HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE PREMIER. — LE LENDEMAIN D'UNE RÉVOLUTION (JUILLET 1830-13 MARS 1831)

 

CHAPITRE III. — LE PREMIER MINISTÈRE ET LA CRISE INTÉRIEURE.

 

 

(11 août-2 novembre 1830)

 

I. Deux politiques en présence. La Résistance et le Mouvement. Personne alors ne songe à choisir nettement entre ces politiques. Etat d'esprit de Louis-Philippe. Les deux tendances représentées et comme mêlées dans le ministère. Leur force comparée. — II. Charles X s'embarque à Cherbourg. Le parti royaliste semble anéanti. Le partage des places et l'insurrection des solliciteurs. L'administration mal défendue par les ministres. Même faiblesse dans les autres questions. Le pouvoir se croit obligé à courtiser l'esprit de désordre et de révolte. — III. L'état de la presse. Les clubs. Les manifestations séditieuses. Impuissance de la répression. — IV. La royauté abaissée et faussée. Le roi citoyen. Louis-Philippe et Henri IV. — V. Détresse des affaires et malaise général. Velléité de réaction dans le public et dans une partie du ministère. Discussion sur les clubs à la Chambre. La population disperse elle-même le club des Amis du peuple. — VI. La Chambre, ses incertitudes, son impopularité et sa lassitude. — VII. Mise en accusation des ministres de Charles X. Passions excitées. Adresse de la Chambre, invitant le Roi à supprimer la peine de mort. Colère des révolutionnaires. Émeutes des 17 et 18 octobre. Attitude pitoyable des ministres. — VIII. Discrédit du ministère. M. Guizot et le duo de Broglie veulent s'en dégager. Ils conseillent de faire l'épreuve de la politique de laisser-aller. Dissolution du cabinet.

 

I

Dès le premier jour, le gouvernement de 1830 a eu, à l'extérieur, une conduite décidée, habile. En est-il de même à l'intérieur ? Si les barricades sont enlevées, on est loin d'en avoir fini avec la révolution. Le peuple est dans la rue, les esprits hors de voie, les imaginations à la fois troublées et excitées, les passions et les convoitises déchaînées. Ce qui, dans l'organisation sociale et politique, n'a pas été jeté à terre durant les trois jours est ébranlé et pour ainsi dire déraciné ; il semble que chacun se croie le droit de tout détruire et s'attende à voir tout remplacer. Le péril est grand. Comme naguère, quand il s'est agi de réviser la Charte, deux politiques sont en présence, qui se dégagent plus ou moins nettement dans la confusion du moment : l'une, désireuse de saisir ce point d'arrêt si difficile à trouver sur la descente révolutionnaire, et préoccupée d'abord de contenir les forces désordonnées qui ont été mises en mouvement ; l'autre, empressée ou résignée à leur laisser le champ libre, même à leur donner un nouvel élan, et, sous prétexte de vouloir toutes les conséquences de Juillet, ne tendant qu'à développer la révolution au dedans et à la propager au dehors. Doit-on, suivant la parole de M. de Rémusat, regarder la révolution comme faite et ne viser qu'à la durée du résultat, ou la prendre comme un commencement et perpétuer l'état révolutionnaire ? En un mot, doit-on s'établir dans ses conquêtes, ou conquérir l'inconnu ? Politiques fort opposées et qui vont se résumer en deux mots, la résistance et le mouvement.

Parmi les hommes politiques, parmi les meneurs parlementaires qui ont assumé ou reçu des événements la conduite de la révolution et qui, après avoir fait la monarchie nouvelle, semblent ses tuteurs et ses régents, nul alors ne se pose aussi nettement la question, nul surtout n'est en goût et en mesure d'y répondre. S'ils le tentaient, leur désaccord apparaîtrait, et il s'ensuivrait une séparation dont aucun d'eux n'ose prendre l'initiative. On ne veut pas encore s'avouer ni avouer au public que les 221 n'étaient qu'une coalition hétérogène, unie momentanément pour une campagne d'opposition. Vainement donc chercherait-on de ce côté une direction précise et une puissante impulsion.

La couronne va-t-elle suppléer à ce qui manque dans l'action parlementaire ? Trouverons-nous là une volonté résolue à choisir entre les routes opposées qui se présentent au sortir du carrefour révolutionnaire ? Le Roi va-t-il faire preuve, à l'intérieur, de la résolution habile qu'il montre, à ce moment même, dans les affaires étrangères ? Avant peu, en effet, la politique de Louis-Philippe se manifestera au dedans, non moins décidée, non moins résistante qu'au dehors ; elle lui sera à ce point personnelle qu'il l'appellera son système, et il l'appliquera jusqu'au bout avec une persévérance que quelques-uns qualifieront d'obstination. Mais, à l'heure où nous sommes, — soit que le prince n'ait pas encore son opinion faite, soit qu'il juge inutile ou imprudent de la manifester, — il parait disposé à garder, à l'intérieur, entre les tendances contraires, une réserve et une sorte de neutralité calculées. Louvoyer, gagner du temps, ne pas prendre d'initiative ; s'abstenir dans le doute[1], — et sa clairvoyance à discerner les côtés faibles ou périlleux de toute décision lui donne sans cesse une raison nouvelle de douter ; lâcher beaucoup au besoin, sauf à reprendre plus tard ; laisser l'expérience révolutionnaire se continuer, dans l'espoir que le mal s'usera de lui-même ; attendre, pour se mettre à la tête de la réaction, que le pays en ait compris à ses dépens la nécessité ; jusque-là ménager tout le monde, chercher à satisfaire les partis les plus opposés, éviter ou ajourner tous les conflits, fût-ce au prix d'inconséquences et de capitulations : telle est la tactique que Louis-Philippe semble alors vouloir suivre. Il regarderait comme une folie inutilement périlleuse d'engager tout de suite une lutte ouverte contre l'opinion avancée. Les journées de Juillet, la scène récente de l'Hôtel de ville, lui ont laissé une impression singulièrement vive et présente de la faiblesse du gouvernement et de la puissance de la révolution. Celle-ci lui apparaît comme une force dominante, irrésistible, qu'on ne saurait heurter de front sans se faire briser, qu'on peut tout au plus éviter par adresse, endormir en la cajolant et désintéresser en lui faisant sa part. Il n'est pas d'ailleurs dans son tempérament de rien brusquer, non que la décision ou le courage lui manquent, mais il se défie volontiers de ses forces, Peu porté aux illusions, tout au plus espère-t-il tourner la difficulté du moment ; il ruse avec elle plutôt qu'il ne l'aborde en face, et estime qu'en un pareil temps, c'est déjà beaucoup de durer au moyen d'expédients successifs[2].

Ainsi que l'a finement observé M. Guizot, l'expérience acquise par Louis-Philippe contribuait à le rendre plus hésitant devant la révolution. Comme chez tous les hommes de sa génération, les souvenirs qui demeuraient en lui les plus vivants, qui obsédaient le plus son imagination et agissaient le plus sur sa volonté, étaient ceux qui se rapportaient aux dernières années du siècle précédent. Adolescent et tout frais sorti d'une éducation à la Jean-Jacques, il s'était associé avec ardeur aux événements comme aux idées de 1789, et en avait reçu une empreinte ineffaçable. Il n'avait pas ressenti moins vivement les déceptions qui avaient suivi ; le crime et bientôt la mort de son père, la proscription qui l'avait lui-même frappé, lui avaient fait jouer, dans cette effroyable tragédie, un rôle qui n'était pas de nature à diminuer la vivacité et la profondeur de ses impressions. Sous l'action de ces souvenirs contradictoires, les uns entraînants, les autres pesants, il était à la fois très-imbu de certaines idées révolutionnaires et très-soucieux des périls qui en résultaient, en somme assez perplexe et quelque peu désabusé sur le résultat final. Mais son sentiment dominant était celui de la force supérieure et presque fatale de ce mouvement, aussi bien dans les réformes généreuses auxquelles, jeune prince, il avait applaudi, que dans les violences destructives dont il avait été victime. On conçoit quel devait être l'effet d'une telle disposition d'esprit, au lendemain des journées de Juillet, en face du réveil et du nouveau triomphe de la révolution. De là, ce laisser-aller qui révélait à la fois un vieux reste de sympathie et une timidité mélangée d'effroi et de découragement. Il faudra plusieurs mois de douloureuse et périlleuse épreuve avant que Louis-Philippe domine cette séduction et cette défaillance. Encore le fera-t-il jamais bien complètement ? Si, en février 1848, il n'a pas su se défendre, c'est que, cette fois encore, il a été paralysé par la même impression fataliste, et presque superstitieuse, de la force révolutionnaire[3].

Cette impuissance générale à prendre parti pour une politique déterminée, s'était manifestée, on l'a vu, dès le premier jour, dans la composition même du ministère. Il semblait que, loin d'être pressé de faire un choix entre les deux politiques, on eût voulu en quelque sorte les fondre, faire marcher ensemble les hommes qui représentaient l'une et l'autre, et continuer au pouvoir la coalition qui s'était nouée dans l'opposition. Ainsi avait-on mis côte à côte et, en quelque sorte, pêle-mêle dans ce cabinet, les hommes du mouvement et ceux de la résistance, d'une part M. Laffitte, M. Dupont de l'Eure, M. Bignon, le général Gérard, de l'autre le duc de Broglie, M. Guizot, M. Casimir Périer, M. Dupin, le comte Molé, le baron Louis, le général Sébastiani. S'était-on flatté d'atteindre à la fois deux buts opposés, de donner des gages aux révolutionnaires et de rassurer les conservateurs : tel ministre servant à dire aux premiers : Ne bougez pas, je suis là ; tel autre aux seconds : N'ayez peur, j'y suis.

A compter les têtes, les conservateurs avaient la majorité dans le cabinet. Sept contre quatre, ils occupaient les ministères les plus considérables ; l'Intérieur, avec M. Guizot ; les Affaires étrangères, avec M. Molé ; les Finances, avec le baron Louis. Leur supériorité de talent était incontestable. Mais tous ces avantages étaient compensés, et au delà, par la popularité que les circonstances assuraient aux représentants de l'autre politique. M. Laffitte, alors à l'apogée de sa vaniteuse importance, avait une situation à part auprès du roi qu'il se flattait d'avoir fait. M. Dupont de l'Eure passait pour nécessaire : sa démission, qu'il était toujours prêt à offrir avec une sorte d'indépendance bourrue, eût dénoncé avec éclat la royauté nouvelle aux colères de ce parti révolutionnaire qu'on ne se croyait pas la force de braver. Tous deux, d'ailleurs, se savaient soutenus et protégés par La Fayette, dont le préfet de la Seine, M. Odilon Barrot, était l'agent dévoué. Le Roi lui-même affectait d'accorder aux hommes du mouvement, sinon la réalité de sa confiance, du moins les démonstrations les plus apparentes de sa sympathie. Réservé, presque froid avec M. Guizot, avec le duc de Broglie et surtout avec M. Casimir Périer, il témoignait à M. Laffitte une affectueuse familiarité. II permettait tout à l'humeur chagrine de M. Dupont de l'Eure et subissait ses boutades avec une sorte de déférence. Pour La Fayette, surtout, quelle dépense de caresses ! On eût dit que Louis-Philippe estimait nécessaire de prolonger l'embrassade commencée le 31 juillet, sur le balcon de l'Hôtel de ville. Il vaut mieux, répondait-il à un diplomate, que vous me soyez présenté par le général que par tous mes ministres ensemble : c'est mon ami et mon protecteur[4]. D'ailleurs, ne fussent-ils pas prépondérants, la seule présence des hommes de gauche dans le ministère avait de redoutables conséquences. Ce n'est pas sans péril qu'on laisse les révolutionnaires, — en la personne de leurs représentants ou seulement de leurs protecteurs et de leurs complaisants, — prendre une part quelconque au gouvernement. La satisfaction donnée ainsi à ce parti peut un moment le détourner des attaques ouvertes ; mais elle lui fournit l'occasion d'exercer, au cœur même du pouvoir et des forces sociales, une action dissolvante plus funeste que toutes les attaques.

De leur côté, les conservateurs du cabinet n'étaient guère en état d'agir avec ensemble et énergie : il y avait entre eux divergence de vues et contradiction de caractère. Quelques-uns étaient résolus à se renfermer dans leurs attributions spéciales. D'autres se réservaient par timidité ou par calcul, d'autant moins disposés à se compromettre qu'avec leurs collègues de gauche ils ne pouvaient compter sur cette discrétion vulgaire qui garantit la liberté intérieure du gouvernement. Nous étions percés à jour, a raconté plus tard l'un des membres du cabinet ; la chambre à coucher de M. Dupont de l'Eure était ouverte, dès le matin, à tous les suppôts de la basoche, et, le soir, le salon, où M. Laffitte faisait son éternel piquet, l'était à tout le tripot de la Bourse : c'étaient deux clubs où les curieux venaient aux nouvelles, pour en faire tel usage que de raison ou de déraison[5]. Les plus décidés parmi les ministres, M. Guizot et le duc de Broglie par exemple, ne se sentaient pas les hommes du moment ; il leur semblait que la loyauté constitutionnelle de leur conduite sous la Restauration était, aux yeux mêmes de leurs amis, un souvenir compromettant : les titres révolutionnaires comptaient seuls[6]. Du reste, ni l'un ni l'autre n'avait alors sur la politique de résistance les idées nettes et les volontés arrêtées qui ont apparu plus tard, dans leur langage et leur conduite ; ils ne croyaient pas surtout l'heure venue de pratiquer cette politique et de lui donner un caractère offensif. Tout ce qu'on peut espérer du meilleur ministère possible, disait alors le duc de Broglie, c'est qu'il tienne pour le moment la position, qu'il ne laisse pas trop entamer ni les données essentielles de la monarchie ni les conditions vitales du pouvoir, et qu'il ménage au bon sens public le temps de reprendre le haut du pavé. Plus tard, rappelant les souvenirs de cette époque, le même homme d'État écrivait[7] : Amortir les premiers coups d'une réaction inévitable, sauver ce qui reste debout du principe monarchique, gagner du temps en parant au plus pressé, préparer enfin la réaction de la réaction, c'était notre tâche, à peu près notre plan et tout au plus notre espérance. Si modeste que fût la tâche, on comprend la timidité et l'incertitude de l'espérance. De l'aveu d'un de ses membres, M. Guizot, le cabinet était, par sa composition même, hors d'état d'échapper à la confusion des idées, des prétentions, des chances, qui s'agitaient autour de lui, et il apparaissait plus propre à accroître qu'à dissiper cette fermentation confuse[8]. Il n'était pas d'ailleurs appelé à une longue existence, et trois mois ne se seront pas écoulés que nous le verrons réduit à se dissoudre lui-même.

 

II

Au moment où le ministère entrait en fonction, le 11 août, Charles X était encore sur le sol de France. S'il s'était résigné à quitter Rambouillet devant l'expédition populacière du 3 août, il n'avait pas consenti à s'enfuir. Il s'acheminait lentement vers Cherbourg, entouré d'une partie de sa maison, imposant le respect par la dignité de son malheur ; jamais il ne s'était montré plus roi qu'au jour où il perdait sa couronne. Spectacle émouvant et extraordinaire qui ne devait jamais se revoir dans nos révolutions ! Les progrès de la démocratie se manifesteront jusque dans la façon dont les souverains descendront ou plutôt tomberont du trône. Des commissaires[9], envoyés par le gouvernement nouveau, accompagnaient Charles X, chargés à la fois de le surveiller et de le protéger : mission pénible et délicate qui fut du reste remplie avec convenance. Les ministres suivaient, d'une pensée anxieuse, la marche lente du cortège. Ils redoutaient moins un retour offensif de la vieille royauté, que quelque désordre populaire, quelque horrible catastrophe qui eût ensanglanté et déshonoré leur gouvernement. Aussi fut-ce pour eux un singulier soulagement, quand ils apprirent, le 17 août, que la veille, Charles X s'était embarqué à Cherbourg, sur un paquebot américain qui le transportait en Angleterre.

Ne semblait-il pas dès lors qu'on en avait fini avec le gouvernement tombé ? Le drapeau blanc ne flottait plus nulle part, pas même en Vendée ou en Bretagne. Les carlistes étaient comme écrasés par leur défaite, et plus encore par l'impopularité du ministère qui venait de tout risquer et de tout perdre dans sa malheureuse tentative de coup d'État. Ceux d'entre eux qui faisaient partie des Chambres se taisaient ou se bornaient à des protestations émues, qui semblaient le testament ou l'oraison funèbre de leur parti ; plusieurs se retiraient pour ne pas prêter serinent. Parmi ceux qui étaient fonctionnaires, magistrats surtout, beaucoup renonçaient noblement et tristement à leur carrière, se condamnant à une inaction pénible, et laissant, dans les services publics, un vide dont on devait longtemps souffrir. Les journaux de droite n'étaient prêts sans doute ni à capituler ni à se rallier ; mais, dans ces premiers temps, ils semblaient moins pressés d'arborer leur propre drapeau et de faire campagne pour leur compte, que de seconder les attaques et les exigences de la presse révolutionnaire ; ils prétendaient contraindre la monarchie nouvelle à aller jusqu'au bout de ses principes, dans l'espérance qu'elle en mourrait. Quant aux salons, qui sont l'une des forces principales des royalistes, ils n'avaient guère alors d'autre vengeance que de persifler dédaigneusement les vulgarités bourgeoises ou démocratiques de leurs vainqueurs, ou bien ils se consolaient avec des prédictions annonçant, pour février 1831, la chute de Louis-Philippe et le brûlement de Paris[10]. Mais nulle part une résistance active et efficace à l'établissement du régime nouveau. On eût dit que le parti qui, la veille, était maître du pouvoir, avait tout d'un coup disparu, et qu'il avait quitté la France avec son vieux roi. La reine Marie-Amélie disait alors à Benjamin Constant, assis un soir à côté d'elle à table : Je vous en prie, monsieur Constant, ayez pitié de nos royalistes et protégez-les. — Les royalistes ? Madame, répondit en souriant le député libéral, je ne demande pas mieux ; mais tous ces jours-ci, je n'en ai pas vu[11]. Sorte de trompe-l'œil qui se produit souvent à la suite de nos révolutions, et dont sont dupes aussi bien les vaincus dans leur désespérance que les vainqueurs dans leur orgueilleuse illusion. Les partis, pour disparaître sous le premier coup de la défaite, ne sont pas anéantis. Le gouvernement de Louis-Philippe s'apercevra trop tôt qu'il y avait encore des légitimistes. L'opposition de ces derniers, en rétrécissant le terrain sur lequel pourra s'établir le parti conservateur, sera l'une des principales faiblesses du régime de 1830. Mais ce péril, dont toute la gravité ne sera reconnue qu'après la catastrophe de 1848, n'était pas vu au lendemain de la révolution de Juillet. Charles X embarqué, les royalistes résignés ou désespérés, il semblait que le ministère n'eût plus à s'inquiéter du gouvernement déchu ni du parti vaincu, mais seulement à faire marcher le gouvernement nouveau et à s'entendre avec les vainqueurs. De ce côté, venaient alors ses embarras. Le moindre n'était pas le partage du butin. A peine entré en possession de son administration particulière, chaque ministre vit tout d'abord se poser devant lui la question du personnel. Rien de surprenant sans doute qu'on destituât beaucoup de fonctionnaires et que leurs places fussent distribuées entre les opposants de la veille. Quand ceux-ci s'appelaient Villemain, Vitet, Mignet, Thierry, Lenormant, de Barante, Dupin, Barthe, etc., la chose publique s'en trouvait bien. Mais les rancunes et surtout les convoitises ne se contentaient pas de ces changements raisonnables. Il y a des hommes, écrivait alors M. Thiers, qui, pour croire à une révolution, auraient besoin de ne plus voir les mêmes édifices, quelques-uns de ne plus rencontrer vivants les mêmes hommes, d'autres, et c'est le plus grand nombre, de se trouver en place[12]. Quel assaut autour de chaque fonction ! La révolution avait tourné toutes les têtes ; pas un désir, pas une prétention qui ne se sentissent en quelque sorte provoqués et qui n'attendissent du gouvernement une satisfaction immédiate ; pas un rêve d'intérêt ou de vanité qu'on ne regardât comme facilement réalisable. Aucune des barrières élevées par les règles ou par l'usage n'était demeurée debout. Quiconque avait joué un rôle dans les trois journées se croyait un titre à une récompense, et cette récompense était une place. Du coup, on prétendait arriver au premier rang, sans souci des gradations hiérarchiques. Voyez tous ces solliciteurs ou plutôt ces réclamants impérieux se précipiter sur la capitale, à peine débarrassée de ses barricades ! Il y a dans Paris, disait un plaisant observateur, quarante mille solliciteurs, et la Gascogne n'a pas encore donné. Les plus démocrates n'étaient pas les moins avides ; c'est ce qu'ils appelaient poursuivre les conséquences de Juillet : témoin ce farouche républicain, arrêté lors d'une émeute et dans la poche duquel on trouvait une supplique pour demander une préfecture[13]. La Fayette était le patron complaisant de cette clientèle, et l'on n'évaluait pas à moins de soixante-dix mille le nombre des demandes apostillées par lui[14]. Toute sollicitation était doublée d'une dénonciation contre les fonctionnaires en place. Les plus humbles comme les plus hauts ne trouvaient pas grâce devant le rigorisme des patriotes qui aspiraient à les remplacer. L'un des limiers de cette meute affamée s'étant écrié un jour : Savez-vous, messieurs les ministres, ce que c'est qu'un carliste ? une voix railleuse lui riposta : Un carliste, c'est un homme qui occupe un poste dont un autre homme a envie. Cette fois, les rieurs furent du bon côté ; mais les assaillants ne se démontaient pas pour si peu. Vainement le bon sens indigné et aiguisé de certains écrivains dénonçait-il l'odieux et le ridicule de cette insurrection des solliciteurs[15] ; vainement le vaudeville les faisait-il figurer en posture grotesque sur la scène des théâtres parisiens[16] ; vainement, dans l'âpre colère de ses Iambes, Barbier flétrissait-il la curée[17] : rien n'arrêtait ce débordement de convoitises et de délations. C'est le propre d'ailleurs de semblables appétits, qu'une fois éveillés, ils ne sont jamais rassasiés, Et puis, pour un satisfait, combien de mécontents ! Ceux-ci passaient aussitôt à l'opposition : opposition de principes, disaient-ils ; quelques personnes ont pu supposer, par exemple, que si Carrel s'était montré bientôt le plus vif adversaire de la monarchie qu'il avait contribué à fonder, c'était parce qu'on lui avait offert seulement la préfecture du Cantal.

Un jour qu'il était assailli par une foule de solliciteurs, le baron Louis ouvrit brusquement la porte de son cabinet : Que me voulez-vous ? leur dit-il. Vos conseils ? je n'en ai que faire. Des dénonciations ? je ne les écoute pas. Des places ? je n'en ai qu'une à votre service ; c'est la mienne ; prenez-la, si vous la voulez. Puis il referma sa porte. Mais il n'était pas beaucoup d'autres ministres capables d'une telle résistance. Parmi eux, quelques-uns, comme M. Dupont de l'Eure, n'en avaient même pas la volonté : ils étaient, on l'a vu, dans l'intérieur delà place, complices de ceux qui voulaient l'envahir ; par eux, plus d'une fonction, notamment dans les parquets, était livrée à des incapables et à des indignes, sans autre titre qu'un certificat de civisme révolutionnaire[18]. D'autres membres du cabinet eussent désiré défendre leur personnel : s'ils y parvenaient parfois dans les parties les moins en vue de leurs administrations, ce n'était pas sans faire sur d'autres points de bien regrettables concessions. M. Guizot surtout était assailli de demandes et d'exigences pour les postes dépendant de son ministère de l'intérieur. Quand il pouvait garder ou reprendre sa liberté, il en profitait pour nommer quelques fonctionnaires habiles et énergiques. Mais combien il était surveillé et empêché ! Il lui fallait recevoir presque journellement ses anciens collègues de la société Aide-toi, le ciel t'aidera, qui tendait à devenir un centre d'action purement révolutionnaire, et souvent il croyait devoir prendre leur avis sur les nominations de préfets. Du reste, quoiqu'il cédât, il accordait beaucoup moins qu'on ne lui demandait : de là des plaintes, des récriminations d'une amertume croissante, dans lesquelles de grandes phrases sur l'intérêt et les droits de la révolution voilaient mal les égoïsmes impatients et les ambitions déçues. Le ministre en était réduit, pour se justifier, à publier un exposé où il énumérait toutes les destitutions prononcées[19]. Sous la pression qu'il subissait, il avait parfois la main malheureuse : Je suis fâché, lui écrivait le Roi, le 17 août 1830, d'avoir à vous avertir que deux de nos nouveaux sous-préfets sont venus hier au Palais-Royal complètement ivres, et qu'ils y ont été bafoués par la garde nationale. Mes aides de camp vous diront leurs noms que j'oublie et que vous tairez par égard pour leurs protecteurs. Nous ne nous vanterons pas de ces choix-là et nous les remplacerons. Si les ivrognes étaient rares, ne l'étaient pas toujours assez les intrigants sans scrupule ; ne l'étaient pas surtout les brouillons pervertis par les habitudes et les sophismes d'opposition, n'ayant d'autre éducation politique et professionnelle que d'avoir appris par cœur et répété quelques phrases de journaux. De plus, des fonctionnaires, arrivés ainsi par droit de conquête révolutionnaire, se croyaient plutôt au service de la révolution que de la monarchie ; ils ne cherchaient pas tant à plaire à leurs chefs hiérarchiques qu'au parti qui les avait poussés. Cette sorte d'indépendance des agents inférieurs n'était pas le moindre embarras ni la moindre faiblesse du gouvernement, et nous verrons plus tard combien Casimir Périer devra dépenser d'efforts et d'énergie pour remédier à l'anarchie administrative.

Dans toutes les autres questions qui se posèrent à cette première heure de la monarchie nouvelle, le ministère se montra tel que nous venons de le voir, manifestant des velléités contradictoires suivant les jours et surtout suivant les ministres, incapable de donner une direction nette et ferme à l'opinion, et finissant presque toujours par pencher vers la faiblesse. Certaines lois furent présentées et votées qui étaient des satisfactions prévues à l'opinion libérale : telles les lois rétablissant le jury pour les délits de presse, soumettant à la réélection les députés promus à des fonctions publiques, ou abrogeant la loi du sacrilège. Quelques actes, le maintien du Conseil d'État défendu par le duc de Broglie, la modération dont ce dernier, chargé du ministère des cultes, fit preuve dans ses rapports avec les évêques, l'ordre que le baron Louis chercha à rétablir dans l'administration des finances, révélèrent le désir de résister aux préjugés et aux excitations révolutionnaires[20]. Mais en peut-on dire autant du décret par lequel le Panthéon était enlevé au culte, et de tant d'autres mesures qui n'avaient d'autre but que de courtiser l'esprit de désordre et de révolte ? En face de ceux qui chantaient alors un dithyrambe à l'honneur des combattants des trois glorieuses, qui célébraient la beauté et la grandeur des barricades, l'héroïsme, la vertu, la magnanimité des insurgés, qui racontaient leurs propos, dessinaient leurs hauts faits, et créaient ainsi la dangereuse légende du champ de bataille populaire, les ministres n'eurent qu'une crainte, celle de n'être pas trouvés assez empressés et assez enthousiastes. Que La Fayette se complût à proclamer la gloire de cette noble population des barricades, placée par sa conduite sublime au premier rang de la société française, il n'y a pas lieu d'en être surpris. Mais M. Guizot lui-même se crut obligé de lui faire écho ; dans ses discours ou dans ses écrits officiels, il se félicita que la révolution eût été une œuvre populaire, attribuant à cela sa grandeur et sa simplicité ; il déclara que les rues de Paris avaient été le plus beau des champs de bataille, où avait combattu une population de héros, et le National le loua d'avoir parlé le plus pur langage révolutionnaire[21]. Les ministres ne paraissaient pas se rendre compte qu'ils faussaient ainsi la conscience publique, qu'ils exaltaient et encourageaient des passions et des violences qui rendaient tout gouvernement impossible, et contre lesquelles il leur faudrait combattre à leur tour[22].

Chaque jour, d'ailleurs, fournissait au pouvoir une occasion nouvelle de montrer combien il s'inquiétait peu d'ébranler le respect de la légalité, en glorifiant ceux qui l'avaient méconnue. Il s'était formé une société de condamnés politiques qui demandaient, selon les termes de leur pétition, la part du banquet national due aux avant-gardes des héros de Juillet. La Fayette, qui les avait pris naturellement sous sa protection, voulut les présenter au Roi, pour obtenir, a dit un de ses apologistes, non-seulement une satisfaction de justice, mais une nouvelle consécration du principe de la résistance à l'oppression. Le Roi ne crut pas pouvoir s'y refuser. Un jour du mois d'octobre, au grand scandale de la domesticité doctrinaire[23], dans les salons du Palais-Royal où se pressaient les députations venues de toutes les parties de la France, l'aide de camp de service appela à haute voix : Messieurs les condamnés pour délits politiques. La Fayette s'avançant à leur tête ; Voilà, dit-il au Roi, les condamnés politiques ; ils vous sont présentés par un complice. Et le prince les accueillait avec une affabilité expansive[24]. Plusieurs de ces condamnés reçurent des pensions ; de ce nombre fut Fieschi, qui s'était fabriqué de faux certificats[25]. On alla plus loin encore dans cet hommage rendu au passé révolutionnaire : une loi prononça, avec un empressement et une solennité qui pouvaient être pris pour une réhabilitation, le rappel des régicides exilés. En Angleterre, après 1688, un des juges de Charles Ier crut qu'il lui était permis de remettre le pied sur le territoire britannique : le Roi et le Parlement furent d'accord pour le repousser ; ils ne lui firent grâce que de la vie. Qui sait si, en agissant autrement, les hommes de 1830 n'ont pas affaibli, dans la conscience publique, l'idée de l'inviolabilité de la personne royale, et quelque peu contribué à créer les sophismes d'où sortiront bientôt tant de tentatives meurtrières contre Louis-Philippe ?

 

III

Cette défaillance du gouvernement prolongeait dans la nation l'état révolutionnaire. La plus fâcheuse conséquence des événements de Juillet n'est peut-être pas d'avoir soulevé tant de passions subversives ; c'est d'avoir désarmé, troublé, et, pour ainsi dire, faussé les pouvoirs publics. Comme l'observe, à cette époque, une femme d'un sens élevé et fin, l'anarchie est moins dans les esprits que dans les pouvoirs ; il y a encore des gens qui savent ce qu'ils veulent ; mais, à la lettre, personne ne sait ce qu'il peut[26]. Partout, en ces mois d'août, de septembre et d'octobre, une fermentation confuse, une constante agitation, une irritabilité maladive, le goût du bouleversement et de la violence, la rupture de toutes les barrières, la voie ouverte à toutes les chimères, à toutes les ambitions et à tous les orgueils, la précipitation et la déviation de tous les mouvements de l'esprit humain jusque dans la littérature et la philosophie, dans les questions économiques, sociales et religieuses[27].

Pour nous en tenir à l'ordre politique, la presse, enivrée de la part qu'elle a prise à la victoire de Juillet et de tout ce qui a été débité à ce propos sur sa puissance, n'a plus aucun sentiment des limites de son action et de ses droits, des respects qu'elle doit garder, des répressions qui peuvent la frapper. Elle croit à son omnipotence et compte sur son impunité. Il n'est si mince écrivain qui n'estime être, au-dessus du gouvernement et des lois, l'incarnation de la souveraineté nationale. Le mal apparaît surtout dans les journaux créés depuis la révolution[28], dans les pamphlets, placards, caricatures qui pullulent alors. C'est une débauche et une enchère de violence, de scandale, parfois d'immoralité. On s'acharne à renverser tout ce qui est debout, à avilir tout ce qui est respectable. A ce spectacle, M. Augustin Thierry, naguère encore fort engagé dans le mouvement, s'écrie avec une tristesse étonnée et un peu naïve : Cette presse parisienne, qui a tout sauvé dans la dernière crise, semble aujourd'hui n'avoir d'autre but que de tout perdre. Je n'y comprends rien, et j'étais loin de m'y attendre. Aussi en est-il déjà à invoquer le bon sens des provinces, pour faire justice de la turbulence de Paris.

Il est une forme plus menaçante encore du désordre révolutionnaire : les sociétés secrètes se sont transformées en clubs, unissant ainsi, comme l'a dit M. Guizot, les restes d'une discipline silencieuse aux emportements de la parole déchaînée. Chaque soir, ces clubs tiennent des séances dignes des Jacobins et des Cordeliers de 1793. Y assistent non-seulement les affiliés, mais des jeunes gens, des ouvriers, des passants, qui sortent de là, l'esprit perverti et les passions enflammées. On ne recule pas devant les motions les plus factieuses : tel jour, par exemple, la Société des Amis du peuple prend et publie une délibération invitant la garde nationale et les ouvriers à renverser la Chambre des députés. Tel autre jour, on décide d'assaillir l'un des ministres, M. Dupin, dans son domicile, et de le tonsurer ; il était alors traité de jésuite.

Avec les excitations de la presse et des clubs, l'ordre matériel et la sécurité ne peuvent se rétablir. Soit désœuvrement, soit goût d'agitation, une partie de la population est restée dans la rue où elle était descendue, le 28 juillet. Elle prétend y continuer une sorte de règne tumultueux et dominer ainsi les pouvoirs publics. C'est à ses yeux le corollaire logique de ces barricades qu'on l'a louée d'avoir élevées, c'est l'application et la prolongation du même droit. Elle est poussée d'ailleurs par la misère. La crise de 1830 se trouvait être encore plus désastreuse pour le commerce et l'industrie que ne l'avait été celle de 1814, et que ne le sera celle de 1848. Chaque coup de fusil tiré pendant les trois jours, a écrit un admirateur de la révolution, avait préparé une faillite[29]. Les riches ont fui de Paris : on n'évalue pas à moins de cent cinquante mille le nombre des départs. De là le chômage, et les souffrances qui en sont l'accompagnement ordinaire. Les ateliers nationaux, où l'État fait remuer nonchalamment la terre du Champs de Mars, ne sont qu'un remède bien insuffisant. L'ouvrier se demande alors si telle est la récompense de cet héroïsme tant exalté, le profit de ce pouvoir dont on lui dit qu'il s'est emparé. Vers la fin d'août, des attroupements à physionomie sombre se forment et témoignent de l'étonnement irrité de ce peuple qui se sent mourir de faim, au moment où l'on proclame le plus bruyamment sa souveraineté. Parfois, ils se mettent en branle à travers la ville ; des milliers d'ouvriers défilent, rangés par corps de métier, suppliants et menaçants, montrant leur misère et réclamant leurs droits. D'autres jours, ces bandes prétendent imposer par violence des solutions économiques au moins sommaires, comme le bris des machines et l'expulsion des ouvriers étrangers : c'est ainsi que, le 3 septembre, le Journal des Débats ne put paraître ; ses presses avaient été détruites.

Passe-t-il dans la tête d'agitateurs populaires ou seulement d'écoliers d'exercer une contrainte sur le gouvernement ou de faire échec à une loi ; veulent-ils décerner, de leur propre autorité, les honneurs du Panthéon à l'un de leurs favoris[30], encourager les conspirations futures en rendant hommage aux conspirateurs passés[31], protester contre quelque acte, formuler quelque exigence, intimider un parti, chasser un fonctionnaire, ou seulement, sans un but déterminé, montrer leur puissance et satisfaire leur goût de désordre, aussitôt les rues se remplissent d'une foule qui pousse des cris, hurle la Marseillaise ou la Parisienne. Pendant que les faubourgs démocratiques s'agitent, les quartiers bourgeois prennent peur, les boutiques se ferment sur le passage de ces bandes ; mais tout le monde laisse faire. Des détachements de la garde nationale, pour témoigner leur sympathie et leur déférence, sortent de leurs postes, portent les armes et battent aux champs. La manifestation se dirige ensuite, menaçante, contre les hôtels des ministres ou contre le Palais-Royal, et le tout se termine par l'ovation accoutumée à La Fayette. Véritable armée de l'émeute ! si elle n'en vient pas aux coups, c'est uniquement parce qu'elle ne rencontre aucune résistance à combattre[32]. De Paris, ces désordres gagnent la province. On a dit au peuple qu'il était roi ; dès lors se vérifie partout la parole de Rivarol : Quand le peuple est roi, la populace est reine.

Le gouvernement n'ose à présent user de répression : les moyens matériels lui manquent. Le commandant des gardes nationales, le préfet de la Seine, le préfet de police, ne paraissent connaître d'autre ressource que des proclamations obséquieuses où, au milieu de compliments adressés aux perturbateurs, ils hasardent à peine une invitation timide à ne pas violer trop de lois et à ne pas trop humilier la monarchie. L'armée, devenue suspecte aux autres et défiante d'elle-même depuis qu'elle a été vaincue sur les barricades, est tenue à l'écart. Le Roi écrit à M. Guizot, le lendemain d'une émeute demeurée impunie : Il est urgent d'avoir une troupe faisant ce service ; mais, ajouta-t-il aussitôt, c'est difficile et délicat. M. Odilon Barrot a dit, deux ans après, en se reportant à cette époque : Il n'y avait plus possibilité de montrer un gendarme dans les rues ; on fut obligé de déguiser la gendarmerie de Paris sous un autre nom et un autre uniforme, et même, pour la gendarmerie départementale, nous nous vîmes forcés de remplacer son shako par des bonnets à poil. Lorsqu'on se hasardait à faire sortir des patrouilles de troupes de ligne, c'était en les mettant à la suite d'un piquet de garde nationale[33]. Quant à cette garde nationale, seule en situation de maintenir l'ordre, elle ne le faisait qu'à ses heures, suivant ses caprices ou ses intérêts, jamais sous la direction du gouvernement. Celui-ci en était réduit à attendre humblement ce que seraient les impressions et les volontés de la milice citoyenne.

 

IV

Une telle atmosphère ne convenait guère à l'affermissement d'une monarchie naissante, et l'on ne comprendrait pas que celle-ci acquît à ce régime grande force morale et matérielle. Dans ces premiers mois, il n'y avait pas encore, à vrai dire, de parti républicain en révolte ouverte contre le principe du gouvernement ; les mécontents ménageaient la personne de Louis-Philippe, affectaient de croire à ses bonnes intentions et de ne s'en prendre qu'à son entourage. Mais, pour n'être pas attaquée de front, la royauté ne courait pas moins un péril très-grave. Il semblait que presque tous eussent à tâche de la dénaturer et de l'abaisser, quelques-uns par tactique perfide, le plus grand nombre par sottise démocratique. On s'efforçait de diminuer la distance qui doit séparer le souverain de ses sujets : un roi citoyen, c'était le mot dont se payaient les badauds du temps, oubliant que le propre du roi est de n'être pas citoyen. De là, cette foule plus impérieuse que dévouée, plus irrespectueuse qu'enthousiaste, qui forçait Louis-Philippe à se montrer sur le balcon de son palais et à y chanter la Marseillaise. De là, ces bourgeois prenant plaisir à coudoyer leur prince dans la rue, quand celui-ci, fidèle, par politique autant que par goût, à ses habitudes d'autrefois, se promenait à pied, à travers la ville, avec son chapeau gris et ce que Henri Heine appelait son grand parapluie sentimental. De là, ces ouvriers qui, dans leur familiarité à la fois naïve et orgueilleuse, arrêtaient le Roi pour lui faire boire un verre de vin. De là, ces simples gardes nationaux qui, tout grisés d'être traités de camarades par leur souverain, sortaient des rangs, au milieu d'une revue, pour aller lui serrer la main aux applaudissements de la foule. De là, jusque clans la nouvelle cour, une sorte de sans façon systématique, à ce point que M. de Sémonville, entrant un soir dans les appartements royaux, et y apercevant des toilettes d'un négligé tout démocratique : Je prie Votre Majesté de m'excuser, disait-il avec une malicieuse bonhomie, si je me présente sans être crotté[34].

Avec les idées que nous lui connaissons, Louis-Philippe était mal préparé à se défendre sur ce terrain. Persuadé de la force irrésistible de la révolution, il ne songeait pas à lui marchander des concessions de forme et d'étiquette, trop heureux si, à ce prix, il parvenait à éluder quelques-unes des exigences de fond. Bien loin de s'attendre qu'on lui fît la cour, il se croyait obligé de la faire lui-même à la puissance du moment. Que de flatteries, par exemple, à l'adresse de cette garde nationale, en laquelle se résumaient alors les prétentions et la gloriole des petits bourgeois de 1830 ! Après la revue du 29 août, où avaient défilé soixante mille gardes nationaux, le Roi s'écriait, en se jetant dans les bras de La Fayette : Cela vaut mieux pour moi que le sacre de Reims ! Dans l'abondance naturelle de ses conversations ou de ses allocutions, il faisait montre de sentiments populaires, rappelait avec complaisance la part qu'il avait prise à la révolution de 1789, et se déclarait en théorie presque républicain[35]. Cette attitude et ce langage lui paraissaient alors nécessaires pour désarmer de redoutables préventions, et se faire pardonner par la vanité démocratique d'avoir rétabli la monarchie.

Il n'était pas jusqu'à la simplicité fort honorable de ses mœurs et de ses goûts qui ne rendît Louis-Philippe moins apte à se protéger contre la familiarité démocratique. Que parlez-vous de cour ! disait-il à M. Dupont de l'Eure ; est-ce que je veux une cour ? A l'apparat du pouvoir, il préférait sincèrement l'intimité et la liberté de cette belle famille, dont on a pu dire que toutes les filles étaient chastes et tous les fils vaillants, et qui, pendant près de vingt ans, devait donner le spectacle, si rare sur le trône et si sain pour la nation, du bonheur intérieur le plus vrai et le plus pur. Mais était-ce uniquement l'apparat inutile qui se trouvait sacrifié ? n'était-ce pas quelquefois la dignité nécessaire ? Louis-Philippe avait dans les veines le sang d'une race noble et fière entre toutes, et l'on s'en apercevait à bien des traits. Seulement, dans les longues épreuves de sa jeunesse, — dans les périls et les humiliations de la révolution, comme dans l'inaction forcée et la retraite presque bourgeoise de son exil, — il avait pris des habitudes de conduite et d'esprit toutes différentes de celles que contractent d'ordinaire les fils de maison royale ; de là, des mérites rares qui ne se forment pas toujours dans les cours, la science plus vraie de la vie, la connaissance plus intime des choses et des hommes, une clairvoyance aiguisée, le détachement des vanités extérieures, une sensibilité sincère et profonde mêlée à une expérience un peu désabusée et railleuse, une sorte de philosophie patiente et souple, un courage froid et résigné ; mais peut-être Louis-Philippe avait-il trop appris à se passer des conditions extérieures de la vie royale, et avait-il ainsi acquis les vertus et les goûts de l'homme privé, aux dépens de quelques-unes des qualités et des exigences qu'on a coutume et besoin de trouver chez un souverain.

Cependant, même à l'heure des plus grandes familiarités, la noblesse native, l'exquise distinction de la famille royale ne laissaient pas d'imposer à tous ceux qui l'approchaient. En quelque situation que les événements les placent, des Bourbons ne sont pas de ces parvenus qu'on ne sent princes que s'ils sont entourés d'une certaine étiquette. Même citoyens ou soldats d'une république, ils n'en gardent pas moins aux yeux de tous, fût-ce des démocrates, ce je ne sais quoi qu'on ne trouve pas ailleurs et qui fait d'eux les princes de la maison de France. La reine Marie-Amélie, notamment, avait conservé, dans ces jours de 1830 où tant de choses étaient abaissées, un air de naturelle grandeur qui commandait le respect aux plus réfractaires. Moi, disait un général d'opinions assez avancées, avec le Roi, je n'éprouve pas du tout d'embarras ; je lui parle comme s'il était mon égal. Mais avec la Reine, c'est autre chose ; quand il faut lui répondre, je ne sais que dire, et je suis devant elle comme un imbécile[36]. Louis-Philippe, qui se prêtait plus facilement au personnage d'un roi bourgeois et populaire, et qui le jouait même avec une sorte de naturel et de belle humeur, laissait percer, à l'endroit de son rôle, un scepticisme quelque peu railleur qui scandalisait parfois la niaiserie prudhommesque de M. Dupont de l'Eure. Il était visible que sa condescendance aux engouements démocratiques n'aurait qu'un temps. On est admis sans façon, disait-on à Béranger pour l'attirer alors au Palais-Royal ; on y va avec des bottes. — Bien, bien, répondait le chansonnier ; des bottes aujourd'hui, et des bas de soie dans quinze jours.

Si courte qu'elle dût être, cette attitude avait son péril. Le Roi y gagnait sans doute une sorte de popularité qui, dans le moment, pouvait aider à surmonter quelques difficultés, mais ce n'était pas sans altérer la physionomie de sa royauté nouvelle, sans diminuer son prestige, sans ôter du sérieux que, suivant la Bruyère, le caractère du Français demande dans le souverain. Si l'on n'attaquait pas encore le prince, on s'habituait déjà à le peu respecter. Pour ne se manifester que par la familiarité des témoignages de sympathie, cette irrévérence permettait néanmoins d'augurer ce que seraient les attaques au jour prochain et prévu où éclaterait la rupture. Et quand bientôt on verra Louis-Philippe accablé d'outrages grossiers que Louis XVIII et Charles X n'avaient jamais connus, ne faudra-t-il pas attribuer, en partie, ce désordre si funeste à ce qu'au lendemain de 1830, la royauté s'était placée d'elle-même presque de plain-pied avec la foule ?

S'il est facile aujourd'hui de constater le mal, il l'était beaucoup moins alors de l'éviter. Tous les princes qui n'ont pas reçu leur royauté toute faite et qui ont dû l'établir eux-mêmes, — et Louis-Philippe n'était pas le premier, — ont été condamnés à commencer par bien des ménagements, par bien des compromis ; il leur a fallu briguer la popularité, courtiser les parties influentes de la nation, que ce fût, suivant les époques, la noblesse, le tiers état ou la démocratie. Entre beaucoup, il suffirait de rappeler le modèle de nos rois, Henri IV. Que n'avait-il pas consenti à faire pour gaigner des amis, comme il le disait, traitant avec ses sujets, subissant au besoin leurs exigences, achetant les uns, séduisant les autres, pénétrant presque de ruse dans sa capitale, si bien qu'il pouvait dire plus tard à propos des Jésuites : Ils entrent comme ils peuvent : ainsy font bien les autres. Et je suis moy-mesme entré comme j'ay peu. Son biographe nous le montre dépouillant l'appareil royal pour flatter les petits, s'arrêtant pour parler au peuple, s'informant des passants d'où ils venoient, où ils alloient, quelle denrée ils portoient, quel estoit le prix de chaque chose et autres particularitez, ou, tel autre jour, disant aux bourgeois de Dieppe qu'il voulait attirer à sa cause : Mes enfants, point de cérémonie ; je ne veux que vos amitiés, bon pain, bon vin. et bon visage d'hôte. S'il eût prétendu se renfermer dans son droit, dans sa dignité et dans son étiquette, comme a pu le faire plus tard un Louis XIV, il fut demeuré en Navarre, loué peut-être par quelques-uns, — surtout par les rivaux dont il eût fait l'affaire, — pour sa fierté impassible et désintéressée ; mais, à notre grand malheur, il n'eût certainement pas mis la main sur la couronne de France. Pourquoi donc les coquetteries populaires du Béarnais n'ont-elles pas eu, pour la royauté, les inconvénients que devaient avoir celles de son descendant, en 1830 ? Les raisons de cette différence sont complexes, et ce n'est pas le lieu de les exposer toutes : disons seulement qu'il en est, et non des moindres, qui tiennent au changement des temps. A la fin du seizième siècle, si troublés que fussent les esprits, si ébranlées que fussent les institutions, la révolution n'avait pas encore renversé tous les principes et toutes les traditions, l'idée royaliste subsistait entière, l'orgueil républicain n'avait pas remplacé le sentiment de respect qui est la condition nécessaire de toute monarchie. Si les bourgeois, ligueurs de la veille, étaient alors heureux de voir le Roi les aborder dans la rue, c'était reconnaissance d'être momentanément et gracieusement élevés jusqu'à lui, ce n'était pas satisfaction envieuse de l'abaisser jusqu'à eux. Quand le prince tendait la main à la foule, on la prenait pour la baiser, au lieu de la serrer avec une affectation d'impertinente égalité, ainsi qu'on en usera avec Louis-Philippe. Aussi Henri IV a-t-il pu être loué par ses contemporains d'avoir fait, comme tous les sages princes, qu'on receust la familiarité, mais non pas qu'on la prist. Aurait-il mérité au même degré cet éloge, s'il eût dû s'élever sur le trône au lendemain de la révolution de Juillet et quarante ans après celle de 1789 ? Alors, par le malheur de l'époque, par l'état général des esprits, un nouveau roi avait plus de peine à gagner la popularité nécessaire, et les moyens employés d'ordinaire pour capter la foule étaient devenus autrement compromettants et périlleux.

 

V

Plusieurs semaines s'étaient écoulées depuis la révolution : le désordre persistait, et le gouvernement semblait toujours incapable d'y mettre un terme. Il en résultait un état croissant de malaise, de défiance et d'insécurité, dont souffrait le moral de la nation comme ses intérêts matériels. Point d'affaires. Ni l'industrie ni le commerce ne se relevaient du coup terrible qui les avait frappés en Juillet. Si les boutiques s'étaient rouvertes, les clients n'y revenaient point. Les ouvriers n'avaient pas d'ouvrage[37]. Les faillites se multipliaient et atteignaient les maisons les plus honorables. L'impression fut singulièrement pénible dans la Chambre, le jour où son président lui lut la lettre de démission d'un de ses membres, banquier considérable de Paris, qui venait d'être mis en faillite et qui signalait à ses collègues la crise affreuse dont il était victime[38]. C'était en vain que le gouvernement cherchait à atténuer le mal par des lois diverses, notamment par celle qui autorisait à faire des avances à l'industrie et au commerce jusqu'à concurrence de trente millions. D'ailleurs, le trésor public était lui-même en souffrance : par l'effet de la misère générale, ses revenus rentraient mal ; au moment où le prestige de la légalité était si ébranlé, les lois d'impôts n'étaient pas naturellement les dernières auxquelles le peuple devait être tenté de marchander son obéissance ; sur plusieurs points, on refusait de payer les contributions indirectes.

Tous les journaux constataient le malaise. Voyez l'état du commerce, disait le Journal des Débats, il est affreux. Le Constitutionnel ajoutait : Il est impossible de le cacher, le commerce est dans la détresse ; on annonce à chaque instant de nouvelles faillites, les unes à Paris, un plus grand nombre dans la province. Un autre jour, la même feuille parlait de l'imminence d'une grande catastrophe commerciale[39]. Le mal était tel que les journaux les plus engagés dans la révolution ne pouvaient le dissimuler. Le National tâchait bien de faire prendre patience à ses amis, en leur rappelant qu'on ne mène pas à fin une révolution, sans tuer des hommes et sans qu'un grand nombre d'affaires soient en souffrance ; mais en attendant, il avouait, avec une confusion mal dissimulée, l'inconfiance absolue qui tuait les affaires. — Il y a de l'inquiétude dans les départements, disait-il encore ; on craint Paris ; on croit tout ce qui à été débité d'absurde et de faux sur les clubs, sur les émeutes, sur l'esprit républicain. Puis il dépeignait ainsi l'état de l'opinion : Ne craignons pas d'avouer ce qui fait en ce moment la joie et l'espoir des ennemis de la révolution de Juillet : oui, il y a un malaise général, une inquiétude vague, sans objet précis comme sans bornes, un défaut de confiance qui ne se connaît et ne se définit pas bien lui-même... On voudrait se livrer, comme par le passé, à la sécurité, aux affaires, aux distractions, et l'on sent qu'on ne peut pas ; on reste en suspens, attendant encore quelque chose : du bien ou du mal ? On ne sait quoi ; mais l'on attend[40].

L'excès même du malaise commençait cependant à provoquer dans l'opinion quelques velléités de réaction. Au lendemain des journées de Juillet, les révolutionnaires avaient eu seuls le verbe haut. Entraînés ou intimidés, les niais et les poltrons — n'est-ce pas la majorité ? — les avaient suivis docilement. Ceux qui souffraient ou s'inquiétaient se croyaient trop isolés pour risquer une contradiction. Mais la crise persistant et s'aggravant, les doutes s'élevèrent, les mécontentements se multiplièrent et s'enhardirent. Ce désordre permanent, ce règne de la populace, ces clubs, ces émeutes, firent apparaître aux yeux de la bourgeoisie le fantôme, alors détesté, de 1793. De là, des alarmes, des colères d'abord sourdes, qui, dans les cercles de la classe moyenne, dans les postes de la garde nationale et surtout dans les boutiques, succédèrent peu à peu à l'enthousiasme des premiers jours. On commençait à demander au gouvernement d'agir et de réprimer. Grand embarras pour celui-ci. Gomme le disait alors avec amertume et non sans naïveté le National, était-il donc si aisé de gouverner la France, avec une armée qui se révolte, des ouvriers qui se coalisent, des milliers d'intrigants acharnés à vouloir des places[41] ?

Le premier obstacle était dans le gouvernement lui-même. Les clubs et les émeutes y avaient des complices, ou tout au moins des complaisants et des protecteurs. Le garde des sceaux et le procureur général déclaraient qu'ils donneraient leur démission plutôt que d'appliquer l'article 291 du code pénal aux associations révolutionnaires. Comme le Roi disait à ce propos : Il faut pourtant que le gouvernement se défende. — Il faut, répondait avec une solennité bourrue M. Dupont de l'Eure, il faut que le gouvernement marche dans la voie de Juillet, qu'il veuille ce qu'a voulu la révolution, et il n'aura nul besoin de se défendre. Ne sait-on pas combien les vues des ministres conservateurs eux-mêmes étaient alors incertaines et timides ? Cependant, à mesure que le mécontentement grandissait dans le public, ils s'enhardissaient à manifester davantage sinon leurs volontés, du moins leurs désirs. Dans un débat soulevé, le 25 septembre, par des députés qui se plaignaient du tort fait au commerce par les clubs, ils trouvaient même l'occasion d'ébaucher, pour la première fois, à la tribune, un programme de résistance. La France a fait une révolution, disait M. Guizot, mais elle n'a pas entendu se mettre dans un état révolutionnaire permanent, et il déclarait plus ou moins nettement que le gouvernement devait se servir, contre les sociétés populaires, de l'article 291 du code pénal. M. Dupin attaquait avec vigueur les agitateurs : Voyez la capitale, s'écriait-il, croyez-vous qu'elle ne s'inquiète pas, quand Vous remplissez les rues, quand vos longues colonnes y coulent à pleins bords ! Chacun se range et se détourne comme au passage d'un torrent, et personne ne songe à entrer chez les marchands dont les magasins restent déserts. Et plus loin : Il y a une France de trente-deux millions d'hommes qui ne demande pas une agitation perpétuelle ; mais elle veut un gouvernement fort ; elle veut être gouvernée par le Roi et les Chambres, non par des clubs. Quelques jours plus tard, le 29 septembre, M. Casimir Périer, provoqué par M. Mauguin, proclamait que tout ce qui devait être détruit l'avait été dans les trois jours ; puis, faisant une sorte de confession publique, il ajoutait que si les ministres méritaient un reproche, c'était de n'avoir peut-être pas saisi assez tôt, avec assez de résolution, l'autorité nécessaire pour prévenir des incertitudes, des doutes, des hésitations. — Toutefois, disait-il, il en est résulté un bien, c'est que le besoin de cette autorité tutélaire s'est fait sentir, à tout le monde ; et le pouvoir que nous n'avions pas pris est venu se donner lui-même. La majorité entendait avec quelque étonnèrent ce langage nouveau pour elle ; si elle n'y apportait pas une adhésion bien active, elle était loin de le désapprouver, en dépit des déclamateurs qui niaient le péril et garantissaient les intentions pures des généreux citoyens des clubs. Mais les ministres, qui avaient pris sur eux de faire ces déclarations, étaient si peu sûrs de la Chambre, si peu sûrs de leurs propres collègues et peut-être d'eux-mêmes, qu'ils ne tentèrent aucun effort pour tirer du débat une conclusion pratique, pour provoquer un vote qui eût mis en demeure les députés, et d'abord les membres du cabinet de se prononcer dans un sens ou dans l'autre. Ce qu'ils avaient voulu, c'était moins s'engager immédiatement et résolument dans une politique nouvelle, et surtout y engager les pouvoirs publics, que soulager leur conscience, dégager leur responsabilité, prendre position pour l'avenir, et s'offrir d'avance à la réaction qu'ils voyaient poindre.

La partie de la population qui désirait la fin du désordre trouvait donc, dans une partie du ministère, plutôt un encouragement platonique qu'une assistance effective. Elle tenta alors de faire elle-même ce que le gouvernement n'osait ou ne pouvait, entreprendre. Le principal club, celui de la Société des Amis du peuple, se réunissait dans le manège Pellier, rue Montmartre, au centre du Paris commerçant. Poussés à bout par la ruine, les habitants du quartier envahirent un soir la salle du club, et en dispersèrent de force les membres, avec accompagnement de sifflets, de huées, presque de voies de fait[42]. Peu s'en fallut qu'ils n'imitassent la jeunesse dorée enfonçant, après le 8 thermidor, les portes des Jacobins, fouettant les tricoteuses et bâtonnant les sans-culottes. Ainsi par l'abdication du pouvoir, tout, même l'action des conservateurs, prenait une forme révolutionnaire, et, suivant la remarque du Journal des Débats, il avait fallu presque une petite insurrection pour rétablir l'ordre. Cette exécution fut mortelle, non aux sociétés révolutionnaires qui persistèrent plus redoutables que jamais, mais aux clubs proprement dits.

Les meneurs n'avaient pas pour cela la tête plus basse. Quelques jours après, les principaux membres de cette Société des Amis du peuple comparaissaient, pour d'autres faits, devant le tribunal correctionnel. S'ils étaient frappés de condamnations peu importantes, ce n'était pas sans que le principal accusé, nommé Hubert, ne se fût donné le plaisir d'insulter ses juges. Messieurs, avait-il dit à la face du président qui n'avait pas songé à l'interrompre, c'est un étrange spectacle que de voir citer devant vous, deux mois après la révolution de Juillet, des hommes qui n'ont pas été étrangers aux succès de nos grandes journées... Je n'aurai pas l'inexcusable faiblesse de vous accepter pour juges et de me défendre devant vous... Juges de Charles X, récusez-vous : le peuple vous a dépouillés de la toge, en rendant la liberté à vos victimes, et vous-mêmes avez sanctionné sa sentence en fuyant lorsqu'il se battait... Comment osez-vous affronter sur vos sièges, dont les fleurs de lys ont été arrachées, ceux qui ont chassé l'idole à laquelle ont été sacrifiés tant de proscrits ? Si habitué qu'on fût alors à voir toutes les autorités outragées, le monde judiciaire s'émut de la longanimité avec laquelle avait été tolérée cette violence. Le magistrat qui présidait le tribunal fut déféré disciplinairement à la cour royale. Celle-ci, tout en exprimant le regret que le tribunal n'eût pas arrêté et puni un pareil scandale, ne prononça aucune peine, par cette raison que les motifs donnés par le président de la Chambre pouvaient excuser son silence et son inaction. Quels étaient ces motifs ? Peut-être le magistrat incriminé avait-il fait valoir qu'il avait suivi l'exemple de laisser-aller donné en toutes circonstances par le gouvernement et spécialement par le cher même de la magistrature, M. Dupont de l'Eure.

 

VI

Dans la discussion sur les clubs, la Chambre avait laissé voir ses tendances conservatrices, en faisant bon accueil aux discours de MM. Guizot, Dupin, Périer, et aussi sa faiblesse, en n'osant donner aucune conclusion pratique au débat. A les considérer individuellement, les députés étaient, pour le plus grand nombre, d'opinion modérée ; mais, sortis d'un mouvement puissant d'opposition, il leur paraissait difficile, alors qu'ils étaient encore dans leur premier élan, de se retourner pour ainsi dire, d'oublier leurs thèses de libéralisme à outrance, leurs luttes contre le principe d'autorité, leurs défiances contre les instruments et les alliés naturels du pouvoir, et de se retrouver tout d'un coup majorité de gouvernement. La part que ces députés venaient de prendre à une révolution, les doctrines qu'ils avaient dès lors dû admettre, les alliances qu'ils avaient contractées avec les forces populaires, les sophismes, les déclamations, les passions auxquels ils s'étaient laissés aller, n'étaient pas de nature à rendre cette transformation plus aisée. En tout cas, le jour où l'on eût voulu former dans cette Chambre un parti de résistance, il aurait fallu rompre l'union de ces 221, qui tous, constitutionnels ou révolutionnaires, avaient fait jusqu'ici campagne ensemble, confondus à l'ombre du même drapeau. Or nul n'osait alors prendre l'initiative de cette rupture : les ministres moins que tous autres ; ils n'eussent pu le faire sans dissoudre le cabinet lui-même. Les plus conservateurs d'entre eux se sentaient si faibles, qu'ils aimaient mieux renoncer à s'entourer de leurs partisans que de provoquer leurs adversaires à se grouper. Vainement donc eût-on cherché, dans cette Chambre, des partis classés et organisés : Personne, a dit M. Guizot, ne se formait soit à exercer régulièrement le pouvoir, soit à le rechercher par une opposition intelligente et légale. En réalité, il n'y avait pas plus de majorité que de ministère : nouveau signe de cette incorrection parlementaire qui semblait être la première conséquence de la révolution.

La Chambre des députés n'avait pas alors une influence en rapport avec le rôle prépondérant qu'elle venait de jouer. On l'eût dite épuisée par l'effort qu'elle avait fait en s'emparant du droit de créer un roi et de modifier la constitution. Bien loin d'y avoir trouvé une force, il en était résulté pour elle une sorte de fatigue, une responsabilité qui la gênait de son poids trop lourd. Cela explique la stérilité législative de cette première session. D'ailleurs, il ne restait plus grand'chose de la popularité, tout à l'heure retentissante, des 221[43]. C'est à la Chambre que les ardents s'en prenaient de toutes leurs déceptions, Ainsi faisait notamment l'organe le plus important de la gauche, le National, qui n'avait pas encore cependant déclaré la guerre au gouvernement de Juillet. Il opposait la royauté nouvelle à la Chambre, le premier de ces pouvoirs, seul né de la révolution, n'ayant pas peur des barricades, tandis que le second continue à ressentir, au seul nom. de peuple et de liberté, ces terreurs qui ont marqué toute l'époque de la Restauration. La Chambre, ajoutait-il, représente la France d'il y a six mois ; c'est presque comme si l'on disait la France d'il y a quinze ans[44]. Il se déclarait fatigué d'entendre parler de ces éternels 221, — leur éternité était vieille de trois mois, — et il célébrait avec ironie la reconnaissance due aux braves députés qui ont, douloureusement et tout à fait contre leur cœur, refusé leur concours à l'excellent monarque Charles X[45]. D'autres écrivains leur signifiaient qu'appropriés aux besoins de l'opposition sous le règne de la légitimité, ils ne pouvaient plus, exprimer ni les intérêts de la révolution, ni l'état intellectuel du pays, après cette immense transformation politique. Energie usée, capacité flétrie, Chambre décrépite et illégitime, telles étaient les aménités réservées désormais aux triomphateurs de la veille[46]. Toute la gauche, y compris le préfet de la Seine, était unanime à demander la dissolution et des élections générales, pour avoir une Chambre suivant l'esprit de la révolution et issue d'elle. Jusque dans le sein de l'assemblée et du haut de sa propre tribune, on contestait son droit et l'on réclamait sa dispersion[47]. Quelques-uns, dans leur impatience, pressaient le gouvernement de faire à lui seul et par ordonnance la législation électorale, oubliant probablement qu'un acte semblable leur avait paru justifier la déchéance de Charles X.

Tant d'attaques provoquaient-elles les députés à faire enfin acte d'énergie, à tenir tête à cette excitation révolutionnaire qui les menaçait les premiers, à inaugurer une politique de résistance à laquelle eût dû les déterminer le seul instinct de la conservation ? Non, ces attaques produisaient plutôt dans la Chambre cette sorte d'intimidation qui était alors l'état d'esprit de tous les suspects. D'ailleurs, quand elle entendait contester sa légitimité, l'assemblée devait s'avouer à elle-même qu'elle avait, en effet, été élue pour faire partie d'un gouvernement qui n'était plus, et en vertu d'une législation électorale que la Charte nouvelle avait condamnée[48]. Aussi était-elle chaque jour plus hésitante, lasse, incertaine de la volonté nationale et de son propre droit, sans force et sans courage pour fournir une direction à l'opinion et réagir contre le mouvement qui emportait toutes choses. Elle était réduite d'un quart de ses membres par les annulations d'élections et par les démissions des royalistes, et la conscience de cette mutilation la rendait plus timide encore. Elle ne céda point jusqu'à se dissoudre, comme on l'en sommait impérieusement ; le 4 octobre, elle décida, sur la motion d'un de ses membres, M. Jacques Lefèvre, qu'elle suspendrait ses travaux le 10 et ne les reprendrait qu'après avoir vu ses vides remplis par des élections complémentaires. Ces élections, en comptant les réélections de députés nommés fonctionnaires, ne portaient pas sur moins de cent treize sièges. C'était donc toute une infusion de sang nouveau sur laquelle la Chambre comptait pour se rajeunir et se vivifier[49].

 

VII

Avant de se séparer,, la Chambre devait s'occuper encore d'une affaire singulièrement redoutable pour sa faiblesse et pour celle du pouvoir. Elle venait de voter, quelques jours auparavant, le 27 septembre, la mise en accusation des anciens ministres de Charles X. L'initiative de ces poursuites n'était pas venue du gouvernement. C'était le peuple qui, au lendemain de sa victoire, avait arrêté en province les ministres fugitifs. Capture malencontreuse ! s'était écrié alors Carrel, tant ceux même qui étaient le plus animés contre le régime déchu pressentaient les embarras et les périls d'un procès de ce genre. C'était ensuite un simple député, esprit absolu et violent, M. Salverte, qui avait, dès le 13 août, proposé la mise en accusation[50]. Une fois saisie, la Chambre n'avait pas cru pouvoir refuser cette satisfaction à l'irritation populaire. Mais irait-on jusqu'à livrer les têtes de M. de Polignac et de ses collègues ? On y comptait en bas lieu. A peine la question s'était-elle trouvée posée qu'avaient commencé à fermenter les instincts de férocité vindicative si faciles à éveiller dans les foules. Les démagogues n'étaient pas les seuls à entretenir et à aviver cette soif de sang. Dans une région moins basse, on rencontrait des esprits étroits et raides qui, par argumentation juridique et par dogmatisme révolutionnaire, prétendaient établir que la peine capitale était le châtiment légitime et nécessaire d'une tentative de coup d'Etat. Telle était la conclusion d'un article du Times que les feuilles de gauche s'empressaient de reproduire, et la Revue d'Edimbourg, alors dans tout son éclat, disait, en parlant des ministres accusés : S'ils échappent au châtiment qu'ils ont trop mérité, cette indulgence ne sera qu'une prime offerte à la trahison, un encouragement à qui voudra s'armer contre les libertés populaires ; les défenseurs de ces libertés, si le sort les trahit, n'échappent ni à la rigueur de la loi ni à la hache du bourreau.

Épreuve décisive pour la monarchie naissante ! Si sévèrement qu'on jugeât la révolution de Juillet, il fallait reconnaître qu'elle s'était montrée, dans la victoire, tolérante et clémente. Sauf certaines atteintes à la liberté religieuse dont il sera parlé plus tard, peu ou point de ces représailles trop fréquentes en pareil cas, et surtout, en dehors du combat, pas de sang versé. Charles X avait pu gagner lentement et publiquement le port de Cherbourg, sans être victime d'aucune violence. Louis-Philippe ressentait quelque fierté d'une modération qui était, en effet, pour beaucoup, son œuvre personnelle. Ne serait-il pas possible, écrivait-il à M. Guizot[51], le 13 septembre, d'indiquer dans votre exposé que, tandis que le gouvernement fait aussi largement la part des destitutions réclamées par le vœu public, cependant aucune persécution n'a lieu ; que la liberté individuelle existe pour tous, dans la plus grande étendue, ainsi que la circulation des voyageurs de toutes lès classes, de toutes les opinions, de tous les partis ; que les cabinets noirs n'existent plus, que le secret des lettres est scrupuleusement et consciencieusement respecté ; que nul n'est inquiété pour ses opinions, quelles qu'elles aient été, quelles qu'elles puissent être encore ? Je ne prétends pas à l'encens des compliments, mais cependant je crois qu'on peut dire à ceux qui méconnaissent ma conduite et ses motifs : En auriez-vous fait autant envers nous ?

Laisser ensuite verser le sang des ministres de Charles X, ce serait perdre le bénéfice et l'honneur de cette modération première ; ce serait altérer complètement le caractère du nouveau régime. Les conséquences ne se feraient pas attendre, terribles au dedans et au dehors. Au dedans, une fois que le fauve populaire aurait trempé ses lèvres dans le sang, n'était-il pas à craindre que, comme toujours, il ne voulût s'en gorger, que l'ivresse du carnage ne lui montât au cerveau ? et alors où s'arrêterait-il ? N'aurait-on pas ouvert la porte à de hideuses passions dont la monarchie elle-même serait d'abord victime ? Au dehors, on ranimerait, plus irritées et plus menaçantes, ces défiances dont la prudente sagesse de Louis-Philippe avait eu tant de peine à prévenir le dangereux éclat. Aussi, quand les rêveurs de bouleversement démagogique et de guerre universelle réclamaient si âprement la mort de M. de Polignac et de ses collègues, ils le faisaient moins par ressentiment contre ces derniers, que par intuition de ce qui en résulterait pour la monarchie de Juillet. Après avoir donné un tel gage à la révolution, cette monarchie lui serait irrévocablement liée et subordonnée ; en même temps, elle romprait à tout jamais avec les gouvernements réguliers, par un défi sanglant, analogue à celui de la Convention jetant aux royautés européennes la tête coupée de Louis XVI.

Le Roi avait vu ce péril dès le premier jour ; la majorité de la Chambre, de même ; c'est pourquoi elle avait scrupule de se séparer, en ne laissant, sur ce point, d'autre indication à l'opinion publique que le vote de mise en accusation. Accuser quelqu'un de haute trahison, n'était-ce pas le vouer à une condamnation à mort ? Que faire pour écarter cette conséquence ? D'accord avec les ministres, la majorité usa d'un détour. Dans les dernières séances de la session, le 6 et le 8 octobre, elle entendit le rapport et précipita la discussion sur une proposition de M. de Tracy, tendant à la suppression de la peine de mort. Il lui parut impossible d'improviser une réforme aussi grave, mais elle adopta une adresse qui invitait le Roi à proposer cette suppression, notamment en matière politique. En même temps, on faisait signer aux blessés de Juillet une pétition dans laquelle ils disaient que les mânes de leurs frères n'avaient pas besoin de sang pour être apaisés. Le Roi reçut aussitôt l'adresse des députés, en approuvant chaleureusement les idées qui y. étaient exprimées. Cette démonstration sentimentale, dans laquelle tous avaient eu leur rôle, paraissait avoir pleinement réussi. Au Palais-Royal, dans le monde parlementaire, dans les salons ministériels, chacun crut la difficulté sinon surmontée, du moins tournée ; on était tout à la joie d'une habileté heureuse et à l'émotion, très-sincère du reste, de la générosité dont on venait de faire preuve, et lorsque, deux jours plus tard, le 10 octobre, les députés suspendirent leurs séances, leur conscience était rassurée sur les dangers de la mise en accusation.

Ils oubliaient cette foule révolutionnaire qui, depuis Juillet, semblait être l'un des grands pouvoirs publics. Quelle colère quand elle s'aperçoit qu'on lui dérobe ses victimes ! Un cri de fureur sauvage éclate dans les clubs, les journaux, les placards ; on dénonce au peuple la trahison dont il est menacé ; appel est fait aux plus sanglants appétits, dans un langage digne de 1793. Le soulèvement est tel, que les journaux modérés renoncent à justifier l'adresse, et le Constitutionnel blâme, comme étrange et inopportun, le drame philanthropique que la Chambre a voulu improviser en vingt-quatre heures. Cette Chambre n'est plus là pour se défendre : en eût-elle eu d'ailleurs le courage ? Quant au ministère son complice, ahuri, intimidé de ce tapage, il ne sait imprimer aucune direction, opposer aucune résistance ; les journaux se demandent en raillant s'il existe : Il y a un gouvernement, dit le National[52] ; on entend à peine parler de lui... on ne le voit plus ; on ignore presque où il est. Pressé de questions, il ne s'explique point ; attaqué, calomnié peut-être, il ne répond point. Où est-il ? Que fait-il ? Que pense-t-il ?

Ainsi violemment excitées et mollement combattues, les passions mauvaises grondent chaque jour plus menaçantes. Des attroupements sinistres se forment sur les places publiques. Le 17 octobre, la populace se porte sur le Palais-Royal, demandant la mort des anciens ministres. Elle revient le lendemain, et, dans la soirée, envahit les cours et les jardins ; c'est avec peine que la garde parvient à la refouler et à fermer les grilles. A Vincennes ! crie-t-on alors ; et la hideuse cohue, qu'on a pu comparer à une bande de septembriseurs en quête de travail, se précipite, armée de fusils, de sabres, de piques, pour arracher les ministres de leur prison. Des torches éclairent sa marche. Sur son passage, les boutiques se ferment ; partout l'effroi et le dégoût ; du reste aucun obstacle, aucune répression. Le château de Vincennes a heureusement pour commandant le général Daumesnil. Ce vieux soldat, dont l'énergie console un peu de la faiblesse qui règne partout ailleurs, fait ouvrir les portes de la forteresse et se présente seul à la horde des assaillants : Que voulez-vous ? leur demande-t-il. — Nous voulons les ministres. — Vous ne les aurez pas ; ils n'appartiennent qu'à la loi ; je ferai sauter le magasin à poudre plutôt que de vous les livrer. La foule, un instant hésitante, mais bientôt dominée, s'éloigne en criant : Vive la jambe de bois ! Elle revient à Paris : il est deux heures du matin ; ivre de passion, de cris et de vin, elle se porte de nouveau sur le Palais-Royal et, avec d'atroces clameurs, demande à voir le Roi. On n'a même pas eu la précaution vulgaire d'augmenter la garde après l'attaque du matin ; le poste va être forcé, déjà les plus hardis montent le grand escalier, quand arrivent quelques compagnies de garde nationale, réunies à la hâte. Il s'en faut de peu que le Roi ne subisse l'outrage d'un autre 20 juin. Alors, seulement, vaincue par sa propre lassitude, l'émeute se disperse.

Pendant ces quarante-huit heures d'angoisse et de honte, on eût vainement cherché trace à Paris d'un commandement sûr de lui-même et capable de se faire partout obéir : pas d'autre résistance que celle qu'il a plu aux gardes nationaux d'opposer par moment et par place. On a fait quelques arrestations : deux seulement seront maintenues et aboutiront à des condamnations à six mois ou un mois de prison. Dans la journée du 18, les ministres se sont rassemblés chez le Roi : inertes par faiblesse et par division, embarrassés les uns des autres, s'en voulant mutuellement d'être, ceux-ci trop lâches, ou ceux-là trop impopulaires, plus effrayés encore par l'impuissance de la défense que par la force de l'attaque, ils ont adressé aux généraux moins des ordres de répression que des adjurations vagues de mettre fin au désordre, et surtout ils ont tâché de désarmer les émeutiers par quelque concession. Dans ce dessein, ils ont préparé, pour le Moniteur du lendemain, une note où, désavouant à demi le vote de la Chambre et leur propre conduite dans l'affaire de l'adresse, ils déclaraient que le gouvernement ne croyait pas possible l'abolition universelle et immédiate de la peine de mort, et que, même pour restreindre ce châtiment aux seuls cas nécessaires, il fallait du temps et un long travail. Fait significatif, c'était M. Guizot qui avait rédigé cette note sur la table du conseil[53].

Le 19 au matin, le Roi, en remerciant les gardes nationaux qui l'avaient sauvé pendant la nuit, leur disait avec fermeté : Ce que je veux, ce que nous voulons tous, c'est que l'ordre public cesse d'être troublé par les ennemis de cette liberté réelle ; de ces institutions que la France a conquises, et qui peuvent seules nous préserver de l'anarchie et de tous les maux qu'elle entraîne à sa suite. Mais quelle portée pouvait avoir ce langage, quand, en même temps, le Moniteur publiait la note rédigée la veille ? Tout était du reste à la faiblesse et à la capitulation. Les journaux de la gauche modérée et dynastique glissaient à peine quelques timides conseils de paix, ou plutôt quelques supplications, au milieu d'éloges hyperboliques prodigués aux hommes de Paris, race de braves, peuple d'élite, fait pour la gloire, pour les nobles élans du cœur[54]. La Fayette, plus spécialement chargé du maintien de l'ordre en sa qualité de commandant de la garde nationale, adressait aux émeutiers des proclamations pleines d'une effusion confiante et caressante ; il leur parlait de leur gloire si pure, et les conjurait humblement de ne pas lui causer le chagrin de ternir cette gloire. M. Odilon Barrot fit mieux encore ; il traita cette sédition honteuse et détestable entre toutes, d'émotion populaire qu'il s'efforçait d'excuser et d'attribuer à un malentendu ; il discuta avec elle comme avec une sorte de pouvoir ; il osa même qualifier l'adresse de la Chambre de démarche inopportune, donnant ainsi le spectacle d'un fonctionnaire qui blâmait le parlement, les ministres, le Roi, et le faisait pour satisfaire une émeute. Si habitué qu'on fût à l'anarchie administrative, le scandale parut cette fois difficile à supporter. M. Guizot et ses amis parlèrent de la démission ou de la destitution du préfet de la Seine. Mais M. Dupont de l'Eure et le général La Fayette menacèrent de leur retraite si l'on touchait à M. O. Barrot. Celui-ci demeura donc, et les journaux de gauche mirent en lumière la façon dont le préfet l'avait emporté sur les ministres. L'autorité de ces derniers n'en était pas accrue. Après chaque capitulation, ils ne gagnaient rien en popularité, mais ils perdaient en considération. La même foule qui avait acclamé le vieux général Daumesnil, quand celui-ci lui avait résisté, répondait aux concessions du gouvernement, en criant plus fort qu'auparavant : A bas les ministres !

 

VIII

Le ministère du 11 août est arrivé à ce résultat que tout le monde l'attaque et que personne ne le défend : les conservateurs, parce qu'il ne résiste pas ; les révolutionnaires, parce qu'il ne suit pas le mouvement d'assez bonne grâce ; les uns et les autres enfin, parce qu'il a cette figure assez piteuse et généralement peu respectée d'un gouvernement qui ne sait pas, ne peut pas ou n'ose pas vouloir. Lors de son avènement, le cabinet, à raison même de sa composition un peu disparate, avait été bien accueilli partout, à gauche par le National, au centre gauche par le Constitutionnel, à droite par le Journal des Débats. Deux mois se sont écoulés, et, entre tous les journaux, c'est à qui lui donnera plus rudement et plus dédaigneusement congé. Armand Carrel écrit dans le National : Devant ce fait d'une volonté, populaire exprimée d'une manière malheureusement trop claire, volonté de vengeance et de sang, nous le disons avec peine, la situation n'est plus tenable pour un ministère qui a tenté l'impuissante combinaison du salut des ministres par l'abolition préalable de la peine de mort. Il faut laisser la place à des hommes, ou assez populaires pour pouvoir obtenir grâce et forcer les passions à renoncer à un argument terrible, ou assez déterminés pour accepter la solidarité d'un acte de vengeance qu'il serait impossible d'empêcher. Le National ajoute quelques jours plus tard : Que le ministère ait commis toutes les fautes qui pouvaient démontrer son incompatibilité avec la France de 1830, il n'y a qu'un avis là-dessus. Il lui reproche d'avoir peur d'une révolution accomplie, de ne pas la connaître, d'aimer mieux la calomnier que se familiariser avec elle et, si ce n'est la conduire, la suivre au moins d'un pas égal[55]. D'autre part, on lit dans le Constitutionnel[56] : Les émeutes qui n'ont trouvé de répression et pour ainsi dire de gouvernement que dans la garde nationale, ne laissent aucun doute sur la nécessité d'un pouvoir qui le soit autrement que de nom. Le Journal des Débats exprime des plaintes analogues : Le pouvoir public ne prend plus l'initiative d'aucune mesure ; il attend que la garde nationale veuille et agisse ; alors il se met à suivre... l'administration s'efface et se cache derrière le peuple. La conclusion est naturellement peu favorable au maintien du cabinet : Il ne faut pas croire que nous tenions beaucoup au ministère en lui-même ; par son inaction, par sa faiblesse, il donne prise aux troubles... S'il ne se défend pas mieux, et surtout s'il ne défend pas mieux l'ordre public qu'il n'a fait, il tombera, et sans laisser de regret ! Il tombera, non parce qu'il est modéré... mais parce qu'on finira par voir trop clairement que sa modération n'est que l'impuissance, et qu'en laissant aller, il perd tout. Dans le même journal, M. Saint-Marc Girardin s'écrie, avec l'indignation de son honnête et fin bon sens : Avoir un gouvernement qui ne gouverne pas, mais qui prie humblement d'obéir, demandant pardon de la liberté grande qu'il prend, c'est n'être pas dans l'état social ni dans l'état barbare ; c'est être dans l'anarchie et le chaos. La société est une bonne chose ; mais cette décadence de la société, ce radotage impuissant des institutions sociales, c'est une pauvre et pitoyable chose[57]. Aussi le National, après avoir constaté cette unanimité d'attaques, après avoir déclaré que le ministère n'a pas un journal à lui, qu'il est plus dépourvu du côté de la presse que ne l'a été aucun des cabinets depuis la Restauration, est autorisé à prononcer cette condamnation sommaire : Le ministère ne convient à personne[58].

Cette poussée de la presse devait rencontrer peu de résistance au moins chez une partie des ministres. Ceux d'entre eux qui représentaient l'élément conservateur ressentaient déjà depuis quelque temps la lassitude, le dégoût, on dirait presque le remords de la besogne qu'il leur fallait faire et surtout laisser faire, troublés moins encore des attaques dont ils étaient poursuivis que du jugement qu'ils portaient eux-mêmes sur leur œuvre[59]. On se rappelle dans quel esprit ils avaient consenti à faire partie du premier cabinet de la monarchie, et notamment avec quelle modestie défiante M. de Broglie avait alors défini le rôle tout provisoire et expectant de ce ministère. Les événements n'avaient pas rendu le noble duc plus confiant et plus hardi. Il s'agit, disait-il un jour à son collègue, M. Molé[60], de tenir la position le temps suffisant ; nous ne sommes qu'un sac à terre, comme disent les sapeurs, nous ne faisons que boucher un trou qui, sans nous, resterait béant et par où tout passerait. Nous faisons tant bien que mal le lit de nos successeurs, et puissent-ils l'occuper bientôt ! Dernier souhait bien sincère et exprimé chaque jour avec une vivacité plus impatiente et plus inquiète ! Le peu de bien qu'ils avaient espéré faire, le peu de mal qu'ils s'étaient proposé d'empêcher, M. de Broglie et ses amis s'en sentaient incapables, dans la compagnie ministérielle qu'ils avaient acceptée ; ils se voyaient condamnés à une politique de laisser-aller et de compromissions, à ce que M. Mole appelait, avec une amertume dédaigneuse, les concessions aux journaux et à la clameur d'un parti. Aussi avaient-ils de moins en moins de goût à prolonger une épreuve d'où ils risquaient de sortir usés, discrédités et mécontents d'eux-mêmes. Que sont devenues leurs illusions, si longtemps persistantes, sur les avantages et la légitimité de l'union de toutes les gauches ? Il leur a suffi de quelques semaines de pouvoir pour comprendre le mensonge et le péril de ces thèses d'opposition, et pour désirer faire le départ des éléments contraires qu'on avait d'abord mêlés dans le ministère.

Les ministres adversaires de la politique de laisser-aller avaient trop petite idée de leurs forces pour songer à garder le pouvoir, en excluant M. Laffitte, M. Dupont de l'Eure et leurs amis. Peut-être même, à scruter le fond de leur âme, n'y eût-on trouvé alors qu'une assez débile espérance dans le succès final de l'entreprise monarchique à laquelle ils étaient associés. Ils voyaient bien d'ailleurs que, s'ils voulaient rester, les points d'appui leur feraient défaut. Le Roi, toujours insuffisamment convaincu de la nécessité et surtout de la possibilité d'une résistance dans la politique intérieure, croyait indispensable de manœuvrer entre les deux partis, en les ménageant et les caressant tous deux. La Chambre se complétait alors par les élections partielles, mais rien n'indiquait qu'il en sortirait une majorité mieux constituée et plus résolue. Dans le pays, s'il y avait anxiété, malaise et souffrance, l'esprit public n'était pas pour cela guéri des exaltations et des sophismes révolutionnaires, et surtout ceux qui se sentaient suspects aux vainqueurs du jour n'avaient pu encore dominer l'intimidation qui les paralysait. La dissolution du cabinet devait donc avoir pour conséquence immédiate de livrer le pouvoir sans partage aux hommes de gauche, complices ou complaisants du parti révolutionnaire. Des conservateurs pouvaient-ils prendre sans trouble une pareille responsabilité ? Ils se rassuraient par ces considérations que le duc de Broglie exposait un jour en causant avec le Roi : Il vous faut nécessairement, disait-il, en passer plus tôt ou plus tard, mais pour un temps plus ou moins court, par le parti du mouvement. Le plus tôt est le mieux, car vous avez encore par vous-même un fond de popularité de bon aloi, pour résister à la fausse popularité du moment, et une majorité saine dans la Chambre des députés qui contiendra le mauvais parti. Si vous le laissez arriver peu à peu, à la sourdine, sous l'apparence d'une approbation officielle, vous lui préparez un long avenir ; endormant la résistance, vous ne pourrez lui faire appel qu'après de longues souffrances et quelques désastres ; si vous compromettez vos bons serviteurs en fausse voie, ils perdront tout crédit auprès des gens sensés et, le moment venu, n'inspireront à personne ni courage ni confiance. Dans l'état présent des affaires, je ne donne pas deux mois à M. Laffitte et à M. Dupont de l'Eure pour gouverner comme ils l'entendent et pour donner eux-mêmes leur langue aux chiens. Le Roi aura alors sous la main des hommes qui auront soutenu leur drapeau, et derrière lesquels les gens de bon sens se rallieront avec zèle. Si vous leur demandez de mettre leur drapeau dans leur poche et de faire chorus avec les braillards, qui vous viendra en aide au moment du danger, et à quoi vous seront-ils bons ?[61] Le Journal des Débats obéissait à une inspiration analogue, quand il disait alors à ses amis du cabinet : Si vous voulez quelque chose que vous ne pouvez pas, retirez-vous et ménagez-vous pour des temps meilleurs. Aussi bien, si nous devons passer par un ministère ultralibéral, si la démocratie doit avoir son 1815 comme la Restauration, fasse le ciel que ce soit plus tôt que plus tard. Nous mesurerons enfin, une fois pour toutes, tant de géants populaires que nous soupçonnons fort de n'être que des nabots... C'est une expérience à faire, elle sera courte et décisive. M. de Villèle a fait en grande partie notre éducation en fait de liberté. Le ministère démocratique fera notre éducation en fait d'ordre public, et il la fera vite, soyez-en sûrs[62]. Si ingénieuses, si fortes même que soient ces considérations, nous convainquent-elles absolument qu'avec plus d'énergie de la part de tous, l'effort de résistance, accompli bientôt par Casimir Périer, n'aurait pu être tenté quelques mois plus tôt ? En tout cas, elles ne nous rassurent pas sur l'effroyable risque d'une épreuve qui consiste à laisser tout faire au parti révolutionnaire dans l'espoir qu'il s'usera lui-même. Mais, alors, les meilleurs des conservateurs croyaient nécessaire d'en passer par là, et cette nécessité, — s'il faut l'admettre comme eux, — est une preuve de plus du triste état où nous avait mis la révolution.

Les désordres du 17 et du 18 octobre, et surtout les humiliations qui les avaient accompagnés, eurent cet effet, chez M. Guizot et ses amis, de transformer en résolution définitive leurs désirs de retraite. Leur conscience comme leur courage recula devant la pensée d'aborder la terrible épreuve du procès des ministres de Charles X, dans les conditions de faiblesse qui venaient, dès la première difficulté, de les condamner à une telle capitulation. Ce n'était pas trop tôt pour se dégager. Ils savaient du reste que, dans cette question particulière du procès, leurs collègues les plus avancés, et La Fayette lui-même désiraient écarter toute issue sanglante : demeurés seuls au pouvoir, ceux-ci ne seraient-ils pas plus obligés de sauver la tête de M. de Polignac et moins gênés pour y réussir ? Afin de dissoudre la combinaison hétérogène du 11 août, il suffisait de poser, en conseil des ministres, la question même de la direction à donner à la politique intérieure. C'est ce que fit M. le duc de Broglie, dans les derniers jours d'octobre. Il s'agit de savoir, dit-il, quelle conduite on se propose de tenir, si l'on entend désormais continuer à résister, avec modération et fermeté, au mouvement qui nous entraîne après nous avoir placés à sa tête, ou bien se placer à sa queue et le suivre en l'amadouant par des concessions et des compliments, par des promesses et par des caresses. Il est possible que ce dernier parti soit le meilleur, peut-être même le seul praticable, et dès lors on ne saurait mieux faire que de placer à la tête du ministère un chef qui le professe ; mais il faut que ce chef soit secondé par des collègues qui l'assistent et ne contrarient ni ses actes ni ses desseins. Si ce chef doit être M. Laffitte, j'y consens, pourvu qu'il soit chargé de choisir lui-même ses collègues, et je préviens d'avance que, ne partageant pas son opinion, je ne saurais lui promettre de lui prêter mon concours. Le débat ainsi soulevé, il était clair qu'on ne pouvait s'entendre. M. Laffitte reçut mission de former un nouveau cabinet ; MM. de Broglie et Guizot furent suivis dans leur retraite par MM. Périer, Dupin, Mole et le baron Louis. On croit volontiers à la sincérité de M. Guizot quand il écrit dans ses Mémoires : Nous sortîmes des affaires, le duc de Broglie et moi, avec un sentiment de délivrance presque joyeux dont je garde encore un vif souvenir.

 

 

 



[1] Je dis toujours : Dans le doute, abstiens-toi, écrivait alors le Roi à M. Guizot, dans une lettre intime.

[2] M. Guizot a dit plus tard de Louis-Philippe, en causant avec M. Senior : Plein de bravoure personnelle, il était timide en politique ; il préférait l'adresse à la force, et cherchait toujours à tourner les obstacles, au lieu de les attaquer de front.

[3] Dans ses dernières années, cependant, Louis-Philippe avait perdu beaucoup de ses illusions sur 89 ; il écrivait en parlant de cette époque : Nous avons fait tant de sacrifices, tant d'abandons, tant de destructions, que nous avons rendu la monarchie impossible, sans rendre la république possible. (Cité dans une lettre écrite par le duc Pasquier, en 1857.)

[4] SARRANS, Louis-Philippe et la contre-révolution, t. Ier, p. 218.

[5] Cf. les Souvenirs du feu duc de Broglie. — Un jour, M. Dupin révélait au conseil qu'un personnage, proposé pour un haut poste, avait subi un procès scandaleux en cour d'assises ; peu après, le candidat évincé, mis au courant de ce qui s'était passé, venait demander raison au ministre qui avait révélé ses antécédents. (Mémoires de M. Dupin.)

[6] M. Guizot s'étant un jour risqué à mal parler de certains agitateurs, M. Salverte lui répondit : Les hommes dont vous parlez peuvent avoir des opinions exaltées... Gardez-vous pour cela de les traiter comme des ennemis... Souvenez-vous que ces hommes ont combattu avant nous.

[7] Souvenirs du feu duc de Broglie.

[8] Mémoires de M. Guizot, t. II, p. 40 et 41.

[9] Le maréchal Maison, MM. Odilon Barrot et de Schonen.

[10] Lamennais, encore catholique, se plaint, dans une lettre d'octobre 1830, du trouble jeté dans les esprits par ces prédictions.

[11] Réminiscences, par COULMANN, t. II.

[12] La Monarchie de 1830, p. 54.

[13] Cité par M. Dupin à la tribune, le 30 septembre 1830.

[14] Seize mois, ou la Révolution et les révolutionnaires, par M. DE SALVANDY.

[15] M. Saint-Marc Girardin écrivait, le 16 août 1830 : Aujourd'hui, c'est une tout autre insurrection : c'est l'insurrection des solliciteurs ; c'est la levée en masse de tous les chercheurs de places ; ils courent aux antichambres avec la même ardeur que le peuple courait au feu. Dès sept heures du matin, des bataillons d'habits noirs s'élancent de tous les quartiers de la capitale ; le rassemblement grossit de rue en rue. A pied, en fiacre, en cabriolet, suant, haletant, la cocarde au chapeau et le ruban tricolore à la boutonnière, vous voyez toute cette foule se grouper vers les hôtels des ministres !... Le mouvement de l'insurrection se répand de proche en proche, d'un bout de la France à l'autre. Chaque département envoie ses recrues... Les victimes abondent ; il y en a de toutes les époques. Les héros aussi pullulent... Ceux qui ne sont pas battus ont aussi leurs titres. L'Intimé aujourd'hui ne dirait plus :

Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire.

Il serait bâtard d'un des vainqueurs de la Bastille et oncle d'un des braves du pont de la Grève. A ce titre, l'Intimé demanderait une place de procureur général. L'armée ordinaire de l'insurrection intrigante, c'est la délation. Personne n'est bon citoyen s'il a une place ; personne n'aime la patrie que les solliciteurs. Voici un receveur général qui gagne 100,000 francs par an, c'est un Jésuite ! Un préfet qui en gagne 25.000, c'est un homme dévoué à l'ancien ordre de choses. Avec tout cela l'inquiétude se répand dans les provinces, en même temps que l'esprit d'intrigue et de cupidité.

[16] Le 25 septembre, on représentait au Vaudeville la Foire aux places, de Bayard. Au lever du rideau, les solliciteurs, réunis dans l'antichambre du ministère, chantaient en chœur :

Qu'on nous place

Et que justice se fasse.

Qu'on nous place

Tous en masse.

Que les placés

Soient chassés !

[17] La Curée, publiée le 22 septembre 1830, fut le premier, et peut-être le plus retentissant des Iambes de Barbier. Paris, disait le poète, n'est plus qu'une sentine impure,

Un taudis regorgeant de faquins sans courage,

D'effrontés coureurs de salons,

Qui vont de porte en porte, et d'étage en étage,

Gueusant quelques bouts de galons,

Une halle cynique, aux clameurs insolentes,

Où chacun cherche à déchirer

Un misérable coin des guenilles sanglantes

Du pouvoir qui vient d'expirer.

[18] Au moment où l'on formait le ministère, le duc de Broglie avait dit au Roi : Si M. Dupont demeure quelques mois où il est, attendez-vous à voir ce personnel de la magistrature qu'on a sauvé à grand'peine dans la révision de la Charte, empoisonné de choix détestables, vu le nombre et la diversité des vacances ; plus de rigoureuses conditions, plus de temps d'arrêt dans les tribunaux. (Souvenirs du feu duc de Broglie.)

[19] 13 septembre 1830.

[20] Bien que la politique suivie dans les affaires étrangères fût surtout l'œuvre da Roi, il est juste d'en faire aussi partiellement honneur au ministère.

[21] C'est à l'occasion du préambule de la loi destinée à accorder des récompenses nationales aux victimes de la révolution de Juillet, que le National a adressé ce compliment à M. Guizot.

[22] Les ministres ne tarderont pas à sentir l'inconvénient d'une telle conduite. Peu de mois après la révolution, le 12 novembre 1830, madame Swetchine écrira : On est honteux aujourd'hui, surtout embarrassé, d'avoir si ridiculement exalté l'instrument dont on s'était servi ; on voudrait bien le briser ; mais la peur domine, et aussi cette conviction qu'on s'est ôté le droit de sévir.

[23] Expression de M. Sarrans.

[24] SARRANS, La Fayette et la Révolution, t. I, p. 310. — Mémoires de La Fayette, t. VI, p. 440.

[25] DE LA HODDE, Histoire des Sociétés secrètes, p. 32.

[26] Madame Swetchine, lettre du 12 novembre 1830.

[27] Nous reviendrons plus tard sur cette dernière partie des conséquences révolutionnaires.

[28] Aussi pouvait-on dire à la tribune, le 8 novembre 1830, des journaux fondés depuis la révolution, qu'ils étaient pleins de doctrines anarchiques, d'appels à la force, de menaces adressées à toutes les existences établies.

[29] L. BLANC, Histoire de dix ans, t. I, p. 447.

[30] Ce désordre se reproduisit plusieurs fois, dans les derniers jours d'août et les premiers de septembre, à l'occasion des bustes du général Foy, de Manuel et du maréchal Ney.

[31] Telle fut la grande manifestation du 21 septembre, anniversaire de l'exécution des sergents de la Rochelle.

[32] Le Journal des Débats disait, le 23 octobre 1830 : Il s'est trouvé une certaine quantité de gens qui ont adopté pour argument une menace d'émeute. — Faites élire le Roi par les assemblées primaires, ou nous vous faisons une émeute. — Il nous faut encore deux articles de la Charte, ou bien une émeute. — Changez le cens électoral, donnez-nous des places de juge, ou bien une émeute. — De telle sorte que les émeutes sont tombées à l'usage commun des solliciteurs ; on la produisait par supplément aux apostilles des députés.

[33] SARRANS, Louis-Philippe et la contre-révolution, t. II, p. 25.

[34] Les prétentions démocratiques n'étaient pas alors moins ridicules qu'ont pu l'être, à d'autres époques, les prétentions aristocratiques. Quand, le 30 juillet, la future reine avait dû, avec sa famille, rejoindre son mari à Paris, on n'avait pu, dans la confusion de ces jours, trouver d'autre véhicule qu'un vulgaire omnibus. Il eût été, certes, bien puéril d'y chercher un sujet de raillerie contre la nouvelle dynastie : mais que penser de ceux qui croyaient y voir un titre d'honneur et qui s'attendrissaient, avec M. Jules Janin, sur ce que la famille royale avait fait son entrée à Paris dans une de ces longues voitures à bon marché faites pour le peuple ? Les légitimistes, ennemis acharnés de la nouvelle royauté, se réjouissaient de tout ce qui pouvait diminuer son prestige : ils y aidaient de leur mieux, Dans les salons du parti, c'était à qui se vanterait d'avoir fait chanter le plus de Marseillaises au Roi. Les poignées de main royales étaient aussi, dans la société carliste, un sujet perpétuel de gausserie : on y jouait une sorte de farce satirique où Fipp Ier roi des épiciers, donnait à son fils Grand-Poulot des leçons de science politique, et lui expliquait comment toute la science du gouvernement consistait à serrer la main du premier va-nu-pieds ; il lui enseignait les différentes manières de donner des poignées de main, dans toutes les positions, à pied, à cheval, en voiture, quand on galope dans les rangs, quand on voit le défilé, etc.

[35] Ainsi faisait le Roi dans ses conversations avec La Fayette, Dupont de l'Eure, Laffitte. Quel était le secret de ces professions de foi, un peu étranges dans la bouche de celui qui venait de monter sur le trône ? Après 1848, M. Guizot, causant avec un Anglais, M. Senior, lui disait, non sans finesse : Louis-Philippe avait pour la république les sentiments que certains peuples de l'Asie ont pour le démon ; il la considérait un peu comme un être malfaisant qu'il faut flatter et se rendre favorable, mais qu'il ne faut pas combattre.

[36] A. TROGNON, Vie de Marie-Amélie, p. 197.

[37] M. Louis Blanc raconte qu'une imprimerie qui, au moment de la révolution, employait deux cents ouvriers, six mois après, n'en employait encore que vingt-cinq, gagnant 25 ou 30 sous, au lieu de 5 à 6 francs. Encore l'imprimerie était-elle une des industries qui avaient le moins souffert.

[38] Séance du 5 octobre 1830.

[39] Journal des Débats du 11 septembre, du 15 et du 19 octobre ; Constitutionnel du 14 et du 18 octobre.

[40] National du 8 septembre, des 16, 18 et 29 octobre.

[41] National du 8 septembre.

[42] Cette exécution s'accomplit le 25 septembre, le soir même du jour où avait eu lieu à la Chambre le premier débat sur les clubs.

[43] Le chiffre lui-même avait été populaire. Macaulay raconte que, venu peu de temps après la révolution à Paris, il avait pris un fiacre et avait demandé au cocher son numéro. Ah ! monsieur, répondit le cocher, c'est un beau numéro, c'est un brave numéro, c'est 221. (Life and letters of lord Macaulay, par M. TREVELYAN.)

[44] M. Victor Hugo écrivait à la même époque : Une révolution de vingt-cinq ans, un parlement de soixante, que peut-il résulter de l'accouplement ?

[45] National, passim, août et septembre 1830.

[46] SARRANS, Louis-Philippe et la contre-révolution, passim.

[47] Débat du 30 août 1830, à propos du projet de loi tendant à remplacer les députés démissionnaires. Voir notamment le discours de M. Mauguin.

[48] Quel mandat avions-nous donc reçu ? s'écriait M. Mauguin dans la séance du 30 août. N'était-ce pas de concourir avec une Chambre de pairs maintenant mutilée, avec une Chambre émanée d'un roi maintenant renversé ? Ne devions-nous pas, en un mot, faire partie d'un gouvernement qui formait un tout indivisible et qui maintenant n'existe plus ? Et la partie subsistera-t-elle quand le tout est détruit ? Non, non, ne nous abusons pas ; notre mandat est mort avec le gouvernement près duquel il devait s'exercer. Certes, en pure logique, il était malaisé de réfuter cette argumentation. Toutefois, elle avait un point faible, une fissure qui n'échappa point aux contradicteurs. M. Mauguin avait commence pu reconnaître la légitimité des actes faits par la Chambre pour choisir un roi et réviser la Charte. Comment ! répondirent MM. de Rambuteau et Dupin, nous aurions eu le droit de faire de si grandes choses, et nous ne pourrions pas voter de modestes lois ! Le dernier de ces orateurs rappelait d'ailleurs un souvenir historique qui fit un grand effet. Serons-nous condamnés, dit-il, à passer encore par les mêmes fautes pour arriver aux mêmes résultats ? Imiterons-nous rassemblée constituante, qui ne sut pas achever son propre ouvrage ?

[49] Quand la Chambre ainsi complétée reprendra ses travaux, le ministère du 11 août aura déjà disparu.

[50] Cette proposition, faite le 13 août, avait donné lieu à un premier débat, le 20 août. Un vote avait alors investi la commission des pouvoirs de juge d'instruction. Le 23 septembre, M. Bérenger avait lu le rapport concluant à la mise en accusation : celle-ci fut votée, après discussion, le 27 septembre.

[51] Mémoires de M. Guizot, t. II, p. 50-51.

[52] National du 16 octobre 1830.

[53] Quelques jours après, M. Guizot, sorti du pouvoir, avouait noblement à la tribune qu'il avait commis une faute grave, en consentant à cet article du Moniteur. (Discours du 9 novembre 1830.)

[54] National du 7 octobre. — Seul, le Journal des Débats, dégoûté et indigné, osait rappeler le souvenir de cette démagogie qui, pendant trois ans, avait léché le sang de la guillotine.

[55] National du 18 et du 24 octobre.

[56] Constitutionnel du 26 octobre.

[57] Journal des Débats des 16, 21 et 24 octobre.

[58] National du 24 octobre.

[59] Quelques jours après être sorti du ministère, M. Guizot, qui pourtant n'aimait pas les confessions publiques, disait à la tribune : Je l'avoue, dans mon ministère, je n'ai pas fait tout ce que j'aurais voulu faire ; j'ai fait des choses que je voudrais aujourd'hui n'avoir pas faites. (Discours du 9 novembre 1830.)

[60] Souvenirs du feu duc de Broglie.

[61] Souvenirs du feu duc de Broglie.

[62] Journal des Débats du 21 octobre.