ESSAI SUR L'HISTOIRE DE LA FORMATION ET DES PROGRÈS DU TIERS ÉTAT

 

PRÉFACE.

 

 

L'ouvrage qui forme la partie principale de ce volume est le résumé de tous mes travaux relatifs à la France. Il e été composé pour servir d'introduction au Recueil des monuments inédits de l'histoire du Tiers État, l'une des publications de documents historiques ordonnées sous le dernier règne. C'est une vue de notre histoire nationale prise dans ces années où l'historien, portant son regard en arrière à la distance de sept siècles et le ramenant autour de lui, apercevait une suite régulière de progrès civils et politiques, et, aux deux bouts de la route parcourue, une même nation et une même monarchie, liées l'une à l'autre, modifiées ensemble, et dont le dernier changement paraissait consacré par un nouveau pacte d'union. Considérée de ce point, l'histoire de France était belle d'unité et de simplicité ; j'ai vivement senti la grandeur d'un pareil spectacle, et c'est sous son impression que j'ai conçu le projet de réunir en un corps de récit les faits qui marquent, à travers les siècles, le développement graduel du Tiers État, ses origines obscures, et son rôle d'action lente, mais toujours progressive, sur la vie sociale du pays.

Pour que la nature de ce travail soit parfaitement comprise, j'ai besoin de fixer dans l'esprit du lecteur le vrai sens des mots Tiers État. La distance qui sépare le temps présent de l'ancien régime, et les préjugés répandus par des systèmes qui tendent à diviser en classes mutuellement hostiles la masse nationale aujourd'hui une et homogène, ont obscurci, pour beaucoup de personnes, la notion historique de ce qui, autrefois, constituait le troisième ordre aux États généraux du royaume. On incline à penser que ce troisième ordre répondait alors à ce qu'on appelle maintenant la bourgeoisie, que c'était une classe supérieure parmi celles qui se trouvaient en dehors et, à différents degrés, au-dessous de la noblesse et du clergé. Cette opinion, qui, outre sa fausseté, a cela de mauvais qu'elle donne des racines dans l'histoire à un antagonisme né d'hier et destructif de toute sécurité publique, est en contradiction avec les témoignages anciens, les actes authentiques de la monarchie et l'esprit du grand mouvement de réforme de 1789. Au XVIe siècle, des ambassadeurs étrangers, décrivant la constitution politique de la France, disaient : Ce qu'on nomme les États du royaume consiste en trois ordres de personnes qui sont, le clergé d'abord, puis la noblesse, puis tout le reste de la population. Le tiers état, qui n'a pas de nom ‘particulier, peut être appelé d'un nom général l'état du peuple[1]. Le règlement du roi Louis XVI pour la convocation des derniers États généraux désignait, comme ayant droit d'assister aux assemblées électorales du Tiers État, tous les habitants des villes, bourgs et campagnes, nés Français ou naturalisés, âgés de vingt-cinq ans, domiciliés et compris au rôle des impositions[2]. Enfin, à la même époque, l'auteur d'un pamphlet célèbre, comptant le nombre et soutenant l'unité de l'ordre plébéien, jetait, comme un cri de l'opinion presque universelle, ces trois questions et ces trois réponses : Qu'est-ce que le Tiers Il État ? — Tout. — Qu'a-t-il été jusqu'à présent dans l'ordre politique ? — Rien. — Que demande-t-il ? — A être quelque chose[3].

Ainsi l'ordre de personnes qui fut l'instrument de la révolution de 1789, et dont j'essaye de tracer l'histoire en remontant jusqu'à ses origines, n'est autre que la nation entière moins la noblesse et le clergé. Cette définition marque à la fois l'étendue et les strictes limites de mon sujet, elle indique ce que je devais toucher et ce que je devais omettre. L'histoire du Tiers État commence, par ses préliminaires indispensables, bien avant l'époque où le nom de Tiers État apparaît dans l'histoire du pays ; son point de départ est le bouleversement produit en Gaule par la chute du régime romain et la conquête germanique. C'est là que d'abord elle va chercher les ancêtres ou les représentants de cette masse d'hommes de conditions et de professions diverses que la langue sociale des temps féodaux baptisa d'un nom commun, la roture. Du VIe siècle au XIIe, elle suit la destinée de ces hommes, en déclin d'une part et en progrès de l'autre, sous les transformations générales de la société ; puis, elle rencontre un champ plus large, une place qui lui est propre, dans la grande période de la renaissance des municipalités libres et de la reconstitution du pouvoir royal. De là, elle continue sa marche, devenue simple et régulière, à travers la période de la monarchie des États et celle de la monarchie pure, jusqu'aux États généraux de 1789. Elle finit à la réunion des trois ordres en une seule et même assemblée, quand cesse le schisme qui séparait du Tiers État la majorité de la noblesse et la minorité du clergé, quand l'illustre et malheureux Bailly, présidant ce premier congrès de la souveraineté nationale, put dire : La famille est complète, mot touchant qui semblait de bon augure pour nos nouvelles destinées, mais qui fut trop tôt démenti[4].

Tel est le cadre que je me suis proposé de remplir. Dans la composition de cet ouvrage, une chose m'a frappé tout d'abord, c'est que, durant l'espace de six siècles, du XIe au XVIIIe, l'histoire du Tiers État et celle de la royauté sont indissolublement liées ensemble, de sorte qu'aux yeux de celui qui les comprend bien, l'une est pour ainsi dire le revers de l'autre. De l'avènement de Louis le Gros à la mort de Louis XIV, chaque époque décisive dans le progrès des différentes classes de la roture en liberté, en bien-être, en lumières, en importance sociale, correspond, dans la série des règnes, au nom d'un grand roi ou d'un grand ministre. Le XVIIIe siècle seul fait exception à cette loi de notre développement national ; il a mis la défiance et préparé un divorce funeste entre le Tiers État et la royauté. Au point où un dernier progrès, garantie et couronnement de tous les autres, devait, par l'établissement d'une constitution nouvelle, compléter la liberté civile et fonder la liberté politique, l'accord nécessaire manqua sur les conditions d'un régime à la fois libre et monarchique. L'œuvre mal assise des constituants de 1791 croula presque aussitôt, et la monarchie fut détruite.

Vingt-deux ans se passèrent durant lesquels, à d'immenses misères, succéda une admirable réparation, et l'on put croire alors tout lien brisé entre la France nouvelle et la royauté de l'ancienne France. Mais le régime constitutionnel de 1814 et celui de 1880 sont venus renouer la chaîne des temps et des idées, reprendre sous de nouvelles formes la tentative de 1789, l'alliance de la tradition nationale et des principes de liberté. C'est à ce point de vue qui m'était donné par le cours même des choses que je me plaçai dans mon ouvrage, m'attachant à ce qui semblait être la voie tracée vers l'avenir, et croyant avoir sous mes yeux la fin providentielle du travail des siècles écoulés depuis le XIIe.

Tout entier à ma tâche lentement poursuivie selon la mesure de mes forces, j'abordais avec calme l'époque si controversée du XVIIIe siècle, quand vint éclater sur nous la catastrophe de février 1848. J'en ai ressenti le contre-coup de deux manières, comme citoyen d'abord, et aussi comme historien. Par cette nouvelle révolution, pleine du même esprit et des mêmes menaces que les plus mauvais temps de la première, l'histoire de France paraissait bouleversée autant que l'était la France elle-même. J'ai suspendu mon travail dans un découragement facile à comprendre, et l'histoire que j'avais conduite jusqu'à la fin du règne de Louis XIV est restée à ce point. J'avais devant moi l'alternative d'attendre, pour une publication, que mon ouvrage fût arrivé à son terme, ou d'en publier présentement cette portion, de beaucoup la plus grande, à laquelle j'ai donné cinq ans de travail[5] ; la brièveté de la vie, ses chances plus incertaines pour moi que pour tout autre, et d'honorables invitations m'ont fait prendre ce dernier parti.

Au reste, ce temps d'arrêt trouve ailleurs son excuse ; il répond à un point de partage bien marqué dans notre histoire sociale. C'est là que se termine la grande période historique durant laquelle on voit marcher d'accord, se développer ensemble et se fortifier mutuellement le Tiers État et la royauté. Une seconde période va s'ouvrir où cet accord de six cents ans disparaît, où le Tiers État et la royauté se divisent, entrent en défiance l'un de l'autre et marchent dans des voies opposées, la royauté couvrant de son appui ce qui reste des privilèges nobiliaires, la bourgeoisie devenant, contre ses traditions, hostile au pouvoir royal. De ces deux séries de faits, si inégales quant à la durée et d'un caractère si différent, je donne ici la première, celle qui se prolonge à travers les siècles comme un sillon creusé par l'instinct et les mœurs de la France.

Pour prévenir des objections qui pourraient m'être faites, j'avertis le lecteur que je n'ai point voulu tracer l'esquisse d'une histoire générale de la société française, mais proprement, mais exclusivement celle d'une histoire spéciale du Tiers État. La noblesse et le clergé pouvant être et même ayant déjà été l'objet de travaux analogues, je fais à peine mention du rôle social qu'ont joué ces deux premiers ordres, je n'en parle que quand leur action se trouve mêlée à celle du troisième, soit en le combattant, soit en coopérant avec lui. L'influence des institutions ecclésiastiques sur les progrès de la société civile, antérieurement à l'époque de la royauté agissante et à celle des États généraux, est un grand fait que j'aurais pu exposer avec étendue ; je me suis tenu à cet égard dans les plus étroites limites, afin de ne pas m'engager pour les époques ultérieures, et de maintenir intact le caractère de cet ouvrage, qui est l'histoire d'un ordre de personnes purement laïques.

Quant à la noblesse, je n'ignore pas davantage qu'elle eut sa part d'action morale sur la société française. La chevalerie lui appartient avec tout ce qu'il y a de vertu militaire, de gloire et d'honneur autour de ce nom ; elle savait mourir, elle s'en vantait, et c'était là son orgueil légitime. De plus, il y avait en elle un sentiment d'affection pour le royaume de France, pour la terre natale dans toute son étendue, à des époques où le patriotisme de la bourgeoisie ne s'était pas encore élevé au-dessus de l'esprit municipal. Douce France est une expression favorite de la poésie chevaleresque du XIIe et du XIIIe siècle[6], et ce ne fut guère qu'aux deux siècles suivants, durant la grande lutte contre les Anglais, qu'apparurent les signes d'un amour du pays commun à toutes les classes de la nation. Si je n'ai point mentionné ce fait ni d'autres du même genre, ce n'est pas que je les méconnaisse, c'est parce qu'ils étaient hors de mon sujet ; je demande qu'on ne taxe pas de réticence malveillante ce qui n'a été, de ma part, qu'omission par rigueur de méthode.

Cette rigueur, utile dans toute composition littéraire, m'était commandée ici d'une façon plus impérieuse par la nature même et la nouveauté du sujet. Les faits que j'avais à recueillir et à mettre en lumière n'appartiennent point à la partie saillante de l'histoire de France, mais plutôt à ses parties les plus cachées et, qu'on me passe l'expression, les plus intimes. J'entreprenais d'écrire une histoire qui, à proprement parler, manquait de corps ; il s'agissait de lui en former un, en la dégageant par abstraction de tout ce qui n'était pas elle, et il fallait donner à une succession d'aperçus et de faits généraux le mouvement et l'intérêt d'un récit. Voilà quel but je me suis proposé d'atteindre ; y ai-je réussi ? Je l'ai tenté du moins, j'espère qu'on me saura gré de mes efforts.

Le premier des deux fragments qui accompagnent l'Essai sur l'histoire du Tiers État, touche à l'un des points les plus importants de cette histoire ; c'est un tableau de l'origine et des vicissitudes des anciennes constitutions municipales des villes de France, tracé par régions et par provinces. Ce tableau, non-seulement a son utilité pour l'histoire du droit et de l'administration au moyen âge, il offre encore un intérêt plus général. C'est en quelque sorte l'inventaire de nos vieilles expériences en fait de liberté politique, expériences partielles, il est vrai, mais renouvelées sans cesse, durant plusieurs siècles, sur toutes les parties du territoire.

Le second fragment est une étude sur l'établissement de la constitution communale d'Amiens, où les textes originaux sont examinés et commentés dans le plus grand détail. Cette monographie n'est destinée qu'aux personnes qui se plaisent à ce qu'il y a de plus particulier dans l'érudition historique. Si l'on me demandait quel genre d'intérêt elle peut avoir pour d'autres lecteurs, je dirais qu'on y voit l'histoire minutieusement traitée d'une charte constitutionnelle du XIIe siècle, d'une constitution écrite à la manière des nôtres, qui n'a pas eu, comme celles-ci, la prétention d'être une œuvre de haute logique, mais qui a duré cinq cents ans. De pareils faits, quelque petite qu'en ait été la scène, sont, pour les hommes de notre temps, dignes d'attention et de réflexion. Nos ancêtres du moyen lige avaient, il faut le reconnaître, quelque chose qui nous manque aujourd'hui, cette faculté de l'homme politique et du citoyen qui consiste à savoir nettement ce qu'on veut, et à nourrir en soi des volontés longues et persévérantes.

 

Paris, le 15 février 1853.

 

 

 



[1] Questi che si chiamano li stati del regno sono di tre ordini di persone, cioè del clero, della nobillà, e del restante di quelle persone che, per voce commune, si pub ebiamare popolo. (Relations des ambassadeurs vénitiens sur les affaires de France, publiées par N. Tommaseo, t. II, p. 496.) — Le condizioni e qualità delle persone sono tre, d' onde ha origine il numero delli tre stati del regno. L'uno é quelle del clero, e l'altro dei nobili ; il terzo non ha nome particolare, ma, perche è composto di diverse qualità e professioni dipersone, si può chiamare, con un nome generale, lo stato del popolo. (Ibid., t. I, p. 482.)

[2] Règlement du roi pour la convocation des états généraux en date du 24 janvier 1789, Histoire parlementaire de la Révolution française, par M. Buchez, t. I, p. 210.

[3] En tout, il n'y a pas deux cent mille privilégiés des deux premiers ordres ; comparez ce nombre à celui de vingt-cinq à vingt-six millions d'âmes, et jugez la question. (Sieyès, Qu'est-ce que le Tiers Etat ? p. 104.) — Quand on veut semer la division, on a soin de distinguer le Tiers en différentes classes, afin d'exciter et de soulever les unes contre les autres. On anime les habitants des villes contre ceux des campagnes ; on cherche à opposer les pauvres aux riches. (Ibid., p. 96, note.)

[4] 27 juin 1789. Bailly avait dit à la séance du 25 juin : Nous disions, en recevant messieurs du clergé, qu'il nous restait des vœux à former, qu'il manquait des frères à cette auguste famille ; oui, messieurs, ce qui nous manque nous sera rendu, tous nos frères viendront ici. A celle du 27, il dit : Nous possédions l'ordre du clergé, nous possédons aujourd'hui l'ordre entier de la noblesse ; ce jour sera célébré dans nos fastes, il rend la famille complète. (Moniteur universel.)

[5] Une première édition destinée à un public restreint a paru en 1850 jointe au premier volume du Recueil des monuments inédits de l'histoire du Tiers Etat ; l'édition présente diffère de celle-là par des corrections et additions.

[6] La chanson de Roland [édit. de M. Bénin], chant III, vers 941.

De plusurs choses à remembrer li prist...

Du dulce France, des humes de sun lign.

Ibid., chant II, vers 550.

Oi n'en perdrat France dolce sun los.

Voyez aussi chant III, vers 548, chant IV, vers 265 et 278.

Aiol et Mirabel [Ms. de la Biblioth. impér., fonds Lavallière, n° 80], f° 96, vers 17.

Il est en douce France un boin roi Loeys.

Garin de Monglane [Ibid., n° 78), f° I, v°, vers 24.

Et puis en douce France à Karlemaine iras.