NAPOLÉON III AVANT L'EMPIRE

TOME SECOND

 

CHAPITRE XIV. — LE GOUVERNEMENT PERSONNEL DU PRÉSIDENT.

 

 

II

La Banque des prêts d'honneur. — Élections du 10 mars : Carnot, Vidal, de Flotte. — Le ministère demande des mesures de défense. — Pascal Duprat, Rouher dans la discussion des mesures concernant la presse. — 26 mars, proposition La Rochejaquelein ; pourquoi les légitimistes et les orléanistes la repoussèrent. — Revues : 2 mars, 11, 12, 15 avril. — Visite des casernes, des forts par le prince. — Son discours au Conseil général de l'agriculture. Article du Moniteur du soir sur l'impuissance du Président à faire le bien. — Article  du Constitutionnel : la Solution. — L'Ordre, la Voix du peuple, l'Assemblée nationale, le National. — 17 avril, M. Dufaure dénonce les bruits de coup d'État ; M. Joly ; M. Baroche. — Sincérité du ministre ; espérance du prince. — 18 avril, Jules Favre stigmatise l'attitude du gouvernement à l'égard du Napoléon. — M. Rouher. — Le prince, désireux de s'entendre avec les représentants des anciens partis, consent à la présentation de la loi du 31 mai ; il s'efforce de gagner à sa cause le général Changarnier ; propos de ce dernier sur le Président qui se décide à le mettre de côté. — 9 mai, M. Baroche dépose un projet de loi modifiant la loi électorale. — Le prince ne tendait pas un piège à la majorité. — Son sentiment sur l'application de cette loi à l'élection présidentielle. — 18 mai, discussion ; urgence déclarée ; 21 mai, reprise de la discussion, Cavaignac, Victor Hugo, Pascal Duprat, Canet, Montalembert, Lamartine, Baroche, Jules Favre, Thiers, Grévy, Lamoricière, Berryer. — 31 mai, loi votée par 433 contre 241. — Inauguration du chemin de fer de Creil à Saint-Quentin ; discours de l'évêque de Soissons ; discours du Président, grand effet ; accueil enthousiaste des populations ; à la Fère, revue, discours du maire, réponse du Président ; Chauny, discours du maire et du curé ; le Moniteur du soir. — 6 juin, projet de loi sur l'achèvement du tombeau de Napoléon ; voté sans une opposition ; le général Pellet. — Le traitement du Président ; projet de loi ; rapport de la commission ; pour l'augmentation : le Moniteur du soir, l'Univers, qui ne croit pas à l'Empire, le Constitutionnel, les Débats, le Dix Décembre, le Pays ; contre : l'Événement, la Presse, le National, l'Ordre, la Gazette de France, l'Union, l'Opinion publique, la République. — 24 juin, le gouvernement accepte un amendement réduisant l'augmentation à 2.100.000 fr. — Mathieu de la Drôme combat toute augmentation, ainsi que M. Huguenin ; le général Changarnier pour ; amendement voté. — La Presse, le Siècle, la République, l'Union. — 15 juillet, article du journal le Pouvoir ; M. Base, à l'Assemblée, demande que le gérant soit cité à sa barre ; MM. Rouher, ministre de la justice, Charras, Baroche, ministre de l'intérieur. — 18 juillet, plaidoirie de Chaix d'Est-Ange devant l'Assemblée, qui condamne le gérant du Pouvoir. — 19 juillet, le général de Lamoricière revient sur la question des journaux protégés par le gouvernement, qui attaquent l'Assemblée. — 25 juillet, élection de la commission de permanence ; les journaux ; comment expliquer ces articles enflammés ? — L'Assemblée se proroge du 11 août au 11 novembre. 26 juillet, M. Dupont de Bussac dénonce le dernier article du Moniteur du soir ; Jules Favre, Baroche, ministre de l'intérieur ; profonde émotion de l'Assemblée ; le ministre proteste contre toute idée de coup d'État ; vote de l'ordre du jour. — L'Union, le Siècle, la Presse, la Patrie, la Gazette de France, les Débats, l'Ordre ne croient pas il un coup d'État ; curieuse et importante déclaration de cette dernière feuille. — Comment le Constitutionnel explique la polémique du Pouvoir, du Moniteur du soir. — Le Pouvoir chante les louanges du prince. — Le Napoléon.

 

Le Président, préoccupé du sort des classes laborieuses et désireux de leur venir en aide, veut en quelque sorte tenir les engagements du prisonnier de Ham en faisant annoncer[1] par le ministre de l'intérieur, M. Ferdinand Barrot, la création d'une Banque des prêts d'honneur. La mission de la Banque des prêts d'honneur n'est, en définitive, que l'esprit de famille étendu, agrandi, élevé à la dignité de l'esprit social... Son capital se forme avec des mises volontaires qui ne sont que le placement des épargnes du riche sur la probité et le travail des classes nécessiteuses... L'emprunteur se rend devant le conseil... accompagné de sa femme et de ses enfants ou de ses père et mère afin de donner à son engagement les témoins qui peuvent le graver le plus profondément dans son cœur. L'hypothèque prise ainsi sur l'honneur de toute une famille restitue et rehausse le patrimoine du pauvre... Deux registres sont ouverts devant l'emprunteur : l'un est le grand livre de l'estime publique de la commune, là s'inscrivent les noms de ceux qui ont rempli leurs engagements ; dans l'autre figurent les noms des débiteurs de mauvaise foi qui n'ont pas acquitté leur dette. Il n'y a pas d'autre sanction... Dans notre France qui a grandi à travers les siècles par sa loyauté, une pareille sanction est assurément la plus efficace. Ce projet était très philanthropique, mais il était peu pratique, et il ne reçut même pas mi commencement d'exécution.

Par suite d'une décision de la Haute Cour, jugeant les auteurs ou complices de l'attentat du 13 juin 1849, trente représentants devaient être remplacés. Le 10 mars, les élections avaient lieu. À Paris, les trois candidats du parti avancé furent nommés : Carnot, Vidal, de Flotte. La démagogie parut menaçante. Le ministère, oit M. Baroche avait remplacé M. F. Barrot, propose des mesures de défense sociale et demande le rétablissement de l'impôt du timbre sur les journaux, le doublement (lu chiffre du cautionnement, la suppression du colportage et de l'affichage de toutes espèces d'écrits, la faculté d'interdire les réunions électorales. Dans la discussion du projet relatif à la presse, M. Pascal Duprat dit : On prétend vouloir défendre nos institutions. Mais pourquoi donc ne dit-on rien contre les journaux qui attaquent la Constitution, qui disent à la majorité qu'elle a le droit de changer la forme et la nature du pouvoir, qui réclament la révision immédiate et radicale de la Constitution, qui disent qu'un Bonaparte doit aller mourir à Sainte-Hélène ou coucher aux Tuileries... Vous êtes désarmés ? Mais vous avez une loi qui... vous commandait à vous, gouvernement de la révolution, gouvernement de M. Louis Bonaparte, de défendre cette République outragée, menacée. Vous autorisez par votre silence toutes ces injures et toutes ces calomnies dirigées contre nos populations républicaines, contre les institutions les plus sacrées, les plus inviolables ; vous laissez dire par ces journaux qui deviennent vos conseillers et vos confidents qu'il n'y a rien au-dessus de la force, que la force est sacrée. Oui I on s'est tellement avancé dans cette voie qu'on a osé, en face du droit, faire appel, savez-vous à quoi ? à la légitimité de la force, à la sainteté de l'épée ; on a proclamé pour gouverner la France les droits du glaive, et ces violences criminelles, et ce langage insolent contre nos lois n'ont jamais trouvé une répudiation sur ces bancs (des ministres). Les ministres de M. Louis Bonaparte semblent, par une lâche complaisance, encourager ces provocations sacrilèges. (Bravos et applaudissements à l'extrême gauche.) Ils viennent aujourd'hui au nom de cette République dont ils n'ont jamais si souvent prononcé le nom vous demander des lois nouvelles pour la protéger ! Ah ! la République n'en a pas besoin. Nous savons bien ce que vous cherchez. Vous voulez entrer tout armés dans la Constitution ; vous voulez prendre ses postes avancés pour qu'elle ne puisse pas se défendre un jour !... — M. Rouher dans sa réponse dit : Eh ! mon Dieu ! si nous n'étions pas complètement dévoués aux institutions qui nous gouvernent... nous aurions laissé continuer ce débordement de passions...

Dans la séance du 26 mars l'ordre du jour appelle la discussion d'une proposition de M. Henri de la Rochejaquelein, député du Morbihan, tendant à ce que la nation soit consultée directement par plébiscite sur la forme du gouvernement. Comme il n'est pas présent, la question préalable est votée. Le lendemain 27, il monte à la tribune et demande à l'Assemblée, malgré le vote de la veille, de vouloir bien l'entendre : Quand je vois, dit-il, que de tous côtés on s'occupe de la révision de la Constitution... Quand on se dit : Où allons-nous ? Nous sommes perdus ! Il m'a semblé, en présence de ces bruits... de coup d'î tat... qu'il était plus naturel, qu'il était plus sincère, qu'il était plus dans l'intérêt général du pays de venir immédiatement apporter ici cette question. Veut-on, oui ou non, la forme actuelle du gouvernement ?... (Agitation.) Appelons-en au souverain véritable, au suffrage universel, et demandons-lui une bonne fois d'en finir... Dès que M. de la Rochejaquelein fut descendu de la tribune, le président mit aux voix le procès-verbal et le déclara adopté. Aucun vote ne fut émis sur la proposition, qui était sans doute considérée comme condamnée par le vote de la séance précédente. Mais un représentant ne put retenir cette exclamation : Comment ! C'est ainsi que cela finit ! Cette proposition n'avait aucune chance d'aboutir, les républicains, les orléanistes et les légitimistes sachant pertinemment qu'un appel au peuple aurait pour résultat de porter Louis-Napoléon sur le trône et de l'y porter avec une majorité écrasante.

Le Président continue à passer des revues : le 2 mars, dans la Grande allée des Tuileries ; le 11 avril, au Champ de Mars ; le 12, à Versailles ; le 15, à Saint-Germain. Il visite aussi les casernes de la capitale et les forts. Partout on l'acclame. Les journaux disent que le cri de : Vive Napoléon ! sort de tous les rangs.

Le 7 avril, à l'ouverture de la session du Conseil général de l'agriculture et du commerce, il s'exprime ainsi : ... Au lieu de se lancer dans de vaines abstractions, les hommes sensés doivent unir leurs efforts aux nôtres afin de relever le crédit en donnant au gouvernement la force indispensable au maintien de l'ordre et du respect de la loi. Tout en prenant des mesures générales qui doivent concourir à la prospérité du pays, le gouvernement s'est occupé du sort des classes laborieuses. Les caisses d'épargne, les caisses de secours mutuels, la salubrité des logements d'ouvriers, tels sont les objets sur lesquels, en attendant la décision de l'Assemblée, le gouvernement appelle votre attention... hâtons-nous, le temps presse ; que la marche des mauvaises passions ne devance pas la nôtre.

Le journal officieux de l'Élysée, le Moniteur du soir, publie (11 avril) alors un article qui est très remarqué : Des actes ! des actes !... (Voilà ce qu'on demande au pouvoir exécutif, mais on oublie) que la Constitution lui a lié les bras et les jambes... Ses élans généreux, elle les comprime ; ses résolutions énergiques, elle les tue ; ses vues fécondes, elle les neutralise... Le Conseil d'État devient le tombeau de tous les projets de loi. Le Pouvoir ne rencontre au sein de la majorité de l'Assemblée qu'un concours tiède et douteux... et on lui demande des actes ! Autant vaudrait dire à la roue du moulin de tourner sans eau, à la locomotive de marcher sans vapeur, au navire de voguer sans voiles. Emprisonné dans la Constitution.., le Pouvoir n'a ni le droit d'empêcher le mal, ni le droit de faire le bien. Les impuissants et les incapables qui ont fait cette constitution à leur taille semblent avoir dit au Pouvoir : Tu seras la tête qui devra concevoir, mais tu ne pourras rien faire de ce que tu auras conçu ; tu seras le bras qui doit agir, mais tu ne pourras exécuter que ce que tu n'auras pas voulu ; et cependant tu seras responsable, en un mot tu seras le gouvernement non pour gouverner, mais pour être le bouc émissaire des fautes que tu n'auras pas commises... Le pouvoir législatif peut tout sans le pouvoir exécutif, il peut tout contre lui ; le pouvoir exécutif ne peut rien sans le pouvoir législatif, il ne peut rien contre lui... Ce n'est pas une constitution à modifier, c'est une constitution à refaire par la base.

De son côté, le Constitutionnel (15 avril) dans un article intitulé la Solution dit : Il y a maintenant une formule générale avec laquelle les gens s'abordent : Apportez-vous la solution ? Tout le monde sent en effet 'que la situation présente de la France est un problème posé, non un problème résolu ; que le pays ne peut pas définitivement appartenir à des institutions improvisées, et que la tente brûlante et trouée sous laquelle la France s'abrite... n'est pas la maison de famille où doivent grandir et se reposer ses enfants... Il se joue en France une comédie où tout le monde voit les ficelles du théâtre et le fard des acteurs, et cette comédie touche sensiblement à son terme, car... les augures... rient en se regardant... La grande et sérieuse difficulté du moment vient de ce que la situation est tirée à quatre partis... Lequel de ces quatre héritiers rôdant autour du lit de douleur de l'établissement de Février et dissimulant fort peu leur impatience collatérale réussira à surprendre le legs universel au détriment de l'élu du 10 décembre auquel la France entière l'a solennellement dévolu ?

On comprend quelle émotion de pareils articles devaient soulever. Aussi lit-on dans l'Ordre (16 avril) : Nous le disons avec douleur, trois ou quatre journaux,... nous ne savons sous quelle fatale inspiration, donnent au pays un des plus grands scandales dont le souvenir soit resté dans la mémoire des peuples. Que les charlatans populaires, les tribuns de carrefour, attaquent systématiquement les pouvoirs publics... c'est dans leur rôle ;... niais que (les hommes qui se sont donnés publiquement comme les interprètes les plus fidèles de la pensée du chef du gouvernement tournent en dérision les institutions et les lois..., versent à pleines mains le sarcasme, l'outrage et l'ironie sur (l'Assemblée)... voilà ce qui ne s'était jamais vu... A qui s'en prendre ?... Au Président de la République dont le Napoléon, le Constitutionnel, le Moniteur du soir et d'autres journaux, à la même heure, à l'envi, et comme par une espèce de concert, exaltent la personnalité et semblent appeler la dictature, en même temps qu'ils accusent, qu'ils dénigrent, qu'ils blessent ou qu'ils menacent l'Assemblée ?... Non !... Ce n'est pas Louis-Napoléon qui peut autoriser de telles attaques, excuser de telles folies, inspirer de telles violences !... Le lendemain il écrit (17 avril) : Le Constitutionnel se décide à sauver la France... Grâce au ciel et à M. Véron[2], cette solution tant attendue va nous être donnée... le Constitutionnel ne badine pas... Il a vaincu l'Europe, il ramène de Lodi et d'Arcole, des Pyramides et d'Aboukir, des grenadiers dont il est l'idole et qui, au premier geste, jetteront les sept cents par les fenêtres... Tout Paris battra des mains... Ce sera une illumination générale, une joie folle, indicible, immense. Déjà', rien qu'au spectacle de la répétition générale de ce 18 brumaire en papier, toutes les figures dans les rues sont épanouies... tout le long des boulevards on ne rencontre que des gens qui s'abandonnent aux transports d'une gaieté inconnue... L'avènement du Constitutionnel à la dictature ne coûtera sans doute demain de larmes à personne, car aujourd'hui il fait rire tout le monde. — Oui, mais l'Ordre riait jaune. — La Voix du peuple (16 avril) s'écrie : La dictature !... Voilà ce qu'on demande... Et qui donc a mission de parler ainsi au nom de la France si ce n'est elle-même ? Si elle a donné 5 millions de voix à Louis Bonaparte, n'en a-t-elle pas donné 9 millions à l'Assemblée pour laquelle on affecte tant de dédains ?... La Constitution, la République, le Suffrage universel n'existent donc plus qu'on ose parler ainsi de la dictature ?... Nous avons signalé ce grand crime de lèse-nation... Le peuple est averti, qu'il veille ! — L'Assemblée nationale (16 avril 1850) ne peut pas admettre que l'élection du 10 décembre ait été le résultat d'un vote spécial divinisé par un souffle créateur. C'est de la fantaisie politique. Le National (17 avril) ne comprend pas qu'on se contente de gémir et de lever les bras au ciel : Ce n'est pas tout que de s'émouvoir ; ce n'est pas tout que de s'aborder réciproquement d'un air inquiet en se disant : Où veut-on en venir ? Où en serons-nous dans six mois ? Ce n'est pas tout de prévoir une complication terrible... cette attitude passive, cette abdication... serait une véritable complicité... Il faut enfin aller au fond des choses ; il faut déblayer la situation de toutes les équivoques... Il faut déchirer... ce voile d'intrigues et d'arrière-pensées qui nous dérobe l'avenir d'ici à 1852... ; un pays comme la France... doit à sa dignité autant qu'à sa sécurité de ne pas rester à la merci des éternelles conspirations d'une camarilla sans pudeur, à la merci des impériales fantaisies d'ambitions aussi ridicules qu'odieuses... Nous ne saurions admettre qu'on vienne ainsi impunément, et à tout propos, suspendre sur notre malheureuse patrie l'éternelle menace d'un attentat... Une situation aussi intolérable ne saurait se prolonger... Chose étrange !... une révolte par en haut, voilà ce qu'on redoute !... Une menace a été publiquement dirigée contre la Constitution par des gens qui prétendent parler et agir au nom de M. Louis Bonaparte, par des gens que dans tous les cas le Pouvoir n'a pas désavoués... Il faut que cette menace soit retirée... Dans cette lutte annoncée... il faut que l'Assemblée prenne résolument parti !... Nous ne voudrions pas (30 avril) donner aux inepties politiques dont fourmille le dernier numéro de l'Empereur des dimanches[3] une importance qu'elles ne méritent point... auxquelles on ne peut pas même faire l'honneur du mépris... niais nous ne saurions admettre qu'une cohue de faméliques cupidités et de subalternes ambitions... vienne jeter le trouble dans les esprits par des paroles dont le ridicule n'atténue pas complètement la menace. S'il y a quelque part des Thériakes politiques, des gens énervés de l'opium de leurs rêves, démangés du prurit tracassier d'un bonapartisme à la fois aigu et chronique, faisant en pensée un perpétuel effort vers l'impossible, que ces maniaques se bornent à échanger entre eux dans leur charenton privé les maladives illusions de leurs cerveaux en délire...

A la séance de l'Assemblée du 17 avril, dans la discussion du budget, M. Dufaure se plaint de ce que le pays n'a pas un instant de repos, de ce que certains journaux attaquent violemment les institutions, les lois, la représentation nationale, qu'on tient la France haletante devant un fantastique coup d'État ; il attend une protestation ministérielle contre ces bruits persistants d'attentat contre l'Assemblée. Le ministère ne répondant pas, un député, M. Joly, le somme impérieusement de s'expliquer sur la campagne menée par la presse bonapartiste. Quant à l'Assemblée, elle ne conspire point contre la République. N'a-t-elle pas accueilli par la question préalable l'imprudente proposition dans laquelle on lui demandait que le peuple prononçât entre la République et la monarchie[4] ? M. Baroche, ministre de l'intérieur, monte à la tribune : Le Pouvoir, dit-il, n'est responsable que de ses actes... Ceux qui prétendent parler au nom du Pouvoir parlent à leurs risques et périls, et non pas aux nôtres... Soyez-en sûrs, ceux qui diront, ceux qui imprimeront que le Pouvoir exécutif a le projet de faire un coup d'État... se rendront coupables d'un délit... Ils seront poursuivis... le National l'est en en ce moment... (Exclamations à gauche : Et le Napoléon ! et le Constitutionnel...) Le gouvernement considère comme une attaque l'allégation de vouloir faire un coup d'État, allégation que M. Dufaure a été obligé de réfuter comme une chimère inventée par les ennemis du gouvernement, et que, quant à moi, au nom du gouvernement, je repousse tout comme l'honorable M. Dufaure l'a fait à l'époque où il était au Pouvoir.

Ainsi que l'avait été M. Dufaure, M. Baroche était parfaitement sincère. Comment ne l'aurait-il pas été ? Le prince alors ne doutait pas que la pression de l'opinion publique ne dût imposer la révision de la Constitution et, par suite, la prolongation de ses pouvoirs.

Le lendemain, dans une délibération sur tin projet de loi relatif à la déportation, M. Jules Favre reprend la discussion soulevée par M. Dufaure. Il s'élève contre ce système inouï qui consiste à remettre sans cesse en question ce qu'on adore officiellement pour le maudire dans le huis clos des rancunes particulières. Est-ce qu'il n'a pas été dit clairement que ces publications, elles étaient faites à côté du gouvernement ? Est-ce qu'il n'a pas été dit, dans une autre circonstance à cette tribune, qu'une de ces feuilles, — celle qui s'acharne surtout (contre) l'Assemblée (en déclarant) qu'elle est un embarras, un obstacle, que le Pouvoir exécutif n'est pas assez grand, que pour les hautes destinées de celui qui le détient il faut un horizon sans limites... — était, à n'en pas douter, écrite non pas à côté, mais précisément par celui-là même qui pourrait être incriminé même par un soupçon ? Est-ce que ce soupçon qui a été catégoriquement exprimé a été éclairé ? Est-ce que ces choses n'en valent pas la peine ? Est-ce que par hasard votre Souveraineté pourrait être traitée avec dédain ? .Est-ce qu'ayant été ainsi insultée, on pourrait se retrancher derrière je ne sais quel équivoque silence et dire : Nous ne sommes pas responsables des publications que nous n'avouons pas ? Il ne suffit pas, Messieurs, de ne les pas avouer ; il suffit de ne les pas désavouer ; et dans cette absence de désaveu solennel, d'explications catégoriques, il y a attentat contre la majesté du peuple.

L'argumentation était pressante. L'orateur disait le mot de la situation : Désavouez ! désavouez donc ! — La seule réponse satisfaisante eût été l'ordre de poursuivre le Napoléon, le Dix Décembre, le Constitutionnel ; mais le gouvernement se gardait bien de le donner ; comment sévir contre des enfants terribles, il est vrai, mais qui vous adorent ? M. Rouher, ministre de la justice, répondait péniblement : Si l'autorité est ébranlée en France, cela tient aux attaques incessantes et obstinées que vous dirigez contre elle ; cela tient à cette passion qui fait que, malgré les réponses les plus catégoriques et les plus absolues, malgré les réponses qui datent d'hier, on renouvelle toujours et incessamment les accusations. On nous place sous l'empire de l'idée que nous préméditons je ne sais quel coup d'État en s'emparant d'articles épars dans des journaux qui ne nous appartiennent pas et que nous ne dirigeons pas. Pourquoi semer la discorde entre les grands Pouvoirs, lorsque dans tout le langage qui est tenu par le Président de la République et par le gouvernement nous manifestons incessamment le désir de marcher sympathiquement avec l'Assemblée, de faire le bien avec elle ?

Ce qui était vrai, c'est que le prince, tout en suivant imperturbablement sa politique personnelle, était toujours très désireux de s'entendre[5] avec les anciens partis. Il ne croyait pas la chose impossible, et dès lors il n'était pas de concessions auxquelles il ne fût résigné pour atteindre ce résultat. Aussi nous allons le voir, lui, l'homme du suffrage universel, consentir à la présentation d'un projet de loi restrictif du droit de vote. C'est pour cela, encore, qu'il était plein d'attentions et d'égards pour le général Changarnier, personnage vaniteux et d'intelligence fort courte, qui se croyait un grand homme depuis qu'on lui avait affirmé qu'il avait sauvé la patrie[6]. Il.lui laissait entendre qu'au cas où un nouveau régime serait établi, il y occuperait une grande place, la seconde place, avec la dignité de connétable[7]. Mais le général n'avait pas confiance dans l'étoile de Louis Bonaparte, et il caressait secrètement l'espoir d'un protectorat personnel ou d'une restauration monarchique. A cette époque on craignait un mouvement populaire dans les faubourgs et on s'en occupait souvent au conseil des ministres, où le général Changarnier avait entrée. Un jour, pendant une absence du Président, il dit à demi-voix à MM. d'Hautpoul, Fould, Rouher : Ah çà ! si la guerre civile recommence, j'espère que ce ne sera pas pour ce Thomas Diafoirus que le boudin grillera. Après la bataille, je monterai à la tribune, et cette fois la récompense sera pour le vainqueur[8]. A partir de ce jour le Président, auquel le propos fut immédiatement rapporté, résolut de s'affranchir de la tutelle du général et de le remettre enfin à sa place. Un des rédacteurs du Napoléon disait alors : La plaisanterie Changarnier commence à avoir assez duré. Et en effet le brave général était une quantité négligeable ; et avec sa prétention d'être un homme nécessaire, de tenir le Président en échec, et d'être là au grand moment pour imposer une solution, il était tout bonnement ridicule.

Dans la séance du jeudi 9 mai, M. Baroche, ministre de l'intérieur, produit un mouvement prolongé dans l'Assemblée législative en déposant un projet de loi[9] ayant pour objet de porter de six mois à trois ans le temps de domicile nécessaire à l'inscription sur la liste électorale. Dans la séance du 18 mai, M. Léon Faucher, rapporteur, déclare que le scepticisme le plus immoral travaille sans relâche à dissoudre la société attaquée de front par l'anarchie, que chaque élection a doublé les anxiétés de l'opinion publique, que le gouvernement a jugé la législation électorale défectueuse et dangereuse, et que la commission partage cette conviction au plus haut degré. Quatre cent soixante et une voix se prononcent pour l'urgence contre deux cent trente-neuf. Le 21 mai, le général Cavaignac combat la loi : la Constitution n'a pas entendu faire de la continuité du domicile une capacité électorale, on invente le cens domiciliaire, le projet de loi donnerait le suffrage restreint, on va rétablir la fiction du pays légal. Victor Hugo dit : Il y a dans l'année un jour où le manœuvre, l'homme qui gagne son pain à la sueur de son front, prend dans sa main durcie et ennoblie par le travail tous les pouvoirs, les représentants, le Président de la république, et dit : La puissance, c'est moi ! (Bravos à gauche.) Il y a dans l'année un jour... où la plus étroite poitrine se dilate à l'air des grandes affaires publiques. (Rires à droite.) Regardez l'ouvrier qui va au scrutin, il y entre avec le front triste du prolétaire accablé, il en sort avec le regard d'un souverain !... M. Pascal Duprat prend ensuite la parole, et nous donne en quelque sotte la photographie de l'élection du 10 décembre en nous montrant quels sont les électeurs du prince. De la part d'un tel adversaire du bonapartisme les déclarations qu'on va lire ont une importance et une valeur de premier ordre. Quelle va être la situation du pouvoir exécutif à l'égard de ses six millions d'électeurs ? Je serais en vérité tenté de croire que les hommes qui ont inspiré cette loi au Président ne sont pas ses amis les plus intimes, ses plus chauds partisans. (Sourires à gauche.) Vous savez comme moi ce qu'a été l'élection du 10 décembre, quels étaient les hommes qui avaient voté principalement pour M. Louis Bonaparte, où il avait recruté cette immense armée électorale qui lui donnait une si grande puissance, c'étaient surtout les ouvriers de nos villes, c'étaient encore les ouvriers des campagnes, les paysans qui n'avaient guère d'autre éducation, d'autre souvenir que la tradition éclatante de l'Empire et du nom qui le représente... (Quoi) encore ? Des vieux soldats. Qui encore ? La masse flottante de ces ouvriers que vous appelez des vagabonds et qui... s'attachaient à tout ce qu'il y avait eu de grand dans le passé. Voilà quels étaient les électeurs du 10 décembre ! Eh bien, que vient-on proposer aujourd'hui au nom de ce même pouvoir ?... Ces vieux soldats, ils sont rayés des listes électorales. Les paysans, les ouvriers de nos campagnes, ceux qui s'étaient portés avec un entraînement tout militaire vers ce nom glorieux, on les exclut également en grande partie. Enfin ces ouvriers des villes, qui les premiers ont fait cesser l'exil de M. Louis Bonaparte, qui sont allés le chercher en Angleterre dans la solitude de l'exil, comment les traite-t-on ? On les chasse, eux aussi, des collèges électoraux... Cette loi n'a pas été inspirée par des amis du Président, car voyez quelle position vous lui faites, vous attaquez dans sa source sa propre puissance. — M. Canet fait remarquer que le projet de loi est élaboré par les hommes qui ont été repoussés le 31 octobre, et que la main de l'élu du 10 décembre se présente enlacée avec la leur. — M. de Montalembert, appuyant le projet de loi, dit incidemment : Vous rendez la vie dure à la Constitution en la représentant toujours comme violée ou prête à l'être. (Hilarité.) Vraiment il y a là quelque chose de puéril. Mais la violation d'une Constitution ne se discute pas, cela se sent, cela se démontre par l'évidence, cela éclate au grand jour, et cependant vous en faites l'élément quotidien et perpétuel de la polémique, cela est puéril, cela est ridicule... Cela me rappelle la fable de ce petit imbécile de berger qui se mettait à crier au loup à tout propos et hors de propos, et qui fit si bien que lorsque le vrai loup survint (hilarité générale et prolongée) personne ne bougea, personne ne vint au secours de ce berger. — M. de Lamartine (23 mai) attaque le projet. — M. Baroche déclare qu'une modification profonde à la loi électorale est une nécessité absolue pour le salut de la République. Jules Favre (24 mai) n'admet pas que le gouvernement soit sincère lorsqu'il présente la nouvelle mesure proposée comme ayant pour but de consolider l'établissement républicain. Est-ce que vos organes accrédités n'ont pas dit nettement qu'il fallait hic et nunc sortir de la constitution, à l'instant même, sans tarder, qu'il n'y avait qu'une solution possible, l'Empire... Quelle est la conséquence (de la loi) ? C'est que l'Assemblée actuelle, que le Président de la République sont sortis d'un suffrage qui n'a été ni sincère, ni loyal, et qui ne peut être l'expression de la volonté du pays. (Interruption prolongée.) M. Thiers vient déclarer que le danger est immense, et qu'on n'a exclu que la multitude, la vile multitude qui a perdu toutes les républiques, la misérable multitude (qui) a livré à tous les tyrans la liberté de toutes les républiques, qui a livré à César la liberté de Rome pour du pain et des cirques... qui, après avoir accepté en échange de la liberté romaine du pain et des cirques, égorgeait les empereurs, qui tantôt voulait du misérable Néron et l'égorgeait quelque temps après..., qui prenait Galba et l'égorgeait quelques jours après..., qui voulait débaucher Othon, qui prenait l'ignoble Vitellius et qui, n'ayant plus même le courage des combats, livra Rome aux barbares... C'est cette vile multitude qui a livré aux Médicis la liberté de Florence, qui en Hollande a égorgé les de Witt, c'est cette vile multitude qui a égorgé Bailly, qui a applaudi au supplice (qui n'était qu'un abominable assassinat) des Girondins, qui a applaudi ensuite au supplice mérité de Robespierre, qui applaudirait au vôtre, au nôtre, qui a accepté le despotisme (lu grand homme, qui a applaudi ensuite à sa chute, et qui en 1815 a mis une corde à sa statue pour la faire tomber dans la boue !... (Applaudissements et bravos répétés sur tous les bancs de la majorité.) — Grévy, le général de Lamoricière, combattent la loi que Berryer appuie. Dans la séance du 31 mai, la loi est votée par 433 voix contre 241, et elle est promulguée le 3 juin[10].

— Au commencement de juin, le Président procède à l'inauguration du chemin de fer de Creil à Saint-Quentin. Il part accompagné notamment du colonel Vaudrey, du colonel Edgard Ney, du commandant Fleury, du docteur Colineau. Aux abords de la gare du Nord, une nombreuse population ouvrière se presse sur son passage et l'accueille avec de chaleureux témoignages de sympathie ; à Pontoise, toute la ville s'est transportée à la gare et crie : Vive Napoléon ! vive le Président ! A Creil, le Président passe la revue des pompiers qui l'acclament ; à Compiègne, nombre de femmes élégantes occupent les bâtiments de la station et joignent leurs saluts enthousiastes aux vivats de la foule. Le convoi arrive à Noyon, qui, dit le Moniteur, vit naître et mourir la race des Carlovingiens ; où le chef de la race des Capétiens fut élu roi... dont l'histoire atteste que la vieille France elle-même a par deux fois rejeté mie race dégénérée pour adopter celle que Dieu suscitait dans les jours de crise avec la mission de la sauver. Les cris de : Vive Napoléon ! vive le Président ! ne cessent de retentir. Il en est de même à Chauny, où l'enthousiasme ne connaît pas de bornes. A Saint-Quentin, le Président se rend tout d'abord à la cathédrale pour y entendre la messe dominicale. L'évêque de Soissons le reçoit et lui dit : Cet acte de foi vous honore... En voulant consacrer cette circonstance par un hommage rendu à Dieu, vous avez prouvé une fois de plus combien vous vous plaisez toujours à intéresser le ciel à tout ce qui peut contribuer à l'honneur et au bonheur de la France. Le prince répond : Monseigneur... avec vous je reconnais de plus en plus que la puissance de la religion est indispensable pour consolider le bien du pays. Je suis heureux que vous vouliez bien bénir mes efforts, et je vous prie d'intéresser le ciel à leurs succès. Puis la musique de la garde nationale marie ses symphonies aux voix sonores du clergé[11]. Le Président se rend à l'Hôtel de ville au bruit de l'artillerie, des cloches, des tambours, des musiques, et d'un hourra de 40.000 spectateurs qui couvrent les toits et encombrent les trente rues adjacentes[12]. En chemin, il passe en revue les gardes nationaux de la ville et des environs qui lui font une ovation. A l'Hôtel de ville, il répond aux paroles de bienvenue du maire : Je recherche avec plaisir les occasions qui me mettent en contact avec ce grand et généreux peuple qui m'a élu, car, chaque jour nie le prouve, nies amis, les plus sincères, les plus dévoués, ne sont pas dans les palais, ils sont sous le chaume ; ils ne sont pas sous les lambris dorés, ils sont dans les ateliers, dans les campagnes. Je sens, comme disait l'Empereur, que ma fibre répond à la vôtre, que nous avons les mêmes intérêts et les mêmes instincts[13]... Le soir, banquet. Quand le prince parait, un long mouvement d'intérêt, de curiosité et de sympathie dirige toutes les têtes, tous les regards vers sa personne. Il répond au toast du maire : Si j'étais toujours libre d'accomplir ma volonté, je viendrais parmi vous sans faste, sans cérémonie. Je voudrais, inconnu, me mêler à vos travaux comme à vos fêtes pour mieux juger par moi-même de vos désirs et de vos sentiments. Mais il semble que le sort mette sans cesse une barrière entre vous et moi, et j'ai le regret de n'avoir jamais pu être simple citoyen de mon pays. J'ai passé, vous le savez, six ans, à quelques lieues de cette ville, mais des murs et des fossés me séparaient de vous. Aujourd'hui encore les devoirs d'une position officielle m'en éloignent. Aussi est-ce à peine si vous me connaissez, et on cherche sans cesse à dénaturer à vos yeux mes actes comme mes sentiments. Par bonheur, le nom que je porte vous rassure, et vous savez à quels hauts enseignements j'ai puisé mes convictions. La mission que j'ai à remplir n'est pas nouvelle, on sait son origine et son but. Lorsqu'il y a quarante-huit ans le premier Consul vint inaugurer le canal de Saint-Quentin... il vous disait : Tranquillisez-vous, les orages sont passés. Les grandes vérités de notre révolution, je les ferai triompher, niais je réprimerai avec une égale force les erreurs nouvelles et les préjugés anciens en ramenant la sécurité, en encourageant toutes les entreprises utiles. Je ferai naitre de nouvelles industries pour enrichir nos champs et améliorer le sort du peuple. Eh bien, encore aujourd'hui ma tâche est la même. De la révolution il faut prendre les bons instincts et combattre hardiment les mauvais. Il faut enrichir le peuple par toutes les institutions de prévoyance et d'assistance que la raison approuve, et le bien convaincre que l'ordre est la source première de toute prospérité. Mais l'ordre pour moi n'est pas un mot vide de sens que tout le monde interpréter à sa façon. Pour moi, l'ordre, c'est le maintien de ce qui a été librement élu et consenti par le peuple, c'est la volonté nationale triomphant de toutes les factions... L'effet de ce discours fut immense. Comment ne pas applaudir ces idées élevées, généreuses, démocratiques ?

Sur le passage du prince les manifestations ardemment sympathiques se produisent avec un ensemble et une force qui ne permettent d'en nier ni la sincérité ni la spontanéité. Les spectateurs semblent se multiplier comme par magie. Les vivats sont immenses et répétés. A voir l'enthousiasme de ces populations, on comprend que l'influence et le prestige du nom de Napoléon sont irrésistibles. A la Fère, la route est bordée d'une épaisse haie de gens de la campagne accourus de tous les villages voisins. Tout le monde est sur pied à plusieurs lieues à la ronde. Le Président passe une revue de la garnison, et la troupe l'acclame. Au banquet, le maire lui souhaite d'accomplir la haute mission qu'il a reçue du pays tout entier. Le Président dit : La religion cherche à propager la foi en honorant ses martyrs ; eh bien, nous aussi, nous propagerons les traditions de patriotisme et de gloire dont cette ville garde le dépôt sacré en l'honorant pour le soin avec lequel elle conserve l'esprit militaire. A Chauny, où il s'arrête au retour, l'affluence est toujours inouïe ; c'est un flot ininterrompu de gardes nationaux, d'ouvriers, de paysans qui acclament, qui acclament encore, qui acclament toujours. Il n'y a plus qu'un mot, qu'un nom : Napoléon ! On entend aussi : Vive le père des ouvriers ! C'est un immense cri d'amour. Le maire lui dit qu'il est appelé à sauver la société. Le Président lui répond notamment qu'il aime à se voir entouré des travailleurs, qui sont l'objet de sa constante sollicitude[14]. Le doyen du clergé, l'abbé Duclerc, le harangue : Vous êtes (un) homme providentiel, et Dieu s'est servi du peuple lui-même pour manifester d'une manière bien éclatante le choix qu'il faisait de vous. Le Moniteur du soir, en rendant compte de ce voyage triomphal, dit que partout c'est une joie immense : A Saint-Quentin, au banquet, ce n'était pas sur les illustres personnages que les regards se portaient... c'était sur un vieillard vêtu d'une blouse sur laquelle on voyait briller l'étoile des braves et qui dinait à la même table que le Président de la République. Cette distinction accordée à la bravoure et au mérite était allée chercher un domestique de ferme. Un acte comme celui-là frappait l'imagination des masses et grandissait, s'il était possible, la popularité du prince. Le Moniteur du soir ajoute : Plus nous avançons dans ce récit, et plus nous sentons vibrer profondément au cœur des masses les grands souvenirs d'ordre et de grandeur que le consulat et l'empire ont laissés dans toutes les mémoires, et plus nous reconnaissons combien est réel, puissant, universel, l'amour du peuple pour le neveu de l'homme qu'il appelle toujours son Empereur... Il faut avoir vu... il faut avoir entendu... il faut avoir été témoin... Où étaient donc à ce moment-là les rédacteurs du National, du Siècle, de la Presse, de l'Ordre ?... Il leur aurait suffi de faire le voyage de Chauny... Nulle part peut-être on n'a moins crié : Vive la République ! Nulle part on n'a crié autant : Vive l'Empereur !... Nous ne le noterions pas, cc cri, s'il n'eût été répété par tant de voix que notre rôle d'historien nous impose le devoir de le constater...

— Dans la séance du fi juin, M. de la Rochejaquelein dépose son rapport sur le projet de loi relatif à l'achèvement du tombeau de Napoléon. Après avoir fait l'historique de l'affaire et rappelé que sous Louis-Philippe, à la Chambre des députés, on était unanime, dans l'opposition comme dans la majorité, pour qu'on exécutât une œuvre digne de la France et digne du héros, il ajoute : Quelles que fussent les appréciations des partis ou des individus sur Napoléon ; quels que fussent les souvenirs différents qui se rattachent pour chacun de nous à cette grande existence, Napoléon était pour tous ce qu'il est aujourd'hui, la grande figure historique qui domine une époque glorieuse pour la France. Les tristes revers qui ont suivi les victoires de l'Empereur n'ont pas même affaibli l'impression de son souvenir. La générosité du caractère français se révèle même dans ses injustices, car jusqu'ici la nation ne veut pas attribuer à Napoléon la responsabilité de ses fautes, tant est profonde et durable la. fascination de la gloire ! Appréciation absolument juste. C'est en vain que les journaux opposants répétaient à satiété : L'Empire, c'est la guerre ! l'Empire, c'est l'invasion ! l'Empire, c'est l'effroyable aléa de la prédominance d'un seul ! La France sans se lasser répondait : Vive l'Empereur ! Le 12 juin, l'Assemblée vote[15] le projet de loi sans qu'une seule voix s'élève, sinon pour protester, du moins pour placer à côté de l'hommage patriotique la leçon de l'histoire. On n'entend que le général Pellet qui d'une voix émue et tragique vient dire à la tribune : Au nom des vétérans de la vieille armée, au nom de ceux de la garde impériale, au nom de six millions de votes qui ont constaté le culte religieux que le peuple français n'a cessé de professer envers l'empereur Napoléon... j'adjure l'Assemblée de maintenir dans le projet la statue équestre qui en faisait partie...

— Le Président de la République avait 600.000 francs de traitement et 600.000 francs de frais de représentation. C'était pour l'époque une dotation plus que suffisante. Il est vrai que le chef de l'État s'appelait Napoléon, et que les charges de toutes natures devaient être beaucoup plus lourdes pour lui qu'elles ne l'eussent été pour tout autre. Mais dans des circonstances normales cette allocation d'un million deux cent mille francs lui aurait permis de faire face à ses multiples obligations. Seulement, par la force des choses, par le vœu latent de la nation, il était candidat à l'Empire, et cette situation, jointe à la nécessité d'assurer l'existence et de rémunérer les services inoubliables des amis des mauvais jours, lui causait de grands et impérieux besoins d'argent. Aussi le ministère vint-il déposer (21 juin) un projet de loi augmentant de 2.400.000 fr. les frais de représentation de la présidence. Une commission est nommée, et bientôt M. Flandin dépose, en son nom, un rapport qui propose de réduire à 1.600.000 francs le crédit demandé et de ne l'accorder qu'à titre extraordinaire. Les mœurs républicaines, dit le rapporteur, dans l'état de notre civilisation, n'excluent assurément ni le luxe brillant des fêtes, ni celui des libéralités ; le luxe alimente l'industrie... les libéralités faites avec discernement assistent le talent ou soulagent le malheur ; mais c'est tomber dans l'exagération que de considérer aujourd'hui le chef de l'État comme une seconde providence. Ce n'est pas à lui seul, comme sous la monarchie, qu'appartient la grande et noble tâche d'encourager les arts et les sciences, de récompenser le mérite, de soulager les infortunes ; elle est réservée à la République elle-même, représentée... par l'Assemblée et le Président... (Les libéralités doivent) être soumises à des conditions d'appréciation... auxquelles ne pourrait satisfaire la distribution nécessairement rapide et très souvent instantanée des largesses présidentielles. Les bonnes intentions de ce haut fonctionnaire seraient chaque jour trahies ou trompées par l'audace, l'intrigue ou le mensonge... Nous apprécions ce qu'impose de sacrifices à l'élu du 10 décembre le grand nom qu'il porte... ; nous ne nierons même pas que le traitement présidentiel ne dût prendre de plus grandes proportions pour le neveu de Napoléon, mais nous croyons que l'on a fait une part convenable à ces légitimes exigences... d'abord en ajoutant au traitement constitutionnel une allocation égale pour frais de représentation et en l'affranchissant ensuite de toutes les dépenses inhérentes à l'habitation et qui figurent au budget pour plus de 200.000 francs. (En outre)... la caisse du ministère de l'intérieur acquitte pour une somme annuelle d'environ 150.000 francs des bons de secours recommandés par le Président. Dans cette situation, convenait-il d'élever... au sextuple le traitement constitutionnel ? La commission a considéré que le gouvernement se méprenait dans son appréciation... de la mission et du rôle départis au Président par la Constitution. Elle a pensé qu'un ensemble d'allocations s'élevant à 3.600.000 francs constituerait une véritable liste civile... La commission a apprécié ce que l'élévation du neveu de l'Empereur au rang suprême... lui avait imposé d'obligations._ en dehors des devoirs de la charge, et, considérant comme une dette du pays dans une certaine limite le legs d'infortunes... fait à l'héritier du nom de Napoléon, elle s'est appliquée à donner au décret qu'elle propose l'honorable caractère d'une compensation en quelque sorte nationale... (La déclaration du ministère de ne pas accepter de réduction) a péniblement affecté la commission... Éloignée de tout dessein de vaine opposition ou de mesquine hostilité... convaincue de la nécessité de maintenir un complet accord entre l'Assemblée et le Président, disposée dans ce but à se montrer facile pour un accommodement honorable, la commission ne pouvait se résigner à abdiquer... (La minorité de la commission n'admet pas de) parallèle entre le traitement du Président aux États-Unis et celui du Président en France. Celui-là, dit-elle, habite la petite ville de Washington qu'il quitte rarement ; s'il voyage, les municipalités se chargent des dépenses ; il ne préside pas aux fêtes ; il ne passe pas de revues de troupes (rires et rumeurs prolongés à gauche) ; il a peu de grandes réceptions. Que si maintenant on songe aux devoirs si multipliés et si dispendieux du Président de la République française dans l'état des mœurs du pays, des habitudes enracinées par plusieurs siècles de monarchie, on sera convaincu qu'il n'y a pas de disproportion entre les deux traitements. C'est pourquoi la minorité entend maintenir le chiffre demandé... La présentation du projet a paru inopportune, mais le rejet, en tout ou en partie, aurait à un degré bien plus fâcheux le caractère d'inopportunité... Telles furent... les raisons de la minorité Malgré la valeur décroissante de l'argent depuis soixante ans et le progrès du luxe, aucun des successeurs de l'illustre Washington n'a demandé d'augmentation de traitement. Dans les circonstances actuelles, n'est-ce pas aussi pour l'Assemblée un devoir impérieux d'être économe, en toutes choses, des deniers des contribuables ? Qui pourrait, de bonne foi, prendre pour un acte d'hostilité un désir d'économie qui a sa source dans l'amour du peuple ?... Une pétition a été renvoyée... à la commission, signée par un certain nombre d'habitants de Paris..., (ayant) pour objet d'inviter l'Assemblée à porter à six millions le traitement annuel du Président (rumeurs à gauche) et à lui assigner pour demeure le château des Tuileries... (Nouvelles rumeurs.) Il nous a paru qu'il suffisait de la mentionner... Cette dernière phrase contenait toute la pensée du rapport.

Le Moniteur du soir (6 juin 1850), en présence de l'accueil défavorable fait par l'Assemblée au dépôt du projet de loi, avait dit quelques jours avant le dépôt du rapport : Nous nous sentons humiliés dans notre orgueil national d'avoir à justifier devant l'Europe qui écoute une demande de fonds aussi naturelle, aussi légitime, nous pourrions ajouter aussi modeste... Est-ce donc au chef de l'État que ces deux millions sont donnés ? Non ! C'est à l'industrie, c'est au talent, c'est au malheur... Il n'en sera que le distributeur... N'est-il pas naturellement la providence des familles pauvres, des vieux militaires, des infortunes secrètes... ? (Il reçoit) quotidiennement deux cents demandes de secours... quand il ne donnerait que 10 francs à chacun... ce serait encore 200 francs par jour, 60.000 francs par mois, 720.000 francs par an... Quand de vieux soldats... tendent la main... pour lui demander du pain, lui, le neveu de leur héros, peut-il refuser ?... La France est ainsi faite qu'elle ne comprend le pouvoir qu'environné de cette splendeur matérielle qui est à ses yeux l'image de la force morale. Le peuple est ainsi façonné qu'il considérera toujours le chef de l'État, qu'il se nomme président, empereur ou roi, comme devant être sa providence visible... Les républicains n'ont pu... arracher en deux ans des entrailles de la France les mœurs et les habitudes que quatorze siècles de gouvernement monarchique y ont enracinées... Le principe (15 juin 1850) d'autorité est un de ces grands principes sur lesquels le pouvoir ne peut ni transiger ni faiblir sans déserter la cause même de l'ordre et de la civilisation. Appuyé sur la force qu'il tient de la volonté du peuple, il ne peut pas permettre qu'on abaisse dans la personne de l'élu de la France le principe d'autorité, il ne le permettra pas... la France qui l'a élu ne veut pas qu'on l'humilie ni qu'on l'affaiblisse. Il obéira à cette volonté de la France, il ne se laissera ni affaiblir, ni humilier... Que ce gouvernement (21 juin 1850) disparaisse, et c'est une épouvantable révolution qui se produit, c'est le crédit qui s'évanouit, le capital qui disparaît, le travail qui cesse, le chômage qui recommence, c'est la ruine partout, partout la misère, partout la faim et le désespoir... c'est le communisme associant ses monstruosités aux fureurs de la démagogie. Le pays n'aurait pas assez d'anathèmes contre les fous qui ne craindraient pas de jouer ce jeu terrible en rejetant la loi...

De pareilles exagérations n'étaient pas faites pour ramener les récalcitrants ; elles l'étaient d'autant moins que l'organe semi-officiel avait publié, quelques jours auparavant, un article (28 mai 1850) où il était dit : ... De quelle hauteur cette colossale figure de Napoléon Ier ne domine-t-elle pas les figures des plus célèbres constituants et des plus terribles conventionnels ? Auprès de ce géant du siècle aujourd'hui quels pygmées que ceux... qui ont tenu le plus de place... et d'eux tous il ne reste rien, rien que des phrases et des crimes. Du cerveau de l'Empereur il est sorti une organisation de la France nouvelle, toute une reconstruction de la société moderne... II n'y avait plus ni culte, ni gouvernement... l'autorité divine avait disparu comme l'autorité humaine... ce génie prodigieux les rappelle. S'il fut accepté, s'il fut béni... c'est qu'il sut être l'homme des temps nouveaux, l'homme du peuple et de la Révolution, niais du peuple laborieux et de la Révolution dessouillée. C'est par ce côté surtout que l'Empereur éternellement grand restera éternellement populaire. Il ne faut pas chercher ailleurs la source de ce sentiment profond qui a fait de lui l'idole de la France... Les masses ont reconnu dans le héros d'Arcole, d'Aboukir, de Friedland et d'Austerlitz, l'idée de 1789 faite gouvernement !...

L'Univers (28 mai) déclare qu'il n'y aurait pas de dignité à l'humilier sur une question d'argent. (D'ailleurs, qu'a-t-on à craindre ?...) Il est clair (29 mai) que l'armée n'est pas napoléonienne... tout empire commence par un empereur, c'est-à-dire par un général (imperator), devenu maitre des troupes par ses talents militaires, ses victoires... Le chef de l'État n'a aucun des antécédents nécessaires pour la fondation d'un empire... Après trente-cinq ans, le charme est détruit, et l'Empire ne peut renaître sans une nouvelle fascination de génie et de gloire.

Le Constitutionnel (29 mai) considère comme impossible qu'on ne vienne pas demander à ce chef de l'État républicain ce qu'on demandait à ses prédécesseurs monarchiques, (car) la puissance qu'il tire de la Constitution est accrue de celle qui est inhérente à cette prodigieuse majorité d'une élection sans exemple ; cela est impossible quand cet élu de six millions de Français s'appelle Bonaparte... Vous ne voulez pas que (16 juin 1850) le Président... ait un train de maison digne du rang qu'il occupe, vous trouvez mauvais qu'il donne des fêtes... Vous vous indignez parce qu'il représente dans un pays où tout le monde représente... Eh ! que faisait donc M. Marrast ?... Ne vous souvient-il plus... de ces dîners fins sans fin, de ces tables ouvertes à tout venant, de ces voitures du roi déchu qui stationnaient dans la cour ?...

Le Journal des Débats (17 juin) se demande comment les destinées de la France seraient suspendues à un pareil fil. 600.000 francs de plus accordés au Président exposeraient le pays aux aventures que l'on redoute et aux dangers d'une restauration impériale ! Avec 600.000 francs de plus donnés au Président... la France serait perdue ! Avec 600.000 francs de moins elle serait sauvée ! Le salut de la société dépend de l'union (des deux pouvoirs), et elle serait de nouveau compromise par le rejet du crédit... Voilà le danger que nous voulons conjurer à tout prix... Il blâme (22 juin) aussi la forme et le ton du rapport de la commission. Il ajoute enfin (24 juin) : Au moment du vote, que chaque représentant se demande si le supplément de traitement réclamé par le chef de l'État n'est pas en rapport avec les services qu'il a rendus à la cause de l'ordre... Nous sommes convaincus que l'opinion publique a résolu cette question à l'avantage du Président... Le rejet de la loi blesserait le senti. ment national... La considération et l'autorité de l'Assemblée en souffriraient... L'opinion... ne comprendrait pas que l'accord des deux pouvoirs et le salut du pays fussent remis en question pour 600.000 francs. Le Dix Décembre (9 juin 1850) s'écrie : Un acte d'hostilité contre le Président ! Et pourquoi ? Quand a-t-il manqué à ses engagements envers le parti de l'ordre ? Quand a-t-il failli dans sa lutte contre l'anarchie ? Quand a-t-il trompé un instant les espérances que la France avait mises en lui ? Et quand le prince a gouverné jusqu'ici avec fermeté, avec habileté, avec courage ; lorsque, oublieux de ses intérêts personnels, il a par amour de la paix, de la légalité, de la Constitution, refusé, on peut le dire, les hautes destinées que les six millions du 10 décembre lui offraient, on irait lui faire un affront, le jeter dans des embarras personnels... Ce serait une lâcheté et une ineptie. La France doit la paix, l'ordre... au gouvernement du Président... Le pays l'honore et entend qu'on l'honore... Tant pis pour ceux qui ne tiendraient pas compte des vœux du pays !... — Vous vous plaignez du cri de : Vive Napoléon ! (12 juin) — Croyez-vous qu'il faille un mot d'ordre pour le faire éclater ? Croyez-vous que des poitrines françaises ne se dilatent pas d'elles-mêmes à ce cri glorieux ?... Tout le monde comprendra (16 juin) qu'un pareil refus s'adresse au Président de la République, à son autorité qu'on ne veut pas étendre, à son pouvoir qu'on ne veut pas consolider... Ne comprenez-vous pas (20 juin) que si le Président paraît aux populations le plus sûr garant de la paix... elles feront de lui avec vous, sans vous, et s'il le fallait, malgré vous, le dépositaire de... leur destinée... Il y a au fond (26 juin) de l'Assemblée une pensée d'hostilité flagrante et permanente contre le prince. La France l'a choisi pour la sauver ; l'Assemblée ne l'a accepté que pour l'annuler en attendant qu'elle s'en débarrasse. Voilà en deux mots la situation dans toute sa désespérante vérité... Nous n'avons (27 juin) qu'une planche de salut, et la coalition des vieux partis cherche à la scier sous nos pieds.

Le Pays estime que la nation...veut de l'éclat et de la magnificence autour du pouvoir... Chacun reconnaît la nécessité du crédit demandé... Toujours dans notre pays les infortunés lèveront les mains vers le chef de l'État pour lui demander assistance. Faudra-t-il donc qu'ils les lèvent en vain suivant les théories de la commission ? La raison sérieuse, c'est qu'on craint de voir le chef du gouvernement sortir de la sphère républicaine et ouvrir la voie à tin régime tout différent. On n'exprime pas cette pensée tout haut, mais on la conserve secrètement, et plus que tout autre, soyons-en sûrs, elle a dicté les résolutions de la commission. Faut-il s'y arrêter ? Ce n'est pas par un crédit qu'on peut modifier l'état de choses qui nous régit, et si une telle éventualité était dans l'avenir, elle prendrait sa source ailleurs que dans l'augmentation des ressources financières du Président[16].

Il n'y a guère que ces journaux .qui défendent le supplément de dotation, tous les autres organes de la presse le combattent. L'Événement (19 juin) dit : L'archiduc Charles d'Autriche n'avait que 120.000 francs de traitement, le président des États-Unis, M. Polk, n'avait que 125.000 francs, le premier consul Bonaparte avait assez de 500.000 francs par an... Le Président doit être un homme simple, sérieux, austère... Il n'a pas besoin d'avoir dans ses antichambres tout un monde d'aides de camp, d'officiers d'ordonnance, de secrétaires et d'intendants, ni d'avoir tout un monde de valets de pied dans ses cours... Il devrait se souvenir que M. Polk n'avait pour toute garde consulaire qu'un simple garçon de bureau, et qu'une servante balayait la porte de 'Washington lorsque Chateaubriand entra... La Presse estime (15 juin) que de tous les lendemains qu'on pouvait prévoir pour la loi du 31 mai celui-ci est assurément le plus déplorable et le plus affligeant, que la conscience du pays va ressentir douloureusement... le sens et la moralité de cette loi ; que si le Président était inspiré... par ses ennemis les plus implacables, ceux-ci n'auraient pas pu lui souffler une pensée plus inopportune et plus fatale. Ah ! pourquoi n'a-t-il pas détourné ses regards des séductions des Tuileries pour contempler ce Mont-Vernon où vivait Washington dans la simplicité de son génie !... Aux États-Unis (22 juin 1850), avec 25.000 dollars le président n'est pas entouré de moins de considération, de respect qu'en France ; avec 25.000 dollars il tient tête aux obligations que sa position... lui impose ; avec 25.000 dollars il reçoit à sa table... tous les gens distingués qui viennent frapper à la porte de White-House ; avec 25.000 dollars il donne des fêtes... Il ne dépend (23 juin) d'aucun homme, roi ou président, -de remplir le rôle de seconde providence. Le National[17] s'écrie : Ils n'en veulent pas démordre ! Ils se sont mis en tête de nous doter d'une Providence, et par grâce toute spéciale ils nous la passent au plus juste prix : trois millions six cent mille francs ! Dix mille francs par jour ! Bien ingrat serait celui qui se plaindrait d'être surfait... Trois millions ! c'est-à-dire l'intérêt d'un capital de soixante-douze millions... La dignité du pouvoir ? Théorie d'antichambre ! Sophisme de la guerre ! La dignité du pouvoir est dans une politique digne...

L'Ordre (16 juin 1850) considère le projet de loi comme profondément regrettable... Quelle sera... la limite à laquelle il faudra s'arrêter ?... Les sollicitations vont se multiplier... il faudra toujours refuser au plus grand nombre... Non, tout cela n'est pas sérieux... Établissez que M. Louis Bonaparte ne saurait se contenter d'un état de maison dont s'accommodait le premier Consul... ; de grâce, à propos de dotation, ne parlez plus de la Providence, et surtout... ne menacez pas les membres de la majorité qui... ne se croiraient pas le droit d'être généreux aux dépens des laboureurs et des ouvriers... La Gazette de France (11 juin) estime que l'attitude de l'Élysée n'est compréhensible que si on la rapporte à la pensée de changer la nature du pouvoir qui lui est dévolu... (On a) évidemment la pensée d'une suprématie qu'on s'attribue en secret et qu'on veut réaliser dans les faits... C'est contre cette pensée secrète que l'Assemblée se prémunit... Mais ceux qui ne veulent pas que le Président change la nature de ses fonctions... ont eux-mêmes la pensée secrète de substituer un autre pouvoir au sien. Ainsi ce régime républicain a cela de singulier que tous les pouvoirs qui le composent s'en éloignent par la pensée... Tout craque, tout se disloque... Les amis (21 juin) de l'Élysée sont depuis dix-huit mois en quête d'un plain-pied pour conduire M. Louis-Napoléon de la présidence à l'empire. Il faudrait qu'il passât par-dessus l'Assemblée élevé sur les bras des soldats ; c'est ce que fit Napoléon au 18 brumaire, niais Napoléon avait gagné vingt batailles... Le mot empereur (imperator) est un titre militaire... Son neveu n'a point gagné de batailles... L'Union (10 juin) tient le même langage : Nul ne dit sa pensée propre. Chacun a des vues secrètes. L'Opinion publique (15 juin 1850) soutient qu'en présence des intentions de l'Élysée l'Assemblée doit, pour maintenir le Président dans les limites tracées par la Constitution, ne consentir aucune augmentation des allocations faites au chef de l'État. Il n'y a pas d'union qui tienne ! Avec ce système on irait loin. Il ne faut pas que les journaux napoléoniens se figurent qu'on puisse traiter une Assemblée comme Scapin traitait Géronte. La République (11 juin) se demande jusqu'où on ira : Que la dotation soit votée, et que le lendemain on propose une prorogation des pouvoirs du Président, on dirait alors comme aujourd'hui : Peut-être ce projet n'est-il ni bon ni opportun, Mais il est présenté ; en le repoussant, vous affaibliriez le pouvoir, vous exposeriez la société aux plus grands périls, etc., etc. Ils n'auraient rien à répliquer s'ils avaient une première fois cédé. C'est par des considérations de cet ordre que les parents faibles cèdent toujours aux enfants gâtés... Tu as voulu un prince, Jacques Bonhomme ; paye-le !...

Dans la séance du 24 juin, le ministre des finances se rallie à un amendement de M. Lefebvre-Duruflé réduisant le crédit à 2.160.000 francs, afin de sauvegarder la dignité des deux pouvoirs. M. Mathieu de la Drôme déclare qu'il ne votera ni 2.160.000 francs ni 1.600.000 francs : Il ne sortira de ma bouche aucune parole... blessante pour M. le Président de la République ; je respecte en lui l'élu du peuple français ; mais, je vous l'avoue, je ne me sens pas le même respect pour une partie de cet entourage qu'un ancien ministre, M. Barrot, déclarait animé de passions détestables... C'est à l'avidité d'une partie de cet entourage qu'est due la présentation de la loi, c'est cet entourage qui trouve l'Élysée trop étroit, trop mesquin, et qui fait réclamer les Tuileries par des pétitions... Le Président a été élevé à l'école du malheur... Ne disait-il pas dans un voyage récent que son plus grand bonheur serait de pouvoir se confondre dans les rangs du peuple ? Ce n'est donc pas lui personnellement qui a besoin ni de 2.160.000 francs, ni de 1.600.000 francs... Il y a un an et demi environ, M. Louis Bonaparte apparut à nos populations écrasées sous le poids des charges publiques comme une véritable Providence ... On disait partout qu'il arrivait de l'étranger avec des trésors immenses, qu'il allait éteindre la dette publique... et aujourd'hui on vient vous demander une véritable liste civile... (Il n'a pas à supporter de dépenses extraordinaires) ; les distributions... aux soldats, à la suite de chaque revue, dans une pensée toute d'humanité — qui en douterait ? — sont probablement payées par le trésor public ; ce qui pourrait faire désirer que les revues présidentielles fussent moins nombreuses. M. le Président a 'donc pour lui personnellement, pour les besoins de sa maison, une somme annuelle de 1.200.000 fr. M. le Président est célibataire, il n'a pas de famille à élever, il n'a pas d'enfants à placer. Or, vous le savez, messieurs, la malveillance, la calomnie, l'odieuse calomnie épargne rarement le célibataire qui fait beaucoup de dépenses. (Chuchotements et rumeurs à droite.) La société doit secourir les misères... Ce n'est pas l'affaire du Président. Ce projet de loi est une réminiscence monarchique ; ce qu'on vous demande, c'est un lambeau de pourpre pour couvrir le neveu de l'Empereur... Chercher à faire du Président de la République une seconde Providence, ce n'est pas seulement un mensonge au bon sens et à la Constitution, je soutiens que c'est un outrage au Président... Ne cherchez pas à faire de lui la contrefaçon d'un roi... Lorsque vous alléguez les mœurs monarchiques de la France... les débris de quatre trônes renversés en moins de soixante ans déposent contre vous... Voulez-vous une monarchie ? Laquelle ? Commencez par vous mettre d'accord entre vous — si vous le pouvez... (Mouvement.) Croyez-vous qu'on veuille employer cette somme à vous seconder ? Le pensez-vous ?... Après la dotation, la présidence décennale ; après la présidence décennale, on espère obtenir le reste sans vous, peut-être contre vous. Donner de l'argent !... ce serait... faire passer des munitions à l'ennemi ! (Mouvement confus.) Je repousse toute allocation, parce que je ne veux pas donner des encouragements à des espérances, à des desseins téméraires, insensés... M. Huguenin ne veut pas non plus d'une véritable liste civile au profit de l'homme qu'on a commencé par appeler citoyen, un peu plus tard M. le prince, et qu'on désigne maintenant, en attendant mieux, sous le nom de seconde providence de l'État. (Rires, mouvements divers.) Le général Changarnier monte à la tribune : Je comprends, dit-il, les susceptibilités, les méfiances des partis ; mais quand le gouvernement a tout fait pour les prévenir, pour les calmer, quand on a pris tant de précautions pour dégager l'avenir, pour isoler la question actuelle, je déclare ne pas comprendre certaines difficultés de forme... Vous voulez accorder l'intégralité de la somme demandée : eh bien, donnez-la simplement, noblement, comme il convient à un grand parti. (Vive adhésion au centre et à droite.) Je supplie l'Assemblée de se rallier à l'amendement accepté par le ministère. Grâce au général, le projet de la commission est repoussé, et l'amendement Lefebvre-Duruflé est voté par 354 voix contre 308.

La Presse (25 juin) écrit : C'est le général Changarnier qui a changé la fortune de la journée, et qui a remporté à la pointe de son épée ces millions rebelles qui ne voulaient point se rendre à M. Baroche. L'Assemblée a voté non pour le Président, mais pour le général Changarnier, dans lequel elle a cru voir la personnification de son influence, de son indépendance et de son autorité. Aussi la dotation arrivera à l'Élysée comme une condition de servitude. On murmurait tout bas depuis quelques jours que le général, après avoir été favori, devenait importun... La majorité était inquiète, elle lui a donné la dotation pour qu'il la porte à l'Élysée comme un titre de souveraineté. M. le Président saura de qui il la tient... Les pouvoirs auxquels on donne des tuteurs sont nécessairement des pouvoirs qui doivent abdiquer ou se révolter... La dotation (26 juin) n'est qu'une épée dont la poignée est dans la main du pouvoir militaire et dont la pointe est sur le cœur du pouvoir exécutif. Elle remplit le trésor vide de l'Élysée, mais elle tarit la force et la dignité que six millions de suffrages avaient mises dans l'élection du 10 décembre. Elle donne les millions à M. le Président, mais elle livre l'autorité à un autre. Bien joué, Messieurs ! — Non, ce n'était pas bien joué ; et M. de Girardin dans ces articles montrait plus de dépit de ne remplir aucun rôle qu'il n'accusait de sincérité. Le prince avait l'argent, ce nerf de la guerre, et le général Changarnier, malgré tous ses efforts, restait à l'état de grenouille. La Presse[18] ajoute en réponse au Constitutionnel : Quelle petite idée avez-vous donc de ce grand pays qu'on appelle la France pour oser dire que son salut, son avenir, ses destinées sont renfermés dans un nom ! Est-il possible de pousser plus loin le fétichisme ?... Si le Nom que le Constitutionnel divinise est la seule arme avec laquelle la société puisse se défendre et se sauver, il faut croire que la société est bien malade, car enfin le 13 mai 1852 ce nom aura perdu toute sa puissance légale. Qu'arriverait-il donc si M. le Président venait à mourir ? Le Constitutionnel croit-il donc que la société n'aurait qu'à s'ensevelir aux Invalides dans le tombeau du neveu ?... Ce n'est pas un nom qui sauvera la France ! Le Siècle (3 juillet) ne peut pas tolérer que les journaux de l'intérêt personnel et dynastique parlent de liste civile, de prorogation de pouvoirs, de consulat, etc. M. Louis Bonaparte serait demain nommé consul à 40 voix de majorité, qu'après-demain il faudrait s'occuper de le nommer empereur, et puis après demi-dieu, comme sous les Césars. Qu'est-ce que cette comédie ajouterait au génie du bénéficiaire ? La République (25 juin) s'écrie : Français, réjouissez-vous, la société est sauvée encore une fois, et vous êtes dotés d'une seconde providence. M. Louis Bonaparte est autorisé à recevoir 10.000 francs par jour !... Ce journal raille les partis monarchiques de croire qu'ils ont amadoué le Président et qu'ils ont calmé son appétit en lui donnant un os à ronger. L'Élysée[19] ne se soucie pas de tirer les marrons du feu pour Henri V. Il y a quelque naïveté à supposer qu'après avoir supporté à lui tout seul le poids du jour et de la chaleur, il consentira à se mettre modestement sur les rangs, ex æquo, avec Claremont et Frohsdorf, pour plaider sa cause devant la nature, comme les trois déesses devant le royal berger du mont Ida. L'Élysée a sur ses concurrents un grand avantage : il a le pied à l'étrier... Supposer... qu'il fasse tant que d'en finir avec la République sans se porter son héritier, c'est lui supposer beaucoup de candeur — ou en avoir beaucoup soi-même. — L'Union (8 juillet) constate qu'on prononce timidement, mais enfin qu'on prononce le mot d'Empire. Qu'est-ce que l'Empire, après tout ? Un coup d'État. On n'est pas à la hauteur des coups d'État. L'Empire aujourd'hui ne serait qu'un coup de tête... On ne discute pas ces choses-là. Il faudrait le concours assuré de quatre-vingt mille soldats, le concours des généraux qui commandent ces soldats, le concours du général qui commande ces généraux, puis le concours responsable des ministres, et bien d'autres !...

Le 15 juillet, le journal le Dix Décembre, qui est devenu depuis quelques jours, le Pouvoir, publie un article qui produit une immense émotion : On se demande si, dans l'état de profonde désorganisation où se trouve la France, l'ordre n'est pas beaucoup plus compromis que défendu par une Assemblée complètement étrangère à l'esprit politique comme à l'esprit des affaires, et si elle n'est pas bien plus un obstacle qu'une garantie. On se demande même si la France, tant qu'elle dépendra des Assemblées, n'est pas fatalement condamnée aux luttes, aux déchirements et aux révolutions. Certainement c'est un fait public et éclatant qu'il y a beaucoup plus d'ordre et de calme dans le pays que dans l'Assemblée, et que si l'agitation, la lutte, les ambitions sont entretenues quelque part, c'est dans le sanctuaire législatif. Quelle est la province, quelle est la ville où l'on s'insulte, où l'on se menace, où l'on s'attaque avec autant de fureur qu'au Palais-Bourbon ? Il n'y en a pas, et s'il y en avait, on la mettrait pour beaucoup moins en état de siège. Croit-on qu'une nation puisse impunément avoir et entretenir longtemps un foyer de discordes civiles ?... L'histoire de ces soixante dernières années est là pour nous enseigner que le feu a toujours été mis au pays par les Assemblées délibérantes. La France fatiguée demande un peu de repos et de sécurité. Malheur aux Assemblées qui méconnaîtraient cette nécessité ! On avait cru que l'Assemblée constituante avait atteint en tombant la dernière limite du discrédit... L'Assemblée actuelle semble destinée à franchir cette limite. C'est une grave et solennelle épreuve que subit en elle le régime représentatif livré à lui-même et dépourvu d'une haute et ferme pensée en état de le diriger, de le contenir et de lui résister. Tout semble annoncer sa fin prochaine, car ses actes sont presque tous autant de démissions.

Cet article dépassait toute mesure. L'outrage à l'Assemblée était d'autant plus intolérable qu'on accusait — et l'on ne se trompait pas — le prince de l'avoir inspiré, voire même de l'avoir dicté. Dans la séance du 15 juillet, un des questeurs de l'Assemblée, M. Baze, en donne lecture aux représentants, au milieu d'une grande agitation, et il demande que le gérant du Pouvoir soit cité à la barre de l'Assemblée, conformément à l'article 15 de la loi du 25 mars 1822. Le ministère était très embarrassé. Le ministre de la justice, M. Rouher, se dévoue : Si l'article, dit-il, nous eût été connu plus tôt (Oh ! oh ! Exclamations, rumeurs), nous aurions demandé au président de l'Assemblée s'il ne jugeait pas à propos de vous soumettre une demande en autorisation de poursuites... Le général Le Flô l'interrompt pour s'écrier : Tous les jours c'est la même chose ! Lisez le Constitutionnel... lisez la Patrie... chaque jour amène son outrage, et toujours sans poursuites ! Et l'Assemblée d'approuver. (C'est vrai ! c'est vrai ! Très bien ! très bien !) Le ministre continue péniblement : Le gouvernement n'a pas d'initiative personnelle en pareille matière. Il ne peut agir qu'avec l'autorisation expresse de l'Assemblée... N'est-il pas évident que le gouvernement repousse, tout entier, les fâcheuses doctrines développées dans l'article dont il s'agit ? Est-ce que la dignité de l'Assemblée et la dignité du gouvernement ne sont pas solidaires ? Est-ce que leur réunion commune ne doit pas seule produire le bien entier du pays ? Je vous le déclare, nous souffrons profondément de ces attaques, et nous serons heureux que vous nous donniez l'occasion de saisir les tribunaux pour venger votre dignité audacieusement attaquée. Nous adhérons entièrement à la proposition de M. Baze. Le ministère baissait pavillon. Il était d'ailleurs impossible de faire autrement. M. Charras intervient au nom de la gauche : Il y a longtemps, dit-il, qu'une lutte sourde, et qui de temps à autre se produit avec éclat dans la presse, se poursuit entre les deux pouvoirs de l'État. Ce n'est pas d'aujourd'hui — j'insiste sur ce point — que cette lutte se produit, et se produit au grand jour... Ce qui est incontestable, ce qui est su des deux côtés de l'Assemblée, ce qui est connu de toute la France, c'est que les journaux qui attaquent journellement non seulement l'Assemblée, mais la Constitution, qui vous disent nettement, carrément, hardiment tous les soirs, tous les matins, qu'il faut renverser la Constitution, qui vous disent que l'Assemblée a fait son temps... se vendent sous le patronage de M. le ministre de l'intérieur (applaudissements à gauche. Bravo ! bravo !) et ont le privilège exclusif de la vente sur la voie publique. Les journaux, au contraire, qui défendent la Constitution... il leur est défendu de se vendre sur la voie publique. M. Baroche, ministre de l'intérieur, proteste au nom du gouvernement contre cette allégation de M. Charras qu'il existe une lutte sourde entre les deux pouvoirs... (M. Crémieux s'écrie : Laissez donc ! elle n'est pas sourde, la lutte ! Rires à gauche, murmures à droite.) M. Crémieux prétend que la lutte n'est pas sourde... J'en appelle à la conscience de l'Assemblée. Le gouvernement s'est-il jamais mis en lutte sourde ou déclarée avec cette Assemblée ?... Les deux pouvoirs sont intimement convaincus que le salut du pays dépend de leur union intime et profonde. Et que sommes-nous donc ? Ne sommes-nous pas avant tout membres de cette Assemblée ? Si nous avons quelque force pour faire le bien du pays, est-ce que ce n'est pas dans cette Assemblée que nous la puisons ? Est-ce que nous voudrions, je ne dis pas détruire, mais affranchir cet instrument auguste avec lequel nous-mêmes, instruments passifs, de temps en temps et toujours dévoués, nous cherchons à faire le bien du pays ? (Applaudissements, bravos à droite.) Nous ne pouvions pas devancer votre action (C'est vrai !), nous ne pouvions pas même la provoquer. (M. Baze : C'est vrai !) Le gouvernement lui-même, comme celui de ses membres qui a l'honneur de parler devant vous, a été souvent attaqué lui-même et aussi grossièrement que cette auguste Assemblée par des journaux qui se vendent sur la voie publique. Dans tous les cas... des ordres ont été donnés pour que l'autorisation de vendre sur la voie publique fût retirée à ce journal. (Mouvement.) Par deux fois l'Assemblée rafraîchit son âme à cette épithète d'auguste que lui décerne pompeusement l'habile et disert avocat du gouvernement. Cependant elle décide que le prévenu sera traduit à sa barre. Elle ne pouvait pas faire moins. Que pouvait-elle faire de plus ? — Le 18 juillet, l'Assemblée, érigée en tribunal, juge le gérant du Pouvoir. Me Chair d'Est-Ange présente la défense : Il faudrait, dit-il, nier la lumière du jour si on niait l'inquiétude qui dévore le pays... cette inquiétude, elle est due précisément à l'instabilité du pouvoir... Comment pourrait-il en être autrement lorsqu'au lieu d'un principe immuable, fixe, durable, on a choisi un pouvoir changeant, éphémère, variable, dont on a à jour fixe limité la durée... lorsqu'on a fixé à quatre ans la plus grande étendue et la dernière limite de cc pouvoir ? Comment... le pays ne serait-il pas plongé dans une profonde inquiétude ? Voilà le vice radical des institutions...

Par 273 voix contre 154 le gérant du Pouvoir est reconnu coupable d'offenses envers l'Assemblée, et par 275 contre 110 condamné à 5.000 francs d'amende[20]. Les représentants étaient tout fiers de leur hardiesse et disaient crânement : C'est un avertissement à l'Élysée ! La Presse (20 juillet 1850) rabaisse leur superbe en faisant remarquer qu'il fallait s'attaquer au fantôme lui-même, et non pas frapper sur la joue du Pouvoir. — Il y a un parti (19 juillet) impérial... il n'est pas dans l'Assemblée, dans le ministère, dans le pays. Il est à peine dans deux ou trois journaux qui vont à l'Empire comme les femmes douteuses vont au bal de l'Opéra, c'est-à-dire sous le masque... De loin en loin c'est une ombre qui passe devant nos yeux avec le petit chapeau de l'Empereur et qui semble rêver de dictatures et de 18 brumaire... Odilon. Barrot (tome IV), dans ses Mémoires, dit avec raison : C'était le début de cette malheureuse série d'actes impuissants où nous verrons le Parlement toujours menacer son ennemi sans jamais oser frapper le coup décisif. Du reste, il y avait un certain nombre d'hommes politiques, et non des moindres, qui considéraient que l'Assemblée n'avait pas reçu, après les outrages et les menaces dont la presse élyséenne l'accablait depuis longtemps, toute la satisfaction à laquelle elle avait droit. Aussi la discussion fut rouverte dès le lendemain à l'occasion d'un projet de loi sur le cautionnement des journaux. Le général de Lamoricière demande si les projets de révolution qu'éditent tous les jours sous le nom de solution les journaux que le gouvernement protège ont reçu son approbation. Ce n'est pas tout, dit-il, les journaux annoncent, et vous ne l'avez pas démenti, que vous, ministre de l'intérieur, vous avez eu l'intention de faire une circulaire à vos préfets pour les engager à presser les conseils généraux de nous demander à nous Assemblée législative de prolonger les pouvoirs du Président de la République, de nous charger nous-mêmes de réviser la Constitution ; en un mot, ils disent que le ministre de l'intérieur prépare les ordonnances de Juillet de la République et s'apprête à nous les apporter. (Mouvement prolongé.) Tous ces articles qui ne seraient rien sont beaucoup parce qu'ils paraissent dans des journaux qui se publient avec votre protection... Ne livrez pas nos libertés à la merci de la police... Vous travailleriez au profit d'un parti qui ne veut d'aucune de nos libertés, qui depuis quelque temps par ses journaux, par sa presse, je ne dis pas qu'il subventionne, mais au moins qu'il inspire et qu'il protège (M. Creton : Qu'il subventionne !)... je ne peux pas le dire, je n'affirme que ce que je sais. (M. Creton : Je le sais !...) Ce parti qui, ne voulant ni de la tribune ni de la presse, les a mises aux prises afin d'avoir meilleur marché de toutes les deux, c'est celui qui au jour de la révision de la Constitution viendra vous proposer savez-vous quoi ? l'Empire, moins le génie, la grandeur et la gloire (mouvement prolongé), c'est-à-dire le despotisme tout nu dans ce qu'il a de plus révoltant. (Agitation prolongée.) Eh bien, prenez garde de travailler pour ce parti. Au jour de la révision, ce parti aura le pouvoir... Plaise à Dieu qu'un jour vous n'ayez pas à vous reprocher amèrement d'avoir mis. entre ses mains de pareilles armes ! M. Baroche répond qu'il est puéril de chercher à faire peur à l'Assemblée ; que la révision ne peut être le résultat d'une surprise, puisque toutes les conditions en sont réglées à l'avance par la Constitution.

Dans cette même séance l'Assemblée se proroge du 11 août au 11 novembre sur un rapport de M. de Montalembert, où nous relevons le passage suivant : On viendra sans doute, comme on l'a fait l'année dernière, exciter vos alarmes, on cherchera à troubler vos consciences par des prédictions menaçantes ; on vous parlera de coups d'État... de projets toujours vagues et toujours renaissants contre les Institutions du pays. Tout cela a été dit l'année dernière, et tout cela a été réfuté, d'abord à la tribune, ensuite et sans réplique par les faits. Vous avez dédaigné ces prédictions et ces alarmes, et l'expérience a justifié votre dédain, nous vous proposons d'y persévérer.

Le 25, l'Assemblée élit, conformément à la Constitution, pour la représenter pendant l'intersession, une commission de permanence composée de MM. Odilon Barrot, de Lasteyrie, Monet, général de Saint-Priest, général Changarnier, d'Olivier, Berryer, Nettement, Molé, général Lauriston, général Lamoricière, Beugnot, de Mornay, de Montebello, Espinasse, Creton, Rulhière, Vesin, Léo de Laborde, Casimir Périer, de Crouseilhes, Druet, Desvaux, Combarel, de Leyval, Garnon, Chamboule. Le journal la Presse (23 juillet 1850) approuve vivement ces choix ; il estime que la commission de permanence se trouve composée en grande majorité d'hommes sur lesquels l'Assemblée peut compter absolument pour veiller avec un soin jaloux coutre toute tentative illégale du chef de l'État. Il ajoute : M. Louis-Napoléon ne veut ni ne peut faire de coup d'État. Il en a tout au plus la velléité, il n'en a pas la volonté, il n'en a pas surtout la puissance. Il n'y aurait pas de lendemain... pour la consolidation de la victoire. L'obstacle à l'Empire... est dans la nature des choses.... L'Assemblée nationale (25 juillet 1850) déclare que la Représentation nationale ne songe nullement à ouvrir le donjon de Vincennes (pour y mettre le Président) mais qu'elle ne veut point sortir du Palais-Bourbon par les fenêtres. La nomination des membres de la commission de permanence n'est pas un défi jeté au Président... Certes il faut un dévouement bien aveugle pour croire la France moderne inféodée à un homme, quel que soit l'éclat de son nom. La France ne saurait applaudir aux efforts d'une politique personnelle qui semblerait n'avoir d'autre but que la satisfaction de vastes désirs ; la France ne permet pas encore que l'on se proclame indispensable ; elle n'accepte point qu'on lui dise : La France, c'est moi. L'étoile d'un 18 brumaire n'apparaît pas encore à l'horizon.

Pour l'Opinion publique (26 juillet 1850), il n'était pas possible, en présence de cette intrigue patente, publique, avouée... que l'Assemblée ne prouvât point... qu'elle n'était pas disposée à laisser cette intrigue bruyante et fâcheuse passer des paroles aux actes. Non, la composition de la commission de permanence n'est pas une provocation, c'est une réponse à la fois ferme et modérée à la provocation incessante des maladroits amis de l'Élysée... II a éprouvé à Boulogne et à Strasbourg que ce n'est pas tout d'être le neveu de Napoléon, et il a trop sincèrement déploré dans son voyage à Ham la faute qu'il commit à cette époque pour la renouveler... Ceux qui le poussent... ne voient pas que sur le chemin des Tuileries... on rencontre Vincennes ou Ham... Non, il n'est pas vrai que l'Assemblée éprouve aucune animosité personnelle contre le Président ; non, il n'est pas vrai qu'elle cherche des occasions de le blesser... Au contraire, cette commission n'est pas une épée... c'est un bouclier... Répondant au Mémorial bordelais qui avait dit que l'armée en avait assez et voulait en finir, l'Opinion publique (23 juillet 1850) écrivait trois jours avant : Non, l'armée n'est dévouée à personne... Quant à l'ascendant de son nom sur les soldats, les souvenirs de la Finckmatt de Strasbourg et de la plage de Boulogne... lui auront sans cloute appris que les entraînements napoléoniens ne sont pas toujours irrésistibles. L'armée est dévouée, oui, à la France.

Le National (24 juillet 1850) disait, à la veille de la nomination de la commission : Ce qui oblige tous les esprits à se préoccuper de la possibilité d'un coup d'État, c'est le langage de la presse réactionnaire, c'est son affectation à demander chaque jour la révision immédiate de la Constitution. Jamais desseins n'ont été étalés avec plus d'affectation et d'audace. N'est-il pas au vu et, au su de toute la France que depuis plus d'une année tous les journaux... dévoués au Président (soutiennent)... qu'il n'y a de salut pour le pays que dans une révolution faite par en haut... et vantent la facilité et l'opportunité d'un nouveau 18 brumaire ?... Assurément nous ne nous exagérons pas la portée d'un article de journal ; mais ce qui nous frappe, c'est la persistance, l'unanimité, l'audace de ces attaques, c'est l'immobilité, on pourrait presque dire la connivence du ministère... L'Assemblée a désormais les yeux ouverts... En nommant des commissaires dont le nom soit une garantie, elle mettra à néant tous ces complots d'antichambre.

Le Constitutionnel (24 juillet) s'étonne de la composition de la commission (où l'on voit) admettre plusieurs membres qui se sont signalés par des déclarations de défiance envers le pouvoir exécutif, et exclure systématiquement les hommes connus par leur dévouement au Président de la République. Comment ne pas penser en effet que le choix de M. de Lamoricière est en quelque sorte le prix de la grande bataille qu'il a livrée contre les fantômes du parti impérial et de l'Empire ?... Sur quoi se fonde l'espèce de mise en suspicion du pouvoir exécutif ?... Où sont les actes qui justifient ces défiances ?... La France ne comprendra rien à ces terreurs imaginaires... la France se dira : Le danger n'est pas où l'Assemblée le voit, il n'est pas dans un prétendu empire qui menace de s'élever ; il est dans la majorité de l'ordre qui s'abandonne elle-même et qui tombe... Quant au Pouvoir (24 juillet), il se demande quelle est la signification politique de cette honorable macédoine... Nous ne connaissons au monde que quatre compositions aussi savamment combinées : le calalou des nègres, le couscoussou des Arabes, la thériaque de Mithridate et cette quatrième mixture... que M. Purgon avait pris plaisir à composer lui-même... L'Assemblée, en donnant une grosse majorité à des noms connus par des hostilités envers le pouvoir exécutif, met publiquement en suspicion, presque en accusation, celui auquel la France a donné six millions de suffrages, celui auquel elle doit la tranquillité de la rue, la sécurité des esprits, l'espoir des âmes, la reprise des affaires, le rétablissement du crédit, l'arrivée imminente des fonds publics au pair... Enfin il y a une provocation publique, un défi manifeste...

Un article du Moniteur du soir tourne à l'état d'événement politique et occupe tous les esprits : Quel est le but de l'Assemblée ? Où veut-elle conduire la France ? Les partis qu'elle renferme dans son sein... trouvent-ils trop lents à éclater les conflits que la Constitution porte dans ses flancs ?... L'effet de cette liste (de la commission de permanence) a été celui de la tête de Méduse. En y voyant figurer des noms d'une hostilité si notoire au Président que leur choix doit être considéré comme un défi qui lui est jeté par l'Assemblée, chacun est resté comme pétrifié ! Ce n'est pas une liste de fusion, c'est une liste de provocation... Quelle interprétation veut-on que le public mette à côté du nom du général de Lamoricière, l'insulteur personnel du Président ?... Ainsi, après dix-huit mois de sacrifices, le Président n'obtient de l'Assemblée qu'une injure. C'est par une injure que, couronnant leurs derniers actes d'hostilité, les partis le récompensent des services immenses qu'il a rendus au pays. Si vous êtes de l'Assemblée, à qui le devez-vous ? A l'influence du nom de Louis Bonaparte ? Est-ce que vous auriez eu les 60.000 suffrages dont vous êtes si fiers si le pays n'avait pas cru voir en vous, membres de la majorité, des représentants dévoués au neveu de l'Empereur ? Où en serait d'ailleurs la France si dans l'immense naufrage de la société Louis-Napoléon ne s'était trouvé là avec le prestige de son nom pour vous servir de radeau, à vous hommes d'ordre ? Sans le neveu de l'Empereur qui vous a sauvés et que vous insultez, la France nagerait aujourd'hui en pleine démagogie, et la Montagne, à laquelle vous vous unissez contre lui, vous déporterait aux îles Marquises ou vous couperait le cou sur la place de la Révolution. Sans lui, vous ne seriez pas à l'Assemblée, vous fuiriez à l'étranger ou vous vous cacheriez dans vos caves. Vos maisons seraient vides, vos propriétés dépréciées, vos châteaux brûlés. Et pour tout le bien qu'il vous a fait vous lui rendez une insulte ! Depuis quelque temps pas une question personnelle au Président qui ne devienne pour l'Assemblée une occasion de lui témoigner sa malveillance. C'est avec un regret évident qu'elle a voté la dotation ; c'est avec un empressement passionné qu'elle a condamné le Pouvoir... dans la croyance qu'elle avait que cette condamnation passait sur la tête du gérant... pour porter plus haut... On dirait qu'elle se plaît à chercher, à provoquer un éclat... Si le Président imitait l'Assemblée... cet éclat ne se serait-il pas déjà produit ? Qui pourrait le blâmer, lui... le neveu de l'Empereur... l'élu de six millions de citoyens ?... Cet amour des paysans, ce dévouement des ouvriers, cet enthousiasme qu'excite encore le souvenir de Napoléon, toujours vivant au cœur des populations, n'est-ce pas là ce qui soulève vos ombrages, ce qui suscite vos jalousies ? Vous comprenez qu'il y a dans cet homme une fibre qui vibre à tous les cris de la misère du peuple ! N'est-ce pas là ce qui vous effraye et vous irrite ? Ne craignez-vous pas que le peuple ne pense que c'est lui que vous avez voulu frapper dans son représentant ? qu'il ne dise que vous avez voulu vous venger des paroles que le Président a prononcées à Saint-Quentin lorsqu'il avouait que ses amis les plus sincères et les plus dévoués n'étaient pas dans les palais, mais dans les ateliers et les chaumières ?... La France n'attend qu'un mot du Président. Ne craignez-vous pas qu'il ne le dise ?... Que pourriez-vous répondre au Président s'il vous sommait de lui dire ce que vous avez fait pour le peuple, vous hommes de gauche ; et vous hommes de droite qui ne voulez rien que le rétablissement de vos privilèges, qui vous unissez aujourd'hui dans une pensée d'hostilité commune contre l'élu de la France, que croyez-vous que répondraient les six millions d'électeurs qui l'ont nommé, s'il leur disait demain : Entre le Président et l'Assemblée, choisissez ? Le Moniteur du soir ne se lasse pas alors (voir les numéros des 21 et 24 juillet) de vanter l'Empire, les Constitutions de l'Empire. Renfermée entre quelques hommes spéciaux et compétents, uniquement destinée à éclairer la religion... des députés, cette discussion[21] ne pouvait pas dégénérer en débats odieux et confus, en scènes irritantes et scandaleuses... Plus calme, mieux éclairée, l'Assemblée devait voter, à coup sûr, beaucoup moins sous l'empire des passions... Que de temps économisé... Le Conseil d'État qui élaborait, le Tribunat qui examinait et discutait, le Corps législatif qui prononçait : voilà comment se faisait la loi : simplement, rapidement, en quelques semaines... Chaque homme était à sa place : les orateurs dans l'Assemblée, les ministres dans leur cabinet. Les orateurs parlaient, les ministres administraient, le gouvernement gouvernait ; et le peuple travaillait, et la France, sortant de ses ruines comme Lazare de son tombeau, ressuscitait à l'ordre, à la sécurité, au commerce, à la prospérité, à la grandeur, à la gloire, à la vie enfin. Au dedans les factions étaient anéanties, au dehors les ennemis étaient vaincus ; et les bons se rassuraient et les méchants tremblaient. L'administration s'organisait, la législation s'établissait, les routes se traçaient, les canaux se creusaient, les ports se fortifiaient, les autels se relevaient... la civilisation avançait... (Sous l'Empire) quelle puissance d'initiative et quelle rapidité d'exécution ! ... quelle unité de pensée et d'action !... Sans doute il faut faire la part... du vaste génie de l'Empereur, mais il est juste aussi de faire la part des Constitutions de l'Empire si bien appropriées aux qualités spéciales... de l'esprit français... qu'elles formaient... une véritable Constitution nationale, sans modèle dans aucun temps et dans aucun pays... Ce fut le règne des actes que, depuis, le règne des discours a tant fait regretter... règne d'immenses œuvres, de vastes travaux, de gigantesques entreprises. Tout s'éleva, les idées, les caractères, les hommes, les choses... La France était devenue la première nation du monde.

De pareils articles étaient vraiment inexplicables. S'ils contenaient au fond une part de vérité, ils constituaient par leur forme agressive, injurieuse, insolente, une véritable provocation. Quel en était le but ? Pousser l'Assemblée à bout ? l'acculer à une mise en accusation du Président, l'inspirateur et l'éditeur responsable de ces diatribes enflammées ? et répondre à ces actes par un appel au peuple, précédé d'un coup d'État ? Mais, à ce moment, la question de la révision n'était pas tranchée, la prorogation des pouvoirs était possible, la cause même de l'Empire n'était pas perdue légalement. Cependant le prince, conscient et fort de son immense popularité et du prodigieux prestige de son nom, entraîné dans une certaine mesure par un entourage d'esprits surexaltés, laissait faire, s'abandonnant au hasard, et se demandant peut-être si, comme c'était écrit dans le livre de sa destinée, l'heure n'avait pas déjà sonné de recueillir l'héritage impérial.

Dans la séance du 26 juillet, M. Dupont de Bussac dénonce à l'Assemblée l'article précité. Ce n'est pas lui (le journaliste), dit-il, qui est le véritable coupable. Il y a derrière lui des fauteurs, des inspirateurs, des complices... mais pour savoir jusqu'où il faut remonter... je vous propose une enquête parlementaire. Jules Favre : Il faut que le ministère parle ; son silence serait une trahison. M. Baroche déclare que le ministère n'est pas responsable de ce qui est écrit dans ce journal. Que l'Assemblée poursuive ! Puis le ministre ajoute qu'il n'entre pas dans la pensée du gouvernement de retirer au Moniteur du soir l'autorisation de vente sur la voie publique. (Mouvement général. Les exclamations et les interpellations les plus vives partent de tous les bancs de l'Assemblée.) Voix diverses : Mais c'est la guerre ! Un membre à droite : Qu'on nous mette à la porte ! ce sera plus tôt fait ! — M. Baze monte à la tribune : N'avons-nous pas ici, dit-il, des complices d'une odieuse, d'une flagrante usurpation ?... Il se trame quelque chose contre l'Assemblée, contre le pays... (Voix nombreuses sur tous les bancs : C'est vrai ! c'est vrai !) S'il ne se trame rien, ministres, vous êtes encore coupables, car qu'est-ce que cette indifférence superbe en présence de l'émotion qui domine cette Assemblée, qui la saisit et qui la presse ? Messieurs, vous avez un grand devoir à remplir, vous avez à sauvegarder le gouvernement parlementaire, dont vous êtes peut-être les derniers dépositaires... (Longue agitation.) Je vous demande... de nommer une commission qui fera immédiatement son rapport à l'Assemblée sur les mesures qu'il conviendra d'adopter. (Acclamations.) La situation devient critique pour le ministère, et M. Baroche reprend la parole : Ni directement ni indirectement aucun patronage n'est fourni par le gouvernement ni à ce journal ni à aucun autre. Nous ne sommes pas plus le patron de celui-là que le patron de ceux qui nous attaquent. J'ai dit que, quant à présent, il n'entrait pas dans les intentions du ministre de l'intérieur de retirer l'autorisation au journal... vous n'avez pas encore rendu votre décision... Il m'a paru que la dignité du gouvernement était blessée lorsqu'on exigeait de lui, sous une espèce de contrainte, avec le ton de la menace, qu'il retirât immédiatement cette autorisation... Le gouvernement, qui a la conscience qu'il ne conspire pas, qui a la conscience, au contraire, que son vœu le plus ardent (entendez bien ceci), que son seul vœu, sa seule préoccupation, de jour et de nuit, c'est le maintien de ce qui existe, le maintien du gouvernement tel qu'il est sans aucune espèce de modification ni d'atteinte, quand il a cette conscience, comprenez-vous qu'il ne soit pas blessé des accusations injustes dont on l'accable ! n L'Assemblée, qui au fond reculait devant les grands moyens, qui avait peur non sans raison de s'engager dans une lutte où elle était bien loin d'être sûre d'avoir le dessus, n'ose pas répondre au ministre que s'il n'est pas complice, il est aveugle ; que s'il n'est pas complice, il est d'une faiblesse invraisemblable ; qu'en tout cas il y a un coupable, et que ce coupable, c'est le Président lui-même. Il eût fallu alors aller jusqu'au bout et conclure par la mise en accusation du chef de l'État. Tout au contraire, la malheureuse Assemblée accueille la déclaration ministérielle par une approbation vive et prolongée, du moins à droite, et par des applaudissements. Le ministre continue : Cette année encore, on vient reproduire au moment de votre séparation cette accusation de coup d'État... Je la repousse avec énergie, je vous dis que c'est une calomnie, et une calomnie intéressée de la part de certaines gens... Ceux qui parlent de coup d'État n'ont pas d'autre pensée que d'anéantir cette union qu'on redoute en dehors de cette enceinte... Ils n'y croient pas, et ils ont raison de n'y pas croire... Et vous ne croyez point ceux qui veulent vous effrayer avec des périls imaginaires, car vous avez deux garanties contre ces périls, d'une part la loyauté du gouvernement, d'autre part la force de cette Assemblée. Qu'elle ne craigne pas des coups d'État qui seront impossibles tant que les hommes qui sont sur ces bancs seront au ministère... L'Assemblée accepte ces explications et passe à l'ordre du jour. Il faut croire que le ministère était sincère, mais il voulait tout au moins deux choses, d'abord ménager autant que possible la camarilla élyséenne, et puis fermer les yeux sur une campagne de presse qui dans sa pensée devait amener la majorité à accepter la révision de la Constitution.

L'article du Moniteur du soir fait l'objet des commentaires des journaux. Aurons-nous un coup d'État ? dit l'Union (26 juillet 1850). Voilà la question que l'on s'adresse dans les rues, dans les salons, partout. Les provinciaux la posent dans toutes leurs lettres, et c'est à quoi doivent d'abord répondre les Parisiens qui débarquent des trains de plaisir...

Le Pouvoir (22 juillet) disait quelques jours avant : Lorsque le vote du 10 décembre eut donné au neveu de l'Empereur l'adhésion la plus enthousiaste et la majorité la plus formidable dont l'histoire fasse mention... tout le monde en province... pensait qu'il irait tout simplement coucher aux Tuileries. La vigueur de caractère que son passé lui faisait généralement attribuer rendait cette démarche fort probable, et il n'est pas un homme de bonne foi qui ne confesse qu'elle était très facile ; cependant ne montra-t-il pas la plus évidente modération et le respect le plus sincère pour les lois du pays ? Le 29 janvier, le 31 octobre, le 13 juin 1849, enfin cinq ou six fois depuis moins de deux ans, ne s'est-il pas présenté des circonstances si manifestement favorables... qu'un ambitieux vulgaire... n'aurait certainement pas résisté à la tentation du moment, surtout en présence de ce besoin d'autorité, de cette soif de force, de cette faim d'énergie que la France ne dissimule nullement ? Enfin pendant des voyages récents... les populations rurales... n'ont-elles pas manifesté et exhalé à grands cris des sentiments, des espérances, des encouragements par lesquels l'ambition la plus sourde et la mieux assoupie aurait certainement été réveillée ? Les paysans n'ont-ils pas rempli l'air de vivats adressés à un empereur ? Ne les a-t-on pas entendus dire : Ah ! il n'est pas aussi hardi que son oncle ! Eh bien ! malgré ces cris, ces vivats, ces reproches, l'hôte de l'Élysée n'est-il pas purement et simplement ce que la Constitution l'a fait ? Que signifient donc ces reproches immérités d'ambition, et quel est l'événement qui les justifie ?...

L'Union (26 juillet) répond aux journaux élyséens que c'est bien leur faute si l'Assemblée est en défiance. Pourquoi ont-ils voulu que cette longanimité de l'Assemblée eût un terme ? Qui les contraignait de soulever des questions que la prudence la plus vulgaire commandait de réserver pour d'autres temps ? Ils ont déversé sur l'Assemblée le mépris et l'outrage... La défiance n'a pas ses causes dans des mesures officielles, nous l'accordons, mais lés manifestations officieuses en sont-elles aussi innocentes ? N'ont-elles jamais rien eu qui dût obliger l'Assemblée à prendre conseil de sa dignité ? C'est une question de bonne foi. Voyons. Les prôneurs de solutions ont-ils entendu tous que l'Assemblée serait respectée ? Les coups d'État ne sont pas à craindre, mais n'ont-ils pas été conseillés, provoqués, sollicités ?... Que serait une Assemblée souveraine qui s'entendrait outrager et menacer sans s'émouvoir ?... L'intolérance des journaux élyséens a presque le caractère d'un aveu... Qu'y a-t-il de mieux fait que cette outrecuidance pour autoriser le sentiment de défiance qui a pesé sur la nomination de la commission des vingt-cinq... Le Moniteur du soir (27 juillet) a ouvertement, manifestement outragé le premier pouvoir de l'État... Malgré ses griefs.., la majorité est restée dédaigneuse, elle a mis la paix publique au-dessus de ses légitimes susceptibilités, elle a laissé l'outrage à ses pieds, elle a prouvé que la cause de l'ordre et de la paix publique lui était chère avant tout. La majorité a prudemment agi. La main (29 juillet) sur la conscience, est-il possible de ne pas reconnaitre que c'est du côté présidentiel qu'est venue l'agression, la menace ?... La nomination de cette commission signifie : L'Assemblée attaquée, menacée à fond, est disposée à résister... à toute agression, à toute tentative insensée.... La Presse (26 juillet) dit que le fantôme impérialiste a changé de place. Il a disparu du Pouvoir et s'est réfugié dans les colonnes du Moniteur du soir... Cela est tout au plus ridicule... ce n'est pas par les coulissés obscures de deux ou trois journaux plus ou moins sérieux que l'Empire pourrait faire son entrée sur la scène de l'histoire. Un pareil rôle demande la hardiesse de Cromwell ou le génie du premier Consul... Ce n'est pas en écrivant quelques articles de journaux qu'on s'empare du pouvoir suprême. Pour arriver si haut il faut prendre son élan de loin. Il faut revenir de la campagne d'Égypte et trouver sur le rivage tout un peuple qui vous salue comme un conquérant et qui vous acclame comme un libérateur. Mais l'Empire qui bat la grosse caisse dans les colonnes du Moniteur du soir, qui se débite à 10 centimes, le soir, sur le boulevard... ou qui décrète des 18 brumaire dans les colonnes du Pouvoir... allons donc ! cela n'est pas sérieux !... Le Siècle (26 juillet) ne craint pas les parodies de Brumaire... Il ne se trouvera pas une main assez téméraire pour attenter à la Constitution. Qu'on songe à tout ce qu'il a fallu de gloire acquise, de valeur personnelle... au général Bonaparte pour oser le 18 brumaire ; qu'on songe aux incidents qui faillirent compromettre le résultat de cette journée, au succès de laquelle tout conspirait.., et que l'on dise si un coup d'État est possible dans la situation actuelle de la France... Pour la Patrie (24 juillet), les coups d'État sont impossibles... parce que toute la force de la Constitution passerait du côté de l'Assemblée, parce que l'occasion et le prétexte manquent, parce que c'est Paris qui en est le théâtre nécessaire, parce qu'on ne trouverait pas un officier général pour le faire. La Gazette de France (27 juillet) ne redoute pas non plus les coups d'État... Quand nous n'aurions pas pour garants les serments qui lient le Président... sa loyauté personnelle. qu'on ne peut suspecter ainsi sur de simples allégations... nous ne pouvons supposer que la témérité de son entourage l'entraîne hors des règles ordinaires de la prudence, de la raison et de l'honneur... Toute tentative d'usurpation... serait un acte de folie... Quel est le prétexte plausible pour tenter un nouveau 18 brumaire ? Où sont les moyens de le faire réussir ?... Par qui ferait-on restaurer l'Empire ?... Il serait donc en ce moment aussi difficile d'assurer la réussite d'un coup d'État que de le motiver... Cependant la Gazette dit le lendemain (28 juillet) : Pourquoi la persistance de ces bruits de coups d'État qui sont dans l'air... et sont accompagnés de détails si bien précisés... qu'on pourrait demander dans la rue : Où louerons-nous des fenêtres pour voir passer le coup d'État ? Le coup d'État, c'est le mot à la mode. En se réveillant, on le trouve à son chevet ; il n'y a pas une voiture qui passe avec quelque bruit, pas un tambour qui roule, pas une fusée qui éclate, qu'on ne dresse les oreilles et que chacun n'aille disant : Si c'était le coup d'État ! Le coup d'État, c'est l'emploi de la force. Depuis tantôt soixante ans il n'y a pas un pouvoir qui n'ait fait usage de la recette. Comment le coup d'État ne serait-il pas passé dans nos habitudes ?... Pour le National (28 juillet), il y a une usurpation en expectative avec son despotisme éventuel... Qu'elle ne crie pas à la calomnie, cette faction dont les criminelles insolences nous forcent à nous occuper de ce qui ne mériterait qu'un silencieux mépris. Par quelles mains a été déchiré ce .rideau, fort transparent d'ailleurs, derrière lequel on préparait la parodie d'un 18 brumaire ? Par quelles mains, si ce n'est par les mains mêmes de ces histrions d'impérialisme, tout enguenillés d'illustres défroques usées jusqu'à la corde, qui croient élever leurs tréteaux à la hauteur du grand théâtre d'une gloire passée ? Ils se sont trahis eux-mêmes... L'unique moyen auquel la faction dont nous parlons puisse avoir recours pour réaliser ses plans usurpateurs, c'est un coup d'État... L'Ordre (28 juillet) s'écrie : L'Empire ! Se figure-t-on aujourd'hui l'Empire sans l'illustration personnelle..., sans le prestige des batailles gagnées, sans un cortège de généraux victorieux, sans le génie... L'Empire ! sans la liberté... sans les institutions parlementaires qu'il ne pourrait supporter ! avec des commis, avec des huissiers, avec une cour composée de ceux qui font en ce moment de pareils rêves !... Parlera-t-on (31 juillet) des suppositions malveillantes qui mettent en doute son intention de tenir religieusement le serment qu'il a prêté ?... Ne sont-ce pas les journaux de l'Élysée qui disent tous les jours, et très haut, qu'il serait ridicule de croire le neveu de l'Empereur lié par les termes rigoureux de ce serment ?... Et le journal d'Odilon Barrot cite cet extrait d'une correspondance — le Bulletin de Paris — adressée à toutes les feuilles modérées des départements : Personne ne peut se figurer sérieusement que cette date (de mai 1852) soit celle de sa retraite définitive... Il ajoute (2 août) : Si la France vit en République, d'après les bonapartistes, elle n'a plus à nommer de président, elle en a un qui lui est imposé, qui est à vie, à qui elle doit tout, qui seul a tout fait, qui a sauvé tout le monde,— qui peut à son gré couvrir de la popularité de son nom l'Assemblée, ou la disperser d'un souffle s'il le juge utile à ses desseins. Voilà ce qu'on nous signifie ! Et, pour peu que la France montre d'hésitation à garder sa constitution républicaine, son sort est également fixé : l'Empereur est tout prêt, il ne reste plus qu'à poser la couronne sur son front !... Assurément il serait plus romain de la part du Président... de quitter sans effort et sans bruit la magistrature provisoire dont il est revêtu... Le fera-t-il ? Nul ne le pense. Ajoutons... que si les partis l'y invitent, la masse des paysans et au sein de la bourgeoisie la plupart des hommes gui ont des intérêts sérieux d'industrie ou de commerce à sauvegarder sont loin d'exiger de lui un tel sacrifice. Cette déclaration faite par un adversaire du prince, et par un adversaire passionné, doit être retenue lorsqu'on voudra porter un jugement impartial sur l'acte du 2 décembre 1851. Le Journal des Débats fait entendre (27 juillet) une note plus calme : Nous ne sommes pas suspects de tendresse aveugle pour le pouvoir exécutif ; nous ne sommes, on le sait de reste, ni bonapartistes, ni impérialistes... Il y a des gens qui s'imaginent que le pouvoir exécutif n'est rien, il y en a d'autres au contraire qui sont portés à considérer ce pouvoir comme plus grand que la Constitution. Nous le déplorons ; mais qui pourrait s'en étonner ?... lorsque la majorité... semble se laisser mener par les exagérés des partis extrêmes, réunis dans une coalition dont le seul résultat possible serait une révolution nouvelle... La composition (28 juillet) de la commission de permanence a été visiblement un acte de défiance, nous pourrions dire de défi... Les amis de l'Élysée ont crié ; il est dans la nature humaine de crier quand on vous écorche... L'Assemblée... devrait ne pas s'émouvoir pour rien et ne pas crier aux armes à chaque fausse alerte... Nous ne croyons pas aux coups d'État...

Le ton des journaux de l'Élysée ne baisse pas. Le Constitutionnel (27 juillet) déclare que les accusations de coups d'État sont des calomnies absurdes, répandues par ceux qui ne cherchent que des occasions de désordre... Depuis huit jours (28 juillet) nous n'avons que déclarations de guerre... Quel est ce redoutable ennemi ? C'est le Président, c'est-à-dire l'homme investi par le pays de la plus grande somme de confiance dont l'histoire fasse mention, l'homme qui a rétabli l'ordre... l'homme qui a donné constamment l'exemple du respect de la Constitution après dix circonstances dans lesquelles la nation, avide de pouvoir et de force, ne lui aurait peut-être pas fait un Grand crime d'en sortir... Le spectacle d'une telle honnêteté... ne peut que Grandir le Président. Il deviendra de plus en plus l'espoir du pays... Il aurait (29 juillet) des rapports avec des journaux ? Où serait le mal ? Est-ce que le pouvoir parlementaire n'a pas les siens ? Rendra-t-on le pouvoir exécutif responsable de toutes les violences de ses défenseurs à l'égard du Parlement ?... Tout parti dans ce monde a ses ultras dont il ne se rend pas solidaire... Pourquoi n'y aurait-il pas des hommes plus présidentiels que le Président, plus bonapartistes que Bonaparte ? S'il y a quelqu'un auquel il ne soit pas raisonnable d'attribuer l'initiative d'attaque sourde contre le Parlement, c'est le Président. Quand il lui est arrivé de n'être pas en complet accord avec l'Assemblée, il l'a dit... loyalement. Mais... les journaux de l'Assemblée attaquent avec acharnement le Président, comment pouvait-il arriver que les journaux qui voient dans le pouvoir du Président la plus forte garantie de la société n'attaquassent pas l'Assemblée avec les mêmes armes ?...

Le journal le Pouvoir dit aussi (27 juillet) : On s'est demandé ce que voulait dire cette déclaration de guerre... cette injure gratuite, jetée en quelque sorte à la face du Président par la défiance et le soupçon de ceux-là mêmes qui excitent le plus, et à juste titre, les soupçons et les défiances du pays... Il est impossible de trouver le moindre fait qui ait pu servir même de prétexte à l'attitude agressive de la coalition contre le Président... dont le concours s'est constamment montré pour l'Assemblée sympathique et dévoué, et qu'il donne sans arrière-pensée, souvent avec une abnégation... voisine du sacrifice..., modestement, patriotiquement... L'Assemblée se suicide (28 juillet) ; rien n'est plus ingrat et plus insensé que la conduite des partis envers le Président. Il les a positivement retirés de l'abîme, ainsi que le pays tout entier, le 10 décembre... Le communisme qui aurait tout englouti, momentanément, disputerait maintenant aux cosaques les restes sanglants de la France... Croyant (29 juillet) fermement que la République... est inconciliable en France avec l'ordre public, croyant en outre que le rétablissement de la monarchie est, pour le moment, une utopie... il ne reste qu'un parti à prendre... celui de consolider le plus qu'il se pourra la situation du prince Louis-Napoléon... L'enthousiasme du peuple... son vote unanime a fait du neveu de l'Empereur une puissance, une ancre, un port de salut... Vous qui cherchez (31 juillet) à diminuer les titres du neveu de l'Empereur... qu'auriez-vous fait sans lui ? Vous auriez baisé le sabre du général Cavaignac, et aujourd'hui vous disputeriez vos propriétés au communisme et vos têtes à l'échafaud. Ah ! vous vous croyez de taille à lutter avec le prestige d'un nom que vingt années de gloire et de génie, qu'un malheur plus grand encore que sa grandeur, que des millions d'échos, le répétant pendant quarante années à (les millions d'hommes, ont fait ce qu'il est aujourd'hui. Essayez donc de mettre le vôtre à côté de celui de Napoléon. Qui vous parle de disposer de la France sans son aveu ? Jamais, sachez-le bien, un Bonaparte n'a disposé de la France sans son aveu. Jamais un Bonaparte n'a méconnu la souveraineté du peuple. L'Empereur a eu, seul, ce mérite de n'avoir régné que par la volonté de la nation... Deux fois la France a pu disposer d'elle-même, elle s'est donné deux fois pour chef un Bonaparte ; ce qu'elle a fait, tout dit qu'elle le ferait encore...

Quant au Napoléon (7 avril), il avait continué sa campagne de propagande bonapartiste. Napoléon, sa gloire, ses traditions, son gouvernement, les héritiers de son nom, voilà le point lumineux vers lequel le peuple a sans cesse tourné ses pensées et ses espérances. Les masses ont toujours compris qu'avec Napoléon... elles étaient en possession de l'égalité véritable... Quand la révolution de Février remit tout en question... l'héritier de ce grand nom était en exil. La France par un mouvement électrique et unanime alla l'y chercher pour lui confier ses destinées... Il y a de ces popularités immortelles qui sont une véritable force. Loin d'être épuisée, la vertu du nom de Napoléon reste immense, parce que ce nom résume tous les principes... Napoléon (5 mai 1850) n'a pas été seulement un conquérant. Son génie a peut-être été plus merveilleux encore dans le gouvernement que dans la guerre. Napoléon a été le premier penseur de son siècle. II a pensé pour les masses ; il a résolu la plupart des grands problèmes politiques et sociaux... Les masses (10 mai) n'ont jamais séparé la Révolution et Napoléon. Pour elles, c'est la même cause. Le Napoléon donne les Conseils de l'Empereur à son fils sous la forme d'une dictée faite au général Montholon : Tous ses efforts doivent tendre à régner par la paix. S'il voulait recommencer mes guerres, il ne serait qu'un singe (sic). Refaire mon ouvrage, ce serait supposer que je n'ai rien fait... J'ai sauvé la Révolution... je l'ai lavée de ses crimes, je l'ai montrée au monde resplendissante de gloire ; j'ai planté en France et en Europe de nouvelles idées... Que mon fils fasse éclore tout ce que j'ai semé... Mon fils sera obligé de régner avec la liberté de la presse... Mon fils doit être l'homme des idées nouvelles et de la cause... pour laquelle je meurs martyr... Les peuples comme les rois ont intérêt à l'avènement de mon fils...

 

 

 



[1] Voir le Moniteur du 26 février.

[2] Rédacteur en chef du Constitutionnel.

[3] Le Napoléon qui paraissait le dimanche.

[4] Le Moniteur porte ici : Mouvement dans l'Assemblée.

[5] Son penchant le portait moins qu'on ne l'a toujours supposé aux résolutions énergiques. Il ne reculait pas devant elles quand la nécessité lui en était démontrée, mais il convenait à son esprit d'épuiser tous les procédés de conciliation avant d'en venir aux mesures décisives. (DE MAUPAS, Mémoires, p 126.)

[6] Voir Changarnier, par le comte D'ANTIOCHE.

[7] Louis-Napoléon revenait souvent, dans ses conversations avec le général, sur les projets qu'il réaliserait lorsqu'ils auraient fait leur affaire ensemble. (Changarnier, par le comte D'ANTIOCHE.)

[8] Voir MERRUAU, Souvenirs de l'Hôtel de ville. — Voir plus haut, comment ce propos est rapporté par Granier de Cassagnac.

[9] Odilon BARROT prétend (Mémoires, t. IV, p. 38) que le Président tendait un piège à la majorité qui y donnait en plein. Nous ne le croyons pas. Il n'y avait pas tant de machiavélisme dans sa politique. Alors il n'avait pas de plan arrêté. Il cherchait, répétons-le, par tous les moyens à s'entendre avec la majorité, tout en voulant la convaincre qu'il n'y avait pas sans lui de gouvernement possible en France. D'ailleurs, il croyait que cette loi du 31 mai 1850 ne devait pas régir l'élection du Président de la République. Le lendemain du vote (voir le Siècle du 9 décembre 1850), il déclarait au représentant du peuple Rigal que l'élection présidentielle devrait être faite dans les conditions anciennes. (Voir encore le Siècle du 10 juin 1850.)

[10] Votèrent contre : Napoléon Bonaparte, Pierre Bonaparte, Carnot, Cavaignac, Lamartine, Lamennais, de Lamoricière, Lanjuinais, Larabit, de Lasteyrie, général Montholon, Nettement, général Ney, de la Rochejaquelein, de la Rochette, Sainte-Beuve, général Subervie, etc.

[11] Sic au Moniteur.

[12] Sic au Moniteur.

[13] Comme pour mettre ses actions d'accord avec ses paroles, il fait sortir de la foule un simple valet de ferme et attache à sa blouse la croix d'honneur. Le populaire était enivré. (Odilon BARROT, Mémoires, t. IV, p. 39.)

[14] Partout où il passait, il disait les paroles les mieux appropriées à la situation, à la disposition des esprits et aux sentiments dominants dans la localité. (Odilon BARROT, Mémoires, t. IV, p. 40.) Louis-Philippe était bien plus grand discoureur que lui, mais quelle différence dans l'habileté et la portée des discours de l'un et de l'autre ! (Ibid., p. 41.)

[15] Par 433 voix contre 166.

[16] Les journaux anglais, le Morning Chronicle et le Morning Advertiser notamment, soutiennent le président.

[17] 9 juin. — Le National donne l'état de la maison du prince :

Aide de camp : colonel Vaudrey, représentant.

Officiers d'ordonnance : Bacciochi, représentant, colonel de la garde nationale ; Edgard Ney, représentant, lieutenant-colonel de hussards ; Fleury, chef d'escadron de spahis ; Napoléon Lepic, représentant, capitaine d'état-major ; de Toulongeon, capitaine d'état-major ; Armand Laity, capitaine d'infanterie ; Menneval, capitaine d'artillerie ; Chevalier, secrétaire général de la présidence ; Briffault, représentant, chef du secrétariat ; Mocquart, chef du cabinet ; Pascal, sous-chef, 10 employés, 2 huissiers, 3 garçons de bureau ; Conneau, médecin du prince ; Jobert de Lamballe, Larrey, Laroque, chirurgiens ; Bure, intendant général, avec 2 employés et 1 garçon ; Forestier, trésorier, avec 1 garçon de bureau. Commandant militaire de l'Élysée : le chef d'escadron Thiboutot, avec 3 lieutenants-adjudants et 21 surveillants sous-officiers. Commissaire de police : M. Cramatte, avec 2 employés. Régisseur : M. Ballet, ancien officier d'artillerie, avec 1 employé et 6 hommes de peine ; 3 valets de chambre ; 1 contrôleur des dépenses ; 8 huissiers, fi suisses, 8 valets de pied, 4 feutiers-bougistes, 15 frotteurs, 10 hommes de peine ; 1 lingère, 2 aides-lingères, 3 femmes de garde-robe ; 3 portiers, 3 aides-portiers ; 1 chef d'office, 1 aide-chef d'office, 1 garçon d'office ; 1. chef sommelier, 2 garçons sommeliers ; 1 argentier, 1 aide-argentier, 3 garçons argentiers ; 1 chef de cuisine, 2 aides de cuisine, 2 garçons de cuisine, 2 laveurs ; 1 jardinier-chef, 6 garçons jardiniers ; 1 contrôleur des écuries, 2 vétérinaires, 2 piqueurs, 3 cochers, 2 grooms, 6 palefreniers, 2 hommes de sellerie, 2 hommes de peine.

[18] 2 juillet. — L'Événement, à la même date, dit : Le Constitutionnel croit de bonne foi que l'Assemblée peut concourir à la réalisation de son rêve. Supposons, par hypothèse chimérique, que le Constitutionnel ait obtenu l'adhésion de M. Thiers d'abord, de M. Berryer ensuite, et enfin de M. Cavaignac à ses projets, pour fonder l'Empire encore faudrait-il l'Empereur. Et l'Empereur n'existe pas.

[19] 27 juin 1850. Article aussi spirituel que juste.

[20] De même que M. Rouher avait ignoré que l'article venait de l'Élysée, on lui laissa ignorer pareillement que, le lendemain de la condamnation, le prince m'avait envoyé par son chef de cabinet, M. Auguste Chevalier, 5.000 francs pour payer l'amende et 5.000 francs pour Chais d'Est-Ange. (GRANIER DE CASSAGNAC, Souvenirs du second Empire, p. 101.)

[21] Celle qui avait lieu sous le premier Empire au Corps législatif.