NAPOLÉON III AVANT L'EMPIRE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE X. — LA PREMIÈRE ÉLECTION DU PRINCE À L'ASSEMBLÉE NATIONALE.

 

 

II

Le 25 septembre, le prince vient prendre séance à l'Assemblée. — Il arrive de Londres. — Son admission — Son discours. — Appréciation des journaux : les Débats, l'Événement, la Presse, le National, l'Union. — Entrevue du prince et des représentants de la Montagne et du socialisme, notamment avec Proudhon. — Il s'assure aussi le concours du docteur Véron, directeur du Constitutionnel. — Rapport de Marrast sur le projet de constitution. — Le Siècle combat le système de la nomination du président de la République par l'Assemblée, ainsi que l'Union, la Gazette de France, l'Univers, le Bien public, le National. — Brochure de M. de Cormenin dans le même sens. — Au contraire, les journaux rouges, comme la Démocratie pacifique, la Réforme, ne veulent pas de l'élection par le suffrage universel. — Le Journal des Débats ne prend pas parti. — 5 octobre, l'Assemblée discute la question de la nomination du Pouvoir exécutif. — Félix Pyat ne veut pas de président. — M. de Tocqueville tient pour l'élection par le peuple. — Prophétique discours de M. de Parieu en sens contraire. — MM. Fresneau, Lasteyrie, de Lamartine, Dufaure, Victor Lefranc opinent dans le même sens que M. de Tocqueville ; MM. Grévy, Flocon, Martin de Strasbourg, Leblond, dans le même sens que M. de Parieu. — Rejet d'un amendement de M. Grévy qui confie le pouvoir exécutif au conseil des ministres. — L'Assemblée vote l'élection par le suffrage universel direct. — Emile de Girardin approuve. — Les Débats raillent la gauche de se défier du suffrage populaire. — Amendement Antony Thouret tendant à rendre inéligibles à la présidence les membres des familles ayant régné en France. — M. Voirhaye le combat, ainsi que MM. Coquerel et Lacaze, qui interpelle le prince. — Celui-ci déclare qu'il n'est pas prétendant. — M. de Ludre. — Déclaration d'Antony Thouret, qui retire son amendement. — Rejet de l'amendement de Ludre tendant aux mêmes fins. — Appréciation des journaux : la Patine, l'Union, le National. — Abrogation de la loi du 10 avril 1832 prononçant le bannissement contre la famille Bonaparte. — Le Siècle. — Séance du 12 octobre : Amendement Mathieu de la Drôme donnant à l'Assemblée le droit de suspendre le président de la République aux deux tiers des voix, repoussé sur l'intervention de M. Vivien et du général Cavaignac. — Obligation imposée au président de la République de prêter serment, contrairement à l'opinion de Crémieux, mais conformément à l'avis de l'évêque d'Orléans. — Réflexions d'Odilon Barrot dans ses Mémoires. — Rejet d'une proposition d'ajourner l'élection présidentielle. — Ce que disait M. Dupin.

 

Le 25 septembre, à l'Assemblée nationale, la séance était commencée depuis quelque temps déjà, lorsqu'il se fait tout à coup, vers le milieu du côté gauche, au-dessus du banc où siège M. de Lamartine, un mouvement inaccoutumé. M. Marrast, le président, réclame le silence. On lui répond par une manœuvre de lorgnettes si générale et exécutée avec tant de précision que lui-même s'arme aussi de sa grande jumelle qu'il braque dans la même direction... C'était lui[1] ! Le journal la Presse, auquel nous empruntons ce récit, ajoute encore : Il était entré incognito, sans tambour ni trompette. Il supporte avec une impassibilité parfaite l'inquisitoriale avidité de tous ces regards, et les représentants du peuple constatent qu'il est de taille moyenne, d'une physionomie douce, d'une attitude modeste, et qu'il n'a avec l'Empereur aucune espèce de ressemblance. Le prince avait fait son apparition accompagné de M. Vieillard, et était allé s'asseoir sur un banc de la gauche[2], entre celui-ci et M. Havin.

Le président donne alors la parole à M. Clément pour rendre compte, au nom du 9e bureau, des élections du département de l'Yonne. Après un rapport[3] de quelques lignes, l'admission du prince est prononcée par l'Assemblée tout entière. Il demande la parole, et, comme il semble vouloir parler de sa place, on crie de toutes parts : A la tribune ! à la tribune ! Il s'exécute sans hésiter, tire un papier de sa poche, et, au milieu d'un profond silence, lit la déclaration suivante d'un ton très ferme : Citoyens représentants, il ne m'est pas permis de garder le silence après les calomnies dont j'ai été l'objet. J'ai besoin d'exposer ici hautement, et dès le premier jour où il m'est permis de siéger parmi vous, les vrais sentiments qui m'animent et qui m'ont toujours animé. Après trente-trois ans de proscription et d'exil, je retrouve enfin ma patrie et mes concitoyens. La République m'a fait ce bonheur, que la République reçoive mon serment de reconnaissance et de dévouement, et que mes généreux compatriotes qui m'ont honoré des suffrages qui m'ont amené dans cette enceinte, soient bien convaincus qu'ils me verront toujours un des plus dévoués à cette double tâche qui est la nôtre à tous : au maintien de la tranquillité, ce premier besoin d'un pays, et au développement des institutions démocratiques dont le peuple a besoin et qu'il a le droit de réclamer. Longtemps je n'ai pu consacrer à la France que les méditations de l'exil et de la captivité. Aujourd'hui la carrière où vous marchez m'est ouverte ; recevez-moi dans vos rangs, mes chers collègues, avec le sentiment d'affectueuse sympathie qui m'anime moi-même. Ma conduite, vous ne devez pas en douter, sera toujours inspirée par le devoir, toujours animée par le respect de la loi. Ma conduite prouvera que nul ici plus que moi n'est dévoué à la défense de l'ordre et à l'affermissement de la République.

L'Assemblée fit le meilleur accueil à cette déclaration, dont la lecture fut suivie d'une approbation unanime[4].

Les Débats disent dédaigneusement : M. Louis Bonaparte est venu lire un petit discours qui a semblé généralement convenable.

L'Événement[5] montre plus de bienveillance : Son discours d'introduction est simple et, nous le dirons avec plaisir, sans prétentions. Il a salué fort poliment ses collègues, et, comme tout homme de bonne compagnie le doit en entrant dans un salon, il a tout d'abord présenté ses respects à la maîtresse de la maison, la République. L'Assemblée l'a écouté avec beaucoup de bienveillance. — La Presse montre la faute qui a été commise : Quel inconvénient aurait eu en juin cette admission proclamée en septembre ? Le gouvernement n'a-t-il pas commis une maladresse insigne en donnant lui-même à ce cauchemar de ses nuits, à ce fantôme de ses jours, les proportions colossales dont il s'est fait ensuite un argument ? Ne doit-il pas regretter aujourd'hui tout cet étalage de mauvais vouloir, toutes ces velléités de proscription qui ont produit une agitation fâcheuse qu'il eût été si facile d'éviter ? Au mois de juin M. Louis-Napoléon avait été nommé par trois départements, il arrive aujourd'hui avec une quadruple élection. Ne voilà-t-il pas un beau résultat ? — Le National, qui soutient le général Cavaignac, se montre méfiant, méprisant et irrité : Cette gloire d'emprunt a fait son entrée dans l'enceinte républicaine, sans tambour ni trompette, ni plus ni moins que si elle eût été ce qu'il y a au monde de plus obscur et de plus vulgaire. Nous n'aurons pas le courage d'escorter d'ironie cette entrée dont la modestie forcée était peut-être aussi un calcul. L'Assemblée en l'accueillant n'a voulu songer qu'à une chose, qu'il arrivait de l'exil et que probablement il ne l'oublierait pas. — Et la Presse de dire : Ô égarement de la peur ! Comment vouliez-vous donc qu'il y entrât ? — L'Union est bienveillante : Il est impossible d'être à la fois plus simple, plus modeste, plus convenable que le citoyen Bonaparte. C'était la note juste. Ce journal ajoute : C'est un homme de taille ordinaire, à la démarche un peu embarrassée, au visage immobile et sans autre distinction qu'une paire de longues moustaches abondamment pourvues... La Chambre est restée calme et n'a montré d'autre sentiment que celui de la curiosité... Puis il dit, plein de confiante illusion en sa propre cause[6] et sans avoir perçu la force latente du sentiment bonapartiste : Le prétendu parti impérialiste a été dissous aujourd'hui. Désavoué par son chef, il ne saurait relever la tête sans aller se briser au reproche d'hypocrisie le plus odieux, le plus sanglant de tous dans ce pays de France, façonnée à la religion de l'honneur.

La première pensée du prince qui se considérait déjà, ipso facto, comme candidat à la présidence de la République fut de se mettre en rapport avec des représentants autorisés des socialistes et des montagnards, espérant que le bonapartisme serait de nature à leur donner satisfaction et qu'il pourrait rallier à lui un grand nombre de suffrages du parti avancé. Le lendemain de son arrivée, il faisait prier Proudhon, Schmelz, Joly, ami intime de Ledru-Rollin, de venir le voir chez M. de Bassano. Ceux-ci, le jour même, 26 septembre, se rendaient à cette invitation. Louis Bonaparte parla peu[7], écouta Proudhon avec bienveillance et parut d'accord avec lui sur presque tout. Ainsi il reconnaissait que les socialistes étaient calomniés ; il blâmait la politique de Cavaignac, les suspensions de journaux, l'état de siège ; il trouvait ridicules les projets financiers des Garnier-Pagès, Goudchaux, Duclerc. Proudhon admettait qu'il se portât candidat à la présidence, mais il estimait qu'il ferait sagement de déclarer qu'il n'entendait en aucune façon se prévaloir du sénatus-consulte de 1804 ; que si, à une autre époque, il avait pu revendiquer une couronne à laquelle la volonté de l'Empereur lui donnait plus de droits que l'élection de la Chambre de 1830 n'en créait à Louis-Philippe, aujourd'hui que la France s'était librement constituée en République il ne devait plus avoir d'autre ambition que de donner à tous l'exemple de l'obéissance à la souveraineté du peuple et du respect à la Constitution. Le prince répliqua en protestant d'une manière générale contre les calomnies répandues sur son compte, mais sans s'expliquer d'une manière catégorique. Proudhon et ses amis furent persuadés qu'il n'avait plus rien de commun avec le conspirateur de Strasbourg et de Boulogne, et qu'il était possible que comme la République avait péri autrefois par la main d'un Bonaparte, elle fût fondée de nos jours par la main d'un autre Bonaparte. Il leur parut bien intentionné, avoir une tête et un cœur chevaleresques, être plus plein de la gloire de son oncle que d'une forte ambition, et, somme toute, présenter un génie médiocre qui ne ferait point grande fortune. Pas plus que les autres, Proudhon ne sut dégager l'intrinsèque de son interlocuteur, qui — si l'on peut dire qu'il y eût une partie engagée dans cet entretien — la gagna haut la main sur lui. Le traité d'alliance était conclu. Le prince enlevait au parti républicain socialiste nombre de voix, et, pour l'instant, c'est tout ce qu'il pouvait désirer.

Il voyait en même temps le docteur Véron, personnage important par sa situation de directeur du Constitutionnel[8]. Il lui avait écrit la lettre suivante : Monsieur, désirant voir de près toutes les personnes distinguées de mon pays, j'avais naturellement l'envie de faire votre connaissance. Aujourd'hui qu'un ami commun m'assure que vous voudriez bien accepter chez moi un dîner d'auberge, je m'empresse de saisir cette occasion qui me permettra de causer avec un homme dont j'ai souvent entendu parler... Pendant ce dîner, le prince lui déclara qu'à son sentiment il fallait asseoir la société sur ses bases éternelles, faire revivre dans tous les cœurs le respect des lois, de l'ordre, de la propriété, de la famille, avant de songer à d'importantes innovations et à de grands progrès.

C'est alors que s'ouvrirent les débats sur la Constitution. Armand Marrast avait déposé un rapport sur le projet de la commission où il disait, traitant le point capital de l'élection du président de la République : La minorité[9] pensait qu'en le faisant nommer directement par le suffrage universel on courait le risque de placer en face de la représentation nationale un pouvoir égal, quoique différent ; qu'on pouvait ainsi établir une rivalité dangereuse ; donner à la souveraineté deux expressions au lieu d'une ; rompre l'harmonie, toujours nécessaire, entre l'autorité qui fait la loi et le fonctionnaire qui en assure l'exécution ; que, dans ce pays surtout, le suffrage universel concentré sur un seul homme lui donnait une puissance toujours sollicitée par des tentatives fatales à la liberté. La minorité aurait donc désiré remettre à l'Assemblée, déléguée de la souveraineté du peuple, la nomination du président de la République ; elle croyait par là concilier à la fois ce qu'exige la rigueur des principes et ce que commande la situation d'un régime nouveau. Cette opinion n'a pas prévalu. La majorité a été convaincue que l'une des conditions vitales de la démocratie, c'est la force du pouvoir. Elle a donc voulu qu'elle reçût cette force du peuple entier qui seul la donne, et qu'au lieu de lui arriver par transmission intermédiaire, elle lui fût donnée par communication directe et personnelle. Alors il résume sans doute la souveraineté populaire, mais pour un ordre de fonctions déterminé, l'exécution de la loi. La majorité n'a pas craint qu'il abusât de son indépendance, car la Constitution l'enferme dans un cercle dont il ne peut pas sortir. L'Assemblée seule demeure maîtresse de tout système politique ; ce que le président propose par ses ministres, elle a le droit de le repousser ; si la direction de l'administration lui déplaît, elle renverse les ministres ; si le président persiste à violenter l'opinion, elle le traduit devant la haute cour de justice et l'accuse. Contre les abus possibles du pouvoir exécutif la Constitution se prémunit en le faisant temporaire et responsable. Le président, après une période de quatre ans, ne peut être réélu qu'après un intervalle de quatre autres années. Il n'a aucune autorité sur l'Assemblée ; elle en conserve une toute-puissante sur ses agents. Il ne peut jamais arrêter ou suspendre l'empire de la Constitution et des lois ; il ne peut ni céder un pouce du territoire, ni faire la guerre, ni exécuter un traité sans que l'Assemblée y consente ; il ne peut pas commander en personne les armées ; il ne peut nommer les hauts fonctionnaires dépendant de lui qu'en conseil des ministres ; il ne peut révoquer les agents électifs que de l'avis du Conseil d'État ; l'Assemblée nationale choisit seule les membres de la Cour suprême ; et, sauf les magistrats du parquet, le président de la République ne peut nommer les juges que d'après les conditions déterminées par la loi.

Le journal le Siècle combat la nomination par l'Assemblée, parce qu'il faut que l'autorité de l'Assemblée reste intacte et respectée dans la querelle des prétendants à la présidence... Quelle est aujourd'hui en France la base du droit public ? Évidemment, c'est la souveraineté du peuple exprimée par le suffrage universel. De quelle source émanent les pouvoirs de l'Assemblée constituante ? Du suffrage universel. Si l'Assemblée elle-même a foi dans ce principe, qui est son principe de vie, elle doit sans contredit confier au suffrage universel la nomination du président de la République... On se défie donc de la sagesse de la nation. Qu'est-ce autre chose que mettre en suspicion le suffrage universel que nier le droit souverain sur lequel s'appuie le gouvernement nouveau, que porter moralement un coup presque irréparable à la République ?... Non, croyons au bon sens, au patriotisme de la majorité nationale. Voilà les pitoyables raisons, voilà les sophismes sur lesquels s'étayait l'opinion favorable à l'élection du prince par le peuple. Dans son numéro du 5 octobre, le Siècle dit encore : Nous espérons que le gouvernement, avant de heurter l'immense majorité du pays, avant de mettre en suspicion le principe sur lequel reposent les institutions démocratiques qu'il se propose de fonder, pèsera les conséquences de sa détermination. Le choix du président par l'Assemblée est absolument injustifiable en principe, il est en fait d'un immense danger. (Cela revient à dire) que le peuple est incapable de faire un bon choix, qu'il est juste de le traiter en mineur ; c'est tout simplement consommer une usurpation, c'est substituer sa propre sagesse à celle de la nation, l'autorité de quelques-uns à celle de tous, la volonté arbitraire des délégués du peuple à la volonté souveraine du peuple lui-même... La majorité sera faible, et l'élu de cette fraction, de cette petite majorité, n'aura jamais l'influence ni le prestige qui appartient à l'élu véritable de la nation.

M. de Cormenin, dans une brochure, soutient la même thèse : L'Assemblée... n'a pas plus le droit de nommer le président qu'elle n'aurait le droit de nommer les députés, et pourtant si elle peut nommer le représentant du pouvoir exécutif, pour quelle raison ne pourrait-elle pas nommer les membres de la législature ? ... Les députés défont le lendemain les lois qu'ils ont faites la veille, et ils ne pourraient pas dénommer le président qu'ils avaient nommé ? Un président élu par le peuple est un homme indépendant, mais responsable de droit et de fait... Mais une Assemblée de sept cents membres est un être collectif et irresponsable de droit et de fait... Si l'Assemblée nomme le président, si elle tient les rênes, si elle fouette les chevaux, si elle embourbe le char de l'État, on ne s'en prendra qu'à elle de l'indolence du laquais qu'elle aura fait monter derrière sa voiture... Le peuple doit faire lui-même tout ce qu'il peut faire... C'est le droit naturel, imprescriptible, inaliénable de la souveraineté. Or, le peuple ne peut pas faire lui-même les lois, mais il peut faire lui-même un président. Concluez... Le peuple, notre maître à tous, est-il donc un traître pour qu'on le regarde en dessous ? Est-il un sot pour qu'on se croie plus d'esprit que lui ? Est-il un aveugle pour qu'on se permette de le conduire ? Est-il un égaré pour qu'on prétende à le ramener ? Est-il un sujet pour qu'on se donne avec lui des airs de souverain ?... Le président nommé par l'Assemblée basculerait sans cesse de la majorité à la minorité. Il n'aurait à lui ni autorité propre, ni initiative propre, ni politique propre, ni gouvernement propre, ni responsabilité que la menteuse et nominale responsabilité d'un valet de pouvoir qui parade dans une antichambre... Et... si la majorité était changée, diriez-vous que le président de la République, nommé par vous, qui n'exprimeriez plus le pays, le représenterait à son tour véritablement ?

C'est aussi l'Union (7 octobre 1848), journal légitimiste, qui préfère l'élection du président par le peuple, la nomination par l'Assemblée offrant des dangers infiniment plus graves ; et en pareil cas, de deux maux il faut choisir le moindre. C'est encore le Bien public[10], organe conservateur : Il y a, dit-il, dans trois millions de suffrages, lorsqu'ils se portent sur un nom, une puissance qu'aucune Assemblée ne saurait communiquer à son président. L'élection est une auréole de popularité. Dans une république la popularité est une condition de gouvernement. Elle impose le respect aux partisans, le silence aux adversaires. Le pays se reconnaît dans son premier magistrat, comme il se reconnaît dans l'Assemblée. Chaque citoyen peut se dire : Je l'ai nommé... j'ai passé en quelque sorte en lui ; je suis en essence et en volonté dans sa volonté et dans son essence. Il est moi, je suis lui... Nous ne connaissons pas de plus sûr moyen de populariser et de fortifier la présidence que de l'extraire du sein des masses comme la personnification de leur volonté. Le peuple sera d'autant plus attaché à la République qu'il nommera lui-même les deux pouvoirs... Il en est de même de l'Univers et de la Gazette de France. Le National, qui soutient le général Cavaignac, finit par accepter l'élection du président de la République par le suffrage universel, mais il préférerait que le principe inscrit dans la Constitution ne fût pas appliqué pour la première élection présidentielle.

Les journaux avancés tiennent pour l'élection par l'Assemblée. — D'ordinaire ils vantent la sagesse du peuple ; pour un peu ils proclameraient son infaillibilité ; mais au fond ils se méfient des entraînements populaires, et ils n'ont pas tort. — Le devoir d'un gouvernement républicain, dit la Démocratie pacifique[11], est de maintenir la République, et non pas de s'agenouiller devant tous les caprices, devant tous les entraînements souvent éphémères d'un corps électoral qui fait son apprentissage. La Reforme[12] s'exprime ainsi : Élu par le suffrage universel, il élèvera en face de l'Assemblée pouvoir contre pouvoir. Au lieu d'avoir créé un gouvernement, vous aurez préparé une lutte. Élu par l'Assemblée, le président pourra toujours être détruit par un vote de l'Assemblée. En principe, il est dangereux de nommer un président. Élu par le suffrage universel, c'est la dictature en fleur. Élu par l'Assemblée, c'est un roseau. Les Débats (6 octobre 1848) déclarent que pour eux la lumière n'est pas encore faite. Ne nous faisons pas d'illusion, disent-ils, l'abolition de la royauté a laissé un vide immense dans le royaume de saint Louis et de Louis XIV, dans l'empire de Charlemagne et de Napoléon..... On a aboli la royauté, on n'a pas aboli la nature des choses qui veut un pouvoir exécutif et qui le veut fort et indépendant... Si le pouvoir exécutif est faible, on tombe dans l'anarchie ; s'il est fort, on sera toujours à la veille d'une usurpation... Le trône est renversé, mais ce trône renversé a été debout pendant quatorze siècles... Si c'est la Chambre qui nomme le président, que sera ce fantôme de président ? Quelle indépendance aura-t-il ? Ne sait-on pas que tout pouvoir nommé est dans la dépendance de ceux qui le nomment ?... De l'autre côté, (on dit :) Si c'est le peuple qui nomme le président, voyez quelle carrière ouverte aux partis !... Ce sera une guerre civile... Vous aurez beau dire : C'est un président qui est à nommer, d'autres diront ou penseront : C'est un empereur ! c'est un roi ! Ne croyez pas avoir borné l'ambition du pouvoir exécutif en ayant borné ses attributions et sa durée... Vous connaissez bien mal le cœur humain si vous croyez qu'un président, appuyé sur des millions de votes, se contentera longtemps de tenir la première place dans les réunions publiques et d'être la représentation humble et méprisée de ce qui fut la royauté de France !

C'est le 5 octobre que, dans la discussion du projet de constitution, fut abordée par l'Assemblée nationale la grave question de la nomination du pouvoir exécutif. Félix Pyat, qui parle d'abord, ne veut point de président : Les corps à deux têtes sont des monstres, et les monstres ne vivent pas... Un président nommé par la majorité absolue des suffrages aura une force immense et presque irrésistible. Une telle élection est un sacre bien autrement divin que l'huile de Reims et le sang de saint Louis... L'homme ainsi investi de cette magistrature pourra dire à l'Assemblée..... : Je suis à moi seul le peuple entier... J'ai six millions[13] de suffrages... Je vaux à moi seul plus que toute l'Assemblée, je représente mieux le peuple, je suis plus souverain que vous. Citoyens, il y a là un danger, un danger véritable... Hors de l'unité, collision sourde ou flagrante... duel infaillible entre les deux parties représentatives de la souveraineté. Tous ces inconvénients tombent si le pouvoir exécutif est ce qu'il doit être, le bras de l'Assemblée ; le bras obéira à la tête... Ajoutez le mot héréditaire au président de votre Constitution, et vous avez un roi véritable... Ce discours fit une profonde sensation dans l'Assemblée, et on le comprend, car c'est la vérité politique même qui parlait par la bouche de l'orateur. Chose singulière, c'est M. de Tocqueville qui lui succéda à la tribune pour soutenir l'élection par le peuple, lui que son passé, ses études, son milieu, sa rare intelligence auraient dû préserver de cette erreur ; mais, comme bien d'autres de son bord, il était obsédé, hypnotisé par la peur de la démagogie et par la nécessité d'un pouvoir exécutif fort, et cela passait avant tout. Le conseil des ministres, dit-il, qui ne peut être nommé qu'avec votre concours, est un frein immense... l'Assemblée nationale, au sein de laquelle le conseil des ministres est pris, peut toujours donner le pouvoir exécutif... (celui-ci) n'est que l'agent (de l'Assemblée), mais nous voulons lui donner une certaine force... (sinon) il n'a rien, il ne sera qu'un instrument passif qui sera obligé d'obéir au moindre caprice de l'Assemblée... Eh bien, un système de cette nature, ce n'est que le système de la Convention... Une Convention... est-ce cela que l'Assemblée a voulu ? Je ne crois pas qu'elle ait voulu faire une Convention... (Mouvement.) Est-ce que le peuple, est-ce que la nation française n'est pas nourrie dans cette idée qu'elle doit nommer le pouvoir exécutif ? Est-ce que pour un grand nombre de citoyens la République ne consiste pas dans cet acte ?

M. de Parieu n'a pas de peine à faire justice de cette argumentation. Il prononce un remarquable discours plein de bon sens et de sagesse politique.... Les membres de l'Assemblée, dit-il, sont bien plus capables que les électeurs d'apprécier l'aptitude du citoyen qu'il s'agit de porter à la première magistrature de la République... Si la nomination du président a lieu par le suffrage universel, croyez-vous qu'il n'y a pas à craindre un retour vers les souvenirs puisés dans les anciennes formes de gouvernement ? Et s'il est vrai que ce péril puisse être à craindre, pourquoi vous y exposer ? Si quelque prétendant voulait faire valoir ses prétentions sur la France, vous lui auriez préparé à l'avance le cadre de ses adhérents. (Sensation.) Ce que nous voulons, c'est un pouvoir fort envers ceux qui doivent obéir à la loi, un pouvoir faible contre ceux qui font la loi... Quand un président aura été nommé par le suffrage universel, comment l'empêcherez-vous de s'agiter, de se débattre contre les chaînes fragiles de la Constitution et de les rompre ?... La Convention n'avait pas à côté d'elle un pouvoir exécutif ; elle administrait elle-même, elle gouvernait par ses comités... S'agit-il de donner une direction capitale au pays ? non ; c'est pour exécuter les lois, pour être le premier magistrat de la République que le président sera nommé. Est-ce qu'il y aurait quelque chose d'exorbitant à ce qu'une pareille nomination soit faite par l'Assemblée ?...

D'après M. Fresneau, si l'on nomme en un quart d'heure un président de la République par un coup de majorité, on aura fait un président qu'on ne pourra pas prendre au sérieux. D'après-M. Grévy, l'Assemblée, qui a été toute-puissante pour l'organisation du pouvoir législatif, serait-elle moins puissante pour l'organisation du pouvoir exécutif ?... S'il est nommé par la nation, il aura de plus pour lui la force immense que donnent des millions de voix. Or qu'on ne l'oublie pas, ce sont les élections de l'an X qui ont donné à Bonaparte la force de relever le trône pour s'y asseoir. M. de Lasteyrie est pour l'élection populaire. On voudrait que celui qui est chargé de représenter le pays n'ait aucune puissance propre, aucune indépendance, aucune règle autre que les délibérations de l'Assemblée nationale elle-même. Ce serait la perte de l'ascendant de la France, la mort de sa liberté... Si l'Assemblée venait à changer d'opinion, il faudra donc que celui qu'elle a investi de sa confiance change comme elle. Où sera la liberté du président ?... Si le pouvoir exécutif est faible vis-à-vis de vous, il ne peut être que faible au dehors... Sous la République, nous voulons que le suffrage universel soit une vérité. La première règle de tout gouvernement, c'est d'être fidèle à son principe. M. de Lamartine vient apporter à cette thèse l'appui de son incomparable éloquence... Si le président est nommé par l'Assemblée... on dira qu'il n'est que le favori d'un favori. (Sensation.) Votre prérogative à vous, c'est le pouvoir irresponsable... Vous devez vouloir que le pouvoir responsable ait aussi l'origine de sa prérogative dans le peuple tout entier, autrement ce ne serait plus un pouvoir, ce serait une aiguille destinée à marquer l'heure de vos caprices et à reproduire vos oscillations. (Vive sensation.) Vous avec donc un autre motif d'hésitation dans vos pensées. Eh bien ! je vais soulever autant qu'il est en moi le poids secret qui pèse sur la pensée et sur la conscience de l'Assemblée. (Mouvement général.) A une autre époque, quand il nous a paru qu'il y avait inopportunité entre la situation de la République et des noms d'individus dont le crime est leur gloire (longue interruption), nous vous avons apporté ici... un ajournement à la jouissance des droits de citoyen. Ces temps sont changés ; vous qui êtes souverains, vous en avez décidé autrement !... Eh bien !... on craint qu'un fanatisme posthume (sourires) ne s'attache aux héritiers... et n'entraîne la nation dans un danger. Ce danger est-il possible ? Je ne le nierai pas ; je ne dis ni oui ni non ; je ne sais pas lire plus que vous dans les ténèbres de l'avenir (mouvement), mais cependant je ne puis m'empêcher de dire que pour arriver à des usurpations... — et ici je ne parle pas des hommes mêmes, je les respecte trop pour leur supposer de pareils projets ; moi, je crois à la parole des honnêtes gens ; je suis convaincu, comme ils l'ont dit à cette tribune, qu'ils consacreront leur vie à la défense de la République, mais je parle de leurs partis —. Eh bien ! je dis que si ces groupes, ces factions tentaient une usurpation, elles seraient trompées dans leurs espérances ; je dis que pour arriver à des 18 brumaire dans le temps où nous sommes, il faut deux choses : il faut de longues années de terreur en arrière, et il faut des Marengo et des victoires en avant. (Applaudissements. — Sensation, longue interruption...) Est-ce qu'on est bien venu à nous proposer de dire à ce pays, déjà trop refroidi, trop ralenti dans son mouvement vers les institutions populaires : Nous te privons de ta part dans la souveraineté que nous avons à peine écrite, nous t'exilerons de ta propre République ? (Agitation.) Est-ce là le moyen de recruter les forces intellectuelles de la confiance, de la foi à la République que nous voulons fonder et que nous ne pouvons fonder qu'avec le concours unanime de ce peuple ? Je sais bien que si je voulais glacer davantage l'esprit du peuple, je n'inventerais pas un plus habile et plus funeste moyen. (Mouvement prolongé...) Je ne connais pas sur terre de moyen plus efficace de rattacher la volonté de tous à la forme de la République que d'inviter cette volonté, son vote et sa main, à la nomination du pouvoir exécutif... Voilà un citoyen qui, au lieu de sortir de l'urne avec des millions de voix qui attestent des millions de points d'appui... sortira peut-être... à une majorité quelconque du sein de l'Assemblée. .. où sera sa force, ou sera son autorité ?... Je dirai que le président pourra sortir du scrutin de l'Assemblée avec la suspicion de quelques brigues. Eh bien ! de quel respect voulez-vous que cette autorité soit entourée quand on pourra dire à ceux qui l'auront nommé : Toi, tu l'as nommé parce qu'il était ton parent et que tu voulais grandir avec lui. (Sensation.) — Toi, tu l'as nommé parce qu'il était ton ami et que tu voulais grandir ta fortune par la sienne (mouvement prolongé) ; toi, tu l'as nommé parce qu'on t'a promis une ambassade. (Nouveau mouvement. — Longue interruption. — La séance est suspendue pour donner à l'agitation générale le temps de se calmer...) En recourant au suffrage universel, vous craignez de créer un pouvoir exécutif dont la force pourrait dégénérer en usurpation. Est-il bien temps de parler de la force excessive du pouvoir au moment où un trône vient de rouler dans la poussière ?... La prudence véritable... est de chercher par tous les moyens... à créer pour le pouvoir cette force qui ne sera jamais de trop d'ici à longtemps. En mettant dans la main de chaque électeur le gage de sa participation à la souveraineté, vous lui donnez le droit et le devoir de se défendre contre l'usurpation, et vous ôtez à l'ambition ses plus grandes chances... Si la République venait à succomber par suite d'un fatal conseil que j'aurais pris sur moi de lui donner, je ne m'en consolerais jamais. Mais s'il y a danger à ce que les multitudes se lèvent quelquefois fascinées par certains noms qui les entraînent comme le mirage entraîne les troupeaux, j'ai foi aussi dans la maturité d'un pays que cinquante-cinq ans de vie politique ont façonné à la liberté ; et si cette confiance devait être trompée, je dirais encore qu'il y a des époques où il faut dire comme les anciens : Alea jacta est, le sort en est jeté ! Il faut laisser quelque chose à faire à la Providence qui sait mieux que nous ce qui nous convient... Nous périrons peut-être à l'œuvre, mais nous aurons la gloire d'avoir péri par votre principe... Si le peuple veut qu'on le ramène aux carrières de la Monarchie, s'il veut quitter les réalités de la République pour courir après un météore qui lui brûlera les mains, il en est le maître, après tout il est le roi actuel, il est son propre souverain ; il ne nous restera plus qu'à dire comme le vieux Caton : Vixtrix causa diis placuit, sed victa Catoni. Cette protestation serait l'éternelle accusation de cette nation assez imprudente pour sacrifier une liberté si chèrement acquise, et serait notre absolution devant le tribunal de la postérité ! (Profonde sensation.)

L'occasion était trop belle pour M. de Lamartine, dit Odilon Barrot dans ses Mémoires[14], de montrer une fois de plus tout ce que son jugement a de faux en politique, et il n'y manqua pas... Il s'est reproduit tout entier dans ce discours où le talent de l'orateur n'est égalé que par les inconséquences et les énormités de l'homme d'État. Les applaudissements, était-ce à l'artiste de paroles ou à l'homme politique qu'ils s'adressaient ? L'orateur avait-il mérité l'enthousiasme reconnaissant des républicains pour avoir répandu le faux éclat de son éloquence imagée sur l'arrêt de mort de la République ? pour avoir solennellement livré les destinées de son pays au hasard d'un coup de dé ? pour, après avoir signalé l'écueil, y conduire sciemment le vaisseau de l'État ? enfin, pour avoir couronné tant de folies par le découragement et le fatalisme ? Oh ! peuple artiste, amoureux et admirateur avant tout de la forme !

Le premier amendement mis aux voix fut celui de M. Grévy, qui confiait le pouvoir exécutif à un conseil des ministres. Il réunit 158 suffrages et fut rejeté par 643. L'amendement Flocon et Leblond, donnant à l'Assemblée la nomination du président, vint ensuite en discussion. L'Assemblée, dit M. Flocon, réunit tous les pouvoirs du peuple souverain ; dans mon système, elle en délègue une partie et retient l'autre... Le grand danger, c'est de voir la liberté devenir victime d'une usurpation, et je dis qu'avec le système que je combats, une usurpation serait toujours à craindre. En présence des deux pouvoirs, il faut un modérateur en cas de conflit ; si le pouvoir exécutif est nommé par l'Assemblée, le conflit est impossible ; mais quand le pouvoir exécutif est nommé par le suffrage universel, quand les deux pouvoirs procèdent de la même origine, du suffrage universel, où sera la véritable volonté du peuple ? C'est pour cela que je crois qu'il y aurait un immense danger à ce que le pouvoir exécutif fût nommé par le suffrage universel. Je ne puis pas admettre la doctrine qui consisterait à remettre les destinées de la République au hasard d'un coup de dé. (Très bien !) Il est facile, quand il se présente une question difficile, d'en renvoyer la solution au peuple en disant : Je m'en lave les mains ! (Sensation.) Beaucoup de personnes veulent le pouvoir exécutif éclatant ; moi, je le veux modeste et utile. On parle beaucoup de la nécessité d'avoir un gouvernement fort ; moi, je crois que le premier besoin d'un pays est d'avoir une bonne administration. Dans mon opinion, le pouvoir exécutif ne doit être que le premier serviteur de l'État. Pour conférer à ce pouvoir un rôle secondaire, pourquoi faire intervenir le souverain ? M. Martin (de Strasbourg) intervient au nom de la minorité de la commission et soutient que la raison et la logique s'opposent à la nomination du président par le peuple. C'est pour la République une question de vie ou de mort. (Exclamation.) La pondération des pouvoirs nous conduit à un conflit, à une impasse, et, au bout, il y a une usurpation ou une révolution. Ce système nous donne un roi électif, il nous donne plus qu'un roi ; dans aucun pays, dans aucun temps, aucune dictature n'a été constituée d'une manière aussi formidable... M. Dufaure n'éprouve pas ces craintes : Vous avez un pouvoir chargé de faire les lois, vous avez un autre pouvoir chargé de les exécuter. D'où viendra le conflit ? Pourquoi le danger sera-t-il plus à redouter de la part du président nommé par l'Assemblée et irrévocable que de la part du président nommé par le suffrage universel et irrévocable ? Nous avons l'exemple de la nomination du pouvoir exécutif par l'Assemblée : c'est la Constitution de l'an III. Qu'en est-il résulté ? Quatre années les plus terribles, les plus vides, les plus stériles en vertus, en grandes choses, qui aient paru depuis cinquante-cinq ans. Qu'en est-il résulté ensuite ? Que ce pouvoir affaibli a tendu la main à un parti pour envoyer ses adversaires à Sinnamari ! Qu'en est-il résulté enfin ? Qu'au 18 brumaire, la France, fatiguée de ce gouvernement, a applaudi à l'attentat et s'est jetée dans les bras du despotisme ! (C'est vrai ! c'est vrai !) Quand le chef du pouvoir exécutif aura été nommé par ses concitoyens, il y aura encore des dangers. Comment y pourvoir ? Par la constitution, en définissant nettement les limites de l'un et de l'autre pouvoir. (Très bien ! très bien !) M. Victor Le franc parle dans le même sens. L'amendement Flocon et Leblond est rejeté par 602 voix contre 211[15]. Puis est adopté, par 627 voix contre 130, l'article 43 de la constitution, ainsi conçu : Le président est nommé, au scrutin secret et à la majorité absolue des votants, par le suffrage direct de tous les électeurs des départements français et de l'Algérie.

L'intrigue, — dit la Presse[16], — a été battue... 602 voix viennent de lui crier : On ne passe pas !... Il n'y a en présence que deux systèmes sérieux : celui qui repousse le président comme une superfétation et un danger, et celui qui, instituant un président, le fait nommer par le suffrage universel. Entre les deux systèmes il n'y a place que pour une inconséquence, un contresens, une absurdité. Vous nommez un président qui a aujourd'hui une majorité ; mais si cette majorité change, le destituera-t-elle ? Non, car il est irrévocable... Qui cédera ? personne. Voilà donc la guerre déclarée. Le pouvoir exécutif à l'époque du Directoire était nommé par les Chambres... ; (alors) la France ne trouve que des motifs de honte et de tristesse.., (et,) succombant sous le poids de son ignominie, il finit par sauter par les fenêtres, aux applaudissements de la France indignée. Le Journal des Débats[17] continue à se tenir sur la réserve, mais il dit aux membres de la gauche : Et vous aussi, républicains de la veille, vous avez donc peur du suffrage universel ! Vous avez trouvé le peuple bon pour vous nommer représentants, vous ne le trouvez plus bon pour nommer un président de la République ! Vous vous défiez des masses, vous redoutez leur entraînement, leur inexpérience, leur légèreté !

Dans la séance du 9 octobre, M. Antony Thouret monte à la tribune pour soutenir un amendement ainsi conçu : Aucun membre des familles qui ont régné sur la France ne pourra être élu président ou vice-président de la République. — Vous avez le droit, dit-il, de les exclure des deux hautes magistratures de la République, où ils seraient si commodément placés pour la renverser... Mon amendement sera défendu, d'une part, par les graves enseignements de l'histoire ; de l'autre, par la sagesse des représentants qui m'écoutent et dont le devoir est de défendre la République contre ceux que l'histoire me donne le droit d'appeler les ennemis naturels de la République. — M. Voirhaye lui succède : Il est évident pour tous qu'une naissance royale ou impériale n'est pas un bon moyen de faire son éducation républicaine ; il est évident pour tous que, quand une République vient de s'établir dans un pays qui a été longtemps monarchique, où les citoyens qui sont nés sur les marches du trône... ne peuvent peut-être pas avoir puisé dans leur naissance, dans leur éducation, l'amour de la République, c'est une chose sage, juste, de les tenir dans je ne sais quelle suspicion patriotique ; ce n'est pas aux princes qu'il faut demander un enseignement républicain. Quant au parti qu'il y a à prendre, nous différons d'avis avec M. Antony Thouret ; faut-il (et voilà toute la différence), faut-il dire au peuple — qui sans doute n'est pas disposé à confier à un homme qui a été prince les destinées d'une République nouvelle, — faut-il dire au peuple dans la constitution : Il y a interdiction, — ou bien faut-il s'en rapporter à l'admirable bon sens du peuple ? faut-il s'en rapporter à ses instincts démocratiques ? (Agitation.) ... Nous croyons que l'instinct démocratique qui est en France n'ira pas chercher un ennemi de la République pour le placer à sa tête.

M. de Ludre déclare qu'il a confiance dans l'instinct du peuple, mais qu'il veut, précisément parce qu'il le respecte, lui épargner toute occasion de faire fausse route. (Sourires.) — Pour M. Coquerel, on demande quoi ? Une loi contre un homme ! (Rumeurs.) Avec un peuple comme le peuple français, une exclusion est une désignation ! (Sensation.) M. Lacaze parle aussi contre l'amendement : Quant à celui qui pourrait affecter des prétentions à la souveraineté, il est là, qu'il s'explique ! Il a protesté de son dévouement pour la République ; devons-nous le juger capable de manquer à cet engagement solennel ?

A ces mots, tous les regards se portent sur le prince, qui se lève et demande la parole. L'Assemblée entière lui crie : Parlez ! parlez !

Je ne viens pas parler, dit-il, contre l'amendement. Certainement j'ai été assez récompensé en retrouvant mes droits de citoyen pour n'avoir maintenant aucune autre ambition. Je ne viens pas, non plus, réclamer pour ma conscience contre les calomnies qu'on m'a prodiguées et... (l'orateur s'arrête un instant) le nom de prétendant qu'on me donne. Mais c'est au nom de trois cent mille électeurs qui m'ont élu que je viens réclamer (il s'interrompt de nouveau), et que je désavoue le nom de prétendant qu'on me jette toujours à la tête ! Sur ce, le prince quitte brusquement la tribune et retourne à son banc. L'Assemblée reste quelques instants sous le coup de la surprise causée par la brièveté de cette déclaration péniblement formulée. Évidemment le prince n'était pas prêt, mais il n'avait pas cru pouvoir garder le silence devant la mise en demeure si impérieuse du précédent orateur. L'impression était celle de la déception, et, précisément à cause de cela, à cause de cet insuccès oratoire, M. Antony Thouret remontait à la tribune et déclarait insolemment à haute et intelligible voix qu'après ce qu'il venait de voir et d'entendre il retirait son amendement comme désormais inutile. Et l'Assemblée[18], partageant sans doute ce sentiment, rejetait un amendement de M. de Ludre, tendant aux mêmes fins. Parce que le prince s'était montré piètre orateur, on concluait que l'homme n'était pas à craindre. Ô légèreté française !

M. Bonaparte, dit la Patrie[19], s'est exprimé avec un embarras qui démentait mieux que toutes les protestations cette qualité de prétendant !... — D'un air timide et embarrassé, dit l'Union[20], — jusqu'à l'humilité ; d'une voix fortement émue et qui s'harmonise assez mal avec une accentuation germanique fortement prononcée, M. Louis Bonaparte déclare : qu'il repousse cette qualification de prétendant... puis, comme l'écolier qui n'est pas bien certain d'avoir récité sa leçon tout entière, il promène sur l'auditoire un œil mal assuré, hésite, se consulte et finit par rejoindre ce bon M. Vieillard, son maître bien-aimé, qui l'attend sur son banc comme Mentor attendait Télémaque à la suite de leur naufrage. Est-ce donc un naufrage que la démarche de M. Louis Bonaparte ? Nous laissons à l'Assemblée encore stupéfaite le soin de prononcer... M. Antony Thouret aura assurément, comme esprit malin et caustique, tous les honneurs de cette journée. On n'est pas sans pitié avec plus d'égards et de goût... — Le National n'est pas moins impitoyable : Il s'est dirigé lentement et avec une émotion mal déguisée vers cette tribune si fatale aux médiocrités et aux impuissances. Il a dit à peine quelques paroles, et pourtant la voix lui a manqué plus d'une fois... Laborieuse allocution, prononcée avec un accent étranger qui excuse les fautes de langage de l'orateur (?). Nous sommes forcés de traduire, car ce n'est pas précisément en français qu'il s'est exprimé... Il ne manquait à ce pauvre spectacle que les électeurs qui ont nommé M. Louis Bonaparte. Nous ne voulons pas être trop cruels envers un homme condamné à cet accablant contraste en sa propre personne, d'une telle insuffisance et d'un tel nom ! — Fallait-il que le National jugeât cet homme redoutable pour oser conclure — et dans quel langage ! — d'un insuccès de tribune à une incapacité notoire ! Le journal ajoute : ... Tant que vous ne vous découronnerez pas vous-même de cette auréole d'emprunt dont vous affublent des partisans officieux, vous serez à bon droit suspect au républicanisme français, et vous resterez pour lui un prétendant qui n'ose pas s'avouer... Quels sont vos mérites, vos services ? Nous interrogeons votre passé, et il nous répond par ces deux mots, qui sont toute votre histoire : Strasbourg ! et Boulogne !... L'Assemblée a rendu un solennel hommage au peuple français en refusant d'inscrire dans la Constitution une précaution quelconque contre les prétendants...

La question du bannissement de la famille Bonaparte était restée en suspens. Dans sa séance du 11 octobre, l'Assemblée  adopte, sans discussion, et par assis et levé, la proposition dont voici le texte : L'article 6 de la loi du 10 avril 1832, relative au bannissement de la famille Bonaparte, est abrogé. — A partir de la révolution de Février, dit le Siècle, le décret de bannissement de la famille de Napoléon avait été lacéré, comme les traités de 1815 ; il était, comme eux, une représaille de l'étranger contre nos vingt-cinq années de victoire ; il était imposé à la France au même titre que notre rançon, que l'interdiction de relever les fortifications d'Huningue et que tant d'autres humiliants sacrifices... L'Assemblée a voulu arracher du recueil de nos lois une page néfaste qui rappelait les plus mauvais jours de la Restauration.

Dans la séance du 12 octobre, la discussion de la Constitution continue, et M. Mathieu de la Drôme propose un amendement disposant que l'Assemblée a le droit de suspendre aux deux tiers des voix le président de la République. Certes, dit-il, une usurpation n'est pas à redouter... Mais ce qu'on peut redouter, ce sont des tentatives... L'Assemblée nationale a droit de mettre le président en accusation, mais c'est là une garantie qui est vaine... S'il faut des preuves... ; des preuves, on n'en aura jamais !... L'amendement est repoussé, après cette réponse de M. Vivien que la crainte des conflits était chimérique, les pouvoirs étant essentiellement distincts, puisque l'Assemblée fait les lois et que le président les exécute[21]. Le général Cavaignac avait dit[22] : Il y a huit mois, la mesure avait un caractère de sûreté générale ; aujourd'hui, elle en aurait un tout personnel. Ce serait une mesure de circonstance contre un homme, l'interdit jeté sur le choix d'un peuple ; le désir que j'ai de connaître enfin le choix de la nation est devenu une soif ardente.

L'Assemblée vote l'obligation du serment pour le président de la République. M. Crémieux l'avait combattue en rappelant que le gouvernement provisoire l'avait abolie comme une cause d'immoralité. M. l'évêque d'Orléans lui répondit que faire paraître le président devant Dieu, la main étendue, lui promettant de garder la Constitution inviolable et de consacrer sa vie à la défendre, c'était placer la Constitution sous la plus puissante des sanctions, celle de la religion. Qui se trompait, ajoute Odilon Barrot dans ses Mémoires[23], du Juif ou de l'évêque catholique ? L'événement a répondu, et il était facile à pressentir. Ce qu'il était plus difficile de prévoir, c'est que ceux-là mêmes qui invoquaient la religion du serment comme la plus puissante des garanties, et qui faisaient intervenir Dieu dans les engagements d'un homme, seraient les premiers à bénir et à glorifier au nom de ce même Dieu le parjure éclatant de cet homme.

Une proposition d'ajourner l'élection présidentielle, fixée au 10 décembre, fut repoussée par 587 voix contre 232. La France a soif d'un gouvernement ! disait M. Dupin. L'impatience de la majorité était telle qu'on parla même de faire procéder à cette élection avant que la Constitution fût promulguée.

 

 

 



[1] Louis-Napoléon (voir la Patrie du 27) aurait quitté Londres le 23 au soir, et, après avoir traversé la Hollande, serait arrivé par le chemin de fer du Nord le 24 à sept heures du soir. Il serait descendu 27, boulevard des Italiens, chez M. de Bassano. (Voir la Presse du 10 juillet 1849.)

[2] Sur le septième banc de la troisième section de gauche.

[3] A la grande hilarité de l'Assemblée, il y était dit : ... Sur la liste électorale étaient inscrits cent huit mille quatre cent SEPTANTE électeurs.

[4] Une foule considérable occupait tous les abords du palais de l'Assemblée nationale depuis midi pour faire une ovation au prince, qui, ne voulant donner aucun ombrage au gouvernement, parvint à y échapper à son arrivée comme à son départ.

[5] Victor Hugo et Vacquerie.

[6] Légitimiste.

[7] Tout ceci est extrait d'une lettre de Proudhon, écrite de la Conciergerie, en juillet 1849, à Emile de Girardin. (Voir la Presse du 10 juillet 1849.)

[8] Voir le Constitutionnel du 24 septembre 1830.

[9] Constituée par lui seul, Marrast, qui faisait preuve en ces quelques lignes d'une grande intelligence politique.

[10] Numéro du 6 octobre 1848. (Lamartine.)

[11] Journal de V. Considérant.

[12] Rédacteur en chef : de Ribeyrolles.

[13] Il ne pensait pas si bien prédire.

[14] Tome II, p. 447.

[15] Proudhon avait déposé un amendement ainsi conçu : Dans le cas où le suffrage universel n'amènerait pas une majorité absolue pour un des candidats à la présidence de la République, la nomination... sera faite par le peuple de Paris.

[16] Numéro du 8 octobre 1848.

[17] Numéro du 8 octobre 1848.

[18] Une grande partie de l'Assemblée accueillit celte insolence par des éclats de rire Celui qui en était l'objet opposait à cette insulte son visage impassible et son regard terne ; peut-être couvait-il en ce moment, dans les replis de sa pensée, l'éclatante revanche qu'il devait prendre plus tard. (Odilon BARROT, Mémoires, t. II, p. 452.)

[19] Numéro du 10 octobre 1848.

[20] Numéro du 10 octobre 1848.

[21] Toujours cette admirable simplicité, cette même niaiserie politique, inconcevable chez des hommes d'esprit et d'expérience. (Odilon BARROT, Mémoires, II, p. 452.)

[22] Odilon BARROT, Mémoires, t. II, p. 472.

[23] Tome II, p. 473.