la monarchie libérale d'Espagne, un rôle de protection qui augmentait sans doute la clientèle de la France, mais où les difficultés ne devaient pas lui manquer. Celles-ci apparurent dès le premier jour. C'était d'abord l'insurrection carliste, aussitôt éclatée dans les provinces basques, et contre laquelle le gouvernement de Madrid paraissait croire que nous nous étions obligés à lui donner un secours armé. C'était surtout, dans la partie même de l'Espagne qui se disait constitutionnelle, l'embarras de faire fonctionner les institutions de la liberté avec une nation qui n'en avait pas les mœurs ; la timidité des uns, l'imprudence des autres, la maladresse de tous ; les incertitudes, les faux pas et les exigences de ministres sans expérience les exigences impatientes de l'opinion qui se croyait victorieuse ; la part de. passion révolutionnaire ou irréligieuse qui se mêlait trop souvent à ce libéralisme d'importation étrangère ; par suite, un état de malaise et de désordre, où il était aussi difficile, aussi compromettant pour nous d'intervenir que de nous abstenir, d'approuver que de contredire, et où, si grande que pût être notre influence, notre responsabilité paraissait l'être encore davantage.

La crise de l'Espagne était encore compliquée par le voisinage de la guerre civile qui, depuis plusieurs années, déchirait le Portugal. Là aussi, une jeune reine, dona Maria, soutenue par les libéraux, se voyait disputer la couronne par son oncle, don Miguel, qui s'appuyait sur les absolutistes et avait partie liée avec les carlistes espagnols comme avec lés légitimistes français[53]. Le gouvernement de Madrid, estimant que la pacification du Portugal importait à celle de l'Espagne, résolut, au commencement de 1834, d'apporter son concours armé à dona Maria. Il s'en ouvrit au cabinet anglais, toujours sur l'œil quand il s'agissait du Portugal, et lui demanda de l'aider dans cette entreprise. Cette démarche aboutit, presque subitement, à la négociation d'un traité de triple alliance, offert par l'Angleterre aux deux puissances ibériques. Tout marcha très-vite ; le 15 avril, les représentants de trois gouvernements étaient d'accord sur les stipulations du traité. De la France, il n'avait pas été question. Bien plus, on s'était caché d'elle si soigneusement, que son ambassadeur à Londres n'eut vent de l'affaire qu'au moment où il ne restait plus qu'à donner les signatures. Ce mystère ne cachait pas d'intentions mauvaises de la part du gouvernement de Madrid qui s'était trouvé entraîné, presque sans avoir eu le temps de la réflexion, là où il ne s'attendait nullement à aller. Tout était l'œuvre de lord Palmerston et, du reste, portait sa marque. Celui-ci avait cru de l'intérêt britannique de ne pas nous admettre à partager la protection du Portugal ; et quant à l'Espagne, n'était-il pas dans la tradition anglaise, — qu'on remontât à Louis XIV, à Napoléon ou seulement à Louis XVIII, — d'y combattre, tout au moins d'y jalouser l'influence française ? Nous étions cependant fondés à trouver étrange la conduite de la diplomatie britannique, d'autant plus que c'était le duc de Broglie qui avait conçu, le premier, le plan d'une intervention simultanée pour la délivrance du Portugal, et qui l'avait communiqué à l'ambassadeur d'Angleterre à Madrid[54]. Aux réclamations de l'ambassadeur français, le chef du Foreign office répondit en lui offrant d'accéder, après coup, au traité qui avait été délibéré et conclu sans lui. Cette situation secondaire ne pouvait nous convenir. De Paris, on proposa un traité nouveau, où la France figurait sur le même pied que l'Angleterre ; pendant que celle-ci y promettait, contre don Miguel et don Carlos, le concours d'une force navale, celle-là, dans le cas où sa coopération armée serait jugée nécessaire, s'engageait à faire, à cet égard, ce qui serait arrêté, d'un commun accord, entre elle et ses trois alliés Lord Palmerston, de fort mauvaise humeur, eût bien voulu ne pas accepter notre contre-projet ; mais ses collègues, plus fidèles à l'entente cordiale l'y contraignirent. Cette négociation fut, du reste, enlevée très-lestement par M. de Talleyrand. Le 22 avril, les signatures étaient données. Ainsi fut conclu ce traité de la Quadruple Alliance où l'opinion et les chancelleries croyaient découvrir l'expression et le couronnement, habilement prémédités, de l'intimité franco-anglaise.

Le traité eut tout d'abord un résultat. Don Miguel vaincu, découragé, fut obligé de capituler à Evora, le 26 mai 1834, et s'engagea, moyennant une pension de 375.000 francs, à ne jamais rentrer en Portugal. Don Carlos, qui était avec lui, dut aussi se réfugier en Angleterre. Mais à peine s'y trouvait-il depuis quelques jours, qu'il s'embarquait secrètement, traversait la France, sans que notre police y vit rien, et pénétrait en Espagne, le 10 juillet. Sa présence donna un nouvel élan à la guerre civile. Fort incapable par lui-même, il avait cette chance que son principal lieutenant, Zumalacarreguy, réunissait, à un rare degré, les qualités de l'homme de guerre, du chef de parti et du héros populaire. Sous ce commandement, les bandes carlistes gagnaient du terrain. Vainement les généraux se succédaient-ils à la tête des troupes libérales, aucun d'eux ne parvenait à relever leur fortune. Des deux parts, la lutte prenait un caractère de sanglante férocité. En même temps, les affaires intérieures du gouvernement de Madrid étaient loin de s'améliorer. Le ministère, sans force ou sans volonté pour dominer l'opposition radicale dans les Chambres, se laissait souvent battre par elle ou, ce qui était pis, lui cédait. Il ne se montrait pus plus capable de maintenir l'ordre matériel dans le pays que la fidélité de l'armée ; sur plusieurs points éclataient des séditions populaires avec massacres de prêtres, ou des tentatives de pronunciamientos militaires. L'Autriche, la Prusse et la Russie, qui avaient d'abord gardé une attitude expectante, se décidaient à rompre avec le gouvernement d'Isabelle et rappelaient leurs représentants de Madrid. Prenant de p)us en plus ouvertement parti pour don Carlos, ils recevaient ses envoyés, lui fournissaient des subsides et des encouragements[55]. Les trois cours se décidaient moins par une raison de droit que par une considération de sympathie politique. Elles détestaient dans la fille de Marie-Christine une reine constitutionnelle, cliente des puissances occidentales ; elles goûtaient au contraire dans son compétiteur le représentant de leurs propres idées[56]. Ainsi pressée, d'une part par les carlistes, de l'autre par les révolutionnaires, mise au ban d'une partie de l'Europe, embarrassée et discréditée par sa propre impuissance, la monarchie de la jeune Isabelle semblait en proche péril de mort.

Dans cette extrémité, le gouvernement de Madrid se tourna vers la France, et lui demanda officiellement, le 17 mai 1835, la coopération prévue par le traité du 22 avril 1834. C'était pour notre gouvernement une question singulièrement délicate, qu'il prévoyait depuis longtemps, qu'il redoutait même, et qui avait été souvent examinée, à l'avance, dans ses conseils. Il était très-disposé à fournir largement son concours moral, à y joindre tous.les secours indirects, surveillance de la frontière, envois de munitions, facilités d'enrôlement il offrait même de prêter une partie de la légion étrangère qui servait en Algérie. Mais devait-il faire plus, intervenir directement sous le nom et avec le drapeau de la France ? Le traité de la Quadruple Alliance lui laissait toute liberté d'appréciation ; comme nous l'avons vu en effet, le roi des Français s'était engagé seulement, pour le cas où sa coopération serait jugée nécessaire, à faire, à cet égard, ce qui serait arrêté d'un commun accord entre lui et ses trois alliés.

L'intervention trouva tout de suite, au sein du gouvernement, un partisan très-ardent c'était M. Thiers. Qu'elle fut la négation du principe posé par nous, après Juillet, à propos des affaires de Belgique, il s'en inquiétait peu. A l'entendre, — et il s'appuyait sur les dépêches de notre ambassadeur M. de Rayneval, — repousser la demande qui nous était faite, c'était manquer de parole à nos clients libéraux d'Espagne, ruiner le prestige et influence de la France au delà des Pyrénées, vouer à une chute prochaine et inévitable la royauté d'Isabelle. Encore n'était-ce pas la question espagnole en elle-même qui occupait le plus M. Thiers. Ce qui le séduisait en cette affaire, c'était un prétexte pour faire, au dehors, quelque acte retentissant, remuer des troupes, faire parler la poudre et rédiger des bulletins de victoire. Déjà blasé sur la politique intérieure, sa curiosité commençait à se porter sur les affaires étrangères. Or sa vive et mobile imagination ne pouvait longtemps se contenter de la sagesse prudente et parfois modeste qui avait été imposée, depuis 1850, à notre diplomatie. En écrivant l'histoire de la Révolution et en préparant celle du Consulat, son esprit ne s'était-il pas habitué à d'autres coups de théâtre ? Une nouvelle expédition d'Espagne lui paraissait d'un succès facile et de risques limités. Sans doute, elle eut été très-mal vue par les puissances continentales ; mais M. Thiers était persuadé que, de ce côté, tout se passerait en colère diplomatique[57]. Il ne lui déplaisait pas, du reste, que la monarchie de Juillet eût ainsi l'occasion de braver ces puissances sans trop s'exposer, de leur montrer son armée, de prouver qu'elle avait la force et la hardiesse de s'en servir, sinon contre elles, du moins malgré elles. Autant M. Thiers était ardent pour l'intervention, autant le Roi y était opposé. Louis-Philippe n'admettait pas que la monarchie espagnol fût incapable de se sauver elle-même, et, après tout, les faits lui ont donné raison. L'intervention lui paraissait pleine de périls. Les Espagnols ne nous résisteraient pas au premier moment, mais ils seraient prêts à se soulever, aussitôt après notre départ. Nous serions condamnés à prolonger indéfiniment notre occupation et à prendre la tutelle du gouvernement. Or, Louis XVIII, ayant 80.000 hommes en Espagne, n'avait-il pas été réduit à rappeler son ambassadeur, parce qu'il ne pouvait faire écouter ses conseils ? Je connais les Espagnols, disait le Roi, ils sont indomptables et ingouvernables pour des étrangers, ils nous appellent aujourd'hui ; à peine y serons-nous, qu'ils nous détesteront et nous entraveront de tous leurs moyens. Ne nous mettons pas ce boulet aux pieds. Si les Espagnols peuvent être sauvés, il faut qu'ils se sauvent eux-mêmes ; eux seuls le peuvent. Si nous nous chargeons du fardeau, ils nous le mettront tout entier sur les épaules, et puis ils nous rendront impossible de le porter. A un point de vue plus général, le Roi ne prenait pas aussi facilement que M. Thiers son parti du mécontentement des puissances continentales ce ne serait sans doute qu'une mauvaise humeur peu efficace, si l'expédition devait être courte ; mais ce pouvait devenir un grave embarras ou même un péril sérieux, avec une occupation destinée à se prolonger plusieurs années. D'ailleurs, comme nous le verrons plus loin, Louis-Philippe, à cette époque, croyait possible de se rapprocher des cours de l'Est ; il cherchait personnellement à se les concilier, et l'un de ses moyens, pour y parvenir, était précisément de leur donner, par-dessus la tête de ses ministres, l'assurance que jamais il ne permettrait une intervention en Espagne[58] ; l'ambassadeur de Prusse se croyait fondé à rapporter à son gouvernement ce mot du duc d'Orléans : Le Roi casserait douze Chambres et prendrait son valet de chambre pour ministre, plutôt que d'intervenir[59].

Louis-Philippe était vivement encouragé, dans sa résistance, par M. de Talleyrand, qui, lui aussi, à cette époque, rêvait d'un rapprochement avec les puissances continentales a C'est l'intérêt de votre dynastie, disait-il au Roi, de ne pas vous engager en Espagne[60]. Le maréchal Soult pensait de même comme on lui parlait d'une expédition ne comprenant que dix mille hommes : Ni dix mille, ni cinq mille, ni cent, répondait-il j'ai été trop longtemps en Espagne pour donner ce conseil au Roi. Le maréchal Gérard, au contraire, un moment président du conseil après la retraite du maréchal Soult, et le maréchal Maison, qui entra plus tard dans le cabinet, étaient conquis par M. Thiers à l'intervention. Quant à MM. de Broglie et Guizot, ils paraissent avoir hésité quelque temps entre M. Thiers et le Roi, également frappés des difficultés d'une action militaire et de l'inconvénient de la refuser, souhaitant surtout que le gouvernement de la reine Isabelle renonçât à la demander. Le duc écrivait à M. de Rayneval, ambassadeur à Madrid, de longues lettres, où, sans conclure formellement, il développait toutes les objections contre l'intervention, tâchait de rendre courage au cabinet espagnol, et l'engageait à faire ses affaires lui-même[61].

Le public français attendait avec émotion le parti qui serait pris. Bien que la question n'eût pas été débattue au Parlement, elle occupait beaucoup les esprits. La presse la discutait avec vivacité. La Bourse, l'oreille au guet, descendait ou montait suivant que le vent lui paraissait ou non souffler du côté de l'intervention. L'idée d'une nouvelle expédition d'Espagne était fort impopulaire. Presque tous les journaux la combattaient, et ceux des ministres qui hésitaient, ayant voulu sonder les députés, n'en trouvèrent pas vingt qui y fussent favorables[62]. Cet état de l'opinion, joint à la résolution si arrêtée du Roi, ne pouvait pas ne pas agir sur M. Guizot et le duc de Broglie. Ce dernier émit l'avis, aussitôt adopté, que, d'après les stipulations mêmes de la Quadruple Alliance, l'Angleterre devait d'abord être consultée sur le point de savoir s'il convenait de venir militairement au secours du gouvernement espagnol. Cette démarche se trouva fournir un argument décisif aux adversaires de l'intervention. Était-ce crainte jalouse de voir de nouveau une armée française au delà des Pyrénées ? le cabinet de Londres déclara qu'à son avis, le moment n'était pas venu de donner à la reine d'Espagne l'assistance prévue par le traité du 22 avril 1834, et que, si la France agissait, il ne voulait en aucune manière se rendre solidaire d'une pareille mesure qui pourrait compromettre le repos général de l'Europe Devant cette réponse, M. Thiers lui-même dut, au moins pour le moment, renoncer à tout projet d'intervention.

Il fallut donc avertir le gouvernement espagnol que sa demande ne pouvait être accueillie[63]. Bien que le gouvernement français offrit en même temps tous les témoignages de sa bienveillance et tous les secours indirects en son pouvoir, la déception fut grande à Madrid. Au premier abord, les événements parurent donner raison à ceux qui avaient prophétisé des désastres, au cas où nous refuserions d'agir. Les carlistes, enhardis, infligèrent de nouveaux échecs à l'armée constitutionnelle et la forcèrent à repasser l'Èbre ; sauf quelques villes, ils occupaient la Biscaye, la Navarre, la Catalogne et l'Aragon. Dans le reste de la Péninsule, redoublement d'agitation révolutionnaire, d'émeutes et de massacres de moines. Les ministres relativement modérés et clients de la France, MM. Martinez de la Rosa et de Toreno, découragés, débordés, furent contraints de céder la place à M. Mendizabal, chef du parti radical et se réclamant du patronage anglais (février 1836). C'était un échec pour notre influence, un péril pour la monarchie espagnole. Plus que jamais donc, les affaires de la Péninsule devaient occuper le gouvernement français ; elles fixeront, en effet, d'une façon particulière, l'attention du cabinet qui succédera, le 22 février 1836, au ministère du 11 octobre.

 

VI

L'affaire de la Quadruple Alliance a bien montré quelles étaient alors les difficultés de nos relations avec l'Angleterre. Sur beaucoup d'autres théâtres, notamment à Bruxelles, à Constantinople, à Athènes, nous rencontrions, sournoise ou patente, la jalousie qui s'était manifestée à propos du Portugal et de l'Espagne. Dans presque toutes les capitales, on eût dit que les ambassades ou les légations britanniques avaient pour tâche de se créer une influence rivale, souvent ennemie de la nôtre. Certains agents diplomatiques y apportaient d'autant plus de passion, qu'ils avaient été, en quelque sorte, dressés à combattre la France[64]. On eût dit que, dans le gouvernement comme dans l'opinion d'outre-Manche, la tradition d'une inimitié de plusieurs siècles l'emportait sur les devoirs, encore mal compris ou mal acceptés, d'une alliance toute récente. Avec une telle disposition, le rapprochement même des deux nations, la multiplicité de leurs points de contact, la communauté de leurs intérêts, ne devenaient qu'une occasion de froissements et de chocs plus fréquents ; c'était à se demander si l'harmonie n'eût pas été moins malaisée à maintenir entre deux États ayant des préoccupations plus différentes, des théâtres d'action plus éloignés l'un de l'autre. En même temps que les accidents désagréables se multipliaient, les signes extérieurs d'entente se faisaient plus rares et plus incertains. Le traité du 22 avril 1834, où amis et ennemis avaient cru voir la consolidation définitive et solennelle de l'alliance des deux puissances occidentales, semblait au contraire devoir être la dernière manifestation de cette alliance et le point de départ, sinon d'une rupture, du moins d'un refroidissement chaque jour plus visible.

Par ce qu'on peut déjà connaître du caractère et des sentiments de lord Palmerston, — de ce patriotisme égoïste, intolérant, âpre, hargneux, incapable de comprendre qu'il y ait, dans le monde, un autre droit que l'intérêt de l'Angleterre ; de ce sans gêne que n'arrêtait aucun scrupule de principe, de générosité, de loyauté ou seulement de politesse ; de ce tempérament querelleur qui transformait aussitôt la moindre dissidence en aigre conflit[65], — on devine que la présence d'un tel homme à la tête du Foreign Office n'était pas faite pour diminuer, entre les deux puissances occidentales, les causes naturelles de froissement ; elle eût suffi, au contraire, à en créer. Cet homme d'État mettait son ambition à mériter le nom de bouledogue de l'Angleterre, et c'était surtout contre la France que son instinct le portait à aboyer et à montrer les dents. Tout ce que la vieille politique britannique avait eu de passion gallophobe survivait dans son âme. Aussi le trouvait-on absolument réfractaire à l'entente cordiale ; vainement le cabinet whig l'avait-il inscrite en tête de son programme et voulait-il sincèrement la pratiquer, le ministre des affaires étrangères cherchait, en dépit de ses collègues, tous les moyens de se passer de la France, ou même toutes les occasions de la mortifier et de lui nuire.

L'Angleterre nous marchandait donc chaque jour davantage les profits de son alliance et nous épargnait moins les désagréments de sa rivalité. Les autres gouvernements s'en apercevaient. M. de Metternich ne se refusait pas le plaisir de révéler, de temps à autre, à notre ambassadeur, les mauvais tours que lord Palmerston cherchait à nous jouer. Il se défendait cependant de nous pousser à une rupture : Vous brouiller avec l'Angleterre, s'écriait-il, ce serait comme si nous nous brouillions, nous, avec la Russie. Mais il ajoutait malicieusement : Prenez-y garde, rien n'est plus utile que l'alliance de l'homme avec le cheval seulement il faut être l'homme et non le cheval[66].

Le duc de Broglie ne contestait pas les mauvais procédés du gouvernement anglais il n'en regardait pas moins comme nécessaire de rester fidèle à cette alliance, en l'acceptant avec ses conditions inévitables et ses vicissitudes naturelles, avec ses hauts et ses bas. Il s'est expliqué sur ce sujet, dans une longue et très-remarquable lettre, écrite, en 1835, à l'un de ses agents[67]. Après y avoir rappelé comment l'alliance anglaise était née, après 1830, et l'immense service qu'elle nous avait rendu, il observait, avec finesse, les conditions particulières qui faisaient de nos voisins des alliés si incommodes : L'Angleterre, disait-il, est une île ; l'Angleterre est une grande puissance maritime ; l'Angleterre n'entretient point de grandes armées de terre. Comme île, comme grande puissance maritime, elle ne court aucun risque d'invasion ; elle joue en quelque sorte sur le velours, lorsqu'elle se mêle des affaires du continent ; elle peut dès lors avoir, sans trop d'inconvénient, une politique brusque, violente, téméraire, agissant par secousses et par saccades ; elle n'a point trop à redouter les conséquences. de ses incartades. Comme puissance qui n'entretient pas de grandes armées de terre, assez peu lui importe de s'engager sur ses paroles, ou même par ses actes ; on trouve tout naturel qu'elle ne soutienne pas ses menaces, qu'elle se renferme chez elle, et se croise les bras tranquillement après avoir jeté feu et flamme... Cette même position de l'Angleterre qui lui épargne tout ce qu'il peut y avoir de grave dans les conséquences d'une politique hasardeuse, tout ce qu'il peut y avoir d'irrémédiable dans les partis pris à la légère, nous explique également pourquoi sa manière d'agir est souvent bizarre et inconséquente. C'est un enfant gâté qui ne résiste guère à ses premiers mouvements et qui se passe souvent ses fantaisies du jour et du quart d'heure... Enfin, lorsque nous nous sommes alliés à l'Angleterre, nous avons dû compter que partout où l'intérêt bien évident de l'alliance ne serait pas en saillie, nous retrouverions l'esprit jaloux, inquiet, soupçonneux, de l'ancienne politique anglaise vis-à-vis de la France, cette envie de briller aux dépens d'autrui, de primer, de faire parade d'influence uniquement pour prouver qu'on en a. Le duc de Broglie citait de nombreux exemples des incartades et de la malveillance anglaises. Puis il ajoutait : Que conclure de tout cela ? Rien autre chose, sinon que la situation actuelle ne diffère pas essentiellement de ce qu'elle était il y a deux ans, qu'il ne nous arrive rien, en ce moment, qui ne nous soit arrivé chaque jour, depuis 1831, rien à quoi nous n'ayons dû nous attendre, rien dont nous devions nous effaroucher bien fort... L'alliance de la Russie coûte assurément plus cher, depuis cinq ans, à M. de Metternich, que l'alliance anglaise ne nous a coûté, et, si nous sommes forcés de passer bien des choses au ministre anglais, nous lui avons fait avaler, il faut en convenir, de notre côté, quelques pilules assez amères, témoin l'expédition d'Ancône et nos déclarations publiques sur la possession d'Alger. Après avoir recommandé de dissimuler nos dissentiments avec l'Angleterre, pour que les cabinets étrangers ne s'en emparassent pas, le ministre terminait ainsi : Il faut que le plus sage des deux cabinets couvre les fautes de l'autre, ne regarde pas de trop près à de légers torts, cède même, au besoin, tous les avantages qui seraient véritablement sans importance. C'est par une politique calme et réfléchie, persévérante et conséquente, raisonnée et régulière, qu'un gouvernement s'honore et s'affermit. C'est par là qu'il acquiert à la longue un ascendant durable, et cet ascendant-là est le seul dont il doive faire cas. Tout le reste, toutes les petites irritations, toutes les petites susceptibilités, toutes les petites envies de briller, de primer, de faire preuve d'influence, ne sont, si je puis ainsi parler, que de la fatuité diplomatique. Il faut laisser cela à ceux qui ne sont pas obligés comme nous de prendre les choses au sérieux et qui n'ont pas à jouer une aussi grosse partie que la nôtre.

Tout le monde ne voyait pas les choses d'aussi haut et avec autant de sérénité que le duc de Broglie. On conçoit que d'autres esprits, plus accessibles à l'impatience et à l'agacement, fussent conduits à se demander si la France ne pouvait pas trouver sur le continent des alliés plus aimables et plus profitables. De ce nombre fut M. de Talleyrand, l'homme même qui avait, après 1830, inventé et pratiqué l'entente cordiale avec l'Angleterre, qui, en 1832 et en 1833, recommandait au duc de Broglie d'y demeurer quand même fidèle et tâchait de la transformer en alliance formelle et générale[68]. Le vieux diplomate se décidait-il par des considérations de haute politique ? Cédait-il au ressentiment des impertinences que ne lui avait pas épargnées lord Palmerston et auxquelles la déférence universelle des diplomates européens ne l'avait pas préparé[69] ? Ou bien encore subissait-il l'influence russe de la princesse de Liéven qu'il avait beaucoup vue à Londres ? Toujours est-il que, vers la fin de 1834, il disait au Roi : Qu'est-ce que Votre Majesté a encore à attendre de l'Angleterre ? Nous avons exploité son alliance et nous n'avons plus aucun avantage à en retirer. C'est à notre alliance avec l'Angleterre que nous devons la conservation de la paix ; maintenant elle n'a que des révolutions à vous offrir. L'intérêt de Votre Majesté exige donc qu'elle se rapproche des puissances orientales... Les grandes cours ne vous aiment pas, mais elles commencent à vous estimer[70].

Le Roi avait toujours tenu grand compte des avis de M. de Talleyrand. Cette fois, il était d'autant plus disposé à les suivre qu'ils répondaient à son sentiment personnel. Peut-être même, dans cette voie, avait-il devancé son ambassadeur. Dès la fin de 1833, et surtout à partir de 1834, on eût pu noter chez Louis-Philippe une tendance nouvelle à se mettre en bons termes avec les gouvernements du continent. Divers symptômes lui donnaient à penser que ces gouvernements, surtout ceux de Berlin et de Vienne, étaient au fond un peu las et découragés de leur hostilité contre la monarchie de Juillet, à demi désarmés par la bonne tenue de cette dernière, et par suite moins opposés à un rapprochement. Aussi croyait-il le moment venu de leur faire des avances et de leur donner des gages. Sans la bien connaître, le public soupçonnait cette évolution de la politique personnelle du Roi, et ce fut une occasion d'attaques très-vives. La presse de gauche affectait de ne voir là que la couardise d'un prince trop pacifique qui tremblait devant les menaces de la Sainte-Alliance, ou l'empressement d'un parvenu qui mendiait son admission parmi les vieilles monarchies, cherchait a se faire pardonner son origine, et sacrifiait, pour cela, l'Intérêt et l'honneur de la France libérale. En présentant ainsi les choses, l'opposition, suivant son habitude, ne montrait ni largeur d'esprit, ni justice. Que le prince fût personnellement flatté à la pensée de se voir enfin traité avec politesse et même recherché par les gouvernements qui, jusqu'alors, avaient le plus suspecté et dédaigné sa provenance révolutionnaire, c'est possible, et, après tout, rien de plus naturel, ni de plus légitime ; en cette circonstance, comme presque toujours d'ailleurs, l'intérêt de la France et celui de.la dynastie se confondaient. Mais cette conduite ne pouvait-elle pas s'expliquer par une autre raison, raison de haute politique qui regardait la nation elle-même ? Jamais une puissance n'est une alliée facile et obligeante, quand elle sait être une alliée unique et nécessaire. Telle était, par le malheur de 1830, la situation de l'Angleterre à notre égard. Du jour où l'on aurait appris, à Londres, que rien ne nous empêchait plus de choisir nos amis parmi les États du continent, lord Palmerston lui-même ne serait-il pas devenu plus souple et plus bienveillant ? Dût-on donc, en fin de compte, demeurer fidèle à l'alliance anglaise, il importait cependant de faire disparaître l'espèce d'incompatibilité que la révolution avait semblé créer entre notre monarchie et celles de la vieille Europe. Nous ne nous demandons pas, pour le moment, si le Roi avait bien choisi l'heure et les moyens. Mais au moins ne faut-il pas rapetisser ni dénaturer le motif qui le déterminait et le but auquel il visait.

Sans méconnaître de quel avantage il eût été de reconquérir le libre choix de nos alliances, le duc de Broglie croyait que les puissances continentales gardaient contre nous trop de préventions et de dédains, pour qu'un rapprochement avec elles pût être dignement et utilement tenté, pour qu'il y eût lieu même d'accueillir leurs avances. Au fond de l'âme, écrivait-il à M. de Sainte-Aulaire, notre ambassadeur à Vienne[71], M. de Metternich nous hait et nous méprise comme des bourgeois que nous sommes, mais il se figure que la moindre cajolerie d'un grand seigneur européen comme lui doit nous tourner la tête, et que, dans notre isolement continental, la moindre avance de l'Autriche doit nous paraître une bonne fortune inopinée. Je suis bien aise qu'il sache, une fois pour toutes, que nous nous trouvons de taille à le regarder de haut en bas. Et encore : Toutes les fois que je vois M. de Metternich se tourner de notre côté, il me semble voir un homme qui pose sa main pour s'appuyer sur un fagot d'épines, et qui la retire à l'instant même... La haine du gouvernement de Juillet, en tant que tel ; n'est pas moindre aujourd'hui qu'il y a trois ans. Je me règle là-dessus. Il se défendait d'avoir, au fond, beaucoup plus de confiance dans le gouvernement prussien. Tout au plus notait-il qu'à Berlin on était moins grand seigneur qu'on avait moins de morgue o, et qu'il y avait, par suite, plus de possibilité d'entente. Sur la Russie, il s'exprimait ainsi : Si nous voulions essayer de nous rapprocher de la Russie, de lui promettre toute liberté dans ses desseins sur Constantinople, à la condition d'avoir son appui pour envahir la Belgique et prendre la rive gauche du Rhin, outre que ce serait, de notre part, un manque de foi odieux et méprisable, ce serait une entreprise dont nous n'aurions que la honte. La haine de l'empereur de Russie pour nous est encore la plus forte de toutes ses passions ; il ne nous a jamais fait aucune ouverture dont nous puissions nous prévaloir pour changer de ligne de conduite et de drapeau, et s'il en accueillait de notre part, ce ne pourrait être qu'un stratagème, ce ne pourrait être que pour nous trahir ensuite et nous déconsidérer nous l'aurions bien mérité.

Aussi le duc de Broglie précisait-il en ces termes l'attitude qu'il conseillait à ses agents, en face des gouvernements du continent : Vous avez vu quelquefois un homme de mérite, mais sans naissance, qu'un événement, glorieux pour lui, introduit dans la haute société. Quel doit être le principe de conduite d'un pareil homme en pareille situation ? Je n'hésite point à dire que son principe de conduite doit être la réserve, une dignité polie, mais un peu froide. M doit se tenir à distance des grands personnages dont le sort l'a rapproché, et les tenir en même temps à distance de lui-même, attendre les avances et n'en point faire le premier, de crainte de les voir repoussées ou de les voir tournées en ridicule lorsqu'il en reçoit, il doit les recevoir sans affectation, sans empressement, comme une chose toute simple ; lorsqu'il n en reçoit pas, il doit trouver la chose plus simple encore, témoigner, en un mot, qu'il sait ce qu'il vaut, qu'il n'a besoin de personne et ne demande rien, saut ce qu'il est rigoureusement en droit d'exiger. Supposez enfin que l'occasion se présente de régler quelques affaires, quelques intérêts, il doit prendre soin que les arrangements dans lesquels il entre portent sur des données précises, limitées, positives ; il doit éviter de se compromettre dans des relations vagues et générâtes qui ne peuvent s'entretenir que par l'intimité et la confiance, par une certaine identité de vues, d'habitude et de sentiments. Eh bien, cet homme-là, c'est le gouvernement de Juillet. Considéré dans ses rapports avec les autres gouvernements, c'est un parvenu. Son moyen de parvenir a été légitime, glorieux, mais, je le répète, c'est un parvenu. Il ne doit point en rougir ; il doit au contraire s'en faire honneur et se conduire en conséquence. Tel est le caractère que je m'applique, pour mon propre compte, à imprimer à nos relations diplomatiques. Le gouvernement français est isolé sur le continent de l'Europe, c'est un fait qu'il faut reconnaître, et c'est une situation dont il ne faut pas se montrer empressé de sortir. Ce gouvernement-ci s'affermit, cette nation se calme et se rassure, ce pays-ci prospère et s'enrichit. Ce qui nous manque, c'est ce qu'aucune combinaison politique ne saurait nous donner tout à coup, le temps, la durée, cette confiance dans le lendemain qui naît de ce qu'on a un passé, de ce que le jour présent ressemble à la veille. Mon unique ambition, c'est d'assurer à ce gouvernement-ci du temps, de la durée ; c'est de le maintenir en paix avec tout le monde, en prévenant, autant qu'il se peut, tout accroissement de prépondérance qui serait de nature à tourner contre nous ; c'est de lui procurer le genre de considération que mérite un gouvernement sérieux, sensé, fidèle à sa parole et disposant d'une puissance grande et réelle. Comme conclusion, le duc de Broglie engageait ses agents à entretenir avec les cours du continent des relations polies, aisées, bienveillantes, telles, en un mot, qu'il en existe entre gens bien élevés, mais sans jamais donner à croire que nous prétendions à transformer ces relations en intimité véritable, en amitié bon argent, en confiance réelle.

Cette attitude différait, sur plus d'un point, de celle qu'eût désirée Louis-Philippe. Il y avait donc divergence grave entre le Roi et son ministre. On comprend mieux maintenant pourquoi le premier accepta si facilement la démission du second, à la suite du débat sur l'indemnité américaine, et pourquoi aussi il se montra si longtemps opposé à sa rentrée. En effet, pendant l'année où le portefeuille des affaires étrangères fut aux mains de l'amiral de Rigny, d'avril 1834 en mars 1835, le Roi fut plus à l'aise pour essayer de faire prévaloir ses vues. Mais il n'y renonçait pas, même avec le duc de Broglie dans son conseil. On ne saurait s'en étonner. Le souverain, même constitutionnel, a le droit et le devoir d'exercer une action, le plus souvent prépondérante, dans la direction des affaires étrangères. Combien avait-il été heureux pour la France que Louis-Philippe l'exerçât après 1830[72] ! Seulement, avec le duc de Broglie, ce prince a-t-il toujours recouru aux meilleurs procédés ? Quand il se prononçait ouvertement contre l'intervention en Espagne et pesait sur son conseil pour faire prévaloir son opinion, rien de plus correct. Mais il ne s'en tenait pas là il semblait parfois vouloir neutraliser ou corriger l'action de ses ministres, pardessus leur tête et plus ou moins à leur insu. Il profitait des relations amicales, presque familières, où il avait admis les ambassadeurs étrangers, notamment ceux de Russie, d'Autriche et de Prusse, des longues conversations auxquelles il les avait habitués[73], pour leur tenir un langage sensiblement différent de celui de M. de Broglie. Il leur faisait confidence de son désir de se rapprocher des puissances continentales, de ses griefs contre l'Angleterre[74], ou même de ses désaccords avec ses propres ministres. Y avait-il, dans les actes de ces derniers, quelque chose qui pût contrarier les trois cours, il cherchait à l'atténuer. Ainsi, après le traité d'Unkiar-Skelessi, donnait-il l'assurance qu'il ne suivrait pas lord Palmerston dans sa campagne contre la Russie[75] ; après Münchengraetz, désavouait-il à demi la roideur du duc de Broglie[76], et, après le traité de la Quadruple Alliance, s'empressait-il de diminuer la portée de cet acte, affirmant que, malgré l'opinion contraire d'une partie de son conseil, il ne permettrait jamais une intervention en Espagne[77]. A plusieurs reprises, M. de Broglie, d'accord avec l'Angleterre, avait refusé de s'associer aux démarches des puissances continentales, pour imposer à la Suisse des mesures contre les réfugiés politiques ; il avait même protégé la résistance de ce petit État ; Louis-Philippe laissait voir aux ambassadeurs qu'il eût voulu, au contraire, se ranger du côté des puissances, se plaignait à eux de la marotte suisse de son ministre, profitait de l'intervalle où celui-ci n'était plus au pouvoir pour imprimer, sur ce point, une direction différente à notre diplomatie, et telle était son insistance, qu'à la fin de 1835, après la rentrée du duc, il finissait par l'amener en partie aux mesures qu'il voulait[78]. Les ambassadeurs se prêtaient avec empressement à ces épanchements, transmettaient à leur gouvernement ce qui leur était ainsi révélé, notant surtout avec soin, peut-être même exagérant les boutades ou les blâmes qui avaient pu échapper au Roi contre son propre ministre[79]. L'écho de ces conversations revenait souvent à ce dernier, soit par ses agents du dehors, soit par les diplomates étrangers. De là, entre la couronne et ses conseillers, une tension de rapports qui fut pour beaucoup dans les déplorables crises ministérielles de 1834 et de 1835, et bientôt dans la chute, plus déplorable encore, du cabinet du 11 octobre.

Pour encourager ces dispositions du Roi, les gouvernements du continent ne tarissaient pas en éloges sur sa modération, sur sa sagesse, qu'ils opposaient au mauvais esprit de ses ministres, particulièrement du duc de Broglie[80] ; ils lui faisaient parvenir des témoignages de confiance, de reconnaissance et d'estime, auxquels ii était très-sensible. M. Ancillon et le prince de Metternich proclamaient la tenue de Louis-Philippe plus correcte encore et meilleure que celle de lord Wellington[81]. Il n'était pas jusqu'au Czar qui ne le fît remercier de ses efforts pour contenir lord Palmerston[82]. Les ambassadeurs trouvaient, plus d'une fois, leur intérêt traiter ainsi directement avec le Roi, par-dessus la tête de ses ministres[83]. Ils avaient cru d'ailleurs observer que sa volonté personnelle finissait toujours par l'emporter, quand elle était nettement exprimée. C'est ce qu'avait cherché à établir, dès novembre 1833, l'ambassadeur de Russie, Pozzo di Borgo, dans un Memorandum communiqué à ceux des membres du corps diplomatique qui faisaient cause commune avec lui[84]. Ceux-ci furent confirmés encore dans ce sentiment, quand ils virent Louis-Philippe faire prévaloir dans les affaires espagnoles la politique de non-intervention qui leur tenait tant à cœur[85]. M. de Sales, ambassadeur de Sardaigne, en concluait que ci le Roi était bien le maître et le directeur du ministère[86].

Les choses en vinrent à ce point qu'à partir de 1834 et surtout de 1835, des communications secrètes s'établirent entre M. de Metternich et Louis-Philippe[87]. Tout se passait en dehors et même, dans une certaine mesure, à l'insu des ministres. Dans des lettres adressées à l'ambassadeur d'Autriche, mais, en réalité, destinées à être mises sous les yeux du Roi, ou tout au moins à lui être dues en partie, le chancelier, répondant à l'invitation qui paraît lui avoir été faite[88], indiquait ses vues, donnait ses conseils, professait ses doctrines, non-seulement sur les affaires étrangères, mais aussi sur la politique intérieure, sur la nécessité de combattre la révolution et de répudier l'utopie libérale ; il y mêlait des compliments à l'adresse du prince qu'il proclamait la seule force et la seule lumière de son gouvernement, et des attaques contre les ministres, spécialement contre les doctrinaires, présentés comme des esprits faux, orgueilleux, déplaisants, qui voulaient supplanter le Roi et conduisaient la monarchie à sa ruine. En même temps qu'il entr'ouvrait discrètement à son auguste correspondant la porte de la Sainte-Alliance, il ne manquait pas une occasion d'exciter sa méfiance ou son ressentiment contre l'Angleterre[89]. Louis-Philippe, sans doute, n'était ni d'âge ni de goût à se mettre à l'école, et surtout à l'école de M. de Metternich ; il était trop fin pour ne pas sourire, à part lui, de la solennité dogmatisante, de la bienveillance protectrice, avec lesquelles cet homme d'État avait pris, à son égard, le rôle de précepteur et presque de directeur spirituel. Toutefois il se gardait de le décourager. Ces rapports lui paraissaient aider au rapprochement qu'il poursuivait avec les cabinets du continent et qu'il croyait utile à la politique française[90].

Les trois cours n'étaient pas cependant toujours en humeur de répondre avec courtoisie aux avances du roi des Français. Pendant que celui-ci se félicitait de l'Intimité confiante des rapports qui s'étaient établis entre lui et l'ambassadeur de Russie, M. Pozzo di Borgo, le Czar, sans autre raison que d'être désagréable à Louis-Philippe, rappelait ce diplomate, en 1834, l'envoyait à Londres, et laissait, pendant près d'un an, l'ambassade de Paris vacante. A la fin de 1835, il se décidait à y nommer le comte Pahlen ; mais, dans les lettres de créance, il affectait de ne pas appeler Louis-Philippe Monsieur mon frère, si bien que celui-ci, pour éviter les difficultés, cachait ces lettres à son ministre[91]. En même temps, M. de Barante, envoyé comme ambassadeur à Saint-Pétersbourg, y recevait un accueil peu gracieux. A la suite de l'attentat Fieschi, le Roi avait témoigne le désir que ses nouveaux amis des cours du Nord saisissent cette occasion de déclarer que le maintien de sa dynastie était un intérêt européen ; il ne parait pas qu'aucun d'eux se soit empressé de satisfaire a ce désir ; bien plus, le Czar eut soin de ne faire féliciter le Roi que verbalement, tandis qu'il écrivait ouvertement une lettre autographe à la veuve du maréchal Mortier[92].

A Vienne, les formes étaient plus polies ; mais, quand il s'agissait de répondre à Louis-Philippe autrement que par des compliments ou des leçons de politique réactionnaire, y avait-il là plus de bonne volonté ? L'une des principales préoccupations du Roi était le mariage du jeune duc d'Orléans obtenir pour lui quelque princesse de l'une des grandes familles régnantes eût été le signe que sa dynastie était vraiment acceptée et traitée d'égale par les autres cours ; c'eût été aussi répondre aux légitimistes qui se vantaient tout haut d'avoir établi un blocus matrimonial autour de la nouvelle monarchie. Il est même permis de supposer que cette pensée du mariage de l'héritier du trône n'avait pas peu contribué à faire chercher un rapprochement avec les puissances continentales. Aussi, dès la fin de Ï834, faisait-on sonder M. de Metternich, sur un projet de voyage du duc d'Orléans à Vienne, et sur la possibilité du mariage de ce prince avec une archiduchesse d'Autriche. Mais le chancelier n'avait aussitôt qu'une pensée, faire écarter ce projet que, dans ses lettres à Apponyi, il déclarait, à plusieurs reprises, saugrenu et seulement explicable par la légèreté qui caractérise certaines têtes françaises, sous quelque régime qu'elles se trouvent placées. — Le voyage du duc d'Orléans, ajoutait-il, est une entreprise fort hasardée et positivement intempestive. Il sera reçu partout, et en particulier à Vienne, comme il est naturel de recevoir le fils du roi des Français avec lequel on est en paix. S'attendre à plus, c'est se tromper, et croire à la possibilité d'un mariage, c'est se tromper encore une fois. Suivait une dissertation où le chancelier expliquait que le gouvernement français ressemblait à un bâtard. Au cours de ces peu agréables pourparlers, qui se continuèrent de décembre 1834 à mars 1835, survinrent la mort de l'empereur François et l'avènement de Ferdinand. Toute la crainte de M. de Metternich fut que Louis-Philippe ne saisit cette occasion d'envoyer son fils à Vienne. Il chargea son ambassadeur de détourner le coup. Je me flatte, lui écrivait-il, que l'idée n'en viendra pas au Roi ; ce qui a fait naître ici celle d'un envoi pareil, c'est l'arrivée du prince Guillaume, fils du roi de Prusse. Celui-ci a été reçu à bras ouverts, mais aussi quelle différence de position ! Plus tard, en mai 1835, Louis-Philippe avant fait faire de nouvelles ouvertures par M. de Chabot à M. de Metternich, celui-ci donna à entendre avec franchise qu'il ne fallait point toucher cette corde[93].

Ces incidents ne donnent-ils pas à penser que Louis-Philippe s'avançait un peu vite vers les puissances continentales, sans s'être assez assuré qu'elles étaient vraiment disposées à le payer de retour ? Si réelle que fût la détente produite de ce côté, il restait encore trop des anciennes suspicions contre le régime et les hommes de 1830. C'était illusion surtout de se flatter d'une sorte de rapprochement général. Tout au plus pouvait-on entrevoir, dans un avenir plus ou moins éloigné, la possibilité d'une entente sur quelque point déterminé, où l'Intérêt évident de telle puissance la ferait passer par-dessus ses préventions telle serait, par exemple, la question d'Orient pour l'Autriche. Dans ces conditions, eut-Il été prudent de laisser, dès maintenant, rompre ou relâcher l'entente avec l'Angleterre ? D'ailleurs, s'il était politique de travailler à effacer l'incompatibilité créée par 1830 entre la France et les cours orientales, ce ne devait pas être pour nous rattacher à la Sainte-Alliance, mais bien pour dissoudre celle-ci et pour y substituer un nouveau classement des États de l'Europe, ainsi qu'il avait été fait sous la Restauration. Or quel était le dessein hautement proclamé des trois cours, celui dont elles déclaraient poursuivre l'accomplissement par leurs rapports directs avec Louis-Philippe ? Elles se présentaient comme formant une trinité indissoluble et protestaient vivement qu'elles ne se laisseraient jamais séparer. Dans une des lettres destinées à passer sous les yeux de Louis-Philippe, M. de Metternich traitait dédaigneusement d'utopie libérale doctrinaire l'idée d'une union politique entre les deux cours maritimes et l'Autriche[94]. Par contre, les puissances prétendaient dissoudre cette alliance franco-anglaise qui avait si souvent fait échec à leurs desseins, depuis 1830, et qui leur avait imposé notamment l'indépendance de la Belgique. Là était le mobile avoué de toutes les coquetteries qu'elles faisaient au Roi, le but qu'elles poursuivaient avec une obstination passionnée. Sur ce point, à Vienne, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, on pensait et l'on agissait de même. Pendant que M. de Metternich excitait Louis-Philippe contre l'Angleterre, le gouvernement russe envoyait M. Pozzo di Borgo à Londres, avec instruction d'enfoncer le coin le plus avant possible entre les deux États occidentaux. M. de Nesselrode, à la fin de 1835, déclarait attacher autant de prix que le chancelier autrichien à la dissolution de l'alliance franco-anglaise ; il reconnaissait que, pour y arriver, les trois puissances devaient aller un peu au-devant du roi Louis-Philippe, en profitant de la disposition que ce prince montrait à se rapprocher d'elles. Il protestait d'ailleurs qu'il avait travaillé de bonne foi dans ce sens[95]. Et qu'offrait-on à la France, en échange de l'alliance qu'on la poussait à rompre ? Une petite place bien humble à la queue de la Sainte-Alliance. Dans la lettre citée plus haut, M. de Metternich, après avoir repoussé toute idée d'une séparation entre l'Autriche et les deux États du Nord, disait : Ce que je regarderais comme possible, ce serait que le roi des Français, pour se renforcer contre les atteintes toujours renouvelées des factions révolutionnaires, se plaçât sur le terrain conservateur ; sur ce terrain, il nous rencontrera, nous et nos alliés. Encore ajoutait-il : je regarde un tel fait comme possible, je ne le considère pas, pour cela, comme facile. Nous n'étions donc même pas pleinement assurés qu'après avoir fait aux trois cours le plaisir de nous brouiller avec notre allié d'outre-Manche, nous serions admis dans leur concert, et qu'elles ne s'uniraient pas à l'Angleterre, pour refaire contre la France la coalition de 1813 ? Est-ce d'ailleurs une hypothèse en l'air ? N'est-ce pas ce qui devait arriver en I840 ?

Parce que nous notons, sur ce point particulier, l'erreur du Roi, estimons-nous que le duc de Broglie fût, de son côté, sans faute ? Il avait raison de ne pas juger le moment venu d'abandonner l'alliance anglaise, mais n'avait-il pas tort d'être trop roide avec les puissances continentales ? De quelle façon ne traitait-il pas M. de Metternich, devenu sa bête noire ! Non-seulement il pensait beaucoup de mal de lui, de ses idées, de son caractère, mais il mettait son point d'honneur à le lui faire savoir et prenait soin d'exprimer sa méfiance et son dédain, dans des lettres qu'il savait devoir être ouvertes par la police du chancelier[96]. Ces offenses ne sont jamais habiles ni prévoyantes, fût-ce contre une puissance avec laquelle on s'apprête à croiser le fer, à plus forte raison contre un gouvernement avec lequel on voulait vivre en paix, et dont même on devait bientôt désirer et rechercher l'alliance. Aussi M. de Sainte-Aulaire, avec la liberté que lui permettait une vieille amitié, reprochait à son chef de vouloir lui faire prendre une attitude trop hostile et trop méprisante[97].

Chez le duc de Broglie, c'était plus encore défaut de nature qu'erreur politique. Il avait, pour le poste qu'il occupait, des qualités de premier ordre vues élevées et lointaines ; instruction étendue probité dont la candeur même devenait souvent une habileté, dans un milieu où l'on était blasé sur la rouerie[98] ; caractère supérieur aux séductions vulgaires et aux petites lâchetés personnelles ; souci exclusif du bien public ; sens du commandement et de la responsabilité[99]. Mais à ces dons si rares se mêlait ce je ne sais quoi dont il avait conscience et qui lui faisait dire qu'il n'avait pas le maniement des hommes. Ne s'inquiétant pas assez de plaire, il était trop porté à croire qu'il lui suffisait d'avoir raison, et encore, dans sa manière d'avoir raison, y avait-il quelque chose d'inflexible, de cassant et de hautain. Trop peu de cet art, si essentiellement diplomatique, qui sait envelopper les pointes et s'arrêter au premier sang. Aussi, après quelque temps, les ambassadeurs et les ministres étrangers, — il est vrai que ce n'étaient pas les meilleurs amis de la France, et qu'ils n'avaient pas eu le dessus dans leurs chocs avec notre ministre, — se répandaient en récriminations sur la roideur et l'aigreur de M. de Broglie. N'eût-il pas mieux valu leur avoir infligé les mêmes échecs, sans leur avoir fourni les mêmes griefs ?

 

VII

Si le duc de Broglie jugeait nécessaire de garder l'alliance de l'Angleterre, et au moins inopportun de rechercher celle des puissances continentales, il ne regardait pas, pour cela, comme satisfaisant et définitif le partage des puissances européennes tel que l'avait fait la révolution de 1830. On a vu comment, après le traité d'Unkiar-Skelessi, il s'en était tenu à une ferme protestation contre la politique russe en Orient et avait évité la rupture immédiate à laquelle semblait vouloir l'entraîner l'impétueuse irritation de lord Palmerston. Depuis, d'ailleurs, son attention avait été successivement sollicitée par les événements de Münchengraetz et les affaires d'Espagne. Mais, tout en laissant, pour le moment, la question d'Orient s'assoupir, il ne la perdait pas de vue et n'était nullement disposé à abandonner, dans l'avenir, le champ libre à la Russie, ni même à lui donner quitus du passé. Bien au contraire, les affaires d'Orient devinrent l'une de ses principales préoccupations. Il y entrevit l'occasion d'une grande opération de diplomatie et de guerre dont le résultat eût été de modifier gravement le classement des puissances. Dès le 4 février 1834, son plan était formé, et il l'avait exposé dans une longue lettre confidentielle à M. Bresson, notre ministre à Berlin[100]. Cette lettre, dont les contemporains n'ont pas soupçonné l'existence et qui n'a jamais été publiée, est trop remarquable. et traite de questions aujourd'hui encore trop vivantes, pour qu'il ne soit pas intéressant d'en citer des passages étendus.

Le duc de Broglie, après avoir signa)é le dessein formé par la Russie de s'approprier la meilleure partie des dépouilles de l'empire ottoman, entre autres Constantinople, se demandait comment cette puissance s'y prendrait pour arriver à ses fins. La réponse qu'il faisait témoigne de sa prophétique clairvoyance. Est-ce de vive force, disait-il, enseignes déployées, en écrivant sur ses drapeaux qu'elle va s'emparer de Constantinople ? Il faudrait être bon enfant pour le croire. Le bon sens, les antécédents, l'histoire du partage de la Pologne nous apprennent que les moyens les plus propres pour parvenir à ce but sont des occupations armées, colorées de divers prétextes des occupations successives, si les premières rencontrent trop de difficultés de la part des autres puissances ; des occupations prolongées, si la résistance est moindre ; mais des occupations conduites jusqu'à ce point que la prise de possession de Constantinople soit considérée comme un fait accompli, c'est-à-dire comme un fait sur lequel tout le monde s'arrange et prend son parti. Aussi, lorsque M. de Metternich nous déclare que, si l'empereur Nicolas prétend s'emparer d'un seul village ottoman, l'empereur d'Autriche tirera son grand sabre, lorsqu'il nous déclare que l'empereur d'Autriche repousserait avec horreur la simple idée de recevoir en partage un seul village de l'empire ottoman, il fait un étalage de rhétorique fort inutile. L'occasion ne se présentera pas directement de déployer tant de courage et de désintéressement. L'empereur Nicolas n'élèvera jamais de prétentions directes.et ostensibles à s'emparer de tout ou partie de l'empire ottoman mais il s'y établira, si on le laisse faire, sous quelque prétexte, du consentement de l'Autriche, et, une fois établi, l'Autriche fera comme le chien qui portait au cou le déjeuner de son maître, elle acceptera sa part après coup, ce qu'elle ne ferait probablement pas, si on lui proposait de procéder au partage à main armée et de propos délibéré.

Quel moyen de prévenir un tel résultat ? Le duc de Broglie n'en voyait qu'un, et il ne craignait pas de l'appeler par son nom : la guerre. La guerre seule, disait-il, peut empêcher la Russie de s'emparer de Constantinople. Il faut que les deux puissances qui ont eu, dans le dix-huitième siècle, ie tort et la honte de souffrir d'abord l'occupation armée de la Pologne, puis le partage de ce malheureux pays, soient bien déterminées à ne point souffrir d'abord l'occupation, puis ensuite le partage de la Turquie. Mais ces deux puissances ne seront pas seules, et c'était là l'un des points importants du plan : Si l'Angleterre et la France s'engagent à fond dans cette question, l'Autriche s'y engagera un peu plus tard, un peu de mauvaise grâce, mais enfin elle s'y engagera ; car il est très-vrai qu'au fond elle ne désire point le partage de la Turquie et que les restes de l'empereur Nicolas ne lui font pas grande envie. L'éminent homme d'État ajoutait que, pour ne pas rejeter l'Autriche dans les bras de la Russie, il fallait abandonner toute arrière-pensée de mettre Méhémet-Ali à la place du sultan. Il se dégageait ainsi de cet engouement égyptien qui devait, en 1840, coaliser l'Europe contre nous.

Voilà donc le plan. Quand convenait-il de le mettre à exécution ? A la différence des politiciens qui ne voient que l'effet du moment et non l'intérêt permanent et lointain du pays, le duc de Broglie était patient. Il cherchait moins à accomplir tout 'de suite quelque entreprise qui fit du bruit autour de son nom, qu'à choisir le moment vraiment opportun. Or, pour braver sans péril de révolution l'excitation et la secousse d'une telle guerre, et surtout pour obtenir l'alliance de l'Autriche, il lui paraissait nécessaire d'attendre que la France fût encore un peu plus loin de 1830. Plus nous avançons, disait-il, plus la situation intérieure de la France se consolide, plus se développe son ascendant au dehors, plus grand sera alors le rôle que la France pourra jouer dans la guerre. Si la rivière coule du côté de la Russie en Orient, la rivière coule du côté de la France en Europe. Elle est placée naturellement à la tête du mouvement des esprits et des idées. Sa tâche, sa mission, c'est de contenir et de régler ce mouvement ; quand elle y réussit, elle en est payée avec usure ; il ne faut pas qu'elle se hasarde légèrement et sans nécessité à laisser les esprits se lancer de nouveau dans la carrière des révolutions et des aventures. Le temps approche où la guerre pourra être engagée, poursuivie, conduite dans des voies régulières et sans déchaîner toutes les imaginations. Il n'est pas encore venu. D'un autre côté, à mesure que nous nous éloignons de la révolution de Juillet, la coalition du Nord que cette révolution a ressuscitée et resserrée tend à s'affaiblir et à se disloquer. Plus nous différerons, plus nous aurons de chances de voir les alliés de la Russie se détacher d'elle, dans cette question. Le noble duc ajoutait d'ailleurs, avec ce sens pratique qui distingue les hommes d'État des rêveurs : Il faut que la Providence ait fait les trois quarts ou les cinq sixièmes de la besogne, pour que les plus fortes têtes puissent entrevoir le dénouement et y travailler.

On voit tout de suite les avantages du plan de M. de Broglie. Au lieu de confirmer et d'irriter la Sainte-Alliance, comme eût fait l'intervention en Espagne, si passionnément demandée par M. Thiers ; au lieu de nous mettre à la queue de cette Sainte-Alliance, comme il fût arrivé si, obéissant à une invitation peu désintéressée, nous avions rompu avec l'Angleterre pour nous rapprocher des puissances continentales, il dissolvait l'union des trois cours, et en détachait l'Autriche ; sans nous séparer de l'Angleterre, il la rendait plus souple et plus aimable, en lui montrant qu'elle cessait d'être l'alliée unique ; il fournissait à la France l'occasion d'un grand succès diplomatique et militaire, libérait, pour l'avenir, sa politique extérieure, et effaçait, sous ce rapport, les conséquences malheureuses de la révolution de 1830.

Ce plan était-il donc irréalisable ? L'Angleterre se serait volontiers prêtée à l'exécuter. Lord Palmerston, si froid au début des affaires d'Orient, était devenu bientôt tout feu contre la Russie nous n'avions que l'embarras de le contenir. Il nous proposa même, au mois de décembre 1835, un traité d'alliance, en vue de maintenir l'intégrité de l'empire ottoman, avec possibilité d'accession pour l'Autriche[101]. Le duc de Broglie accueillit l'idée avec réserve ; pour les raisons que nous avons indiquées, il ne croyait pas encore le moment venu d'agir ; il n'ignorait pas, d'ailleurs, que Louis-Philippe non-seulement était opposé à toute agression contre la Russie, mais qu'il se faisait honneur de son opposition auprès des ambassadeurs étrangers, disant très-haut et de façon à être entendu de ces derniers : Je briserais mon conseil des ministres comme un roseau, plutôt que de céder sur ce point[102]. Le ministre néanmoins avait garde de rebuter l'allié qui s'offrait. Il prit l'attitude d'un homme disposé à étudier le projet qui lui était communiqué et répondit lui-même par des contre-propositions. Son intention évidente était de gagner du temps, de ménager et de réserver, pour un moment plus favorable, la bonne volonté du gouvernement anglais. Tout fut interrompu, en février 1836, par la chute du ministère du 11 octobre.

L'Autriche était moins prête et moins prompte à entrer dans les vues du duc de Broglie. C'est surtout pour l'attendre, pour lui laisser le temps d'accomplir son évolution, que notre ministre ne voulait rien brusquer. Si, en effet, le gouvernement de Vienne avait le sentiment, chaque jour plus vif, du péril que la politique russe lui faisait courir et de l'accord d'intérêts où il se trouvait avec la France en Orient, il ne lui en répugnait pas moins de tendre la main à la royauté de Juillet et de dissoudre lui-même la Sainte-Alliance qu'il avait mis tant de soin à reformer après 1830. Aussi, quand il rencontrait formulée l'idée d'une entente de l'Autriche et des deux puissances occidentales, le premier mouvement de M. de Metternich était-il de protester[103]. Cependant, vers la fin de 1835, il était visible que ces dispositions se modifiaient peu à peu à notre égard, surtout quand quelque événement mettait en plus vive lumière les desseins du Czar. L'ambassadeur français, M. de Sainte-Aulaire, qui, dès 1833, avait indiqué la question d'Orient comme celle où l'on pouvait préparer, pour l'avenir, un rapprochement avec l'Autriche[104], notait, au fur et à mesure, ce changement d'attitude. Il écrivait, le 23 novembre 1835, au duc de Broglie : On est ici pour nous très-poli dans la forme, et, je crois, aussi très-bienveillant dans le fond. Les incartades de l'empereur Nicolas sont odieuses au gouvernement de Vienne soyez-en sûr. Nos allures lui agréent au contraire beaucoup ; cela est également certain, pour le moment[105]. Le chancelier se laissait plus souvent aller à se plaindre des envahissements incommodes de la Russie ; il écoutait avec moins de trouble les insinuations de notre ambassadeur ou lui faisait même des confidences assez inattendues. Tout en écartant, autant qu'il le pouvait, la seule pensée d'une complication et d'un conflit avec son voisin du nord, tout en voulant prolonger le plus possible son rôle de conciliateur, il s'accoutumait insensiblement à chercher, dans les puissances occidentales, un point d'appui contre l'ambition moscovite.

Le duc de Broglie, si prévenu qu'il fût contre le gouvernement de Vienne, prenait acte de ces dispositions nouvelles et commençait à comprendre la nécessité de les cultiver. Il répondait à M. de Sainte-Aulaire, le 14 décembre 1835 : La disposition de M. de Metternich est de se dire : L'empereur Nicolas est un fou on ne sait trop sur quoi compter avec lui ; il est possible qu'il fasse, du soir au lendemain, quelque incartade qui me mettrait dans un grand embarras. Le roi des Français est très-raisonnable ; il ne fera point de folies ; on sait à peu près à quoi s'en tenir avec lui. Mais c'est une terrible chose qu'une alliance avec la France : c'est un bien bon point d'appui que la Russie. Attendons, patientons ; à chaque jour sa peine. En attendant, donnons-nous les airs du médiateur général, de l'homme qui tient dans sa main le sort de tout le monde. Je pense, comme vous, que cette disposition d'esprit doit être cultivée, secondée, ménagée, plutôt qu'attaquée vivement. Le duc de Broglie demandait même si, pour pressentir le chancelier, il n'y aurait pas lieu de lui proposer une entente sur quelque autre sujet moins effrayant, par exemple, sur l'évacuation d'Ancône. Ne serait-il pas possible, écrivait-il, de remettre sur le tapis cette affaire de l'engagement réciproque, de l'accord préalable à l'évocation de la Romagne, en faisant sentir à M. de Metternich quel intérêt s'attache aujourd'hui à la parfaite harmonie entre l'Autriche et la France, en lui faisant entendre qu'au premier dissentiment, à la première complication entre ces deux puissances, la Russie poussera sur-le-champ ses affaires à Constantinople, assurée que l'Autriche lui appartient corps et bien ? Si l'on parvenait à décider M. de Metternich à une convention sur ce sujet, cela aurait, outre l'avantage de la convention elle-même, l'avantage beaucoup plus grand d'un traité fait en vue d'une entente contre la Russie dans les affaires d'Orient[106]. Si l'Autriche était changée, M. de Broglie ne l'était-il pas quelque peu, et ne devait-il pas être alors le premier à reconnaître que naguère il avait traité trop durement ceux avec lesquels, si peu de temps après, il était amené à chercher un accord ? Qu'avec le temps et la pression des événements, l'Autriche dut 6nir par venir à nous, nous n'en voulons pour preuve que ce qui s'est passé depuis, en 1839, quand la question d'Orient s'est rouverte le premier mouvement de l'Autriche a été de se joindre à la France et à l'Angleterre elle ne s'est détachée de nous, à regret, que quand notre politique égyptienne nous eut brouillés avec le gouvernement de Londres[107].

Donc, qu'on regarde l'Angleterre ou l'Autriche, l'entreprise dont le duc Broglie avait tracé le plan, dès février 1834, n'avait rien de chimérique. Ce fut grand dommage pour la France et la monarchie de Juillet que le renversement du cabinet du 11 octobre n'ait pas permis à l'éminent homme d'État d'y donner suite, grand dommage aussi que M. Thiers y ait substitué plus tard la déplorable aventure de 1840. Il a fallu attendre jusqu'à la guerre de Crimée, pour voir réaliser par le second Empire le projet formulé, vingt ans auparavant, par un ministre de Louis-Philippe. En 1854-1855, la France, se dégageant enfin des suspicions créées par la république et le premier empire, et ravivées en 1830, a heureusement accompli ce dont on l'avait crue, ce dont elle s'était jugée elle-même, si longtemps, incapable, une grande guerre qui demeurât politique et localisée, qui ne fit pas surgir d'un côté la révolution, de l'autre la coalition. Cette guerre, heureuse entre toutes, non-seulement a ainsi libéré sa politique extérieure, mais elle lui a donné, en Europe, une situation incomparable avec laquelle on eût pu faire les plus grandes choses, si tout n'avait été aussitôt gâché et perdu par les rêveries et les complicités italiennes de Napoléon III. Eût-il donc été impossible d'avancer de plusieurs années cet événement ? N'était-il pas juste que l'avantage en appartint à la monarchie constitutionnelle, sans torts envers l'Europe, au lieu d'échoir, par une étrange ironie, à l'héritier même du conquérant contre lequel s était formée là Sainte-Alliance ?

 

 

 



[1] Voir au § I du chapitre XI.

[2] Janvier 1834.

[3] Louis BLANC, Histoire de dix ans, t. V, p. 391.

[4] M. de Polignac paraît avoir caressé le projet de cet empire africain qu'il voulait étendre jusqu'à Alger ; il avait eu l'idée de faire châtier le dey par Méhémet-Ali.

[5] Que m'importe l'empire ? disait un jour Mahmoud à un conseiller qui cherchait à l'effrayer sur les desseins des Russes ; que m'importe Constantinople ? Je donnerais Constantinople et l'empire à celui qui m'apporterait la tête de Méhémet-Ali.

[6] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 490 à 500.

[7] Je crois, — écrivait confidentiellement le duc de Broglie à Talleyrand, le 21 janvier 1833, — que les intérêts du gouvernement anglais, sur ce point, sont identiques aux nôtres et que le temps presse. J'ai tout lieu de croire que, si nos deux gouvernements s'entendent bien, l'Autriche finira par se réunir à nous contre l'agrandissement éventuel de la Russie. C'est là l'œuvre que vous avez tentée au congrès de Vienne et que les Cent-Jours sont venus déranger. C'est à vous qu'il appartient de l'achever. Un peu plus tard, le duc de Broglie se plaignait de l'extrême froideur avec laquelle le gouvernement anglais avait accueilli, depuis trois mois, ses diverses ouvertures relativement à l'Orient. Et il ajoutait : En vérité, ce n'est pas ma faute. Depuis mon entrée au ministère, je n'ai cessé de solliciter l'Angleterre d'envoyer un ambassadeur à Constantinople. J'ai communiqué, presque jour par jour, à lord Granville, toutes les dépêches que je recevais et que j'écrivais à ce sujet. Je l'ai averti, prié, pressé. Tout serait fini à Alexandrie et à Constantinople, si le cabinet anglais avait voulu. (Correspondance confidentielle du duc de Broglie et de M. de Talleyrand, Documents inédits.)

[8] Lettre confidentielle du duc de Broglie à Talleyrand, du 22 mars 1833. (Documents inédits.)

[9] Méhémet-Ali, dans ses conversations avec les consuls étrangers, se disait étonné que le gouvernement français, qui, depuis deux ans, n'avait cessé de faire des démarches auprès de lui pour t'engager à déclarer la guerre à la Porte, osât maintenant lui proposer la paix à des conditions si peu avantageuses. (HILLEBBAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t I, p. 531.) Le pacha dénaturait évidemment les faits, pour exciter les autres puissances ; néanmoins il est certain que le tangage de notre consul à Alexandrie n'avait pu le préparer à la communication de l'amiral Roussin.

[10] Mémoires de Gréville, t. II, 367.

[11] Correspondance confidentielle du duc de Broglie et de M. de Talleyrand. (Documents inédits.)

[12] M. de Metternich se plaignait, avec une extrême amertume, de l'intolérable jalousie de l'amiral Roussin. (Mémoires, t. V, p. 502 à 508.)

[13] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[14] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[15] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[16] Au premier abord, M. de Talleyrand eut été assez disposé à se laisser emporter à la suite du gouvernement anglais. (Correspondance confidentielle du duc de Broglie et de M. de Talleyrand. Documents inédits.)

[17] M. de Metternich ne pouvait même se cacher qu'en cette circonstance il avait été complètement joué par le cabinet de Saint-Pétersbourg. En effet, pendant que le traité d'Unkiar-Skelessi se concluait, le chancelier autrichien assurait à M. de Sainte-Aulaire, alors ambassadeur de France à Vienne, qu'un changement complet, inopiné, s'était opéré depuis peu dans la politique du cabinet russe. Il ajoutait, avec un air de mystère : Je veux vous confier que dernièrement l'empereur Nicolas a fait venir dans son cabinet M. de Fiquetmont. Il est convenu que ses antécédents pouvaient nous inspirer de fâcheuses préventions, mais il a formellement abjuré son ancienne politique. Il a voulu que notre ambassadeur écrivit, sous sa dictée, rengagement d'honneur de ne plus rien faire qu'avec nous et par nous dans les affaires d'Orient. Jugez si, après une déclaration si catégorique, envoyée par écrit directement à l'empereur François, nous sommes fondés à nous porter garants et des actes et des projets de l'empereur Nicolas. Et M. de Metternich se plaisait à répéter qu'il avait dompté le lion moscovite, et que désormais il ne craignait ni surprise ni résistance. Quelques jours après cette conversation, M. de Sainte-Aulaire ayant appris le traité d'Unkiar-Skelessi, se hâtait d'aller l'annoncer au chancelier, fort curieux de savoir si celui-ci avait été, en cette affaire, complice ou dupe. M. de Metternich resta aussi impassible que de coutume, se bornant à émettre des doutes sur l'existence même du traité. Sur mon honneur et ma conscience, dit-il, si le traité existe, il a été conçu et accompli sans ma participation, sans qu'aucune circonstance ait pu éveiller ma prévision. Toutefois, il ne voulut pas se laisser amener à témoigner une désapprobation de la conduite de la Russie. (Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.)

[18] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 596.

[19] Cf. les dépêches citées par Hillebrand. (Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 542.)

[20] Lettre à M. le duc de Broglie. (Documents inédits.)

[21] HILLEBBAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 543 à 545 et p.558. — Le 8 juillet 1833, le Journal des Débats publiait, sur la situation de l'Allemagne, un article où il combattait la prétention de l'Autriche et de la Prusse d'annuler les petits Etats de la Confédération, et où il rappelait que le traité de Vienne avait consacré l'Indépendance de ces États. Le gouvernement français observait aussi, avec une vigilance particulière, ce qui se passait en Luxembourg, et déclarait très-haut qu'il ne laisserait pas la diète allemande y mettre le pied, en cas de soulèvement populaire. Cette politique était plus prévoyante que celle qui devait plus tard laisser faire et même seconder l'unité allemande.

[22] Le duc de Broglie était très-convaincu de cette hostilité de l'Autriche ; il était même disposé à l'exagérer. On le voit par les instructions qu'il donna à M. de Sainte-Aulaire, en avril 1833, quand il l'envoya comme ambassadeur a Vienne. Il y présente l'Autriche comme ayant été dès la Restauration en antagonisme avec la France, et cela à raison de la différence absolue des principes de leurs gouvernements seulement, avant 1830, cette hostilité était impuissante la cour de Vienne était brouillée avec la Russie et n'avait pour elle que l'Angleterre. Notre ministre continuait en ces termes : Par l'effet de la révolution de Juillet et surtout des événements qui t'ont suivie d'une extrémité à l'autre de l'Europe, cet état de choses a beaucoup change. Autant la position de la Russie et de la Prusse s'est affaiblie, autant au contraire s'est améliorée celle de l'Autriche. Le ressentiment que les événements de Turquie avaient laissé au gouvernement russe contre le cabinet de Vienne s'est effacé devant t'irritation bien plus grande encore que la révolution française et celle de Pologne ont inspirée à l'empereur Nicolas. La Prusse, toujours tremblante en présence des mouvements révolutionnaires, toujours disposée à sacrifier au besoin de s'en garantir les autres combinaisons de sa politique, s'est aussi rapprochée de sa puissante voisine comme en 1819, elle s'est replacée sous sa direction, elle lui a laissé reprendre sur le corps germanique cette suprématie, objet constant de leur rivalité..... Enfin, les petits princes d'Italie, déjà atteints par l'incendie révolutionnaire, ont suivi cet exemple avec plus d'abandon encore, et deux interventions successives ont rétabli pour longtemps dans la Péninsule cette prépotence que l'Autriche n'a su, à aucune époque, y baser que sur la force matérielle...... L'hostilité morale existante entre la France et l'Autriche ne se rattachant pas à des motifs accidentels, mais au fond même de la situation, ce serait se faire une dangereuse illusion que de compter, pour la faire cesser, sur des motifs puisés dans les vicissitudes ordinaires de la politique. Cette hostilité durera tant que les deux pays continueront à marcher à la tête des deux ordres d'opinions et d'idées qui partagent aujourd'hui l'Europe en deux camps ennemis, ou du moins tant que ces opinions n'auront pas acquis assez de maturité et de calme pour pouvoir coexister sans aspirer continuellement à se détruire l'une l'autre. Un esprit aussi éclairé que le vôtre, monsieur le comte, déduira facilement de cet exposé la nature et l'objet de la mission que vous aurez à remplir. Il ne saurait être question pour longtemps, à moins de circonstances bien extraordinaires, de travailler à opérer un rapprochement intime entre deux pays séparés par des divisions aussi profondes. Toutes les démarches qu'on ferait dans ce but ne tendraient qu'à ménager au cabinet de Vienne un moyen de nous desservir auprès de nos alliés. Le rôle de l'ambassadeur du Roi auprès de la cour impériale est d'observer attentivement les manœuvres ténébreuses d'un cabinet où viendront toujours aboutir tous les fils des combinaisons dirigées contre la France. (Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.)

[23] Dépêche confidentielle de M. de Metternich à M. de Rombelles, ministre d'Autriche à Turin, en date du 27 décembre 1832. (Mémoires, t. V, p. 420 à 423.)

[24] Un peu plus tard, vers la fin de 1834, le ministre dirigeant de Prusse, M. Ancillon, dénonçait, dans une dépêche, le dessein.conçu parle duc de Broglie et le roi Louis-Philippe de séparer la Prusse de l'Autriche et de la Russie. < Mais, disait-il, nous ne sommes pas dupes des cajoleries et des douceurs que la France nous prodigue dans toutes les occasions. Son seul but est de séparer ce qui est fortement uni. (HILLEBBAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 555.)

[25] Lettre de M. Bresson au duc de Broglie, en date du 17 janvier 1834. (Documents inédits.)

[26] HILLEBBAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 545.

[27] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 537-538.

[28] M. de Pralormo, ministre de Sardaigne à Vienne, observait que la tiédeur de la Prusse permettait au chancelier Metternich un peu d'énergie, sans qu'il craignit d'être pris au mot. Dépêche confidentielle du 15 janvier 1833. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, p. 541.)

[29] HILLEBBAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. V, p. 548.

[30] La princesse de Metternich écrivait dans son Journal, à la date du 10 octobre : On ne sait pas encore si Ancillon a signé les conventions arrêtées à Münchengraetz. Dans l'intervalle, il a perdu un temps irréparable, un temps qui prouve aux Français et aux Anglais que les trois puissances ne sont pas entièrement d'accord. (Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 453 )

[31] Voir le texte du traité, dans les Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 542 à 544.

[32] Lettre du 22 octobre 18.33. (Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 541, 542.)

[33] M. de Metternich avait tout fait cependant pour se cacher du gouvernement français. Avant l'entrevue, quelques indices de ce qui se préparait étaient arrivés à la connaissance de M. de Sainte-Aulaire. Il avait su notamment qu'un tailleur de Saint-Pétersbourg était appelé à Vienne pour faire un uniforme russe à l'empereur François. Il interrogea M. de Metternich qui nia tout, et comme notre ambassadeur citait le fait du tailleur, le chancelier imagina une histoire de valet de chambre qui, en rangeant la garde-robe de son maitre, aurait trouvé l'uniforme mangé aux vers ; tout cela arrangé en scène de comédie, avec contrefaçon de la voix des interlocuteurs et invention d'une foule de détails. M. de Metternich professait cette maxime qu'on ne doit pas la vérité à ceux qui n'ont pas le droit de nous la demander, et, en pareil cas, il mentait sans aucun embarras de conscience ou de physionomie. Ce fut seulement le 31 août qu'à Vienne on annonça à M. de Sainte-Aulaire la rencontre en Bohême des deux empereurs, mais avec assurance qu'aucun sujet de haute politique ne serait traité entre eux. A la même date, M. Pozzo fit a Paris une communication analogue. (Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.)

[34] Lettre confidentielle du 1er décembre 1833. (Documents inédits.)

[35] L'irritation méprisante du duc de Broglie à l'endroit de la manifestation de Münchengraetz se manifestait dans sa correspondance confidentielle de cette époque. (Documents inédits.)

[36] Cf. le texte de cette dépêche, Histoire de la politique extérieure du gouvernement français, 1830-1848, par M. D'HAUSSONVILLE, t. I, p. 47 à 51.

[37] Dans une lettre confidentielle du 17 décembre 1833, M. Bresson rapportait que M. Ancillon, tout en n'osant se séparer de Vienne et de Saint-Pétersbourg, était an fond très-mécontent de la mauvaise affaire où l'avait engagé M. de Metternich. Notre ambassadeur ajoutait : Les entours du Roi, que votre énergie a intimidés, prodiguent des explications et des excuses qui équivalent à un désaveu. Tout cet entourage se compose d'excellentes gens, très-pacifiques, qui ne demandent qu'à finir leurs jours dans le calme. (Documents inédits.)

[38] Voir la correspondance de M. de Barante, alors ambassadeur à Turin. M. D'HAUSSONVILLE, Histoire de la politique extérieure, t. I, p. 247 à 251.

[39] Le duc de Broglie écrivait notamment à M. Bresson, en parlant du récit qu'il avait fait, dans sa dépêche circulaire, de l'entretien avec le chargé d'affaires autrichien : Je serais prêt à prêter serment de l'exactitude de ce récit, et je porte défi à qui que ce soit de le contredire en ma présence. Il disait encore dans une lettre à M. de Sainte-Aulaire : Le son de ma voix articulant cette parole (sur le Piémont) retentit encore dans mon oreille. (Documents inédits.)

[40] Le Journal des Débats disait, le 9 septembre 1833 : Nous louons la France d'avoir porté d'abord sa sollicitude à ses frontières et d'avoir dit : Il ne s'y fera rien sans moi. La Belgique, la Suisse et le Piémont, question d'indépendance. La Pologne, l'Italie, l'Allemagne, question d'influence. Dans le premier cas, les armes ; dans le second, les négociations.

[41] M. Hillebrand, dans l'ouvrage allemand que nous avons plusieurs fois eu l'occasion de citer, et où il se montre fort hostile à la France, sans doute pour la remercier de l'hospitalité et des faveurs qu'il en a longtemps reçues, tâche de reprendre l'accusation portée autrefois contre le duc de Broglie et lui reproche formellement d'avoir forgé, après coup, un faux récit de son entretien avec le chargé d'affaires autrichien. Ce que nous avons dit suffit à réfuter l'historien prussien. D'ailleurs, cette querelle, qui avait déjà peu d'intérêt sur le moment même, en a moins encore dans l'histoire elle était vraiment indigne d'y être transportée.

[42] HILLEBBAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 562.

[43] Le duc de Broglie écrivait, à la fin de 1833, à M. de Sainte-Aulaire : En attendant, il n'y a sorte de coquetterie que le gouvernement russe ne cherche à nous faire. (Documents inédits.)

[44] A cette époque, Ferdinand venait de succéder, à Vienne, à l'empereur François. Du reste, M. de Metternich continuait à gouverner la diplomatie autrichienne.

[45] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 51, 52 et 92.

[46] Documents inédits.

[47] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 590, 622, 643 à 646.

[48] Les ministres anglais, écrivait M. de Metternich, le 6 avril 1833, sont mille fois pires que le juste milieu pris en masse et en détail. (Mémoires, t. V, p. 462.) Cf. aussi ibid., p. 481.

[49] Le préambule de ce projet de traite disait : Voulant, dans un esprit de conciliation et de paix, resserrer les liens étroits qui unissent déjà les deux peuples, et offrir à l'Europe, par cette alliance fondée sur la foi des traités, la justice et les principes conservateurs de l'indépendance des États et du repos des nations, un nouveau rage de sécurité et de confiance. L'article premier stipulait une alliance défensive. L'article 2 disait que les deux parties s'engageaient à se concerter, dans toutes les occasions où le repos de l'Europe et l'indépendance des États qui la composent leur paraitraient compromis. (Dépêche confidentielle du 16 décembre 1833. Documents inédits.)

[50] Documents inédits. — M. Guizot, dans ses Mémoires (t. III, p. 284 à 287), présente le duc de Broglie, comme étant opposé à ce projet d'alliance ; M. Hillebrand (Geschichte Frankreichs, t. I, p. 561) prétend, de son côté, que M. de Talleyrand avait proposé cette alliance à l'Angleterre, sans avoir consulté le duc de Broglie. Ces deux assertions ne paraissent pas conciliables avec les faits que nous révèle la correspondance confidentielle du duc de Broglie et de M. de Talleyrand.

[51] Lettre de M. de Talleyrand au duc de Broglie, en date du 3 janvier 1834. (Documents inédits.)

[52] Le duc de Broglie écrivait à lord Brougham, le 25 octobre 1833 : Quant à nous, nous eussions fort préféré que don Carlos eût succédé naturellement à son frère, selon la loi de 1713. Cela était infiniment plus dans l'intérêt de la France. La succession féminine, qui menace de nous donner un jour pour voisin je ne sais qui, nous est au fond défavorable. (Documents inédits.) Louis-Philippe développait la même idée dans une conversation qu'il avait avec le prince Esterhazy, le 23 mal 1834. (Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 606.) Cf. aussi, sur les sentiments de Louis-Philippe, relativement à don Carlos, BULWER, Life of Palmerston, t. III, p. 24 ; et HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 597.

[53] Que les légitimistes français affectassent de mettre sur le même rang le duc de Bordeaux, dont le titre héréditaire était incontestable, et don Carlos, dont le droit était au moins douteux, on peut en être surpris. Mais on comprend encore plus mal comment ils solidarisaient la cause de leurs princes avec celle de don Miguel, le moins légitime des prétendants. Jean VI, mort en 1826, avait laissé la couronne à son fils aîné don Pedro. Celui-ci, déjà empereur du Brésil, abdiqua la couronne du Portugal en faveur de sa fille encore mineure, dona Maria. Il confia la régence à son frère cadet don Miguel, et lui promit la main de la Reine. Mais, a peine cet arrangement pris, don Miguel usurpa la couronne de celle qui était à la fois sa nièce, sa pupille et sa fiancée (1827). En 1831, don Pedro, ayant cédé l'empire du Brésil à son fils, vint, en personne et les armes à la main, revendiquer les droits de sa fille. Après une guerre acharnée, il s'empara de Lisbonne, se trouva maitre de presque tout le Portugal et put installer sa fille (1833). Don Miguel continuait cependant à tenir la campagne la fin de 1833 et au commencement de 1834.

[54] Un peu plus tard, le duc de Broglie disait dans une lettre confidentielle à M. Bresson : Je ne saurais oublier que mon excellent ami Villiers (qui devait être lord Clarendon), passant par Paris pour se rendre en Espagne, et emportant, écrit de ma main, le plan d'une intervention simultanée entre la France, l'Angleterre et l'Espagne, pour la délivrance du Portugal, plan qui n'entrait pas dans ses instructions, mais qui lui a paru bon à mettre en œuvre, n'a rien eu de plus pressé, tout en l'adoptant, que de travailler à en exclure le gouvernement français qui l'avait suggéré. (Lettre du 13 octobre 1835. Documents inédits.)

[55] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 466, 467, 551 a 554, 611, 639 à 643.

[56] La reine Isabelle, écrivait M. de Metternich, le 17 septembre 1834, est la Révolution incarnée dans la forme la plus dangereuse ; don Carlos représente le principe monarchique aux prises avec la Révolution pure. La question ainsi posée est claire, et les vues comme les vœux des puissances conservatrices ne sauraient former l'objet d'un doute. (Mémoires, t. V, p. 640.) — M. Ancillon, ministre dirigeant de la Prusse, avait dit, de son côté, le 27 octobre 1833 : On ne saurait se déguiser que sous la question de la succession se cache une question bien autrement importante et vitale pour la politique européenne, savoir l'Espagne restera-t-elle attachée au système conservateur et purement monarchique, et, dans le cas d'une guerre générale, sera-t-elle pour les défenseurs de ce système, au besoin, une athée utile ? ou bien l'Espagne entrera-t-elle dans le système révolutionnaire et constitutionnel, et s'attachera-t-elle au char de la France ?... La première alternative aurait lieu si don Carlos montait sur le trône ; la seconde se réaliserait infailliblement, tôt ou tard, par le triomphe de la cause de la Reine. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 573-574.) — Le czar Nicolas était peut-être plus chaud encore pour don Carlos.

[57] Les dépêches des ambassades ou des chancelleries étrangères montrent bien en effet qu'au moins, au premier moment, il n'y aurait eu aucun acte de guerre. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 582-583.)

[58] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 606. — HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 578-588.

[59] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. I, p. 588.

[60] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. I, p. 588.

[61] Documents inédits.

[62] Correspondance du duc de Broglie. (Documents inédits.)

[63] Dépêche du 8 juin 1835.

[64] Dans une lettre écrite de Berlin, le 2 novembre 1835, M. Bresson disait de sir R. Adair, ministre anglais en Prusse, chez lequel il avait constaté peu de bienveillance envers la France. Pendant cinquante ans, il a vu la lutte de l'Angleterre et de la France : il y a joué un rôle. Ses habitudes sont prises, ses inclinations formées. Il n'accepte qu'avec restriction l'alliance actuelle des deux pays. Il indiquait comme n'ayant pas d'autre manière de faire, lord Ponsomby, ambassadeur à Constantinople ; sir Frédéric Lamb, ambassadeur à Vienne ; M. Viviers, ambassadeur à Madrid. (Documents inédits.)

[65] C'est en faisant allusion à cette diplomatie querelleuse que Robert Peel, à la veille même de sa mort, disait à lord Palmerston, en pleine Chambre des communes : Si votre diplomatie n'est employée qu'à aviver chaque blessure, à envenimer les ressentiments an lieu de les amortir ; si vous placez dans chaque cour de l'Europe un ministre, non point dans le dessein de prévenir des querelles ou d'y mettre un terme, mais afin d'entretenir d'irritantes correspondances, ou afin, dans tel intérêt supposé de l'Angleterre, de fomenter des dissensions avec les représentants des puissances étrangères, alors, non-seulement cette institution est maintenue à grands frais, par les peuples, en pure perte, mais une organisation adoptée par les sociétés civilisées pour assurer les bienfaits de la paix. est pervertie en une cause nouvelle de troubles et d'hostilités.

[66] Dépêche de M. de Sainte-Aulaire du 7 décembre 1835.

[67] Lettre du 12 octobre 1835 à M. Bresson, (Documents inédits.)

[68] A la fin de 1834, M. de Talleyrand, en alléguant son âge et sa santé, donna sa démission d'ambassadeur à Londres.

[69] Lord Palmerston, comme le dit son biographe anglais, Bulwer, n'avait pas la bosse de la vénération ; et puis il avait été fort mortifié des caricatures nombreuses qui, en Angleterre, le représentaient comme étant l'instrument et le jouet de M. de Talleyrand. (Lettre de M. de Talleyrand à M. de Broglie, du 17 décembre 1832. Documents inédits.)

[70] Ce langage est rapporté dans une dépêche de M. de Werther, ambassadeur de Prusse à Paris, en date du 1er juin 1835. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 587-588.)

[71] Cette citation et celles qui vont suivre sont tirées de la correspondance confidentielle du duc de Broglie avec ses ambassadeurs. (Documents inédits.)

[72] La reine Victoria, quelle que fut sa correction parlementaire, a exercé cette action, et elle en a révélé elle-même l'étendue dans le livre qu'elle vient de faire écrire sur le prince Albert. L'auteur de ce livre, M. Théodore Martin, a résumé ainsi, sur ce sujet, la doctrine conservée par l'usage anglais : Nos relations extérieures comprenant les questions vitales de paix et de guerre ont toujours été considérées comme exigeant, d'une manière spéciale, l'attention du souverain Si quelqu'un doit tenir plus sérieusement que personne à rehausser la dignité, la puissance et le prestige de ce pays, on peut le présumer à bon droit, c'est le souverain qui préside à ses destinées et en qui sa majesté se personnifie. Si quelqu'un doit, plus que personne, aimer la paix et tous les biens qu'elle dispense, c'est le souverain. Aucun ministre, quelque soit son patriotisme, quelle que soit sa conscience, n'est homme à surveiller ce qui se passe sur le continent, à s'inquiéter de la constante prospérité du pays, avec plus de vigilance et plus de pénétration que le souverain, puisque, de toutes les personnes du royaume, il est le plus étroitement identifié avec ses intérêts et son honneur. C'est pour ce motif que la couronne a toujours eu l'éminente fonction de veiller exactement, continuellement sur l'état de nos rotations extérieures, par conséquent de se tenir pleinement informée de la politique du gouvernement et de tout détail essentiel de cette politique pouvant influer sur les relations du dehors. (Théodore MARTIN, The Life of the Prince-Consort, t. II, p. 300-301.)

[73] C'est ce qui faisait dire à M. de Metternich : Louis-Philippe est causeur ; il faudrait lui envoyer un sourd-muet pour empêcher qu'on lui répondit. (Mémoires, t. VI, p. 31.)

[74] Le Roi déclarait à M. de Werther, au commencement de 1834, n'avoir à essuyer, de la part de l'Angleterre, que méfiance et exigence (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 564.)

[75] Dépêches diverses des ambassadeurs ou des ministres étrangers, a la fin de 1833 ou au commencement de 1834. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 562 à 564.) L'ambassadeur de Prusse prétend même qu'en janvier 1834, le Roi avait écrit, dans ce sens, au Czar, une lettre autographe que le duc de Broglie prit sur lui de supprimer. Le Roi n'aurait connu cette suppression qu'en avril, après la démission du duc, et aurait alors envoyé une copie de sa lettre au maréchal Maison, son ambassadeur à Saint-Pétersbourg.

[76] Après avoir écouté, en cette occasion, les plaintes des ambassadeurs sur la roideur du duc de Broglie, Louis-Philippe ajoutait : Mais vous savez le Roi règne et ne gouverne pas. Cependant, au besoin, je saurai bien empêcher qu'on aille trop loin. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 556, 563.)

[77] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 578 ; Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 606, 607.

[78] Cf. diverses dépêches des ambassadeurs étrangers, citées par Hillebrand (Geschichte Frankreichs, t. I, p. 612), notamment dépêches de Werther, des 25 mars, 1er et 21 avril 1835. Ces affaires de Suisse prendront beaucoup plus d'importance sous les ministères suivants : nous y reviendrons à ce moment.

[79] Cf. les nombreuses dépêches des ambassadeurs étrangers, citées par Hillebrand dans les passages visés ci-dessus.

[80] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 667.

[81] Plus on allait, plus les puissances continentales ressentaient d'animosité contre le duc de Broglie. Leur irritation fut vive, quand, en mars 1835, elles le virent rentrer au ministère. Nous aurons du fil à retordre avec cet homme, écrivait M. de Metternich. (Mémoires, t. VI, p. 32.)

[82] Dépêches de janvier 1835. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 583.)

[83] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 564.

[84] Dépêche de Werther, du 14 novembre 1833. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 563.)

[85] Le fait de la non-intervention, écrivait M. de Metternich le 18 juin 1835, est d'une importance bien grande et bien générale. J'ai anticipé nos félicitations au roi Louis-Philippe, et, en effet, on ne peut que lui adresser des félicitations. (Mémoires, t. VI, p. 36.)

[86] Dépêche du 20 juin 1835. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 585.)

[87] Plusieurs de ces lettres se trouvent publiées dans les Mémoires de M. de Metternich, au début du tome VI.

[88] M. de Metternich disait, dans une de ses lettres : Les explications confidentielles dans lesquelles le roi Louis-Philippe me permet d'entrer avec lui, la facilité que ce prince met à nous rendre compte de sa propre pensée, offrent, dans une situation qui généralement est difficile, de bien grands avantages à ce que je qualifie, sans hésitation, de cause générale et commune. (Mémoires, t. VJ, p. 33.) Plus tard, M. de Metternich faisait allusion au désir qu'avait le Roi de connaître le sentiment du chancelier d'Autriche. (Ibid., p. 137.)

[89] Après avoir signalé les attaques de la presse ministérielle anglaise contre le gouvernement français et fait une sortie contre lord Palmerston, M. de Metternich s'écriait : Quelle alliance, Grand Dieu que cette alliance pour le roi des Français ! Lui qui, avant tout, aurait besoin de repos et d'appui, et qui ne recueille, de cette prétendue amitié, que de l'agitation et des menaces (Mémoires, t. VI, p. 134.)

[90] Les autres chancelleries n'ignoraient pas les relations qui s'étaient ainsi établies entre M. de Metternich et Louis-Philippe. Le comte de Pralormo, représentant de la Sardaigne à Vienne, écrivait à sa cour le 3 juin 1834 : Le chancelier de cour et d'Etat a pris envers Louis-Philippe le rôle de pédagogue et de mentor politique. JI lui prodigue les conseils, les exhortations et les admonitions, le tout mêlé de quelques flagorneries sur la haute capacité et l'intelligence du Loi. De son coté, le Roi n'épargne au prince ni les compliments ni les flatteries. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 563.) Ces communications, comme nous le verrons plus tard, devaient continuer après la chute du ministère du 11 octobre.

[91] Dépêche de Werther, novembre 1835. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 567.)

[92] Dépêche de Brassier du 18 octobre 1845. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 657.)

[93] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 630, 655 à 665 ; t. VI, p. 35.

[94] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 40.

[95] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 594.

[96] A propos d'un incident de ce genre, M. de Broglie écrivait à M. de Sainte-Aulaire, le 11 juillet 1833 : Si M. de Metternich trouve cela dans une lettre qu'on lui confie et qu'il a la bassesse de décacheter, je ne vois pas que j'aie moralement à me reprocher de l'y avoir mis. Mais est-il à propos qu'on sache ce que nous avons dans l'âme ? Je le crois. M. de Metternich ne nous en haïra pas davantage, cela ne peut se faire ; mais je crois qu'il sera au fond assez troublé de se voir ainsi connu et jugé. (Documents inédits.)

[97] Ces reproches se trouvent notamment dans des lettres confidentielles du 28 juin 1833 et du 12 février 1834.

[98] Un homme qui, lui, n'avait rien de candide, M. de Talleyrand, écrivait au duc de Broglie, le 20 janvier 1834 : Il y a une certaine candeur qui, pour être parfaitement vraie, n'en est pas moins habite. Votre excellente lettre du 16 en est la meilleure preuve. (Documents inédits.)

[99] M. Guizot a dit justement du duc de Broglie : Loin de laisser ses agents dans le vague sur ses intentions, pour être moins responsable de leurs actes, il leur adressait toujours des instructions détaillées, précises, et prenait toujours, dans la conduite des négociations, la première et la plus forte part de responsabilité.

[100] Documents inédits. Le 13 février suivant, il exposait les mêmes idées à M. de Sainte-Aulaire.

[101] Correspondance confidentielle du général Sébastiani, alors ambassadeur à Londres, et du duc de Broglie. Il y eut d'assez nombreuses lettres échangées sur ce sujet en décembre 1835. (Documents inédits.)

[102] Dépêche de M. de Sales, ambassadeur de Sardaigne à Paris, du 29 janvier 1836. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 598.)

[103] Mémoires de Metternich, t. VI, p. 40.

[104] Lettre du 28 juin 1833 et du 12 février 1834. (Documents inédits.)

[105] Documents inédits. Le même ambassadeur écrivait, un peu plus tard : Les formes extérieures sont plus amicales, et nous avons gagne notablement dans l'opinion de la société. Nulle différence, aujourd'hui, entre l'attitude de cette société envers nous et celle qu'elle avait il y a dix ans. Cela vaut ce que cela vaut.

[106] Documents inédits.

[107] M. de Sainte-Aulaire écrivait en effet à M. Guizot le 1er décembre 1840 : Au début de l'affaire d'Orient (mai 1839), M. de Metternich s'est uni à nous, de très-bonne foi, contre la Russie. Il a suivi, avec plus de résolution que ne le permettait sa circonspection habituelle, une politique Indépendante, et, pour continuer dans les même voies, il ne nous demandait que de rester unis à l'Angleterre. Quand notre dissentiment avec cette puissance a éclaté, il n'a pas hésité âme déclarer qu'il se rangeait du côté de l'Angleterre... Dans tous les cas, d'ailleurs, on ne pouvait raisonnablement espérer que l'Autriche fit face à la Russie et à l'Angleterre... Il ne serait donc pas équitable de garder rancune à M. de Metternich pour son adhésion au traité de Londres ; il l'a donnée avec regret, après de longues hésitations.