HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE PREMIER. — LE LENDEMAIN D'UNE RÉVOLUTION (JUILLET 1830-13 MARS 1831)

 

CHAPITRE II. — LE PREMIER MINISTÈRE ET LA QUESTION EXTÉRIEURE.

 

 

(11 août-2 novembre 1830).

 

I. Le ministère du 11 août. Le péril extérieur, suite de la révolution. La Sainte-Alliance, dissoute à la fin de la Restauration, se reforme à la nouvelle des événements de Juillet. Attitude belliqueuse des révolutionnaires français. Leurs illusions. La guerre eût été un désastre. Sagesse et décision pacifiques de Louis-Philippe. — II. La monarchie nouvelle cherche à se faire reconnaître. Façon dont elle se présente à l'Europe. L'Angleterre consent à la reconnaissance. Disposition du Czar Nicolas, de M. de Metternich et du roi Frédéric Guillaume III. L'Autriche et la Prusse se décident à la reconnaissance. Dans quelles conditions le Czar et les autres puissances suivent l'exemple donné. — III. Révolution belge. Intérêts contraires de la France et des puissances continentales. Péril de guerre. Comment l'éviter, sans sacrifier l'intérêt français ? Le principe de non-intervention, l'entente avec l'Angleterre et la solution remise à la conférence de Londres. La France, renonçant à toute annexion, se borne à poursuivre l'indépendance et la neutralité de la Belgique. Premiers succès de cette politique. Si l'on ne peut faire davantage, la faute en est à la révolution.

 

I

L'œuvre constitutionnelle est terminée. Si la monarchie y a perdu quelque chose de son autorité et de son prestige, du moins elle occupe la place, et le pays a échappé à l'anarchie républicaine. Mais tout n'est pas fini. Une nouvelle tâche incombe maintenant aux vainqueurs de Juillet : il leur faut gouverner. Le 11 août, le Moniteur fait connaître la composition du ministère. Il comprend à peu près les mêmes personnages qui, sous le nom de commissaires provisoires ou de conseillers intimes, viennent, pendant quelques jours, de diriger les affaires avec le lieutenant général ; sitôt après la révolution, le nouveau roi n'a pas osé faire un choix entre ceux qui avaient concouru à lui donner sa couronne, écarter les uns pour se confier exclusivement aux autres. M. Dupont, de l'Eure, reçoit le ministère de la Justice ; le comte Mole, les Affaires étrangères ; M. Guizot, l'Intérieur ; le duc de Broglie, l'Instruction publique, les Cultes et la présidence du Conseil d'état ; le baron Louis, les Finances ; le général Gérard, la Guerre ; le général Sébastiani, la Marine ; MM. Laffitte, Casimir Périer, Dupin et Bignon sont ministres sans portefeuille.

Il suffit de lire ces noms pour se convaincre que le ministère n'a rien de l'homogénéité qui était regardée jusqu'alors comme la condition première de tout cabinet. Jamais on n'a vu réunies des opinions plus opposées, des natures plus disparates et plus inconciliables. Impossible, par suite, d'avoir un président du conseil ; le Roi s'en réserve à dessein les fonctions. Quant aux quatre ministres sans portefeuille, leur situation est si peu définie, que deux d'entre eux, M. Périer d'abord, M. Laffitte ensuite, cumulent, avec leur titre de ministres, les fonctions de président de la Chambre. Enfin, dans le jeu de la responsabilité ministérielle, quelle peut-être la place de cette connétablie civile et militaire dont continue à être investi La Fayette, en sa qualité de commandant général des gardes nationales : autorité supérieure à celle des ministres, rivale de la couronne, conférée par le peuple et seulement confirmée par le gouvernement ? Les plus éclairés des hommes de 1830 ne se font pas illusion sur tant d'incorrections ; mais ils les croient imposées par les circonstances. Cette combinaison étrange n'est à leurs yeux qu'un expédient approprié au désordre du moment. Pendant que Louis-Philippe s'occupait de former le ministère, le duc de Broglie lui disait : Le Roi a trop d'expérience des hommes et des affaires pour se flatter d'installer, au lendemain d'une révolution, un ministère sérieux, solide et durable. La révolution va survivre à la victoire ; l'état révolutionnaire durera plus que sa cause et son prétexte, j'entends par là cet état où tous les esprits sont aux champs, où tout le monde croit toutes choses possibles et tout de suite, où chacun a sa lubie, sa marotte, sa fantaisie à se passer et son inimitié à satisfaire. Tout ministère, quel qu'il soit, s'use vite dans cette mêlée et se compromet bientôt à l'ingrat métier de dire non. M. de Broglie concluait en conseillant au Roi de ne pas se presser de jouer en règle au gouvernement parlementaire[1]. Peut-être avait-il raison ; mais n'est-il pas piquant que le premier effet d'une révolution faite pour maintenir le gouvernement parlementaire, soit, comme toujours, de le fausser et d'en suspendre momentanément l'application ?

Avant toute autre, une question s'imposait alors, redoutable et pressante, sur laquelle on n'avait pas, pour ainsi dire, le temps d'hésiter ni de se tromper, où des erreurs, si courtes fussent-elles, où de simples retards eussent pu devenir mortels pour la France elle-même : c'était la question étrangère. Impossible de renvoyer au lendemain la décision à prendre, de laisser les événements dégager la solution, d'attendre que la réaction naquît de l'excès du mal. Dès le premier jour, le nouveau gouvernement était obligé de prendre parti et d'agir.

Pour qui réfléchissait, le péril extérieur était la suite prévue de la révolution. Au plus vif de la lutte contre le ministère Polignac, le Journal des Débats, qui appartenait à l'opposition, avait adressé à ses alliés de gauche ce grave avertissement : Une révolution replacerait la France dans la situation où elle s'était trouvée pendant les Cent-Jours. Quand, le 30 juillet 1830, M. Thiers s'était rendu à Neuilly, pour obtenir le concours du duc d'Orléans, quelle avait été la principale, l'unique objection de madame Adélaïde, dont l'affection fraternelle était cependant si hardiment ambitieuse ? Elle avait exprimé la crainte que ce changement ne mît de nouveau la France en face d'une coalition européenne ; il n'avait pas fallu moins que toutes les ressources de M. Thiers, aidées encore par les secrètes complaisances de la princesse, pour déterminer celle-ci à passer outre.

Nul n'ignore comment la coalition des divers États de l'Europe contre la France révolutionnaire et conquérante, plusieurs fois ébauchée depuis 1792, avait été définitivement scellée, en 1814, par le traité de Chaumont. Le gouvernement de la Restauration était déjà parvenu à dissoudre cette coalition au congrès de Vienne, quand la criminelle folie des Cent-Jours la reforma, plus étroite et plus irritée que jamais. Et cependant, même après Waterloo, dans ces traités de 1815, alors si détestés, regrettés aujourd'hui, à côté des sacrifices rendus nécessaires par l'étendue de notre défaite et aussi par l'abus de nos victoires, que de pertes évitées, grâce au crédit de la royauté légitime ! Les plus avides et les plus haineux de nos vainqueurs, les Prussiens, se voyaient, à leur grande colère, déçus dans leurs rêves de spoliation. La constitution nouvelle de l'Europe centrale nous apportait des garanties inattendues, et, à considérer notamment l'organisation de la Confédération germanique, on pouvait croire que la victoire avait surtout été remportée contre cette Allemagne unitaire, dont les ambitions redoutables, éveillées en 1813, un moment sur le point d'être réalisées, se trouvaient ainsi ajournées à un demi-siècle[2]. Le gouvernement de Louis XVIII sut tirer parti de cette situation, avec une dignité patriotique et une heureuse habileté qui ne sauraient être trop louées. Bientôt le duc de Richelieu obtenait, de l'estime et de la confiance de l'Europe, la libération anticipée du territoire. Quelques années plus tard, la guerre d'Espagne montrait à ceux qui en doutaient au dehors et même au dedans que la France avait retrouvé une armée. Dès lors, au lieu d'être des vaincus et des suspects, en face d'adversaires unis par le ressentiment et l'inquiétude, nous avions repris notre place au milieu des puissances de nouveau divisées. A partir de 1826, a écrit plus tard M. de Metternich[3], la Sainte-Alliance ne fut plus, à vrai dire, qu'un vain mot. Libres de choisir nos alliances entre des propositions diverses, nous n'étions à la merci de personne. Les autres monarchies avaient pris plus ou moins philosophiquement leur parti de voir la maison de France suivre au dehors sa politique traditionnelle, politique qui tendait sans doute à développer notre influence, et même à reculer nos frontières, mais qui du moins ne révolutionnait pas tout l'ordre européen, et ne menaçait pas les principes mêmes sur lesquels reposaient l'équilibre des puissances et leur organisation intérieure. Il nous était donc permis de songer sans témérité à un agrandissement territorial. La Russie, alors en froid avec l'Autriche, nous y engageait[4]. Ce n'eût pas été vers le Rhin : de ce côté, nous nous serions heurtés à l'intérêt contraire de la Prusse, qui devait être associée à notre plan et sans laquelle rien n'était possible ; mais le même obstacle n'eût pas empêché l'annexion de la Belgique catholique et libérale, impatiente du joug hollandais, et non encore préparée à se déclarer indépendante. Une occasion s'était présentée, en 1828 et 1829, lors de la guerre de la Russie contre la Turquie : si nos crises intérieures ne nous avaient pas permis d'en profiter, le fond des choses demeurait, et cette occasion devait revenir tôt ou tard. M. de Polignac en avait l'instinct ; dans ses rêves de remaniement européen, pastiche peu sérieux du grand dessein de Henri IV, il avait une intuition plus ou moins confuse des entreprises qu'un homme d'État français eût pu alors tenter au dehors. Situation incomparable que, depuis cette époque, notre pays n'a plus connue, sauf peut-être en 1856, après la guerre de Crimée !

Du jour au lendemain, avec la révolution de 1830, tous ces avantages disparaissent ; à la place, renaissent, chez les puissances, les ressentiments et les défiances que la Restauration avait travaillé et réussi à effacer[5]. Faut-il en être surpris ? Si les petites insurrections de 1820, en Italie ou en Espagne, avaient suffi pour ranimer la Sainte-Alliance, que ne doit-on pas attendre d'une révolution bien autrement profonde, menaçante, et dont la force contagieuse se révèle, dès le premier jour, sur tous les points de l'Europe, par tant de tressaillements et de contre-coups[6] ? Gouvernements et peuples interprètent les événements de Paris comme une reprise du mouvement révolutionnaire et conquérant, arrêté en 1815 par la coalition. Aussitôt on voit les puissances continentales se concerter et se préparer. La Russie, qui depuis plusieurs années s'était éloignée de l'Autriche, se rapproche d'elle. Le 27 juillet, à l'heure même où la révolution commençait à Paris, M. de Metternich, qui n'en savait encore rien, s'était rencontré à Carlsbad avec son ami le comte de Nesselrode, ministre des affaires étrangères de Russie ; il ne l'avait pas vu depuis 1823. Le chancelier d'Autriche avait saisi cette occasion de récriminer contre la conduite du gouvernement de Saint-Pétersbourg, de se plaindre qu'il n'y eût plus, même en apparence, le moindre point de contact, en ce qui concerne l'attitude respective des deux cours. Récriminations et plaintes n'avaient eu aucun succès[7]. Peu de jours après, arrive la nouvelle des événements de Paris. M. de Metternich retourne aussitôt, le 6 août, auprès du ministre russe, qu'il trouve tout changé et disposé à entrer dans ses vues[8]. Il en profite pour fixer sur un morceau de papier les bases de l'entente à rétablir entre les grandes puissances, et les précautions à prendre en commun contre la France. Cette ébauche de convention, à laquelle la Prusse adhéra quelques jours après, devait s'appeler, dans le monde diplomatique, le chiffon de Carlsbad[9]. Au premier moment, presque tous les hommes d'Etat étrangers, qu'ils désirent ou redoutent la guerre, la croient inévitable. Telle est, en Allemagne surtout, la préoccupation universelle. Bunsen et son ami le prince royal de Prusse échangent leurs sombres prévisions ; Niebuhr ressent une telle émotion que sa fin en est hâtée[10]. Aussi, deux ans plus tard, le danger passé, M. Guizot confessera-t-il, à la tribune de la Chambre, que la révolution de Juillet avait paru d'abord confirmer le fait redoutable de la Sainte-Alliance, resserrer tous les liens de la coalition européenne contre la France, et le duc de Broglie, ayant occasion, en 1835, de rappeler les événements de 1830, écrira à M. Bresson : L'effroi avait coalisé tous les cabinets... la ligue s'était formée tacitement, involontairement, spontanément, dès le premier jour, par le seul fait de l'identité des intérêts et de la communauté des appréhensions[11].

En face de l'Europe déjà si alarmée et si menaçante, quand, à la seule nouvelle de la révolution, la coalition se reforme, rassemble ses armées et tire à demi son épée du fourreau, que font en France les hommes du mouvement, ceux qui ont alors le verbe le plus haut et prétendent avoir seuls qualité pour parler au nom du régime nouveau ? Ils choisissent ce moment pour crier bien fort que le soulèvement de 1830 est en effet dirigé contre les traités de 1815 autant que contre les ordonnances de Juillet, que le drapeau tricolore signifie avant tout revanche de Waterloo, et qu'il y a connexité, en quelque sorte synonymie, entre révolution au dedans et guerre au dehors. Chaque peuple leur apparaît comme un esclave qu'il est de leur devoir d'aller délivrer. Dans l'entrevue que Godefroy Cavaignac et ses amis ont avec le duc d'Orléans, le soir du 31 juillet, quel est le premier mot de celui qui parle en leur nom, de M. Boinvilliers ? En supposant que vous deveniez roi, dit-il au prince, quelle est votre opinion sur les traités de 1815 ? Ce n'est pas une révolution libérale, prenez-y garde, que celle qui s'est faite dans la rue, c'est une révolution nationale. La vue du drapeau tricolore, voilà ce qui a soulevé le peuple, et il serait certainement plus facile de pousser Paris vers le Rhin que sur Saint-Cloud. Peu de jours après, M. Duvergier de Hauranne rencontrait, dans l'antichambre de M. Guizot, un des rédacteurs du National, M. Viardot. — Que venez-vous demander, lui dit-il, une préfecture ?Non, je ne viens rien demander ; je viens offrir. — Offrir, quoi donc ?La couronne d'Espagne au duc de Nemours. — Et de quelle part ?De la part de l'Espagne, représentée par les réfugiés espagnols[12]. C'est encore M. Guizot qui, à la même époque, recevait d'un des agitateurs ce programme impérieusement formulé : Qu'on marche hardiment vers le Rhin ; qu'on y porte la frontière et qu'on y continue la guerre par le mouvement national ; qu'on l'entretienne par ce qui l'a provoqué. Ce sera parler à l'Europe, l'avertir, l'entraîner. Ces folies provocantes se débitaient ouvertement dans la presse ou dans le parlement, sans souci de l'effet détestable qu'elles produisaient au dehors. Un an plus tard, M. Thiers, rappelant ces imprudences, écrivait : Les puissances ne nous aimaient pas, car, en vérité, il faut le dire, nous n'avons pas débuté avec elles de façon à nous faire aimer ; le langage de nos journaux et de noire tribune n'était pas de nature à nous les concilier[13].

Sur ce point, comme sur tant d'autres, les hommes de gauche subissaient les conséquences des fautes qu'ils avaient commises dans l'opposition, avant 1830. La question étrangère avait tenu alors une grande place dans leurs polémiques. Ils s'étaient piqués de pousser à l'extrême les susceptibilités et les exigences nationales, plus jaloux encore de se dire patriotes que de se proclamer libéraux. Nul n'avait ressenti ou feint de ressentir plus douloureusement les humiliations de 1814 et de 1815 ; nul n'avait eu plus présente cette amertume de la défaite, que ravivaient sans cesse les souvenirs soigneusement entretenus de la légende impériale et révolutionnaire ; nul n'avait davantage parlé de revanche et soupiré plus passionnément après le jour où la France sortirait du sépulcre de Waterloo, où elle déchirerait le linceul du drapeau blanc, où elle romprait cette paix honteuse que le général Lamarque avait appelée une halte dans la boue, et où elle retrouverait ses frontières[14]. Toute cette émotion, sincère ou calculée, s'était tournée en haine implacable contre le gouvernement que les patriotes prétendaient avoir été rétabli et imposé par l'étranger, et dont, à les entendre, la complicité perfide ou lâche nous avait seule condamnés à subir la honte des traités de 1815. Dès lors, le jour où ils renversaient ce gouvernement et où ils s'emparaient du pouvoir, n'étaient-ils pas tenus à faire passer dans la réalité toutes ces déclamations d'opposition, à prendre la revanche dont ils avaient tant parlé, à effacer l'humiliation proclamée naguère si intolérable ? Comment comprendre et surtout avouer que le premier résultat de la chute des Bourbons était de rendre au dehors l'humiliation plus réelle et la revanche impossible ?

D'ailleurs, le coup de théâtre de la révolution de 1830 avait réveillé en France ce besoin d'événements soudains, immenses, extraordinaires, sorte de maladie morale dont l'origine remontait à la république et à l'empire. Le sens exact des difficultés se perdait dans le trouble et l'ivresse de ces journées. Plus d'un combattant de Juillet se figurait volontiers que, sur les barricades, il avait vaincu l'Europe en même temps que les soldats de Charles X. Trois jours, disait-on, avaient suffi pour donner une secousse dont tout le vieux monde s'était ressenti : encore un effort, et il s'écroulerait. On voyait déjà la nation sortant par toutes ses frontières, envahissant les pays voisins, au chant de la Marseillaise, et aussitôt, comme par enchantement, l'Europe-peuple tendant les mains à son libérateur pour devenir son camarade de combat[15]. Ne se flattait-on pas que cette Europe-peuple pleurait le temps où elle avait été soumise à notre administration républicaine ou impériale ? Des résistances possibles, nul souci. Il était de langage courant, chez tous les déclamateurs de presse et de tribune, qu'on pouvait mettre en ligne quinze cent mille gardes nationaux, que des armées improvisées de patriotes auraient facilement raison des hordes prétoriennes, que l'énergie d'un gouvernement révolutionnaire était invincible, et que notre pays, à lui seul, était capable de tenir tête au inonde, du moment où il ne serait plus trahi, comme en 1814 et en 1815 ! Étrange état d'esprit, où se mêlaient la légende des volontaires de 92, les ressentiments du grognard de 1815 et la gloriole du garde national de 1830[16].

La vérité était qu'alors, par l'effet même de la révolution, la France était moins que jamais en état de faire la guerre. Le trésor était vide, le crédit national gravement atteint ; les impôts, qui rentraient mal, ne suffisaient pas aux dépenses courantes[17]. De l'armée peu considérable entretenue par la Restauration, la meilleure part, en hommes et matériel, était absorbée par l'occupation de la Morée et surtout par l'expédition d'Alger : le reste était affaibli par le changement en masse de presque tous les généraux et même des colonels, diminué par les très-nombreuses démissions d'officiers, par le licenciement de la garde royale et des régiments suisses[18]. D'après le général Bugeaud, on n'aurait pas pu mettre en ligne quarante mille hommes[19]. Savez-vous combien nous avions de troupes en 1830 ? disait, deux ans plus tard, Louis-Philippe, dans une conversation avec MM. Odilon Barrot, Arago et Laffitte ; nous avions alors soixante-dix-huit mille hommes, en comptant l'armée d'Alger ; soixante-dix-huit mille hommes, pas davantage[20]. La révolution avait porté à la consistance morale de cette armée si réduite, une atteinte bien plus grave encore, en sollicitant sa défection, en punissant sa fidélité, en l'humiliant devant les triomphateurs des barricades, en la traitant comme une vaincue et une suspecte, en encourageant les inférieurs à dénoncer leurs chefs, en fomentant dans les régiments l'esprit d'indiscipline et de révolte[21]. On avait vu les soldats élire eux-mêmes des officiers en remplacement des démissionnaires, et le ministre de la guerre avait été assez faible pour ratifier ces choix. En un mot, au lendemain des journées de Juillet, la France n'avait plus ni finances ni armée.

Quant à l'explosion révolutionnaire sur laquelle les patriotes paraissaient compter pour suppléer à tout, elle se fût certainement produite, mais notre pays eût été le premier à en subir les conséquences. Tout aurait été de nouveau bouleversé, perverti, ensanglanté, dans cette malheureuse France, sans même qu'elle y gagnât quelque chose de cette énergie sauvage qui animait contre l'étranger les hommes de 1792. En 1830, les cris de guerre, si bruyants qu'ils fussent, n'étaient qu'un tapage superficiel et restreint. On l'eût bien vu, s'il avait fallu passer des phrases aux actes. A mesure qu'elle s'enrichissait, la nation était plus pacifique, moins portée aux chimères généreuses. Ce paysan devenu propriétaire par le morcellement des héritages, cet artisan devenu capitaliste grâce au développement du commerce et de l'industrie, on n'aurait pas pu, suivant la fine observation du prince Albert de Broglie, les décider à partir de nouveau, pieds nus et le sac au dos, pour faire le tour du monde. C'était folie de jeunesse qui ne convenait plus à leur situation et à leur âge ! Vainement leur eût-on réédité toutes les déclamations du patriotisme révolutionnaire, ils se seraient reculés d'un air froid, répondant, avec le bon sens et le langage un peu cru, ordinaires aux honnêtes gens qui ont fait fortune : Chacun pour soi, chacun chez soi.

Est-il besoin de dire que les patriotes de gauche ne se faisaient pas moins illusion sur l'état des esprits hors de nos frontières ? Les peuples, plus sensibles à nos menaces de conquête qu'à nos promesses d'affranchissement, eussent secondé leurs gouvernements avec la même passion qu'autrefois ; surtout en Allemagne, où fermentaient encore, à l'insu de notre frivolité bienveillante, les vieilles haines de 1813. Il fallait cette ignorance présomptueuse, habituelle au journaliste parisien dans les questions étrangères, pour compter, comme le National, la sympathie secrète ou avouée de l'Allemagne parmi les forces sur lesquelles pouvait s'appuyer la France révolutionnaire[22]. Tout belliqueux qu'il fût alors, M. Quinet était plus clairvoyant, quand il montrait, derrière les agitations populaires d'outre-Rhin, les rancunes et les appétits qui voulaient consommer le meurtre du vieux royaume de France[23].

Il était donc bien vrai que, suivant la parole de M. Casimir Périer, nous aurions retrouvé les peuples et les gouvernements d'accord pour repousser, en 1830, ainsi qu'en 1813, la propagande comme la conquête. Dès lors, n'était-ce pas sûrement, pour la France, la défaite au dehors venant se joindre à la révolution du dedans ? Ce n'est pas à la génération actuelle qu'il est besoin de rappeler ce que peuvent coûter à notre pays de pareilles coïncidences. Quelques mois plus tard, le plus vigoureux de nos officiers généraux écrivait, en parlant des imprudents bavards qui avaient tout fait pour nous brouiller avec les puissances : Qu'ils rendent grâce au gouvernement de ne les avoir pas écoutés ; à l'heure qu'il est, ils ne bavarderaient plus : les armées d'Allemagne seraient à Paris ; on n'arrête pas quatre ou cinq cent mille hommes de bonnes troupes avec des rassemblements tumultueux ; plus ceux-ci sont nombreux, et mieux ils sont battus[24].

Rarement la nation avait couru un si grand danger. Que, dans le trouble et l'exaltation de ces premiers jours, le gouvernement se laissât aller un moment à l'éblouissement du drapeau tricolore, à l'étourdissement de la Marseillaise, et tout était perdu. La France éprouva alors de quel avantage il était pour elle de posséder une monarchie, même altérée et diminuée par l'effet d'une révolution encore toute récente. Le ministère, de lui-même, se fût sans doute montré, sur cette question, aussi faible et incohérent que nous le verrons dans la politique intérieure ; et, toutes choses allant à la dérive, la guerre n'eût pu être évitée. Mais le Roi était là. Par bonheur on était tombé sur un prince qui, avec beaucoup des vertus de l'homme privé, possédait à un degré éminent plusieurs des qualités du politique : esprit abondant et fin ; clairvoyance naturelle encore accrue par l'expérience d'une vie souvent difficile et par le maniement des hommes de toute classe ; patiente souplesse ; modération adroite ; courage froid et réfléchi, et, par-dessus tout, cette connaissance de l'Europe, plus naturelle aux personnages de naissance et d'éducation royales qu'aux parvenus des couches démocratiques. Aussi Louis-Philippe avait-il tout de suite discerné l'effroyable péril de la coalition. Il jugea que c'était à lui d'intervenir pour épargner de tels désastres à son pays, et il le fit avec habileté et décision.

Il devait à son éducation un sentiment élevé et profond des maux de la guerre et du bienfait de la paix. Il y apportait même, comme en tout ce qui touchait au respect de la vie humaine, une sorte de sensibilité, qui était la marque du dix-huitième siècle, et rappelait parfois l'élève de madame de Genlis[25]. Cette prédilection pour la paix, née dans les illusions philanthropiques de sa jeunesse, n'avait pu qu'être confirmée encore par la prudence un peu désabusée et sceptique de sa vieillesse. Froidement courageux en ce qui le touchait personnellement, ce prince était, comme chef d'Etat, moins sujet que personne à la tentation des aventures téméraires et des folies héroïques. Quelques-uns l'ont accusé, à ce propos, d'être trop timide et terre à terre. Par une contradiction étrange, les mêmes qui voulaient à l'intérieur un roi bourgeois, se plaignaient de n'avoir pas au dehors un roi chevalier. Quoi qu'il en fût, il était alors plus difficile de résister que de céder au mouvement belliqueux ; il fallait plus de courage et de hardiesse à une monarchie encore mal assise, pour se mettre en travers des préjugés et des entraînements du patriotisme égaré, que pour jouer son va-tout sur les champs de bataille. Aussi ne peut-on trop louer Louis-Philippe de sa décision pacifique, au milieu de la France agitée et en face de l'Europe inquiète. Il était encore lieutenant général, qu'ouvrant, le 3 août, la session des Chambres, il formulait ainsi le programme extérieur du nouveau gouvernement : La France montrera à l'Europe qu'uniquement occupée de sa prospérité intérieure, elle chérit la paix aussi bien que les libertés, et ne veut que le bonheur et le repos de ses voisins.

 

II

Une première tâche s'imposait tout d'abord à la diplomatie du gouvernement de 1830 : celui-ci, suivant l'expression d'un de ses amis, ne pouvait pas rester au cœur de l'Europe comme une aventure à la Mazaniello ; il devait se faire agréer et reconnaître par les autres puissances. Aussi, dès le début, s'efforça-t-il de les y disposer par les assurances les plus pacifiques. Avec quel soin, répudiant les préjugés qui régnaient autour de lui, il tâchait de dissimuler au dehors cette face populaire qu'il se croyait obligé de montrer au dedans ! Ce qui s'appelait une heureuse et glorieuse révolution dans les proclamations destinées aux Français, devenait, dans les lettres aux souverains étrangers, une catastrophe qu'on aurait voulu prévenir[26]. La nouvelle monarchie se présentait à l'Europe, moins comme le produit et le complément que comme le frein et le correctif de cette révolution, comme une garantie contre les périls qui pouvaient en résulter ; ce qui faisait dire au National, fort irrité : On ne notifie pas aux cabinets étrangers l'avènement de Louis-Philippe, mais on se met à genoux devant eux, et on leur demande grâce pour la liberté grande que la France a prise de renvoyer ses princes légitimes. A l'heure où il était réduit à subir, dans son palais, une garde composée d'ouvriers en carmagnole, à chanter la Marseillaise sur son balcon, à embrasser La Fayette et à prendre M. Dupont de l'Eure pour garde des sceaux, le Roi se préoccupait, à l'extérieur, de donner des gages de bonne tenue, de faire figure de gouvernement bien né ; il confiait la direction des affaires étrangères à un homme de grand nom, ancien ministre de la Restauration, nullement engagé dans le mouvement démocratique, au comte Mole ; par une initiative toute personnelle[27] et plus significative encore, il envoyait comme ambassadeur à Londres le prince de Talleyrand, ce personnage étrange, ce grand seigneur et cet évêque d'ancien régime qui, après avoir successivement joué les premiers rôles de la révolution, de l'empire et de la Restauration, venait, à soixante-seize ans, présenter à l'Europe la monarchie qu'il avait contribué à faire sortir d'une insurrection victorieuse. Charger ainsi l'ancien plénipotentiaire de Louis XVIII au congrès de Vienne de personnifier en quelque sorte le gouvernement de 1830 auprès des chancelleries d'Europe, n'était pas sans quelque hardiesse, au moment où les esprits étaient si montés contre les traités de 1815. Certains ministres n'acceptèrent ce choix qu'avec peine : C'était beaucoup, dit le duc de Broglie[28], pour la fatuité populaire de M. Laffitte, pour la rusticité gourmée de M. Dupont de l'Eure, pour les souliers ferrés de M. Dupin, beaucoup pour la plèbe arrogante et vulgaire qui croyait disposer de nous et n'avait pas tout à fait tort. Ces mécontents pouvaient d'ailleurs facilement s'apercevoir que l'autorité de l'ambassadeur était bien supérieure à son titre ; que, depuis le premier jour, il dirigeait en réalité toute la diplomatie du nouveau règne, et que si on l'avait envoyé à Londres au lieu de le mettre au ministère des Affaires étrangères, c'était seulement pour qu'il ne fût pas à portée de certaines attaques. M. Molé lui-même ne se voyait pas sans quelque ombrage un collaborateur si considérable et si indépendant. Mais le Roi, par sa fermeté adroite, triompha de toutes les préventions, et le bon effet produit en Europe par ce choix, notamment la satisfaction des papiers anglais qu'il lisait plus attentivement que les journaux de Paris, lui prouvèrent qu'il ne s'était pas trompé. Il importait d'autant plus de contenter l'Angleterre, qu'alors son attitude était de nature à diminuer les difficultés que rencontrait la reconnaissance du gouvernement français en Europe. Sans doute, le ministère tory avait été, au premier moment, quelque peu offusqué des événements de Paris : le duc de Wellington, interrogé sur le parti qu'il prendrait : D'abord un long silence, avait-il répondu ; puis nous nous concerterons avec nos alliés pour parler. Mais la révolution était applaudie par l'opinion populaire de Londres et des grandes villes : l'éloge des vainqueurs de Juillet était à l'ordre du jour dans les meetings ; la Revue d'Edimbourg, organe des whigs, publiait un article enthousiaste où elle proclamait que la liberté anglaise avait triomphé sur le champ de bataille de Paris. Le cabinet, ébranlé par le mouvement de la réforme parlementaire, était obligé de tenir compte de ces dispositions de l'esprit public. De plus, si le renversement de Charles X blessait les tories dans leurs principes, il flattait les ressentiments qu'avait éveillés chez eux la politique extérieure de la Restauration. L'Angleterre ne s'était-elle pas sentie naguère menacée d'isolement, par le rapprochement de la France avec les puissances continentales ? N'avait-elle pas été surtout indisposée et effrayée par les projets d'alliance franco-russe ? Tout récemment, l'expédition d'Alger ne venait-elle pas de raviver ces vieilles jalousies britanniques que déjà, plusieurs années auparavant, la guerre d'Espagne avait irritées ? Les hommes d'Etat d'outre-Manche en voulaient même particulièrement à M. de Polignac, sur lequel, pendant son ambassade à Londres, ils s'étaient imaginé avoir mis la main. La révolution, si déplaisante qu'elle leur parût à d'autres égards, leur offrait donc cette compensation qu'elle frappait un gouvernement dont ils croyaient avoir à se plaindre, et qu'elle empêchait la France de reprendre, au moins avant longtemps, la politique qui les avait inquiétés. Par ces raisons, le cabinet anglais, sans se séparer de la Sainte-Alliance, tacitement et spontanément reformée[29], se trouvait préparé à accueillir les ouvertures qui lui étaient faites de Paris, et à donner aux autres puissances le signal de reconnaître Louis-Philippe. Le duc de Wellington constatait sans doute que la révolution de Juillet était une violation des traités de Vienne et ouvrait un casus fœderis, mais il ajoutait que Charles X s'était exposé à son malheur, et que ce serait une folie de prendre les armes pour le remettre sur le trône[30]. Dès le 20 août, lord Aberdeen avertissait M. de Metternich qu'il garderait la neutralité aussi longtemps que le nouveau gouvernement serait sage[31]. Le langage tenu alors à la France par le ministère anglais pouvait se résumer ainsi : Nous ne vous aimons pas, cependant nous ne vous ferons pas la guerre ; nous vous reconnaîtrons, mais nous vous observerons[32]. Le 31 août, l'ambassadeur britannique, lord Stuart de Rothsau, remettait ses lettres de créance, et, le 20 septembre, M. de Talleyrand pouvait s'embarquer pour Londres.

Les dispositions étaient moins favorables chez les trois grandes puissances continentales. Aucune d'elles ne voulut répondre à la demande de reconnaissance sans s'être concertée avec les deux autres, marquant ainsi que la Sainte-Alliance s'était reconstituée en face de la France, redevenue suspecte. Le czar Nicolas tenait alors une place considérable en Europe. Offensé dans le rôle qu'il s'était attribué de protecteur suprême des principes d'autorité et de légitimité, blessé dans son attachement personnel à la branche aînée des Bourbons, troublé dans les calculs d'une politique qui avait cru pouvoir compter sur l'alliance française, tout était de nature à lui faire considérer avec un ressentiment indigné la révolution de Juillet, avec une dédaigneuse animosité la royauté bourgeoise et parlementaire qui en était issue. A entendre les premières paroles qu'il avait prononcées, non sans un fracas voulu, on avait pu le croire résolu à ne jamais reconnaître Louis-Philippe et à peser sur ses alliés de Vienne et de Berlin pour qu'ils imitassent son refus. Un moment même, il parut sur le point de donner le signal d'une sorte de croisade contre la France. Mais, dans les cours d'Autriche et de Prusse, avec les mêmes principes et les mêmes répugnances, il y avait plus de prudence et moins de passion.

M. de Metternich, qui depuis longues années gouvernait l'Autriche, ou du moins la diplomatie autrichienne, était aussi dévoué que Nicolas aux principes de la Sainte-Alliance, plus dévoué même, car avant 1830 il avait souvent eu occasion de reprocher à la Russie ses infidélités, et c'est lui qui, à la nouvelle des événements de Juillet, avait parlé le premier de revenir à l'action commune des puissances continentales. Sa répulsion pour l'esprit de propagande et de conquête, auquel la coalition avait voulu faire obstacle, était celle d'un témoin épouvanté de la révolution française et d'un vaincu de Napoléon ; de cette répulsion, il s'était fait un dogme absolu : c'était sa raison d'être. Il avait trouvé la Restauration trop libérale[33], à plus forte raison la monarchie de Juillet ; il ressentait d'ailleurs pour nos gouvernements improvisés et précaires, pour leurs agents, parvenus éphémères d'une politique si mobile, la méfiance et le dédain d'un ministre qui comptait déjà plus de vingt années de pouvoir continu[34]. Mettant son amour-propre à ne pas être dupe de ce qu'il appelait les sophismes démocratiques et les chimères libérales, d'une confiance en soi qui allait jusqu'à la naïveté[35], se plaisant à afficher, avec une sérénité supérieure aux entraînements du jour, le goût de l'immobilité, il prenait volontiers le rôle d'une sorte de Cassandre, chargée de dénoncer aux gouvernements les progrès de la révolution. Assez découragé, du reste, au fond, sur le résultat dernier de la lutte qu'il avait ainsi entreprise. Ma pensée la plus secrète, disait-il à M. de Nesselrode, le 1er septembre 1830, est que la vieille Europe est au commencement de la fin. Décidé à périr avec elle, je saurai faire mon devoir, et ce mot n'est pas seulement le mien, c'est également celui de l'Empereur. La nouvelle Europe n'est, d'un autre côté, pas encore à son commencement : entre la fin et le commencement, se trouvera un chaos[36]. C'est le sentiment du péril que cette révolution faisait courir à l'Europe et en particulier à l'édifice, par certains côtés, fragile et mal lié, de la monarchie autrichienne, qui lui faisait tant désirer, malgré des divergences politiques, une union étroite avec la Russie. Toutefois, s'il avait une haute idée des forces du Czar, il se méfiait de ses incartades ; et s'il était décidé à ne jamais, se séparer de lui, il ne renonçait pas à le contenir. Esprit sagace, bien que souvent un peu fermé, devenu supérieur par la longue pratique des grandes affaires de l'Europe ; beaucoup moins absolu dans sa conduite que dans ses programmes ; ne se refusant pas, en dépit de ses thèses orgueilleuses, à démêler ce qui était possible ; ayant vu passer trop d'hommes et trop d'événements pour être facilement effaré, se piquant d'assister à tout avec un sang-froid et même une impassibilité qui en imposaient et n'étaient pas la moindre raison de son prestige ; mettant parfois une sorte de coquetterie à démentir la réputation qu'on lui faisait, à faire montre d'un esprit calme, impartial et libre, plein de bonne grâce, et à paraître capable de comprendre, d'admettre, s'il était nécessaire, les changements qu'il regrettait[37] ; par-dessus tout, prudent, timide même, volontiers temporisateur quand il fallait agir, M. de Metternich n'était pas disposé à se jeter tête baissée et les yeux fermés dans l'aventure où voulait l'entraîner la colère du Czar. D'ailleurs, cette révolution de 1830, qui répugnait à ses principes, aidait du moins par un côté sa politique. Plus peut-être encore que le gouvernement anglais, il avait redouté, sous la Restauration, l'alliance franco-russe. Les journées de Juillet l'avaient sur ce point pleinement rassuré. De là, avec beaucoup de méfiance et quelque dédain, une sorte de complaisance pour cette monarchie nouvelle qu'un abîme séparait de la Russie, qui était contrainte à ménager l'Autriche, et dont la seule apparition avait raffermi entre Saint-Pétersbourg et Vienne l'alliance de 1813, naguère en péril.

Le vieux roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III, était, lui aussi, attaché aux principes de la monarchie absolue et aux traditions de la Sainte-Alliance ; il ne refusait jamais son concours à M. de Metternich, quand il s'agissait de conjurer, en Allemagne et au dehors, l'esprit subversif de nouveautés[38]. N'est-ce pas lui qui devait par son testament recommander à son successeur de ne jamais rompre avec le Czar ou avec l'empereur d'Autriche ? Mais, sensé, honnête, répugnant aux violences, las des longues et rudes épreuves de sa vie, après avoir connu Iéna et Waterloo, après avoir vu Napoléon à Berlin et s'être vu lui-même à Paris, il désirait surtout le repos. Il n'écoutait pas les hobereaux ou les officiers qui brûlaient de reprendre la croisade de 1813, et il se sentait plus porté à suivre les conseils de modération que lui donnaient les hommes éminents de la Prusse, Niebuhr, Stein et Humboldt. Aussi est-ce peut-être sur ce point du continent que la monarchie de Juillet rencontra alors les dispositions les moins hostiles.

Les gouvernements d'Autriche et de Prusse empêchèrent tout d'abord que rien ne fût brusqué. C'était beaucoup pour le maintien de la paix. Ce répit permit à Louis-Philippe d'atténuer les préventions dont il était l'objet. Ses protestations si nettement pacifiques et conservatrices, celles que faisaient ses envoyés, ne pouvaient pas ne pas produire quelque impression sur les cours de Vienne et de Berlin[39]. L'inquiétude n'y disparaissait pas complètement : M. de Metternich et Frédéric-Guillaume III doutaient, sinon de la sincérité du Roi, du moins de sa force ; mais, pour le moment, ils lui tenaient compte de ses bonnes intentions ; et tout en déclarant bien haut que la moindre prétention de toucher aux traités de 1815, que la moindre tentative de propagande révolutionnaire amèneraient aussitôt la guerre, ils ne se refusèrent pas à suivre l'exemple de l'Angleterre et à reconnaître la monarchie nouvelle[40]. Ils le firent en termes a peu près identiques, et presque simultanément. A cette occasion, M. de Metternich exposa très-nettement à l'envoyé du roi des Français, le général Belliard, les sentiments dans lesquels son gouvernement consentait à faire cette reconnaissance. L'Empereur, disait-il, abhorrait ce qui venait de se passer en France ; les épithètes de fausse et de périlleuse ne lui paraissaient caractériser qu'imparfaitement la situation de la monarchie nouvelle ; il estimait que l'ordre de choses actuel ne pouvait pas durer ; mais, en même temps, il comptait que l'instinct de conservation amènerait le Roi et ses ministres à se placer sur une ligne d'action qui leur deviendrait commune avec tous les gouvernements de l'Europe. — C'est cette conviction, ajoutait le chancelier, qui, aux yeux de l'Empereur, peut uniquement excuser le parti qu'il vient de prendre. Il est des temps et des circonstances où le bien réel est impossible ; alors la sagesse veut que les gouvernements, comme les hommes, s'attachent à ce qui est le moindre des maux. L'Empereur, en prenant le parti que vous le voyez suivre, a consulté cette règle ; il ne voit, derrière le fantôme d'un gouvernement en France, que l'anarchie la plus caractérisée. Sa Majesté Impériale n'a pas voulu avoir à se reprocher d'avoir favorisé l'anarchie. Que votre gouvernement se soutienne ; qu'il avance sur une ligne pratique, nous ne demandons pas mieux. Ce que nous avons pu faire pour lui, nous l'avons fait ; nous n'avons plus d'autre devoir à remplir envers nous-mêmes et envers l'Europe, que celui de surveiller les écarts auxquels il aurait le malheur, ou de se livrer, ou de se laisser entraîner. Jamais nous ne souffrirons d'empiétements de sa part. Il nous trouvera, nous et l'Europe, partout où il exercerait un système de propagande. Le général Belliard accepta toutes ces déclarations. C'est ainsi, déclara-t-il, que le gouvernement français avait compris, dès le premier jour, l'attitude morale de l'Autriche : Dites-vous bien, ajoutait-il, qu'il ne veut autre chose que se conserver, et que, pour cela, il devra prendre une assiette que, des sa naissance, il n'a pas pu avoir. Il triomphera des obstacles, car il les connaît... Fiez-vous à nos efforts, ils seront tous dirigés contre l'anarchie. Nous ne la voulons pas pour nous, et tout aussi peu dans d'autres pays ; cette anarchie nous écraserait, en nous livrant à la merci de nos ennemis de l'intérieur. — Je ne doute pas de la volonté de votre gouvernement, répliqua M. de Metternich ; je doute de ses facultés[41]. Aussi, au moment même où l'Empereur reconnaissait Louis-Philippe, le chancelier d'Autriche multipliait ses démarches pour affermir et resserrer, entre les trois puissances continentales, l'alliance de 1813, pour établir leur solidarité dans les précautions à prendre et au besoin dans la lutte à soutenir contre la France, regardée comme le foyer central de tous les maux. C'est ce qu'il fit notamment dans les conférences qu'il eut à Presbourg, au commencement d'octobre, avec le prince Orloff, envoyé extraordinaire du Czar[42].

Devant l'attitude de l'Autriche et de la Prusse, Nicolas, plus superbe dans l'attitude que hardi dans l'action, avait dû renoncer à précipiter les événements. Il se borna à masser des corps d'armée sur la frontière occidentale. Il se résigna même, lui aussi, à reconnaître le gouvernement français : sa seule consolation fut de mettre, dans la forme, beaucoup de mauvaise grâce, de bouderie et même de procédés personnellement blessants pour Louis-Philippe. Mais, à Paris, on n'était ni en goût ni en mesure de se montrer trop susceptible ; on avait l'essentiel : il fallait s'en contenter, sans paraître voir le reste.

L'exemple que donnaient les grandes puissances fut suivi par les autres. Le roi d'Espagne, Ferdinand VII, ayant manifesté un moment quelque mauvaise volonté, le gouvernement français fit mine de laisser le champ libre aux nombreux réfugiés espagnols, alors en France. Le gouvernement de Madrid prit peur et envoya aussitôt sa reconnaissance. A la fin d'octobre, la monarchie de 1830 était acceptée par tous les États. Seul, le duc de Modène se tenait à l'écart ; on pouvait se passer de lui.

 

III

Un premier pas était heureusement franchi : mais la monarchie de Juillet n'était pas, pour cela, délivrée des difficultés et des périls extérieurs. Avant même que la question de la reconnaissance fût vidée, éclatait la révolution belge. Réunie à la Hollande, par les traités de Vienne, pour former le royaume des Pays-Bas, la Belgique supportait impatiemment le gouvernement maladroit et vexatoire de la maison de Nassau. Elle se sentait blessée dans sa liberté religieuse et dans les droits de sa nationalité. Depuis 1828 surtout, l'opposition était devenue plus vive, l'agitation plus menaçante. Les événements de Juillet précipitèrent l'explosion[43]. Le 25 août 1830, Bruxelles donna le signal de l'insurrection, au cri de : Imitons les Parisiens ! La lutte s'étendit dans les provinces. Après quelques semaines, l'armée hollandaise était partout repoussée. Les Belges constituaient un gouvernement provisoire et proclamaient leur indépendance ; quant au roi des Pays-Bas, Guillaume Ier, il ne paraissait plus avoir d'autre ressource que le secours armé de l'Europe, secours auquel, du reste, il croyait avoir droit, en vertu de la garantie réciproque stipulée par les traités de Vienne.

Impossible au gouvernement du roi Louis-Philippe de se désintéresser de ces événements. Ils produisaient une trop vive émotion en France, surtout chez les Parisiens, qui saluaient avec vanité, dans l'insurrection de Bruxelles, l'enfant premier-né de leur propre révolution. D'ailleurs, le royaume des Pays-Bas avait été constitué comme nous en 1815, vaste tête de pont qui tenait libre, pour la coalition, la route de Paris[44] ; du moment qu'il était à demi détruit, nous étions intéressés à ne pas le laisser reformer par une exécution militaire qui amènerait les forces de la Sainte-Alliance sur nos frontières, à quelques journées de marche de notre capitale. Sous le ministère de M. de Polignac, il avait été déjà question, en prévision d'une insurrection belge, de l'intervention d'une armée prussienne, sollicitée par le gouvernement de la Haye : notre envoyé avait reçu ordre d'annoncer notre veto, et résolution avait été prise de faire entrer des troupes françaises en Belgique, le jour même où un soldat prussien y mettrait les pieds[45].

De leur côté, les autres puissances pouvaient-elles, sans inconséquence, sans désaveu de leurs traditions, refuser à Guillaume Ier ce secours qui avait été accordé, quelques années auparavant, dans des circonstances analogues, au roi d'Espagne ou aux petits souverains de la péninsule italienne ? Le congrès de Vienne avait attribué et garanti à la maison de Nassau la possession de la Belgique, comme une compensation de l'abandon fait à l'Angleterre des colonies hollandaises du Cap et de Ceylan. Des liens de famille unissaient le roi des Pays-Bas aux cours de Saint-Pétersbourg, de Berlin et de Londres. Ce n'était pas d'ailleurs au lendemain de la révolution de Juillet que les gouvernements devaient juger moins important et moins urgent de réprimer une insurrection qui était à la fois une brèche considérable aux traités de Vienne, et l'exemple, alors particulièrement dangereux, d'un souverain tenu en échec par un soulèvement populaire. Ne fallait-il pas surtout empêcher que la France, en se déclarant protectrice de cette insurrection, n'encourageât et ne propageât de semblables mouvements ailleurs ? À peine informé des événements de Bruxelles, le czar Nicolas déclarait qu'il y avait lieu d'intervenir par les armes, et offrait soixante mille hommes[46]. Le roi de Prusse, plus calme, n'en paraissait pas moins promettre son concours, si le gouvernement de la Haye ne parvenait pas à réprimer l'insurrection par ses seules forces, et il massait un corps d'armée dans les provinces du Rhin[47]. Quant au gouvernement autrichien, il engageait ses alliés à se concerter pour arrêter les progrès de l'esprit révolutionnaire dans un pays aussi exposé à l'influence du parti dominant en France, et pour ne point affaiblir le système de défense établi au prix de tant de sacrifices entre le Rhin et la mer du Nord ; avant tout, disait-il, il faut détacher et rendre indépendante de l'influence française toute innovation qu'il paraîtrait inévitable de faire[48]. M. de Metternich désirait d'autant plus arrêter ce soulèvement, qu'il en craignait la répétition en Italie : de ce dernier côté était sa principale préoccupation depuis la révolution de Juillet[49].

Les vues étaient si contraires entre la France et les puissances, le conflit éclatait à un moment si critique et si troublé, les passions étaient si excitées d'une part et les méfiances si éveillées de l'autre, que les observateurs les mieux placés crurent alors la guerre imminente. Rien ne semblait pouvoir empêcher le choc violent et sanglant de la vieille politique et de la nouvelle, de la Sainte-Alliance et de la révolution, sur cette terre de Belgique, habituée depuis longtemps à être le champ de bataille de l'Europe. Cette appréhension apparaît dans tous les documents de cette époque, notamment dans les correspondances où l'on s'exprimait à cœur ouvert : Sans voir trop noir dans l'avenir, écrivait de Londres la princesse de Lieven, à la date du 1er octobre, on peut se dire qu'une guerre générale sera la conséquence inévitable de cet état de choses ; et par qui et comment finira-t-elle ? Eviter cette guerre qui nous eût mis en face de la coalition, sans cependant sacrifier l'intérêt français si gravement engagé, c'était un problème singulièrement ardu. Le gouvernement français, affaibli par le désordre, intérieur et par la suspicion extérieure, eût bien voulu n'avoir pas à le résoudre en un pareil moment. Cette affaire lui fit, selon le mot du duc de Broglie, l'effet d'une tuile qui lui tombait sur la tête[50]. Néanmoins, sans perdre un instant, il aborda la difficulté avec un sang-froid et une justesse de vues qu'après bien des péripéties le succès devait couronner.

Tout d'abord, pendant que l'insurrection belge se développait avec un succès chaque jour plus marqué, il importait d'empêcher que quelque puissance étrangère ne vînt rétablir les affaires du roi Guillaume. C'était le point capital, urgent. Notre gouvernement paya d'audace et n'hésita pas à lancer des menaces que, dans l'état de son armée, il eût été alors quelque peu embarrassé d'exécuter. Il s'adressa en premier lieu à la Prusse, qui, en raison même du voisinage, pouvait être la plus tentée d'agir et dont les concentrations de troupes paraissaient inquiétantes. Dès le 31 août, quelques jours seulement après le premier soulèvement de Bruxelles, M. Mole informa courtoisement, mais nettement, M. de Werther, représentant du gouvernement de Berlin à Paris[51], que la France n'avait pas l'intention d'intervenir en faveur des Belges, mais qu'elle ne pouvait admettre l'intervention des autres puissances en faveur des Hollandais ; que cette intervention ferait naître un danger de guerre, et que si les troupes prussiennes franchissaient la frontière belge, les troupes françaises aussitôt en feraient autant de leur côté. Pour justifier cette espèce de veto, le ministre invoqua le principe de non-intervention, et se livra même sur ce point à une sorte de dispute académique[52]. Avait-il beaucoup médité sur le fondement et sur la portée de ce principe ? Avait-il prévu, par exemple, quels embarras pourraient en résulter pour nous en Italie ? Cela n'est pas probable. M. le duc de Broglie, alors collègue de M. Mole, avoue que ce principe avait été proclamé un peu au hasard. Obligé à l'improviste de faire obstacle à l'action des puissances en Belgique, le gouvernement français avait cherché une formule qui eût une tournure de droit des gens, une sorte de décence diplomatique, et qui effarouchât moins l'Europe que toute évocation même voilée de la solidarité révolutionnaire. M. de Werther protesta contre le nouveau principe et le discuta longuement ; mais M. Mole maintint son avertissement, et invita le diplomate prussien à le porter à la connaissance de sa cour. Il ne s'en tint pas à cette première conversation ; un peu après, causant avec l'ambassadeur de Russie, M. Pozzo di Borgo, il déclara que si des insurrections éclataient dans les États voisins, et si d'autres puissances voulaient s'en mêler, elles auraient la guerre avec la France. Quelques semaines plus tard, le Roi, haussant encore le ton, disait au même diplomate russe : Si les Prussiens entrent en Belgique, c'est la guerre ; car nous ne le souffrirons pas[53]. Ce langage était hardi, presque téméraire ; il réussit. Le gouvernement de Berlin fut étonné, irrité ; il se récria ; mais enfin, ses soldats restèrent immobiles, et les Belges purent continuer leur révolution en tête-à-tête avec les seuls Hollandais.

Si la cour de Prusse n'était pas alors de tempérament à affronter seule une guerre avec la France, ne pouvait-on pas craindre que le courage ne lui revînt au cas où elle trouverait d'autres puissances disposées à agir avec elle ? Or, divers symptômes donnaient à penser que cette action collective se préparait. Notre gouvernement avait même été formellement averti. Quand Louis-Philippe avait dit hardiment à l'ambassadeur de Russie que si les Prussiens entraient en Belgique, ce serait la guerre, M. Pozzo, rendant menace pour menace, avait aussitôt répondu que si l'intervention avait lieu, elle serait l'œuvre non de la Prusse seule, mais de toute l'Europe. On ne pouvait pas, d'ailleurs, se dissimuler à Paris que la proclamation du principe de non-intervention contredisait la doctrine tant de fois formulée et appliquée par la Sainte-Alliance, sous la Restauration. Elle devait faire aux cabinets demeurés fidèles aux idées de cette Sainte-Alliance l'effet d'une sorte de défi, de provocation, et ceux-ci pouvaient être tentés de saisir avec empressement la première occasion de revendiquer et d'appliquer leur doctrine, à la face de la France isolée. Pour écarter cet autre danger, il ne suffisait plus à notre gouvernement de mettre la main sur la garde de son épée. Il fallait imaginer autre chose.

M. de Talleyrand eut, en cette circonstance, un rôle décisif. Avec un rare et prompt coup d'œil, il comprit qu'il y avait un seul moyen, mais un moyen sûr, de rendre toute coalition impossible ou du moins impuissante, c'était de se rapprocher de l'Angleterre, de la gagner au principe de non-intervention et de marcher d'accord avec elle dans les affaires belges. Au Roi, aux ministres, aux hommes politiques, il déclara que le nœud de la question était de l'autre côté du détroit. Ce n'est pas à Paris, c'est à Londres qu'on a besoin de moi, répétait-il avec énergie. Louis-Philippe entra dans les idées du vieux diplomate et pressa sa nomination à l'ambassade de Londres, qui fut publiée le 5 septembre. Aussitôt M. de Talleyrand, tout en hâtant ses préparatifs de départ, engagea des pourparlers fort actifs avec lord Granville, représentant du gouvernement britannique à Paris.

Y avait-il donc chance que le cabinet tory, alors au pouvoir, se prêtât à l'entente désirée à Paris ? Il avait été très-désagréablement surpris par les événements de Bruxelles. Diablement mauvaise affaire ! s'était écrié le chef du cabinet, lord Wellington. En effet, les hommes d'État anglais ne devaient pas être empressés à détruire un royaume dont la création avait été regardée, quinze ans auparavant, comme un de leurs triomphes[54] ; ils ne pouvaient voir avec grande sympathie l'insurrection d'une nation catholique contre une dynastie protestante, leur cliente depuis des siècles ; il leur paraissait que la révolution belge était une imitation, un accessoire de la révolution de Juillet, et que la soutenir serait subordonner leur politique à celle de la France[55] ; ajoutez cette méfiance jalouse qui est le premier sentiment de l'Angleterre, aussitôt qu'une chance est offerte à son ancienne rivale de recueillir un avantage particulier, méfiance d'autant plus éveillée à ce moment qu'il ne semblait tout d'abord y avoir que deux solutions, ou le rétablissement de la domination hollandaise dans les provinces insurgées, ou leur annexion à la France. Toutefois, comme on venait de le voir dans l'affaire de la reconnaissance, la pression de l'opinion libérale, alors puissante en Angleterre, obligeait les ministres à ménager la France de Juillet, et devait les faire hésiter à repousser une alliance présentée hautement comme destinée à servir la cause de la civilisation et de la liberté. En lui-même, d'ailleurs, le principe de non-intervention ne les effarouchait pas et s'adaptait assez bien à certaines traditions et à certains intérêts de la diplomatie anglaise. Enfin, pour être tories, lord Wellington et ses collègues n'en étaient pas moins des Anglais pratiques ; ils se rendaient compte de l'impossibilité de rétablir purement et simplement le royaume des Pays-Bas, et craignaient, s'ils le tentaient, de jeter les Belges désespérés dans les bras de la France.

Aucune de ces dispositions en sens divers n'échappa à M. de Talleyrand. Il en conclut que l'accord était possible, mais malaisé, que l'Angleterre n'était pas résolue à refuser son concours, mais qu'elle ne l'accorderait pas gratuitement, et que la France, pour l'obtenir, aurait, de ce côté, des susceptibilités à désarmer, des exigences à satisfaire. Puisque ce concours était indispensable, puisque seul il permettait d'agir sans se heurter à une coalition, force n'était-il pas de le payer du prix qu'il fallait ? D'ailleurs, pas une minute à perdre ; l'entente devait être conclue avant que les puissances se fussent engagées par une réponse solennelle et concertée à la demande du gouvernement de la Haye. M. de Talleyrand, approuvé et soutenu par le Roi, n'hésita pas : sans s'inquiéter des passions qui grondaient en France, des incertitudes ou des répugnances qui se manifestaient jusque dans le ministère, se portant fort au besoin pour son pays, il prit son parti des sacrifices à consentir afin de satisfaire l'Angleterre. Il déclara que la France répudiait toute pensée de s'incorporer la Belgique, renonçait même à y établir un prince français, et il prit sincèrement la résolution de poursuivre seulement la constitution d'un Etat neutre et indépendant. Louis-Philippe, avec son grand sens politique, avait tout de suite compris la nécessité et l'avantage de limiter ainsi son ambition. Les Pays-Bas, disait-il à M. Guizot, ont toujours été la pierre d'achoppement de la paix en Europe ; aucune des grandes puissances ne peut, sans inquiétude et sans jalousie, les voir aux mains d'un autre. Qu'ils soient, du consentement général, un État indépendant et neutre ; cet État deviendra la clef de voûte de l'ordre européen. Ce ne fut pas la seule garantie offerte par M. de Talleyrand : il annonça en outre que la France n'entendait pas prononcer seule sur le mode de reconstitution de la Belgique, et il reconnut à l'Europe le droit de régler diplomatiquement cette question, ayant du reste à part lui la conviction qu'une fois unis à l'Angleterre, nous n'aurions rien à craindre d'une délibération commune avec les autres puissances[56].

Ces déclarations, que M. de Talleyrand avait d'abord faites à lord Granville, il les confirma à Londres, où il arriva le 25 septembre. Il y obtint un grand succès personnel, succès de curiosité déférente : devenu le great attraction des salons de Londres, on faisait cercle autour de lui quand il causait ou racontait quelque anecdote avec cette aisance, ce tour piquant qui étaient demeurés chez lui, à travers tant de déguisements divers, la marque ineffaçable d'un grand seigneur du dix-huitième siècle[57]. Il n'était pas jusqu'à la recherche de sa table et au talent de son cuisinier qui ne contribuassent à augmenter la faveur dont il était l'objet[58]. Ce n'était pas, du reste, seulement un succès mondain ; l'autorité du représentant de la France fut tout de suite très-grande auprès des ministres britanniques et des ambassadeurs étrangers. Ainsi que l'a justement remarqué M. Guizot, le monde de la diplomatie internationale, à cette époque, formait encore une société distincte dans la grande société européenne, sorte de haute franc-maçonnerie, dont les membres avaient vécu ensemble dans les diverses capitales, et, pour avoir représenté des politiques opposées et variables, n'avaient jamais rompu leurs relations ; M. de Talleyrand y tenait l'un des premiers rangs. On eût même dit que, pour agir sur l'Europe, pour y trouver les alliances dont la France avait besoin, l'ancien ministre du Directoire et de Napoléon, l'ancien plénipotentiaire de Louis XVIII au congrès de Vienne, comptât plus sur son crédit personnel que sur celui de la monarchie encore précaire, mobile, entachée de révolution, dont il était l'ambassadeur. Il affectait volontiers de parler en son nom et de son chef, caution plutôt que mandataire de son pays[59].

Il fut bientôt visible que les garanties apportées par M. de Talleyrand étaient jugées satisfaisantes par le gouvernement anglais, et qu'à de telles conditions celui-ci ne refusait pas de marcher avec la France. Le cabinet de Saint-James ayant proposé de déférer la question belge à la conférence alors réunie à Londres pour les affaires de Grèce et composée des représentants des cinq grandes puissances, notre ambassadeur s'empressa d'adhérer à cette proposition, sans avoir égard au désir, d'ailleurs peu raisonnable, qu'avaient certains membres de son gouvernement, entre autres M. Molé, de porter cette délibération à Paris. Le succès de notre diplomatie fut si rapide que, dès le 6 octobre, avant que le roi des Pays-Bas eût pu obtenir réponse à sa demande de secours, M. de Talleyrand, présentant ses lettres de créance au roi Guillaume IV, put parler du principe nouveau de non-intervention, comme d'un principe qui allait de soi et qui était commun à la France et à l'Angleterre. Dans ce dernier pays, aucune voix ne s'éleva pour réclamer. Ce n'était pas que le cabinet tory eût pris d'ores et déjà son parti d'une séparation politique entre la Belgique et la Hollande, et surtout de la dépossession de la maison de Nassau. Il se flattait qu'on pourrait s'en tenir à une séparation administrative, ou que du moins, si la constitution d'un royaume distinct était inévitable, elle se ferait au profit du fils du roi de Hollande, le prince d'Orange, qui cherchait à distinguer sa cause de celle de son père. Le langage officiel du gouvernement britannique demeurait toujours sévère pour la révolution belge[60]. M. de Talleyrand se garda de brusquer ses nouveaux alliés : il lui suffisait de les avoir placés sur une pente où les événements se chargeraient ensuite de les pousser. Nous avons ici à conduire des gens timides, écrivait-il alors de Londres à un de ses amis de la diplomatie étrangère ; ils arrivent un peu lentement peut-être, mais enfin ils arrivent. Devant l'accord de l'Angleterre avec la France pour condamner toute intervention, les trois cours continentales sentirent qu'elles n'avaient plus qu'à se soumettre et à tâcher de ne pas faire trop piteuse figure à un si mauvais jeu. Elles consentirent à soumettre la question à la conférence de Londres, accomplissant ainsi un premier pas vers l'acceptation du fait accompli. Tout au plus purent-elles se donner la consolation de contredire théoriquement le nouveau principe inauguré par la diplomatie française. Le ministre des affaires étrangères de Prusse disait, le 11 octobre, au baron Mortier, chargé d'affaires de France à Berlin : Les puissances ne pourraient, sans manquer à leur dignité, supporter la prétention que vous mettez en avant de les empêcher par la force des armes, s'il ne leur reste plus que ce moyen, de rétablir la tranquillité en Belgique et l'obéissance à la maison d'Orange, à de certaines conditions. Autrement, vous déclareriez hautement le principe que, ne tenant aucun compte des traités, votre gouvernement est disposé à soutenir moralement les insurrections des peuples contre les gouvernements, partout où elles éclateront. Or, c'est ce que les souverains étrangers ne pourront jamais tolérer, parce qu'il y va de la stabilité de leurs États et du repos de l'Europe[61]. De Vienne, M. de Metternich adressait, le 21 octobre, à son ambassadeur à Londres, des dépêches où il déclarait très-vivement repousser le principe de non-intervention, subversif de tout ordre social. Ce sont, disait-il, les brigands qui récusent la gendarmerie, et les incendiaires qui protestent contre les pompiers. Il revendiquait le droit de se rendre à l'appel fait par une autorité légale pour sa défense, tout comme il se reconnaissait le droit d'aller éteindre le feu dans la maison du voisin de peur qu'elle ne gagnât la sienne. Il proclamait même la solidarité des puissances dans les secours que l'une ou l'autre serait appelée à porter à un État en proie à l'anarchie révolutionnaire[62]. Mais en fait, malgré ces protestations, il n'était plus question pour personne de donner au roi de Hollande le concours armé qu'il réclamait. Le roi de Prusse déclara avec dépit que puisque l'Angleterre ne voulait rien faire, il n'entreprendrait pas seul la guerre pour des intérêts qui étaient beaucoup plus ceux de l'Angleterre que ceux de ses propres États[63]. A Vienne, M. de Metternich avouait que la cause des Pays-Bas était entièrement perdue ; il se sentait si peu en mesure de répondre à la demande de secours du roi de Hollande, qu'il la traitait de demande irréfléchie. L'empereur d'Autriche, répondant à ce prince, motiva son refus par son éloignement géographique, et il ajouta : C'est aux puissances, les seules à portée de prêter à Votre Majesté un secours matériel, à peser et la position dans laquelle se trouvent placées les choses, et leurs propres facultés[64]. On était du reste de fort méchante humeur à Vienne, comprenant quel coup venait d'être porté à la vieille politique, quel avantage était obtenu, dès ses premiers pas, par le gouvernement de Juillet. On se lamentait hautement de voir l'Europe accorder si lâchement par son silence le principe que la France avait établi avec tant de hauteur. La faute en est, disait-on, au manque d'énergie morale de la Prusse et à la trahison de lord Wellington[65]. Tels étaient la situation prise et les résultats acquis par la diplomatie française au commencement de novembre, au moment où, à Londres, la conférence allait tenir sa première séance, et où, à Paris, par suite d'événements que nous raconterons plus tard, le ministère de l'avènement était réduit à se dissoudre. Assurément, les négociations où l'on s'engageait devaient entraîner des complications et des lenteurs auxquelles les impatients et les violents avaient beau jeu d'opposer la simplicité tranchante des moyens révolutionnaires. Assurément aussi, à ne vouloir regarder que la Belgique et les sympathies qui s'y manifestaient alors pour la France, il semblait que celle-ci eût pu chercher des avantages, sinon plus considérables, du moins plus directs et plus apparents. L'opposition ne laissa pas échapper cette occasion d'attaque. Dans la presse, que d'éclats d'indignation contre ce gouvernement qui reconnaissait les traités de 1815, en faisant décider par les puissances signataires quels changements pouvaient être apportés à l'état territorial fixé par ces traités ; qui livrait la Belgique, en la mettant sous le joug de la diplomatie ; qui trahissait la France, en refusant les annexions offertes[66], par ménagement pour l'Angleterre ou par crainte des autres États ! Mais ces déclamations ne pèsent guère quand on les met en balance avec l'effroyable et trop réel péril d'une coalition. Comment ne pas louer au contraire le gouvernement, particulièrement le Roi et M. de Talleyrand, d'avoir trouvé moyen de sauver l'intérêt français, en évitant une guerre qui eût été un désastre ? Dès le premier jour, au milieu même du trouble et des embarras de la révolution, ils ont discerné, avec prudence et résolution, avec précision et clairvoyance, l'étendue des avantages qu'il y avait chance d'arracher à l'Europe. On verra par quelles vicissitudes passera cette entreprise diplomatique avant d'arriver au but ; mais, à l'origine, ce but avait été bien fixé et la direction heureusement donnée. S'il y a eu des timidités et des sacrifices, il ne faut pas les attribuer au défaut de courage ou de patriotisme du gouvernement ; ils sont imputables au malheur de la révolution. Celle-ci, en effet, a pu précipiter entre la Belgique et la Hollande une rupture qui était conforme à nos intérêts, mais elle nous a rendu plus difficile d'en profiter. Avant 1830, il eût été facile d'annexer la Belgique à la France, avec l'accord de la Russie et de la Prusse. Après, il fallait beaucoup d'habileté et de bonheur pour arriver, avec le concours de l'Angleterre, à constituer seulement un État indépendant et neutre.

Contrastes singuliers et non moins singulières analogies ! La Restauration et la monarchie de Juillet ont eu toutes deux comme une fatalité qui, venant de leur origine, a pesé lourdement et longtemps sur elles. Pour la Restauration, c'était la coïncidence, fort injustement exploitée, qui avait paru l'associer à l'invasion étrangère et à l'humiliation nationale. Le malheur de la monarchie de Juillet était d'apparaître comme une revanche de 1815, revanche dont elle éveillait le désir en France, la crainte au dehors, sans avoir d'ailleurs le pouvoir ni la volonté de l'accomplir, s'exposant à un désastre si elle avait la folie de la tenter, accusée de trahir sa mission si elle avait la sagesse de s'abstenir. L'une paraissait trop liée, l'autre trop suspecte à la vieille Europe ; l'une trop la conséquence, l'autre trop la représaille de Waterloo. On sait que la Restauration, après avoir beaucoup souffert de ce mal, avait peu à peu réagi par la force de son principe et la valeur de ses hommes d'État ; on sait quelle belle place elle avait fait reprendre à la France en Europe, et comment, à la veille de sa chute, elle eût été en mesure, avec un ministre habile, d'accomplir de grandes choses et de réparer ces malheurs de 1814 et 1815, dont on prétendait, avec si peu de raison, la rendre responsable. Quant à la monarchie de Juillet, ce qui était le mal aigu, le péril imminent de ses débuts, deviendra pour elle la cause d'une faiblesse chronique, cruellement exploitée par une opposition qui lui imputera à lâcheté la réserve et la modestie nécessaires de sa politique extérieure. Et cependant, après dix-huit années de sagesse, cette monarchie finira, elle aussi, comme la Restauration, par réagir contre le malheur de son origine ; à la veille de 1848, elle aura replacé la France dans une situation presque analogue à celle d'avant 1830 ; libre enfin de choisir ses alliances et par suite de se les faire payer, au lieu de les payer elle-même, elle sera, à son tour, capable de jouer un grand rôle en Europe, sans crainte de provoquer une révolution au dedans et une coalition au dehors. C'est alors que, par une chute nouvelle, dont la répétition fatale rappelle la fable de Sisyphe, tout s'écroulera encore une fois dans une révolution. Ainsi, depuis quatre-vingts ans, nos crises intestines entravent toujours, parfois ruinent notre action nationale à l'extérieur. Si l'on se plaçait à ce point de vue, qui est, après tout, le plus patriotique, comme on apprendrait à détester, à maudire ces révolutions, dont il n'est pas une, parût-elle même excusable à la regarder de l'intérieur, qui n'ait été une diminution et un recul de la France en Europe !

 

 

 



[1] Souvenirs du feu duc de Broglie.

[2] Aujourd'hui, les écrivains sérieux sont bien revenus des vieilles déclamations contre les traités de 1815. Signalons sur ce point l'étude si décisive d'un de nos historiens diplomatiques les plus compétents, M. Albert SOREL, le Traité de Paris du 20 novembre 1815.

[3] Mémoires de Metternich, t. V, p. 195.

[4] Ce fait est constaté notamment dans la correspondance de lord Palmerston, qui était venu à Paris en 1829. (Life of Palmerston, par BULWER.)

[5] Le duc de Richelieu avait dit, en 1815, à son pays, dans un langage plus patriotique que les déclamations belliqueuses de ceux qui se disaient patriotes : Le plus grand de nos maux est d'être encore, malgré nos disgrâces, un objet de défiance et de crainte. Il rappelait à la France qu'elle avait provoqué des vengeances, allumé des ressentiments que le temps, qu'une grande modération, qu'une persévérante et invariable prudence, pouvaient seuls parvenir à calmer. Ce sont ces craintes et ces ressentiments que la révolution de 1830 avait aussitôt ranimés.

[6] M. de Metternich écrivait le 6 octobre 1830 : L'influence extraordinaire que la révolution de Juillet a exercée sur les esprits, bien au delà des frontières de France, est démontrée par des faits journaliers. Cette influence est, par plus d'une raison, bien autrement décisive que ne le fut celle de la révolution de 1789. Plus tard, il disait que cette révolution avait produit sur l'Europe l'effet de la rupture d'une digue. (Mémoires de Metternich, t. V, p. 52 et 195.)

[7] M. de Metternich lui-même déclarait avoir quitté le comte de Nesselrode avec le sentiment de l'avoir plutôt battu que convaincu. Il ajoutait que les questions sur lesquelles il l'avait trouvé encore livré à de funestes préjugés étaient celles relatives à la France. (Mémoires de Metternich, t. V, p. 62.)

[8] M. de Metternich a dit lui-même, en parlant de son interlocuteur : Je le trouvai dans un état de surprise difficile à dépeindre... Tiré par l'événement même d'un long sommeil de méfiance et d'une quiétude fortement empreinte de nuances libérales, il ne m'a pas paru difficile de lui faire adopter, sans beaucoup d'efforts, plusieurs de mes jugements. Le plein se déverse facilement dans le vide. (Mémoires de Metternich, t. V, p. 63.)

[9] Sur les rapports de M. de Metternich et de M. de Nesselrode en juillet et août 1830, voyez les Mémoires de Metternich, t. V, p. 7-17, et p. 62 à 63.

[10] Voyez, pour connaître cet état des esprits, les études de M. Saint-René Taillandier sur l'Allemagne, notamment celles sur Frédéric-Guillaume IV et le baron de Bunsen.

[11] Dépêche confidentielle adressée, le 12 octobre 1835, par M. le duc de Broglie, ministre des affaires étrangères, à M. Bresson, ambassadeur à Berlin. (Documents inédits.)

[12] Notes inédites de Duvergier de Hauranne.

[13] La Monarchie de 1830, p. 93 (1831).

[14] Lord Palmerston, de passage à Paris, écrivait de cette ville, le 9 décembre 1829 : C'est étonnant de voir combien chaque Français déraisonne au sujet de ce qu'il appelle nos frontières ; chacun d'eux déclare qu'il couperait volontiers ses deux mains pour obtenir la frontière du Rhin. (BULWER, Life of Palmerston, t. I, p. 324.)

[15] M. Quinet écrivait à sa mère, en août 1830, au sujet des populations de la Prusse rhénane : On est enivré de joie, et tout le peuple des bords du Rhin n'attend qu'un signal pour se réunir à la France.

[16] M. Quinet écrivait en 1831 : Il est visible que le bruit de guerre universelle, qui éclate depuis un an, n'est que l'écho des marches de la Convention et de l'Empire dans le génie de notre époque. (L'Allemagne et la Révolution.)

[17] Sur plusieurs points, les droits de douane et les contributions indirectes, notamment celles sur les boissons, cessaient d'être payés.

[18] La garde comptait vingt-cinq mille hommes ; les régiments suisses, huit mille.

[19] Lettre du 23 mars 1831. (Le Maréchal Bugeaud, par M. D'IDEVILLE.)

[20] Mémoires d'Odilon Barrot, t. I, p. 606. — M. Casimir Périer, se reportant a l'époque de 1830, disait, le 7 mars 1832 : Qu'aurait pu faire un parti de la guerre, dans la situation où la France se trouvait militairement, par suite de la dissolution de la garde royale, du renvoi des Suisses, des distractions de nos forces à Alger et en Grèce, enfin de la désertion organisée par l'esprit de parti et de l'emploi extraordinaire des troupes dans l'Ouest et le Midi ?

[21] M. Dupin disait, quelques mois plus tard, à la tribune, en s'adressant aux belliqueux de la gauche : Certains régiments de ligne étaient en insurrection contre leurs officiers ; certes, ce n'est pas avec une armée sans discipline que l'on pouvait entrer en campagne. — M. Thiers montrait le trouble s'introduisant dans l'armée, grâce à plusieurs exemples fâcheux qui avaient averti les sous-officiers qu'ils pouvaient devenir officiers en dénonçant leurs chefs. (La Monarchie de 1830, p. 126.) — Enfin, le 14 septembre 1830, Carrel, dans le National, indiquait, comme une des principales causes d'inquiétude, les actes d'insubordination qui ont révélé dans l'armée un esprit et des prétentions jusqu'alors étouffés.

[22] Le soir du 4 septembre 1870, un des personnages importants du parti républicain disait à un de ses amis : Qui sait si, à cette heure, la république n'est pas proclamée à Berlin ?

[23] Sachons, ajoutait M. Quinet, que la plaie du traité de Westphalie et la cession des provinces d'Alsace et de Lorraine saignent encore au cœur de l'Allemagne, autant que les traités de 1815, au cœur de la France. Chez un peuple qui rumine si longtemps les souvenirs, on trouve cette blessure au fond de tous les projets et de toutes les rancunes. Longtemps, un des griefs du parti populaire contre les gouvernements du Nord a été de n'avoir point arraché ce territoire à la France, en 1815, et, comme il le dit lui-même, de n'avoir point gardé le renard, quand on le tenait dans ses filets. Mais ce que l'on n'avait pas osé en 1815, est devenu plus tard le lieu commun de l'ambition nationale. (L'Allemagne et la Révolution, 1831.)

[24] Lettre du 23 mars 1831. Un peu plus loin, dans cette lettre, le général Bugeaud ajoutait : Certes, je n'ai qu'à gagner à la guerre ; ou je serai tué, ou j'avancerai. Et cependant je ne la désire pas, parce que je crains surtout la guerre civile et l'anarchie républicaine.

[25] Quand il fallut, pour la première fois, signer l'ordre d'exécution d'un condamné à mort, le Roi passa par des angoisses qui durèrent plusieurs jours et plusieurs nuits.

[26] Telle est la lettre de Louis-Philippe au czar Nicolas, lettre dont la publication indiscrète souleva de vives colères dans les journaux de gauche. Les mêmes expressions se retrouvent dans la lettre à l'empereur d'Autriche. (Mémoires de Metternich, t. V, p. 26.) Voir aussi le compte rendu des trois entretiens que le général Belliard, envoyé de Louis-Philippe, eut avec M. de Metternich, le 27, le 30 août et le 8 septembre. (Ibid., t. V, p. 17 à 26.)

[27] Le Roi dressa lui-même, de sa main, la liste de ses ambassadeurs.

[28] Souvenirs du feu duc de Broglie.

[29] Dans la dépêche confidentielle que nous avons déjà citée et que le duc de Broglie adressait à M. Bresson, le 12 octobre 1835, nous lisons ce qui suit sur l'attitude de l'Angleterre, lors de la révolution de 1830 : L'effroi a coalisé tous les cabinets. Je n'en excepte point le cabinet de Londres. La ligue s'est formée, ce cabinet y compris. Si le ministère de lord Wellington se lut maintenu au pouvoir, l'Angleterre aurait fait partie de l'alliance défensive contre la France ; elle en a fait partie pendant quelques mois. La France serait demeurée entièrement isolée. L'Angleterre aurait contribué à modérer, à contenir les confédérés, mais elle se serait bornée à prendre vis-à-vis d'eux le rôle que la Prusse et l'Autriche exercent en ce moment vis-à-vis de la Russie. (Documents inédits.)

[30] Geschichte Frankreichs, 1830-1870, par K. HILLEBRAND, t. I, p. 20.

[31] Eod. loco.

[32] Histoire de la politique extérieure du gouvernement français (1830-1848), par le comte D'HAUSSONVILLE. Publié en 1850, dans la Revue des Deux Mondes, pour défendre la monarchie qui venait d'être renversée, cet écrit de circonstance s'est trouvé être une histoire définitive qui depuis lors n'a pas été dépassée.

[33] Il reprochait à Louis XVIII d'avoir élevé un trône entouré d'institutions républicaines, et tout en blâmant M. de Polignac pour son incapacité, il louait les doctrines des Ordonnances et y retrouvait ses propres principes. (Mémoires de Metternich, passim ; cf. notamment t. V, p. 12 et 83.)

[34] Quelques années plus tard, causant avec un Américain, M. de Metternich lui faisait remarquer que, ministre d'Autriche depuis vingt-sept ans, il avait eu à traiter avec vingt-huit ministres des affaires étrangères en France. Dans la même conversation, il se plaisait à répéter : Je travaille pour demain, c'est avec le lendemain que mon esprit lutte. (Life, letters and journals of G. Ticknor. Boston, 1876, p. 15.)

[35] Dans ses Mémoires, M. de Metternich se proclame étranger aux aberrations de son temps. En 1848, rencontrant M. Guizot à Londres, il lui disait : L'erreur n'a jamais approché de mon esprit. — J'ai été plus heureux, lui répondait finement M. Guizot ; je me suis aperçu plus d'une fois que je m'étais trompé.

[36] Mémoires de Metternich, t. V, p. 23.

[37] Dans cette même conversation avec M. Ticknor, dont nous parlions tout à l'heure, M. de Metternich disait : Je suis modéré en toutes choses, et je m'efforce de devenir encore plus modéré ; j'ai l'esprit calme, très-calme ; je ne suis passionné pour rien ; aussi je n'ai pas de sottise à me reprocher ; mais je suis souvent mal compris. On me croit absolu en politique : je ne le suis pas.

[38] Au moment de la révolution de Juillet, M. de Metternich se félicitait de trouver le roi de Prusse dans les dispositions invariablement correctes qu'il lui connaissait depuis nombre d'années, dispositions que les événements d'Orient et l'aspect des dangers croissants en France n'avaient pu que raffermir. (Mémoires de Metternich, t. V, p. 62.)

[39] On voit bien la trace de cette impression dans le compte rendu, déjà mentionné, des entretiens du général Belliard avec M. de Metternich. (Mémoires de Metternich, t. V, p. 17 à 26.)

[40] Ces sentiments se manifestaient dès le milieu d'août. (Geschichte Frankreichs, 1830-1870, K. HILLEBRAND, t. Ier, p. 22-23.) La reconnaissance toutefois n'eut lieu que dans les premiers jours de septembre.

[41] Mémoires de Metternich, t. V, p. 25 et 26.

[42] Mémoires de Metternich, t. V, p. 51 à 69.

[43] Des émissaires avaient été envoyés dans les villes flamandes par les sociétés révolutionnaires de Paris. Sans la dernière catastrophe arrivée en France, a dit M. de Metternich, et sans l'activité des agents de la faction révolutionnaire dans ce pays, les événements en Belgique n'auraient jamais pris le caractère séditieux d'une insurrection. (Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 39.)

[44] Expression du général Lamarque.

[45] Voir, sur cet incident, les renseignements donnés par M. de Viel-Castel dans le tome XX de son Histoire de la Restauration.

[46] Ce fait est rapporté par le baron de Stockmar, le médecin et l'ami du roi Léopold et du prince Albert.

[47] Geschichte Frankreichs, par K. HILLEBRAND, 1830-1870, t. Ier, p. 143.

[48] Dépêche de Metternich en date du 3 octobre 1830. (Mémoires, t. V, p. 38, 39)

[49] Mémoires, t. V, p. 15, 39, 44, 60.

[50] Souvenirs du feu duc de Broglie. — Le 7 mars 1832, M. Casimir Périer avouait, à la tribune, que le gouvernement français avait vu d'abord dans la révolution de Belgique un embarras. — Vers la fin de 1830, quand les choses étaient déjà en meilleure voie, M. de Talleyrand écrivait à un de ses amis : Si nous réussissons, nous nous rappellerons avec plaisir la peur que la Belgique nous aura donnée.

[51] L'entretien eut lieu, non au ministère des affaires étrangères, mais dans la demeure personnelle de M. Mole ; la cour de Berlin n'avait pas encore reconnu le roi Louis-Philippe, et M. de Werther ne se considérait pas comme étant autorisé à avoir des relations officielles avec le ministre français.

[52] Expression de M. de Werther dans la dépêche où il rendait compte de cet entretien.

[53] Dépêches de M. de Werther, en date du Ier et du 24 septembre 1830. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 144 à 146.) Le comte d'Haussonville, dans son Histoire de la politique extérieure du gouvernement français, 1830-1848 (t. I, p. 21), a donné une forme plus vive, plus dramatique, à la conversation de M. Mole et de M. de Werther. La guerre, aurait dit le ministre français sur un ton presque napoléonien, est au bout de mes paroles ; sachez-le et mandez-le à votre cour. L'historien prussien, M. Hillebrand, conteste l'exactitude du récit de M. d'Haussonville. D'abord il fait observer, — et, sur ce point, il paraît avoir raison, — que l'entretien a eu lieu le 31 août, et non pas à la fin de septembre ou dans les premiers jours d'octobre, comme dit M. d'Haussonville. En second lieu, se fondant sur la dépêche même où M. de Werther a rendu compte de la conversation, il nie que M. Mole se soit exprimé dans les termes agressifs, menaçants, que lui prête M. d'Haussonville. Celui-ci n'ayant pas indiqué d'où il avait tiré son récit, il est difficile de se prononcer entre les deux versions. D'ailleurs, la contestation paraît porter moins sur le fond des idées que sur la forme, et elle a d'autant moins d'intérêt que, d'après M. de Werther lui-même, le ministre et le Roi ont fait, peu après, à l'ambassadeur de Russie les menaces formelles que M. Hillebrand s'applique à écarter de la première conversation avec l'ambassadeur de Prusse.

[54] Expression de M. Bulwer. Life of Palmerston, t. II, p. 23.

[55] Expression de M. Bulwer. Life of Palmerston, t. II, p. 23.

[56] Divers indices tendent à faire croire que, dans son désir de satisfaire à tout prix l'Angleterre, M. de Talleyrand eût été prêt à concéder plus encore. Il ne se fût pas refusé à promettre l'abandon d'Alger. Mais, à Paris, bien que la nouvelle conquête africaine fût alors peu populaire et parût plus un embarras qu'une force, on fut retenu par un sentiment d'honneur national. M. Mole déclara qu'il ne s'associerait pas à un tel abandon, et le Roi voulut tout au moins qu'on s'abstînt de toute promesse. M. de Talleyrand reçut donc pour instructions de ne faire sur ce sujet que des réponses dilatoires et de ne rien ajouter aux engagements pris par la Restauration.

[57] Tous les témoignages anglais constatent ce succès. Le Morning Post, dans un article publié à la mort de Talleyrand, dit à propos des débuts de son ambassade a Londres : Il avait ici tout le inonde à ses pieds ; toute la noblesse d'Angleterre recherchait sa société avec ardeur ; les diplomates de tous pays pliaient devant lui. — Voir aussi le journal de Ch. Greville.

[58] Madame de Dino, nièce de l'ambassadeur, et qui faisait auprès de lui office de maîtresse de maison, écrivait, le 27 octobre 1830 : Nos dîners ont du succès ici ; ils font époque dans la gastronomie de Londres ; mais c'est ruineux, et M. de Talleyrand est effrayé de la dépense.

[59] Dès l'origine, M. de Talleyrand avait pris, à l'égard du gouvernement nouveau, cette attitude de protecteur quelque peu indépendant. Pendant les journées de Juillet, il avait envoyé un agent officieux à M. de Metternich et lui avait fait dire : Nous deux réunis, nous maintiendrons la paix contre les anarchistes en France et contre les perturbateurs à l'étranger. Vous lui direz de ma part que je me porte personnellement garant envers lui des intentions toutes pacifique du duc d'Orléans et de la nouvelle monarchie qui se prépare. (Mémoires de M. de Klindworth, Revue de France du 1er septembre 1880.)

[60] Témoin le discours prononcé par le Roi, le 2 novembre, à l'ouverture du Parlement.

[61] Dépêche du baron Mortier à M. Molé, en date du 11 octobre 1830.

[62] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 44 et 46.

[63] Ce propos était rapporté, quelques semaines plus tard, par un diplomate sarde qui en affirmait l'authenticité. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 148.)

[64] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 42.

[65] Dépêches de l'envoyé sarde à Vienne. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 147 et 148.)

[66] Il y aurait bien des réserves à faire sur l'assertion tant de fois répétée que l'annexion à la France était alors désirée en Belgique. Un peu plus tard, le 27 janvier 1831, M. Mauguin ayant affirmé à la tribune du Palais-Bourbon que la Belgique voulait se réunir à la France, le général Sébastiani, ministre des affaires étrangères, répondit que la Belgique ne s'était jamais offerte. Sans doute, ajoutait-il, les Belges qui avaient exprimé le désir de cette union étaient les interprètes d'un grand nombre de leurs compatriotes, mais ils n'étaient pas les organes de la nation ; la Belgique, qu'on vous présente comme unanime, est, sur cette question, comme sur beaucoup d'autres, divisée en plusieurs partis. Quelques jours après, dans le congrès belge, des protestations très vives s'élevèrent contre l'idée qu'on paraissait se faire en France d'une Belgique s'offrant à sa puissante voisine. On y fit remarquer que presque tous les journaux belges avaient combattu l'union, et qu'à peine deux ou trois orateurs l'avaient soutenue dans la représentation nationale. Tel était l'état d'esprit dans le congrès que ceux mêmes qui, comme M. Gendebien, passaient pour être le plus amis de la France, crurent devoir se défendre d'avoir jamais pensé à l'annexion et se firent au contraire honneur d'avoir combattu les prétentions qui s étaient manifestées à Paris. Quant à M. de Gerlache, le chef du parti catholique, il s'écria : Si nous voulons être stigmatisés aux yeux de l'Europe entière, réunissons-nous à la France ! (Cf. sur cette discussion du congrès belge l'ouvrage de M. Juste, le Congrès national de Belgique, t. I, p. 242 à 244.)