NAPOLÉON III AVANT L'EMPIRE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE XI. — LA SECONDE ÉLECTION DU PRINCE À L'ASSEMBLÉE NATIONALE ET SON ÉLÉVATION À LA PRÉSIDENCE DE LA RÉPUBLIQUE.

 

 

I

Élections complémentaires à l'Assemblée nationale. — Lettres du prince au roi Jérôme, au général Piat. — Sa visite à Louis Blanc. — Attitude de la presse : l'Union, le Bien public, la Réforme. — Brochure annonçant le débarquement du prince à Boulogne ; lettre du prince Napoléon, fils de Jérôme. — Circulaire d'Aristide Ferrère. — Affiches électorales. — Le prince est élu par cinq départements. — Il obtient un nombre de voix considérable dans d'autres départements. — La proclamation du scrutin à Paris. — Opinion des Débats, du Constitutionnel, de l'Union, du Commerce, du Bien public, de l'Ère nouvelle, du Times.

 

Dans la seconde quinzaine du mois d'août on commença à s'occuper des élections qui devaient avoir lieu au mois de septembre pour pourvoir aux vacances existant dans l'Assemblée nationale.

Le prince estima qu'après sa démission et son exil volontaire de deux mois il pouvait reparaître sur la scène politique. Mais il voulut d'abord tâter l'opinion, et, à cette fin, il écrivit à son oncle Jérôme la lettre suivante :

Londres, 27 août 1848.

MON CHER ONCLE,

Vos sages conseils au sujet des élections qui se préparent n'ont fait que prévenir la lettre que j'allais vous écrire dans le même sens. Je crois comme vous qu'actuellement il y a devoir pour moi à accepter le mandat de mes concitoyens, s'ils me font l'honneur de m'accorder encore leurs suffrages. Dans des circonstances qui heureusement ne sont plus, je n'ai pas hésité à prolonger mon exil, plutôt que de laisser mon nom servir de prétexte à des agitations funestes. Aujourd'hui que l'ordre est affermi, j'espère que d'injustes préventions ne m'empêcheront plus de travailler comme représentant du peuple à l'affermissement, au bonheur, à la gloire de la République. Veuillez faire connaître quels sont mes sentiments, et recevez, mon cher oncle, etc.

LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.

 

Cette missive, en réalité faite pour le public, fut communiquée à la presse et insérée dans tous les journaux.

En même temps, le prince écrivait au général Piat : Général, vous me demandez si j'accepterais le mandat de représentant du peuple dans le cas où je serais réélu. Je vous réponds oui, sans hésiter. Aujourd'hui qu'il a été démontré sans réplique que mon élection dans quatre départements... n'a pas été le résultat d'une intrigue, et que je suis resté étranger à toute manifestation, à toute manœuvre politique, je croirais manquer à mon devoir si je ne répondais pas à l'appel de mes concitoyens. Mon nom ne peut plus être un prétexte de désordres. Il me tarde donc de rentrer en France et de m'asseoir au milieu des représentants du peuple qui veulent organiser la République sur des bases larges et solides. Pour rendre le retour des gouvernements passés impossible, il n'y a qu'un moyen, c'est de faire mieux qu'eux, car, vous le savez, général, on ne détruit réellement que ce qu'on remplace... Recevez, etc.

Afin de s'assurer le concours des démocrates, voire même des socialistes, le prince, au commencement de septembre[1], alla faire une visite à Louis Blanc, qui habitait alors à l'hôtel de Brunswick, dans Jermyn-Street. Il voulait le convaincre que son seul désir, que son unique ambition était de servir la République, qu'il était entièrement dévoué à la cause du peuple, et que sur les questions sociales, notamment, ses vues avaient beaucoup d'analogie avec les siennes. Le langage, dit Louis Blanc[2], que Louis Bonaparte me tint à Londres, conduisait si peu à l'idée de l'Empire, que lorsque je recueille à cet égard mes souvenirs, l'impression produite sur mon esprit est celle d'un rêve.

La candidature du prince est posée un peu partout. Ce n'est plus de la part des feuilles publiques l'invraisemblable silence du mois de juin 1848, mais elle est loin de faire le bruit qu'on pourrait croire, et la presse, en grande majorité, ne s'en occupe pour ainsi dire même pas[3]. Il faut remarquer que les journaux n'étaient pas alors ce qu'ils sont aujourd'hui. Cependant, à la date du 11 septembre, on lit dans l'Union : La candidature de Louis-Napoléon se présente de nouveau comme un danger pour la République, puisque les partisans de l'héritier de Bonaparte sont résolus à en faire un candidat pour la présidence[4]. L'Assemblée, après l'avoir admis comme représentant, ne pourra voter aucune exclusion contre lui. Aussi ne sommes-nous pas surpris d'entendre dire que la présence de Louis-Napoléon dans l'Assemblée pourrait amener le gouvernement à proposer la nomination du président de la République par l'Assemblée elle-même. Ce nom de Napoléon revient encore cette fois comme une fatalité pour le régime républicain.

Le Bien public (sept. 1848) dit : ... Que de vieux officiers, qui n'ont qu'un Dieu, Napoléon, qu'un culte, l'Empire, fantômes encore debout, se dévouent corps et âme a ressusciter un autre fantôme, cela se conçoit... Nous leur laissons volontiers la majestueuse et inoffensive satisfaction de porter des reliques... La France a encore à user bien des talents avant d'arriver à son numéro. Sa nomination ne peut être qu'un danger, un danger pour nous, un danger pour lui. Il disparaîtrait bientôt dans l'abîme de son incapacité... Nous demandons des précautions contre M. Louis Bonaparte. Pourquoi ? Parce qu'il ne reparaît pas au milieu de nous en simple citoyen...

La Réforme, pour répondre à un bruit qui court, écrit : Le prétendu désistement du prince Louis est une des mille roueries imaginées depuis quelques jours au profit de sa candidature impériale... Si la candidature ne réussit pas, ce ne sera pas faute d'expédients de tout genre. Ce qui nous émerveille, c'est l'argent qu'elle a dû coûter[5]. Quel luxe exubérant de proclamations et de circulaires ! Dans l'Yonne, dans la Charente-Inférieure, dans la Moselle et dans le Nord, les recruteurs courent la campagne, et l'enthousiasme (avec prime sans doute) n'est pas moins fervent qu'à Paris. Comment ne pas croire à la fin de toutes nos calamités dès l'avènement d'un prince si magnifique ?

On répand une brochure[6] intitulée : Débarquement de Louis Bonaparte à Boulogne, et sa proclamation au peuple français, où le prince revendique la succession de l'Empereur. Son cousin Napoléon Bonaparte, fils de Jérôme, écrit[7] alors au rédacteur de l'Événement que cette brochure est l'œuvre d'un faussaire. — Mon cousin, ajoute-t-il, n'a point quitté l'Angleterre. S'il est représentant du peuple, il en remplira les devoirs. Sa conduite déjouera toutes les intrigues des malveillants. Il n'a d'autre ambition que celle de jouir de ses droits de citoyen dans notre commune patrie après un si long exil, et il prouvera qu'aucun membre de l'Assemblée nationale n'est plus dévoué que lui à la République, plus disposé à flétrir et à combattre tout ce qui pourrait en compromettre le repos. Veuillez...

La campagne électorale du prince se réduit à peu de chose. Quelques partisans travaillent pour lui. Un sieur Aristide Ferrère, à la date du 3 septembre 1848, envoyait de Londres dans plusieurs départements une circulaire ainsi conçue[8] :

MONSIEUR,

Quelques-uns de vos compatriotes ont pensé à Louis-Napoléon pour leur représentant. Ils le considèrent comme le seul conciliateur possible entre des opinions extrêmes qu'une malheureuse et déplorable lutte n'a fait qu'envenimer. Ils ont vu dans ses écrits ses intentions réformatrices, ils savent qu'il désire affranchir de tout impôt les produits du sol, réduire l'armée, diriger dans de nouvelles voies l'intelligence et le savoir de nos ouvriers, s'occuper sérieusement de la population des campagnes en améliorant l'existence des laboureurs par une augmentation bien entendue des travaux agricoles et par l'application des idées napoléoniennes au temps actuel, rendre la France aussi riche et aussi grande par son commerce et son industrie qu'elle était puissante par les armes il y a quarante ans... Il acceptera aujourd'hui les suffrages de ses concitoyens. Il me serait agréable, Monsieur, de connaître l'opinion de votre canton, et si, après l'avoir sondée, vous voulez m'en faire part, je vous en serai très reconnaissant.

A. F.

Londres, 87, Picadilly.

 

Quelques affiches sont apposées sur les murs de la capitale durant les jours qui précèdent l'élection du 17 septembre.

En voici une[9] intitulée : Nommons Louis-Napoléon Bonaparte, et ainsi conçue :

La République... est dans le cœur, dans la pensée de Louis-Napoléon Bonaparte.

Ses écrits, comme la profession si simple, si patriotique, que fait en son nom le général Montholon, ce fidèle ami de l'Empereur, ne peuvent nous laisser aucun doute à cet égard. Les études de sa vie d'exilé, ses méditations de captif, ont été pour l'amélioration du sort des travailleurs, pour l'intérêt français. Prouvons-lui la reconnaissance du peuple, il mérite notre confiance et ne la trahira pas ; comme nous, il a mangé le pain du malheur ; comme nous il aime, la patrie, sa gloire, sa prospérité ; comme nous, il veut le développement le plus complet du principe démocratique. — Comme Napoléon, il a pris pour devise : TOUT POUR LE PEUPLE FRANÇAIS ! — Rendons à la patrie un de ses enfants, le proscrit de la Royauté. Nommons Louis-Napoléon Bonaparte notre représentant à l'Assemblée nationale.

Signé : Les ouvriers : Louis LAISNÉ, Antoine TAQUET, BERGER, Adolphe HANNAN, Ch. MALAIZEY, E. NOIRET, typographes ; DOMÉ, mécanicien ; CAYASSE, imprimeur.

 

L'affiche la plus importante était la suivante, où des explications étaient d'abord données sur la nationalité du prince :

Le droit de bourgeoisie que Louis Bonaparte doit à la reconnaissance des paysans de l'Argovie, Lafayette le devait à la reconnaissance des Américains, Arago le doit à l'estime des Écossais. C'est comme Français que Louis-Napoléon Bonaparte a été condamné en 1840 par la Cour des pairs. — LOUIS-NAPOLÉON EST FRANÇAIS. — Louis-Napoléon est Français, toujours Français, de résidence comme de droit, de cœur comme de naissance. Il l'est politiquement plus que ceux qui s'attaquent à lui, et qui depuis longtemps courbent le front devant l'étranger et y cherchent un appui, que lui, neveu de l'Empereur, n'a jamais cherché que parmi vous. Les devoirs de Louis-Napoléon sont tout tracés par ses souvenirs. Il a relu, il a médité les conseils adressés par Napoléon à son fils... C'était à l'époque où Napoléon disait : Dans quarante ans l'Europe sera républicaine ou cosaque. Or, Louis-Napoléon ne veut pas qu'elle soit cosaque. Il fera donc tout ce qui dépendra de lui pour que la France soit et reste républicaine, aux conditions qui peuvent seules consolider la République, c'est-à-dire le bien-être du peuple, la liberté défendue contre tous les genres de despotisme, l'égalité réelle, la fraternité vraie qui transporte dans la vie politique et dans la vie civile les mœurs et la camaraderie de cette franc-maçonnerie qu'on a tant calomniée et qui assure à chaque citoyen l'assistance, le bon vouloir et l'appui d'un autre citoyen, son frère, dans toutes les épreuves auxquelles nous sommes tour à tour exposés sur cette terre de travail et de douleur, le pardon de l'erreur, l'amnistie ! Voilà des principes d'où il est facile de faire découler, quand on le voudra, des lois prévoyantes, protectives et secourables, et Louis-Napoléon le veut pour sa part, et il y travaillera de toutes ses forces, de toute son ardeur, car il a pour lui les leçons du glorieux passé de son oncle et les belles espérances d'un âge qui lui permet de réaliser ce que les hommes usés des anciens régimes n'ont plus la force de retarder longtemps. Le passé n'a que des vieillards pour défenseurs. Louis-Napoléon est assez jeune pour promettre de défendre notre avenir. Ses études, ses travaux n'ont pas eu d'autre objet ; il s'est livré dans sa prison avec persévérance, avec fruit, à l'examen de toutes les questions sociales et politiques... Électeurs, croyez-en la voix d'un vieux soldat qui a conquis honorablement ses grades sur les champs de bataille de la République et de l'Empire ; qui en 1815 s'est exilé volontairement à Sainte-Hélène pour aller prodiguer à Napoléon durant six années les soins d'un fils (son testament le proclame), et qui s'est attaché à l'infortune de son neveu. J'ai partagé les sept ans de captivité qu'il a endurées dans la forteresse de Ham, et, nourri de six années de confidences du grand homme, alors qu'il regrettait surtout les beaux jours de la République... j'ai souvent répété à l'héritier de son nom ses paroles de liberté et de paix, derniers regrets, derniers vœux de Napoléon ! Croyez-moi, la liberté publique et privée, l'indépendance nationale, la paix avec l'honneur..., vos droits, votre bienêtre, votre dignité n'auront pas de meilleur défenseur dans l'Assemblée nationale que celui qu'on a calomnié près de vous comme un ambitieux, et qui se présente à vous comme un patriote, comme un républicain sincère, comme un concitoyen dévoué, Louis-Napoléon Bonaparte.

Le général MONTHOLON.

 

Cette affiche était admirablement faite, et, signée d'un tel nom, du nom d'un général qui s'était illustré et qui était devenu populaire par son dévouement inaltérable et touchant pour l'Empereur dont il avait recueilli les dernières paroles et dont il avait fermé les yeux, elle dut produire un grand effet. C'était un coup de maître.

En voici une autre :

CANDIDATURE DE LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE

ÉLECTEURS,

Un citoyen qui a déjà obtenu vos suffrages comme représentant du peuple, le neveu du héros dont le puissant génie éleva la France au premier rang des nations civilisées, après avoir renoncé aux élections qu'il devait au bon esprit du peuple et de l'armée, alors que notre jeune République pouvait craindre que sa présence à Paris servît de prétexte à l'intrigue et devint un sujet de troubles et de discordes, persuadé, cette fois, que la République a puisé toute la force qui lui est nécessaire dans les épreuves mêmes par où elle a passé, se rend aux vœux de tous les Français qui ont su voir en lui le partisan d'une démocratie sage, mais progressive. Le citoyen Louis-Napoléon Bonaparte a donné depuis longtemps des preuves incontestables de la vérité de ses opinions républicaines en déclarant qu'il n'avait jamais cru et qu'il ne croirait jamais que la France fût l'apanage d'un homme ou d'une famille, et qu'il n'avait d'autre désir que de voir le peuple entier légalement convoqué choisir librement la forme de gouvernement qui lui conviendrait ; l'épreuve est faite ; le peuple a parlé ; il a proclamé la République démocratique ; Louis-Napoléon Bonaparte la défendra avec vous. Qu'il nous soit permis de croire que le jour où l'Assemblée nationale lancerait un mot d'amnistie en faveur des malheureux, condamnés par suite de circonstances que nous devons tous déplorer, le citoyen dont les œuvres sur l'extinction du paupérisme attestent la popularité serait heureux de voir cesser les larmes du vieillard, de la veuve et de l'orphelin dont les soutiens gémissent dans les prisons de l'État, et nous vous engageons à élire cet enfant de Paris, notre frère à tous, avec la conviction qu'une fois assis au sein de l'Assemblée nationale... sa voix se réunira toujours à celles qui demanderont l'application franche et loyale de notre immortelle devise : Liberté, égalité, fraternité. C'est avec de semblables sentiments qu'après trente-quatre ans d'exil Louis-Napoléon Bonaparte, l'ex-élu de quatre départements, arrivera parmi nous sur les bords de la Seine où s'élève le tombeau du soldat, de l'économe politique qui travailla pendant vingt ans à la grandeur, à la prospérité et à l'émancipation du peuple qu'il aimait tant, et laissa la France riche et imposante malgré ses revers. — Citoyens, industriels, travailleurs et soldats, en appelant le neveu de Napoléon à la représentation nationale, nous accomplirons un acte de justice, et nous pourrons traduire le sens de ce vote purement républicain par ces mots : — A la mémoire du grand homme la patrie reconnaissante.

14 septembre 1848.

Signé : DESJARDINS, LEBLANC, DESCHAMPS, FOSSARD, DUFOUR, MOREAUX, MIALHE (S. M.).

 

Autre affiche[10] :

CANDIDATURE DE LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE

La manière dont se préparent encore les élections de Paris en partageant la société en deux classes hostiles peut causer de nouveaux malheurs, de nouvelles catastrophes. Au nom de la patrie en deuil, écoutez la voix de la raison. Fixez vos choix sur ceux des candidats qui peuvent servir à la réconciliation publique. Citoyens, il est un nom qui vibre au cœur de 35 millions d'hommes, un nom qui est tout un symbole d'ordre, de gloire, de patriotisme. Celui qui a l'honneur de le porter aujourd'hui a gagné la confiance et l'affection du peuple par toute une jeunesse d'études, de souffrances, de courage et d'adversité. Eh bien ! que l'élu du peuple soit aussi l'élu du commerce, de l'industrie, de la propriété ! Que son nom, accepté par tous, soit un premier gage d'oubli, de réconciliation, car sans la réconciliation des classes, plus de paix, plus d'industrie, plus de crédit, mais la misère et l'anarchie. — Pour une réunion de propriétaires, fabricants, commerçants et ouvriers.

Signé : POMMERET, ancien notaire ; J. CHAUVEL, négociant ; CLAPIER, fabricant ; CH. PETITCLERC, ex-délégué du Luxembourg ; DUTERLE, ex-délégué du Luxembourg ; G. TOUSSAINT, ouvrier.

 

Nous citerons encore l'affiche suivante[11] :

CANDIDATURE DE LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE

Quelques électeurs, jaloux de connaître personnellement... Louis-Napoléon Bonaparte... ont eu avec lui une longue conversation... et ils en ont rapporté la conviction profonde que l'adoption de Louis-Napoléon Bonaparte pour candidat est un excellent choix. Louis-Napoléon a étudié... toutes les questions d'administration, de gouvernement et d'organisation sociale qui ont été soulevées de nos jours. Il n'est pas une doctrine sur laquelle il ne se soit appesanti et qu'il ne discute avec sagacité. Rapportant les opinions émises par les différents partis, il les pèse, les apprécie, et fait bonne et sévère justice de ce qui lui paraît faux ou controuvé. Il a suivi avec une attention extrême les discussions à l'Assemblée nationale et en parle comme s'il les possédait de mémoire. Le crédit public et les divers systèmes de finances ont été, de sa part, l'objet des plus sérieuses investigations. Louis-Napoléon a surtout exposé avec une grande lucidité d'idées et une grande sûreté d'expressions la situation du crédit au moment de la révolution de Février. Il était, dès cette époque, au courant du malaise de la France. La Révolution seule, a dit le prince, pouvait conjurer le mal. Si le gouvernement provisoire avait... décrété la création d'un vaste établissement de crédit... le pays était sauvé... Au lieu de cela, on a laissé le crédit s'affaisser, les maisons de banque qui fournissaient à la circulation 60 à 80 millions par mois ont suspendu tout à coup leurs opérations. Toutes les sources de l'alimentation du travail... se sont taries à la fois, et l'on n'a rien fait pour remédier à cela... L'une des personnes présentes ayant fait observer que peut-être il eût été dangereux d'aventurer des capitaux dans un pareil moment, bien peu de maisons étant solides alors, Louis-Napoléon a répondu que dans un temps de crise nulle maison n'est solide, mais que l'État n'en doit pas moins venir en aide au crédit. C'est une très grande catastrophe que la chute de cinq ou six cents établissements... l'État doit tout faire pour en conjurer ou en atténuer les effets. Perdre 40 ou 50 millions n'eût été rien : on les eût retrouvés décuplés au budget des recettes. Dans un État où le commerce est compté pour quelque chose, le crédit est d'ordre public, et un gouvernement qui sait son métier ne doit pas permettre qu'il s'arrête un instant. Louis-Napoléon a parlé de l'agriculture en homme qui en a étudié les divers systèmes en Suisse, en Allemagne et en Angleterre... En France, tout est à organiser pour le crédit. Mais que faire ? Il faut renverser cette maxime : On ne prête qu'au riche, et la remplacer par celle-ci : On ne prête qu'au pauvre. Un homme est toujours solvable s'il est moral et s'il travaille... Il faut que l'on s'habitue à prêter au travail... Les profits du petit commerce et des petites industries sont dévorés par les escompteurs qui prêtent à 12 pour 100... Louis-Napoléon a successivement parlé de l'armée et de la marine. Il a ajouté : Ne craignez pas la guerre. Messieurs, l'armée et la marine françaises, si dévouées, si remplies de courage et de patriotisme, sont les plus sûrs garants que nous puissions avoir de la paix européenne. Les vices de notre organisation judiciaire ne lui ont pas échappé. Il s'est exprimé à cet égard en légiste consommé... Les frais de procédure sont trop élevés, a-t-il dit, ce qui rend la justice inaccessible aux classes pauvres... Le tribunal de commerce de la Seine rend 75.000 jugements par an... C'est un impôt de 4 à 6 millions prélevés sur le commerce souffrant et malheureux, ce qui est une iniquité. Mes efforts à l'Assemblée nationale tendraient à faire cesser cet abus. Sur toutes les questions Louis-Napoléon s'est exprimé avec la même netteté et la même franchise, et a constamment révélé un esprit droit et convaincu.

 

Les élections eurent lieu les 17 et 18 septembre, et le prince fut élu par cinq départements, dans la Seine par 110.752 voix (262.000 votants, 406.896 inscrits), dans la Moselle par 17.813 voix (104.006 inscrits, 36.489 votants), dans l'Yonne par 42.086 voix (108.470 inscrits), dans la Charente-Inférieure par 39.820 voix (47.332 votants, 137.174 inscrits), dans la Corse par 30.193 voix (32.968 votants). En outre, il obtenait dans le Nord 19.685 suffrages, dans l'Orne 9.734, dans la Gironde 3.426.

A Paris, quand le scrutin eut été dépouillé, la proclamation du nom de Louis Bonaparte fut accueillie sur la place de l'Hôtel de ville[12] par les fanfares des musiques de la garde nationale qui se mirent à jouer l'air connu : Veillons au salut de l'Empire. Puis une partie de la foule poussa de nombreux cris de : Vive Napoléon ! Vive l'Empereur ! Le gouvernement, avisé que cette manifestation bonapartiste devait se reproduire dans la soirée sur les boulevards où l'on voulait dans une retraite aux flambeaux faire une ovation retentissante au prince[13], prit d'importantes mesures de sûreté pour maintenir la tranquillité dans la capitale.

Cette élection nous afflige, s'écrie le Journal des Débats (22 septembre), nous ne comprenons pas ; comme disait Montaigne, tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien. Il trouve cette nomination extraordinaire... un caprice... une énigme... un X... Le Constitutionnel (21 septembre) se contente de dire qu'elle n'a pas encore un sens bien défini. Suivant l'Union (21 septembre), l'importance du chiffre de voix obtenues par Louis-Napoléon donne un caractère particulier à son élection... Est-ce une protestation contre la République au profit d'une tentative de restauration impériale ? Est-ce une candidature à la présidence de la République ?... Le nouvel élu n'est... pas un représentant de plus... il est posé devant l'Assemblée et devant le pouvoir comme une menace... Ce fait est certainement le plus considérable depuis la révolution de Février... Le souvenir des tentatives de Strasbourg et de Boulogne suscitera toujours des appréhensions. On ne pouvait envisager la situation présente et parler de l'avenir avec plus de clairvoyante intelligence.

Le Commerce (sept. 1848) ne veut pas prendre le prince au sérieux. Louis Bonaparte, s'écrie-t-il, le héros bouffon des échauffourées de Strasbourg et de Boulogne ! L'inintelligent et burlesque plagiaire de l'épopée impériale !

Le Bien public (sept. 1848) donne la même note : Il y a aujourd'hui un parti nouveau en face de la République... c'est le parti militaire moins la gloire, c'est l'Empire civil dans une parade de Franconi, c'est l'humiliation de la France dans la décadence du Bas-Empire. Ce parti ne nous effraye pas, il a pu éblouir un instant le peuple par le prestige du petit chapeau et de l'épée d'Austerlitz. Mais ce n'est qu'un chapeau sans tête, et de cette glorieuse épée, tombée des mains du héros de Strasbourg dans le greffe de la cour d'assises, il ne reste que le fourreau... mais il nous est impossible de ne pas nous attrister d'un résultat qui place la République entre M. Louis Bonaparte et M. Raspail, entre l'Empire et la Terreur.

L'Ère nouvelle dit, pour expliquer le succès du prince, qu'il est dû au petit commerce souffrant et découragé, aussi à l'armée et enfin aux électeurs de la banlieue, et ajoute que c'est là ce qui constitue pour le gouvernement de la République la gravité de la situation.

En Angleterre, le Times ne croit pas à l'avenir du parti bonapartiste et traite le prince de marionnette.

 

 

 



[1] Voir Révélations historiques, par Louis BLANC, p. 227.

[2] Révélations historiques, p. 228.

[3] Sans comprendre, sans prévoir l'importance de l'homme, les grands journaux, d'ailleurs, attendaient, se réservaient.

[4] Tout de suite encore la question de la présidence se pose chez beaucoup avec cette idée que la présidence du prince est inévitable.

[5] Allégation faite sans preuves.

[6] Libraire-éditeur passage Richer. 1848.

[7] 29 septembre 1848. Journal la Patrie.

[8] Voir brochure : Suffrage universel Empire électif et décennal, par Aristide FERRÈRE. Paris, imprimerie de Jules Juteau et Cie, rue Saint-Denis, 345

[9] De format bien modeste.

[10] Imprimerie centrale des chemins de fer, de Napoléon Chaix et Cie, rue Bergère, 8.

[11] Imprimerie Schneider, rue d'Erfurth.

[12] Voir les Débats du 22 septembre.

[13] Gazette des Tribunaux du 23 septembre.