HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE PREMIER. — LE LENDEMAIN D'UNE RÉVOLUTION (JUILLET 1830-13 MARS 1831)

 

CHAPITRE IX. — LE JOURNAL L'AVENIR.

 

 

I. L'Avenir. Lamennais, Lacordaire et Montalembert. Les autres rédacteurs. — II. Devise du nouveau journal : Dieu et la liberté. Le parti catholique. L'union désirée des catholiques et des libéraux. — III. Exagérations qui se mêlent aux idées justes. Rupture trop violente avec les légitimistes. Attaques sans mesure contre le gouvernement de Juillet. Libéralisme hardi, généreux, mais excessif. L'Avenir et les insurrections de Belgique, de Pologne et d'Italie. Rêve d'une grande révolution catholique. Ultramontanisme théocratique. Rupture du Concordat et renonciation au budget des cultes. — IV. L'Agence pour la défense de la liberté religieuse. Lamennais et Lacordaire en cour d'assises. Le procès de l'école libre. Sympathies ardentes éveillées par l'Avenir. — V. Le nouveau journal se heurte à l'opposition des évêques. Il suspend sa publication. — VI. Lamennais, Lacordaire et Montalembert se rendent à Rome. Dispositions du Pape. Attitude différente de Lamennais et de Lacordaire. Lamennais oblige le Pape à parler. Encyclique Mirari vos. Suppression de l'Avenir. — VII. Chute de Lamennais. C'est la révolte politique qui le conduit à la révolte religieuse. Ce que deviennent les autres rédacteurs.

 

I

Pendant qu'au lendemain des journées de Juillet, la raison humaine dévoyée s'épuisait vainement à remplacer le catholicisme qu'elle croyait mort, celui-ci donnait un signe inattendu de sa vitalité et de sa fécondité. Le 15 octobre 1830, paraissait le premier numéro d'un journal religieux dont le titre seul était une nouveauté significative en un temps où les croyants semblaient plus habitués à regarder en arrière qu'en avant : il s'appelait l'Avenir. Ce ne fut pas l'un des épisodes les moins extraordinaires et les moins intéressants de cette époque agitée. A voir l'attitude des chrétiens en face de la révolution victorieuse, on eût cru d'abord que tous se laissaient entraîner passifs dans la déroute de la vieille monarchie ; ils n'osaient ni se grouper, ni se montrer ; mesurant la force de la religion sur la faiblesse de la royauté, ils étaient tombés dans un abattement qui eût convenu tout au plus à des moutons en présence du boucher[1] ; les évêques eux-mêmes, intimidés et comme accablés, demeuraient cois[2], recommandant à leurs prêtres de s'effacer et de se taire : On veut se passer de nous, messieurs, leur disaient-ils ; eh bien ! tenons-nous calmes, dans cette espèce de nullité[3]. C'est à ce moment que surgissent tout à coup, du milieu des catholiques, des hommes impatients de déployer hardiment leur drapeau ; qui, loin de se résigner à demeurer parmi les vaincus, veulent s'en dégager avec éclat ; qui n'implorent pas des vainqueurs une sorte de pardon ou de pitié pour la religion, mais revendiquent, au nom des principes nouveaux qu'ils acceptent, une part du droit commun et des libertés générales ; qui enfin prétendent ainsi non quêter, mais conquérir pour leur foi une popularité bien autrement fructueuse que la faveur royale dont on venait d'éprouver l'impuissance et le péril. Tentative remarquable ! On y reconnaît cette sorte de souplesse dont l'Église a donné tant de preuves depuis la chute de l'empire romain, et qui lui a permis, sans rien abandonner de son immutabilité divine, de s'adapter, lors de chaque grande révolution, aux états nouveaux de la société politique ; mais on ne tardera pas aussi à y discerner ce je ne sais quoi d'excessif et de troublé, marque du mal révolutionnaire qui, en 1830, envahit tout, gâte tout, fait tout avorter.

A la tête de ce mouvement était le personnage le plus illustre alors du clergé français, Lamennais[4]. Beaucoup furent surpris de l'y voir. Il apparaissait toujours au public tel qu'il s'était montré à ses débuts, royaliste d'extrême droite, contempteur des nouveautés libérales, dogmatisant sur l'union du trône et de l'autel, rêvant le pouvoir à la fois absolu et paternel d'une monarchie chrétienne que limiterait seulement la prééminence du Pape[5]. Cependant, à bien lire ses récents ouvrages, notamment le dernier, publié en 1829, sur les Progrès de la révolution et de la guerre contre l'Eglise, on eût pu déjà noter une modification de ses idées premières. Si son idéal et son but étaient toujours la théocratie, il cherchait désormais à y arriver par les peuples, non par les rois ; parlait, avec une confiance hardie, des libertés publiques où il voyait, sinon un terme, du moins un instrument ; blâmait amèrement les membres du clergé qui identifiaient la cause religieuse avec celle du parti alors régnant ; les poussait à se dégager au contraire de la royauté compromise, pour s'unir à la démocratie et tâter de la popularité libérale ; saluait enfin, dans la révolution, le préliminaire indispensable et providentiel d'un nouvel état social qui serait le triomphe de l'Église. Quel avait été le secret de cette révolution ? La royauté, peu disposée à accepter le rôle que lui offrait Lamennais, lui avait répondu en faisant censurer un de ses ouvrages par les évêques encore gallicans, et même en le déférant aux tribunaux correctionnels. Le dépit qu'en avait ressenti l'âme si irritable et si impérieuse du fougueux polémiste, l'avait aidé à prendre son parti de la chute des Bourbons, qu'il prévoyait et prédisait avec une singulière précision, et à reconnaître la puissance des idées libérales qu'il déclarait vouloir catholiciser. En rêvant d'une alliance entre la religion et la liberté, il n'était pas d'ailleurs aussi novateur qu'on pouvait le croire. Cette alliance ne venait-elle pas de se produire en Irlande, où O'Connell arrachait à l'Angleterre l'émancipation des papistes ; en Belgique, où se fondait, pour combattre l'oppression hollandaise, l'Union nouvelle et féconde des catholiques et des libéraux ? Ces événements, mal connus alors ou peu compris en France, avaient frappé Lamennais et n'avaient pas peu contribué à modifier ses idées. Les journées de Juillet n'étaient pas faites pour arrêter cette conversion libérale et démocratique : elles la précipitèrent au contraire. Dans ces redoutables événements, Lamennais vit avec orgueil la réalisation de ses prophéties, et, au milieu des foudres du Sinaï révolutionnaire, il crut entendre une voix divine qui le confirmait dans ses doctrines nouvelles, l'échauffait, l'exaltait. Tel était son état d'esprit, quand, en septembre 1830, quelques catholiques lui offrirent de prendre la direction de l'Avenir.

Il trouva, pour le seconder, deux jeunes gens, inconnus alors, bien qu'appelés à une très-prochaine illustration ; venus de régions fort opposées, l'un plébéien et enfant du siècle, l'autre gentilhomme et fils d'émigré, le premier prêtre, le second homme du monde ; étrangers jusqu'ici l'un à l'autre, mais se rencontrant dans l'amour commun de l'Église et de la liberté, et destinés à nouer, dans les bureaux du nouveau journal, les liens d'une amitié immortelle : chacun a nomme Henri Lacordaire et Charles de Montalembert. Ce dernier, recueillant plus tard ses souvenirs, a dit comment lui était apparu le jeune Lacordaire, à l'âge de vingt-huit ans, la taille élancée, les traits fins, l'œil noir et étincelant, le port souverain de la tête, la démarche fière, élégante, en même temps que modeste, la voix vibrante ; révélant, par tout son être, ce que son âme avait de virginal et de viril, de doux et de franc, d'austère et de charmant, d'ardent et de tendre ; amoureux de tout ce qui était grand et bon, saint et généreux ; homme de pénitence et d'enthousiasme, de piété et de courage, de liberté et d'honneur, vraiment né pour combattre et pour aimer. Il n'avait pas trouvé jusqu'alors l'emploi de sa vie. Sorti du collège, incrédule et libéral, l'impuissance du monde à remplir une âme haute et large l'avait conduit au christianisme, et aussitôt au sacerdoce. Prêtre, il était demeuré libéral, aimant son temps, ouvert et attaché à toutes ses idées nobles. De là, au milieu du clergé de la Restauration, une sorte d'isolement, chaque jour plus douloureux, si bien qu'à la veille de 1830, il était sur le point de partir pour l'Amérique. Il avait peu vu Lamennais, ressentait même pour l'homme, pour ses doctrines, pour son entourage, plus de répugnance que d'attrait, et n'avait consenti à la fin à se rapprocher de lui que par souffrance de sa solitude, par besoin de trouver un peu d'appui, ou tout au moins de voisinage. La révolution ne l'avait pas d'abord détourné de son projet d'émigration. Mais, quand l'abbé Gerbet vint lui offrir de combattre, dans l'Avenir, pour l'affranchissement de la religion par la liberté, pour le rapprochement du catholicisme et de la France moderne, cette tâche le séduisit aussitôt ; il accueillit cette proposition avec une sorte d'enivrement, a-t-il écrit lui-même ; oubliant momentanément ses méfiances contre Lamennais, il se persuada qu'il l'avait mal jugé, et ne voulut voir en lui que l'O'Connell des catholiques français.

Fils d'un pair de France et d'une mère anglaise, Charles de Montalembert n'avait alors que vingt ans. Ce fut en Irlande, où il était allé voir de près le grand agitateur catholique, qu'il lut les premiers numéros de l'Avenir. Il n'avait eu auparavant aucun rapport avec Lamennais. Attaché à l'Église, non-seulement par une foi tendre et pieuse[6] qui n'avait jamais défailli et qui avait gardé la pureté de son adolescence, mais aussi par le besoin chevaleresque de se dévouer aux grandes causes vaincues ; aimant la liberté d'un amour fier, qui s'inspirait autant de ses traditions d'indépendance aristocratique que des idées nouvelles auxquelles sa jeune âme s'était ouverte ; plein de cette fougue généreuse, de ce goût des initiatives hardies qu'il conservera jusqu'à son dernier soupir, il ressentit aussitôt un impatient désir de s'enrôler dans la petite armée de l'Avenir. Il avait déjà publié quelques articles dans le Correspondant[7], mais la sagesse prudente de ce recueil, qu'il trouvait trop vieux, gênait son ardeur. Il écrivit à Lamennais pour solliciter l'honneur de combattre sous ses ordres, et peu de jours après, Il arrivait dans les bureaux du nouveau journal, brillant de grâce et de distinction, portant sur son front élevé ce je ne sais quoi d'intrépide, d'héroïque et de pur qui donne à la jeunesse un irrésistible charme et une beauté supérieure.

La rédaction était peu nombreuse : elle comprenait, avec les personnages déjà nommés, l'abbé Gerbet, l'abbé de Salinis et l'abbé Rohrbacher, tous trois attachés depuis quelques années à Lamennais ; le premier mourra évêque de Perpignan, le second, archevêque d'Auch ; ajoutez M. Harel du Tancrel qui avait eu la première idée du journal, MM. de Coux, d'Eckstein, Bartels, Daguerre, d'Ault-Dumesnil, d'Ortigue et Waille. Bien petite armée, en vérité, pour en imposer à la fois aux libéraux alors tous voltairiens, et aux catholiques dont presque aucun ne songeait à se dégager du parti vaincu ou du moins ne le croyait possible. Ces quelques hommes, tous inconnus à l'exception de Lamennais, prétendaient non suivre un mouvement d'opinion, mais le créer. Comment seulement faire entendre leur voix, dans le tumulte de ces jours troublés, au milieu de ces bruits d'émeutes et de ces menaces de guerre ? Ils osèrent cependant l'entreprendre. Après tout, nul journal ne réunissait alors des écrivains d'un tel talent : c'était Lamennais, avec cette langue qui faisait de lui presque l'égal de M. de Chateaubriand et de M. de Maistre, avec cette véhémence sombre, terrible, qui tenait à la fois du tribun populaire et du prophète biblique, inflexible dans sa dialectique, amer et dédaigneux dans son ironie, manquant souvent de mesure et de goût, mais n'en demeurant pas moins l'un des rhéteurs les plus éclatants et l'un des plus redoutables polémistes de ce temps ; Lacordaire, plus sympathique, parfois sans doute emporté, déclamatoire, mais si plein de fraîcheur et de verve, d'un accent si vrai et si généreux, ayant, dans tout ce qu'il écrivait, je ne sais quoi de vibrant comme le timbre de sa voix, avec une originalité inattendue, une désinvolture hardie et gracieuse qui surprend, parfois même inquiète, mais saisit, attache, et finit par séduire ; Montalembert, le plus jeune de tous, qui ne pouvait posséder, à vingt ans, la plénitude de son talent, mais en offrait déjà les brillantes prémices, d'un enthousiasme facilement excessif, entraînant tous les cœurs par sa chevaleresque et juvénile vaillance ; l'abbé Gerbet, moins original et moins nouveau, qui se plaisait à exposer, dans un langage noble et élevé, d'éloquentes généralités ; les autres rédacteurs, reflet plus ou moins effacé de leurs brillants compagnons ; chez tous, un entrain, une vie, une chaleur tels, qu'après un demi-siècle ces articles ne semblent pas refroidis. Aussi, malgré des exagérations aujourd'hui plus visibles et une rhétorique parfois un peu démodée, ne saurait-on parcourir sans émotion et sans frémissement ces feuilles jaunies par le temps[8].

 

II

Dieu et la liberté ! telle est la noble devise de l'Avenir et le résumé de son programme. Dieu d'abord ! En face de cette société hostile ou indifférente aux idées religieuses, ces écrivains se plaisent à confesser leur foi, d'autant plus tendres envers leur Église qu'elle est plus outragée, d'autant plus fiers qu'on prétend davantage l'abaisser. Avec quelle vénération émue ils baisent publiquement les croix de toutes parts renversées et profanées ! Nous ramassons avec amour, s'écrie Montalembert au lendemain du sac de Saint-Germain-l'Auxerrois, les débris de la croix, pour lui jurer un culte éternel. On l'a brisée sur nos temples ; nous la mettrons dans le sanctuaire de nos cœurs ; et là, nous ne l'oublierons jamais. De la terre où on l'a détruite, nous la replaçons dans le ciel ; et là, nous lisons encore une fois autour d'elle la parole divine : In hoc signo vinces[9]. Nous en avons dit assez de l'état religieux de la France de 1830, pour qu'on puisse comprendre la nouveauté courageuse d'un tel langage, tenu pour ainsi dire en pleine place publique. L'Avenir n'admet pas que le Globe, organe des saint-simoniens, parle de la décadence du catholicisme. Il répond fièrement, en signalant les faits qui révèlent au contraire les progrès de la vraie religion par tout l'univers : Nous marcherons, dit Lacordaire, devant ceux qui nient notre mouvement, et, puisque nous sommes jeunes les uns et les autres, nous donnons rendez-vous au Globe, à la cinquantième année du siècle dont nous sommes les enfants 2[10]. Lacordaire se retrouvera à ce rendez-vous donné avec une foi prophétique : en l'année même qu'il a fixée vingt ans à l'avance, il verra une assemblée républicaine voter la loi sur la liberté de l'enseignement, le plus grand succès des catholiques dans ce siècle ; il entendra les anciens libéraux de 1830, détrônés à leur tour, confesser l'erreur de leur irréligion et le besoin qu'ils ont du christianisme pour sauver la société en péril.

Après Dieu, la liberté ! Mot qui avait alors une merveilleuse sonorité, mais qu'on était désaccoutumé de voir rapproché du nom de Dieu ! C'est dans la liberté seule que l'Avenir engage les catholiques, vaincus, déçus, désorientés, à mettre désormais leur amour et leur confiance. Catholiques, dit-il, comprenons le bien, nous avons à sauver notre foi, et nous la sauverons par la liberté... Il n'y a de vie désormais que dans la liberté, dans la liberté entière pour tous, égale pour tous. Il veut apprendre aux catholiques à se servir virilement de ces armes nouvelles : Quand on veut être libre, leur dit-il, on se lève un jour, on y réfléchit un quart d'heure, on se met à genoux en présence de Dieu qui créa l'homme libre, puis on s'en va tout droit devant soi, mangeant son pain comme la Providence l'envoie... La liberté ne se donne pas, elle se prend[11].

Le premier, l'Avenir parle du parti catholique dont il formule la tactique électorale : Il est, dit-il, une vénalité permise ; que les électeurs catholiques se mettent partout et publiquement à l'enchère, et qu'ils se livrent à quiconque les payera le plus cher en libertés[12]. Dans les luttes pour la religion, le nouveau journal est à l'avant-garde, mais avec la préoccupation, alors nouvelle chez les défenseurs du catholicisme, de parler au siècle son propre langage, invoquant, non des doctrines théologiques que l'ignorance du temps n'eût pas comprises ou qui même eussent effarouché ses préjugés, mais ces principes de liberté générale pour lesquels les vainqueurs du jour prétendaient avoir combattu, et dont ils se piquaient d'avoir assuré le plein triomphe. L'union des catholiques et des vrais libéraux est l'ardent désir de l'Avenir[13]. Il se flatte de voir ébranler, de part et d'autre, les préjugés qui s'y opposaient. A force de combattre, dit-il, on a quelquefois presque l'air de haïr, et cette pensée seule nous est amère. Aussi éprouvons-nous un inexprimable besoin de semer autour de nous des paroles de paix et de fraternité, comme un germe de la réconciliation future. Les héros d'Homère suspendaient leurs coups pour échanger des outrages. Nos pères nous ont légué un autre exemple, la trêve de Dieu... Parmi ceux qui se croient nos ennemis, combien qui n'ont besoin que de nous connaître pour être a nous ou du moins avec nous ! Il y a entre nous et eux non pas un mur, mais seulement un voile[14].

C'est ainsi qu'au milieu des luttes de chaque jour, des fatigues, des périls, des déceptions même, l'âme des rédacteurs de l'Avenir s'exaltait et s'attendrissait au double nom de Dieu et de la liberté, et M. de Montalembert s'écriait, avec une chaleur un peu jeune, une confiance un peu naïve, mais avec une émouvante sincérité : Dans un temps où nul ne sait que faire de sa vie, où nulle cause ne réclame ni ne mérite ce dévouement qui retombait naguère comme un poids écrasant sur nos cœurs vides, nous avons enfin trouvé une cause qui ne vit que de dévouement et de foi. Quand notre poussière sera mêlée à celle de nos pères, le monde adorera ce que nous adorons déjà, le monde se prosternera devant ce que nous portons déjà avec amour dans nos âmes, devant cette beauté qui a tout le prestige de l'antiquité et tout le charme de la jeunesse, cette puissance qui, après avoir fondé le passé de l'homme, fécondera tous les siècles futurs, cette consolation qui peut seule réconcilier l'homme à la vie, la terre au ciel, cette double et sublime destinée : le monde régénéré par la liberté, et la liberté régénérée par Dieu[15].

 

III

Les idées étaient neuves, généreuses et fécondes. Pourquoi faut-il qu'il s'y mêle aussitôt de compromettantes exagérations. C'est, nous l'avons déjà dit, une forme nouvelle de cette exaltation révolutionnaire qu'on retrouve partout à cette époque, et à laquelle devaient difficilement échapper des têtes jeunes et chaudes, comme celles de la plupart des rédacteurs de l'Avenir. Il eût appartenu à l'âge et à l'expérience de Lamennais de retenir ses collaborateurs. Mais comment attendre une influence modératrice et pacifiante de cet esprit absolu qui naturellement poussait tout à l'extrême et ressentait comme un dégoût de la modération ; de ce cœur malade qui apportait d'autant plus d'âpreté dans la guerre faite aux autres qu'il n'avait jamais pu trouver pour lui-même la paix intérieure ; de cette âme d'orgueil et de colère qui avait toujours employé, au service de ses convictions aussi impérieuses que changeantes, le mépris, l'outrage et la malédiction ? Par son tempérament moral et même physique, il était fait pour ressentir plus fort que tout autre la fièvre de Juillet. Aussi, bien loin de calmer ses jeunes amis, les excitait-il encore, et surtout donnait-il aux excès de doctrines je ne sais quoi de triste, d'aigri et d'irritant, qu'on n'eût jamais rencontré dans les plus grands emportements de Lacordaire et de Montalembert.

Sur presque toutes les questions, apparaît, dans l'Avenir, cette exagération qui fausse les idées les plus justes, compromet les entreprises les plus utiles. Ainsi ce journal a raison de vouloir dégager la religion de la solidarité qui la confondait presque avec le parti royaliste ; dans cet ordre d'idées, bien des imprudences avaient été commises, contre lesquelles il importait de réagir, bien des maladresses qu'il fallait réparer ; mais l'habileté comme la justice conseillaient d'accomplir cette séparation dune main légère et bienveillante, avec force ménagements pour des hommes respectables dont le concours était précieux et qu' il s'agissait de convertir ; non d'excommunier. L'Avenir manque gravement à cette justice et à cette habileté, quand il adjure les catholiques de rompre pour toujours avec un parti qui sacrifie Dieu à son roi ; quand il flétrit le régime absurde et bâtard qu'avait organisé la Charte en 1814 ; quand il montre, sous ce régime, la religion opprimée, avilie et condamnée à une mort dont l'a seule sauvée la révolution de Juillet ; quand il qualifie la royauté déchue de tyrannie sans échafauds, d'absolutisme sans volonté, de misérable compromis entre le pouvoir matériel et la justice ; quand il ajoute enfin ces imprécations vraiment extravagantes, où l'on reconnaît la rhétorique habituelle de Lamennais : Qui n'a pas été meurtri par ses fers ? Qui ne s'est pas plaint de son oppression ? Oppression stupide, qui ne profitait qu'à quelques hommes vendus... Dans l'enfer légal qu'on nous avait fait, nous ressemblions à ces malheureux que Dante a peints se traînant et haletant sous des chapes de plomb, et, comme eux, nous n'apercevions devant nous que cette éternité[16].

Ce n'est plus seulement à la justice, c'est à la générosité que manque l'Avenir, quand, au lendemain du sac de Saint-Germain-l'Auxerrois, faisant écho aux proclamations officielles et aux dénonciations des feuilles libérales, il impute avec colère aux provocations des carlistes l'attentat dont la religion vient d'être victime.

M. de Montalembert n'avait pas été royaliste comme Lamennais ; mais le seul sentiment de l'honneur suffisait à lui faire réprouver ces outrages jetés à un parti vaincu. Il essaye d'en corriger l'effet, dans un article intitulé : A ceux qui aiment ce qui fut ; sans rien abandonner du fond de la thèse, il parle aux légitimistes un langage plus respectueux, plus tendre, plus digne d'eux et de lui-même : Nous vous le disons dans notre simplicité et dans notre bonne foi : si vous saviez combien nous respectons les affections malheureuses,... combien surtout la foi qui nous est commune avec vous excite notre sympathie, vous regretteriez les dissentiments qui nous séparent, vous reconnaîtriez en nous les enfants d'un même père... Catholiques de tous les partis, ce que nous vous demandons, nous l'avons fait. Il y a longtemps que nous luttons devant Dieu, pour sacrifier les intérêts du temps à une cause éternelle et céleste. Aujourd'hui, la lutte est finie, le sacrifice est consommé. Comme vous, nous avons gémi, nous avons pleuré sur les ruines de nos affections, sur de légitimes ambitions cruellement déçues, sur de bien chères espérances indignement trompées. Mais aujourd'hui, réunis au pied des autels qui nous restent, nous reprenons courage, et nous nous réjouissons de la sainte joie qui faisait tressaillir nos pères, avant de marcher aux combats de la foi[17]. Il était trop tard ; le mal était déjà accompli. La blessure faite par les âpres violences de Lamennais avait pénétré trop avant dans les cœurs royalistes, pour que le baume versé par M. de Montalembert pût la cicatriser. Cette blessure devait rester longtemps saignante. De là, des ressentiments qui persisteront contre les hommes de l'Avenir, et qui poursuivront Lacordaire jusque dans la chaire de Notre-Dame.

L'Avenir sait-il mieux demeurer dans la mesure de la justice, quand il s'agit des vainqueurs de Juillet ? Sans doute, il n'a que trop souvent raison, lorsqu'il dénonce la conduite du nouveau gouvernement envers les catholiques, lorsqu'il l'accuse de refuser à la religion, par hostilité ou par faiblesse, la protection, la liberté et la justice auxquelles elle avait droit, ou même de prendre contre elle des mesures agressives et vexatoires. Il le fait avec un courage, un entrain, une fierté d'accent, propres, sinon à en imposer aux gouvernants, du moins à ranimer les catholiques abattus, intimidés[18]. Mais ne dépasse-t-il pas toute mesure, quand, à propos d'un grief, d'ailleurs fondé, il dit des ministres qui occupent le pouvoir avec Casimir Périer, que ce sont des lâches qui se baignent le front dans la boue[19] ?

L'Avenir aime ardemment la liberté. En cette matière, il est souvent en avance sur son temps. Il réclame la liberté départementale et communale à une époque où le vieux libéralisme est encore imbu des idées centralisatrices de la Convention et de l'empire, et où la loi commence à peine à rendre électifs les conseils généraux et les conseils municipaux[20]. Avant Tocqueville, il dénonce dans l'individualisme l'un des périls d'un Etat démocratique : Une société, dit-il, qui se réduit à une collection d'individualités n'est que l'égoïsme humain s'exprimant sous des formes infiniment multipliées. Comme remède à ce mal, il propose cette liberté d'association que notre législation repoussait et qu'aujourd'hui même on n'ose pas établir[21]. Enfin, l'un des premiers du côté catholique[22], il pousse le cri de la liberté d'enseignement, ayant ainsi l'honneur d'ouvrir une campagne qui devait être si glorieuse et si profitable[23].

Dans cette revendication de toutes les libertés, il apporte une hardiesse dont la confiance extrême et presque naïve fait parfois un peu sourire notre expérience plus sceptique, mais aussi une sincérité généreuse et passionnée, qui donne à son langage un accent particulier. Écoutez, par exemple, Lacordaire, parlant de la liberté de la presse : Catholiques, croyez-moi, laissons à ceux qui n'ont foi qu'aux princes de la terre les espérances de la servitude. Laissons-les dire que tout est perdu si la presse parle... Ce sont des enfants d'un jour qui n'ont pas encore vu d'éclipse, et qui se tordent les mains en invoquant je ne sais quels dieux. Pour nous, voyageurs depuis longtemps sur cette terre, ne nous troublons pas de si peu, et, notre crucifix sur la poitrine, prions et combattons. Les jours ne tuent pas les siècles, et la liberté ne tue pas Dieu[24]. Nobles paroles, mais où l'on peut déjà entrevoir cette exagération, cette manie de l'absolu, qui devaient faire condamner le libéralisme de l'Avenir. Celui-ci n'en venait-il pas à déclarer que le régime de la presse, en 1830, ce régime dont les auteurs des lois de septembre estimeront bientôt nécessaire de restreindre la licence, était une insupportable tyrannie ? Nous voulons la licence de la presse[25], disait l'Avenir. Mêmes excès pour toutes les autres libertés. La décentralisation, au point où la pousse ce journal, serait la pure anarchie. Traite-t-il de la liberté de conscience, au lieu de s'en tenir aux nécessités incontestables de son temps et de son pays, il se lance dans des théories, au moins inutiles et imprudentes, sur le droit de coercition. Quelles que soient les questions politiques qui se soulèvent, l'Avenir met son point d'honneur à adopter les idées qui règnent alors dans la démocratie la plus avancée ; il réclame, comme étant le corollaire de la révolution de Juillet, la suppression des armées permanentes, de la pairie héréditaire et même de toute Chambre haute, l'établissement du suffrage universel, tempéré, il est vrai, par l'élection à plusieurs degrés. En théorie du moins, il se proclame républicain ; Lamennais déclare qu'un seul genre de gouvernement peut exister aujourd'hui en France : la république ; on n'a le choix, ajoute-t-il, qu'entre deux régimes : celui du sabre ou celui de l'opinion, le despotisme militaire ou la république. Il veut bien, cependant, comme La Fayette et ses amis, conserver une royauté nominale ; tant que le Roi, dit-il, ne sera que ce qu'il doit être, l'exécuteur des ordres souverains de la nation réellement représentée, son hérédité, loin d'être à craindre, ne sera qu'une garantie de plus pour la durée de la liberté ; point de cour, une liste civile modeste, et il ne nous restera rien à désirer de ce côté[26].

A l'extérieur, l'Avenir se passionne pour toutes les causes généreuses qui font alors battre le cœur de la France libérale. Nul ne suit d'un cœur plus vraiment ému l'Irlande, la Belgique ou la Pologne. C'est un des sujets les plus fréquemment traités par les rédacteurs. Que d'angoisses aux heures critiques ou obscures ! Que de cris de joie pour saluer les succès ! Que de larmes de douleur et de colère versées sur les défaites ! Dieu nous garde de disputer, avec ces esprits jeunes et chauds, sur la mesure de leur enthousiasme ou de leur douleur ! Condamnés aujourd'hui, par patriotisme, à plus de froideur et d'égoïsme, respectons du moins, envions même les sympathies peut-être trop expansives d'une génération plus heureuse. Mais où notre critique commence, c'est quand, à la suite de Carrel, de Mauguin, de Lamarque, l'Avenir vient combattre et flétrir la politique pacifique et prudente du gouvernement, la qualifie de honteuse suite de bassesses et de lâchetés qui auraient à jamais déshonoré la France au dehors, si la France en était complice ; quand il pousse au renversement de l'œuvre impie des traités de Vienne, et entrevoit, avec complaisance, la purification de la patrie au feu d'une effroyable guerre. A l'entendre, nous devrions le secours de nos armes à tous les peuples insurgés. Pouvions-nous, dit-il, faire ce que nous avons fait, sans que la liberté comptât partout sur notre concours ? Il n'a que raillerie et mépris pour notre diplomatie dans l'affaire belge, pour ce qu'il appelle les infâmes intrigues et la révoltante duplicité de nos ministres. Ne va-t-il pas jusqu'à affirmer que ces ministres ne veulent pas d'une Belgique libre, catholique et indépendante, par crainte de la comparaison ; que leur dessein secret est de la rendre à la Hollande, et n'engage-t-il pas les Belges à se défier et à se débarrasser de notre protection ! En face de la Pologne non secourue dans sa défaite, l'Avenir n'a pas assez d'imprécations contre ces gouvernants, devenus comme ces statues de bronze que les peuples arrosaient de sang pour les attendrir, mais qui n'avaient point de cœur et qui ne rendaient d'oracles qu'en faveur de la victoire ; il flétrit ceux qui ont abandonné nos vieux frères d'armes et se sont ainsi rendus coupables du sang des enfants de la Pologne, sang qui retombera sur eux et les marquera d'un signe d'opprobre et de malédiction. Les sympathies de l'Avenir sont d'autant plus ardentes que, par une singulière coïncidence, plusieurs des mouvements populaires qui agitent alors l'Europe, ont un caractère plus catholique que les gouvernements de cette époque : ainsi en Irlande, avec O'Connell ; ainsi en Belgique, avec Félix de Mérode ; ainsi en Pologne, où les armées chantent des hymnes à la Vierge, où les curés marchent au combat, en tête de leurs paroissiens, où les religieux revêtent les vieilles armures trouvées dans leur couvent, et forment des compagnies de cavalerie. Dans d'autres pays, sans doute, en Allemagne, en Espagne, en Italie, les agitateurs en veulent autant à l'Eglise qu'au pouvoir civil ; l'Avenir, sympathique à leur cause politique, mais rebuté par leur irréligion, est visiblement embarrassé. Tant que ceux qui conspirent pour la liberté de l'Espagne et de l'Italie, dit-il, regarderont la foi catholique comme leur principal obstacle, nous ne pourrons applaudir à leurs efforts ; nous reconnaîtrons ce qu'il y a de juste dans leurs plaintes, de sacré dans l'espérance des peuples ; mais nous nous souviendrons qu'il appartient à des âmes plus pures de poser les fondements de la liberté d'un pays. Aussi détourne-t-il bientôt ses regards de ces contrées où la liberté est ennemie de Dieu, pour les fixer au contraire, avec complaisance, sur ces terrés d'Irlande, de Belgique et de Pologne, où il croit voir l'application de ses idées et l'exemple proposé aux autres nations[27].

Dans la fascination troublante d'une telle contemplation, ces insurrections partielles apparaissent à l'Avenir comme le prologue d'un immense bouleversement, nécessaire à la régénération de la société. Cette vision obsédait depuis longtemps l'imagination de Lamennais, et c'est sur ce sujet que s'était exercée le plus volontiers sa verve prophétique. A force de prévoir, d'attendre cet universel soulèvement, l'Avenir semble l'appeler, le provoquer, le désirer. Est-ce pour le justifier d'avance qu'il rappelle aux peuples la doctrine des théologiens du moyen âge sur le droit de sédition et examine soigneusement le cas de conscience de l'émeute ? Trompé par ce qu'il voit à Dublin, à Bruxelles, à Varsovie, il se flatte que partout les peuples placeront la croix sur le drapeau de leur révolte, et cette illusion met à l'aise sa conscience, quand il lance contre les rois des invectives qui semblent parfois presque renouvelées des rhéteurs de la Convention[28]. Cette révolution attendue part de Dieu, dit l'Avenir ; elle est une œuvre divine ; dans le catholicisme est le principe de ce mouvement. N'est-ce pas en effet, demande Lamennais, partout les peuples catholiques qui s'émeuvent, comme si les premiers ils eussent eu la vision des destinées futures réservées au genre humain ? Quelque chose les attire, de doux comme l'espérance ; quelque chose les presse, de puissant comme Dieu. Et le nouveau prophète ajoute : Je vous le dis, le Christ est là. Ce serait un crime et une folie de lutter contre une aussi sainte et aussi inévitable révolution ; ce serait résister à ce que Dieu même a rendu nécessaire ; et le mal en soi, le mal essentiel n'est que cette opposition à Dieu. Sorte de fatalisme, familier à Lamennais, et dont on voit tout de suite le péril et l'immoralité. Bien loin de s'opposer à ces mouvements populaires, le clergé et la papauté doivent se mettre à leur tête, afin de les régler et les purifier. Rompre avec les rois pour faire alliance avec la démocratie, abandonner les débris terrestres d'une grandeur ruinée, reprendre la houlette du pasteur et, s'il le faut, la chaîne du martyr, accepter toutes les chances de la guerre déclarée entre les peuples et les souverains, braver l'hostilité ou les persécutions de ces derniers, dans l'espérance que la liberté religieuse sortira de la liberté générale, tel est, de l'aveu même de Lamennais[29], le programme que l'Avenir prétend imposer à l'Eglise. De telle sorte qu'après avoir conseillé fort sagement au clergé de rompre la solidarité qui paraissait l'unir à la royauté, on le poussait à contracter avec la révolution une alliance bien autrement périlleuse et injustifiable[30].

Ainsi, sur presque toutes les questions intérieures et extérieures, l'Avenir, sans s'inféoder au parti de l'Hôtel de ville, en arrive cependant à soutenir les mêmes thèses. Il souscrit pour aider la Tribune à payer ses amendes. Il est devenu l'adversaire des hommes de la résistance, qu'il qualifie de je ne sais quels échappés de tous les despotismes qui ont tour à tour écrasé la France ; leur politique lui paraît un système inepte, contraire à notre honneur au dehors, à nos droits au dedans. Peu à peu, son langage change complètement à l'égard de la monarchie, qu'il avait d'abord bien accueillie. Avec tous les journaux d'extrême gauche, il reproche au gouvernement de Juillet de méconnaître la révolution de 1830, qui doit être tout autre chose qu'une simple substitution de roi. En disputant à l'opinion, dit-il, ses plus nobles et ses plus belles conquêtes, en l'irritant par ses lenteurs, en l'effrayant par ce qu'il laisse soupçonner de ses desseins, le pouvoir expose non-seulement sa considération, mais son existence même. — La société ne recule pas, s'écrie encore l'Avenir, ne tentez pas ce qui en a perdu déjà d'autres ; votre force, c'est obéir au vœu national ; vous n'avez que celle-là. Il se plaît à rappeler que la monarchie repose sur un contrat synallagmatique, dont il menace de faire prononcer la nullité pour inexécution des conditions. De jour en jour, le ton devient plus agressif, plus injurieux[31].

Même intempérance dans les questions plus exclusivement religieuses. L'Avenir répudie le vieux gallicanisme, auquel il reproche, non sans raison, d'être à la fois trop indépendant à l'égard du Pape et trop dépendant à l'égard du pouvoir civil ; mais pourquoi le faire avec une colère outrageante ? Nous repoussons avec dégoût, dit-il, les opinions qu'on appelle gallicanes. Et il accable de sarcasmes la religion de Louis XIV et de Bossuet, tuée, le 28 juillet 1830, à la cent quarante-huitième année de son âge[32]. Il prétend y substituer un ultramontanisme excessif, provoquant, qui n'est nullement conforme aux doctrines ni surtout aux procédés de l'Église romaine. Par moments même, quand Lamennais tient la plume, l'Avenir semble aller jusqu'à la théocratie et rêver pour le Souverain Pontife une sorte de prééminence politique ; tel lui paraît être le terme de la révolution universelle tant annoncée, et déjà l'impatient journal salue le nouveau Grégoire VII, dont la parole et la volonté changeront la constitution du monde et fonderont la dernière époque de la société humaine ici-bas[33].

Dans sa réaction contre la dépendance civile qui était une des faiblesses du clergé gallican, l'Avenir ne se contente pas de vouloir l'Eglise indépendante ; il la veut séparée complètement de l'Etat. Avec cette logique absolue et aveugle qui est une des formes de l'esprit révolutionnaire, il dénonce le Concordat et supprime le budget des cultes ; cette suppression est même une des thèses que le journal développe avec le plus de persistance et d'éclat. Quiconque est payé, dit-il, dépend de qui le paye... Le morceau de pain qu'on jette au clergé est le titre de son oppression... Un jour viendra qu'un prêtre se présentant au Trésor, le dernier employé lui fera baisser les yeux, et j'ose dire que la chose arrive déjà. Le clergé doit non-seulement renoncer au traitement qui est la représentation de ses biens confisqués, mais évacuer les vieilles églises qu'il a bâties depuis des siècles[34].

Quant aux difficultés pratiques, l'Avenir croit qu'il suffit, pour les résoudre, d'un éclat de rhétorique généreuse. Comment l'Église vivra-t-elle sans sa dotation ? Et quand je l'ignorerais, répond-il, j'ignore bien davantage comment elle vivra sans liberté. La pauvre Irlande ne nourrit-elle pas ses prêtres ? n'a-t-elle pas refusé l'argent offert par l'Angleterre, craignant que ce ne fût le prix de sa liberté ? Le clergé sera dans l'indigence, mais il a les promesses de l'Evangile ; or nous ne savons du lendemain qu'une chose, c'est que la Providence se lèvera plus matin que le soleil. L'Avenir ajoute : Vous serez comme le prolétaire, avec Dieu de plus pour patrimoine, avec l'espérance qui ne trompe pas, avec des millions d'âmes qui vous aiment. Votre maître n'en avait pas tant, et il a vécu. Ne pouvez-vous conquérir une seconde fois le monde, et si vous ne le pouvez pas, pourquoi voulez-vous que le monde entretienne à grands frais une ombre décédée ? Votre tombeau lui coûte trop cher, si la vie n'y est pas[35].

De toutes les témérités de l'Avenir, nulle ne fut plus déraisonnable, nulle ne porta davantage la marque du trouble alors régnant que celle qui lui faisait faire ainsi table rase de tout l'établissement de l'Église, pour la ramener en quelque sorte aux catacombes et la jeter dans l'inconnu et le péril d'une conquête nouvelle. Nulle n'eut alors plus de retentissement et ne causa plus d'émotion, de scandale, surtout parmi les autorités ecclésiastiques, justement surprises et irritées de voir de simples prêtres ou même des laïques, faire ainsi, en leur nom, un abandon qu'elles ne leur avaient pas donné mandat de faire.

Tel fut l'Avenir, singulier mélange d'éloquence et de déclamation, de générosité enthousiaste et de passion parfois sans justice comme sans justesse, de vues nouvelles et de chimères téméraires, de fécondes prévisions et d'erreurs stérilisantes !

 

IV

Les fondateurs de l'Avenir ne se contentaient pas d'agir par la presse. Ils instituèrent à Paris une Agence générale pour la défense de la liberté religieuse, à laquelle se rattachaient des comités locaux. Cette agence réunit, en six mois, 31.513 francs. Sous son impulsion, plusieurs journaux se fondèrent en province, à Nantes, à Strasbourg, à Nancy ; des pétitions, revêtues de quinze mille signatures, furent adressées aux Chambres, pour réclamer la liberté d'enseignement ; une souscription pour l'Irlande affamée produisit 70.000 francs. L'Agence avait surtout en vue la résistance légale et judiciaire aux mesures oppressives ; elle soutint plusieurs procès : il s'agissait tantôt d'un modeste citoyen ou d'un curé, poursuivis pour avoir ouvert une école ; tantôt d'une communauté religieuse, inquiétée dans son existence. Elle engagea une triple instance à l'occasion de l'expulsion des Trappistes de la Meilleraye. Lacordaire avait particulièrement le goût de ces luttes à la barre des tribunaux ; il estimait que, dans les pays libres, les grandes causes se traduisent, comme a Rome et en Angleterre, en procès débattus au grand jour de la publicité judiciaire. Plusieurs fois, jusqu'à ce qu'il en fût empêché par une décision du conseil de discipline, le jeune abbé plaida, comme avocat, à l'audience de la police correctionnelle, dans des contestations qui avaient pour objet l'émancipation du prêtre et du citoyen catholiques. Je me rappelle, a écrit plus tard M. de Montalembert, la surprise d'un président de Chambre, découvrant un jour, sous la robe d'avocat, ce prêtre dont le nom commençait à poindre. En fouillant dans les journaux du temps, on trouverait bien quelques rayons de cette parole, déjà si virile, qui semait le trouble dans les rangs des substituts et qui électrisait l'auditoire. Un jour, en répondant à un avocat du Roi qui s'était hasardé à lui dire que les prêtres étaient les ministres d'un pouvoir étranger, Lacordaire s'était écrié : Nous sommes les ministres de quelqu'un qui n'est étranger nulle part, de Dieu ! Sur quoi l'auditoire, rempli de ce peuple de Juillet si hostile au clergé, se mit à applaudir. On lui criait : Mon prêtre, mon curé, comment vous nommez-vous ? Vous êtes un brave homme ![36] Une autre fois, d'une voix frémissante, il jetait au tribunal l'appel de saint Paul, Cæsarem appello, qu'il traduisait hardiment, aux applaudissements passionnés de l'auditoire : J'en appelle à la Charte.

Le gouvernement fournit lui-même l'occasion d'un débat judiciaire plus éclatant encore, en déférant à la cour d'assises deux articles de l'Avenir, l'un de Lamennais, l'autre de Lacordaire. Les deux prêtres comparurent, le 31 janvier 1831, entourés de leurs amis. Le public vint, nombreux, généralement sympathique. Lamennais était assisté par un avocat non catholique, mais libéral, M. Janvier. Lacordaire se défendit lui-même : de touchants retours sur sa jeunesse, la hardiesse et l'originalité de ses idées, son talent intéressèrent et émurent l'auditoire. Mon devoir est accompli, dit-il en terminant ; le vôtre, messieurs, est de me renvoyer absous de cette accusation. Ce n'est pas pour moi que je vous le demande ; il n'y a que deux choses qui donnent du génie, Dieu et un cachot ; je ne dois donc pas craindre l'un plus que l'autre. Mais je vous demande mon acquittement comme un pas vers l'alliance de la foi et de la liberté, comme un gage de paix et de réconciliation... Je vous le demande encore, afin que ces despotes subalternes, ressuscités de l'Empire, apprennent, au fond de leurs provinces, qu'il y a aussi une justice en France pour les catholiques, et qu'on ne peut plus les sacrifier à de vieilles préventions, à des haines d'une secte désormais finie. Voilà donc, messieurs : je vous propose d'acquitter Jean-Baptiste-Henri Lacordaire, attendu qu'il n'a point failli, qu'il s'est conduit en bon citoyen, qu'il a défendu son Dieu et sa liberté ; et je le ferai toute ma vie, messieurs. Des applaudissements accueillirent cette péroraison. L'audience durait depuis près de douze heures, et l'agitation de l'auditoire allait croissant. Enfin, à minuit, le jury rentra dans la salle, apportant un verdict d'acquittement. Les disciples de Lamennais le couvrirent d'embrassements ; le public prenait part à leur joie et à leur triomphe. Lacordaire revint seul avec Montalembert. Sur le seuil de sa porte, raconte ce dernier, je saluai en lui l'orateur de l'avenir : il n'était ni enivré, ni accablé de son triomphe. Je vis que pour lui, ces petites vanités du succès étaient moins que rien, de la poussière dans la nuit. Mais je le vis avide de répandre la contagion du dévouement et du courage, et ravi par ces témoignages échangés de tendresse désintéressée et de foi mutuelle, qui valent mieux, dans les cœurs jeunes et chrétiens, que toutes les victoires.

Ce succès encourageait les rédacteurs de l'Avenir à porter la lutte sur le terrain judiciaire. Ainsi leur vint l'idée de ce qu'on a appelé le procès de l'école libre. La Charte avait promis la liberté d'enseignement, mais l'Université n'en maintenait pas moins toutes les rigueurs de son monopole. Le recteur de Lyon ne venait-il pas d'enjoindre aux curés de cette ville de renvoyer les enfants de chœur auxquels ils donnaient gratuitement des leçons ? Les directeurs de l'Agence estimèrent qu'en telle matière, des articles de journaux et des pétitions ne suffisaient pas, qu'il fallait saisir plus vivement le pays de cette question. Le 29 avril 1831, ils annoncent que trois d'entre eux, MM. Lacordaire, de Montalembert et de Coux, vont ouvrir à Paris une école libre gratuite. La liberté se prend et ne se donne pas, disent-ils dans leur manifeste... L'Université poursuit la liberté de l'enseignement jusque dans les enfants de chœur ; eh bien, nous la mettrons aux prises avec des hommes. Un local est loué, rue des Beaux-Arts ; le commissaire de police est prévenu, et, le 7 mai 1831, l'école s'ouvre. Les élèves sont neuf enfants appartenant aux familles pauvres du voisinage. Des hommes de lettres, des personnages politiques appartenant à l'opinion libérale assistent à cette inauguration. Lacordaire débute par un discours très-vif contre l'Université ; puis les classes commencent. Survient la police qui déclare l'école fermée et ordonne aux enfants de sortir ; Lacordaire, au nom de l'autorité paternelle, les somme de rester ; et ces écoliers, sans avoir probablement une parfaite intelligence de la grande cause pour laquelle ils combattent, s'écrient à plusieurs reprises : Nous resterons ! Les maîtres prolongent la résistance dans la mesure nécessaire pour établir qu'ils cèdent seulement à la force. Peu de temps après, les instituteurs improvisés sont cités en police correctionnelle : c'est le procès qu'ils attendaient et désiraient. Ils demandent à être traduits devant le jury. Pendant ces débats préliminaires, le jeune Montalembert est appelé à la pairie, par le décès de son père, en vertu du principe mourant de l'hérédité ; aussitôt il revendique, pour lui et ses coaccusés, la juridiction des pairs. Les trois prévenus comparaissent devant la haute Chambre, en septembre 1831. Heureux d'avoir une telle tribune pour proclamer leurs idées, ils se défendent eux-mêmes avec l'audace de leur jeunesse et de leur conviction ; leurs discours sont moins un plaidoyer qu'un appel à l'opinion et une éclatante profession de leur foi religieuse et libérale ; ce langage si nouveau est écouté par les pairs avec une surprise qui n'est pas sans bienveillance. La loi était formelle ; les accusés sont condamnés, mais seulement a cent francs d'amende.

L'âme vaillante des jeunes amis de Lamennais jouissait singulièrement de ces nobles combats pour Dieu et la liberté. Le 29 octobre 1831, Lacordaire écrivait à son plus cher compagnon d'armes : Si court que soit le temps, il n'ôtera rien aux délices de l'année qui vient de passer ; elle sera éternellement dans mon cœur comme une vierge qui vient de mourir. Bien longtemps après, le souvenir de cette époque demeurait tout brûlant chez ceux qui avaient vécu d'une telle vie : Jours à la fois heureux et tristes, disait encore Lacordaire peu avant de mourir, jours comme on n'en voit qu'une fois dans sa vie ! Et M. de Montalembert s'écriait, au seul rappel de ces lettres : Quelle vie dans les âmes ! Quelle ardeur dans les intelligences ! Quel culte désintéressé de son drapeau, de sa cause ! Que de sillons profonds et féconds, creusés dans les jeunes cœurs d'alors, par une idée, par un dévouement, par un grand exemple, par un acte de foi ou de courage !... Pour savoir ce qu'il éclata alors d'enthousiasme pur et désintéressé, dans les presbytères du jeune clergé et dans certains groupes de francs et nobles jeunes gens, il faut avoir vécu dans ce temps, lu dans leurs yeux, écouté leurs confidences, serré leurs mains frémissantes, contracté, dans la chaleur du combat, des liens que la mort seule a pu briser[37].

La petite armée de l'Avenir rencontrait en effet d'ardentes sympathies, surtout dans le jeune clergé[38]. Les abonnés du journal n'atteignirent jamais trois mille ; mais, à cette époque, ce chiffre était relativement plus considérable qu'aujourd'hui. Les rédacteurs recevaient des lettres flatteuses de tous les pays : c'était tantôt un séminaire bavarois, tantôt un couvent de femmes, qui leur envoyait des adresses de félicitations. Les catholiques belges, encore frémissants de leur révolution, les acclamaient. Une souscription ouverte pour payer les frais d'un de leurs procès produisait, en quelques jours, plus de 20.000 francs, bien que la majorité des donateurs ne figurassent que pour cinq centimes : des paroisses entières avaient souscrit, leurs curés en tête. En mai 1831, l'Avenir, ayant annoncé ses embarras financiers, recevait immédiatement, de France et de Belgique, 70.000 francs. Au mois d'octobre suivant, M. de Montalembert, qui faisait, entre Lyon et Marseille, un voyage de propagande, rencontrait partout un accueil enthousiaste. En dehors des catholiques, parmi les libéraux jeunes et sincères, l'impression était celle d'un étonnement sympathique. Pendant que la robe d'un prêtre ne pouvait se montrer dans la rue sans être insultée, Lacordaire la faisait applaudir à la barre des tribunaux, et ceux-là même qui venaient peut-être de crier : A bas les Jésuites ! demandaient aux journalistes catholiques de leur faire des cours sur les diverses branches des sciences politiques et religieuses. Sans doute, on était encore loin de l'union rêvée par l'Avenir, entre les libéraux et les catholiques ; toutefois un premier pas était fait, et l'espérance semblait permise.

 

V

Malgré ce succès en apparence si brillant, l'Avenir se heurtait à un obstacle sur lequel il devait se briser. Nous ne parlons pas du mécontentement du pouvoir, mécontentement naturel, mais, somme toute, assez inoffensif, et n'ayant abouti jusqu'ici qu'à fournir à Lamennais et à Lacordaire l'occasion d'un petit triomphe judiciaire. Nous ne parlons même pas de l'hostilité, plus grave cependant, des légitimistes, qui formaient alors une partie considérable des catholiques. L'obstacle était surtout dans l'Église elle-même, dans l'autorité ecclésiastique. Les évêques, nommés presque tous sous la Restauration, généralement royalistes et de tendance gallicane, plus préparés a monter l'escalier des rois qu'à descendre sur la place publique, à solliciter discrètement l'appui des gouvernements qu'à faire bruyamment appel à l'opinion, auraient eu déjà grand'peine a accepter les doctrines et les procédés de l'Avenir, même si celui-ci avait évité toute exagération. Que devait-ce donc être en présence d'excès de fond et de forme, bien faits non-seulement pour effaroucher leurs habitudes et leurs préjugés, mais aussi pour inquiéter leur sagesse ! Pouvaient-ils approuver ou seulement tolérer qu'on demandât, en leur nom, la suppression du Concordat et du budget des cultes ? La presse religieuse était alors une nouveauté. Les évêques n'étaient pas accoutumés à s'entendre donner des conseils ou des leçons par des écrivains qui n'avaient pas leur place dans la hiérarchie ; il ne pouvait leur plaire qu'un journal prétendît diriger chaque matin leur clergé par-dessus leurs têtes et disposer, en dehors d'eux, de l'attitude et des destinées de l'Eglise. Le nom de Lamennais n'était pas fait d'ailleurs pour atténuer leurs défiances. Aucun sentiment n'avait paru jusqu'alors plus étranger à ce prêtre que le respect de l'autorité épiscopale. Déjà, à plusieurs reprises, dans ses polémiques sous la Restauration, il l'avait maltraitée publiquement, avec une audace méprisante. Il la ménageait encore moins dans sa conversation et sa correspondance ; les prélats ne l'ignoraient pas, et l'on conçoit que plusieurs fussent disposés à voir dans ce langage une menace de faction et de révolte. Faute grave de la part de Lamennais, faute non-seulement contre la loi chrétienne, mais contre l'humaine prudence. Que sa passion et son orgueil lui fissent dédaigner ces évêques dont les idées pouvaient, être un peu vieillies, il n'en restait pas moins que, sans eux, rien ne pouvait être fait, dans l'ordre religieux, de sérieux, de normal et de durable. C'est leur concours qui, plus tard, de 1841 à 1850, fera la force et le succès de la campagne, reprise par M. de Montalembert, pour la liberté d'enseignement. Mis de côté ou bravés par Lamennais, avec un sans gêne qui n'était pas le moindre signe de ce qu'il y avait de révolutionnaire dans son entreprise, les évêques ne dissimulaient pas leur mécontentement ou leur opposition. Non-seulement leur organe, l'Ami de la religion, était en polémique ouverte avec l'Avenir, mais plusieurs d'entre eux interdisaient la lecture du nouveau journal à leurs prêtres, le blâmaient dans leurs mandements. A en croire Lamennais, dès ecclésiastiques étaient disgraciés, des jeunes gens éloignés des ordres sacrés, parce qu'ils étaient connus pour être ses partisans. Enfin, démarche plus grave, treize prélats, à la tête desquels était Mgr de Clermont-Tonnerre, archevêque de Toulouse, rédigèrent secrètement une censure des doctrines de l'Avenir et l'envoyèrent à Rome. Ceux même qui avaient le plus d'amitié pour Lamennais s'inquiétaient de ses témérités ; l'archevêque d'Amasie, administrateur du diocèse de Lyon, le suppliait, dans les termes les plus affectueux, de ne pas se mettre en lutte avec tout l'épiscopat : Comment, lui disait-il, ne pas être épouvanté, mon cher ami, de ce Væ soli ! des divines Écritures qui retentirait à vos oreilles, porté par les voix si imposantes des évêques de l'Église de France et du Saint-Siège ?[39]

Cette opposition croissante et venant de si haut rendait la situation de l'Avenir chaque jour plus difficile. Le nombre des abonnés diminuait, les ressources financières s'épuisaient, le crédit moral surtout était gravement atteint. Les rédacteurs eux-mêmes, si vaillants, si passionnés qu'ils fussent, comprenaient l'impossibilité de continuer. Hélas ! écrivait alors Lamennais[40], ce n'est pas le courage que je perds, c'est la voix ; je prévois que bientôt elle nous manquera. Aucun moyen de résister à l'oppression épiscopale... A chaque trimestre, de nombreux abonnés nous quittent en pleurant, pour ne pas être obligés de quitter, qui son professorat, qui sa cure. Plus tard, Lacordaire, rappelant ses souvenirs, a mieux résumé la situation : Ce mouvement n'avait pas une base assez étendue, il avait été trop subit et trop ardent, pour se soutenir pendant une longue durée... Nous apparaissions au clergé, au gouvernement, aux partis, comme une troupe d'enfants perdus sans aïeux et sans postérité. C'était la tempête venant du désert, ce n'était pas la pluie féconde qui rafraîchit l'air et bénit les champs. Il fallut donc, après treize mois d'un combat de chaque jour, songer à la retraite. Les fonds étaient épuisés, les courages chancelants, les forces diminuées par l'exagération même de leur emploi[41]. Le 15 novembre 1831, l'Avenir annonça qu'il suspendait sa publication.

 

VI

Si Lamennais s'en fût tenu là, il n'y eût eu que demi-mal. Ce que les idées de l'Avenir avaient de bon, de fécond, eût germé peu à peu dans les esprits ; les exagérations eussent été oubliées, comme l'excentricité passagère d'une heure de révolution ; et, plus tard, assagis, mûris, les promoteurs du mouvement auraient pu en reprendre la direction. Mais, tout en faisant connaître que sa publication était interrompue, l'Avenir annonça, dans un langage où une exaltation alarmante se mêlait aux promesses de soumission, que ses trois principaux rédacteurs, Lamennais, Lacordaire et Montalembert, se renflaient à Rome, pour soumettre leur œuvre au jugement du Pape. Si nous nous retirons un moment, disait-il, ce n'est point par lassitude, encore moins par découragement, c'est pour aller, comme autrefois les soldats d'Israël, consulter le Seigneur en Silo. Les motifs qui avaient déterminé les rédacteurs de l'Avenir étaient complexes : chez quelques-uns, peut-être, le besoin de couvrir leur retraite, d'éviter le ridicule d'un échec banal, et, en langage vulgaire, de faire une fin ; chez les plus pieux, chez Lacordaire certainement, le désir de protester de leur orthodoxie, de rassurer leur conscience et de consoler leur cœur, en se jetant dans les bras de leur père ; chez Lamennais, la prétention de continuer de plus près cette sommation dont il fatiguait le Pape, depuis tant d'années, au nom de doctrines si changeantes, et l'orgueilleuse confiance que l'autorité pontificale, ainsi pressée, ne pourrait lui résister. Mais si nous étions condamnés, demanda un jour Montalembert, que ferions-nous ?Nous ne pouvons être condamnés, se contenta de répondre Lamennais[42].

L'Église n'a jamais permis, même à de grands génies, de lui dicter une politique. Elle se méfie des systèmes et ne veut pas s'enfermer dans les étroites limites d'un parti, elle qui doit durer toujours et s'étendre partout. L'Avenir, — d'ailleurs eût-il même été mieux dégagé qu'il ne l'était de toute exagération et de toute erreur, — n'était guère fait pour plaire à la Rome de 1831. Grégoire XVI et ses ministres étaient peu portés vers les nouveautés libérales et démocratiques : celles-ci ne leur apparaissaient guère que sous la forme des insurrections qui venaient d'éclater dans les Légations. Le Pape se sentait menacé par la révolution à laquelle on prétendait lui faire tendre la main, et se soutenait avec l'appui des gouvernements qu'on lui ordonnait de maudire. Ces gouvernements réclamaient la condamnation du nouveau journal dans leurs notes diplomatiques, et les légitimistes, qui avaient des intelligences à la cour romaine, agissaient dans le même sens. Tout concourait donc à faire échouer les rédacteurs de l'Avenir, les permanentes exigences de la vérité comme les intérêts passagers de la politique, la sagesse supérieure de l'Église comme les opinions particulières des hommes qui la représentaient en ce moment. Tels étaient les obstacles dont s'imaginaient triompher facilement trois voyageurs qui arrivaient à Rome, précédés par les dénonciations des puissances et par les censures des évêques.

Le Pape ne demandait qu'à se taire. Malgré les sollicitations des adversaires de l'Avenir, il avait jusqu'ici refusé de se prononcer contre lui. Il répugnait à infliger un blâme à des esprits que l'excitation révolutionnaire avait momentanément troublés, mais qu'il savait généreux, vaillants et dévoués à l'Église. Avec cette patience romaine qui connaît la force du temps, il comptait sur la discussion et l'expérience pour tempérer ce qu'il y avait d'excessif, et corriger ce qu'il y avait de faux dans cette œuvre. N'est-il pas étrange que ceux-là même qui étaient le plus intéressés à lui voir garder cette sorte de neutralité, le missent en demeure d'en sortir ? Grégoire XVI y persista cependant, à la fois réservé pour dissiper les illusions des trois pèlerins, et bienveillant pour prévenir leur révolte ; évitant soigneusement tout acte public qui eût pu les mortifier, sans leur laisser ignorer qu'au fond il ne les approuvait pas ; les détournant d'insister pour une décision qui ne pouvait être favorable, en tâchant de leur faire comprendre qu'on laisserait le temps couvrir de ses plis leurs personnes et leurs actes[43] ; résolu, en un mot, à n'épargner aucun ménagement pour sauver ces téméraires. Plusieurs mois s'écoulèrent ainsi, sans lasser la temporisation silencieuse et la paternelle inaction du Pape.

Lamennais ne comprit pas ou ne voulut pas comprendre. On ne peut pas me condamner, répétait-il dans ses lettres ; il croyait que, forcé de parler, le Saint-Siège n'oserait blâmer l'Avenir. D'ailleurs, son orgueil trouvait peut-être plus humiliant d'accepter que de subir une défaite. Après un départ si solennel, comment revenir piteusement, sans avoir pu même arracher une parole au pontife ? Depuis longtemps, Lamennais attendait impatiemment que la papauté obéît à ses impérieux conseils ; las, irrité de cette attente, dût-il échouer, il voulait en finir. Son âme était plus aigrie que jamais ; il ne voyait Rome qu'à travers ses tristesses et ses amertumes, ne fréquentait que les détracteurs de l'autorité pontificale, et aspirait à sortir de ce grand tombeau où l'on ne trouve plus que des vers et des ossements... de ces vieilles ruines sur lesquelles rampent, comme d'immondes reptiles, dans l'ombre et le silence, les plus viles passions humaines[44]. D'ailleurs, dans le trouble de cet esprit malade, la foi elle-même commençait à être gravement atteinte[45].

Tout autre fut l'effet du séjour à Rome sur Lacordaire : il avait été, dans l'excitation de la lutte, l'un des plus exaltés, des plus téméraires, des plus compromis ; mais grâce au calme religieux de la ville pontificale, il se fit en lui une grande paix et une grande lumière. Dans cette patrie des souvenirs, a dit éloquemment le prince Albert de Broglie[46], l'image de l'Église lui apparaissait, assise sur le sépulcre des sociétés disparues et regardant couler à ses pieds le fleuve des institutions humaines ; et il quittait le dessein téméraire de troubler, par des questions de politique éphémère, ce calme où des yeux aveugles voient l'engourdissement de la mort, mais qui n'est que la patience de l'éternité. Une claire vision du devoir illumina cette âme droite qui ne connaissait pas les aveuglements volontaires, cette âme pure que n'obscurcissait aucune passion mauvaise. L'ardent combattant de la veille comprit ce qu'il y avait de miséricorde et de sagesse dans le silence du Pape. Il déclara, sans hésitation, qu'il fallait s'incliner et retourner en France. Mais vainement chercha-t-il à vaincre l'obstination de Lamennais. Ce lui fut une douleur plus grande encore de ne pouvoir persuader le jeune Montalembert, alors dominé et fasciné par celui qu'il appelait son maître et son père. Lacordaire dut partir pour Paris, seul, le cœur déchiré.

Cependant, Lamennais, demeuré à Rome ou dans les environs, persistait à sommer le Pape de parler. Celui-ci se taisait toujours. Il y avait plus de six mois que cette situation se prolongeait. Enfin, en juillet 1832, Lamennais quitte Rome. Puisque l'on ne veut pas me juger, dit-il, je me tiens pour acquitté. Et il annonce son intention de reprendre la publication de l'Avenir. Lacordaire, alors à Paris, apprend avec terreur cette résolution. Agité, torturé, n'ayant plus de route, sentant sur sa tête la destinée d'un autre homme, qu'il ne peut conjurer et qui va le briser quoi qu'il fasse, il s'enfuit en Allemagne, afin de n'être pas là quand la foudre tombera sur ce Prométhée[47]. Le 30 août, il se trouve à Munich ; à son grand étonnement, il y rencontre Lamennais et Montalembert arrivant d'Italie. La Providence les rassemblait pour les soumettre tous trois à une redoutable épreuve. L'encyclique Mirari vos, datée de Rome le 12 août, leur parvenait le jour même de cette réunion fortuite.

Obligé, par les menaces de Lamennais, à rompre le silence qu'il eût désiré garder, Grégoire XVI, par un dernier ménagement, avait évité, dans l'encyclique, de nommer aucun écrivain et de désigner aucun écrit[48]. La condamnation ne frappait que certaines doctrines sur la liberté de conscience, la liberté de la presse, les rapports de l'Église et de l'État, les obligations des peuples vis-à-vis des souverains ; elle le faisait, il est vrai, avec une véhémence toute biblique, et, ce qui était plus grave, les esprits superficiels, peu habitués à analyser, avec une précision théologique, les formules un peu oratoires de la chancellerie pontificale, pouvaient croire que la condamnation atteignait toutes les libertés modernes. Combien, depuis lors, parmi les catholiques absolutistes ou parmi les libéraux irréligieux, ont ainsi interprété cette fameuse encyclique ! C'était un contre-sens, volontaire ou non. A y regarder de plus près, le Pape ne blâmait que les exagérations évidentes de l'Avenir, le caractère trop absolu de ses thèses, sa revendication de libertés immodérées, sans bornes, ses excitations révolutionnaires adressées aux peuples au nom du catholicisme, et sa prétention de poursuivre, sous le mot de séparation, la désunion de l'Église et de l'État. Mais, en dehors de ces excès déraisonnables que le bon sens réprouve autant que la théologie, il ne condamnait pas les libertés elles-mêmes, sainement, raisonnablement et pratiquement entendues. Grégoire XVI, personnellement, pouvait n'être pas un libéral et ne pas goûter les libéraux, mais il n'interdisait point aux catholiques de notre temps et de notre pays d'accepter, s'il leur convenait, et de pratiquer loyalement les libertés modernes. Cette explication a été donnée par des interprètes trop autorisés pour qu'il soit besoin d'y insister davantage[49].

Quoi qu'il en soit de ces distinctions sur lesquelles la pleine lumière ne devait se faire qu'avec le temps, l'Avenir ne pouvait résister à un pareil coup. Dès le 10 septembre 1832, Lamennais, Lacordaire, Montalembert, l'abbé Gerbet et M. de Coux adressèrent aux journaux une déclaration dans laquelle ils annoncèrent leur soumission, ainsi que la suppression définitive de l'Avenir et de l'Agence religieuse.

 

VII

Être parti avec une si superbe confiance, et revenir désavoue et condamné, avoir longtemps dirigé le combat, aux applaudissements de la foulé, et n'être plus qu'un soldat désarmé et flétri par le général sur le champ de bataille, c'est une dure épreuve. Amers ressentiments de l'orgueil blessé, incertitudes de l'esprit frappé dans ses convictions, défaillances du cœur trompé dans ses plus chers espoirs, tout se réunit pour troubler et obscurcir la conscience. C'est l'heure de la grande tentation, tentation du découragement et de la révolte. Lamennais devait finir par y succomber. La perte d'une âme viendra assombrir davantage encore le dénouement de cette entreprise si brillamment et si allègrement commencée. Raconter les phases de cette chute navrante, en scruter les causes complexes, y marquer ce qui tenait au vice originaire d'une nature physiquement et moralement maladive, à l'angoisse désespérée d'un prêtre sans vocation véritable, à l'excitation troublante d'une vie si batailleuse, au dépit ulcéré d'un esprit hautain, violent, impatient de toute résistance et de tout échec, c'est l'histoire particulière d'une âme, ce n'est plus l'histoire générale dont seule il convient de s'occuper ici.

Toutefois, parmi les causes diverses de cette apostasie sacerdotale, il en est une qu'il peut être intéressant de noter, car elle rentre dans notre sujet : c'est l'exaltation révolutionnaire née de 1830. Cette exaltation, bien loin de s'apaiser chez Lamennais, à mesure que le calme et l'ordre se rétablissent autour de lui, s'enflamme et s'aigrit chaque jour davantage. Il ne se contente plus d'être républicain, il devient démagogue, maudit tous les rois, toutes les autorités sociales, toute la hiérarchie. La répression, cruelle en effet, des insurrections de Pologne ou d'Italie, a fait passer devant ses yeux une vision de prisons, de supplices, de rois opprimant et massacrant les peuples ; c'est ce qu'il dénonce comme le 93 des princes. Pas d'exception : il croit voir une mare de sang qui s'étend de Cadix à Saint-Pétersbourg. En France, Louis-Philippe est un despote ; ses ministres sont infâmes parmi les infâmes ; M. Guizot et le duc de Broglie n'ont plus qu'à cuver le sang qu'ils ont bu ; les odieuses et stupides émeutes qui éclatent alors à Paris ou à Lyon sont les soubresauts héroïques d'un peuple tyrannisé ; le plus inoffensif gendarme devient un sbire cruel ; notre état politique est un mélange infect de boue et de sang. A lire les imprécations quotidiennes de la correspondance de Lamennais ; on se demande dans quel temps il a vécu, ou plutôt quelle couleur étrange les événements prenaient dans son imagination troublée. Comme conclusion, il attend à bref délai, il appelle de ses vœux impatients une guerre générale, un immense bouleversement, et enfin un ordre nouveau qui s'établira sur les ruines du monde ancien, après d'effroyables calamités. On conçoit qu'avec de telles idées, il doive se trouver moins que jamais d'accord avec l'auteur de l'encyclique de 1832. Par là surtout, il tend à se séparer du chef de l'Église, à lui refuser son obéissance et son adhésion. Il lui reproche de faire cause commune avec les rois bourreaux contre les peuples victimes, et s'il commence à comprendre la papauté dans ses malédictions, c'est qu'il voit en elle la complice des gouvernements. La vieille hiérarchie politique et ecclésiastique, écrit-il alors, s'en vont ensemble ; ce ne sont déjà plus que deux spectres qui s'embrassent dans un tombeau. La révolte purement religieuse, si elle se présentait à lui tout d'abord, l'effrayerait probablement et le ferait reculer ; mais il y glisse par la pente de la révolte politique, et c'est la passion démagogique qui le conduit bientôt à renier sa foi et son Église[50].

Tels sont les sentiments tumultueux qui font explosion dans les Paroles d'un croyant : œuvre bizarre, mélange de pastiche déclamatoire et de saisissante éloquence, hymnes de douleur et de haine, prophéties menaçantes, sombres paraboles, visions lugubres qui se succèdent comme le cauchemar d'une nuit de fièvre, ægri somnia ; puis, à côté de cette rhétorique qui se surmène pour peindre d'horribles banquets où rois et pontifes couronnés boivent du sang dans des crânes humains, des morceaux pleins de tendresse et de charme, des chants de mansuétude et d'amour, îles fortunées, semées dans un océan de colère[51] ; mais ce n'est qu'un repos d'un instant : bientôt l'effroyable sabbat recommence, et ce qui sort de ces pages enflammées est un anathème contre les rois, contre les riches et contre l'Église, leur complice. L'autorité, sous toutes ses formes, étant ministre de Satan, cet étrange prophète appelle contre elle la révolte du peuple-Christ.

Depuis lors, Lamennais ne fait plus que descendre. Ce qui lui reste de foi chrétienne s'évanouit bientôt complètement. Mais c'est toujours la révolte politique qui semble précéder, dominer, entraîner la révolte religieuse. Il dépense et abaisse son talent dans des pamphlets démagogiques, où son principal effort paraît être de trouver l'expression la plus violente, la métaphore la plus lugubre[52]. Il pousse les peuples à briser cette double chaîne spirituelle et temporelle qui fait craquer les os populaires. De la révolution seule, il attend désormais ce qu'il avait si longtemps demandé à l'Église, un coup de théâtre qui transforme la société ; il prédit cette transformation, croit par moments l'entrevoir, montre, d'un geste fatidique, la lueur d'une douteuse aurore ; puis, trompé dans son impérieuse impatience, il maudit avec plus de colère encore le vieux monde qui tarde trop à s'écrouler et à disparaître. Mais on se lasse de cette violence sans mesure et sans variété. Le parti même, qui a un moment flatté le prêtre démocrate, pour encourager sa révolte, le délaisse bientôt. Que dites-vous de Lamennais, journaliste politique ? écrivait Béranger, dès le 28 février 1837. Ce n'est pas de ma faute, mais le brave homme a perdu la boussole... C'est un enfant dont les intrigants et les fous se font un moyen, et qu'ils abandonneront, après l'avoir usé. Chaque jour, plus amer, plus triste, plus seul, le prêtre rebelle a perdu sa gloire, en même temps que sa foi.

Il n'a du moins entraîné personne dans son apostasie. Lacordaire le premier s'était séparé de lui, avec une droiture héroïque. Montalembert, tiraillé quelque temps entre les angoisses de sa conscience et les tendresses de son cœur, n'a pas hésité quand la révolte s'est montrée à nu. De même, tous les autres disciples. Mais en quel état gisaient-ils, sur le champ de bataille, meurtris, découragés d'eux-mêmes et suspects aux autres ? Tout croulait autour de moi, a dit Lacordaire, et j'avais besoin de ramasser les restes d'une secrète énergie naturelle, pour me sauver du désespoir. Montalembert déclarait que tout était fini pour lui, que sa vie était à la fois manquée et brisée. Les idées que ces jeunes hommes avaient aimées et pour lesquelles ils avaient combattu, semblaient avoir été enveloppées dans ce désastre, les bonnes aussi bien que les mauvaises, les généreuses comme les chimériques. Sans doute, le mal n'était pas aussi étendu et irréparable, l'effort n'avait pas été aussi vain et stérile qu'on se l'imaginait alors, dans l'émotion de cette ruine. Ne seront-ils donc pas pour beaucoup dans la renaissance religieuse qui va bientôt se manifester avec un éclat si inattendu, ces catholiques, qui les premiers, en face d'adversaires victorieux et méprisants, avaient essayé de tuer le respect humain par la hardiesse de leur foi, de désarmer les préjugés par la largeur de leur libéralisme. Lacordaire, du haut de cette chaire de Notre-Dame où il montera dans quelques années, n'aura-t-il pas l'honneur mérité de donner le signal de cette renaissance ? Bien plus, lui et Montalembert, recueillant la récompense de leur fidélité, pourront reprendre un jour, avec plus de sagesse et de succès, l'œuvre de liberté dans laquelle le trouble et l'excitation d'un lendemain de révolution les avaient fait échouer. Toutefois, qui pourrait dire qu'ils n'aient pas souffert, jusqu'au dernier jour, du faux départ de 1830 ; que les difficultés, les malentendus, les défiances, qui en étaient résultés, n'aient pas longtemps entravé, n'entravent pas encore, même aujourd'hui, ce rapprochement, généreusement rêvé par l'Avenir, entre la liberté et la foi, entre la société moderne et le catholicisme ?

 

 

 



[1] Expression de l'Avenir, 23 octobre 1830.

[2] Louis VEUILLOT, Rome et Lorette, t. I, p. 39.

[3] Lettre de l'évêque de Belley, au printemps de 1831. (Vie de Mgr Devie, par l'abbé COGNAT, t. II, p. 19.) — L'évêque de Saint-Dié écrivait, de son côté, en décembre 1830 : Gardez, sur les objets politiques, un silence absolu dans vos instructions et la réserve la plus sévère dans tous vos discours ; n'essayez même pas, dans ce moment, d'apologie qui tendrait à vous montrer favorables aux idées de vos antagonistes ; car la prévention de certains hommes est si forte, et ils sont si résolus à vous faire paraître coupables, qu'ils vous accuseraient d'hypocrisie, plutôt que de rendre justice à vos sentiments. Laissez donc au temps a dissiper les nuages, et vous qui avez vu nos premières épreuves, souvenez-vous de celui qu'il a fallu pour nous rendre la confiance. L'évêque d'Orléans écrivait, dès le 18 août 1830 : Prenez soin de ne rien dire qui ait du rapport avec l'ordre présent des affaires publiques. Portez cette attention même dans vos entretiens avec vos amis... Le silence, si profitable en toutes rencontres, est un devoir dans le temps présent. Les archevêques de Tours, de Sens, les évêques d'Angers, de Strasbourg, de Troyes, tenaient un langage analogue.

[4] Lamennais avait quarante-huit ans en 1830.

[5] Sur le rôle de Lamennais sous la Restauration, voir Royalistes et républicains, p. 255 et suiv.

[6] Il a une piété d'ange, écrivait de lui Lamennais.

[7] Fondé, en mars 1829, par MM. de Carné, Cazalès, Foisset, d'Eckstein, de Champagny, Dubois, Augustin de Meaux, Gouraud, Wilson, etc., le Correspondant, feuille semi-hebdomadaire, sorte de Globe catholique, avait pris pour épigraphe le mot de Canning : Liberté civile et religieuse par tout l'univers. Il voulait dissiper les préventions qui séparaient le catholicisme et les idées modernes. En cela, il avait devancé l'Avenir, avec plus de sagesse, mais avec moins d'éclat. Lamennais n'aimait pas le Correspondant. Il reprochait a ces jeunes gens leur mesure et leur modération, où son esprit violent voyait tiédeur, pâleur et timidité ; il leur reprochait aussi de tenir pour ces idées tempérées un libéralisme parlementaire, les seules peut-être qu'il n'ait jamais traversées, dans ses nombreuses pérégrinations intellectuelles. Le Correspondant subsista un moment, à côté de l'Avenir, mais bientôt, à la fois compromis et éclipsé, il dut suspendre sa publication : c'est plus tard, en 1843, qu'il reparut sous forme de revue.

[8] L'Avenir paraissait tous les jours. Son format était celui des journaux du temps, environ 43 centimètres de hauteur sur 30 de largeur. La plupart des articles n'étaient pas signés, sauf ceux de Lamennais ; quelques-uns étaient suivis d'initiales.

[9] Avenir du 21 février 1831. — C'est dans cet article que se trouvait ce morceau, plusieurs fois cité : S'il nous eût été donné de vivre au temps où Jésus vint sur la terre, et de ne le voir qu'un moment, nous eussions choisi celui où i marchait couronné d'épines et tombant de fatigue vers le Calvaire ; de même nous remercions Dieu de ce qu'il a placé le court instant de notre vie mortelle à une époque où sa sainte religion est tombée dans le malheur et l'abaissement, afin que nous puissions la chérir dans notre humilité, afin que nous puissions lui sacrifier plus complètement notre existence, l'aimer plus tendrement, l'adorer de plus près. — Voir aussi un article sur la Foi dans l'Avenir du 3 août 1831.

[10] Avenir du 7 janvier 1831.

[11] Avenir des 15, 18, 31 octobre 1830.

[12] Avenir du 6 juin 1831.

[13] Avenir du 26 novembre 1830.

[14] Avenir du 15 janvier 1831.

[15] Avenir du 6 mars 1831.

[16] Avenir des 16 octobre, 9 novembre 1830, 27 janvier, 12 février et 28 juin 1831.

[17] Avenir du 6 mars 1831.

[18] Un jour, par exemple, il s'agit d'un sous-préfet qui a ouvert de force une église, pour y faire des funérailles religieuses à la dépouille d'un homme mort en dehors de la communion de l'Église ; de tels incidents étaient alors assez fréquents : les libres penseurs se montraient aussi passionnés à exiger le concours du clergé aux enterrements, qu'ils le sont aujourd'hui à l'écarter, et l'administration se croyait le droit de contraindre le clergé à ce prétendu service public ; Lacordaire s'écrie : Catholiques, un de vos frères a refusé à un homme mort les paroles et les prières de l'adieu suprême des chrétiens. Il a laissé le soin d'honorer des cendres étrangères à ceux qui pouvaient leur dire : Vous nous avez aimés pendant la vie, aimez-nous encore au delà. Votre frère a bien fait ; il s'est conduit en homme libre, en prêtre du Seigneur... Sommes-nous les fossoyeurs du genre humain ? Avons-nous fait un pacte pour flatter ses dépouilles, plus malheureux que les courtisans à qui la mort du prince rend le droit de le traiter comme le méritait sa vie ? Votre frère a bien fait. Mais une ombre de proconsul a cru que tant d'indépendance ne convenait pas à un citoyen si vil qu'un prêtre catholique. a ordonné que le cadavre serait présenté devant les autels, fallût-il employer la violence pour l'y conduire et crocheter les portes de l'asile ou repose, sous la protection des lois de la patrie, sous la garde de la liberté, le Dieu de tous les hommes et du plus grand nombre des Français. Sa volonté a été accomplie ; la force et la mort ont violé le domicile de Dieu... Un simple sous-préfet, un salarié amovible, du sein de sa maison, a envoyé dans la maison de Dieu un cadavre ! Il a fait cela, devant la loi qui déclare que les cultes sont libres ; et qu'est-ce qu'un culte libre si son temple ne l'est pas, si son autel ne l'est pas, si l'on peut y apporter de la boue, les armes à la main ? Il a fait cela à la moitié des Français, lui, ce sous-préfet !

[19] Avenir des 26 et 29 novembre 1830, 1er et 12 juillet 1831.

[20] Avenir du 7 décembre 1830, des 3 janvier, 7 février, 29 mai 1831.

[21] Avenir des 17 octobre, 7 décembre 1830 et 21 mars 1831.

[22] Rappelons toutefois que l'Avenir avait été devancé, sur ce point comme sur beaucoup d'autres, par le Correspondant.

[23] Avenir des 17, 18, 25 octobre 1830.

[24] Avenir du 7 décembre 1830, des 21 mars, 12 et 17 juin 1831.

[25] L'Avenir ajoutait : Nous n'entendons pas dire que ce genre d'abus n'est pas un très-grand crime. Seulement, nous croyons que ce crime est, comme beaucoup d'autres, spécialement du ressort de la loi divine. Il en est, suivant nous, du libelliste comme du parjure, que le législateur ne peut utilement atteindre que dans de rares occasions.

[26] Avenir du 17 octobre 1830, des 27 janvier et 9 mars 1831.

[27] Avenir des 17 décembre 1830, 1er, 5, 18, 29 janvier, 1er, 10 mars, 16, 17, 23 avril, 10 mai, 9, 13 juin, 1er et 20 juillet 1831.

[28] Nous n'attendons rien des rois ; mais nous attendons beaucoup des peuples, qui nous semblent être les instruments choisis de Dieu, pour rétablir son règne sur la terre. (Lamennais.) — Les rois ont été bien coupables, et chaque jour ils ajoutent à leur faute contre la religion et la liberté des fautes qui font pressentir que leur réprobation s'accomplira peut-être jusqu'au bout, et que la tribune de France aura prophétisé quand elle disait : Les rois s'en vont... Que les rois descendent en paix dans leur tombe ; leur sort est accompli... Nous voulons séparer notre cause de la leur. (Lacordaire.) — Rois de l'Europe, rois sans foi, sans amour, rois qui avez oublié Dieu, tous vous serez atteints ; tous vous connaîtrez la faiblesse de ces trônes où vous avez cru vous asseoir sans lui. (Montalembert.)

[29] Voir Affaires de Rome, par LAMENNAIS, p. 27.

[30] Avenir des 27 octobre, 17 décembre 1830, 12 février, 21 avril, 29 mai, 9, 28, 29juin, 1er juillet 1831.

[31] Avenir des 17 octobre, 29 novembre 1830, 27 janvier, 12 février, 7 avril, 28 mai, 9 juin, 28 juin, 1er juillet 1831. — Dans l'âme violente et malade de Lamennais, l'hostilité et le mépris contre le gouvernement de juillet dépassent bientôt toutes les bornes. Lisez ce qu'il écrivait dans ses lettres intimes, vers la fin de l'Avenir : Lâcheté au dehors, tyrannie au dedans, voilà pour le gouvernement, parjure à toutes ses promesses, ne concevant rien que le despotisme. (Lettre du 8 novembre 1831.) Le gouvernement se jette à corps perdu dans le despotisme ; il appelle cela faire du pouvoir et se croit fort quand il a jure. Il me semble voir un Vitellius faisant atteler six chevaux à son char, pour arriver plus vite aux Gémonies. Nos gens s'y rendent au grand galop, et je leur souhaite bon voyage. (Lettre du 9 novembre 1831.) Or, ne l'oublions pas, à cette époque, le pouvoir était aux mains de M. Casimir Périer. Lamennais était parvenu à faire partager son trouble et sa colère à son jeune ami M. de Montalembert. Celui-ci, dans une sorte d'égarement douloureux, causé par l'abandon de la Pologne, écrivait, sous forme de préface au Livre des pèlerins polonais par Mickiewiez, une diatribe d'une véhémence inouïe contre les lâches et les despotes qui gouvernaient et déshonoraient la France ; il montrait celle-ci livrée à d'effrontés jongleurs, exploitée par une horde d'administrateurs éclos du despotisme impérial, par une magistrature qui semble commissionnée pour tuer la loi dans l'estime des hommes, par des parquets tenant à la fois de la nature du laquais et de celle du bourreau... On dirait que des eunuques ont été chargés de lui faire subir l'antique supplice de la femme adultère : ils l'étouffent dans la boue. Ajoutons d'ailleurs que, plus tard, M. de Montalembert a noblement répudié ce péché de jeunesse, et qu'en publiant ses œuvres complètes, il en a volontairement exclu ce morceau.

[32] Elle naquit à Paris, dit l'Avenir, le 19 mars 1682. Bossuet la porta, dans son berceau, à Louis XIV, qui la trouva bien et le dit à madame de Maintenon. Madame de Maintenon fut de son avis. C'était naître sous d'heureux auspices, et le sourire du plus grand roi d'Europe valait bien le souffle du Saint-Esprit. Tout le monde le crut, excepté le Pape : vieillard opiniâtre, qui s'imaginait qu'une religion ne pouvait pas venir au monde sans qu'il en sût quelque chose... L'article continue sur ce ton.

[33] Avenir des 16, 18 octobre, 9 novembre, 27 décembre 1830.

[34] Un jour qu'une de ces églises venait d'être violée par ordre administratif, Lacordaire s'écriait, dans un langage singulier où l'éloquence se mêle à la déclamation : Maintenant que ferez-vous, catholiques ? Que dirai-je de votre part à vos oppresseurs ? Pour moi, je ne puis me défendre d'une réflexion, c'est que si vous mettiez vos autels dans une grange qui fût à vous, au lieu de les mettre dans un édifice qui appartient à l'État de près ou de loin, vous seriez libres à jamais de ces orgies du pouvoir. Quelques bottes de paille vous défendraient mieux que les colonnes et les marbres qu'on vous a volés, pour avoir le droit de vous donner une hospitalité sans regret et sans compassion. Qu'y a-t-il dans ces murailles qui vous attache si fort ? Vos pères les ont bâties ; mais vos pères n'y sont plus ; on n'y a pas même laissé leur poussière. Monuments magnifiques et vides, une chose restait qui aurait pu les rendre sacrés et dignes de Dieu, une dose qui est partout sur le sol de France, la liberté. Eh bien, la liberté n'est plus au coin de l'autel ; on vient d'y accorder un droit d'asile éternel à la servitude. Fermons donc les portes, et que la servitude y dorme en paix sous la garde des sous-préfets. Un jour, quand les âges et la solitude auront noirci nos dômes, fait pencher nos flèches, brisé nos vitraux, abattu à demi nos croix ; quand la lumière des nuits, faisant tomber peu à peu nos pierres bénies, éclairera les ruines du sanctuaire à travers les voûtes ; un jour, les peuples passant à côté, leurs enfants à la main, ceux-ci leur diront : Qu'est-ce que ces vieilles tours et ces pans qui s'en vont ? Les pères regarderont ; ils prendront leurs petits, les élevant jusqu'à la fenêtre pour qu'ils voient, ils leur diront : C'est qu'il y là autrefois des hommes qui priaient Dieu, et qui s'en allèrent parce qu'on chassa la liberté.

[35] Avenir des 18, 27, 30 octobre, 2, 29 novembre 1830, 6 janvier, 27 avril 1831.

[36] Le Père Lacordaire, par M. DE MONTALEMBERT.

[37] Le Père Lacordaire, par M. DE MONTALEMBERT.

[38] L'abbé Dupanloup, fort animé contre l'Avenir, écrivait au cardinal de Rohan : Le jeune clergé est terriblement accessible à ces doctrines de schisme, d'orgueil et de liberté effrénée. Et encore : M. de La Mennais est l'idole des jeunes prêtres qu'il entraîne dans l'indépendance politique et la rébellion religieuse. (Vie de Mgr Dupanloup, par l'abbé LAGRANGE, t. I, p. 130, 132.)

[39] Plus tard, en 1841, quand cette prédiction se sera réalisée, Lamennais, le cœur débordant de tristesse et d'amertume, donnera lui-même le commentaire poignant de cette malédiction : Il a dit : Væ soli ! et cela est vrai en plus d'un sens. La solitude devient pesante, surtout à mesure que l'on vieillit. Jeune, on porte en soi tout un monde ; mais ce monde s'évanouit bientôt. L'âme alors s' en va, errant sur des ruines qui peu à peu s'effacent elles-mêmes, vaine poussière que disperse le souffle du temps. Plus d'illusions, de douces chimères, d'espérances lointaines, plus même de désirs. La vie est une terre sans horizon. On s'assied là, sur la roche aride, au pied d'un vieil arbre creux et dépouillé, et, en regardant le nuage qui passe, on voudrait passer avec lui, être emporté comme lui, dans ces régions où le pousse la tempête ; on voudrait se perdre dans les abimes inconnus des mers, avec l'eau du torrent qui gronde et gémit au fond de la vallée stérile. (Discussions critiques et pensées diverses, CCLXXV.)

[40] Lettre du 9 novembre 1831.

[41] Testament du Père Lacordaire, p. 58.

[42] En 1829, alors que les gallicans demandaient au Pape de censurer le livre des Progrès de la révolution, Lamennais ajoutait, après avoir exprimé la certitude où il était de n'être pas condamné : Il y a des choses qui ne peuvent avoir lieu, sans quoi les promesses manqueraient. Donc, s'il y a contradiction entre ses doctrines et l'infaillibilité, c'est l'infaillibilité qui doit succomber. Voilà tout l'homme. S'il repoussait alors toute idée de révolte, ce n'était pas qu'il fût prêt à se soumettre, c'est qu'il ne croyait pas à la possibilité d'une censure.

[43] Testament du Père Lacordaire, p. 64.

[44] Lettre du 10 février 1832. — Quelques mois plus tard, le 1er novembre 1832, Lamennais écrivait : Je suis allé à Rome, et j'ai vu là le plus infâme cloaque qui ait jamais souillé des regards humains. L'égout gigantesque de Tarquin serait trop étroit pour donner passage à tant d'immondices. Là, nul autre dieu que l'intérêt. On y vendrait les peuples ; on y vendrait les trois personnes de la sainte Trinité, l'une après l'autre ou toutes ensemble, pour un coin de terre ou pour quelques piastres. J'ai vu cela, et je me suis dit : Le mal est au-dessus de la puissance de l'homme ; et j'ai détourné les yeux avec dégoût et avec effroi. — M. de Lamennais a blasphémé Rome malheureuse, écrivait alors Lacordaire a son ami Montalembert ; c'est le crime de Cham, le crime qui a été puni sur la terre, de la manière la plus visible et la plus durable, après le déicide. (décembre 1832.)

[45] Voyez la lettre précitée du 10 février 1832 et celle du 1er mai suivant.

[46] Discours de réception à l'Académie française.

[47] Expressions de Lacordaire, dans une lettre adressée à madame Swetchine, le 15 septembre 1835.

[48] Le cardinal Pacca écrivait à Lamennais, on lui adressant l'encyclique : Le Saint-Père, en remplissant un devoir sacré de son ministère apostolique, n'a cependant pas voulu oublier les égards qu'il aime à avoir pour votre personne, tant à cause de vos grands talents que de vos anciens mérites envers la religion. L'encyclique vous apprendra, Monsieur l'abbé, que votre nom et les titres mêmes de vos écrits, d'où l'on a tiré les principes réprouvés, ont été tout à fait supprimés.

[49] Nous pourrions citer beaucoup de ces commentaires. Bornons-nous à indiquer celui que Mgr Parisis a donné, quelques années plus tard, dans les divers écrits qu'il a publiés précisément pour établir que l'Église n'était nullement l'ennemie des libertés modernes, et notamment dans ses Cas de conscience à propos des libertés exercées ou réclamées par les catholiques, ou Accord de la doctrine catholique avec la forme des gouvernements modernes.

[50] Il faudrait lire toute la correspondance de Lamennais, à cette époque, pour bien connaître cet état d'esprit. Voir notamment les lettres des 15 septembre, 9 octobre, 15 décembre 1832, 5 février, 25 mars, 29 juillet et 4 décembre 1833.

[51] Expression employée par M. Renan, dans son étude sur Lamennais.

[52] Les ratures de ses manuscrits, observées par Hippolyte Rigaud, révèlent cet effort pour charger son style. Tel jour, par exemple, il avait écrit des rois : Ils font couler des ruisseaux de sang ; il efface ruisseaux, pour mettre d'abord rivières et ensuite torrents. Voici, du reste, un spécimen de ces pamphlets : Jamais les peuples ne furent broyés sous une meule plus dure : biens, corps, âmes, elle écrase tout, elle réduit tout en je ne sais quelle poussière, qui, pétrie avec des larmes et du sang, et bénie par le prêtre, sert à faire le pain des rois. Ce pain est doux à leur palais, ils s'en gorgent, ils en ont faim et toujours faim. Mangez, ô rois, engloutissez ; faites vite, point de repos ; la terre vous en conjure, car ce qui descend dans vos entrailles, avec cette nourriture exécrable, ce n'est pas la vie, c'est la mort.